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Metiers Circuits courts, janvier 2012

Dominique PATUREL INRA, UMR 951 Innovation, Montpellier [email protected] Montpellier, 15 décembre 2011 NOTE DE REFLEXION POUR LE CASDAR MECICO 1./ Le travail en circuit long : l’exemple des maraîchers Nous entendons par compétences techniques, les savoirs-faire centrés sur la tâche à exécuter ; ils nécessitent des connaissances concernant le produit à planter (semences, type de sol, intrants…). Cependant l’agronomie, science technique et d’application à l’agriculture, a su démontrer que les seuls savoirs centrés sur la plante ne sont pas suffisants pour produire en qualité et en quantité. C’est bien la combinaison des savoirs sur la plante à son environnement qui en permet la culture dans les meilleures des solutions. Le travail devient central comme modalité de répartition entre les plantes, le matériel et la ressource humaine en fonction de l’environnement (sol, climat, ressource en eau) ; on comprend aisément qu’il est plus adapté dans ce système de s’intéresser à des monocultures et sur de grandes surfaces : les économies d’échelles sont importantes tant sur le plan financier qu’organisationnel. Organiser le travail sur une culture du blé à l’échelle de plusieurs dizaines d’hectares rentabilise l’ensemble des connaissances techniques, matérielles et humaines. D’autre part, ces pratiques agricoles obligent la séparation entre l’activité de production et celle de transformation, toutes deux mobilisant des spécificités impossibles à réduire : labourer, semer, et récolter pour l’un et trouver matière première et ingrédients pour transformer en produits prêt à consommer et les vendre pour l’autre. L’organisation en filière par sorte de produits (fruits et légumes, viandes,…) génère une professionnalisation qui va avoir pour effet une répartition par spécialisation et une montée en qualification. Ce sera tout l’enjeu des centres de formation et des organismes de conseil agricoles qui vont accompagner cette professionnalisation. Cette spécialisation nécessite des circuits longs, verticalisés qui tout au long de la chaîne vont ainsi répondre à l’offre de marché ; le travail dans cet univers de circuits longs peut s’appuyer sur les approches ergonomiques des métiers industriels ( la nature étant traitée comme un objet ). Les producteurs et les transformateurs sont plus des ouvriers spécialisés (ou qualifiés) dans une vision d’une agriculture productiviste. Le sens du travail est essentiellement tourné vers la tâche et s’appuie sur du collectif de travail. 2./ Le travail en circuits courts L’organisation en circuits courts change complètement les paramètres du travail des producteurs et des intermédiaires. Les producteurs qui s’engagent dans les circuits courts, ont le plus souvent de petites exploitations. De façon à répondre à la demande tout au long de l’année, ils vont diversifier leur production. Par exemple, les maraîchers habitués à cultiver 2 ou 3 produits vont ainsi passer à la production de 10, 20 légumes (certains vont jusqu’à 40- 50). Leurs pratiques agricoles se caractérisent par une recherche de préservation écologique de la terre, de l’eau et des différents éléments afférents au climat. Cela se traduit par une production de fruits et de légumes de saison au détriment des productions tout au long de l’année. 1 Les producteurs doivent acquérir de nouvelles compétences agronomiques qui vont combiner des connaissances des légumes avec des pratiques agricoles plus ou moins respectueuses de l’environnement et une demande du consommateur orientée qualité et circuits courts. 2.1. / Les compétences en circuits courts Ces compétences sont de 3 sortes : a) Techniques, agronomiques et organisationnelles - une production diversifiée qui entraîne une planification plus complexe ; il s’agit de planter et de semer plus d’espèces ; la combinaison des espèces entre elles n’est pas toujours évidente; il faut souvent expérimenter le côtoiement de certains légumes et la qualité de la terre ; il arrive que la terre ne permette pas de faire pousser certains légumes sans explication particulière. - une anticipation sur les semences et qui là aussi va se faire par l’expérimentation ; certes, un apprentissage sur la tenue d’un calendrier et de la répartition des tâches sur l’année est nécessaire ; pourtant, c’est bien l’expérimentation et l’observation de ce qui se passe, qui permet d’affiner cette tâche. - le ramassage des légumes doit se faire « juste à temps » ; ce que les consommateurs vont rechercher dans le circuit court, c’est avant tout la fraîcheur et la qualité de cette fraîcheur : trop mûr ne va pas et trop vert non plus ; il s’agit bien de cueillir « juste comme il faut » ; le coup d’œil du producteur va s’affiner au fur et à mesure de son expérience. - une main d’œuvre plus importante puisque certaines tâches ne vont plus être mécanisées ; d’autre part, la baisse des intrants va demander plus d’interventions humaines (arrachage mauvaises herbes, surveillance et cueillette, interventions spécifiques et localisées…) - l’organisation du travail est plus forte dans la mesure où les tâches sont plus diversifiées (arracher mauvaises herbes, surveiller la pousse et repérer ce qui doit être cueilli) et plus soumises aux aléas des températures (gel, orage, chaleur…). La météo est un des paramètres importants dans ce type de pratique agricole. La main d’œuvre doit être polyvalente dans ces savoir-faire de façon à faire face à la diversité de la production. b) Managériales - à l’activité de production, il faut ajouter celle de la vente : savoir où en est l’état du marché, fixer les prix, organiser les points de vente. La gestion de la production fait partie intégrante de l’activité ; elle va mobiliser des compétences gestionnaires qui assureront (ou pas) la viabilité du projet. - le management de l’activité, notamment dans la répartition des tâches, dans l’organisation du travail est également un des piliers de la viabilité économique. c) Relationnelles La vente en circuits courts requière un engagement relationnel entre le producteur et le consommateur. Cet engagement est au coeur de la relation commerciale nécessaire à l’activité. Dans les discours des organisations syndicales agricoles, le métier de producteur est affirmé dans l’activité de production ; celles de transformation ou de vente sont souvent parlées comme une autre activité qui ne fait pas partie de l’identité de métier. La reconnaissance d’être un bon professionnel vient des pairs et des organisations déléguées par le métier pour cela. En valorisant les circuits courts comme forme de travail, on bouscule les fondamentaux de ce qui constituait le métier. 3./ Le métier : quatre dimensions indissociables L’ergonomie de langue française a développé une approche de la définition du métier qui permet de montrer que l’activité n’est pas seulement qu’une série de compétences énumérées dans des référentiels. Quatre dimensions sont entremêlées : - La dimension personnelle : c’est la part subjective engagée dans le travail, à travers l’histoire personnelle et professionnelle mais cela ne suffit pas ; elle est toujours prise dans des 2 - - relations intersubjectives : relations entre pairs et plus largement ceux qui ont le même métier ou le même objet de travail, relations avec les organisations professionnelles. La dimension interpersonnelle : elle représente les échanges évoqués dans les relations intersubjectives. La dimension transpersonnelle : l’activité présente n’est pas à elle seule significative de l’activité. Il existe une mémoire du métier ; c’est ce que viennent nous dire par exemple, les syndicats agricoles quand ils expliquent que l’agriculteur est un producteur et non un vendeur. Une mémoire est plus ou moins vivante, traversée et produite par une histoire collective constituée par les attendus génériques tant symboliques que techniques du métier. Le travail collectif de réorganisation de la « tâche » en constitue ou pas la maintenance. Le métier est sous cet angle, une histoire collective locale et sociale qui établit les obligations endogènes d’un milieu professionnel. C’est la composante historique du métier. La dimension impersonnelle : du point de vue de la tâche, de l’organisation officielle du travail, de la prescription exogène. Cette dimension la plus décontextualisée tient le métier au-delà de toutes les situations particulières. L’absence de la dimension impersonnelle empêche toute légitimité externe dans la pratique. Le référentiel de compétences comme listing des savoir faire prend sa place dans cette dimension. Toutes ces composantes du métier sont le plus souvent déliées dans les organisations et les institutions. Il y a donc un nécessaire travail de re-liaison à faire en permanence. Ce mouvement de liaison-déliaison est d’autant plus difficile à faire qu’il n’est nullement contenu en puissance dans les connaissances scientifiques. La défaillance de la dimension transpersonnelle, le flou de la dimension impersonnelle, l’exacerbation des dimensions personnelle et interpersonnelle empêchent la réalisation du métier, niant la réalité d’un travail qui est naturalisé (c’est-à-dire une chose que l’on peut maîtriser) et enferment les professions dans une vision indivualisante. Cette individualisation est à la fois la possible montée en compétences mais aussi une responsabilisation de la personne qui peut la mettre face à ses limites et dans une solitude professionnelle. La dénaturalisation passe par le fait de mettre au centre un dialogue professionnel des actes et des gestes qui constituent réellement le travail (le travail prescrit n’est pas le travail réel).La naturalisation gomme toute la spécificité du travail en tant qu’épreuve et prise de risque marquée par toute une série de conflits dont l’issue est toujours incertaine. 4. / Reconnaissance et pouvoir d’agir Le corollaire de l’individualisation et de l’injonction de la compétence mettent à nu le fait que la 1 reconnaissance du travail est vitale . Or cette reconnaissance n’est pas seulement liée à la reconnaissance du travail par les consommateurs ; elle est multidimensionnelle et ancrée dans le travail réel . Par exemple, la question des marges de manœuvres ou d’autonomie procédurale dans la régulation des activité fait partie des exigences nouvelles : comment concilier taille de l’exploitation, quantité et qualité de travail ? Comment concilier vie professionnelle et vie familiale ? etc… Dans notre exemple du maraîchage, la reconnaissance sociale issue de ce processus va nourrir le sens du travail et engager le maraîcher à chercher les meilleures façons de progresser dans la qualité de sa production. La compréhension du travail devient alors une démarche contextualisée qui demande la prise en compte des compétences, de l’organisation et des rationalités subjectives à l’oeuvre. Dès lors, on n’est plus dans une vision segmentée et analytique des activités mais plutôt dans l’identification de ce qui se passe dans la perspective de relier l’ensemble des niveaux (compétences, organisation, rationalité subjective) en vue d’une compréhension globale, elle-même comprise dans le processus. Le maraîcher doit inventer un mode de relation avec le consommateur, notamment en lui faisant découvrir les tâches inhérentes à son activité ; le consommateur a besoin de comprendre comment le travail est effectué pour continuer à faire confiance ; la confiance ne se décrète pas ; elle se construit : « C’est la façon dont l’autre se comporte face à une situation imprévue, la constatation que, même 1 L’association des producteurs de lait indépendants (APLI) avance le chiffre de 809 suicides d’agriculteurs sur l’année 2009 (1/3 d’éleveurs). Les conditions de travail et l’isolement sont présentés comme des causes majeures de suicide. 16,6% des salariés de l’agriculture déclarent vivre actuellement un déni de reconnaissance du travail (enquête Sumer 2003) 3 quand le monde se dérobe, on continue à agir selon des principes partagés qui fondent véritablement la confiance ; on a confiance parce qu’on sait qu’on partage les mêmes règles, qu’on ne ruse pas, qu’on n’improvise pas n’importe comment. » (Dejours, 1993, p40). La concrétisation de ce lien particulier se fera par l’achat à l’avance de la production. Bien évidemment, il ne s’agit pas que le consommateur devienne « agronome » ; mais bien qu’il puisse se faire une représentation singulière de l’activité du maraîcher à qui il confie le fait de prendre soin de son alimentation. Quant au maraîcher, il ne s’agit pas pour lui de se mettre dans une dépendance telle, qu’elle l’empêche d’agir. Trouver la bonne distance fait partie de ces calages nécessaires pour que se crée un équilibre respectueux ; le risque d’une pesanteur dû à une forme de contrôle est réel et demande des ajustements qui se feront dans la qualité des échanges. 5. / Pistes de travail et lien avec le projet (suite à un temps d’échange entre Dominique Paturel et les copilotes du projet) Réfléchir à la dimension formation s’appuie sur la prise en compte d’éléments de niveaux différents : - Comme posé dans le postulat de départ du projet, le fait que les circuits courts passent de la marge au centre, entraîne un changement de perception du métier - Les modules de formation ne peuvent se faire seulement sur le mode fonctionnaliste (c’est-àdire proposer des modules de formation uniquement sur une partie de l’activité). En cela, l’approche envisagée pour l’action sur les parcours de professionnalisation (plutôt que des modules isolés) permet de sortir de cette vision fonctionnaliste. En outre, il convient de garder en mémoire, lors de l’accompagnement et de la construction de ces parcours, l’ensemble des 4 dimensions du métier décrites ci-dessus. Pour cela, il pourrait être proposé un temps d’intervention auprès des animateurs et participants du projet, sur cette notion des différentes composantes du métier, afin d’avoir d’acquérir des références communes. Cette intervention pourrait être complétée par une approche différente, qui nous permette de situer notre réflexion sur la question du métier et du travail, par rapport à d’autres écoles de pensées, notamment issues de la culture managériale. - La validation du répertoire des fiches compétences/expériences ainsi que les parcours proposés doivent être mis à l’épreuve auprès d’agriculteurs en situation, ce qui sera réalisé lors de l’action 3 du projet. - Un lien peut être fait entre les différentes dimensions du métier et les sujets abordés dans chaque thématique au sein de MECICO. A titre d’exemple, la thématique 1, du fait de la réflexion sur porteur de projet, sera surement plus axée sur la dimension personnelle du métier. Les questions de représentation du métier et d’identité y sont déjà abordées. La thématique 3, quant à elle, développe plus particulièrement les relations qui s’instaurent entre agriculteurs et autres acteurs, donc plus sur la dimension interpersonnelle. Cependant l’idée n’est pas de segmenter ces différentes dimensions au sein des thématiques mais bien de considérer toujours l’ensemble de ces entrées, même si notre travail met l’accent plus sur l’une ou l’autre. La liaison entre les différentes dimensions du métier doit bien sûr être traité au niveau global du projet par son pilotage mais il est nécessaire que chaque partenaire de chaque thématique ait en permanence conscience de ces dimensions et de leurs interactions même si leurs travaux se concentrent particulièrement sur un aspect précis du sujet. 4