Academia.eduAcademia.edu

Séduire et plaire : Le Libertin

1998

L e XVIII e siècle est à la mode. La télévision québécoise a eu sa série historique, Marguerite Volant. Le cinéma raffole de Jane Austen (Clueless), de Jonathan Swift (Gulliver's Travels), des Liaisons dangereuses (Stephen Frears, Milos Forman). Le roman s'y est mis, de Milan Kundera (la Lenteur) à Thomas Pynchon (Mason & ^^^^^^^^^^^^^^^^^ Dixon) et de Patrick Sùskind (le Parfum) à Rose Tremain (Restoration). Même Jean-Paul II s'est prononcé, dans son encyclique de 1998, Fides et Ratio, sur les relations de la foi et de la raison, cette valeur emblématique des Lumières !

Document généré le 29 nov. 2021 11:38 Jeu Revue de théâtre Séduire et plaire Le Libertin Benoît Melançon Don Quichotte au TNM Numéro 89 (4), 1998 URI : https://id.erudit.org/iderudit/16525ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Melançon, B. (1998). Compte rendu de [Séduire et plaire : Le Libertin]. Jeu, (89), 20–23. Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1998 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ I BENOIT MELANÇON Séduire et plaire L e XVIIIe siècle est à la mode. La télévision québécoise a eu sa série historique, Marguerite Volant. Le cinéma raffole de Jane Austen (Clueless), de Jonathan Swift (Gulliver's Travels), des Liaisons dangereuses (Stephen Frears, Milos Forman). Le roman s'y est mis, de Milan Kundera (la Lenteur) à Thomas Pynchon (Mason & ^^^^^^^^^^^^^^^^^ Dixon) et de Patrick Sùskind (le Parfum) à Rose Tremain (Restoration). Même Jean-Paul II s'est Le Libertin prononcé, dans son encyclique de 1998, Fides et TEXTE D'ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT. MISE EN Ratio, sur les relations de la foi et de la raison, cette SCÈNE : DENISE FILIATRAULT, ASSISTÉE DE SUZANNE valeur emblématique des Lumières ! BOUCHARD ; DÉCOR : GUILLAUME LORD ; COSTUMES : VÉRONIQUE BORBOËN ; ÉCLAIRAGES : Au théâtre, les exemples ne manquent pas. Sacha Guitry s'était offert son Beaumarchais, qu'a repris BÉGIN ; PERRUQUES : RACHEL TREMBLAY. AVEC au cinéma Edouard Molinaro en 1996, avec l'aide M A X I M GAUDETTE (BARONNET), MAUDE GUÉRIN de Jean-Claude Brisville. Christopher Hampton et (LA JEUNE D'HOLBACH), ROBERT LALONDE (DENIS Heiner Muller ont adapté les Liaisons dangereuses, DIDEROT), LOUISE MARLEAU (ANNA DOROTHEA Dominique Triaire, les Lettres persanes et Milan THERBOUCHE), MYRIAM POIRIER (ANGÉLIQUE Kundera, Jacques le fataliste. La vie dans les DIDEROT) ET SONIA VACHON (ANTOINETTE milieux intellectuels parisiens a donné les Salons de DIDEROT). PRODUCTION DU THÉÂTRE JUSTE POUR Bernard Minoret et Claude Arnaud (1985), puis RIRE, PRÉSENTÉE AU THÉÂTRE SAINT-DENIS DU 3 l'Antichambre de Jean-Claude Brisville (19911). JUILLET AU 1 7 OCTOBRE 1 9 9 8 . LE TEXTE ORIGINAL Jean-François Prévand a fait dialoguer Voltaire et DE U PIÈCE A ÉTÉ PUBLIÉ CHEZ ALBIN MICHEL Rousseau, au bénéfice du second2. Il n'y a donc pas (PARIS, 1997,172 P.). lieu de s'étonner du sujet du Libertin - Diderot travaillant à l'Encyclopédie - , surtout sous la plume d'Éric-Emmanuel Schmitt, l'auteur du Visiteur3, autre dialogue philosophique mettant en vedette, celui-là, Freud et Dieu. La vision du Siècle des lumières de Schmitt et la mise en scène de Denise Filiatrault, en revanche, méritent qu'on s'y attache. MICHEL BEAULIEU ; SON : DIANE LEBŒUF ; ACCES- SOIRES : NORMANO BLAIS ; MAQUILLAGES : JEAN Le siècle de la facilité Au Grandval, chez son ami le baron d'Holbach, Denis Diderot est forcé, par le retrait de Jean-Jacques Rousseau, de rédiger l'article « Morale » de l'Encyclopédie, ce Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers dont il est le maître d'oeuvre. On le voit, tout au long de la journée que dure la pièce, passer de la théorie à la pratique : talonné par le jeune Baronnet, son secrétaire, qui l'exhorte à terminer, tantôt il réfléchit par écrit à ce qu'est la morale, tantôt il en discute avec une peintre qui 1. Voir/en 79, 1996.2, p. 167-168. 2. Voir Jeu 68, 1993.3, p. 188-194. 3. Voir la chronique de Louise Vigeant, « Le Grand Visiteur », Jeu 75, 1995.2, p. 137-141. 20 prétend tirer son portrait (Mme Therbouche), sa femme, sa fille et la fille de son hôte. La réflexion philosophique, tout urgente qu'elle est, ne l'empêche pas de vouloir ajouter Mme Therbouche à son tableau de chasse, ni d'être aguiché par la jeune d'Holbach. On imagine bien que les inconséquences menacent d'être nombreuses entre le discours officiel et la vie privée ; c'est une rengaine aussi vieille que la querelle entre Rousseau et les encyclopédistes. Constitué partiellement de passages de l'œuvre de Diderot, accumulant les bons mots, le texte de Schmitt souligne que moralisme, immoralisme et amoralisme ne sont pas uniquement affaires de spéculation, mais choses concrètes, littéralement incarnées. Denis Diderot par L. M. Van Loo (Musée du Louvre, Paris). Il n'y a pas lieu de reprocher à Schmitt d'avoir condensé en un moment divers épisodes de la vie intellectuelle de Diderot, d'avoir privilégié certains traits de son caractère (la vanité, la jalousie) ou de ne pas s'être astreint à une stricte vraisemblance lexicale (« au niveau de l'individu » n'est pas du français classique, c'est le moins qu'on puisse dire) : la logique dramatique a des raisons que la raison historienne n'a pas. Cela est d'autant plus vrai que le dramaturge connaît par ailleurs fort solidement son sujet, lui ayant consacré une thèse de doctorat dont le titre est un programme : Diderot ou la philosophie de la séduction4. Le double portrait de libertin de Diderot véhiculé par la pièce - l'amoureux égrillard et l'esprit virevoltant -, lui, s'inscrit trop manifestement dans l'imagerie culturelle qui sous-tend nombre de représentations actuelles du XVIIIe siècle pour qu'on ne cherche pas à lui donner sens par rapport à ce que les médias colportent au même moment. Diderot était-il cet homme à femmes que se plaît à peindre Schmitt, surtout par l'intermédiaire de sa femme, Antoinette ? Rien dans sa biographie ne permet de le croire, mais l'auteur a fait comme s'il ne pouvait pas en être autrement au siècle de Crébillon et de Laclos. L'éditeur de l'Encyclopédie composait-il ses articles au milieu des plaisirs, voltigeant d'une idée à l'autre au gré de la conversation, avec des piles de livres à ses pieds, dans un désordre artistement disposé ? Pouvait-il vraiment « sabrer » pareil écrit « très vite », le « torcher [...] en quelques minutes », s'y jeter « sans ordre, sans plan, à la diable » ? Encore une fois, la mythologie explique cette construction : le Diderot de Schmitt ressemble comme un frère au Beaumarchais de Molinaro ou au Casanova de Philippe Sollers5. Esprit pétillant, langue brillante (et acérée), repartie astucieuse, tous les lieux communs y sont, et à juste titre : rien de cela n'est faux. On sort toutefois de la pièce en se demandant s'il est possible aujourd'hui, aux yeux des créateurs, d'être un philosophe peu porté sur la chose et aimant le silence des cabinets, si l'on peut ne pas vouloir trousser tout ce qui porte jupon pour se livrer plutôt à la lecture et à l'étude. À cet égard, il n'est pas inutile de rappeler qu'une célèbre phrase de l'incipit du Neveu de Rameau - « Mes pensées, ce sont mes catins » -, est dite par un personnage, non par Diderot lui-même ; il vaut mieux ne pas confondre la créature et son inventeur, sinon l'on risque de verser dans la vulgate. 4. Paris, Albin Michel, coll. « Idées », 1997, 330 p. 5. Casanova l'admirable, Paris, Pion, 1998, 265 p. 21 Paradoxe sur les comédiens Denise Filiatrault, devant cette image assez convenue des hommes des Lumières, aurait pu décider de jouer avec insistance la carte de la représentation d'époque ; ce ne fut pas le cas. Certes, les costumes étaient XVIIIe siècle (avec les décolletés idoines, ostensiblement mis à contribution dans la publicité du spectacle), ainsi que les accessoires et les décors, mais la metteure en scène n'a misé ni sur le grand déploiement ni sur la peinture réaliste. Le cadre historique établi, cela suffisait. De même, elle n'a pas voulu détourner l'attention des spectateurs par une musique envahissante (quelques notes au début et à la fin, c'est tout) ou par des éclairages particulièrement marqués (presque rien avant le finale aux chandelles). En fait, elle a tout investi dans le talent des comédiens et dans le rythme du jeu, avec des résultats inégaux. Le gros du travail reposait sur les épaules des comédiens tenant les deux rôles principaux. À la lumière des choix d'écriture et de mise en scène, on attendait un Diderot allègre, précisément à cause des contradictions dont il n'essaie pas de se dépêtrer. Ne finit-il pas, à force de ratures, par ne pas écrire l'article exigé ? « Morale » renverra à « Éthique », qui renverra à... « Morale ». Robert Lalonde avait beau voler de sa table au fauteuil sur lequel il posait nu, puis de celle-là à un matelas commodément jeté par terre côté jardin, il était desservi, notamment, par une prononciation chevrotante et monotone, où l'accent tonique paraissait rarement à sa place, placé trop tôt dans la phrase. En outre, il lui arrivait de jouer pour la salle. Pour rendre Mme Therbouche, il fallait une grande maîtrise, car le personnage était fourbe (elle revendique haut et fort le statut d'« escroque ») et trouble (afin de séduire Diderot pour mieux le dépouiller des toiles qu'il a achetées pour la collection de Catherine II de Russie, elle n'hésite pas à conquérir la jeune d'Holbach). Or le jeu de Louise Marleau était trop inégal pour donner consistance à cette maîtresse femme digne de la Merteuil des Liaisons dangereuses (« Le sexe, c'est la guerre ») : le faux accent germanique de la peintre apparaissait et disparaissait sans que l'on sache pourquoi, tandis que la comédienne se tirait beaucoup mieux d'affaire dès que le vocabulaire versait dans le grossier. Les problèmes étaient spécialement visibles à la fin de la pièce, pour l'un comme pour l'autre. (Tout n'est pas de leur responsabilité : le texte de Schmitt n'en finit plus de finir.) Lui a compris qu'il a été berné, par sa fille, par la jeune d'Holbach et par Mme Therbouche, ce qui met en relief les limites d'une morale conçue comme un système, et c'est un Diderot sans superbe qui disparaît du regard des spectateurs, même s'il tient Mme Therbouche dans ses bras et qu'il lui promet une nuit de volupté ; elle a échoué dans son projet de détrousser son modèle, elle avoue à sa jeune complice qu'elle ne l'a attirée que pour servir ses fins et elle cède aux avances de Diderot, elle qui prétendait imposer sa volonté aux hommes : en ce moment de résolution dramatique et de non-résolution philosophique (que peut la morale en pareille situation ? y a-t-il une seule morale ? faut-il préférer la belle action ou la belle œuvre, même monstrueuse moralement, pour le dire en termes diderotiens ? « pourquoi une morale ne serait-elle pas contradictoire ? » ), on aurait espéré des morceaux de bravoure, mais ils ne sont pas venus. Les actrices secondaires ont mieux su tirer leur épingle du jeu. (On ne dira rien de Baronnet, dont les apparitions épisodiques ne servent guère qu'à rappeler que l'écriture de l'Encyclopédie doit passer avant les plaisirs.) Si Sonia Vachon campe une 22 On sort de la pièce en se demandant s'il est possible aujourd'hui, aux yeux des créateurs, d'être un philosophe peu porté sur la chose et aimant le silence des cabinets, si l'on peut ne pas vouloir trousser t o u t ce qui porte jupon pour se livrer plutôt à la lecture et à l'étude. Mme Diderot qui n'emprunte presque rien à la réalité historique (elle se croit « la femme la plus trompée de Paris »), elle déborde cependant d'un courroux matrimonial parfaitement ajusté au propos de la pièce : il lui fallait une mégère apprivoisable (il n'eût pas été concevable que Diderot fût incapable d'emberlificoter sa propre femme). Myriam Poirier est une Angélique d'abord ingénue à souhait, puis rusée juste ce qu'il faut, toujours habile rhétoricienne : objet d'un amour aveugle de la part de son père, elle sait comment manœuvrer pour en obtenir ce qu'elle veut. Son projet (avoir un enfant de Danceny, mais hors mariage) réintroduit le problème de la morale : son père s'est occupé de son éducation sexuelle et ils sont dorénavant aux prises avec l'application de celle-ci. Autrement dit : l'être humain doit-il suivre sa supposée liberté ou doit-il subordonner ses désirs aux impératifs sociaux et à la « propagation » contrôlée « de l'espèce » ? Angélique doit-elle faire ce que prêche son père, et donc suivre son exemple, ou se plier aux règles de la bienséance bourgeoise ? (S'il s'appuie ailleurs sur le roman diderotien ou sur l'article encyclopédique, c'est ici la correspondance qui sert à Schmitt de réservoir à paradoxes.) La jeune d'Holbach, enfin, passait d'un état à l'autre : de prédatrice pour Diderot, elle devenait proie pour Mme Therbouche. Maude Guérin était habile sur les deux registres, agile quand il s'agissait de tromper Diderot (elle lui faisait des questions que n'osait poser Angélique), affaissée lorsque lui était dévoilée la vilenie de celle qu'elle croyait aimer et qui l'avait initiée aux plaisirs physiques. On aurait pu attendre le pire d'une pièce programmée dans ce festival du comique troupier qu'est Juste pour rire. Si cela n'a pas été le cas, c'est que la metteure en scène a refusé d'outrer le trait et qu'elle a justement saisi la nature du texte de Schmitt (la pièce est évidemment destinée à un large public, avec les raccourcis auxquels cela oblige, sans les facilités que l'on aurait pu craindre ni lourdeurs pédagogiques). Si les deux vedettes avaient été au diapason des autres comédiens, le Libertin aurait pu séduire davantage un public à qui le XVIIIe siècle plaît, du moins sous cette forme-là. J 23