RB 118 (2011), p. 260-268.
NOTULE
31 MAI 2014
NOTES PHILOLOGIQUES
LES KITTIM, LES ROMAINS ET DANIEL
Étienne NODET, o. p. <
[email protected]>
École Biblique POB 19053 Jérusalem-IL
Lors de son ultime vision, Daniel reçoit une prophétie qui esquisse la fin de la période perse
puis couvre l’époque hellénistique, d’Alexandre à Antiochus IV Épiphane, roi séleucide de Syrie,
c’est-à-dire de -333 à -165 (Dn 11,2-39). Contrairement à ce que l’on observe dans le reste du
livre, les détails fournis sur les règnes, même nimbés d’un voile mystérieux, concordent assez bien
avec les dires des historiens, en particulier de Polybe, un contemporain (env. 200-118). C’est ainsi
que Dn 11,27-30 évoque les deux campagnes d’Antiochus IV à court d’argent contre l’Égypte,
mais lors de la seconde, les « vaisseaux des Kittim » (Myt@ik@ i Myy,ici) l’empêchèrent d’aboutir, et c’est
alors qu’il « sévit furieusement contre l’Alliance sainte ». Polybe rapporte en effet qu’en -169
Antiochus attaqua l’Égypte, et qu’après une victoire à Péluse il marcha sur Alexandrie,
officiellement pour défendre les droits de son neveu Philomètor, mais en fait pour établir un
protectorat (28.20-23). L’année suivante, Antiochus refit une campagne, mais les Romains, qui en
juin -168 venaient de battre les Macédoniens à Pydna envoyèrent de Délos le légat C. Popilius
Laenas en Égypte. Celui-ci arrêta physiquement Antiochus à Éleusis, l’empêchant d’atteindre
Alexandrie. On lui reconnut sa victoire et on lui laissa son butin, mais ce fut un coup d’arrêt
(30.27.1-4). Autrement dit, les « vaisseaux des Kittim » désignent les Romains arrivant en force
par la mer ; c’est bien ainsi qu’ont compris la LXX ( 9Rwmai=oi, sans vaisseaux) et la Vulgate
(trieres et Romani). Dans le contexte de Dn, l’appellation est péjorative, puisque c’est à cause de
l’intervention romaine qu’Antiochus multiplia les persécutions en Judée.
Par ailleurs, il est rapporté en 1 M 1,1-10 qu’Alexandre de Macédoine « sortit du pays des
Kittim (Xettiim) et battit Darius, roi des Perses » ; dans son orgueil, il fut à l’origine de dynasties
impies, aboutissant à Antiochus Épiphane. Dans ce même livre, qu’on estime postérieur à la mort
de Jean Hyrcan en -104, on lit un éloge prononcé des Romains, de leur force et de leurs institutions
durables (1 M 8,1-16) ; ils ont même battu les « Kitiens » (Kitie/wn, v. 5), allusion probable à la
victoire romaine de Pydna en -168. De fait, ce sont eux qui en -142 ont officiellement reconnu le
grand prêtre Simon et à travers lui l’État asmonéen naissant (1 M 15,15-24). Depuis la chute de
Carthage en -145, ils avaient les mains libres en Méditerranée, mais ils tenaient à une Judée forte,
étendue jusqu’à la mer (Ashdod, Jaffa, Dor), comme verrou entre la Syrie et l’Égypte. En d’autres
termes, les Romains dans ce livre sont vus favorablement, alors que les Kittim désignent les
fondateurs du monde hellénistique, réputé dangereux. Il y a donc eu un changement du sens de
« Kittim ». On va proposer ici de le rattacher à l’arrivée de Pompée, en -63, après la création de la
province de Syrie en -65.
I
Dans la Bible, les Kittim sont surtout rattachés aux îles grecques. Selon Gn 10,2-4 l’un des fils
de Japhet fils de Noé est Yavân (NwfyF Iwuan) ; parmi les fils de Yavân (Ionie, Grèce) figurent
Kittim (Myt@ik Ki/tioi) et Rodanim (MynidFdo fautif, LXX 9Ro&dioi ; cf. 1 Ch 1,7 MynidFro 9Ro&dioi
« Rhodiens ») ; ensuite (v. 5), c’est « à partir d’eux que se fit la dispersion dans les îles des nations
(MyIwOg%ha yy,') nh~soi tw~n e0qnw~ni) »@i. Dans un oracle sur la destruction de Tyr, Is 23,1 a « tout a été
détruit […] du pays de Kittim cela leur fut révélé » wOmlf-hlfg:nI Myt@ik@i CrE)em' e0k gh~j Kitiai/wn: h}ktai
ai0xma&lwtoj (« fut emmené prisonnier », peut-être exact) ; Is 23,12 « lève-toi, passe à Kittim, là
2
ÉTIENNE NODET
non plus, pas de repos pour toi » K7lf xaw%nyF-)Ol M#$f-Mg%A yrIbo(j ymiw%q [Myt@ik@i] Myy,It@ik@i kai\ e0a_n a)pe/lqh|j ei0j
Kitiei=j, ou)de\ e0kei= soi a)na&pausij e1stai. Dans un oracle contre Jérusalem, Jr 2,10-11 lance
« Passez donc aux îles de Kittim et voyez (w%)r:w% Myy,It@iki yy,')i w%rb;(i yk@ dio&ti die/lqete ei0j nh&souj
Xettiim kai\ i1dete) […]. Une nation change-t-elle de dieux ? » De même l’oracle contre Tyr, qui
décrit sa richesse (Ez 27,6) : « ils t’ont fait un pont d’ivoire incrusté dans du Cyprès des îles des
Kittim ([Myy,it@ik@i] My,It@ik@i yy,')im' a)po_ nh&swn tw~n Xettiin) ».
Le dernier des oracles de Balaam présente une difficulté (Nb 24,23-24) : « Des vaisseaux (Myciw:,
Sam. iM)ycwy et de même LXX kai\ e0celeu&setai “ils sortiront”, apparenté à iMy)cyw avec
métathèses, et Vulg. venient in trieribus, double traduction) du côté de Kittim (Myt@ik@i dy,ami e0k xeiro_j
Kitiai/wn, Onkelos y)mwr “Romains”, Vulg. de Italia), et ils opprimeront Assur, et ils
opprimeront Ébèr (:rbe('-w%n%(iw kai\ kakw&sousin Ebrai/ouj, Vulg. et vastabunt Hebraeos:) ». Il
apparaît donc que le TM est anormal, peut-être déformé d’après Dn 11,30 Myt@ik@i Myy,ici wOb w%)bfw%
(Kittel), car, comme le font LXX et Vulg., l’oracle de Balaam peut se comprendre comme
annonçant une invasion romaine désastreuse pour « Assur » (Syrie séleucide) et pour les Hébreux.
Paraphrasant Gn 10,4-5, Josèphe explique que Kittim (Xe/qimoj), fils de Yavân, reçut « l’île de
Kittima (Xe/qima), appelée aujourd’hui Chypre ; c’est d’après elle que toutes les îles1 et la plupart
des régions maritimes sont nommées Kittim (Xe/qh) par les Hébreux : en témoignage de ce que je
dis, l’une des villes de Chypre est parvenue à conserver cette dénomination, elle est appelée Kition
(Ki/tion) par ceux qui l’ont hellénisée » (AJ 1:128). La ville de Kition (aujourd’hui Larnaca) est
déjà mentionnée par Thucydide (Histoires 1.112.4) ; elle figure dans des inscriptions phéniciennes
sous la forme ytk (CIS 1:10,11,14, etc.) et sur des ostraca d’Arad2. Les archives de Tyr signalent
une révolte des « Kittéens » (Kittai=oi) au temps de Salmanasar au VIIIe siècle (AJ 9:284) ; il
s’agit encore de Kition, port chypriote le plus proche de la Phénicie.
Finalement, l’explication de Josèphe est très défendable : Kittim se rattache d’abord à Kition et
à Chypre, puis aux îles de Méditerranée, surtout grecques ; il en est de même en Jubilés 24:28-29
et 37:10. L’emploi de Kittim pour désigner les Romains paraît donc anormal.
II
L’anomalie disparaît si l’on considère certains textes de Qumrân. Les Kittim sont mentionnés
dans sept textes différents3, mais toujours dans des interprétations faites de tournures bibliques, où
les allusions à l’actualité sont le plus souvent très discrètes4. On se borne ici aux cas les plus
significatifs : trois pesharim (Isaïe, Nahum, Habaquq) et le Rouleau de la Guerre (1QM).
1. 4QpIsaa, à propos d’une revanche divine contre les Assyriens (cf. Is 10,24) :
Fr. 8-10, III:1-8 : Voici que le Seigneur Yhwh Sabaot émonde la frondaison avec violence, les
plus grandes branches seront taillées, les plus hautes abaissées. Les taillis de la forêt seront coupés au
fer, et le Liban dans sa grandeur tombera (Is 10,33-34). [Son interprétation concerne les] Kittim
(My)ytk), qui seront livrés à Israël et aux humbles de [la terre … ](cf. Is 11,4) Tous les peuples et
les guerriers seront terrorisés et leur cœur fondra (cf. Jr 10,2 ; Na 2,11) […] Et ce qu’il dit : Les
plus grandes branches seront taillées, ce sont les guerriers des Kit[tim …] Les taillis de la forêt
seront coupés au fer, ce [sont … ] de la guerre des Kittim. Et le Liban dans sa gran[deur tombera, ce
sont les chefs des] Kittim (Myytk yl#wm), qui seront livrés aux mains des grands […].
1
Il identifie spontanément les Kittim aux « Îles » : selon 2 R 7,6 les Araméens assiégeant Samarie croient que
« le roi d’Israël a embauché contre nous les rois des Hittites (Myt@ixiha yk'l;ma-t)e, tou_j basile/aj tw~n Xettai/wn) et
les rois d’Égypte pour venir contre nous » ; Josèphe paraphrase (AJ 9:77) « l’alliance du roi des Égyptiens et de
celui des Îles », ayant lu ou plutôt entendu Myt@ikiha yk'l;ma. Comme la LXX, il ignore tout des Hittites : il ne connaît
qu’Ahimélek le Hittite, un compagnon de David (AJ 6:311, de 1 S 26,6) et Sibbekaï le Hittite (AJ 7:301, de 2 S
21,18 Luc.) ; pour lui, il ne s’agit que d’une population cananéenne issue de Cham (AJ 1:139-142), et il prend soin
d’omettre que Bethsabée est l’épouse d’un Hittite (AJ 7:131).
2 Cf. Yohanan AHARONI, Arad Inscriptions, Jerusalem, Israel Exploration Society, 1981, p. 12-13.
3 Pour une présentation groupée, cf. Hanan ESHEL, « The Kittim in the War Scroll and in the Pesharim », dans :
David GOLDBLATT, Avital PINNICK & Daniel R. SCHWARTZ (eds.), Historical Perspectives from the Hasmoneans
to Bar Kokhba in Light of the Dead Sea Scrolls, Leiden, Brill, 2001, p. 29-44.
4 Cf. George J. BROOKE, « The Kittim in the Qumran Pesharim », dans : Loveday Alexander (ed.), Images of
Empire (JSOTSup, 122), Sheffield, Academic Press, 1991, p. 135-159.
LES KITTIM, LES ROMAINS ET DANIEL
3
L’actualisation avec les Kittim est indéterminée : l’interprétation offerte (pesher) se borne à la
reprise d’expressions bibliques, mais il s’agit certainement d’ennemis présents, dont on prophétise
la disparition. On peut au mieux observer que l’expression « chef des Kittim » évoque 4QpNah ciaprès. Cependant, le contexte a une orientation nettement eschatologique : le passage précédent,
interprétant Is 10,28-32, mentionne la « fin des jours » (Mymyh tyrx)) ; le passage suivant
interprète le rejeton de la souche de Jessé (Is 11,1-5) comme la victoire à la « fin des jours » d’un
descendant de David, accompagné de « l’un des prêtres de renom » ; il s’agit des deux messies de
1QSa II:11-22, issus d’Aaron et de David.
2. 4QpNah présente deux allusions utiles :
a) fr. 1-2, 3-4 : Il mena[ce] la mer, il la met[tra à sec (Na 1,4). Son in]terprétation : la mer, ce
sont tous les K[ittim …] pour fai[re] un jugement contre eux et les éliminer de la face [de la terre. Il
a tari tous les fleuves (Na 1,4). Son interprétation concerne les Kittim.
La malédiction de Nahum contre Ninive, qui s’est réalisée, est transférée sur les Kittim, grâce à
« la mer », comme un vœu ou une prière. Ces Kittim sont des ennemis présents, mais on ignore
lesquels. En théorie, on pourrait penser aux Syriens de la crise maccabéenne, mais leur identité est
précisée dans la suite, qui vise clairement les Romains.
b) fr. 3-4, I:2-4 : Où le lion allait pour y entrer (M# )wbl, de même LXX ; TM M# )ybl « la
lionne y était »), le lionceau [personne ne l’inquiétait (Na 2,12). Son interprétation concerne
Démé]trius roi de Yavân qui voulut entrer dans Jérusalem sur le conseil des « interprètes
superficiels » (twqlx y#rwd), mais il n’entra pas car Dieu ne donna pas Jérusalem aux mains des
rois de Yavân depuis Antiochus jusqu’à ce que surgissent les chefs des Kittim (Myytk yl#wm), et
ensuite elle est piétinée (smrt).
On sait par Josèphe (AJ 14:69-76) que Pompée pénétra en -63 dans Jérusalem pour arbitrer une
guerre civile ; la Judée était alors rattachée en théorie à la province de Syrie, qui succédait à l’État
séleucide. C’est donc bien le pouvoir romain que représentent « les chefs des Kittim » (et non pas
« les rois »). Auparavant, aucun dirigeant étranger n’avait envahi Jérusalem depuis Antiochus IV,
mais Josèphe rapporte une tentative avortée (AJ 13:376-379) : Démétrius III, roi d’Antioche (9588), fut appelé en renfort par les Juifs contre leur propre roi Alexandre Jannée, dont ils
n’acceptaient pas la brutalité et qu’ils refusaient comme grand prêtre, à cause d’origines réputées
douteuses. Démétrius vint mais il échoua à reconquérir la Judée, dont il était théoriquement le
suzerain. Les adversaires de Jannée étaient surtout les pharisiens (13:400), qualifiés ici de
twqlx y#rwd ou « scruteurs de choses lisses (évidentes) » et ils sont sévèrement critiqués par les
« scruteurs de la Tora » (hrwth y#rwd, CD 3:14-18 ; 6:5).
3. 1QpHab. Ce texte a de nombreuses allusions aux Kittim, mais seuls trois passages offrent
des indications utiles.
a) III:8-13 : Tous (les Chaldéens) arrivent pour la violence, la horde de leurs faces comme un vent
d’est (Mydq ; Ha 1,9 hmydq). Son interpré[tation] concerne les Kittim qui foulent le pays avec [leurs]
chevaux et leur bétail ; ils viennent de loin, des îles de la mer, pour dévorer toutes les nations comme
un aigle, insatiables.
Les Chaldéens sont une figure des Kittim oppresseurs. La description est peu spécifique, mais
la mention d’un « aigle » est sans doute une allusion au symbole du Populus SenatusQue
Romanus, en vigueur depuis -102. Selon G 1:650-655, Hérode fit ériger au-dessus de la grande
porte du Temple un aigle d’or et réprima férocement ceux qui voulurent l’ôter.
b) VI:2-12 : Et ce qu’il dit : C’est pourquoi ils (les Chaldéens) offrent un sacrifice à leur filet et il
encense son épervier (Ha 1,16a) ; son interprétation : ils (les Kittim) offrent des sacrifices à leurs
enseignes (Mtwtw), « signa ») et leurs armes sont l’objet de leur crainte religieuse. Car chez eux la
portion est grasse, et ses mets plantureux (Ha 1,16b) ; son interprétation : ils distribuent leur joug et
leur tribut ; c’est leur nourriture pour tous les peuples, année après année, pour ravager de
nombreux pays. C’est pourquoi il dégaine toujours son épée, pour tuer sans cesse des nations et il n’a
pas de compassion (Ha 1,17) ; son interprétation concerne les Kittim, qui tuent beaucoup par l’épée,
jeunes, adultes et vieillards, femmes et enfants ; et pour le nourrisson ils n’ont pas de pitié (citant Is
13,18, oracle contre Babylone).
4
ÉTIENNE NODET
La description de la férocité permanente des Romains n’est pas spécifique à la Judée, mais
l’interprétation se borne à suive le verset. Par ailleurs, la vénération des enseignes était une
coutume romaine, mais un culte proprement dit ne semble avoir commencé qu’avec la divinisation
d’Auguste, car les enseignes comportaient alors le buste de l’empereur5. Ainsi, le scandale créé par
Pilate en introduisant de telles enseignes dans Jérusalem était-il une nouveauté (vers 26 ; AJ
18:56). Dans ces conditions, l’oppression évoquée doit être très postérieure à Pompée.
c) IX:2-7 : Et ce qu’il dit : Puisque tu as pillé de nombreuses nations, tout le reste des peuples te
pillera (Ha 2,8a) ; son interprétation concerne les derniers prêtres de Jérusalem, qui accumulent
richesse et butin en pillant les peuples, et à la fin des jours leur richesse ainsi que leur butin seront
donnés à l’armée des Kittim, car ce sont eux le reste des peuples.
Les Kittim sont ici vus comme justiciers efficaces, et il n’est pas question de leur disparition.
En effet, le vrai malheur est la corruption de Jérusalem, explicitée plus loin (XII:6-9) : sur Ha 2,17
(« Tu as versé le sang humain, violenté le pays, la cité et tous ses habitants »), l’interprétation
ignore les Kittim : « La cité est Jérusalem, où le mauvais prêtre a commis des actes horribles et
souillé le sanctuaire de Dieu. » Quant au pillage par les Kittim, il suppose une situation de guerre
de conquête, et non une opération de maintien de l’ordre, même brutale ; il est notable que Pompée
s’est abstenu de pillage (AJ 14:72) ; de même, lors de la succession difficile d’Hérode, Varus,
gouverneur de Syrie, vint réprimer les insurrections zélotes, mais il sut éviter le pillage6 (G 2:6675).
La « fin des jours » fait allusion ici à la prophétie finale de Balaam qui s’achève sur les Kittim
(Nb 24,14) : « Je t’avise de ce que ce peuple fera au tien à la fin des jours (Mymiy,Fha tyrIxj)ab@;). »
L’eschatologie, abritée sous la formule biblique, n’est pas immédiate, comme on le voit peu
auparavant (VII:7-8) : sur Ha 2,3 (« Car la vision est pour un temps fixé [d('wOm@la] ; elle aspire à son
terme [Cq@"la] et ne décevra pas ; si elle tarde, attends-là »), l’interprétation est : « La fin ultime
(Nwrx)h Cqh) sera retardée au-delà de tout ce qu’ont dit les prophètes. »
4. 1QM, où les Kittim sont mentionnés dix-huit fois, toujours comme ennemis typiques. On a
observé7 que la première colonne en est une sorte de réécriture de Dn 11,40-12,1, lequel culmine
sur la crise maccabéenne, le principal changement étant la mise en scène de la déchéance des
Kittim8, et non le jugement ultime. Le dispositif de guerre est mentionné en détail, mais il inclut
des dispositions relatives aux fils d’Aaron et aux lévites, avec leurs vêtements et l’usage des
trompettes ; c’est remarquable, car ils ne prennent pas part aux combats. Le tout a une allure plus
liturgique que militaire9. Le trait le plus singulier de ce dispositif est l’ensemble des enseignes
(III:13-IV:fin), qui commence de manière caractéristique : « Sur la grande enseigne (tw)) qui est
en tête de tout le peuple on écrira « Peuple de Dieu » (l) M() et le nom d’Israël et d’Aaron ainsi
que le nom des douze tribus. » Puis chaque unité est dotée d’une enseigne à son nom. Il est
difficile de ne pas y voir une sorte d’écho rituel de l’inscription S.P.Q.R. des enseignes de l’armée
romaine10, avec les noms d’unités et le culte associé.
En matière de contexte historique, 1QM envisage une guerre absolue contre les Kittim, et le
plus suggestif est de considérer les troubles conduisant à la guerre de 70. Depuis la déposition
d’Anân (62), les grands prêtres étaient notoirement corrompus. En 66, l’agression par les zélotes
de Celsius Gallus, le gouverneur romain venu d’Antioche à Jérusalem avec une armée, provoqua
5
Cf. Carl H. KRAELING, « The Episode of the Roman Standards at Jerusalem », HTR 35 (1942), p. 263-289.
Pour d’autres raisons de rapprocher 1QpHab des événements de 62-70, cf. Étienne NODET, « Jacques le Juste et
son épitre », RB 116 (2009), p. 572-597.
7 Cf. Jean DUHAIME, The War Texts. 1QM and related Manuscripts, London – New York, T&T Clark
International, 2004, p. 64-97, avec une discussion détaillée des études récentes.
8 David FLUSSER, « Apocalyptic Elements in the War Scroll », dans : Aharon OPPENHEIMER & Uriel
RAPPAPORT (ed.), Jerusalem in the Second Temple Period, Jerusalem, Yad Ben-Zvi, 1980, p. 434-452 & XXIVXXV.
9 Cf. Brian SCHULTZ, Conquering the World. The War Scroll (1QM) Reconsidered (STDJ, 76), Leiden – Boston,
Brill, 2009, p. 344-351.
10 Cf. Yigael YADIN, The Scroll of the War of the Sons of Light against the Sons of Darkness, Oxford, University
Press, 1962, p. 61-64 et 256-259 ; un tel usage d’enseignes n’est jamais signalé dans l’armée séleucide.
6
LES KITTIM, LES ROMAINS ET DANIEL
5
les Romains à déclarer la guerre (G 2:533-555). Ce n’était plus une simple opération de police : la
Judée était devenue une nation ennemie que les Romains devaient conquérir à nouveaux frais.
L’enjeu était l’intégrité de l’empire : Rome tenait à contrôler la totalité de la côte méditerranéenne.
De fait, les nouvelles monnaies juives de l’époque montrent qu’un État juif a été proclamé : elles
sont libellées en sheqels et portent des légendes hébraïques comme Nwyc twrx « Liberté de Sion »
ou h#wdqh Myl#wry « Jérusalem la Sainte » ; surtout, elles introduisent une nouvelle ère
commençant justement le 1er Nisân 6611, phénomène sans précédent depuis que le grand prêtre
Simon avait obtenu une quasi-indépendance (1 M 13,41-42).
Cependant, le style hautement symbolique de 1QM empêche des conclusions trop fermes.
L’ensemble des commentateurs datent ce texte de l’ère séleucide (IIe siècle), et cherchent un
contexte historique plausible – ou y renoncent. En fait, la seule raison nette de cette datation haute
est le lien littéraire certain avec Dn 11, mais on va montrer qu’il n’y a aucune raison, bien au
contraire, de dater ce chapitre de l’époque hellénistique.
III
Le livre de Daniel s’étend sur une chronologie vaste et peu claire, surtout comparée aux
données de l’histoire générale. Selon Dn 1,21 Daniel, capturé par Nabuchodonosor (605-562),
resta à la cour jusqu’à l’an I de Cyrus (539-528). Après la disparition de Balthazar, donné comme
fils de Nabuchodonosor, le royaume « fut donné aux Mèdes et aux Perses » (Dn 5,28), et Darius le
Mède succéda à Balthazar le Chaldéen (Dn 6,1.29). Puis Daniel eut une vision « l’an I de Darius le
Mède, fils d’Artaxerxès » (Dn 9,1) ; une telle succession ne peut renvoyer au plus tôt qu’à
Artaxerxès Ier de Perse (465-424) et à l’un de ses fils Darius II (423-404). En fait, à côté des effets
légendaires, tout ce brouillage a une cause précise, qui est l’intrusion de « Darius le Mède ». Il
s’agit d’une légende selon laquelle Darius Ier fils d’Hystaspès (522-486), roi perse d’envergure
exceptionnelle, était en fait descendant de l’ancien roi mède Vishtasp (hellénisé en Hystaspès),
protecteur de Zarathoustra et visionnaire visité par les anges. Les légendes sur Hystaspès, le roi
mythique, et ses prophéties ont subi divers avatars, aujourd’hui perdus12. Il n’en subsiste qu’un
résumé en latin rédigé vers 300 par Lactance13 (Divinae institutiones, 7:16-19).
En réalité, Cyrus le Perse avait vaincu en -550 le dernier roi mède, Astyagès, mais certaines
traditions en faisaient des parents. Tout cela explique suffisamment que Mèdes et Perses aient
constitué le même ensemble dans la mémoire biblique tardive. Une expression fréquente est
« selon la loi des Mèdes et des Perses » srApfw ydAmf-tdFk@; (Dn 6,9.13.16 et aussi Est 1,3.14.18.19 ;
10,2). Les deux cornes du même bélier féroce de la vision de Dn 8,3-4 représentent les rois des
Mèdes et des Perses (8,20), mais il s’agit seulement de l’empire perse. De même, selon 1 M 1,1
Alexandre a battu Darius « roi des Perses et des Mèdes » (Darius III).
Ces remarques ont des conséquences précises pour la vision inaugurale de Dn 2,1-45. Daniel
restitue le songe que Nabuchodonosor a oublié : il a vu une grande statue terrifiante, « sa tête était
d’or fin, sa poitrine et ses bras d’argent, son ventre et ses cuisses de bronze, ses jambes de fer, ses
pieds partie fer et partie argile » ; puis une pierre frappa les pieds, tout s’effondra et le vent
emporta les restes pulvérisés. Puis Daniel l’interprète au roi : « La tête d’or, c’est toi, puis viendra
un autre royaume, inférieur à toi, et ensuite un troisième royaume, de bronze, qui dominera la terre
entière ; et il y aura un quatrième royaume, dur comme le fer, comme le fer qui réduit tout en
poudre14. » Enfin, Dieu établira un royaume définitif, écrasant tous les autres.
11
Cf. SCHÜRER-VERMES I:605-606.
Justin Martyr, Apol. I, 20:1 indique que la Sibylle et Hystaspès affirment que Dieu dissoudra le monde
corruptible ; cependant, en 44:12, il déplore que soit passible de mort quiconque « lit les livres d’Hystaspès, de la
Sibylle ou des Prophètes », et il affirme leur innocuité, ce qui indique que leurs prophéties étaient codées.
13 Cf. David FLUSSER, « Hystaspes and John of Patmos », dans : Shaul SCHAKED (ed.), Irano-Judaica,
Jerusalem, Bialik, 1982, p. 12-75, repris dans David FLUSSER, Judaism and the Origins of Christianity, Jerusalem,
The Magnes Press, 1988, p. 390-453.
14 La théorie des quatre empires (Assyrien, Mède, Perse, Macédonien) correspondant aux quatre principaux
métaux (cuivre et bronze étant confondus) est d’origine perse, cf. Joseph W. SWAIN, « The Theory of the Four
Monarchies : Opposition History under the Roman Empire », Classical Philology 35 (1940), p. 1-21 ; David
12
6
ÉTIENNE NODET
Du fait que les Mèdes et les Perses sont confondus en un seul ensemble (non défavorable aux
Juifs et à la Judée, cf. Is 45,1), ils constituent le deuxième royaume, et non le deuxième et le
troisième, comme le veulent la plupart des commentateurs15. Autrement dit, le troisième est
l’empire hellénistique fondé par Alexandre, dangereusement représenté par Antiochus IV, et le
quatrième est Rome, qui paraît invincible, malgré l’argile aux pieds ; sa faiblesse est illustrée par
des guerres civiles, mais la Judée a dû se soumettre. Dans sa paraphrase, Josèphe omet l’argile aux
pieds, mais pour lui aussi les Mèdes et les Perses représentent un seul royaume, et les jambes de
fer représentent Rome, qui dominera pour toujours, affirme-t-il16 (AJ 10:209). Il se garde bien
d’interpréter la pierre finale. Il faut donc situer la rédaction du songe et de son sens après la chute
du régime séleucide en -65 ou même après l’arrivée de Pompée en -63.
IV
Le livre de Daniel est couramment daté vers -165, puisqu’il ignore la mort d’Antiochus IV et le
rétablissement du Temple (Dédicace) ; de plus, la vision des quatre bêtes de Dn 7,1-27, qui
culmine certainement sur les abus d’Antiochus IV, dûment symbolisés, est souvent considérée
comme un développement du songe inaugural17. Cependant, ces deux arguments sont infimes :
d’abord, le rapprochement des deux visions est gratuit, d’autant plus que le livre est formé de
pièces largement indépendantes. Cela n’exclut pas un éditeur de l’ensemble, ou même plusieurs, si
l’on tient compte des suppléments du grec. Ensuite et plus gravement, il est inexact de supposer
que l’établissement du régime asmonéen ait fait l’unanimité : d’une part, Dn 11,32-35 réprouve
ceux qui ont pris les armes contre Antiochus IV18 (le « roi du Nord »), puis submerge la
restauration du sanctuaire sous des vues eschatologiques (12,11-13) ; cependant, la durée de la
persécution est donnée comme une demi-semaine d’années (9,27 ; 12,11). D’autre part,
2 Maccabées est essentiellement un récit de fondation du « jour de Nikanor », commémorant la
victoire de Judas Maccabée (-161), par laquelle Jérusalem fut rendue aux Hébreux (2 M 15,37) ;
cela peut se comprendre comme liberté d’accès au Temple, mais non comme autonomie politique,
car la dynastie asmonéenne ne fut établie qu’une vingtaine d’années plus tard. D’ailleurs, les Juifs
d’Égypte ont mis longtemps à accepter le sanctuaire rétabli et la dynastie associée19 (au moins
jusqu’en -124, cf. 2 M 1,1-9).
Ainsi, les Kittim venus des mers sont devenus les Romains envahisseurs à partir de -63, ce qui
a des conséquences pour certains textes de Qumrân. Il apparaît aussi que la première et la dernière
révélations à Daniel (Dn 2 et 11-12) doivent se rattacher à cette période ; dans les deux cas figure
une annonce de victoire eschatologique concernant l’ensemble du monde ; il n’y a d’allusion ni à
FLUSSER, « The Four Empires in the Fourth Sibyl and in the Book of Daniel », Israel Oriental Studies 2 (1972), p.
148-175. Ce modèle à quatre points est cependant utilisé avec souplesse, comme ici ou même en Dn 8,8 où les
quatre successeurs d’Alexandre correspondent « aux quatre vents du ciel ». Il est très probable aussi que l’histoire
de Joseph en Égypte ait servi de modèle à toute la scène, cf. Michael SEGAL, « From Joseph to Daniel : The
Literary Development of the Narrative in Daniel 2 », VT 59 (2009), p.123-149 ; Matthew S. RINDGE, « Jewish
Identity under Foreign Rule : Daniel 2 as a Reconfiguration of Genesis 41 », JBL 129 (2010), p. 85-104.
15 Certains jugent qu’il est vain de rechercher des allusions historiques précises, cf. John E. GOLDINGAY, Daniel
(Word Biblical Commentary, 30), Dallas, Word Books, 1989, p. 56-62.
16 Il est même possible que pour lui l’établissement du règne (définitif) de Rome soit la guerre de 70 (cf. AJ
10:79).
17 Cf. après d’autres Alexander A. DI LELLA & Louis F. HARTMAN, The Book of Daniel (Anchor Bible, 23),
New York, Doubleday, 1978, p. 29-42.
18 Passage repris (approximativement) par 4Q174 (4Qflor) II:2-3 : « Un reste restera […] et ils pratiqueront toute
la Tora […] Moïse, c’est […] comme il est écrit dans le livre de Daniel le prophète : Les méchants feront le ma[l
… ] et les justes [… se]ront blanchis et purifiés et un peuple connaissant Dieu restera fort (cf. Dn 12,10 ; 10,32). »
Daniel est reconnu comme prophète, mais il n’est pas assuré que le livre à son nom ait rang de « Prophète » ;
Josèphe atteste la même hésitation (AJ 10:266-267).
19 Cf. Étienne NODET, La crise maccabéenne, Paris, Cerf, 2005, p. 160-170. Comme 4 Maccabées (récit
développé des martyrs de 2 M 6-7), la tradition rabbinique ignore entièrement Judas et les épisodes militaires ; de
même, L’assomption de Moïse (qui fait à Josué une prophétie du futur) évoque les persécutions hellénistiques, mais
sans mentionner Judas ni les Asmonéens : la délivrance sera le fruit du martyre du lévite Taxo (chap. 5-10). De
même encore, Hénoch 85-100 fait allusion à la crise maccabéenne, mais sans allusion à l’action de Judas. Il est
arbitraire de conclure de tels détails que ces ouvrages, de style symbolique, ont été écrits avant le 25 Kislev -164.
LES KITTIM, LES ROMAINS ET DANIEL
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un sacerdoce ni à la « restauration de la royauté en Israël ». En dehors d’une remarquable
ignorance de l’histoire perse, on ne peut rien conclure de très défini sur le reste du livre, car d’un
côté la galerie de portraits du Siracide ignore Daniel, et de l’autre, Mattathias en 1 M 2,59 évoque
d’abord Ananias, Azarias et Misaël, qui « furent sauvés de la flamme » (Dn 3, sous
Nabuchodonosor), puis Daniel, qui « fut délivré de la gueule des lions » (Dn 6, sous Darius le
Mède), mais il faut noter que ces deux récits analogues n’ont entre eux aucun lien littéraire.
Jérusalem, janvier 2011.