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Pouvoir seigneurial et communautés rurales

Atti del Convegno internazionale di studio Bologna, 14-16 gennaio 2010 a cura di PAOLA GALETTI FONDAZIONE CENTR O ITALIANO DI STUDI SULL'ALTO MEDIOE VO SPOLETO 2012 TOMO PRIMO JEAN-MICHEL POISSON POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES EN ZONES DE MONTAGNE. MONTMAYEUR ET LA VALLÉE DU GELON (SAVOIE), XII E -XVI E S.

PAESAGGI, COMUNITÀ, VILLAGGI MEDIEVALI Atti del Convegno internazionale di studio Bologna, 14-16 gennaio 2010 a cura di PAOLA GALETTI TOMO PRIMO FONDAZIONE CENTR O ITALIANO DI STUDI SULL’ALTO MEDIOE VO SPOLETO 2012 JEAN-MICHEL POISSON POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES EN ZONES DE MONTAGNE. MONTMAYEUR ET LA VALLÉE DU GELON (SAVOIE), XIIE-XVIE S. La question du peuplement médiéval des zones occupées dès l’époque gallo-romaine et les réorganisations dues notamment aux créations de châteaux aux XIe et XIIe siècles ont fait l’objet de nombreuses études historiques et archéologiques qui ont mis en évidence de profondes restructurations. Concentrations, regroupements, naissance d’agglomérations castrales remodèlent en profondeur dans de nombreuses régions la physionomie de l’occupation du sol en milieu rural. Il convient cependant de nuancer un schéma qui a été largement modélisé à partir de la mise en évidence du phénomène de l’incastellamento en Italie centrale 1. En examinant, hors du domaine méditerranéen, le cas spécifique des zones de montagne qui semblent présenter des situations plus atypiques, il est possible de compléter ainsi le cadre général 2. Nous nous proposons de présenter ici un exemple savoyard: la seigneurie de Montmayeur, dans la vallée du Gelon à l’est de Chambéry, à partir d’une enquête effectuée à l’occasion d’un programme de fouilles archéologiques menées sur le site du castrum éponyme 3. 1. P. TOUBERT, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine du IXe à la fin du XIIe siècle, 2 voll., Rome, 1973 (BEFAR, 221); L’incastellamento, a cura di M. BARCELÓ, P. TOUBERT, Rome, 1998 (“Collection de l’Ecole française de Rome”, 241). 2. En dernier lieu, N. CARRIER, F. MOUTHON, Paysans des Alpes. Les communautés montagnardes au Moyen Âge, Rennes, 2010. 3. Fouilles archéologiques programmées, menées de 1992 à 1998 au lieu-dit « Les Tours de Montmayeur », commune de Villard-Sallet (Savoie) par l’auteur, assisté de V. Bastard, C. Duguy et C. Thirard, et une équipe d’étudiants. Cf. J.-M. POISSON, Villard-Sallet (Savoie), Montmayeur, Les Tours de Montmayeur, in Archéologie médiévale, 26 (1996), pp. 320-322, et les rapports annuels d’opération (Service régional de l’Archéologie, Lyon). 62 JEAN-MICHEL POISSON Le secteur concerné est une petite vallée alpine située sur le flanc méridional du sillon alpin, en relation avec un axe de communication ancien reliant Lyon à l’Italie, par Chambéry et le col du Mont-Cenis. Localement, cette voie, parallèle à la Combe de Savoie, relie la cluse de Chambéry à la vallée de la Maurienne. C’est à cet endroit que le trafic en provenance de Grenoble, par la vallée de l’Isère, et de Chambéry, se rejoignent pour contourner le massif des Hurtières, avancée septentrionale de la chaîne de Belledonne 4. Cet itinéraire à longue distance empruntait localement, dès l’antiquité, deux itinéraires parallèles: l’un dans la vallée, l’autre sur une ligne de crête (Fig. 1). En hauteur, le parcours de cette ancienne voie romaine, qui formait au Moyen Âge la limite orientale de la seigneurie (aujourd’hui limite communale de Villard-Sallet et Saint-Pierre-de-Soucy), est jalonné par deux églises médiévales: celle du castrum de Montmayeur, dédiée à saint Julien l’Hospitalier, patron des pèlerins et des voyageurs, et plus loin au nord, de Saint-Michel de Montmayeur 5. Plus bas, la voie suit le pied du relief, et traverse plusieurs villages et hameaux attestés à l’époque médiévale: La Croix de La Rochette, Villard-Sallet, La Trinité, La Charrière (un toponyme significatif), Le Fléchet, Le Betton, et Bettonet. C’est un axe assez densément fréquenté sur la longue durée, à tel point qu’on a pu émettre l’hypothèse, sans doute erronée, de son utilisation en 1076 par l’empereur Henri IV pour se rendre auprès du pape à Canossa 6. Il n’est pas utile de revenir sur l’importance qu’a revêtu le contrôle des voies de passage transalpines dans l’affirmation du pouvoir des comtes de Savoie dès l’époque des Humbertiens, car elle est bien connue. Ce contrôle s’appuyait en bonne part sur des fondations castrales, comme c’est le cas ici de Montmayeur 7. Par ailleurs ces voies 4. C. CARCEL, La région du Gelon (Savoie), in Revue de géographie alpine, 24/2 (1936), pp. 261-313. 5. La vallée étudiée est orientée SSO-NNE. Pour la commodité de l’exposé, on reportera cette orientation à nord-sud. 6. F. BERNARD, Montmayeur dans l’histoire et la légende, in Revue de Savoie, 4 (1944), pp. 9-18 e 67-76. On doit à l’abbé Félix Bernard plusieurs publications sur l’histoire de cette région: Au pays de Montmayeur, in agro pignonensi 1036. Etudes d’histoire féodale sur l’ager de Montmayeur, Chambéry, 1933; Histoire du décanat de La Rochette, Chambéry, 1931. 7. Parmi une bibliographie abondante: A. DE LAVIS STRAFFORD, Etude sur les voies transalpines dans la région du Mont-Cenis depuis l’Antiquité classique jusqu’au début du XIIIe s., in Bulletin philologique et historique du C.T.H.S., 1961/1, pp. 61-91; G. TABACCO, La formazione della potenza sabauda come dominazione alpina, in Die Alpen in der Europaïschen Geschichte des Mittelalters, POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 63 de circulation ont été très tôt des lieux d’implantation de dépendances de grands monastères alpins: la Novalaise (église Saint-Michel de Montmayeur, Aiton, Coise) Saint-Michel de la Cluse (Aiton), SaintRambert en Bugey (église de Villard-Sallet, St Julien de Montmayeur, Chamoux), notamment 8. C’est également une zone stratégique de frontière entre la Savoie et le Dauphiné, entre le XIIe et le XIVe s. En témoignent les nombreux châteaux et maisons fortes implantés sur ce front; dans la vallée du Coisin: Planaise, Combefort, Puy Gautier, Chastel Blanc, Mont Chabod; dans la vallée du Gelon: La Rochette, La Croix de La Rochette, Villard-Sallet, Le Bornel, La Trinité, La Charrière. A l’époque gallo-romaine, la zone qui nous intéresse est déjà assez peuplée, comme en témoignent la densité des toponymes en « Villard » (Villard-Sallet, Villard-Mougin, Villard-Léger, Villard-Dizier, dans la vallée du Gelon, Villard-d’Héry, Villard-Siard, Villard-Lamard, dans la vallée du Coisin), ainsi que de nombreuses trouvailles fortuites 9. Ainsi à Détrier, c’est une agglomération d’une certaine importance, occupée du Ier au IVe s. qui a été mise en évidence par des trouvailles depuis le XIXe s. et des fouilles ponctuelles plus récentes. Elle comportait plusieurs bâtiments maçonnés aux lieux-dits « Les Granges » et « la Cité » accompagnés d’un abondant mobilier céramique, en verre et en pierre ollaire, ainsi que de nombreux matériaux (marbre, briques, tuiles, enduits). Deux zones de nécropoles, aux lieux-dits « la Potence » et « la Cité » comportent des sépultures en coffres, en sarcophage et en pleine terre, accompagnés de mobilier, ainsi que des incinérations. Cet établissement semble avoir été occupé lors du haut Moyen Âge, au moins par une nécropole 10. C’est à cet endroit que la route se divisait Constance, 1965, pp. 233-244; G. SERGI, Potere e territorio lungo la strada di Francia. Da Chambéry a Torino fra X e XIII secolo, Napoli, 1981. 8. Cf. L. RIPART, La Novalaise, les Alpes et la frontière (VIIIe – XIIe s.), in Attraverso le Alpi: S. Michele, Novalesa, S. Teofredo e altre reti monastiche, a cura di F. ARNEODO, P. GUGLIELMOTTI, Roma, 2008, pp. 95-114; R. RIQUET, Trois réseaux monastiques en Savoie au XIIe s.: La Novalese, Nantua et Saint-Rambert-en-Bugey, Maîtrise d’histoire, Université Lyon 2, 2004; S. BILLARD, Implantation monastique dans l’espace alpin. Cinq réseaux de dépendance en Savoie et Dauphiné du XIe au XIVe siècle, Mémoire de master 1, Université Lyon 2, 2007. 9. Carte dans J.-Y. MARIOTE, A. PERRET, Savoie. Atlas historique français, Paris, 1979. 10. B. REMY, F. BALLET, E. FERBER, Carte archéologique de la Gaule. La Savoie, Paris, 1996, pp. 154-156; M. COLARDELLE, Sépulture et traditions funéraires du Ve au XIIIe s. ap. J.-C. dans les campagnes des Alpes françaises du Nord, Grenoble, 1983, pp. 290-291. 64 JEAN-MICHEL POISSON en deux tronçons parallèles, jalonnés de lieux habités. La voie de crête sur l’arête du Mont Raillant (dont le nom doit être en relation avec cette fonction), est matérialisée aujourd’hui par un ancien chemin le long duquel se trouvent plusieurs habitats, désertés ou non: Mont-Cenis, Montmayeur, Saint-Michel, Cochette 11. Cette route a été anciennement reconnue comme d’origine antique. En 1684, lors de la réfection de la route, on rapporte qu’on y aurait découvert « les vestiges d’une voie romaine » 12; le cadastre savoyard de 1723 (« Mappe sarde ») mentionne également à Montmayeur une « chaussée des Romains ». Les fouilles menées sur le site de Montmayeur, sans trouver de traces d’occupation antique en place, ont procuré un peu de mobilier résiduel (céramique, verre, tuiles) datable des premiers siècles de notre ère. Ce chemin, qui évite un fond de vallée marécageux et souvent inondé, avant la bonification du XIXe s., rejoint ensuite Châteauneuf au nord. La voie de piémont, dans la partie basse du Mont Raillant, en rive gauche du Gelon, est jalonnée par les centres paroissiaux de Villard-Sallet et La Trinité. Les éléments les plus anciens sur ce tronçon se rapportent au village de La Trinité, où ont été mis au jour deux sarcophages monolithiques avec alvéole céphalique attestant la présence d’une nécropole du haut Moye Âge, sans doute située à l’emplacement de l’ancienne église paroissiale, à 300 m environ au sud de l’actuelle, construite au XIXe s. 13. Sur la rive droite du Gelon, une autre voie de piémont, parallèle, part de La Rochette et suit la vallée en passant par Villard-Mougin, Villard-Léger, Villard-Dizier et Chamoux. Aujourd’hui ces itinéraires servent à la desserte locale, le trafic à plus longue distance étant assuré par une route nouvelle, aménagée dans la première moitié du XIXe s. dans le fond de la vallée après canalisation du Gelon. De l’autre côté du Mont Raillant, à l’ouest, une autre route de piémont, parallèle, est attestée au Moyen Âge, la « route des trailles », jalonnée par les villages de Planaise, Le Puiset et Rubaud, qui rejoint également Châteauneuf 14. 11. J.-J. VERNIER, Dictionnaire topographique du département de la Savoie, Chambéry, 1896; A. GROS, Dictionnaire étymologique des noms de lieux de la Savoie, Belley, 1935. 12. A. DE FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché de Savoie, 5 voll., Grenoble, 1878–1938. 13. REMY, BALLET, FERBER, Carte archéologique de la Gaule cit., p. 208. 14. Attestée en 1480 d’après F. BERNARD, Coise et ses anciens châteaux, in Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Maurienne, 8/2 (1936), p. 58. POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 65 Le point central de cette petite région est au Moyen Âge le site de Montmayeur (lieu-dit « Les Tours de Montmayeur »), qui comporte un castrum dès le XIIe s., siège d’une seigneurie comprenant trois paroisses: Saint-Julien de Montmayeur, Moustiers-La Trinité et Villard-Sallet. A l’origine c’est un château comtal placé dans une position stratégique de contrôle sur la crête qui sépare les deux vallées. Le document le plus ancien concernant cet établissement est en effet un projet de mariage en 1173 entre Alix fille du comte de Savoie Humbert II et Jean sans Terre, fils du roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt. Cet acte précise que le lieu Mons Maior fait partie de la dot de la princesse 15. Même si le document ne mentionne pas de château à cette époque – le premier document de ce type est de 1212 (in castello Montismaioris) 16 – il paraît clair que cet emplacement était suffisamment important pour justifier sa place dans le patrimoine comtal, et destiné à constituer un point fort. Dès le XIIe siècle également est mentionnée une paroisse, c’est-à-dire un habitat: en 1191, la confirmation par le pape Célestin III des biens de l’abbaye de Saint-Rambert [en Bugey], mentionne ecclesiam sancti Juliani de Monte Maiori 17. On peut donc affirmer que dès cette époque le site de Montmayeur comporte un château et une communauté d’habitants, implantés sur la voie de crête du Montraillant. Cependant la documentation écrite contemporaine ne nous offre pas l’image d’un habitat très concentré: en effet, le lieu de Montmayeur comporte au XIIe s. un autre lieu de culte dédié à saint Michel, mentionné en 1129 (capella sancti Michaelis Montis Maioris 18). Le site qui comporte les ruines de ce bâtiment se trouve à 3 km au nord du castrum, sur la même voie de crête. Au XIIIe s. deux faits apparaissent conjointement dans les textes: c’est d’abord la mention concrète du château (1212: actes en faveur de la Chartreuse Saint-Hugon), et ensuite l’apparition d’un lignage portant le nom de Montmayeur (Amédée, 1213 19): le château a semble-t-il été 15. L. DELISLE, Recueil des actes d’Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, concernant les provinces françaises, Paris, 1826-1910, doc. 455; L. WURSTENBERGER, Peter der Zweite, Graf von Savoyen, Markgraf in Italien, sein Haus und seine Land, Berne, 1856-1858, doc. 31. 16. E. BURNIER, La chartreuse de Saint-Hugon en Savoie, Chambéry, 1869 (cartulaire de Saint-Hugon, p. 250-366), doc. 245. 17. S. GUICHENON, Histoire de la Bresse et du Bugey, 2, Lyon, 1650, preuves, p. 234. 18. C. CIPOLLA, Monumenta Novaliciensa vetustiora, 1, Roma, 1898, doc. III (“Fonti per la storia d’Italia”, 31-32). 19. BURNIER, La chartreuse de Saint-Hugon cit., doc. 246. 66 JEAN-MICHEL POISSON confié par les comtes de Savoie à une famille aristocratique qui s’y installe à ce moment et en prend le nom 20. Ce lignage (on connaît ensuite un Hugues de Montmayeur en 1221-24 21, Hugonnet de Montmayeur en 1241 22, etc.) remplit fréquemment au siècle suivant des offices comtaux: châtelains de La Rochette (1290-94, 1358-60, 1364-68), de Tarentaise (1369-83) etc., gouverneur du Dauphiné (1297), bailli du Bugey (1298), du Chablais (1304, 1311), de Bourg (1321-23) etc. Il acquiert par la suite une grande importance et joue un rôle éminent dans l’État savoyard: Gaspard Ier de Montmayeur est maréchal de Savoie et président du conseil du comte au milieu du XIVe s., Gaspard II, maréchal et ambassadeur au début du siècle suivant. C’est en faveur de Jacques de Montmayeur, également maréchal, que la seigneurie est érigée en comté en 1449 23. Si l’histoire de cette famille, devenue l’une des principales baronnies de Savoie, est assez bien connue, en revanche les textes sont beaucoup plus rares concernant la seigneurie elle-même et le castrum. Après l’acte de 1212 cité ci-dessus, il faut attendre un siècle pour retrouver mention du site castral, et encore ne s’agit-il ni du château ni du bourg: on y apprend que Humbert de Montmayeur possède en 1313 unum casale domus apud Montem Maiorem juxta domum fortem 24; Jacques de Vilette tient en fief du comte de Savoie en 1381 « la maison et tour forte de Montmayeur » 25. Plus tard encore, le château apparaît ruiné: en 1415, la reconnaissance de fief de Hugonnet de Montmayeur évoque « une muraille d’une tour à Montmayeur » 26, en 1523 il est précisé que « les tours de ce comté ne sont ni fortes ni de grande déffense », et en 1700 « la maison et tour forte de Montmayeur réduite en mazures » 27. L’abandon progressif du château à partir du XIVe s. semble avoir eu plusieurs causes: l’absence des seigneurs occupés au loin au service du prince, la construction d’un nouveau château en contrebas du site, à 20. Guigue de Theys Cf. C. DUCOURTHIAL, Châteaux, pouvoirs et peuplement dans les comtés de Belley, de Savoie et de Maurienne, 2 voll., Mémoire de DEA, Université Lyon 2, 2000, et thèse en cours. 21. BURNIER, La chartreuse de Saint-Hugon cit., doc. 118. 22. Archives Départementales de Savoie (ADS) 2 Mi 8 f. 82. 23. ADS SA 28. 24. FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché cit., 4 p. 150. 25. ADS SA 2 Mi 8 f. 85. 26. ADS SA 2 Mi 8 f. 87. 27. ADS SA 7. POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 67 Villard-Sallet, et l’extinction du lignage en 1487. Pour ce qui est du village, les textes sont encore moins nombreux: si la mention d’une église Saint-Julien de Montmayeur au XIIe s. implique bien l’existence d’une paroisse et donc d’une communauté d’habitants, la situation semble s’être dégradée au cours du Moyen Âge. En 1437, la commune de Montmaieur est encore imposée pour 239 l. 19 s., mais elle ne figure plus sur les rôles de taille en 1610 28. Quant à la paroisse, elle n’est mentionnée ni dans le compte de décimes de 1275, ni dans les pouillés de 1349 et de 1437, ni dans la visite pastorale de 1446. Le site du castrum de Montmayeur occupe une position remarquable de perchement sur la crête du Mont Raillant qui à cet endroit culmine à 800 m. d’altitude. L’ensemble des vestiges reconnus s’étend sur une plate-forme étroite et allongée, orientée nord-est/sud-ouest, longue de 250 m et large de 30 à 50 m, bordée de tous côtés par des parois abruptes. Cette aire de forme elliptique présente un relief assez mouvementé et un ensemble de ruines de bâtiments. A l’extrémité nord, point culminant de la crête, une éminence supporte l’ensemble castral comportant une tour carrée conservée en élévation, et les restes de bâtiments résidentiels. Cette partie du site, de forme triangulaire, est séparée du reste de la plate-forme par une dénivellation marquée et constitue le château proprement dit. Au centre, s’étend une surface presque plane (léger pendage sudnord de 3 m de différence de niveau sur 45 m de long), comportant à l’est un enclos rectangulaire à la surface uniforme bordé par un muret en pierres sèches, et une structure maçonnée qui a été identifiée comme l’église Saint-Julien; à l’ouest, c’est un ensemble de vestiges de constructions alignées (au moins quatre bâtiments sont décelables). Ces édifices construits en moellons liés de terre appartiennent à des maisons rustiques, sans doute disposées le long d’une rue, marquant la présence d’un ancien quartier d’habitations. Plus au sud, le relief s’accentue: le site présente une éminence à deux bosses, hautes respectivement de 7 et 8 m par rapport à la zone précédente. La bosse septentrionale présente un plan presque rectangulaire, avec un angle maçonné, au sud-est, interprétable comme les restes d’un vaste bâtiment ruiné. Quant à celle de l’ouest, informe, elle semble naturelle. L’extrémité méridionale du site présente les mêmes caractéristiques que celle du nord: elle est isolée par un fossé de 2 m de profondeur et 28. BERNARD, Histoire du décanat de La Rochette cit., p. 133; visite pastorale ADS C 1830. 68 JEAN-MICHEL POISSON porte une tour carrée, maçonnée, et les vestiges de plusieurs constructions. Ces constructions sont établies sur une sorte de plate-forme maçonnée dont l’angle nord-est est bien visible. L’ensemble du site est entouré par des vestiges qui pourraient avoir appartenu à une enceinte, installée sur le rebord abrupt de la plate-forme. On a semble-t-il affaire, dans la partie septentrionale du site, à un établissement de type classique comportant un château et un bourg castral médiévaux. A l’extrémité sud une autre fortification a été installée, pour compléter la défense ou pour offrir une résidence seigneuriale plus confortable. Quant à la zone centrale peut-être comportait-elle, à côté d’un secteur villageois, un autre bâtiment aristocratique: l’état des vestiges ne permet pas de l’affirmer. L’élément principal est un donjon carré de 7,60 m de côté et de 19,60 m de haut, puissant (1,90 m d’épaisseur à la base) édifié en moellons de schiste local (Fig. 2). La construction est soignée (assises régulières, angles assemblés en besace, chaînages horizontaux visibles sur le parement), mais fruste (pas d’ouvertures de tir ni d’aménagements de confort). L’intérieur est organisé en quatre niveaux séparés par des planchers sur ressauts de la maçonnerie: au-dessus d’un rez-de-chaussée aveugle, un premier étage où se trouve la porte d’accès sur la face nord, et une petite fenêtre sur celle de l’est, un second étage aveugle, et une plateforme sommitale couronnée par les restes d’un crénelage comportant des merlons d’angles larges et trois créneaux étroits sur chaque face. L’analyse architecturale a montré que cette tour a été édifiée au XIIe s., puis modifiée et surélevée aux XIIIe et XIVe siècles. Il s’agit à l’évidence d’un bâtiment destiné essentiellement à la défense et au contrôle visuel. A l’ouest du donjon a été mis au jour un vaste édifice comportant une grande salle (10,80 m sur 8,00 m) s’ouvrant à l’est et comportant un étage aux murs revêtus d’enduits peints décorés et doté d’une cheminée monumentale. A ce bâtiment a été adjoint par la suite deux autres pièces, s’ouvrant au sud, qui sont venues occuper l’espace d’une cour entre la salle et la tour. Ces édifices, réalisés du XIIIe au XVIe siècle, étaient à usage résidentiel et de réception (aula). Le plan cadastral du XVIIIe s. (Mappe sarde) présente comme des bâtiments encore en élévation les deux tours, et dans la partie centrale du site le dessin d’une série de carrés suggérant la présence de bâtiments, mais sans utiliser les signes conventionnels qui désignent des constructions en état (et imposées comme telles). Par ailleurs, un texte de 1758, la vente de la seigneurie de Montmayeur au marquis d’Arvillard, POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 69 mentionne à cet endroit des ”masures”, c’est-à-dire d’anciennes maisons abandonnées et plus ou moins ruinées. Le rapprochement de ces informations avec les vestiges décelables en surface dans la partie centrale du site s’impose assez logiquement pour désigner dans la partie centrale du site une zone d’habitations rustiques (Fig. 3). Dans la partie nord de ce quartier, la fouille a mis au jour un édifice de culte. C’est une construction rectangulaire (11 x 7 m) aux murs faits de moellons de schiste liés d’argile, orientée est-ouest et établie contre le rebord est du plateau. A l’intérieur, au centre de la paroi orientale, la présence de la base d’un autel a permis de l’identifier comme une église à nef unique. De plus, étaient présentes à l’intérieur 21 sépultures en fosses creusées dans le sol de terre battue, par endroits recouvert de dalles de pierre. Quatre phases d’utilisation ont été mises en évidence, à partir d’un premier édifice, antérieur au XIVe s., plus long vers l’est et avec un choeur légèrement. Il fut modifié par la suite et ne cessa d’être utilisé pour des fonctions funéraires qu’au XVIe s., sans être pour autant abandonné. Il est très probable qu’il s’agisse de l’église Saint-Julien de Montmayeur, mentionnée au XIIe s., dont les fonctions paroissiales sont confirmées par la présence de ces sépultures, qui appartiennent en majorité aux XIVe et XVe siècles (Fig. 4). L’emplacement du village proprement dit est décelable par une série de ruines (microtopographie accidentée, affleurements de structures et dépressions remplies de pierres) dans la partie centrale du site au nord de l’église, qui dessine un groupe d’au moins sept bâtiments d’une ou deux pièces chacun, alignés contre le bord occidental de la crête et disposés perpendiculairement à une rue centrale. Les fouilles ont concerné deux de ces bâtiments rustiques (Fig. 5). Le premier, le plus au sud, présente deux pièces, séparées par un mur de refend; ses murs liés d’argiles étaient revêtus à l’intérieur d’un crépi et son toit était couvert de lauzes. La pièce est, la plus grande, s’ouvre sur la rue, et celle de l’ouest s’appuie sur l’enceinte. Le centre de la grande pièce est occupé par un four culinaire qui ne laisse au sud qu’un étroit passage pour communiquer entre les deux parties. Sa sole circulaire, surélevée, avec ouverture à l’est, était couverte de dalles de schiste et bordée par la base d’une coupole de pierre. Aussi bien la partie est, plus large, que la partie ouest avaient un sol couvert d’un dallage grossier de pierres. Derrière le four était aménagé un foyer construit, désignant sans doute cette zone comme une cuisine. Il est probable qu’il faille identifier ce bâtiment comme un 70 JEAN-MICHEL POISSON four collectif, destiné à l’usage des habitants du lieu. Sa phase d’abandon est datable du XVIe s. Le second bâtiment fouillé est situé à l’extrémité sud du quartier. Il forme un ensemble en forme de L comportant trois pièces, dont seule celle du sud-est, sans communication interne avec les autres, a été fouillée. C’est un espace de 6,80 x 4,50 m (dimensions intérieures), présentant les mêmes caractères architecturaux (murs de moellons liés d’argile, toit de lauzes), et les traces d’un crépi intérieur de mortier de chaux. Il comportait plusieurs ouvertures: une porte au sud, assez large (1,40 m) avec barre de fermeture, et une autre à l’est (1,20 m), donnant sur la rue, murée, ainsi qu’un jour étroit (0,50 m) ouvert dans le mur sud à 2,45 m de haut. Le sol est composé du rocher soigneusement taillé et aplani, avec deux cavités carrées d’un mètre de côté, aménagées contre la paroi ouest. Les parois intérieures présentent également des aménagements sous la forme de placards de pierres: deux au nord (de 1 m de large, à 1,60 m du sol), un à l’est (0,86 m de large, à 1,12 m du sol). Ces dispositifs, de même que la présence d’objets particuliers (une bulle pontificale en plomb du XIVe s. et des fragments métalliques d’un coffret), ont fait penser qu’il pourrait s’agir de la maison d’un officier seigneurial (mistral?) ou peut-être d’un notaire. Ce que l’on doit retenir de cette enquête archéologique est que l’on est en présence d’un château qui comporte un ensemble monumental précoce (XIIe s.) et complexe, associant un donjon au rôle essentiellement défensif à une résidence aristocratique plus spacieuse. L’évolution architecturale des bâtiments est complexe et s’étend sur une période de plus de quatre siècles, au cours de laquelle on voit se succéder bâtiments de bois et de pierre aux fonctions parfois imprécises. L’édification du donjon, principal élément du site, le plus ancien, le plus important et le plus prestigieux, semble avoir été réalisée dans un souci autant militaire que symbolique. L’évolution du château suit les vicissitudes de la carrière de ses détenteurs, devenus trop importants pour y résider, et de la variation du contexte militaire: le site perd petit à petit le rôle éminent qu’il avait à l’origine de contrôle, dans une situation de perchement maximum, d’un axe de communication d’importance moyenne, et d’un domaine foncier dont le centre s’est déplacé. Le bourg castral est étroitement lié au château: il occupe une portion restreinte de cette étroite crête rocheuse choisie à l’origine pour ses atouts défensifs et visuels, et où une communauté rurale a dû s’installer pour bénéficier de la protection du relief et de la fortification. Cette population peut POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 71 apparaître comme une communauté de colons qui s’implante dans le sillage de la forteresse comtale érigée dans une zone de montagne inexploitée. L’existence de l’église paroissiale au sein du site perché renforce cette impression. Au cours du Moyen Âge, cette communauté rurale déserte petit à petit le site primitif, au bénéfice d’une implantation dans la vallée plus proche des terroirs cultivés. Quant à la chronologie de l’occupation du site, elle est fournie par les résultats indiscutables de la fouille. Les éléments les plus anciens, mis à part les rares traces antiques résiduelles, remontent aux alentours du XIIe siècle; ils forment un ensemble associant des caractéristiques architecturales et de rares éléments mobiliers à quelques mentions documentaires. C’est aux XIVe et XVe siècles qu’appartiennent les traces les plus nombreuses et les plus denses: monnaies, céramiques, datations au C14 de sépultures, objets. Enfin, l’abandon peut être daté du XVIe s., représenté par quelques fragments de verre ou de céramique. Qu’en est-il des autres habitats médiévaux situés sur la ligne de crête du Mont Raillant? Au lieu-dit « Saint-Michel » sont visibles les restes d’une petite église rurale en pierres (structure voûtée), au voisinage desquels se trouvent quelques restes de maçonneries qui ont pu appartenir à au moins un autre bâtiment. Ces vestiges ne présentent pas de caractères qui puissent les faire attribuer avec certitude à la période médiévale, si ce n’est, avec prudence, la structure voûtée. Cependant, plusieurs informations textuelles se rapportent à ce site: on a vu que la première mention de la chapelle remonte à 1119. Curieusement, alors que l’autre église de Montmayeur, Saint-Julien, disparaît de la documentation, bien que les fouilles aient attesté de son utilisation permanente jusqu’à l’époque moderne, celle-ci continue à être mentionnée. En 1215, les chanoines de Tarentaise négocient avec l’évêque de Maurienne à propos de la chapelle Saint-Michel de Montmayeur: l’évêque se réserve le droit d’y nommer un curé au cas où elle deviendrait paroisse 29. Cette information est importante car elle montre qu’on est alors dans un contexte sinon d’expansion démographique, au moins de peuplement: la création d’une petite agglomération autour du château de Montmayeur et de l’église Saint-Julien a pu créer une attraction de population dispersée, dont les contemporains étaient en 29. J. A. BESSON, Mémoires pour l’histoire ecclésiastique des diocèses de Genêve, Tarentaise, Aoste et Maurienne et du décanat de Savoye, Moutiers, 1871, doc. 47. 72 JEAN-MICHEL POISSON droit de penser qu’elle aurait pu également bénéficier au lieu-dit de Saint-Michel, situé dans une position semblable sur la voie de crête. Cette attraction ne s’est semble-t-il pas produite, mais l’édifice religieux a continué d’être fréquenté: le compte de décimes de 1275 mentionne un capellanus Sancti Michaelis de Monte majori 30, et encore en 1502 l’église fait l’objet d’un legs pieux 31. Ces notices témoignant non seulement de la fréquentation de la route de crête pendant tout le Moyen Âge, mais également de l’existence à cet endroit d’un hameau habité, dont les ruines visibles, qu’il resterait à caractériser archéologiquement, constitueraient la trace. Dans la zone concernée par le toponyme « Montmayeur » se trouvent d’autres traces: à 300 m environ en contrebas du castrum, à l’est, sur le coteau est présent un groupe de maisons rurales en ruines qui forment un petit hameau d’une dizaine de maisons disposées de part et d’autre du chemin qui mène de Saint-Pierre de Soucy à Villard-Sallet. Sur la Mappe sarde (1730) ces bâtiments figurent, associés au nom de lieu « Sous la ville » (Fig. 8). On manque d’informations historiques ou archéologiques pour dater cet habitat antérieurement au XVIIIe siècle, mais il paraît néanmoins pouvoir témoigner de la permanence d’un habitat dispersé, à très proche distance du bourg fortifié. Il en va de même avec d’autres villages ou hameaux situés dans la même position de perchement, même relatif, dans ce secteur. On peut citer les cas du village du Mont-Cenis, à l’Ouest de La Rochette, mentionné en 1173 (cabannaria del Cinnons), si l’identification de F. Bernard peut être retenue 32, des hameaux de Montbertrand, évoqué encore par F. Bernard, de Montalbout, aujourd’hui déserté mais mentionné en 1561 33, ou encore de Montraillant (aujourd’hui maison isolée « La Générale »), sur la même route de crête, mentionné en 1760 34. Au nord de Montmayeur, on aurait encore le village de Cochette, et plus loin Villaraimond habité en 1275 35. Ces indices sont ténus, mais ils convergent vers 30. J. CALMETTE, E. CLOUZOT, Pouillé des provinces de Besançon, de Tarentaise et de Vienne, Paris, 1940, p. 463 (“Recueil des historiens de la France”, VII). 31. ADS C 1830. 32. BURNIER, La chartreuse de Saint-Hugon cit. doc. 30. 33. ADS SA 1908. 34. BERNARD, Au pays de Montmayeur cit. 35. Compte de la châtellenie de La Rochette, ADS SA 16621, a cura di M. CHIAUDANO, La finanza sabauda nel secolo XIII, in Biblioteca della Società storica subalpina 131-133, 1933-37. « Les Cochets » est mentionné en 1759 (SA 1 f. 26). POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 73 le constat d’un semis de petits lieux habités sans consistance, un habitat dispersé de hauteur qui se maintient malgré l’attraction exercée par les sites fortifiés d’une part, et aussi malgré un mouvement assez général d’abandon de positions élevées au profit de zones basses. Quelle est la situation au niveau inférieur, dans les vallées? Examinons la voie de piémont en rive droite du Gelon. Le principal village de la seigneurie est, dès le milieu du XIIIe siècle, Villard-Sallet (Fig. 6). Comme Montmayeur, Villard-Sallet apparaît dans la documentation écrite dans la seconde moitié du XIIe s.: une cella dépendant de l’abbaye de Saint-Rambert y est attestée en 1191. L’église est ensuite mentionnée dans le compte de décimes de 1275 et en tant que prieuré en 1284 36. A une date inconnue, sans doute vers la fin du Moyen Âge, la paroisse a englobé la partie de celle de Montmayeur qui s’étendait sur le versant est du Mont Raillant. Par la suite, les visites pastorales mentionnent régulièrement l’église, sous le vocable de l’Invention de saint Etienne (1437, 1446, 1571, 1717). Le village quant à lui est attesté dans les textes par les mentions de personnages qui en portent le nom: Petrus Giroudi de Vilari Saleti en 1219 37, Gautier fils d’Omar en 1226 38, Hugues et son frère Pierre en 1233 39, Silvion en 1234 40. Donateurs de biens aux établissements religieux de la région (chartreuses de Saint-Hugon et d’Aillon), ce sont sans doute des familles d’un certain rang. Le village est constitué à cette époque (1294) de deux quartiers distincts implantés tous les deux sur la route, un « village d’amont » et un « village d’aval », séparés par un espace libre entre les deux (de medio), où se trouvaient des vignes et des prés (1294, 1329, 1408). Aujourd’hui encore cette implantation est remarquable: le quartier sud (« L’huis du four », devenu « Louise Dufour ») est séparé du quartier nord (« Le Mollaret ») par une distance de 300 m environ, et l’église est implantée entre les deux, à l’est de la route (Fig. 7). Cette agglomération est dotée d’un édifice public, la maison du podestat (1277) appelée maison communale en 1437, et de moulins, sans doute sur des bras du Gelon (1294, 1343) 41. Sur la Mappe 36. CALMETTE, CLOUZOT, Pouillé des provinces de Besançon cit. 37. BURNIER, La chartreuse de Saint-Hugon cit., doc. 335. 38. Ibid., doc. 264. 39. L. MORAND, Les Bauges, histoire et documents, (Chambéry, 1889) Marseille, 1978, doc. LXVI. 40. Ibid., doc. LVII. 41. FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché cit. 74 JEAN-MICHEL POISSON sarde, est encore mentionné, parallèle au Gelon en rive gauche, un « canal des moulins »). Les seigneurs de Montmayeur font construire à Villard-Sallet un château, sur le coteau dominant le village à l’ouest, sans doute dans le courant du XIVe s. Il n’est nommément mentionné pour la première fois qu’en 1398, mais on peut raisonnablement situer sa construction au moment où les Montmayeur obtiennent du comte de Savoie l’inféodation de la paroisse et juridiction de Villard-Sallet (1360); ils s’intitulent à partir de ce moment « seigneurs de Villard-Sallet » (1382) 42. L’édifice, encore debout bien que profondément remanié, forme un quadrilatère massif dont les façades est et sud au moins, de plus de 1,50 m d’épaisseur, présentent un parement en grand appareil régulier, avec un cordon saillant au niveau des fenêtres du deuxième étage. La construction se développe sur trois niveaux: sur un niveau de caves voûtées, deux étages planchéiés. Les ouvertures ont subi de nombreuses modifications mais on peut discerner sur la façade sud les restes de croisées et d’ouvertures plus petites. D’après une photo ancienne, il est visible que le sommet du bâtiment présentait, au moins sur les côtés est et sud, une ligne continue de mâchicoulis sur une double rangée de consoles 43. La toiture était couverte en lauzes en 1503 44. A l’intérieur, dans les salles du premier étage, sont visibles des restes d’enduits peints avec décor de faux appareil. Plusieurs bâtiments complétaient l’ensemble: une chapelle (1398, 1597) 45, une écurie et un grenier (1503, 1509) 46. Ce château est la résidence principale des comtes de Montmayeur pendant tout le XVe siècle 47. En 1470, le comte de Montmayeur fonde à Villard-Sallet un couvent de Célestins pour douze religieux, un frère lai et quatre oblats, doté d’un revenu annuel de 650 florins 48. L’établissement comprenait une chapelle, démolie en 1778 lors de la suppression de l’Ordre, parallèle à 42. ADS SA 264 f. 127. 43. Carte postale début XXe s. publiée dans M. BROCARD, E. SIROT, Châteaux et maisons fortes savoyardes, Roanne, 1980, p. 556. 44. Comptes de la châtellenie de La Rochette, ADS SA 10499. Une « carrière d’ardoise » située dans la seigneurie, est mentionnée en 1759 (SA 7 f. 85). 45. Acte passé par Jacques de Montmayeur, dans son château de Villard-Sallet, devant la porte de la chapelle (FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché cit.) 46. Comptes de la châtellenie de La Rochette, ADS SA 10504. 47. F. MUGNIER, Orgueil féodal. Guy de Fésigny et Jacques de Montmayeur, in Mémoires de la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie, XXXIII (1894), pp. 1-92; documents, pp. 193-427. 48. ADS C 743. POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 75 l’église paroissiale, et un ensemble de bâtiments allongés formant un carré au nord de l’église, autour d’un cloitre. L’aile sud, perpendiculaire à la route, avec des baies à croisées et un sous-sol voûté, est encore en place. L’église du couvent servira de nécropole familiale aux Montmayeur (1486, 1709). La population était de 60 feux en 1437, 134 habitants en 1561 et 276 en 1717 49. Il est remarquable que Villard-Sallet prend dès la seconde moitié du XIIIe siècle, une importance croissante, et devient la véritable capitale de la seigneurie au siècle suivant, parallèlement au déclin du castrum de Montmayeur. L’accroissement de la population, celui de l’équipement civil et religieux, s’accompagne de celui des implantations seigneuriales. Plusieurs membres de la famille y sont en effet installés: la documentation médiévale mentionne la maison de Richard de Montmayeur (1277), la tour d’Hugonnet (1329), l’hospitium de François (1346), la maison de Catherine femme de Claude (1391), ou la maison forte de Gaspard [II] (1416). Il est difficile d’identifier l’emplacement de ces édifices, certainement moins nombreux que les occurrences, à part celui de la maison forte du Bornel, dont les restes se dressent entre le château et l’église 50. Malgré l’essor du village, celui-ci ne parvient pas à opérer la jonction entre les deux quartiers distants le long de la route, ce qui montre là aussi la permanence de la forme dispersée de l’habitat. Plus au nord le long de la route de piémont, le village de La Trinité forme la troisième agglomération de la seigneurie. Elle apparaît dans la documentation au XIIe s. sous le nom de monasterium Sancti Iohannis, dépendant de l’abbaye Saint-Chaffre du Monastier. Cet établissement religieux a comme dépendances cinq églises de la zone: La Croix, La Table, le Betton, Le Bourget et Le Pontet (1103, 1153) 51. Il s’agit sans doute d’une fondation ancienne, comme l’indique la présence de sarcophages mérovingiens dans le cimetière. Au cours du Moyen Âge, ce village a pour nom Moustiers (1341, 1360, 1382) 52. L’absence de la paroisse dans les comptes de décimes et les pouillés avant le XVIe s. est peut-être dûe au litige qui a opposé l’évêque de Maurienne et les 49. BERNARD, Au pays de Montmayeur cit. 50. Cf. E. VIDIL, Les châteaux et les maisons fortes en basse Maurienne et en Val Gelon du XIIe au XVe siècle, mémoire pour le Diplôme de l’EHESS, Lyon, 2004. 51. A. BILLIET, J.-M. ALBRIEUX, Chartes du diocèse de Maurienne, in Documents publiés par l’Académie impériale de Savoie, Chambéry, 1861, doc. 9. 52. ADS 2 Mi 8 f. 82. 76 JEAN-MICHEL POISSON moines bénédictins 53. Il y avait là une implantation seigneuriale, une maison noble détenue d’abord par une famille de ce nom (Moustier), qui passe ensuite avec le statut de maison forte aux Montmayeur. A cette époque, le nom de Moustier est attaché à la seigneurie, alors que le village est appelé (et le restera par la suite) La Trinité, sans doute à la suite d’un changement de vocable de l’église (1415, 1468) 54. C’est une petite agglomération: 49 feux en 1437, 267 en 1561 55. La Mappe sarde nous montre un village d’une trentaine de maisons disposées de part et d’autre de la route avec, dans la partie sud un « quartier religieux », avec l’église paroissiale, une chapelle, et d’autres bâtiments religieux, et dans la partie nord un « quartier seigneurial » avec la maison forte de Putteville, dotée d’une tour, et ses dépendances. Cette dernière passe au XIVe siècle d’une famille qui en portait le nom à une branche des Montmayeur 56. Deux autres hameaux sont présents dans la paroisse, sur la route également: La Charrière, au nord, mentionné à partir de 1341, où se trouve une autre maison forte, au sud, au bord de la route, La Bithieu (mentionnée à partir de 1487). Encore plus au nord: Le Fléchet (une rente féodale d’origine médiévale y est perçue par le comte de Montmayeur en 1758 57. Sur l’autre versant (ubac) la situation est assez semblable: des habitats de hauteur sont mentionnés au Moyen Âge comme les villages de Presle, Etable, les hameaux de Montmalfou, Tournaloup qui apparaissent dans le compte de 1275, de même que les habitats le long de la route de piémont: La Bottière, Villard-Léger, Villard-Dizier. Concernant l’économie, on notera l’importance de la vigne sur le versant bien exposé (adret): cette culture apparaît souvent dans la documentation écrite, qu’il s’agisse de vignes, de pressoirs ou de redevances en vin. Cela semble la principale activité agricole, comme en témoigne aussi cette anecdote: en 1437, au cours de sa visite pastorale, l’évêque reproche aux habitants de La Trinité d’utiliser l’église 53. CALMETTE, CLOUZOT, Pouillé des provinces de Besançon cit. 54. Parrochia Musterii Trinitatis 1481 (FORAS, Armorial et nobiliaire de l’ancien duché cit.). 55. ADS SA 1908. 56. E. VIDIL, Rôle des maisons fortes dans la défense des territoires en zone de frontière (Savoie-Dauphiné : XIIIe-XVe s.), in Motte, torri e caseforti nelle ’ campagne medievali (secoli XII-XV), a cura di R. COMBA, F. PANERO, G. PINTO, Cherasco, 2007, pp. 29-49. 57. ADS SA 1 f. 26. POUVOIR SEIGNEURIAL ET COMMUNAUTÉS RURALES 77 pour y entreposer des tonneaux 58. Elle demeure encore de nos jours, limitée à quelques parcelles. L’agriculture est également représentée par les vergers et les jardins (curtils), et la céréaliculture de façon indirecte, si l’on considère la présence d’un grenier au château de Villard-Sallet. L’existence de moulins le long du Gelon peut être mise en relation soit avec la production de farine, soit avec le battage du chanvre, dont la culture est attestée par la mention de chabannaria. Les nombreux prés, en altitude ou dans la vallée, attestent de l’élevage du bétail, ainsi que des contestations portant sur le passage des troupeaux (1357). L’énergie hydraulique a pu être utilisée également pour entraîner un martinet: un document de 1440 fait état d’un litige entre le seigneur de Montmayeur et le châtelain de La Rochette à propos d’un martinet nommé « Malaperrin », situé dans le mandement 59. On sait par ailleurs la production de fer attestée dans la région, à Allevard et aux Hurtières, et son importance pour l’économie régionale, tant en ce qui concerne l’exploitation que le transport 60. Il faut en effet ajouter à ces activités agricoles et artisanales les retombées économiques provenant du trafic routier. La fréquentation de cet axe, certes secondaire, mais à longue distance, par des voyageurs et des marchands a sans doute été un apport non négligeable pour ces communautés rurales installées sur la voie. Il est probable par ailleurs que l’implantation seigneuriale et la multiplication des maisons fortes dans ce secteur a certes un aspect familial et patrimonial, représenté par l’installation de diverses branches et alliés de la famille de Montmayeur, mais est aussi sans doute le résultat d’une attraction et d’une implantation sur des domaines situés dans une région d’agriculture et d’activité économique qui semblent assez prospères. Ce dossier, constitué d’éléments assez disparates, permet cependant de mettre en évidence trois mouvements dans la répartition chronologique du peuplement médiéval de cette petite région. Le premier est une concentration qui semble avortée, notamment à Montmayeur, où la création d’un château au XIIe siècle n’a attiré qu’une infime partie de la population rurale dispersée dans les environs. A côté du castrum où résidaient quelques familles auprès de l’église paroissiale, et protégées par 58. ADS C 1830. 59. ADS SA 55/2. 60. Cf. Y. MAZURE, Chargiae ferri. Un aperçu du commerce du fer entre le Val Gelon et le Genevois au début du XVe s. à travers les comptes de péage du Chatelard en Bauges. 1425-1433, Mémoire pour le Diplôme de l’E.H.E.S.S. (dir. P. Braunstein), Paris, 1996. 78 JEAN-MICHEL POISSON la fortification, se sont maintenus divers habitats, plus ou moins éparpillés dans la montagne. Ces hameaux ont pu disparaître: certains, mentionnés au Moyen Âge, n’ont pas laissé de traces 61, d’autres ne sont plus que des lieux-dits, d’autres enfin n’apparaissent pas dans les textes. Cependant les caractères d’un habitat dispersé semblent perdurer, et cela malgré l’attraction qu’a pu jouer la présence d’un gros bourg aux abords immédiats de la région: La Rochette. Le second mouvement est celui d’une descente dans la vallée: on voit bien qu’au cours du bas Moyen Âge se produit un mouvement qui, sans faire disparaître complètement les habitats de hauteur, déplace une partie de la population rurale des implantations de relief vers celles des vallées. Le cas est particulièrement net pour Montmayeur et VillardSallet où se produit une sorte de phénomène de « vases communicants », entraînant la désertion complète et définitive du premier au bénéfice du second. Les facteurs sont ici nombreux, en particulier le déplacement du lieu de résidence seigneurial et du siège du pouvoir, et la modification du trafic routier. Ce n’est pas un cas unique: même si les désertions de sites de hauteur sont moins faciles à dater, il paraît que les habitats de vallée se maintiennent mieux, grossissent ou même naissent, densifiant progressivement le peuplement de la vallée le long de la voie. Le troisième mouvement est lié à la multiplication des maisons fortes au bas Moyen Âge, majoritairement dans la vallée, où les communications sont faciles et le séjour plus agréable. Il vient renforcer les effets du second mouvement et fixant et cristallisant l’habitat dispersé en même temps qu’il joue un rôle dans le développement de l’économie rurale. 61. C’est le cas des manses Contali, Pugin et Rasclos, cités dans le compte de la châtellenie de La Rochette en 1275 (ADS SA 16621). J. M. POISSON Fig. 1 - Carte de la zone étudiée (IGN, carte 1/25.000 n° 3433 est-ouest). TAV. I TAV. II J. M. POISSON Fig. 2 - Montmayeur: la tour nord, du sud. Fig. 3 - Montmayeur: plan du site archéologique. J. M. POISSON TAV. III Fig. 4 - Montmayeur: l’église, phase 1. Fig. 5 - Montmayeur: la zone du village, du nord. TAV. IV J. M. POISSON Fig. 6 - Villard-Sallet, cadastre 1730 (Mappe sarde). Fig. 7 - Villard-Sallet, vue de l’est (début XXe s.). J. M. POISSON TAV. V Fig. 8 - Montmayeur, lieu-dit « Sous la ville » (cadastre 1893).