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L’agriculture biologique et les paradoxes de la
reconnaissance
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Mary Richardson Affiliation?
Introduction
L
Résumé : L’agriculture biologique telle qu’elle se pratique
aujourd’hui a émergé dans le contexte d’un mouvement social
alternatif dont les membres ont remis en question les pratiques
agricoles conventionnelles, et développé des méthodes de production qui visent un meilleur équilibre écologique. En raison de
cette approche contestataire, l’agriculture biologique a longtemps existé en marge des modèles agricoles dominants et n’a
bénéficié que de peu de soutien institutionnel. En fait, pour de
nombreux agriculteurs, la recherche d’une plus grande agencéité – une autonomie décisionnelle et une indépendance face
aux conseils d’experts, intrants industriels, syndicats de production, etc., plus grandes – constitue une motivation majeure
de leur pratique de l’agriculture biologique. Au cours des dernières années cependant, celle-ci a perdu de sa marginalité pour
acquérir une plus grande acceptation sociale et institutionnelle,
plaçant les agriculteurs devant les paradoxes de la reconnaissance, laquelle inclut une implication accrue de l’État.
Mots-clés : agriculture biologique, agencéité, mouvement social,
motivations, typologie
Abstract: Organic agriculture as practised now had emerged
out of a counter-cultural social movement that sought to question conventional agricultural practices and to develop more
ecologically sound ways of producing food. It has hence long
been at the margins of dominant agricultural models and has
poorly benefitted from formal support. Indeed, for many organic
farmers, the possibilities for greater agency on their farms—
being more independent of expert advice, of industrial inputs,
of marketing boards and the like—is one of the main motivations
for producing organically. In recent years, however, organic
farming has moved increasingly into the mainstream and farmers find themselves facing the paradoxes of greater public recognition as well as government support and intervention.
Keywords: organic agriculture, farming, agency, social movement, motivations, typology
Anthropologica 52 (2010) ••-••
’agriculture biologique telle qu’elle se pratique
aujourd’hui s’est développée dans le contexte d’un
mouvement social alternatif dont les membres ont remis
en question les pratiques agricoles conventionnelles – qui
cherchent à accroître la productivité par l’utilisation d’intrants synthétiques, par exemple – en développant des
méthodes de production qui visent un meilleur équilibre
écologique1. En raison de cette approche contestataire,
l’agriculture biologique a longtemps existé en marge des
modèles agricoles dominants et n’a bénéficié que de peu
de soutien institutionnel. En fait, pour de nombreux agriculteurs, la recherche d’une plus grande agencéité2 – une
autonomie décisionnelle et une indépendance plus grandes face aux conseils d’experts, aux intrants industriels,
aux syndicats de production, etc. – constitue une motivation majeure de leur pratique de l’agriculture biologique.
Au cours des dernières années cependant, l’agriculture biologique a perdu de sa marginalité pour gagner en
acceptation sociale et institutionnelle. Elle prend dorénavant une place plus centrale dans le paysage agroalimentaire. Ce processus d’acceptation publique met les
agriculteurs face aux paradoxes de la reconnaissance,
laquelle va de pair avec une implication plus grande de
l’État. Cette reconnaissance tant souhaitée, ainsi que l’appui politique et financier qui l’accompagne, a des implications qui rendent plusieurs acteurs ambivalents,
notamment en ce qui concerne les normes nationales de
la production biologique et, de façon plus générale, les
procédures de certification.
Le cas de l’agriculture biologique, exploré ici par le
biais d’un travail ethnographique de terrain auprès d’agriculteurs biologiques québécois, éclaire les paradoxes qui
surviennent lorsqu’un mouvement social réussit à disséminer ses idées et son projet de société au sein d’une plus
large culture. D’un côté, ce mouvement est en mesure de
mobiliser des ressources et de profiter des opportunités
institutionnelles; mais de l’autre, ce succès peut miner son
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pouvoir de contestation, car il se fait absorber par des institutions et des logiques gouvernementales (Tovey 2002).
Méthodologie
La recherche sur laquelle se base cet article visait à appréhender différentes dimensions de l’agriculture biologique, et parmi elles : le rapport au vivant et aux technologies; le rôle de l’agriculture biologique dans la création et
la transmission de savoirs écologiques; et les questions
philosophiques posées par l’agriculture biologique sur le
vivant. L’objectif consistait à la fois à analyser les structures et les réseaux de l’agriculture biologique, et à dessiner un portrait sensible qui rende compte des aspects
phénoménologiques de l’expérience vécue par les agriculteurs. Je prends donc l’expérience vécue par les individus comme point de départ pour ensuite remonter vers
les politiques, les idéologies et les mouvements qui informent, inspirent et nourrissent leurs activités et leurs
façons de voir (Burawoy 2000). Cette perspective permet
d’examiner l’influence des processus et des ideoscapes
(Appadurai 1996) globaux sur des pratiques et des savoirs
extrêmement localisés, qui établissent ainsi des liens entre
la mondialisation et les divers réseaux d’acteurs situés à
différents paliers.
L’analyse de ces différentes dimensions de la réalité
exige des méthodes d’approche variées. Afin de comprendre le mouvement global pour l’agriculture biologique, des listes d’envoi sur Internet, des revues en ligne et
des groupes de discussion ont été utilisés. Des articles
publiés dans un journal agricole et dans des revues sur
l’agriculture biologique, et ce, autant aux niveaux québécois, que canadien et international, ont été analysés. L’occasion d’assister à des évènements qui se déroulaient dans
le milieu de l’agriculture biologique au Québec (foires, colloques, visites de fermes, etc.) a été autant que possible
saisie. Des entrevues en profondeur ont également été
menées avec des agriculteurs biologiques de divers secteurs afin de bien saisir la complexité de leurs expériences. Ces entrevues ont été conduites dans cinq régions du
Québec3, dont la diversité a permis de couvrir différentes conditions climatiques et géophysiques, diverses
dynamiques régionales ainsi qu’une variété de secteurs
de production. En tout, ce sont des entrevues sur pas
moins de trente-huit fermes4 qui ont été menées, auxquelles se sont ajoutés des entretiens complémentaires
auprès d’intervenants d’organismes dont le mandat est
d’offrir un appui au secteur de l’agriculture biologique.
Au total, ce sont donc quarante-huit agriculteurs et
agricultrices5 (sur les trente-huit fermes, plusieurs sont
en effet exploitées par des couples) qui ont été interviewés.
De ce nombre, vingt (soit 41,67 %) ont grandi sur une
2 / Mary Richardson
ferme, et vingt-huit (58,33 %) ne sont pas issus du milieu
agricole. Cinq vivent dans un couple dont l’un des membres a grandi sur une ferme. On peut observer une tendance générale dans laquelle l’élevage est associé à des
fermes où un des producteurs émerge du milieu agricole
(57, 89 %), alors que la production horticole – de légumes,
de fruits, de sirop ou de plantes médicinales – est davantage pratiquée par des gens qui n’ont pas grandi sur une
ferme (13/19, soit 68,42 %)6. Cette différence entre les
activités des gens provenant d’un milieu agricole et les
autres s’explique par les coûts prohibitifs des infrastructures requises pour s’établir en élevage (en terres, quotas,
bâtiments, machinerie et équipement). Le plus souvent,
ces fermes sont transmises d’une génération à l’autre, soit
par héritage, soit par la vente à un prix préférentiel. Des
« néo-ruraux » ont quant à eux tendance à acheter des
fermes plus petites (parfois sur des terres marginales), qui
se prêtent à des projets horticoles à échelle réduite, bien
qu’il y ait de nombreuses exceptions à cette règle.
Je vise à explorer dans cet article les motivations des
agriculteurs biologiques afin de mieux comprendre les
stratégies qu’ils adoptent : la promotion vs le rejet de l’appellation biologique; les réseaux de proximité vs les réseaux
commerciaux nationaux et internationaux; les réseaux politiques et institutionnels traditionnels vs les réseaux émergents. Ces différentes stratégies suggèrent l’existence de
sous-groupes au sein du mouvement, indiquant des tendances parfois contradictoires, parfois complémentaires
et qui parfois se recouvrent. L’évolution du mouvement
social lié à l’agriculture biologique se révèle ainsi à travers les stratégies adoptées par ses adhérents face à l’institutionnalisation et la standardisation de la définition du
« bio ».
Une approche anthropologique de
l’agriculture biologique
L’agriculture biologique n’est ni un système agricole traditionnel, ni une approche tout à fait moderne de la production agricole; c’est-à-dire qu’elle n’a pas été transmise
de génération en génération dans un contexte culturel et
environnemental donné, à l’inverse des pratiques de nombreux paysans à travers le monde. Au contraire, l’agriculture biologique s’est développée ici en opposition explicite à l’agriculture industrielle moderne telle qu’elle s’est
construite au cours du siècle dernier, mais plus particulièrement depuis les années 1930. L’agriculture biologique est en opposition avec les tendances modernes qui
vont vers l’industrialisation, avec les notions de progrès,
de productivité et d’efficacité qui l’accompagnent; et elle
s’appuie cependant sur de nombreux développements
issus de la modernité, en particulier les sciences agronoAnthropologica 52 (2010)
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miques et biologiques. L’étude de l’agriculture biologique
exige donc une approche qui tienne compte à la fois de
son évolution en tant que mouvement social, et de la perspective qu’elle propose quant aux relations entre la nature
et la société.
La présente recherche se situe à l’intersection de différents courants théoriques. La littérature sur les mouvements sociaux, d’une part, permet de comprendre le
rôle de ceux-ci dans la production et la transmission de
savoirs alternatifs et de visions du monde (Eyerman et
Jamison 1991; Tovey 2002). Il s’agit dans ce cas d’un mouvement qui prône une re-connaissance radicale des relations entre la société et la nature (Goodman 2000; Goodman et Goodman 2001; Goodman et Watts 1997; Tovey
1999; Vos 2000). La littérature anthropologique sur la
construction sociale de la nature, les savoirs écologiques
et l’écologie politique, d’autre part, facilite l’appréhension
des diverses dimensions de la relation entre les humains
et leur environnement en prenant en considération le
matériel, le discursif, le social et le culturel (Argyrou 2005;
Descola 2005; Descola et Pálsson 1996; Escobar 1999;
Ingold 1996; Latour 1997; Milton 1997; Poirier 1996; Rose
1999).
Les mouvements sociaux figurent en bonne place
parmi les éléments de la société qui participent à la remise
en question des relations entre nature et culture. Le mouvement environnemental en est un bon exemple, notamment par ses différents courants qui proposent une transformation de la relation entre l’homme et la biosphère.
Le mouvement pour l’agriculture biologique propose également un autre rapport au vivant, cette fois à travers la
production agricole. Mais s’agit-il vraiment d’un mouvement social dans le plein sens du terme? Si un mouvement social peut se définir par « un groupe d’individus
qui participent à un processus idéologiquement cohérent
et non institutionnalisé visant à changer l’état actuel et la
trajectoire de la société » (Garner 1995:43, ma traduction), alors on peut dire que l’agriculture biologique en
est un. Si, par contre, on le définit comme un « système
d’action comprenant des réseaux mobilisés d’individus,
de groupes et d’organisations qui, sur la base d’une identité collective partagée, tentent d’obtenir ou de prévenir
le changement social, principalement par le moyen de la
contestation collective » (Rucht 1999:207, ma traduction),
alors le cas est moins clair, car on ne peut pas dire que la
contestation collective caractérise l’agriculture biologique. Je me rallie pour ma part à la définition formulée par
Michelsen (2001), qui affirme que l’agriculture biologique
est un mouvement social proposant l’autoréglementation
comme solution à des problèmes issus des politiques agricoles. Autrement dit, les producteurs biologiques adopAnthropologica 52 (2010)
tent une approche différente face à l’agriculture, plutôt
que de lutter pour des changements politiques, comme le
font les mouvements sociaux traditionnels. Selon Michelsen, puisque l’agriculture biologique se fonde sur une critique radicale de l’agriculture dominante, qu’elle regroupe
des individus provenant de groupes sociaux très divers
et qu’elle est basée sur des valeurs distinctes, elle constitue bien un mouvement social du fait qu’elle vise à changer la société, du moins en partie (Michelsen 2001:64).
Deux traditions principales marquent le développement de la théorisation sur les mouvements sociaux : le
structuro-fonctionnalisme et le behaviorisme, d’une part,
qui ont influencé la tradition américaine prédominante,
qui considère les mouvements sociaux comme des acteurs
rationnels poursuivant des buts politiques par la mobilisation stratégique de ressources. Dans cette perspective,
les analystes se sont principalement penchés sur les organisations de mouvements sociaux (SMO, social movement
organizations) et sur les stratégies politiques déployées
pour atteindre leurs objectifs; et la tradition européenne,
d’autre part, fortement influencée par le marxisme et la
théorie critique. Les mouvements sociaux y sont considérés comme des réseaux culturels créant de nouvelles
identités basées sur de nouveaux styles de vie et de relations sociales. « Les mouvements sociaux cherchent le
changement à travers l’innovation politique et culturelle –
en reconstruisant des valeurs, des identités personnelles
et des symboles culturels, ainsi qu’en contribuant à
l’émergence de modes de vie alternatifs » (Tovey 2002:3).
Alors que la théorie sur la mobilisation de ressources
(RMT, Resource Mobilization Theory) se penche sur la
capacité des mouvements à utiliser diverses ressources
(personnes, matériels et idées) pour mobiliser les appuis
et être pris au sérieux, la théorie culturelle, pour sa part,
met de l’avant le sens politique et l’identité socio-historique.
Ces deux tendances peuvent être perçues comme des
perspectives théoriques opposées; cependant, ce sont aussi
des moments distincts dans l’histoire des mouvements
sociaux. Les perspectives « politiques » semblent pour
leur part mieux adaptées à l’étude des « vieux » mouvements sociaux caractéristiques des sociétés industrielles
et postindustrielles où les buts politiques « émancipatoires » ainsi que l’action collective instrumentale prédominaient (comme dans le cas des mouvements pour les
droits des travailleurs et des droits civils, ainsi que des
mouvements syndicalistes). Les approches « culturelles »,
quant à elles, s’adaptent mieux aux réalités des « nouveaux » mouvements sociaux (NMS), qui sont davantage
tournés vers le sens, la culture et l’élaboration de valeurs
alternatives, proposant ainsi des politiques identitaires
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et prônant une action collective expressive (et non instrumentale).
Les tentatives de réconcilier ces approches ont permis de nuancer ces visions polarisées des mouvements
sociaux. Certains auteurs remarquent que les mouvements sociaux passent à travers des phases politiques et
culturelles au cours de leur cycle de vie : des actions non
institutionnalisées de protestation collective peuvent devenir des intérêts institutionnalisés, aboutir à la formation
de groupes d’intérêt et à des formulations de politique
partisane (Tovey 2002:4). La linéarité de ce modèle est,
somme toute, problématique, puisqu’il prétend d’emblée
que tous les mouvements traversent des phases évolutives similaires. Au lieu de cela, Jean Cohen (1996) suggère
que les mouvements sociaux renferment simultanément
les deux tendances.
Les mouvements sociaux contemporains ont une « double tâche politique » : ils doivent s’engager dans une
« politique d’influence » au sein même de la sphère politique et, simultanément, dans une « politique identitaire » dans la vie courante ou dans la sphère de la
société civile. Autrement dit, les mouvements sociaux
visent à la fois la société politique et civile7. [Tovey
2002:4]
Cohen (1996) souligne pour sa part avec force que ces
compréhensions divergentes des mouvements sociaux ne
sont pas le simple fait de la théorisation mais représentent
plutôt une réponse aux activités et aux objectifs divergents en présence au sein même des mouvements.
Alberto Melucci (1989) voit de son côté dans les mouvements sociaux un défi pour les systèmes de pensée dominants, voire pour le pouvoir établi, alors que Ron Eyerman
et Andrew Jamison (1991) considèrent plutôt que le sens
symbolique ou expressif que ces mouvements véhiculent
agit comme une force sociale constructive, un déterminent
fondamental pour la connaissance humaine. Ils précisent
que « ce que l’on perd de vue, c’est le rôle dynamique, le rôle
de médiateur joué par les mouvements dans ce que l’on
pourrait nommer le façonnage social de la connaissance »
(Eyerman et Jamison 1991:47)8. Ils insistent sur les dimensions cognitives des mouvements sociaux :
Un mouvement social n’est pas une organisation ou un
groupe d’intérêt particulier. Il ressemble davantage à
un territoire cognitif, un nouvel espace conceptuel
habité par une interaction dynamique entre des organisations et des groupes différents. C’est à travers les
tensions existant entre différentes organisations sur la
définition et les actions dans un espace conceptuel, que
l’identité (temporaire) d’un mouvement social se forme9.
[Eyerman et Jamison 1991:55]
4 / Mary Richardson
Ainsi, bien qu’il soit vrai que des mouvements sociaux
aboutissent à la création d’organisations et d’institutions,
ces structures plus formelles ne constituent que des véhicules pour le sens du mouvement; la signification de celuici se situe au sein de l’espace cognitif créé par le mouvement. Eyerman et Jamison soutiennent que le mouvement
social joue un rôle de médiateur dans la transformation du
savoir populaire en un savoir professionnel, et dans l’attribution de nouveaux contextes pour la réinterprétation
du savoir professionnel. Ils s’intéressent donc au rôle que
jouent les mouvements sociaux dans le développement de
la connaissance humaine :
La société se construit par la « re-connaissance », par
des actes récurrents de savoir qui se poursuivent sans
cesse. Dans cette perspective, la connaissance n’est pas
seulement ou même principalement une connaissance
systématisée, formalisée du monde universitaire, ni
(simplement) un savoir scientifique produit par des professionnels reconnus. C’est plutôt la praxis cognitive
au sens large qui informe toute l’activité sociale. C’est
donc à la fois formel et informel, objectif et subjectif,
moral et immoral, et, de façon plus importante, professionnel et populaire10. [Eyerman et Jamison 1991:49]
Ce concept de « praxis cognitive » réfère aux interactions
entre les pratiques individuelles, collectives, et macrosociétales. Pour ces chercheurs, la connaissance est le produit d’une série de rencontres sociales à la fois à l’intérieur des mouvements, entre les mouvements ainsi
qu’entre les mouvements et leurs adversaires :
Lorsque l’on se focalise sur la praxis cognitive des mouvements sociaux, leur importance comme des forces
créatrices au sein de la société, comme des sources d’inspiration et de connaissance devient évidente11. [Eyerman et Jamison 1991:58]
Ainsi, par leur dynamique autour des savoirs, les mouvements sociaux contribuent à l’émergence de nouveaux
champs, de nouveaux cadres conceptuels, de nouveaux
rôles intellectuels, et de nouveaux problèmes et idées
scientifiques. Il y a trois dimensions à cette construction
des savoirs : premièrement, la dimension cosmologique
du mouvement lui donne sa mission, sa vision utopique ;
deuxièmement, les technologies développées au cours des
activités du mouvement reflètent ses préoccupations pratiques ; et troisièmement, les formes d’organisation qui
y sont développées permettent au mouvement de se donner des structures pour disséminer son message et ses
nouveaux savoirs (Eyerman et Jamison 1991). Tovey
(2002) note cependant que ces différentes dimensions
entrent parfois en conflit, l’accent pouvant être mis sur
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l’une aux dépens d’une autre. Par exemple, des intérêts
politiques et commerciaux cherchent à focaliser sur la
dimension technique de l’agriculture biologique, dont certains éléments seraient transférables à l’agriculture
conventionnelle (sans la remettre fondamentalement en
question). Cette position est cependant inacceptable pour
de nombreux producteurs biologiques qui défendent la
dimension cosmologique de leur projet, notamment la critique de l’agriculture industrielle et la nécessité d’une
vision plus holistique. Nous verrons dans ce qui suit comment ces différentes priorités apparaissent dans la réalité
québécoise et de quelle façon elles induisent différentes
définitions du « bio ». Mais commençons plutôt par parcourir brièvement l’histoire de l’agriculture biologique.
Le mouvement pour l’agriculture
biologique
Pour dresser un portrait de l’histoire de l’agriculture biologique – en faire pour le moins un survol rapide –, il faut
remonter au moins au début du XXe siècle. À cette époque, certains scientifiques, philosophes et agriculteurs
critiquent ouvertement l’urbanisation, l’industrialisation,
la perte de savoir-faire en cours dans les sociétés occidentales, de même que les notions de progrès, d’efficacité et de productivité qui y sont reliées. À partir de la
Deuxième Guerre mondiale, l’utilisation accrue de la
machinerie et des fertilisants artificiels suscite la préoccupation auprès de ceux qui craignent les effets néfastes
de ces nouvelles pratiques sur les milieux environnementaux, sanitaires, sociaux et culturels. On appréhende
par exemple la dépopulation et l’enlaidissement des paysages ruraux, la perception mécanique et instrumentale
des animaux de ferme, les conséquences imprévisibles
des pesticides, ainsi que les effets nocifs de ceux-ci sur la
santé humaine (Conford 2001). Ces arguments restent au
cœur des motivations du mouvement pour l’agriculture
biologique.
Il est intéressant de noter que l’Asie constitue une
source d’inspiration pour plusieurs fondateurs de la « pensée bio », une Asie qu’ils ont rencontrée à l’occasion de
voyages, de travail ou de recherches. Le botaniste Albert
Howard, par exemple, passe quelque vingt-cinq ans en
Inde (de 1905 à 1931) et y développe une méthode de compostage qui est encore utilisée aujourd’hui. Au tout début
du vingtième siècle, le médecin Robert McCarrison vit
pendant sept années parmi les Hunzas (un peuple situé
dans ce qui est aujourd’hui le nord du Pakistan) et y
observe les liens entre leur alimentation, les méthodes
culturales basées sur l’application de compost et leur
impressionnante santé physique et mentale. En 1907,
Franklin King, quant à lui, voyage en Chine, au Japon et
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en Corée, où il observe la fertilisation des champs avec
les matières fécales. Parmi ces pionniers du « bio », figure
aussi Rudolf Steiner, père de l’anthroposophie et de la
biodynamie. Celui-ci considère que tout est à la fois matériel et spirituel. Il étudie (principalement au cours des
années 1920) les interactions entre les forces cosmiques
et terrestres, lesquelles permettent, selon lui, le plein épanouissement des organismes vivants.
Toutes ces personnes et bien d’autres croient en un
ordre naturel dont les limites ne peuvent être dépassées
sans impunité. Elles décrient la vision mécaniste des processus naturels, et plusieurs considèrent que la terre est
un don de Dieu, le compostage une forme de rituel, et le
jardinage un moyen d’exprimer la Grâce de Dieu. La pensée biologique à cette époque était donc explicitement
chrétienne, épousant une vision du rôle de l’être humain
comme gardien de la terre. Pour certains, ces perspectives vont de pair avec une critique de la société capitaliste,
et constituent parfois un appui en faveur du socialisme. En
général, ils défendent le paysan et critiquent la monoculture, la mécanisation, la surproduction, l’étalement urbain
et le système financier.
Dans la foulée des mouvements de la contre-culture
des années 1960, plusieurs de ces idées trouvent résonance. De jeunes urbains déçus cherchent un mode de vie
qui soit cohérent avec leurs idéaux écologistes, anticapitalistes et holistes. L’agriculture et l’alimentation apparaissent alors comme des moyens tout désignés pour questionner le complexe militaro-industriel et construire une
société plus juste, plus saine, plus écologique (Belasco
1989). Si le mouvement actuel pour l’agriculture biologique est profondément enraciné dans cette époque, il faut
cependant souligner deux choses : premièrement, les agriculteurs biologiques actuels ne sont pas tous les héritiers
idéologiques de ces mouvements contestataires; et deuxièmement, ces mouvements englobaient beaucoup plus que
l’agriculture biologique12. Enfin, il faut rappeler que, bien
que de nombreux jeunes aient déménagé à la campagne
en quête d’un mode de vie plus « vert », la réalité de la
pénibilité du travail, des privations financières et matérielles ainsi que l’ascétisme qui allait parfois de pair avec
le « retour » à la terre ont parfois miné leur idéalisme originel et incité plusieurs d’entre eux à repartir en ville.
Toutefois, les plus résistants ont pu développer des
savoirs, des techniques et des outils dont ils ont tiré profit au fil des années; un pragmatisme innovateur et un
savoir-faire qui, on le voit maintenant, continuent à inspirer les praticiens d’aujourd’hui (Vos 2000).
Le contexte québécois
Dans le contexte québécois, la Révolution tranquille – lors
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de laquelle certains acteurs sociaux ont cherché à se
défaire du contrôle du clergé et des élites politiques et
économiques étrangères – a coïncidé avec d’autres mouvements socioculturels et politiques progressistes qui
visaient à promouvoir des changements en profondeur
dans la société (Vaillancourt 1982). Ainsi, on s’interroge sur
l’impact du développement capitaliste sur l’environnement et l’agriculture. De nombreux groupes écologistes
voient le jour, et parmi eux, le Mouvement pour l’agriculture biologique (MAB). La prolifération de coopératives
d’aliments naturels au Québec témoigne de l’intérêt que
les mouvements écologistes suscitent à propos des questions agro-alimentaires (Fortin 1985).
Malgré le manque de soutien de la part du Ministère
de l’agriculture des pêcheries et de l’alimentation
(MAPAQ) (Amouriaux 2000), un réseau d’enthousiastes
de l’agriculture biologique se forme et, en 1979, la OCIA
(Organic Crop Improvement Association) certifie la première ferme québécoise (Bergeron 2006). Ce n’est qu’en
1988 que le MAPAQ et l’Union des producteurs agricoles
(UPA)13 reconnaissent officiellement l’agriculture biologique comme une méthode de production parmi d’autres
(et non comme une alternative aux méthodes conventionnelles de production agricole, ce qui aurait été perçu
de façon plus menaçante). Malgré une attitude souvent
méprisante envers les agriculteurs biologiques et ceux
qui les appuient, le MAPAQ met en place un réseau de
« répondants bio » : des agronomes qui ont pour tâche
d’offrir des services-conseils aux producteurs « bio » de
leur région.
La certification se met en place au Québec à travers
plusieurs organismes différents au fil des années14. En
1979 est fondée l’Association de biodynamie du Québec;
celle-ci offre encore aujourd’hui des services de certification Demeter15. En 1984, une branche québécoise de la
coopérative de certification OCIA est formée, dotant les
agriculteurs biologiques d’une autre certification reconnue
internationalement et d’une structure facilitant le développement d’ateliers de formation. Le Mouvement pour
l’agriculture biologique met aussi sur pied un programme
de certification sous la marque de commerce « Québec
vrai » et, en 1991, l’Organisme de contrôle de l’intégrité
des produits biologiques (OCIPB) commence à accréditer
des organismes de certification. Sans aller dans les détails
de l’histoire de Québec vrai, rappelons que cette coopérative devient en 1997 un organisme sans but lucratif
(OSBL) autonome. Puis, en 1995, deux personnes impliquées dans le domaine de la certification fondent une
entreprise privée : Garantie-Bio. En 1997, cette dernière
s’associe à Écocert, basée en France, dont la certification
est reconnue par tous les pays européens ainsi que par
6 / Mary Richardson
les États-Unis et le Japon. Cette association offre dès lors
aux producteurs québécois une plus grande facilité d’accès aux marchés internationaux.
En 1994, des représentants de tous les secteurs de la
chaîne d’approvisionnement (agriculteurs, transformateurs, distributeurs, fonctionnaires, agronomes, chercheurs, certificateurs, enseignants, consommateurs et
accréditeurs) créent une table filière16 biologique. Deux
ans plus tard, en 1996, on adopte une nouvelle loi sur les
appellations réservées et, l’année suivante, la filière rassemble les quatre organismes de certification afin de mettre en place une norme biologique pour le Québec. L’objectif consiste à développer un consensus provincial en
vue d’un futur débat sur une norme nationale. La norme
québécoise est adoptée en octobre 1998 et le Conseil d’accréditation du Québec (CAQ) créé pour la mettre en application. Le CAQ est plus tard remplacé par le Conseil des
appellations agroalimentaires du Québec (CAAQ), organisme responsable de l’accréditation des agences de certification dans le domaine agroalimentaire. En novembre
2006, le CAAQ devient pour sa part le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV), mis
sur pied par le gouvernement du Québec dans le cadre
de l’application de la Loi sur les appellations réservées
et les termes valorisants. Ainsi, depuis février 2000, l’appellation « agriculture biologique » est réservée au Québec, ce qui veut dire que tout aliment qui y est produit,
transformé, emballé ou étiqueté « biologique » est sujet
à la loi sur les appellations réservées et doit donc être certifié par un organisme accrédité. Les produits importés
doivent également respecter cette loi pour pouvoir bénéficier de l’appellation.
Ainsi, des structures institutionnelles plus formelles
émergent au fil des années, à mesure que s’accroît la
demande en produits biologiques et que s’agrandit la distance entre les consommateurs et les producteurs. La certification par un tiers remplace ainsi la relation de
confiance qui caractérise l’achat direct. Les normes servent donc à rassurer le consommateur quant à la fiabilité
de l’étiquette « bio » et à protéger l’agriculteur contre
l’utilisation frauduleuse de l’appellation biologique (Guthman 2004). En d’autres termes, les organismes de certification protègent l’appellation biologique. Cependant, il
importe de rappeler que les normes et les procédures de
certification ne proviennent pas des hautes sphères ni ne
sont imposées par elles; elles ont été développées par et
pour les agriculteurs eux-mêmes. Ce nouveau contexte a
attiré, en retour, de nouveaux agriculteurs (parfois d’anciens producteurs conventionnels, mais aussi des agriculteurs débutants) et de nouvelles agences de certification, dans un processus itératif.
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Ce processus ne s’est pas fait – et ne se fait toujours
pas – sans conflit. Le contenu idéologique du « bio » constitue un important sujet de polémique. En particulier, les
débats continuent quant à la récupération du « bio » par
des intérêts individuels et corporatifs qui puissent viser le
profit avant tout et entraîner un affaiblissement des exigences de la production biologique. Certains y voient une
dilution du sens qu’avait (ou devrait avoir) l’agriculture
biologique. Ils souhaiteraient plutôt, par exemple, que
l’agriculture biologique soit encore investie de sa mission
en faveur d’une revitalisation rurale, d’un revenu juste,
des aliments de qualité, d’une redistribution de la richesse
et d’une vision sociale progressiste. Ces préoccupations
deviennent plus aiguës dans un contexte où de grandes
chaînes se lancent dans la vente de produits biologiques
et où des compagnies alimentaires non biologiques achètent des marques « bio ». Alors qu’à l’origine, « biologique » signifiait non transformé, sain et nourrissant, on
retrouve maintenant sous cette étiquette de plus en plus
d’aliments instantanés, très sucrés, salés et gras. Plusieurs craignent que les grandes corporations n’en viennent à dominer le secteur et que les aliments biologiques
soient récupérés par le système agro-alimentaire auquel
ils s’étaient opposés. Il n’y a donc pas de consensus quant
à la meilleure approche à adopter : faut-il accroître le marché du « bio » (même si ça se fait à travers les corporations) ou demeurer un marché de niche, enraciné dans
des communautés et des économies locales, quitte à renoncer à une plus grande disponibilité des produits biologiques? Nous allons examiner ces différentes tendances par
le biais des motivations des agriculteurs biologiques, de
leurs prises de position, et des stratégies qu’ils utilisent
afin d’avoir une certaine agencéité dans leur travail.
Motivations et stratégies des agriculteurs
biologiques au Québec
Tous ces producteurs biologiques partagent une relation
critique avec la production agro-alimentaire dominante
et un désir de produire dans un plus grand respect de
l’environnement. Toutefois, certains « types » de producteurs biologiques partagent des affinités particulières
liées à des valeurs, des perspectives et des parcours personnels spécifiques. De nombreux termes apparaissent
dans la littérature qui illustrent ces divergences. Certains
comparent les agriculteurs « engagés » (committed, lifestyle) aux entrepreneurs (business, commercial) (Guthman 2004). D’autres parlent de traditionalistes et d’antitraditionalistes (Pedersen et Kjægård 2004) ou de
pré-modernes, modernes classiques et modernes réflexifs
(Kaltoft 2001). Au Québec, Amouriaux (2000) identifie des
militants, des conventionnels et des chasseurs de prime.
Anthropologica 52 (2010)
Notre recherche propose pour sa part de nouvelles catégories inductives ancrées dans le parcours historique de
la culture biologique ainsi que dans les motivations exprimées par les agriculteurs, dans leurs choix relatifs à la
production et la mise en marché, et dans leur insertion
dans des réseaux. Cette typologie aide à comprendre la
position de chaque sous-groupe par rapport à la plus
grande acceptation sociale et à la reconnaissance officielle dont l’agriculture biologique bénéficie aujourd’hui,
révélant par là les différentes stratégies empruntées pour
préserver un espace propre qui soit moins sujet à des
mécanismes de contrôle externe. Les différents types
d’agriculteurs biologiques identifiés dans la présente
recherche, au nombre de cinq, sont les suivants : en premier lieu, les adhérents à la contre-culture; en deuxième
lieu, les agriculteurs de proximité; puis, les agriculteurs
commerciaux; ensuite, les traditionalistes innovateurs; et
enfin, les jeunes néo-ruraux.
1. Les adhérents à la contre-culture
Plusieurs des agriculteurs investis dans la production
biologique depuis leurs débuts sont des héritiers de l’idéologie des mouvements de la contre-culture des années
1960 et 1970. Il s’agit en général de personnes qui ne sont
pas issues du milieu agricole, qui n’ont pas hérité d’une
ferme et qui ont fait des choix de vie sous l’influence des
mouvements de retour à la terre, d’environnement, de
paix et d’alimentation santé. Puisque ces individus
n’avaient pas de racines dans le milieu agricole, ils étaient
moins influencés par les idées dominantes sur la « bonne
pratique agricole » et plus détachés des identités et des
pratiques traditionnelles. Ces adhérents à la contre-culture perçoivent en l’agriculture davantage un mode de
vie qu’une simple entreprise; ils adoptent une façon de
vivre frugale qui leur permet de subvenir à leurs besoins
avec de faibles revenus. Ils sont plus susceptibles de développer de petites entreprises artisanales ou des projets
de « paniers bio »17, par exemple. Plusieurs membres de
ce groupe se concentrent sur des produits à valeur ajoutée, et ce, sur de plus petites superficies, parfois même
sur des terres plus marginales. Ce sont, en résumé, des
gens qui ont délibérément choisi une vie comportant un
certain degré d’insécurité, avec la conviction qu’elle se
doit de correspondre à leurs aspirations profondes. Une
productrice maraîchère se confie :
On est riches pareil, mais pas en argent. […] je fais, je
sais pas combien de fois en bas du salaire minimum,
mais j’ai une maison, j’ai un immense terrain, je suis
libre de mon temps […]. Si on parle travail, ma vie c’est
juste ça. C’est devenu un mode de vie. L’entretien de ce
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lieu-là, j’ai beaucoup de richesses, mais au niveau économique ça ne s’exprime pas encore. [#29]
Cette citation souligne le fait que pour cette catégorie de producteurs, la richesse n’est pas seulement un
concept monétaire, mais est aussi associée à la liberté, à
l’autonomie et à l’environnement social et physique. Tout
comme pour les adhérents à la simplicité volontaire, l’important repose dans la réalisation d’un travail significatif
et dans une plus grande liberté de temps, plutôt que dans
la consommation.
Un producteur de fines herbes explique sa vision d’entreprise :
Moi, je me dis, le jour où je vais avoir assez de revenus
pour vivre, pour bien vivre, bien on n’augmentera plus.
Je ne veux pas avoir une grosse compagnie, puis 10 ou
20 employés. Ce n’est pas mon but. Mon but, c’est juste
de vivre ici, sur notre terre, puis … après ça, s’il n’y a
pas assez de producteurs de fines herbes, bien on en
formera, on aidera le monde à se partir en business.
[#09]
Ces mêmes propos, exprimés de façon différente par de
nombreux autres agriculteurs biologiques, confirment les
conclusions de plusieurs recherches en sciences sociales
réalisées dans d’autres pays qui démontrent que la façon
dont les agriculteurs biologiques abordent leur entreprise
agricole est à contre-courant de ce que Tovey (2002)
appelle « l’entrepreneuriat capitaliste conventionnel ». La
participation à un mouvement social qui prône certaines
valeurs rend ces choix professionnels et personnels plus
faciles à vivre, du fait qu’ils sont partagés par d’autres et
que leurs adhérents s’offrent un appui mutuel.
Parmi ce groupe d’adhérents à la contre-culture se
trouvent des gens pour lesquels la dimension spirituelle
de leur travail constitue une motivation importante qui
oriente leur pratique. En tant qu’enfants de la contre-culture, ils sont influencés par les spiritualités orientales,
amérindiennes ou « nouvel âge », qui se sont répandues
en Amérique du Nord entre les années 1960 et 1980. Certains pratiquent la biodynamie, mais tous voient en l’agriculture une façon d’incarner sur le plan matériel leur
vision du sacré. Une agricultrice résume cette perspective : « c’est une communion avec ce qui m’entoure, avec
l’univers, la nature, les animaux, les autres occupants de
la Terre ». La dimension spirituelle prend parfois priorité sur le reste du travail, par exemple pour ce producteur de pommes :
Si j’ai pas une vie intérieure en rapport avec ça, je passe
à côté. Si ma vie intérieure et ma gestion sont diffé-
8 / Mary Richardson
rentes, je veux dire, ce sera jamais harmonieux. Et si
je pense d’une façon et que j’agis d’une autre façon, ça
marche pas. [#27]
Pour ce groupe, il est de première importance de préserver un très grand espace pour leur propre cheminement,
leurs expériences de vie, la transmission des savoirs marginaux et l’incarnation des valeurs, parfois aux dépens de
la rentabilité ou des choix strictement d’entreprise. Ici,
agencéité va de pair avec conscience et apprentissage en
continu. Une productrice explique ce qui la motive :
La conscience. C’est ça qui m’intéresse. De sentir que
je suis tout le temps ouverte, que je suis tout le temps
en apprentissage, que je découvre de plus en plus, que
je demeure vivante, puisque j’apprends pour enseigner,
puisque j’apprends à chaque jour, puis, le lendemain, je
l’enseigne pratiquement. Que le passage se fait. Que je
ne me love pas sur moi-même, mais que je reste ouverte
à mon milieu. Que je remplis ma mission, à quelque
part, et que je le fais avec beaucoup de plaisir. [#21].
Les agriculteurs biologiques adhérents à la contre-culture trouvent leurs racines idéologiques, sinon personnelles, dans les mouvements de contestation des années
1960. Ceux qui ont commencé à pratiquer l’agriculture
biologique à cette époque l’ont fait en l’absence d’un système de certification, d’un marché structuré pour leurs
produits et d’un soutien officiel pour cette forme de production agricole. Le plus souvent, ils vendaient directement à leurs clients, ou mettaient leurs produits en vente
sur les tablettes de coopératives d’alimentation saine et de
magasins d’aliments naturels. Ce groupe de producteurs
a mis sur pied plusieurs organismes de certification, a
participé à l’éducation publique et a formé des regroupements d’agriculteurs biologiques. En un mot, ces producteurs ont participé à la structuration du secteur et des
réseaux qui existent aujourd’hui.
2. Les agriculteurs de proximité
Les agriculteurs de proximité18 forment un autre
sous-groupe plus récent d’adhérents à la contre-culture.
Ils ont refusé d’agrandir leur ferme, choisissant de demeurer bien enracinés dans leur communauté à un moment où
de grandes fermes plus commerciales entraient dans le
secteur. Ce groupe se positionne en contrepoint vis-à-vis
des productions d’exportation et des chaînes d’approvisionnement longues. Ils vendent sur les marchés locaux
et entretiennent des relations directes avec ceux qui
consomment leurs produits. Ces agriculteurs ne s’identifient pas nécessairement à l’appellation biologique au sens
réglementaire, choisissant plutôt de mettre l’accent sur les
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aliments locaux, la proximité entre producteur et consommateur et le terroir – des stratégies que certains appellent post-organic (Moore 2006). Par opposition aux aliments « de nulle part » qui remplissent la plupart des
épiceries, ils proposent des aliments « localisés », c’està-dire liés à un territoire spécifique19. En général, ces
producteurs sont ouvertement anti-corporatistes et ont
une analyse fine du système agro-alimentaire. Ils rejettent
la culture bureaucratique et la réglementation de l’État.
Ils visent à offrir plus qu’un produit « bio »; ils proposent
la relation, l’appartenance et l’éducation. Plusieurs agriculteurs de proximité choisissent de ne pas se faire certifier (ou d’arrêter leur certification) parce qu’ils entretiennent des relations de confiance avec leurs clients et
ne ressentent pas le besoin d’une vérification par un tiers
pour y arriver. Ils défendent les valeurs qui faisaient partie du mouvement pour l’agriculture biologique à l’origine, c’est-à-dire un système agro-alimentaire plus juste
et plus enraciné dans le territoire. Certains s’opposent
ardemment à ce qu’ils perçoivent comme une récupération
de leur travail de longue haleine, alors que d’autres veulent simplement travailler à une échelle plus humaine et
locale. Ce contact direct leur permet d’aller au-delà du
produit pour participer à la diffusion de savoirs et de
visions du monde. Il leur permet aussi de tisser des liens –
ou « relations of regard » (Sage 2003). Une productrice de
plantes médicinales explique ce que le mouvement pour
l’agriculture de proximité lui inspire :
tuellement dans les formes de mise en marché ainsi que
dans la diversification des produits de terroir ou à valeur
ajoutée – des stratégies qui leur permettent de se soustraire à une commercialisation dominée par de grandes
compagnies tout en s’assurant une plus grande part des
profits générés, par le biais de la vente directe. Ces agriculteurs de proximité vont au bout de leurs prises de position, refusant qu’un système agro-alimentaire qu’ils déplorent les assimile, et favorisant des rapports personnels
avec ceux qui consomment leurs produits. Certains vont
jusqu’à refuser la certification, perçue comme trop contraignante et pas assez sensible aux conditions socio-environnementales locales. D’autres, au contraire, considèrent le système réglementaire comme un acquis important
du mouvement qu’il faut conserver et soutenir afin de protéger l’intégrité de l’appellation « bio ». Dans le contexte
québécois, plusieurs appuient l’Union paysanne ou Équiterre (un groupe écologiste qui gère plusieurs programmes en agroenvironnement, dont un réseau de « paniers
bio »). Un producteur maraîcher résume bien la perspective de ce groupe d’agriculteurs :
[…] [C]e mouvement-là me donne beaucoup d’espoir
parce que je pense que ce qui est le plus important dans
tout ça, c’est que, en tant que société, on est en train de
perdre nos liens avec la nature. On est en train de perdre nos liens avec la nature vivante. […] Ça, je trouve
ça encourageant parce que quand tu travailles de cette
manière-là avec les paniers, tu as un lien direct avec
l’agriculteur, bien souvent tu vas sur la ferme, il va y
avoir des festivals ou des rencontres pour que… Bon,
tu sais vraiment d’où ça vient. C’est pas quelque chose
qui vient de l’autre bout de la planète encore, transporté en avion, même si c’est biologique. [#20]
3. Les agriculteurs commerciaux
Depuis les années 1980, un nouveau groupe d’agriculteurs biologiques émerge et prend de l’envergure. Ce
sont des producteurs qui travaillent à plus grande échelle
et visent une plus grande productivité, une plus grande
rentabilité et une plus grande efficacité. Ils occupent le
secteur plus commercial et plus industriel du marché : ils
produisent de grandes quantités de produits certifiés
« bio » pour des marchés généralement plus distants,
comme les chaînes d’épicerie, les usines de transformation
agroalimentaires et les marchés d’exportation. Ce sont
des entrepreneurs plus pragmatiques qu’idéologiques. La
certification est essentielle à la rentabilité de leur entreprise car ils dépendent fortement des primes biologiques
et de la certification pour pouvoir accéder aux marchés. On
qualifie parfois ces agriculteurs d’opportunistes, de « chasseurs de prime » qui utilisent une approche minimaliste
de substitution d’intrants plutôt qu’une conception agroécologique de la ferme20. Cependant, de nombreux membres de ce groupe sont aussi des enfants de la contre-culture, engagés envers les valeurs de l’agriculture
biologique; des valeurs qu’ils appliquent simplement à
Ainsi, ce groupe se trouve davantage en relation avec d’autres petits producteurs qu’avec des producteurs biologiques à plus grande échelle ; ils ont aussi des affinités avec
les mouvements Slow Food, altermondialistes et paysans.
Son importance économique demeure marginale, mais sa
contribution à la sensibilisation du public ainsi qu’à la critique du modèle commercial dominant et du système agroalimentaire mondialisé est significative. La réflexivité
politique est une des caractéristiques rassembleuses des
agriculteurs de proximité. Ces agriculteurs innovent habi-
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C’est un peu comme une satisfaction personnelle de
créer la nourriture. Il y a tout le temps quelque chose
de positif, pas comme si on coupait des arbres ou si on
vendait des billets de Loto-Québec. C’est vrai, des
choses inutiles, il y en a sur la terre. On produit de la
nourriture, donc, c’est déjà ça. [#03]
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une plus grande échelle. Ils visent ainsi la compétitivité,
la rentabilité et la prospérité de leur ferme, en plus de
chercher à rendre les produits biologiques disponibles au
plus grand nombre. Ces producteurs croient en la conversion possible d’un plus grand nombre de terres aux méthodes biologiques et encouragent les producteurs conventionnels à se lancer dans cette nouvelle voie.
En général, les agriculteurs commerciaux s’impliquent davantage dans les démarches politiques – dont
font partie la définition de normes nationales et la négociation de primes pour les produits biologiques – de même
que dans le développement de marchés nationaux et internationaux. En conséquence, leur perspective sur l’agencéité diffère : ils cherchent à influencer les politiques, les
normes et les exigences de la certification, plutôt qu’à s’y
opposer. Ce groupe appuie généralement les organismes
qui jouissent d’une plus grande acceptation officielle, tels
que la Fédération de l’agriculture biologique du Québec
(FABQ, qui relève de l’UPA) et la Table-filière biologique
(chapeautée et financée par le ministère de l’agriculture,
le MAPAQ). À titre d’exemple, le plan stratégique élaboré par la filière biologique (pour 2004-2009) vise à faire
monter à 80 % le niveau de confiance des consommateurs
en l’appellation biologique, à tripler le nombre de fermes
biologiques ou en transition21 au Québec, à multiplier par
cinq la valeur des produits biologiques transformés au
Québec et celle des produits biologiques vendus sur les
marchés domestiques, et enfin à tripler la valeur des
exportations de produits biologiques québécois. La filière
se penche également sur les problèmes de mise en marché, de soutien technique et financier pour des fermes
biologiques, ainsi que de contamination potentielle des
cultures biologiques par les cultures transgéniques. Pour
les producteurs biologiques commerciaux, ces enjeux sont
extrêmement importants pour la viabilité de leur entreprise. Leur rapport avec le public – les consommateurs –
est beaucoup plus distant et indirect que dans le cas des
agriculteurs de proximité; la plupart ne vendent pas directement aux clients, mais plutôt à des grossistes de la transformation et de l’exportation; ils sont parfois aussi soumis à la gestion de l’offre22, comme dans les cas du lait et
de la volaille. C’est donc à travers leur fédération de producteurs, la Fédération de l’agriculture biologique du
Québec, ou la filière, qu’ils cherchent à influencer les politiques et la perception du public.
4. Les traditionalistes innovateurs
Le paysage social de l’agriculture biologique comprend de plus en plus de producteurs conventionnels
convertis aux méthodes biologiques. Je les appelle à la
fois traditionalistes et innovateurs pour souligner leur
10 / Mary Richardson
enracinement dans l’histoire agricole du Québec (avec ses
organismes, ses politiques et son paysage socioculturel),
mais aussi pour les distinguer des autres agriculteurs traditionalistes par leur désir d’innover, de prendre des risques et de suivre une voie différente. Ces producteurs
sont plus influencés par les mouvements de modernisation
du secteur agricole québécois que par les mouvements de
la contre-culture. Beaucoup d’entre eux ont hérité de la
ferme familiale et conçoivent l’agriculture comme une
entreprise familiale à laquelle tous les membres participent. Leur identité est celle d’un entrepreneur agricole
qui dirige une entreprise à haut rendement. En tant que
producteurs biologiques, ils aspirent à être aussi efficaces,
sinon plus, que les producteurs conventionnels. En général, ils continuent de produire les mêmes denrées qu’avant
la transition, pour la plupart du lait ou des céréales.
Ils sont déjà bien intégrés dans des réseaux institutionnels et s’organisent collectivement à travers des clubs
d’encadrement technique, des syndicats de production et
par le biais de la Fédération de l’agriculture biologique
du Québec. Ils nourrissent généralement plus de liens
avec des agriculteurs conventionnels qui produisent les
mêmes denrées qu’eux, qu’avec des producteurs biologiques des autres secteurs. Étant bien intégrés dans le
milieu agricole, ils subissent une pression particulièrement forte pour préserver des relations de cohabitation
harmonieuse avec leurs voisins ; ils veillent donc à ne pas
critiquer, explicitement ou implicitement, les pratiques
des autres producteurs avoisinants.
On n’est pas là pour dire : « L’agriculture biologique
c’est la solution, faites comme nous! ». Parce que les
premières années, on disait : « Bien oui, mais essayezle! », mais là on ne le dit plus, parce qu’on n’est pas là
pour convaincre qui que ce soit. Finalement on garde
nos idées pour nous. Il y a une quantité impressionnante d’agriculteurs qui ne veulent rien savoir de ça,
qui ne veulent pas se questionner […] On met notre
énergie sur notre entreprise, sur notre famille, puis sur
les gens que l’on côtoie, mais on n’est pas des militants.
[#07]
Les traditionalistes innovateurs, comme leur nom l’indique, ont tendance à innover dans les méthodes de production, incluant les techniques de culture et d’élevage,
ainsi que dans les nouvelles technologies (plutôt que dans
les démarches politiques ou la mise en marché). En fait,
une de leurs principales motivations consiste en la recherche du défi professionnel. Ils se réjouissent de l’occasion
d’appliquer de nouvelles approches, de retrouver le plaisir de l’agriculture et de se libérer en quelque sorte de la
dépendance envers les experts. Un producteur laitier
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explique : « C’est que, conventionnellement, ça vient blasant, ça vient que c’est plate, il n’y a plus de défi. La solution est trop facile, tu ne te poses plus de questions ». Parlant au nom de ses confrères, il résume : « Nous autres,
ce que l’on vise, c’est d’avoir du fun en agriculture » (#06).
Ainsi, la conversion vers le « bio » permet de retrouver une plus grande agencéité dans un secteur dominé
par le savoir des experts et le pouvoir de grandes corporations. L’opportunité d’être à la fois des pionniers, des
innovateurs et des chercheurs constitue un grand stimulant, particulièrement chez les producteurs de lait ou de
grandes cultures. En effet, ces derniers ont l’habitude de
suivre les conseils agronomiques traditionnels à la lettre
et s’identifient fortement à leur statut d’entrepreneur
agricole professionnel. La production biologique leur permet donc de regagner l’autonomie qui leur échappait, de
découvrir par eux-mêmes ce qui fonctionne bien, de fixer
leurs propres objectifs, de faire leurs propres erreurs et
d’inventer leurs propres méthodes individuellement et
collectivement.
Tout comme dans le cas des agriculteurs commerciaux (avec lesquels ils partagent de nombreuses caractéristiques), la valeur économique et sociale de la certification est très importante pour la viabilité de leur ferme.
Les producteurs céréaliers constituent un bon exemple,
car ils travaillent sur plusieurs fronts à la fois : l’amélioration des techniques de culture (tels que le sarclage, les
semis directs, la rotation des cultures, le compostage), le
développement de variétés adaptées à la fois aux conditions climatiques des régions québécoises et aux exigences de la production biologique, ainsi que le développement de marchés locaux et internationaux pour leurs
céréales. Cela se fait individuellement autant que collectivement, parfois par le biais des associations de producteurs. Dans le cas des producteurs laitiers, ils ont dû
convaincre leur fédération de négocier une prime sur le lait
biologique, de fournir un transport séparé pour leur lait
et d’organiser une mise en marché particulière, sans quoi
le lait biologique ne pourrait être commercialisé séparément du lait conventionnel. Le secteur de la viande biologique fait actuellement face à un défi semblable de structuration du secteur afin de mieux identifier et valoriser ses
produits sur le marché. Les producteurs de viande biologique sont donc moins ambivalents face à une plus grande
reconnaissance publique, et à une meilleure structuration
du secteur et des normes nationales, car ils en dépendent
très fortement. À l’instar des agriculteurs commerciaux,
leur agencéité est liée à leur pouvoir d’influence sur la
direction que prend le secteur du biologique, et non à la
création de réseaux alternatifs qui reflèteraient mieux
leurs positions idéologiques.
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5. Les jeunes néo-ruraux
Un nouveau groupe apparaît actuellement dans le
paysage du « bio », formant « la nouvelle culture de l’agriculture ». Ses membres comprennent des jeunes de la
génération Y23 dont on dit qu’ils sont capables de gérer de
grandes quantités d’information, de faire plusieurs choses
en même temps, d’apprivoiser rapidement les nouvelles
technologies, en plus d’être des experts dans le développement de réseaux. Cependant, parmi ces jeunes plutôt
« high-tech », se démarque un groupe doté d’idéaux communautariens, désireux de se tailler une place dans l’agriculture biologique. Plusieurs de ces jeunes possèdent une
formation en agriculture, mais n’ont accès ni à la terre ni
à la machinerie. Ils explorent donc des solutions qui font
appel à des réseaux de solidarité et à des approches créatives pour atteindre leurs buts. Par exemple, au lieu
d’acheter une ferme familiale, plusieurs empruntent,
louent ou achètent la terre en mode coopératif. Des fiducies foncières permettent parfois ces ententes inhabituelles. Les entreprises créées par ces jeunes néo-ruraux
impliquent souvent des arrangements sociaux différents
car elles ne sont habituellement pas gérées par un couple
ou une famille, mais plutôt par une petite communauté
d’amis, de bénévoles et de stagiaires qui font partie de
réseaux de gens à la recherche d’un mode de vie rural.
Nombre d’entre eux ont des projets de « paniers bio »;
en réalité, la moitié des agriculteurs dans le réseau d’agriculture soutenue par la communauté sont âgés de moins
de quarante ans (alors que seulement 20 % des agriculteurs québécois sont âgés de 34 ans ou moins)24. Certaines
de ces fermes font partie d’un petit réseau d’entreprises
biologiques qui travaillent en synergie. Ce groupe innove
dans les formes sociales, notamment dans l’organisation
du travail, la tenure foncière et la vie en communauté – et
non dans les méthodes de production (comme les traditionalistes innovateurs), dans les démarches politiques
(comme les agriculteurs commerciaux), ou dans la mise
en marché et les produits de niche (comme les adhérents
de la contre-culture). Ils partagent souvent les mêmes
positions que les agriculteurs de proximité, entretenant
des liens personnels avec leurs clients, rejetant parfois la
certification et défendant une position éthique particulière face à l’agriculture.
À travers cette typologie des agriculteurs biologiques,
on constate des différences générationnelles : d’abord, la
plupart des adhérents à la contre-culture ont commencé
dans les années 1970; ensuite, les traditionalistes innovateurs et les agriculteurs commerciaux se sont incorporés
dans les années 1980 et 1990; puis, les jeunes néo-ruraux
forment le groupe le plus récent, ne ressemblant ni à l’un,
ni à l’autre. Les agriculteurs de proximité traversent les
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décennies et se renouvellent constamment. Une dimension importante de ce phénomène consiste en la perméabilité de ces groupes, qui représente un avantage : en
effet, loin d’être étanches, ils se chevauchent et s’influencent mutuellement. Ainsi, certains agriculteurs traditionnels adoptent des idées sur les énergies subtiles et la
spiritualité, alors que des héritiers de la contre-culture
deviennent des entrepreneurs agricoles efficaces et bien
organisés en réseaux. Ces influences font partie d’une
dynamique permettant aux producteurs biologiques d’expérience de disséminer les « valeurs bio » parmi les nouveaux venus. Les anciens agriculteurs conventionnels
transmettent aussi leurs connaissances sur la gestion efficace d’une ferme et l’utilisation des instances traditionnelles (comme l’Union des producteurs agricoles ou le
Ministère de l’agriculture) pour leurs propres besoins
organisationnels.
Il est aussi important de noter qu’il n’y a pas de lien
entre ces catégories et la taille de la ferme ou le secteur
de production. Ainsi, certains petits producteurs peuvent
partager les objectifs d’efficacité et de rentabilité des agriculteurs commerciaux, tout en valorisant la transmission
des savoirs et des valeurs à des bénévoles hébergés sur la
ferme. De même, certains grands producteurs céréaliers
peuvent intégrer des pratiques biodynamiques dans leurs
méthodes, ou partager une vision holistique de la ferme
comme un agro-écosystème qui doit favoriser la vie de
tous les vivants. On constate que les agriculteurs biologiques ne correspondent pas facilement à des stéréotypes,
défiant ainsi la catégorisation et les idées reçues. Cependant, l’identification de certaines tendances permet d’attirer l’attention sur les différentes approches de l’agriculture biologique, et de souligner la diversité au sein de
ce groupe ainsi que les multiples façons de préserver une
agencéité sur leur ferme.
En résumé, les agriculteurs de la contre-culture expriment leur agencéité en refusant de devenir des entrepreneurs capitalistes conventionnels. Ils choisissent plutôt une pratique qui corresponde à leurs aspirations
idéologiques, centrées sur un mode de vie « riche » en
liberté, en autonomie et en relations humaines, souvent
aux dépens de la richesse monétaire. Certains de ceux-ci
mettent de l’avant la recherche personnelle et spirituelle,
rejetant l’idée même de l’agriculture comme une activité
productive d’abord et avant tout. Ils prônent plutôt l’agriculture biologique comme une voie vers une ontologie relationnelle, une communication sensible avec d’autres
règnes de vie.
Les agriculteurs de proximité, tout comme un certain
nombre de jeunes néo-ruraux, préservent un espace
d’agencéité à travers des stratégies de mise en marché
12 / Mary Richardson
directe et de développement de réseaux locaux de relations et d’échanges. S’opposant explicitement à un système agro-alimentaire mondialisé qui dissocie « producteurs » et « consommateurs », et contribue à l’injustice
sociale et à la pollution de la planète, ils choisissent de
participer à la création d’économies locales qui nourrissent
à la fois les corps et les relations entre les individus. Alors
que certains défendent la certification comme un acquis
important du mouvement pour l’agriculture biologique,
d’autres rejettent ce qu’ils perçoivent comme un processus bureaucratique et inadapté aux réalités des agriculteurs biologiques à petite échelle. Ils ne ressentent pas
le besoin d’une réglementation par l’État, contrairement
aux agriculteurs commerciaux et aux traditionalistes innovateurs qui en ont besoin pour exporter leurs produits et
les commercialiser dans des chaînes d’épicerie.
Pour cette catégorie de producteurs biologiques,
l’agencéité réside plutôt dans les stratégies d’influence
qu’ils peuvent exercer sur la définition des normes, la
détermination des primes et le développement des marchés. Ces producteurs visent à démontrer qu’une ferme
biologique peut être aussi productive, rentable et efficace
qu’une ferme conventionnelle. Ils cherchent activement à
développer de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques
et de nouvelles organisations qui serviront leurs objectifs. Bref, ils veulent créer des entreprises viables à l’intérieur des systèmes économiques et réglementaires
nationaux et internationaux. Leur agencéité est fortement liée à cette capacité à être de véritables acteurs sur
leur ferme, à développer leurs propres savoirs et techniques, plutôt qu’à l’observation des conseils agronomiques
conventionnels. En fait, ils engagent souvent à travers
des clubs leur propre agronome qui les appuiera dans
leurs apprentissages et leurs démarches, renversant en
quelque sorte la situation fréquente dans le réseau conventionnel où l’on reçoit des savoirs au lieu de les générer.
Retrouver le plaisir et le défi de faire de l’agriculture et
redevenir de véritables acteurs sur la ferme s’avèrent les
motivations les plus déterminantes pour ces producteurs
biologiques, tout comme pour d’autres.
L’agriculture biologique comme quête
d’agencéité
L’étude du cycle de vie des mouvements sociaux permet
de vérifier qu’ils sont en constante transformation; d’observer leur tendance à se séparer en différentes branches
sous l’effet des gains obtenus; et de constater également
l’existence de tensions en leur sein. Certains acteurs s’investissent dans les dimensions culturelles et le mode de
vie proposés par leur mouvement; d’autres s’engagent
dans des processus politiques; d’autres encore se consaAnthropologica 52 (2010)
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crent à des innovations technologiques. Bien que toutes
ces actions soient importantes et même complémentaires,
elles suscitent des tensions, car ces différents acteurs peuvent avoir des priorités divergentes (Eyerman et Jamison
1991; Tovey 2002). Il existe plusieurs exemples de ces tensions au sein du mouvement pour l’agriculture biologique : les différends au sujet des normes nationales et des
politiques gouvernementales; les débats sur le rôle de la
Fédération de l’agriculture biologique du Québec et de
l’Union paysanne; les conflits liés aux développements
technologiques, tels que les pesticides biologiques; les tensions entre les systèmes locaux d’approvisionnement et
le commerce mondial en font tous foi. Ainsi, les mouvements sociaux vivent des tensions internes, en plus des
frictions externes avec les institutions dominantes (Tovey
2002).
Ces forces centrifuges mènent parfois à la fin du mouvement ou à sa division en plusieurs mouvements séparés.
En fait, l’espace créé par un mouvement social est temporaire et constamment envahi par d’autres acteurs
(Eyerman et Jamison 1991). Ainsi, le succès d’un mouvement est paradoxal. D’une part, il permet de mobiliser
des ressources et de tirer profit de certaines opportunités (par exemple, l’obtention de subventions, la participation à des décisions politiques et la création de nouvelles structures, telles que les filières). D’autre part, la
reconnaissance officielle coïncide aussi souvent avec la fin
du pouvoir contestataire du mouvement, absorbé par les
logiques et les institutions gouvernementales (Tovey 2002).
Par exemple, à l’origine, les normes représentaient
un des lieux privilégiés pour l’expression de l’agencéité
des agriculteurs biologiques. Ces normes, débattues et
définies par et pour les agriculteurs eux-mêmes, sont
basées sur leurs expériences, leurs idéaux et leurs savoirs.
Au fur et à mesure qu’on a transféré la responsabilité de
ces normes aux institutions bureaucratiques (qui sont de
plus en plus éloignées de la ferme), et ce, même si ce transfert était jugé nécessaire par plusieurs, les producteurs
ont progressivement perdu leur pouvoir décisionnel et le
contrôle des activités sur leur ferme, reléguant ces responsabilités et ces pouvoirs aux experts et aux autres instances, situés hors de la ferme. Ainsi, l’agencéité accrue
que cherchaient les producteurs biologiques est minée
par des procédures standardisées, des inspections et
davantage – et ce, même si ces normes sont réclamées
dans le but de donner à l’agriculture biologique de la crédibilité et de protéger l’appellation. Afin de conserver leur
pouvoir de contestation, certains agriculteurs biologiques
préfèrent appuyer l’Union paysanne (qu’ils perçoivent
comme plus critique à l’égard des politiques gouvernementales et du pouvoir du syndicat agricole) plutôt que la
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Fédération de l’agriculture biologique du Québec (liée à
l’UPA); c’est le cas notamment des agriculteurs de proximité.
La double tâche d’un mouvement est d’agir à la fois
dans la sphère politique et dans la sphère culturelle –
créant de nouvelles identités, de nouvelles valeurs et de
nouveaux modes de vie (Tovey 2002). Ces différentes prérogatives existent dans une tension dynamique. Certains
individus se concentrent sur les changements de valeurs
et de mode de vie, alors que d’autres participent à des
processus politiques, tels que la définition de normes
nationales, le développement de politiques et les activités de syndicats agricoles, ainsi que l’illustrent les différentes priorités des agriculteurs biologiques au Québec.
Plusieurs des agriculteurs de proximité ne se certifient
pas; ils préfèrent en effet cultiver des relations de
confiance avec leurs clients, ce qui leur permet, pensentils, de mieux communiquer les valeurs et la vision du
monde mises de l’avant par le mouvement pour l’agriculture biologique. Plutôt que de miser sur un logo pour
transmettre le sens de leurs produits, ils préfèrent s’adresser directement avec leurs clients à travers des feuillets
d’information sur la ferme et des conversations personnelles, qui vont souvent bien au-delà des discussions sur
l’agriculture et l’alimentation. Pour cette catégorie de producteurs, les exigences de la certification sont perçues
comme étant à la fois trop techniques (allant donc à l’encontre de l’idéal d’une approche agro-écosystémique holistique) et trop strictes en ce qui concerne certaines pratiques très spécifiques. Ces contraintes empêcheraient ainsi
de s’adapter aux conditions écologiques, sociales et économiques locales pour tenir compte de l’agro-environnement et de l’impact écologique global de la ferme – en les
forçant par exemple à importer des intrants biologiques
au lieu d’utiliser des intrants disponibles localement, mais
non biologiques, comme le fumier à composter ou les
ingrédients pour les moulées animales.
Ainsi, le choix entre une action « culturelle » et une
action « instrumentale » n’est pas seulement une manifestation des adaptations du mouvement aux circonstances
changeantes, mais peut être vécu comme une dichotomie
problématique à l’intérieur même du mouvement (Tovey
2002). Cette dualité (je dirais même, pluralité) des objectifs place les acteurs devant des choix difficiles quant aux
priorités du mouvement, car un mouvement social est forcément composé de différentes motivations, relations et
orientations. Ainsi, il y a un prix à payer pour la reconnaissance, en ce sens qu’elle place parfois les agriculteurs
biologiques en contradiction avec les objectifs et les
valeurs qu’ils défendaient au départ. Jusqu’à un certain
point, le processus leur échappe et marque les dissensions
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au sein du mouvement. De plus, les conséquences de cette
acceptation sociale plus large sont imprévues. Par exemple, il peut y avoir cristallisation d’une méthode de travail et exclusion de toutes les autres, ce qui réduit la pluralité et la coexistence d’approches multiples. Les
agriculteurs biologiques résistent à une définition absolue
des « bonnes pratiques », proposant plutôt leurs propres
réflexions sur une éthique du vivant – par exemple en
s’opposant aux cultures transgéniques, aux monocultures et au confinement des animaux d’élevage.
Mais ces différentes priorités ne sèment pas que la
division. Elles constituent aussi des forces créatrices qui
poussent le mouvement dans différentes directions. Même
si ces tensions peuvent effectivement mener à sa fragmentation, la réalité n’est pas si tranchée, car les individus incarnent souvent un mélange complexe d’idées, de
pratiques et de savoirs. Les activités, les priorités et les
valeurs changeantes du mouvement s’avèrent une source
d’enrichissement en même temps que de déchirement.
Ainsi, les conflits entre les pratiques idéales et actuelles
sont ressenties autant par les individus que par le mouvement en général. Par exemple, certains individus choisissent de produire en monoculture pour des impératifs de
productivité et de rentabilité, même si leur idéal tend vers
une polyculture. Plusieurs utilisent des matériaux non
biodégradables (bâches flottantes, paillis de plastique) du
fait qu’ils sont pratiques et efficaces, même s’ils sont idéologiquement engagés à l’égard d’une ferme sans déchets.
Par ailleurs, les producteurs biologiques doivent composer avec les demandes des consommateurs, parfois au
prix de leurs propres préférences. Chaque ferme doit
donc trouver un équilibre entre des considérations économiques, sociales, environnementales et éthiques.
Conclusion
Si nous adoptons la définition de la stratégie proposée par
de Certeau (1990) comme étant la capacité à calculer les
relations de pouvoir d’un point de vue qui appartient au
sujet avec sa propre volonté, nous constatons que les agriculteurs biologiques développent diverses stratégies visant
à protéger la ferme des mécanismes de contrôle externe,
ou du moins, à s’accommoder, à leur façon, de ces contrôles pour en tirer quelques avantages. Dans un domaine
où le pouvoir des instances provinciales, nationales et
internationales détermine les conditions de production,
de transformation et de commercialisation, la marge de
manœuvre peut paraître bien mince. Certains agriculteurs s’éloignent le plus possible de ces structures, par
exemple en vendant leurs produits directement aux clients
et en refusant d’adhérer à un syndicat. D’autres tentent
plutôt de se servir des organismes existants, ou d’en créer
14 / Mary Richardson
de nouveaux, pour mettre de l’avant leurs propres intérêts.
N’étant admissible qu’à très peu de soutien dans le
contexte québécois actuel, les agriculteurs biologiques
travaillent souvent (mais pas toujours) en marge des institutions de l’État, de leurs programmes et de leur savoir
expert. En l’absence de ressources établies pour les
appuyer dans des démarches souvent innovantes, ils
construisent des savoirs agricoles alternatifs et locaux
fondés sur des observations et expériences individuelles,
sur le partage des apprentissages avec d’autres producteurs biologiques et sur les savoirs diffusés à travers des
organismes (tels que les organismes de certification et de
formation) (voir à ce sujet Richardson 2005, 2008). Des
structures sont aussi mises en place pour répondre aux
besoins réels des producteurs biologiques, se substituant
ainsi à l’encadrement offert par certaines instances créées
par, et pour, les agriculteurs biologiques, mais perçu
comme inadapté et peu sensible à leurs réalités.
On peut donc constater que lorsque la liberté de
manœuvre des agriculteurs rétrécit, ces derniers se taillent de nouveaux espaces d’agencéité dans les marges de
l’agriculture dominante et parfois même en opposition
avec la direction que prend l’agriculture biologique. Ce
que proposent les agriculteurs biologiques en tant que
groupe est bien plus qu’un remède technique à ce que les
tenants de l’agriculture intensive et industrielle perçoivent comme des échecs. Ils affirment une éthique particulière du vivant, une façon d’être au monde, et réaffirment l’agencéité de ce qui est vivant, un vivant dont font
partie les humains. Ils croient donc au pouvoir de l’individu pour contrer la marginalisation, la désappropriation
de leur pouvoir et le rétrécissement de leur marge de
manœuvre. Une productrice de plantes médicinales biologiques résume bien cette position :
Qu’est-ce qui me motive encore? La conviction profonde
que moi j’ai quelque chose à faire ici. […] Je peux gueuler. Je peux gueuler tous les jours. Je peux rager même.
Mais je peux aussi agir dans mon univers à moi, qui est
petit. Mais je crois que j’aime autant agir dans mon
univers tout petit […]. Je pense que j’ai un pouvoir
assez important. Et j’ai bien l’intention de m’en servir
et de continuer à m’en servir. [#38]
Mary Richardson, Affiliation?, 3714, route Tewkesbury, Stoneham, Québec, G3C 2L8 Canada. Courriel : mryrchrdsn@
yahoo.ca.
Notes
1 Je tiens à remercier très chaleureusement toutes les agricultrices et tous les agriculteurs qui m’ont ouvert leur ferme
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et leur vie, le temps d’une entrevue. Ma reconnaissance va
également à madame Birgit Müller, qui m’a invitée à participer à ce numéro. La recherche doctorale dont est issu cet
article a été rendue possible grâce au support financier du
Fonds québécois de recherche sur la société et la culture
(FQRSC) et du Fonds Georges-Henri Lévesque (Faculté
des sciences sociales, Université Laval). Je les remercie de
la confiance qu’ils m’ont témoignée. Je suis très reconnaissante également aux deux évaluateurs anonymes dont les
commentaires et suggestions ont permis d’améliorer la version initiale de cet article. Je remercie enfin madame Hélène
Giguère et monsieur Langis Pitre pour leur révision méticuleuse du texte à différentes étapes de l’écriture.
Le terme « agencéité » est ici entendu comme l’équivalent
de « agency » en anglais, et se rapporte à la capacité des
individus à entreprendre des actions dans un contexte
donné. Sans vouloir négliger l’importance de la société dans
les actions des individus, j’attire ici l’attention sur l’espace
que se donnent les agriculteurs biologiques pour agir selon
leurs propres intérêts et convictions.
Ces cinq régions sont : Capitale Nationale, Chaudière-Appalaches, Montérégie, Estrie, et Bas Saint-Laurent.
En résumé, 14 des fermes cultivent des céréales et du fourrage, habituellement en combinaison avec l’élevage pour la
viande ou le lait; 12 font du maraîchage (la plupart vendent
des « paniers bio »); 9 se dédient à la production laitière
(dont 6 de vache et 3 de chèvre); 7 élèvent des animaux pour
la viande (bœuf, porc, bison, agneau et poulet); 6 cultivent
des plantes médicinales; 6 produisent du sirop d’érable (souvent en combinaison avec autre chose); et 5 possèdent des
vergers. Cet échantillon n’est pas nécessairement représentatif du nombre de fermes « bio » dans chaque secteur
de production. Il contient par exemple peu de producteurs
de céréales et oléagineux non associés à l’élevage et les acériculteurs sont sous-représentés. Mon objectif était cependant de couvrir une diversité de types de fermes, et donc de
pratiques, afin d’obtenir un éventail de perspectives le plus
large possible. Plutôt que de viser seulement des fermes
« bio » typiques, j’ai choisi par ailleurs d’inclure certaines
pratiques et discours marginaux.
Les thèmes abordés au cours des entrevues se regroupent
en quatre grandes catégories : 1) le portrait de la ferme
(cultures, élevages, nombre d’hectares en production, boisés, friches, certification biologique, propriété de la ferme,
mise en marché, infrastructures, etc.); 2) le parcours de
l’agriculteur (formation, emplois antérieurs, expérience en
agriculture et motivations à produire en régie biologique);
3) les savoirs mobilisés dans leur travail (apprentissage de
l’agriculture biologique, sources d’aide, formation, servicesconseils utilisés, documents consultés, etc.); 4) les valeurs des
producteurs biologiques (définitions de l’agriculture biologique, motivations, vision de l’avenir).
Il n’est malheureusement pas possible de savoir si mon
échantillon est représentatif de la population générale des
agriculteurs biologiques québécois car il n’existe pas de statistiques permettant de connaître les caractéristiques des
producteurs biologiques.
Ma traduction.
Ma traduction.
Ma traduction.
Anthropologica 52 (2010)
10 Ma traduction.
11 Ma traduction.
12 Par exemple, le retour à la terre et les expériences des communes ont aussi favorisé l’émergence du mouvement des
sages-femmes ainsi que la pénétration des traditions médicales et spirituelles asiatiques et amérindiennes dans la culture anglo-américaine.
13 Au Québec, il n’y a qu’un syndicat agricole officiel : l’Union
des producteurs agricoles (UPA). Pour une histoire du syndicalisme agricole au Québec, voir Kesteman et al. (2004).
Bien que l’Union paysanne (un groupe syndical alternatif)
ait été fondée en 2001 afin de contester ce monopole et de
défendre une autre vision de l’agriculture, elle ne possède
pas de statut officiel.
14 La « certification » est une preuve que la ferme qui l’obtient utilise des méthodes qui sont reconnues en conformité
avec les normes établies dans l’agriculture biologique. La
vérification se fait par un tiers (une agence de certification)
et donne droit à l’étiquetage des produits sous le sceau de
« bio ». Il s’agit donc d’une protection à la fois pour le
consommateur (ce qu’il achète respecte les normes en
vigueur) et pour le producteur (d’autres n’utilisent pas l’appellation sans se conformer aux mêmes critères).
15 Il s’agit d’une certification internationale qui permet de
reconnaître les produits issus de l’agriculture biodynamique, qui est basée sur les enseignements de Rudolf Steiner.
16 Une « table filière » est une structure caractéristique du
secteur agroalimentaire québécois qui regroupe des représentants d’un secteur d’activités (ici la production biologique). Elle se donne comme objectif de faciliter la concertation sur les enjeux du secteur ainsi que son développement
optimal.
17 Les « paniers bio » (ou agriculture soutenue par la communauté) sont des livraisons hebdomadaires de produits
de la ferme qu’un groupe de « partenaires » de la ferme
reçoit durant la saison de production. Les partenaires achètent une part de la récolte à l’avance et partagent donc les
risques associés à la production agricole.
18 Cette réalité est souvent appelée « foodshed » en anglais
(Kloppenburg et al. 1996).
19 Ces termes sont inspirés de « food from nowhere » et « food
from somewhere » utilisés par Hugh Campbell à la conférence du Agriculture, Food and Human Values Society
(Victoria, Colombie britannique, juin 2007).
20 Cette approche « minimaliste » consiste à éliminer l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques, en les substituant par d’autres substances permises par les normes biologiques (pesticides biologiques, engrais biologiques achetés,
etc.). Cette façon de faire est considérée par plusieurs
comme non écologique parce que la logique de production
ne change pas. Elle se base en effet sur les monocultures,
l’achat d’intrants, la recherche d’une productivité maximale,
etc. ; plutôt que de viser l’équilibre dans l’agro-écosystème
à travers la polyculture, l’utilisation d’intrants venant de la
ferme, les rotations de culture, le recours aux périodes de
jachère, la pratique du compostage et l’utilisation d’engrais
verts, par exemple. Cette réalité fait partie des débats qui
ont cours dans la littérature sur l’agriculture biologique (en
économie politique surtout), souvent appelés le « conventionalization debate ». La plupart des articles sur le sujet
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ont été publiés dans Sociologia Ruralis et Agriculture and
Human Values.
La transition vers les méthodes biologiques est un processus qui prend au moins trois ans et qui implique de cesser
d’utiliser tout intrant prohibé (tel que les engrais chimiques
et les pesticides) et de restaurer la santé du sol à travers
l’application de compost, le sarclage des mauvaises herbes
et l’utilisation d’engrais verts, par exemple. Pour les élevages, le troupeau doit se nourrir exclusivement d’aliments
biologiques et ne recevoir aucune hormone ni aucun antibiotique pendant un an, avant de pouvoir obtenir la certification biologique.
La gestion de l’offre est un système en vigueur au Canada
dans les secteurs de la production laitière, des œufs et de la
volaille, qui permet de contrôler les quantités mises sur le
marché ainsi que les prix obtenus. Les producteurs doivent
donc obtenir le « droit de produire » ces denrées et respecter des quotas.
Appelée de diverses façons, dont « génération Net ». Ce
sont des jeunes nés entre les années 1977 et 1990.
Voir le site laterre.ca, consulté le 14 mars 2007.
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