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n. 24
Le Clown dans l’Enseignement de Jacques Lecoq
Guy Freixe
Professeur de l’Histoire etd’esthétique des Arts de la Scèneà l’Université Franche-Comté, Besançon, France.
Comédien, metteur en scène et pédagogue de théâtre formé à l’École Jacques Lecoq.
[email protected]
Résumé
Resumo
Le présent article nous montre que la pratique du style clown développé à l`École Internationale de Mime,Théâtre et Mouvement
Jacques Lecoq appartient à la tradition de
l`École du Vieux Colombier créé par Jacques
Copeau dont le fondement est l`esprit enfantin
et le jeu.
O presente artigo nos mostra que a prática
do estilo clown tal como é desenvolvida na Escola Internacional de Mimo, Teatro e Movimento de Jacques Lecoq pertence à tradição da
Escola do Vieux Colombier criada por Jacques
Copeau, que tem como base o espírito infantil
e o jogo.
Palavras-chave
Mots clés
Clown. Jacques Lecoq. Jacques Copeau.
Clown. Jacques Lecoq. Jacques Copeau.
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Le renouveau du clown de théâtre doit beaucoup à l’enseignement de Jacques Lecoq. En
1962, six ans après la création de son école
à Paris, Lecoq commence un travail sur le jeu
clownesque qui s’avèrera déterminant pour le
renouveau du clown; un clown qui quittera la
piste du cirque où il se meurt pour gagner la
rue, les cabarets, les scènes de théâtre. Lecoq
a œuvré à cette mutation du clown de cirque
vers le clown de théâtre, ouvert à des situations dramatiques renouvelées. Territoire dramatique qu’il nommera dans son enseignement, à partir des années 80, les « variétés
comiques », incluant le burlesque, l’absurde,
les excentriques…
Mais avant de s’intéresser à cet enseignement, faisons un petit détour pour mieux comprendre l’héritage reçu par Lecoq, et éclairer
ainsi sa filiation avec Jacques Copeau1.
Le « vrai acteur » : le clown
Copeau a été un semeur de graines. Un
initiateur et un éveilleur. Il a toujours pensé avant même de fonder, il y a de cela tout juste
cent ans, le Théâtre du Vieux-Colombier - que
la rénovation urgente du théâtre devait passer
en premier par l’acteur. Et qu’il fallait débarrasser la scène et le jeu des tricheries et faussetés
accumulées depuis des lustres. C’est du côté
de l’enfance, de l’instinct de jeu de l’enfant,
que Copeau va chercher les fondements de sa
pédagogie. Avait-il en tête l’aphorisme de Baudelaire : « Le génie, c’est l’enfance retrouvée
à volonté » ? Le fait est que Copeau attachait
la plus grande importance au jeu des enfants
1 Cf. Freixe G., La Filiation Copeau – Lecoq – Mnouchkine,
une lignée du jeu de l’acteur, Montpellier, L’Entretemps, coll. «
Les voies de l’acteur », 2014.
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et avait jugé bon de ne pas envoyer les siens
à l’école, comme nous l’apprend sa fille Marie-Hélène Dasté, afin qu’ils tirent de leurs jeux
seuls toute leur instruction :
« Nous étions habités par une espèce
d’invention perpétuelle, encouragée
par mon père, et qui d’ailleurs pour lui
était comme la loi, le secret de l’éducation d’un acteur : lui faire garder son
esprit d’enfance, lui faire retrouver toujours cette faculté d’émerveillement
et d’étonnement qui est celle des enfants2. »
Copeau voulait préserver chez l’acteur cette
faculté de poésie et de créativité, cet état de
jeu fait de disponibilité, d’invention, d’attention
et d’imagination, et c’est avec de jeunes enfants de dix à quatorze ans qu’il va commencer, pendant la guerre, à mener ses premiers
exercices pédagogiques pour se préparer à
l’ouverture de son École du Vieux-Colombier.
En proposant un travail autour des fables de La
Fontaine, il se montre dès le début vigilant à ce
que les enfants entrent dans les personnages
par le corps : non pas seulement en « signifiant
» l’animal pour qu’il soit reconnaissable, mais
en le « mimant intérieurement », en recherchant
par exemple « la démarche silencieuse et déliée du chat pour qu’apparaisse son caractère
»3… Copeau veut que ce soit par le corps et
une imagination toute physique que l’enfant
se lance en premier dans le jeu dramatique. Il
se méfie des mots et de l’analyse psychologique des personnages de la fable, comme si
2 Rencontre avec Marie-Hélène Dasté, Catherine Dasté,
Christophe Allwright : une famille d’acteurs , rencontre organisée le 19 mars 1993 dans le cade des Ateliers de formation
permanente du Théâtre du Campagnol, éd. Théâtre du Campagnol - Centre Dramatique National de Corbeil-Essonnes,
VHS.
3 Copeau J., Registres VI : L’École du Vieux-Colombier, textes
établis, présentés et annotés par Sicard Cl., Paris, Gallimard
NRF, coll. « Pratiques du théâtre », 2000, p. 99.
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la rationalité du langage éloignait l’enfant du
mimétisme premier et de la spontanéité créatrice. Copeau se dit enchanté par ces premiers
exercices sur l’improvisation à partir des animaux et il est conscient qu’ils vont orienter sa
recherche future : « Cette mine d’observation,
écrit-il dans son Cahier, et l’expérience de ces
exercices seront d’un grand secours à l’artiste
pour la représentation plus ou moins forcée et
caricaturée des personnages de la comédie4.»
Copeau cherche à déclencher chez l’enfant un
jeu libre, inventif, personnel, qui le “transporte“
dans l’imaginaire. Il attachera à ce mouvement
libératoire la plus grande importance par la
suite. Mais pour cela, il faut que l’enfant entre
totalement dans son jeu, qu’il joue vraiment,
c’est-à-dire qu’il quitte la réalité pour vivre
dans l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle
il refuse toute inféodation à l’écrit : « Se défier
surtout de ce qui nous rapproche de la littérature. Fuir aux antipodes. Pas de rapport ni
de communication. Il ne s’agit pas d’improviser d’après, mais d’improviser tout court. Pas
d’intermédiaire. L’improvisateur vaut ce qu’il
vaut. Et tant vaut l’improvisation…5. » Copeau
se rend compte alors qu’il y a deux écoles
possibles, qui s’opposent quant à la nature
du jeu recherché : l’école de l’improvisation et
l’école de l’interprétation. Dans l’improvisation,
l’acteur est confronté avant tout au présent
et à l’instant partagé avec le partenaire et le
public. Dans l’interprétation, qui part du texte
dramatique, il doit médiatiser avec l’épaisseur
sémantique du langage. Copeau opte pour
l’improvisation. Il s’en ouvre rapidement à ses
deux complices, Charles Dullin et Louis Jouvet, qui sont au front. Leur correspondance,
n. 24
de décembre 1915 à avril 1916, tourne autour
de cette formidable révolution qu’est la découverte du jeu improvisé et des perspectives
nouvelles qu’elle ouvre.
En janvier 1916, Copeau franchit une nouvelle étape. Il découvre avec enthousiasme les
improvisations clownesques des trois frères
Fratellini. Il écrit à sa femme : « Je crois que je
n’aime plus réellement que la farce au théâtre.
J’ai été cinq fois au Cirque revoir les mêmes
clowns6. » Il admire leurs lazzi, et leur jeu sans
cesse renouvelé avec le public : « Un soir, un
de ses lazzi déclenche le rire sonore et prolongé d’une dame de la galerie. [Le clown] s’arrêta net et, campé de profil, dévisagea la rieuse,
sans bouger, les sourcils hauts. Et comme la
femme riait de plus en plus, il ne cessait de la
regarder. Puis il reprit son exercice, et il ne fit
rien, ce soir-là, qui ne fût en fonction de cette
complicité qu’il avait dans la salle. La saveur
de son jeu en était décuplée7. » Il admire « la
grâce alerte de leurs corps entraînés8 », qui leur
permet de trouver une transposition des sentiments par une écriture poétique du geste, et
leur capacité à inventer au présent, dans une
interaction constante avec la salle. Il est frappé
par la justesse de la définition d’un des principes de leur art : « Le mouvement, le rythme
et la précision9. » Copeau rapporte dans son
carnet ce qu’il écrit, en juin de la même année,
à son ami Jaques Dalcroze : « (…) Et puis voir
se replacer, en serviteur de livrée, au cirque,
celui (l’Individualité précise) que l’on vient de
6 Copeau J., Cahier « La Comédie improvisée », Registres III :
Les Registres du Vieux Colombier I, textes recueillis et établis
par Dasté M. H. et Maistre Saint-Denis S., Paris, Gallimard
NRF, coll. « Pratique du théâtre », 1979, p. 319.
7 Idem., p. 320.
4 Idem, p. 101.
8 Ibid.
5 Note de Copeau sur la lettre de Jouvet du 10 janvier 1916,
in Registres VI : L’École du Vieux-Colombier, op. cit., p. 110.
48
9 Ibid.
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voir faire des miracles… - j’allais au cirque pour
cela ! L’un se détache du groupe – puis revient
– pour un numéro sensationnel – puis ressort et
rentre – en livrée – dans la Communauté. C’est
beau ! – Voilà le vrai acteur10 ! »
Copeau écrit à son ami André Gide : « L’aire
vide de la piste hante mes insomnies11. » Cet
espace de tous les possibles deviendra pour
lui l’espace de jeu idéal : une scène désencombrée, peuplée entièrement par l’imagination de
l’acteur. Il n’oubliera jamais qu’un clown porte
avec lui l’espace de jeu qui lui est nécessaire.
Son costume seul est son propre décor. Il y a là
pour Copeau une leçon essentielle qui relie le
clown à la vitalité d’une tradition, à cet acteur
improvisateur de la commedia dell’arte qui savait puiser dans l’enfance la force première de
sa fantaisie.
Au vide du plateau, Copeau veut accorder
le vide intérieur de l’acteur. Un vide qui fasse
vibrer l’être en le reliant à l’authenticité de son
engagement. Un vide mystérieusement plein.
C’est ce vide que Copeau recherchait justement à faire naître dans ses premiers essais
d’improvisation avec les enfants, en suivant le
développement naturel de leur instinct de jeu,
en les encourageant et les accompagnant dans
leur chevauchée imaginaire. Ce travail avec les
enfants, et ses réflexions liées au jeu improvisé
des clowns, ont radicalement changé sa manière de travailler. Désormais, Copeau renonce
à emplir l’acteur d’informations et d’explications sur le jeu et le caractère du personnage. Il
préfère faire appel à la puissance mystérieuse
de ce vide pour que les ailes de l’imagination
de l’acteur se déploient, et qu’il se laisse porter
jusqu’à l’incarnation de son personnage.
10 Idem., p.321.
11 Idem, p. 322.
49
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Du clown de cirque au
clown de théâtre : la pédagogie du «
bide »
Jacques Lecoq, qui ouvre son École à Paris
en 1956, est dans la continuité pédagogique
de l’École du Vieux-Colombier de Copeau
(1921-1924). Il vise avant tout à éveiller l’instinct dramatique de ses élèves en les faisant
improviser dans le silence d’avant les mots.
Le corps y est l’instrument premier de l’acteur.
Le masque un positionnement initial visant au
retrait de la subjectivité : l’acteur tend à se vider de lui-même, à devenir impersonnel pour
mieux recevoir les phénomènes du vivant et
plus tard les réfracter dans son jeu. Dans cette
lignée de théâtre, ce qui « apparaît » dans les
manifestations corporelles de l’acteur importe
plus que le « dissimulé ». Au début de son enseignement, Lecoq s’appuie essentiellement
sur l’étude des grands territoires dramatiques
que sont la tragédie grecque, avec la dynamique du chœur et du héros, et la commedia
dell’arte, qu’il contribua avec Amleto Sartori et
Giorgio Strehler à « ressusciter » en collaborant
au mythique Arlequin serviteur de deux maîtres
de Goldoni. Ce n’est qu’à partir de 1962 qu’il
fera une incursion du côté du jeu clownesque,
qui deviendra vite un temps fort de son enseignement. Et cela en s’interrogeant sur la nature
de la relation entre la commedia dell’arte et les
clowns de cirque. Lecoq cherchait par des
exercices à mieux saisir l’émergence du rire :
« J’installais la piste et chacun s’y
présentait avec la seule obligation de
nous faire rire. C’était terrible, ridicule,
personne ne riait ; les élèves-clowns
prenaient le « bide » dans l’angoisse
générale ; et, à mesure que chacun
passait, le même phénomène se renouvelait. Le clown dépité allait s’asseoir, penaud… et c’est à ce momenFreixe // Le Clown dans l’Enseignement de Jacques Lecoq
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t-là que nous commencions à rire de
lui. La pédagogie était trouvée, celle
du « bide »12. »
De quoi riait-on ? Non du personnage que
les élèves tentaient de présenter, mais de la
personne elle-même, mise à nu. Lecoq se rend
compte alors de la spécificité du clown, éloigné de tous les autres registres et territoires
de jeu où il s’agit au fond de jouer quelqu’un
d’autre que soi. Le clown est bien différend,
car il n’existe pas en dehors de l’acteur qui le
joue. Il n’y a pas de doublure à un clown. À
la différence de la commedia dell’arte, où l’acteur passe d’un masque à un autre, changeant
d’énergie et de corps pour incarner tour à tour
Arlequin, Pantalon ou le Capitan, il n’a pas avec
le clown à entrer dans un personnage préétabli. Il doit découvrir en lui la part clownesque
qui l’habite. Moins l’acteur se défend, moins il
essaie de jouer un personnage, plus il se laisse
surprendre par ses propres faiblesses, plus
son clown aura des chances d’apparaître…
Figure 1: Jacques Lecoq avec ses élèves..
Le petit nez rouge du clown, cette boule
de couleur qui illumine les yeux et arrondit le
visage, agit comme un masque, « le plus petit masque du monde » selon l’expression de
Lecoq. Car, comme un masque, le nez rouge
opère une mutation. Quand on le met, ce n’est
12 Lecoq J., Le Théâtre du geste (sous la direction de), entretien avec Perret J., Paris, Bordas, 1987, p. 116.
50
pas seulement un simple objet que l’on pose
sur le visage, c’est un événement qui survient.
L’intime qu’il s’agit de sortir de soi prend tout
à coup une force nouvelle. On se sent plus
large, disponible, capable de transformer ses
faiblesses en force théâtrale, ses ratages en
triomphe. À force de louper, d’être nul, de multiplier les échecs, le clown à un moment où il
ne l’attend pas se surprend et nous surprend
par sa virtuosité… car il y a toujours en lui, enfouies, cachées - comme en chacun de nous
- des prouesses inédites, et derrière sa balourdise apparente, des trésors d’adresse insoupçonnés, le clown surprend toujours et vient démystifier la prétention que nous avons lorsque
nous nous croyons supérieur aux autres, car il
nous rend sensible à la beauté dans l’inadaptation même au réel.
Le postulat de la pédagogie du clown de Lecoq est un peu le suivant : nous sommes tous
des clowns, dans le sens où nous nous voulons
tous beaux, intelligents, forts… alors que nous
avons chacun nos faiblesses, nos zones de fragilité, notre « dérisoire13 »… et c’est cela qui, en
s’exprimant, en sortant au grand jour, fait rire.
Cette découverte de la transformation d’une
faiblesse personnelle (physique ou psychique)
en force théâtrale fut de la plus grande importance pour Lecoq. Cela lui permit de mettre au
point une approche pédagogique personnalisée de cette « recherche de son propre clown
», devenue une étape essentielle de son enseignement et le temps fort, après deux années,
de la fin du voyage de l’École.
13 « La recherche de son propre clown, c’est d’abord la recherche de son propre dérisoire. », in Lecoq. J, en collaboration avec Carasso J-G., Lallias J-Cl., Le Corps poétique, Arles,
Actes Sud-Papiers/ANRAT, 1999, p. 154.
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Du masque neutre au clown :
la géométrie inversée
La pédagogie de Lecoq est encadrée par
deux grands moments de recherche : le masque
neutre, qui occupe six mois de la première année, et le clown, en fin de deuxième année, qui
est une ouverture à l’après-école. D’un côté,
le masque où l’on se quitte, pour accueillir en
soi les grands rythmes du monde du vivant, et
où l’on tend tous vers un même dénominateur
commun ; de l’autre, « le plus petit masque du
monde » qui nous fait exister comme sujet et
où l’individu apparaît dans la singularité de son
propre dérisoire. Mais un dérisoire qui appartient à tout le monde, et définit poétiquement
la condition humaine…
Le masque neutre est une référence commune, quelque peu abstraite, qui vise à rassembler et unifier les élèves. Il est ce commun
dénominateur qui nous unit pour aller à la recherche des fondamentaux de la vie. Sous ce
masque, l’élève accomplit un « voyage élémentaire » qui nous fait éprouver les grands
rythmes de notre destinée commune. Sous ce
masque, l’élève s’identifie aux dynamiques des
éléments : eau, vent, terre, feu ; aux matières :
bois, papier, métal, soie, verre, caoutchouc…;
aux couleurs et aux sons. Lecoq recherche
l’imprégnation corporelle plus que l’expression
corporelle. Le rythme de la forêt, la lumière solaire, la montagne que l’on gravit, la pente que
l’on descend pour regarder le crépuscule dans
la plaine… l’élève doit d’abord en retrouver
l’impression dans son corps, avant d’en donner
une expression. Le masque aide à cette dépersonnalisation pour que le corps puisse nous
faire retrouver concrètement le souffle du vent,
le mouvement des vagues, l’enracinement de
l’arbre et la folie dansante du feu. L’identifica51
tion « mimo-dynamique » permet ainsi de faire
ressurgir « des gestes oubliés14 », et ouvre à ce
qui nous restait autrement impénétrable. L’acteur retrouve alors ce que le corps a gardé en
mémoire de toutes ses expériences sensibles,
et c’est de ces strates enfouies que naissent
les élans profonds de l’expression. Lecoq a fait
de ce postulat le fondement de sa démarche
pédagogique et créatrice : « La nature est notre
premier langage. Et le corps se souvient15 ! »
Figure 2: Jacques Lecoq sous le masque neutre.
Figure 3: Emma la clown (Meriem Menant, qui a découvert
son clown à l’École Lecoq).
Avec le clown, Lecoq touche la limite inverse
de son enseignement : alors que pendant deux
années l’élève part du monde extérieur pour le
laisser se refléter en lui, il lui demande à la fin
de son parcours d’apprentissage, paradoxalement, d’être le plus simplement et profondé14 Cf. Skansberg C., « La recherche des gestes oubliés.
L’École de Jacques Lecoq », La Formation du comédien, études réunies et présentées par Gordon A. M., Paris, éd. CNRS,
coll. « Les Voies de la création théâtrale », T. IX, 1981, p. 7991.
15 Lecoq J, Le Corps poétique, op. cit., p. 56.
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ment possible lui-même, et d’observer l’effet
qu’il produit sur le monde, c’est-à-dire sur le
public. Car le clown n’existe qu’à partir du public. Il garde toujours un contact direct et immédiat avec lui. Il ne peut vivre qu’avec et sous
son regard : « On ne fait pas le clown devant un
public, on joue avec lui16. » Lecoq a comme premier exercice la simple présentation du clown
devant le public… pour que l’élève apprenne à
se « poser » sur lui, prêt à réagir à son contact,
comme si le petit nez rouge était en équilibre
sur le jet d’eau d’une fontaine. On reste ainsi
totalement disponible à l’événement du public.
Emma la clown, ou plutôt Meriem Menant17,
m’a confié que cet exercice de Lecoq avait
été pour elle fondamental, et qu’aujourd’hui
encore elle adore retrouver cette sensation en
s’arrêtant tout à coup dans son spectacle-solo
pour attendre et recevoir ainsi l’impulsion du
public : « Ce qui est fou, c’est que je ne sais
jamais combien de temps cet arrêt va durer.
Je ne fais plus rien. Rien. Le temps alors n’a
plus de prise. C’est une sensation vertigineuse,
enivrante, dangereuse aussi. Mais j’adore ça18.
» Moment périlleux de totale disponibilité au
présent, où l’on ne sait plus ce qui va advenir.
Comme si on était porté et soulevé par le corps
collectif de la salle… Vide matriciel de l’acteur
qui nous fait penser à ce que nous évoquions
plus haut au sujet de la fascination de Copeau
pour le clown et sa scène vide.
Autre élément paradoxal dans la pédagogie
de Lecoq : alors que l’attention a toujours été
16 Idem., p. 156.
17 Meriem Menant a suivi les deux années de formation de
l’École Jacques Lecoq où son clown est né. Elle a créé plusieurs solos, dont Emma la clown sous le divan (2004), Dieu
est-elle une particule ? (2009), Emma Mort même pas peur
(2013), et tourne depuis de nombreuses années avec Catherine Dolto La Conférence, et Grand Symposium : tout sur
l’amour.
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portée sur le collectif, la dimension chorale du
jeu, la création en groupe… le clown est profondément seul. Sa solitude, son unicité fait
sa force. Il conduit l’élève vers le singulier, l’intime, le subjectif, l’irrationnel, le surgissement
du pulsionnel, tout ce qui avait été jusqu’alors
tenu à l’écart de l’exploration dramatique. Mais
ce clown surgit avec d’autant plus de force
qu’il a été préparé par un mouvement contraire
: nulle psychologie ni complaisance à soi dans
cette recherche du clown, car le masque du nez
rouge condense tout le travail mené à l’École
sur le rythme, le mouvement, les passions,
l’écriture poétique du corps. Ainsi, l’intime mobilisé et sollicité trouve une force nouvelle, une
cristallisation dramatique.
Le surgissement du clown
Le clown n’a besoin de presque rien pour
vivre et improviser en scène : une valise, une
chaise, un chapeau… l’exceptionnel doit venir
du très banal en somme.
Le personnage a besoin de conflits avec
le monde extérieur. Pas le clown, car il est en
permanence en conflit avec lui-même. Est-ce
d’ailleurs un personnage cette créature surgie du fond de soi ? Comment la faire advenir
d’ailleurs ? Lecoq avance ici, comme toujours,
d’une manière très concrète: il demande par
exemple à l’élève de montrer une chose qu’il
est le seul à réussir, de jouer d’un instrument de
musique, de se costumer dans la plus grande
liberté, en gardant en tout l’esprit d’enfance.
Meriem Menant se souvient d’avoir trouvé
son clown immédiatement, en revêtant ces
mêmes habits de cheftaine scout qu’elle continue de porter depuis 25 ans. Elle ne sait pas
bien comment cela est arrivé, mais alors qu’elle
18 Interview de Meriem Menant par l’auteur, 28 janvier 2014.
52
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avait eu beaucoup de mal à l’École avec les
exercices du masque neutre « qui l’ennuyaient
profondément », et qu’elle « grimaçait » le plus
souvent en improvisation, soudain, en clown,
elle s’est sentie libre, tellement libre, car elle
n’était plus du tout Meriem mais une « créature » qui savait tout avant elle, et qui possédait
un aplomb sidérant19. Ce clivage est d’ailleurs
toujours très fort entre son clown et elle, entre
Emma et Meriem… Catherine Dolto – sa partenaire de la fameuse Conférence – s’en explique :
« Oser parler de la relation entre un
clown et celui qui le porte sur scène,
son porteur, est d’une grande audace
[…]. En savoir trop pourrait menacer
l’alchimie merveilleuse qui permet au
clown de continuer à vivre et à tirer
son porteur en scène à travers lui. On
pourrait dire son auteur, mais un clown
ça se porte, en soi et hors de soi20. »
En scène, Meriem nous l’a dit, elle ne sait
pas qui s’exprime… Quand Emma est sur
scène, Meriem est ailleurs… mais où ? Partout
sans doute, diffractée en milliers de petits fragments cachés en Emma, mais de telle manière
qu’ils ne peuvent se regrouper pour dire « je ».
C’est le clown qui dit « je », et Meriem l’écoute,
sans forcément se reconnaître. Sans être dupe
pour autant. Ce n’est pourtant pas « elle », ce
sont « elles » qui parlent et agissent en scène.
Il y a entre le clown et son porteur un mystère… L’acteur peut « incarner » divers personnages, mais quand un clown surgit et s’empare
de lui, il reste unique. Il n’y a pas « un de mes
clowns », mais « mon clown21» . Ce clown est
19 Cf. notre entretien avec Meriem Menant.
20 Dolto C., Memma et Eriem Qui est qui ? Le clown et son
porteur, 20 septembre 2009, texte inédit communiqué par Meriem Menant,
21 Cf. « Nous pouvons à plusieurs acteurs jouer le même personnage, mais pas le même clown. Sans doute parce qu’un
clown ne se joue pas. Il se respire. », artigo de Catherine Ger53
une présence énigmatique par delà toutes les
distinctions identitaires de sexe, ou d’âge… Ce
n’est pas un double non plus… mais la manifestation de l’ailleurs, l’essence de l’être, le «
poème » de la présence, comme l’écrit François Cervantes:
« Le clown ne dit pas un poème, il ne
fait pas un poème, il “est” un poème.
Il est avec son corps comme l’auteur
est avec le langage.
Pour lui, le corps, cet enchevêtrement
de muscles de nerfs et de peau, c’est
le langage, et mettre à jour le clown,
c’est mettre à jour le poème incarné, la
présence unique de ce corps, rendre
lisible le poème écrit par la vie, inscrit
dans le grand livre22. »
Il y a quelque chose de magique quand
le clown entre et sort de scène. Comme s’il
n’était pas foncièrement d’ici… Les clowns
sont des êtres à peine incarnés. Cette extravagance dans laquelle on les voit apparaître,
c’est comme s’ils étaient un corps à nu qui ne
sait pas encore qui il est, qui il pourrait être,
quelle place il pourrait avoir dans le monde. Le
clown, c’est celui qui n’a pas le droit d’être là,
et qu’on met à la porte. Il ne peut se soumettre
à aucune définition, aucune délimitation, aucune identité fixe. Il est l’ouvert, l’illimité, l’indéfini, l’infini… À la question souvent posée à
Catherine Germain pour savoir si le « genre »
(dans l’acception sexuelle du terme) du clown
peut avoir une implication sur sa façon d’être
un clown, celle-ci répond :
« Je n’aime pas cette question. Je ne
sais pas pourquoi, peut-être parce
qu’elle est récurrente depuis quelques
années où l’on voit de plus en plus
main, in Cervantes Fr., Germain C., Le Clown Arletti, vingt ans
de ravissement, co-édition Magellan & Cie / Éditions Maison,
2009, p. 126.
22 Idem., p. 13.
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de clowns en spectacle. Et qu’effectivement des femmes s’y intéressent.
Pendant un temps, j’avais le sentiment
qu’on était là dans un endroit où il n’y
avait pas de sexe. Où l’être était tellement en question, qu’il était autant
végétal que pictural, musical, animal
qu’humain. En tout cas qu’il était indéfini, pour ne pas dire infini... Qu’il était
important d’être une question, plutôt
qu’une réponse. À la naissance d’un
clown, on ne voit pas encore son sexe.
Et puis le temps a passé. Moi aussi j’ai
changé. Et je peux dire qu’Arletti est
d’une étoffe féminine. Mais je m’attache en scène à toujours revenir à cet
état premier du monde, au moment
où on ne sait pas encore qui est qui,
et c’est là où la relation avec le public
prend sa source23. »
que l’on ne maîtrise pas, laisser la place aux
manifestations d’un autre en soi, aimer le mystère de la non-personne et aimer énormément
disparaître… voilà à quoi initie le clown, qui
pourrait se reconnaître dans cette formule de
Valère Novarina : « Le vrai acteur qui joue [entendez, le clown] aspire à rien avec autant de
violence, qu’à ne pas être là.»24
Recebido: 23/10/2017
Aprovado: 29/01/2018
Figure 4: Le clown Arletti (Catherine Germain), dans Le 6ème
jour.
Dans l’enseignement du jeu de l’acteur, Lecoq nous a fait comprendre la place essentielle
occupée par le clown. Charlot, Grock, Charlie
Rivel, Albert Fratellini… sont de grands maîtres
pour l’acteur, et le travail clownesque un apprentissage essentiel dans son art. Parce qu’il
y a sans doute dans le clown la croyance totale, irréductible, au pouvoir de l’imaginaire.
Et la naïveté sidérante du nouveau-né. Ne pas
savoir, s’aventurer, se laisser posséder par ce
23 Catherine Germain, « Entretien sur Le 6ème jour avec Catherine Germain et François Cervantes », propos recueillis par
Stéphane Bouquet, février 2012, Théâtre contemporain.net,
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Le-6eme-jour/ensavoirplus/idcontent/27642, consulté le 5 janvier 2014.
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24 Novarina V., « Pour Louis de Funès », Le Théâtre des paroles, Paris, P.O.L., 1989, p. 110.
Freixe // Le Clown dans l’Enseignement de Jacques Lecoq
Rev. Cena, Porto Alegre, n. 24, p. 46-54, jan./abr. 2018
Disponível em: http://seer.ufrgs.br/cena