Rives méditerranéennes
34 | 2009
Voyages et construction du territoire
Pratique de l’espace et invention du territoire
La Reconnaissance au Maroc (1883-1884) de Charles de Foucauld
Aurélia Dusserre
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rives/3822
DOI : 10.4000/rives.3822
ISBN : 978-2-8218-0064-9
ISSN : 2119-4696
Éditeur
TELEMME - UMR 6570
Édition imprimée
Date de publication : 30 octobre 2009
Pagination : 57-88
ISSN : 2103-4001
Référence électronique
Aurélia Dusserre, « Pratique de l’espace et invention du territoire », Rives méditerranéennes [En ligne],
34 | 2009, mis en ligne le 07 décembre 2012, consulté le 01 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rives/3822 ; DOI : 10.4000/rives.3822
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Pratique de l’espace et invention du territoire
Pratique de l’espace et invention du
territoire
La Reconnaissance au Maroc (1883-1884) de Charles de Foucauld
Aurélia Dusserre
1
En 1921 à Casablanca, un monument à la mémoire de Charles de Foucauld est inauguré en
présence du général Lyautey. Sur sa base, on peut lire l’inscription suivante :
À Charles de Foucauld,
Explorateur du Maroc.
Officier- Explorateur- Prêtre- Apôtre du Sahara
Héros, saint et martyr
Mort pour la France à Tamanrasset (Hoggar) le 1er décembre 1916
2
Financée grâce à une souscription publique, l’initiative en revient à la Société de
géographie du Maroc créée en 1916, l’année même de la mort de Foucauld. Les hommages
rendus auparavant à l’auteur de la Reconnaissance au Maroc (1883-1884) 1 ont été nombreux :
le deuxième numéro du Bulletin de la société de géographie du Maroc, publié en 1916, fait bien
évidemment état de la disparition de l’explorateur ; un hommage appuyé lui est rendu en
19192, tandis qu’une de ses lettres inédites est publiée l’année suivante dans le Bulletin.
Décidée dès 1916 par la société savante, l’érection du monument de Casablanca participe
pleinement à la création du « mythe Foucauld » et permet d’enrichir le panthéon
symbolique du Protectorat. Ce mythe joue sur deux registres qui sont souvent associés,
comme le montre la dédicace : Foucauld est à la fois vu comme le créateur de la
géographie marocaine, devenant ainsi de facto une sorte de figure tutélaire pour la Société
de géographie du Maroc qui y trouve une part de sa légitimité, mais également comme
une légende saharienne dont l’ensemble de la vie, exemplaire, ne semble avoir tendu que
vers cette seule direction.
3
Les deux parts du mythe se retrouvent dans les lectures qui ont été faites de la
Reconnaissance. La tradition hagiographique développée à la suite de l’ouvrage de René
Bazin3 de 1921 a vu l’ouvrage « comme le témoignage d’une annonce, d’une première
initiation, comme l’anticipation d’une relation personnelle avec l’islam, les populations
nord-africaines, etc. »4. La Reconnaissance a été également souvent consultée comme un
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recueil d’informations, utilisée à la manière d’une encyclopédie pour mieux connaître un
pays sur lequel subsistaient à l’époque de sa rédaction de nombreuses incertitudes. Si la
valeur documentaire d’une telle relation de voyage est aujourd’hui réduite, ce n’était pas
le cas au moment de sa parution : dès 1885, soit trois ans avant la publication du livre,
Foucauld reçoit des mains de Duveyrier la prestigieuse médaille d’or de la Société de
géographie. La Reconnaissance représente en effet une avancée considérable pour la
connaissance du pays encore très peu renseigné. A la fin du XIXe siècle, le Maroc est
fréquemment comparé à la Chine, image destinée à mettre en valeur son aspect fermé et
mystérieux. La comparaison est cependant exagérée : certaines zones sont familières aux
Européens, qui les ont parcourues et cartographiées dès l’époque moderne. Il est donc
plus juste de dire que le pays est inégalement connu : d’une façon schématique, la lecture
des cartes montre qu’à la plaine, où se succèdent toponymes et indications de
peuplement, s’oppose le vide des zones de relief et des régions présahariennes, qui
occupent pourtant la majeure partie de l’espace.
4
Cette méconnaissance peut a priori étonner. Le Maroc est en effet géographiquement
proche d’une Europe qui le contraint à ouvrir son territoire sous la pression économique
puis diplomatique ; les contacts s’intensifient tout au long du XIXe siècle et de plus en plus
d’étrangers pénètrent dans le pays. Les lacunes paraissent également d’autant plus
surprenantes que monde est de mieux en mieux connu grâce aux grandes explorations et
aux efforts réalisés par les sociétés de géographie pour susciter et diffuser les
découvertes.
5
Les origines de ce « retard » sont donc en partie à chercher dans les conditions propres au
terrain marocain. Son parcours reste difficile car diverses contraintes s’exercent sur son
espace. Les premières sont simplement d’ordre physique : les régions les moins connues
correspondent aux milieux naturels les plus difficiles, comme les montagnes, ou les moins
familiers aux observateurs européens, à l’image des zones présahariennes. L’absence de
tout réseau routier rend également la circulation délicate. A ces premiers facteurs
physiques s’ajoute une forte contrainte politique. La circulation des Européens est en
effet soumise à l’autorisation et au contrôle du sultan, et les étrangers sont, jusqu’à une
date tardive, interdits de séjour dans les villes marocaines. Lorsqu’ils se déplacent, les
voyageurs sont donc encadrés par une escorte armée qui ne leur permet pas d’aller et
venir librement ; le trajet est strictement défini, les contacts avec les populations
inexistants. Enfin, des facteurs ethnographiques compliquent l’organisation de l’espace et
la circulation dans le pays : deux ensembles humains très différenciés coexistent, une
population arabe essentiellement concentrée dans les plaines et des populations berbères
qui occupent les zones de relief. Leurs structures sociales et politiques sont elles aussi
différentes : d’une façon très schématique, les populations arabes sont soumises au
pouvoir d’un sultan dont l’autorité est à l’inverse contestée par la plupart des populations
berbères, organisées selon un système tribal. Ces données anthropologiques, linguistiques
et politiques sont essentielles pour comprendre l’organisation générale du pays
puisqu’elles pèsent sur l’espace et imposent des contraintes importantes à ceux qui
désirent le parcourir.
6
La publication par Foucauld de près de 3000 kilomètres d’itinéraires, dont 2250 kilomètres
totalement nouveaux inscrits sur une carte publiée hors-texte, ainsi que la détermination
de plus de 3000 cotes d’altitude et de 85 positions astronomiques avec un étonnant degré
de précision, représente donc un apport majeur et facilement quantifiable à la
connaissance du pays. Cela répond au projet initial de l’auteur, énoncé dès les premières
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lignes de la Reconnaissance, de maîtriser l’espace et de réduire l’incertitude en passant par
les territoires les plus inconnus :
À la veille d’entreprendre mon voyage au Maroc se dressaient deux questions : quel
itinéraire adopter ? Quels moyens prendre pour pouvoir le suivre ? La première se
résolvait naturellement : il fallait, autant que possible, ne passer que par des
contrées inexplorées et, parmi celles-ci, choisir les régions qui, soit par leurs
accidents physiques, soit par leurs habitants, paraissent devoir présenter le plus
d’intérêt.5
7
L’optique avant tout topographique de la Reconnaissance – constitution et restitution
d’itinéraires dans le but de la maîtrise de l’espace – ne se conçoit bien évidemment pas
sans un parcours de l’espace, et pose dès lors la question des moyens grâce auxquels ses
contraintes pourront être contournées. Là encore, Foucauld tient compte dès le départ de
la nature de l’espace concerné, dont il ne sous-estime ni les particularités ni les
difficultés :
Tel fut le but que je me proposai. Restait la seconde question : quel moyen employer
pour l’atteindre ? Pourrait-on voyager comme Européen ? Faudrait-il se servir d’un
déguisement ? (…) Je m’arrêtai au parti suivant : je partirais déguisé ; une fois en
route, si je sentais mon travestissement nécessaire, je le conserverais ; sinon, je
n’aurais qu’à le jeter aux orties.6
8
Les conditions particulières imposées par le terrain sont ainsi prises en compte et
pleinement intégrées par l’auteur : loin d’être une simple observation, l’exploration doit
aussi se lire comme une pratique et une expérience personnelles de l’espace qui engage
celui qui le parcourt. Le voyage apparaît comme une entreprise individuelle et subjective,
et les modalités de construction des savoirs doivent à ce titre être envisagées comme des
pratiques faisant intervenir la personne et le corps de l’explorateur. Ces pratiques sont
constitutives de l’entreprise de l’exploration. Dans ce cas précis, l’adoption du
déguisement et « l’expérience géographique » vécue par Foucauld ont permis de mettre
en mots la distinction entre les deux types d’espace du territoire marocain :
Il y a une portion du Maroc où l’on peut voyager sans déguisement, mais elle est
petite. Le pays se divise en deux parties : l’une soumise au sultan d’une manière
effective (blad el makhzen), où les Européens circulent ouvertement et en toute
sécurité ; l’autre, quatre ou cinq fois plus vaste, peuplée de tribus insoumises ou
indépendantes (blad es sība), où personne ne voyage en sécurité et où les Européens
ne sauraient pénétrer que travestis.7
9
Outre un apport géographique et topographique quantifiable, la Reconnaissance a ainsi
également une valeur ethnographique et politique : par la pratique de son espace,
Foucauld a contribué à la création d’une image particulière du territoire. En ce sens, il
apparaît comme l’inventeur de la dichotomie constitutive de l’espace marocain
précédemment évoquée, dans la mesure où il a été le premier à l’avoir sinon théorisée, du
moins mise en mots. Car si certains des précédents explorateurs du Maroc l’avaient
pressentie, c’est à Foucauld et son voyage que l’on doit sa formulation, même si l’auteur
n’a jamais cherché à en faire un schéma systématique d’explication et de lecture spatiale.
Ce sont en effet les utilisations postérieures qui l’ont systématisée, tandis que, sur le
terrain, se construisait en pratique le mythe de l’exploration.
Lire et parcourir le Maroc avant Charles de Foucauld
10
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la question de la nature ethnographique et politique de
l’espace marocain ne s’est pas réellement posée aux observateurs européens. Pour une
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raison simple : la plupart des voyageurs, ambassadeurs ou captifs n’avaient qu’un contact
limité avec le pays dont ils ne voyaient qu’une toute petite portion, essentiellement les
villes et les côtes. Les zones réputées d’un accès difficile n’étaient pas prises en compte ;
quand leur existence était mentionnée, c’était pour les écarter du domaine de la
connaissance, à l’image par exemple de l’Atlas. Ainsi, pour Louis Chénier (1722-1795), la
zone est peuplée « par une multitude de tribus, dont la férocité en interdit l’accès à tout
étranger »8 : en plus de l’inconnu, les montagnes sont un lieu de désordre et ne sont donc
« jamais considérée[s] pour elle[s]-même[s] », c’est-à-dire comme un milieu naturel
spécifique ; elles sont « une frontière et non un pays »9. Faute d’un parcours et d’une
connaissance suffisants, le pays est donc réduit à sa plus petite dimension, celle de son
littoral et de quelques routes qui traversent les plaines pour relier entre elles les capitales
impériales et Tanger :
…pour donner une idée de cet Empire, je parlerai des provinces maritimes, que j’ai
parcourues dans presque toute leur longueur ; comme elles bordent cette côte, elles
intéressent plus que celles qui sont dans l’intérieur.10
11
Les pratiques du voyage se transforment cependant progressivement. Devant leur
multiplication et l’avancée de la connaissance de la terre à la fin du XVIIIe siècle, des
structures efficaces entièrement dédiées à cet objectif s’organisent en Europe et
modifient la nature des voyages et de leurs acteurs. La collecte naturaliste et paysagère
des voyageurs sans formation spécialisée est remplacée par une mission d’enregistrement
de l’espace, à l’échelle non plus simplement topographique mais bien désormais
géographique. Cela entraîne un changement dans l’espace parcouru, de plus en plus
grand, qui exige un contact direct avec les lieux, sous la forme d’une traversée extensive,
dans la perspective d’une restitution graphique faite en Europe par les géographes de
cabinet. L’observateur envoyé sur le terrain doit donc être en mesure de rapporter des
indications susceptibles d’être transformées en tracé par le géographe de cabinet, c’est-àdire de collecter les lieux, mener des enquêtes orales afin de déterminer, par exemple, les
distances, les directions, etc. Pour faire la meilleure observation possible, l’explorateur
doit donc tenter à la fois de limiter les intermédiaires imposés entre le terrain et lui et de
passer le plus inaperçu possible. C’est pour cela que beaucoup d’entre eux voyagent
désormais déguisés. Le choix du déguisement n’est pas un phénomène spécifique au
terrain marocain : dès la fin du XVIIIe siècle, l’African Association le recommande ; il figure
également dans la plupart des instructions publiées à destination des voyageurs par les
sociétés savantes11. L’idée n’est donc pas née en Europe dans une optique d’exotisme plus
ou moins fantasmé ; la pratique s’est développée sur le terrain, où elle était notamment
encouragée par les consuls afin de permettre aux voyageurs d’atténuer leurs
particularités pour des raisons de sécurité, mais également dans l’ambition de mener une
observation « pure ».
12
Ces voyageurs d’un type nouveau parcourent le terrain marocain à partir du début du XIX
e
siècle. Les premiers à voyager travestis sont l’Espagnol Domingo Badia, qui parcourt le
Maghreb sous l’identité d’Ali Bey12, et le Français René Caillié13, qui, parti de Tanger en
1824, est le premier Européen à pénétrer dans Tombouctou. Ils sont suivis dans la seconde
moitié du siècle par deux voyageurs d’origine germanique.
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Figure 1. Portrait de G. Rohlfs
13
En avril 1861, Gerhard Rohlfs (figure 1) débarque à Tanger avec le projet de s’engager
auprès du sultan pour participer à la réorganisation de l’armée chérifienne ; il renonce
rapidement à cette idée pour entamer l’année suivante un premier voyage effectué sous
l’identité de Mustapha, médecin turc venu de Constantinople. Durant la première partie
de son itinéraire, Rohlfs reste sur les sentiers battus et parcourt des routes connues par
les Européens ; néanmoins, de Marrakech à la frontière algérienne, il passe en pays
berbère, que les Européens n’ont encore ni traversé, ni, a fortiori, cartographié (figure 2).
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Figure 2. Itinéraires de Gerhard Rohlfs et d’Oskar Lenz au Maroc
14
Ce changement d’espace est-il perceptible à la lecture de son récit de voyage14 ? Ayant
choisi de voyager en compagnie de caravanes pour assurer sa sécurité, Rohlfs semble
avoir conscience d’une modification des conditions du terrain. Il note ainsi, avec la
dramatisation habituelle à ce type de littérature :
En quittant Mogador, j’avais laissé derrière moi la civilisation pour entrer dans un
pays où je pouvais m’attendre à ne rencontrer aucun Européen, et où la langue
arabe ne me servirait à rien en dehors des villes. J’étais pour ainsi dire seul. 15
15
Il perçoit le changement d’espace avant tout en termes linguistiques et civilisationnels, ne
dépassant pas le traditionnel point de vue européocentré. La qualité de son observation
ne lui permet d’ailleurs pas d’aller au-delà : son récit est avant tout descriptif et se
contente de recueillir des renseignements d’ordre général et des connaissances
« positives » – pour reprendre le mot utilisé par Jomard une trentaine d’années
auparavant, c’est-à-dire destinées à servir aux cartographes européens dans une optique
de restitution topographique. Ce premier voyage rencontre un grand écho dans les
milieux géographiques européens et Rohlfs peut repartir en 1864 pour un nouveau
périple beaucoup plus novateur par le choix de l’itinéraire et les conditions de voyage16. Il
choisit en effet cette fois-ci de traverser le pays du nord au sud en passant par le Moyen
Atlas, à rebours de la route suivie une quarantaine d’années auparavant par Caillié lors de
son retour de Tombouctou. Rohlfs affronte donc les montagnes marocaines, une première
pour un Européen, en suivant le trajet des caravanes le long du treq sultan, route qui relie
traditionnellement Fez aux oasis du Sud. La majeure partie de son itinéraire traverse ainsi
des régions inconnues mais, là encore, le récit qu’il en ramène est largement descriptif et
non hiérarchisé, les particularités politiques et ethnographiques du territoire marocain
n’apparaissant pas réellement.
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16
Celles-ci sont un peu mieux mises en valeur par l’Autrichien Oksar Lenz (figure 3) qui
relie en 1880 Tanger à Tombouctou17.
Figure 3. Portrait d’Oskar Lenz
17
Comme son prédécesseur, Lenz veut parcourir en priorité des espaces inconnus,
notamment les zones de montagne. Ayant déjà effectué des missions en Afrique centrale,
il est plus expérimenté que Rohlfs ; il voyage également selon des modalités différentes,
ayant choisi de constituer une petite escorte dès avant son départ afin d’éviter les aléas et
les contraintes des trajets en compagnie des caravanes. Surtout, à la différence de Rohlfs
qui fait le choix du turban dès son départ de Tanger, Lenz commence son voyage sous le
costume européen. Ce n’est qu’une fois arrivé à Marrakech qu’il adopte le costume arabe :
Pendant les derniers jours de ma présence à Marrakech, je m’étais constamment
servie du costume maure ; depuis je le portai définitivement ; je changeai également
de nom, et me fis appeler Hakim Ben Omar ben Ali ; Hakim est le nom générique des
lettrés et désigne spécialement un médecin. Mes gens avaient ordre de ne me
nommer que par ce nom (…) ce déguisement me parut la forme la plus acceptable
qui put justifier mon extérieur fort peu oriental.18
18
C’est également à partir de Marrakech qu’il choisit de se faire accompagner en plus de ses
habituels compagnons de voyage par une escorte choisie parmi les populations locales
pour remplacer celle fournie par le sultan. Lenz change donc complètement sa manière
de voyager, montrant ainsi qu’il a conscience de pénétrer dans un espace différent de
celui parcouru jusque là. Comment cet espace est-il perçu et caractérisé ? Lenz postule
l’existence d’une frontière politique : au-delà de Marrakech, il estime être dans le pays
« des Chelouh audacieux et pillards qui bravent depuis des siècles la souveraineté du
peuple arabe »19 et ainsi sortir des limites où s’exerce le pouvoir du sultan. Il considère
donc que ces zones n’appartiennent plus au Maroc : « Tant que je voyageai à l’intérieur du
Maroc, je conservai mon nom et mon costume européen ; plus tard, je changeai aussi bien
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l’un que l’autre »20. Cette frontière politique se double d’une frontière de civilisation : la
« puissante chaîne de l’Atlas, avec sa nature sauvage et ses habitants indomptés et
pillards »21 ne peut appartenir à un espace politique où s’exerce une souveraineté certes
imparfaite, mais d’une certaine manière légitime. Si sa pratique de l’espace est différente
suivant les milieux traversés, sa vision du Maroc est semblable à celle de ces
prédécesseurs : il établit un lien entre sécurité et civilisation sans offrir de lecture
réellement ethnographique, et la proposition de « frontière » qu’il formule est
entièrement calquée sur la vision sultanienne.
19
Ces premiers voyages d’exploration sont donc des étapes essentielles pour la
connaissance géographique du Maroc : des zones non parcourues jusqu’ici ont été mises
en carte et de nombreuses positions ont été établies. La pratique même du voyage s’est
elle aussi transformée : bien qu’ils ne voyagent pas encore sans autorisation du sultan,
Rohlfs et Lenz n’ont pas toujours été encadrés par des escortes et ont pu se déplacer
quasiment en solitaire – ou du moins choisir librement leurs trajets –, ne tenant compte
que des contingences imposées par la sécurité. Ils ont donc une pratique personnelle de
l’espace, vécue avec une médiation limitée, le choix du déguisement leur permettant de
prétendre à un regard débarrassé, le temps de l’exploration, de leur condition
d’Européen.
20
Les représentations du Maroc n’en sont cependant pas encore réellement affectées, pour
deux raisons principales. Rohlfs et Lenz ont d’une part tous deux des liens étroits avec
l’Europe, y compris pendant leur exploration. Subventionnés, voire mandatés par des
sociétés savantes22, ils sont également en lien avec les sociétés de géographie européennes
– Lenz fait ainsi régulièrement parvenir à la Société de géographie de Paris des lettres
l’informant de l’avancée de son voyage23. Leurs voyages gardent aussi un caractère
« officiel », malgré les tentatives de travestissement de leurs auteurs : grâce aux lettres de
recommandation du sultan ou de grands personnages religieux, des rapports
diplomatiques ou des escortes officielles, les autorités européennes et marocaines
peuvent suivre les voyageurs sur le terrain24. D’un point de vue de la lecture de l’espace
d’autre part, ces deux voyageurs, s’ils l’ont ressentie, n’ont pas encore perçu ni compris la
spécificité spatiale, ethnographique et politique du Maroc, en raison d’un manque
d’expérience du pays et d’un regard encore trop éloigné, qui peuvent en partie
s’expliquer par le fait que le Maroc n’était pour eux qu’une étape dans des voyages aux
plus larges ambitions.
La préparation du voyage de Charles de Foucauld
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Figure 4. Portrait de Charles de Foucauld à Alger, à l’âge de 24 ans
21
Sur tous ces aspects, le voyage réalisé pendant près de onze mois par Charles de Foucauld
contraste fortement. Il a tout d’abord été préparé d’une façon plus approfondie, à partir
du terrain algérien, au cœur d’enjeux dépassant ceux de la simple connaissance. Le
premier contact de Foucauld avec le Maroc est en effet à resituer dans une perspective
militaire. Le jeune officier médiocrement sorti de l’école d’application de cavalerie de
Saumur est envoyé en 1880 avec son régiment à Alger ; suite à des problèmes
d’indiscipline, il est renvoyé de l’armée peu de temps après25. Revenu en France, il
demande sa réintégration en mai 1881, au moment de l’insurrection de Bou Amama et des
expéditions menées dans le Sud-Oranais. Il mène alors huit mois de campagne aux côtés
d’Henry de Castries, chef de brigade topographique, et du lieutenant Laperrine, futur
fondateur de la compagnie des méharistes du Sahara. Selon Daniel Nordman, il est
vraisemblable qu’il soit parvenu au cours de cette campagne jusqu’à l’oasis de Figuig,
important enjeu des relations algéro-marocaines ; quoiqu’il en soit, Foucauld est sur le
terrain au moment où « une très forte poussée, oranaise et militaire, s’exerce alors, à
travers les confins, vers le Maroc (…) à la fois freinée et suscitée par l’agitation des
tribus »26. Mais la conscience qu’a pu avoir l’auteur de l’existence d’un enjeu politique
marocain n’explique pas la totalité du projet de voyage – ce serait également donner plus
de poids qu’ils ne le méritent aux tenants de l’idée d’un Foucauld espion travaillant au
service des autorités françaises.
22
La préparation théorique du voyage est également fondamentale – et c’est un autre point
de divergence avec les précédents voyageurs. A Alger, Foucauld fréquente le milieu
intellectuel et scientifique local qui, par sa proximité avec le Maroc, apparaît de plus en
plus comme le relais naturel de l’entreprise d’exploration du pays. Le territoire algérien
est en outre, dès les années 1840, l’objet d’une appropriation scientifique déployée dans
plusieurs domaines que mènent des acteurs dont le point commun est leur
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professionnalisme : la production savante sur l’Algérie dans la seconde moitié du XIXe
siècle est fortement institutionnalisée, notamment autour de la bibliothèque du musée
d’Alger et de ses conservateurs, Adrien Berbrugger27 puis, à partir de 1869, Oscar Mac
Carthy. L’influence exercée par ce dernier sur les voyageurs est décisive28. Spécialiste de
l’Algérie, président de la Société de géographie d’Alger et membre de celle d’Oran, le
conservateur est un des éléments essentiels du pouvoir scientifique de la colonie ; il est
également l’auteur en 1881 d’une carte du Sud-Oranais et d’une partie du Maroc, où
figurent le territoire marocain jusqu’à la longitude de Fès ainsi que les itinéraires de
Caillié et de Rohlfs. Mac Carthy joue un rôle essentiel dans le voyage de Foucauld : c’est
vraisemblablement lui qui suggère au jeune officier démissionnaire le Maroc comme
terrain d’exploration et qui lui conseille d’y voyager déguisé. Il lui donne ensuite les
moyens de réaliser son projet en le guidant dans ses lectures, et en lui présentant celui
qui sera son guide, le rabbin Mardochée29.
23
Les conseils donnés sont à la fois d’ordre théorique et pratique. Sur le plan proprement
intellectuel, Foucauld a pu prendre connaissance des principales références érudites
existant sur le Maroc : Ptolémée, Ibn Khaldoun, Ali Bey, Caillié, Carette, Rohlfs et Lenz
sont cités dans la Reconnaissance. Sur un plan plus pratique, il apprend l’arabe, un peu de
berbère et d’hébreu. Lors de la préparation du voyage, Foucauld est donc totalement
inséré dans les réseaux scientifiques de la jeune colonie algérienne : ce sont ces milieux
algérois et oranais qui ont exercé la plus forte influence sur lui et l’ont poussé à l’action.
Les contacts et les appuis que Foucauld a trouvés en métropole renvoient également
indirectement au terrain algérien : son plus grand soutien est en effet Henri Duveyrier,
ancien explorateur du Sahara, excellent connaisseur des enjeux de la région, qui occupe à
cette époque des fonctions centrales au sein de la Société de géographie de Paris, se
trouvant par là même au cœur de la science officielle ainsi que de ses réseaux européens 30
.
24
Enfin, l’exploration menée par Foucauld se distingue des précédentes dans les conditions
propres du voyage. Le choix de l’itinéraire, d’une part, est purement marocain (figure 5),
alors que le Maroc n’était jusque là parcouru que comme la porte d’entrée d’une Afrique
mystérieuse ou comme le point de départ de voyages orientaux aux plus larges ambitions.
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Figure 5. Itinéraire de Charles de Foucauld
25
Foucauld privilégie également l’exploration des montagnes marocaines : trop connues, les
plaines ne l’intéressent pas ; à l’inverse, les zones de relief ne sont jamais perdues de vue,
qu’elles soient traversées ou simplement longées :
Tanger, Tétouan : de là, gagner Fâs par une route plus orientale que celles suivies
jusqu’alors ; de Fâs aller au Tâdla en traversant le massif montagneux occupé par les
Zemmour Chellaha et les Zaïan ; parcourir le Tâdla ; gagner l’Ouad el Abid, passer à
Demnât ; franchir le Grand Atlas à l’est des cols déjà explorés, gagner le Sahara
Marocain et en reconnaître autant que possible la vaste portion encore inconnue,
c’est-à-dire le versant méridional du Petit Atlas et la région comprise entre cette
chaîne, l’Ouad Dra et le Sahel; puis voir le bassin du Haut Dra et les affluents de
droite du Ziz ; de là revenir vers la frontière algérienne en franchissant une seconde
fois le Grand Atlas et en explorant le cours de l’Ouad Mlouïa : comme dernières
étapes, Debdou, Oudjda, Lalla Marnia.31
26
Pour affronter ces espaces réputés difficiles en termes physiques et humains, Foucauld
choisit d’autre part de voyager déguisé, en compagnie d’un guide qu’il garde tout au long
du parcours. Nous l’avons vu, Foucauld n’est pas le premier à voyager ainsi travesti au
Maroc. Il se distingue cependant par le choix de voyager sous l’identité d’un rabbin :
Il n’y a que deux religions au Maroc. Il fallait à tout prix être de l’une d’elles. Seraiton Musulman ou Juif ? Coifferait-on le turban ou le bonnet noir ? René Caillié, MM.
Rohlfs et Lenz avaient tous opté pour le turban. Je me décidai au contraire pour le
bonnet. (…) je jetai les yeux sur le costume israélite. Il me semblait que ce dernier,
en m’abaissant, me ferait passer plus inaperçu, me donnerai plus de liberté. Je ne
me trompai pas. Durant tout mon voyage, je gardai ce déguisement et je n’eus lieu
que de m’en féliciter.32
27
La question du choix du déguisement fait débat jusque dans les sociétés de géographie
européennes33. La plupart des voyageurs choisissent le costume musulman, généralement
adopté sur les terrains orientaux. Les principaux arguments avancés sont la difficulté de
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maîtriser les pratiques religieuses juives et le mépris dont les juifs sont généralement
victimes. C’est justement ce dernier point qui décide Foucauld à voyager sous l’identité
d’un rabbin : les juifs étant une population minoritaire et déconsidérée dans le pays,
cantonnée dans des quartiers à part et vivant à côté des musulmans sans les fréquenter,
passer pour l’un d’eux est une garantie de tranquillité et un bon moyen de ne pas attirer
l’attention des musulmans, supposés être fanatiques envers les chrétiens :
S[i le bonnet noir] m’attira parfois de petites avanies, j’en fus dédommagé, ayant
toujours mes aises pour travailler : pendant les séjours, il m’était facile, dans
l’ombre des mellahs, et de faire mes observations astronomiques et d’écrire des
nuits entières pour compléter mes notes ; dans les marches, nul ne faisait attention,
nul ne daignait parler au pauvre Juif qui, pendant ce temps, consultait tour à tour
boussole, montre, baromètre, et relevait le chemin qu’on suivait ; de plus, en tous
lieux, j’obtenais par mes « cousins » comme s’appellent entre eux les Juifs du Maroc,
des renseignements sincères et détaillés sur la région où je me trouvais. Enfin,
j’excitais peu de soupçons : mon mauvais accent aurait pu en faire naître ; mais ne
sait-on pas qu’il y a des Israélites de tous pays ?34
28
Le choix du costume israélite peut aussi se justifier par le fait que la population juive est
pour une partie d’entre elle régulièrement au contact des Européens – ce dernier élément
expliquant que les consuls le recommandent généralement. Les juifs assurent en effet
souvent des fonctions commerciales, jouant le rôle d’intermédiaires dans le commerce
arabo-européen. Certains juifs bénéficient du statut privilégié de protégés, semblable à
celui des capitulations, qui les éloigne du pouvoir marocain en les plaçant sous protection
consulaire35, ce qui leur confère une réelle proximité avec les milieux diplomatiques pour
lesquels ils travaillent souvent comme drogmans36.
29
Le rabbin Mardochée37, compagnon de Foucauld, incarne bien cette catégorie de juifs au
contact des diplomates et, plus largement, au service des Européens.
Figure 6. Portrait de Mardochée Aby Serour
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Pratique de l’espace et invention du territoire
30
Né dans la vallée du Drâa au sein d’une famille de bijoutiers en 1830, Mardochée Aby
Serour (figure 6) est rapidement repéré pour ses aptitudes intellectuelles et envoyé à l’âge
de treize ans étudier dans une école rabbinique de Jérusalem, ce qui lui donne l’occasion
de fréquenter les communautés juives du nord et du sud de la Méditerranée. De retour au
Maroc en 1858, il se lance dans le commerce transsaharien, ce qui le conduit à
Tombouctou, cité en principe interdite aux non-musulmans. Revenu au Maroc suite à une
faillite, il rencontre le consul de France à Mogador Auguste Beaumier qui recueille ses
informations sur les routes commerciales et le signale aux sociétés savantes parisiennes 38.
Sur le terrain, le consul français s’attache dès lors à faire de Mardochée l’auxiliaire de la
géographie française : il lui apprend le français, le maniement des instruments de mesure
et lui confie des missions d’observation dans le sud du Maroc. Le rabbin complète ses
connaissances à Mogador avant de séjourner à Paris en mai 1874 et d’enrichir encore sa
compétence scientifique auprès de Maunoir et de Duveyrier. Devenu « le nouveau héros
exotique et attachant qui fait rêver à une Afrique extraordinaire et inaccessible »39, objet
de toutes les attentions, Mardochée peut désormais être employé par la Société de
géographie. Il est reconnu par les autorités françaises, qui lui donnent le statut et le
passeport de protégé en 187440. Il effectue alors des missions sur le terrain41 avant de se
voir confier en 1879, pour le compte de la Société de géographie, un voyage à Tombouctou
en lien avec la Commission supérieure du transsaharien. Après ce voyage, le rabbin, alors
véritable instrument de la géographie au service des Français42, retombe un peu dans
l’oubli : installé à Alger où il dirige une école rabbinique en 1880, il est cependant
rapidement présenté par Oscar Mac Carthy à Foucauld, qui décide d’en faire son
compagnon pendant tout le voyage moyennant un contrat et un salaire mensuel de 270
francs.
31
Le rôle joué par Mardochée est crucial dans le déroulement et la réussite du voyage de
Foucauld. A la fois guide et protecteur, garde du corps et interprète43, le rabbin met à la
disposition du voyageur son intime connaissance du pays, de son fonctionnement, mais
aussi de la communauté juive du Maroc. Les deux hommes ne nouent cependant pas de
liens particuliers : pendant les onze mois du périple, leur relation reste inscrite dans un
cadre contractuel – contrat d’ailleurs âprement négocié pendant des semaines,
l’explorateur n’acceptant finalement la présence du rabbin à ses côtés que sous la
pression de sa famille. Au retour du voyage, le contrat désormais caduc, les deux hommes
se séparent dès le passage de la frontière algérienne en mai 1884 : Mardochée s’arrête à
Lalla Maghnia et ne rentre pas à Alger avec Foucauld, qui y connaît un retour triomphal.
Dès lors, les chemins du vrai et du faux rabbin divergent. Lors de la remise de la médaille
d’or de la Société de géographie de Paris en 1885, le compagnon de Foucauld n’est en effet
jamais cité, tandis que la Reconnaissance ne lui accorde qu’une place minime, celle de
simple auxiliaire d’un parcours aux plus importantes ambitions.
32
La réussite du voyage de Foucauld tient donc en majeure partie à la solidité du dispositif
construit autour de lui, destiné dès avant le départ à garantir les meilleures conditions de
parcours et d’observation. Le choix de voyager déguisé et en compagnie de Mardochée
répondent à des buts strictement utilitaires. Le déguisement n’a pas d’autre valeur que
celle de perdre pour un temps son identité et de passer inaperçu ; il n’est pas de plaisir au
travestissement, bien au contraire44. Même s’il a évidemment été reconnu à plusieurs
reprises comme Européen au cours du voyage45, les stratagèmes destinés à tenter de se
réduire à un simple regard ont atteint leur but : pendant l’exploration, mis à part lors du
séjour à Mogador entre janvier et mars 1884, Foucauld a réussi à disparaître totalement,
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Pratique de l’espace et invention du territoire
les autorités ayant véritablement perdu sa trace. Désormais anonyme, il est un voyageur
parmi d’autres qui parcourt le terrain au gré des contraintes que celui-ci impose, et peut
dès lors l’appréhender dans sa pleine réalité.
La construction d’une représentations de l’espace
marocain
33
L’apport de la Reconnaissance, nous l’avons dit en introduction, est double. D’une part,
Foucauld rapporte en Europe un important matériel cartographique et géographique,
facilement quantifiable. D’autre part, grâce à sa pratique particulière de l’espace, il a pu
saisir et mettre en mot la dichotomie de l’espace marocain, c’est-à-dire l’existence de
deux types d’espaces différenciés. Sur quels critères se fonde-t-il pour établir la
distinction entre blad es sība et blad el makhzen ? Deux éléments sont associés, comme on
peut le voir dans ce passage dans la région des Aït Atab, peu après Ouarzazate :
Me voici en blad el makhzen, pour la première fois depuis Meknâs. En passant la
rivière, je suis entré sur le territoire des Entifa, tribu soumise. Ici, plus de zetat, plus
d’escorte ; on voyage seul en sûreté.46
34
Le premier critère est directement issu des conditions du parcours : il s’agit de la sécurité
du voyageur. L’insécurité domine en bled es sība et la présence des coupeurs de route est
fréquente47 ; à l’inverse, le pays makhzen est considéré comme sûr 48. De fait, comme il
l’annonce dans son avant-propos, il est nécessaire en sība de voyager déguisé et d’être
accompagné par un zetat, c’est-à-dire un homme issu de la tribu traversée, qui,
moyennant paiement, accepte d’escorter le voyageur et de lui fournir l’anaïa, la
protection, afin de garantir sa sécurité. Il s’agit ici d’une pratique judiciaire ancienne et
codifiée49 que Foucauld présente dès le début de sa route, au moment de son excursion à
Chefchaouen dans la région du Rif : « Un jeune homme du village où nous avons passé la
nuit nous accompagne : son père, qui, moyennant une faible rétribution, nous a accordé
son anaïa, nous le donne pour nous servir de zetat »50. En note, l’auteur précise le
fonctionnement du système :
Dans toutes les tribus indépendantes du Maroc, ainsi que dans celles qui sont
imparfaitement soumises, la manière de voyager est la même. On demande à un
membre de la tribu de vous accorder son anaïa, ‘protection’, et de vous faire
parvenir en sécurité à tel endroit que l’on désigne : il s’y engage moyennant un prix
que l’on débat avec lui, zetata : la somme fixée, il vous conduit ou vous fait conduire
par un ou plusieurs hommes jusqu’au lieu convenu ; là, on ne vous laisse qu’en
mains sûres, chez des amis auxquels on vous recommande. (…) On passe de la sorte
de main en main jusqu’à l’arrivée au terme du voyage. Ceux qui composent l’escorte
sont appelés zetat ; leur nombre est extrêmement variable.51
35
Deux espaces s’opposent donc suivant le degré de sécurité qui y règne, nécessitant des
moyens différents pour les parcourir : zetat en sība, simple escorte ou guide en pays
makhzen. Un autre critère de différenciation apparaît, celui de la soumission au pouvoir
sultanien. Ce critère politique est fondamental : il est à l’origine même des dénominations
choisies. Le terme makhzen définit en effet à l’origine le magasin, c’est-à-dire le lieu où est
conservé l’impôt ; depuis la dynastie saadienne, il désigne par extension le groupe de
personnes au service du sultan, et plus largement l’administration chérifienne. A
l’inverse, le mot sība peut être traduit par le terme dissidence – on trouve également
parfois celui de rébellion. Le pays makhzen est donc synonyme des « Etats du sultan » 52 où
s’exerce un pouvoir décentralisé sous la responsabilité de caïds nommés par le pouvoir
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Pratique de l’espace et invention du territoire
central afin de faire régner l’ordre, de rendre la justice et de lever des impôts 53 : « il n’y a
points de grand commandement dans le blad el makhzen. Jamais plusieurs tribus
considérables, plusieurs villes ne sont réunies sous l’autorité d’un seul ; chaque tribu de
quelque importance, chaque cité, chaque province a son qaïd, nommé directement par le
sultan et ne relevant que de lui »54; ces fonctionnaires n’existent pas en pays sība, qualifié
par Foucauld de « pays libre »55.
36
L’analyse de Foucauld est donc extrêmement empirique et fondée sur deux éléments
relativement faciles à repérer. Cette dichotomie est centrale dans l’ouvrage : elle est
constamment mentionnée, l’auteur caractérisant de façon systématique l’espace dans
lequel il se trouve. La limite entre les deux pays est clairement inscrite sur le terrain, et,
quand il la franchit, Foucauld ne manque pas de la relever. Elle conditionne également la
rédaction de l’ouvrage dans la mesure où les deux types d’espace ne sont pas appréhendés
selon le même schéma.
37
L’auteur applique ainsi deux plans différents pour la description scientifique et
topographique des paysages concernés. Pour le pays makhzen, le schéma de rédaction est
le suivant : heure du départ, situation du pays, description de l’itinéraire et allure
générale de la route, le sol et le relief, l’enregistrement des modifications du paysage, le
nombre de voyageurs rencontrés et enfin une description sommaire des villes et villages
traversés. Lors de la traversée de la sība, le schéma général connaît quelques
modifications : le nom de(s) tribu(s) est mentionné, ainsi que l’état politique du pays ; le
territoire est toujours situé et délimité en fonction des tribus voisines, également
nommées ; enfin, la population est évaluée, ainsi que le nombre de fusils. Foucauld insiste
donc davantage sur les hommes lorsqu’il traverse des régions insoumises : escortes,
pouvoirs locaux, populations, sont soigneusement décrits. Il consacre également plus
d’attention à la description des villages et de leurs activités, et à l’histoire locale. Les liens
d’homme à homme paraissent donc plus importants en pays insoumis. La raison est peutêtre simplement due au fait que Foucauld effectue des séjours plus longs dans les tribus
qu’en bled makhzen, tribus sur lesquelles on dispose en outre de moins d’informations
puisqu’elles sont moins bien traitées par la littérature antérieure. Enfin, le système du
zetat permet de nouer de vrais liens particuliers, notamment avec les personnages
importants des tribus traversées : des contacts, voire de réelles amitiés, peuvent ainsi
s’établir en toute confiance, permettant l’existence de vrais dialogues56.
38
La distinction entre deux types d’espaces est donc clairement formulée dans la
Reconnaissance ; elle est également, comme nous l’avons dit, clairement inscrite sur le
terrain. Foucauld n’en fait cependant pas un critère systématique : il adopte un point de
vue très nuancé. Il apparaît par exemple que l’insécurité n’est pas limitée aux pays de sība
. Foucauld mentionne à plusieurs reprises les dangers existant en pays soumis où il est
parfois nécessaire, en raison de la présence de pillards et d’hommes armés, de voyager
accompagné d’une escorte parfois fournie par le sultan57. L’auteur établit également des
nuances dans les liens qui existent avec le pouvoir sultanien : il ne relève que peu de
secteurs sība sans relations avec le pouvoir central, essentiellement dans les régions du
Sud ; la plupart du temps, Foucauld reconnaît l’existence de ce qu’il appelle une
« suzeraineté » ou une « autorité nominale » qui passe notamment par l’envoi de cadeaux
et, dans certains cas, par l’envoi de contingents armés par les tribus. L’observation menée
par l’explorateur est donc équilibrée et la division entre makhzen et sība n’est jamais
systématisée. Elle n’a pas non plus de rôle déterminant ni même une fonction opératoire.
Le raisonnement de Foucauld reste dans le cadre de l’analyse politique classique : le statut
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Pratique de l’espace et invention du territoire
de l’espace est pensé selon la place qu’il occupe dans un système centralisé autour de
l’Etat chérifien. L’empire du Maroc n’est donc pas analysé différemment d’un Etat
européen classique et sur ce point l’auteur « passe alors à côté de l’originalité de l’Etat
maghrébin »58. De la même façon, il n’a jamais été question pour l’auteur d’établir au
travers du clivage makhzen/sība une quelconque opposition entre Arabes et Berbères,
nous y reviendrons.
39
Le voyage de Foucauld est donc à bien des égards original et novateur. Parti sur ses
propres fonds, voyageur anonyme dans un Maroc encore largement inconnu, l’auteur
reste en dehors des habituels circuits d’encadrement des voyages. Si son bagage est réduit
à un appareillage sommaire caché dans une besace de fabrication locale59, à des carnets de
cinq centimètres sur sept et à de minuscules crayons dissimulés sous son habit 60, son
bagage théorique et sa connaissance pratique impressionnent. Le retour du voyageur ne
se fera cependant pas avec cette même discrétion : Foucauld devient une véritable figure
de l’exploration marocaine tandis que la Reconnaissance est largement utilisée sur un plan
politique.
La postérité du voyage
40
Le retour de Foucauld à Alger, puis en métropole, fait grand bruit. Sortant de l’anonymat
de son voyage, l’exploit du voyageur est salué par les milieux géographiques comme en
témoigne l’allocution de Duveyrier lors de la remise de la Médaille d’or de la Société de
géographie en 1885 :
Il l’a accompli, sans l’aide du gouvernement, à ses frais, et en faisant avec le
sacrifice de son avenir dans la carrière militaire un autre sacrifice plus grand
encore, si possible. Il s’est résigné à voyager sous le travestissement du juif, au
milieu de populations qui considèrent le juif comme un être utile, mais inférieur.
Prenant bravement ce rôle, il a fait abnégation absolue de son bien-être, et c’est
sans tente, sans lit, presque sans bagages, qu’il a travaillé pendant onze mois chez
des peuples qui, ayant plus d’une fois démasqué l’acteur, l’ont, à deux ou trois
reprises, placé en face du châtiment qu’il méritait, c’est-à-dire la mort. 61
41
Dans l’immédiat, ce sont les conditions dans lesquelles l’exploration s’est accomplie qui
suscitent le plus l’admiration. La rhétorique, notamment celle du sacrifice, est classique
pour l’époque et le contexte : le voyage de Foucauld s’inscrit dans le moment de la
« géographie militante »62. La discipline, en train de se constituer sur le plan scientifique
et institutionnel, bénéficie d’une audience grandissante auprès d’un large public et les
exploits des explorateurs remplissent les pages des nombreux périodiques spécialisés.
Divers éléments, comme la publication en 1872 de l’article de Duveyrier consacré au
souvenir des explorateurs disparus en Afrique63 ou l’émotion suscitée par le massacre de
la mission Flatters en 1880, créent des conditions favorables à l’héroïsation de ces acteurs,
par ailleurs éléments centraux de la geste coloniale en construction. Une part du mythe
de Foucauld se construit donc au moment de son retour grâce aux milieux géographiques
qui soulignent l’exploit personnel que représente un tel périple, le récompensant en
conséquence.
42
À partir de la publication de son premier article dans le Bulletin de la Société de géographie
en 1887 puis après celle de la Reconnaissance l’année suivante, les revues européennes 64
saluent l’avancée que constitue le voyage sur le plan de la connaissance du Maroc. Toutes
soulignent la possibilité de compléter les cartes existantes et se félicitent que certaines
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Pratique de l’espace et invention du territoire
régions jusque là inconnues soient éclairées sous un jour nouveau. Elles mettent en avant
surtout la valeur scientifique des travaux et du matériel rapporté : la quantité et la qualité
des observations astronomiques, la précision des descriptions, les panoramas et les
croquis réalisés par l’auteur sont unanimement loués. De la même façon, la carte et l’atlas
deviennent rapidement de vrais outils de travail. Il semble qu’une étape ait été franchie
dans la connaissance du pays ; ce n’est plus seulement l’exploit personnel qui est mis en
avant, mais bien la scientificité et la rigueur du récit :
La relation de voyage (…) met en lumière l’importance de son voyage au Maroc (…)
sans que l’auteur s’y glorifie ni emploie de phrases pompeuses. De même que son
voyage a ouvert la voie dans l’exploration du Maroc, son livre transforme et assied
notre connaissance du pays. Sans se laisser aller à raconter les choses qu’il a vécues
et ses aventures, qui n’ont certainement pas manqué, de Foucauld fait sous la forme
d’un journal le tableau des contrées qu’il a parcourues et de leur population. 65
43
L’explorateur a ainsi multiplié les données disponibles sur la géographie du Maroc. Il a
également simplifié les grandes lignes de l’organisation de l’espace, en formulant
notamment la division de l’Atlas en trois chaînes. Parmi les éléments retenus, la
dichotomie de l’espace marocain formulée par l’explorateur n’apparaît cependant pas
comme un des éléments essentiels. Le discours ethnographique qui la sous-tend est à
l’inverse repris, faisant l’objet de plusieurs interprétations construites dans une optique
géopolitique particulière.
44
Certaines interprétations immédiates de Foucauld, en particulier celle de Duveyrier, ont
en effet vu dans la Reconnaissance le postulat de l’existence d’une catégorie berbère dans
laquelle rentreraient les tribus indépendantes du Maroc. Ces commentaires s’inspirent de
la vulgate existant en Algérie depuis les années 1850 à propos des Kabyles, qui tend à
postuler l’idée d’une identité berbère large – cette dernière justifierait la mise en place de
politiques différentes vis-à-vis de ces populations spécifiques66. Or Foucauld n’a jamais
perçu une quelconque unité berbère et, plus encore, le terme n’apparaît pas dans la
Reconnaissance : l’expérience du terrain qu’il a menée contredit cette généralisation, qui
est une construction politique et ethnographique de toutes pièces. La relation de voyage
tend pourtant à être utilisée à cette fin, quitte à ce que les propos de l’auteur soient
délibérément transformés. Daniel Nordman relève ainsi la différence qui existe entre une
lettre manuscrite de Foucauld en date du 17 juin 1884 envoyée à la Société de géographie
67
et la publication de celle-ci dans les colonnes du Bulletin68. Cette lettre privée est le
résumé par l’auteur des résultats de son voyage. Lorsqu’il parle des populations de l’Atlas,
il met les noms des tribus entre guillemets (figure 7) ; or, ces guillemets ont disparu dans
la publication : « le crayon du correcteur chargé de préparer le texte pour l’imprimerie
les a délibérément rayés »69.
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Pratique de l’espace et invention du territoire
Figure 7. Extrait d’une lettre envoyée par Charles de Foucauld à la Société de géographie, 1884
(BNF, Cartes et Plans, Archives de la Société de géographie de Paris, colis n° 15, n° 2629)
45
La Reconnaissance tend donc à être insérée dans un ensemble de savoirs plus larges et
immédiatement accessibles, à valeur instrumentale. On trouve dans les archives de la
Société de géographie deux cartes manuscrites à l’état de brouillon, réalisées par
Duveyrier. Ces documents de travail, dont nous ne savons pas en l’état actuel de la
documentation consultée s’ils ont donné lieu à une publication, ont été établis entre 1885
et 1889. Le premier est constitué de deux cartes, retravaillées l’une sur l’autre ; deux
titres sont donc mentionnés : « Les révoltes au Maroc du 10 février au 5 mars 1885 » 70,
puis, au dessus, « Situation politique au Maroc, 1er mars 1885 1889 ». Le second reprend ce
dernier titre, barré (figure 8).
Figure 8. Carte préparatoire d’Henri Duveyrier, BNF, Cartes et plans, Archives de la Société de
géographie, carton DU-EY, série 392.
46
Ces deux documents s’appuient sur les travaux de Foucauld puisque les tribus
cartographiées sont celles que l’explorateur a signalées comme insoumises en les
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Pratique de l’espace et invention du territoire
traversant. Sur le second document, deux éléments retiennent notre attention. D’une
part, Duveyrier mentionne les noms et la délimitation spatiale des tribus révoltées mais
les caractérise d’une façon générale par le terme de « Berâber », dont il demande la
gravure sur une zone correspondant au Moyen Atlas71 : nous sommes donc là dans la
même volonté de schématisation et de généralisation que celle précédemment énoncée.
D’autre part, en marge et au crayon, il précise « ne pas graver, sur la carte, le mot
Maroc » : Duveyrier veut-il montrer que le Maroc oriental immédiatement limitrophe de
l’Algérie n’est plus, dans sa majorité, sous contrôle de l’État chérifien ? Le caractère
politique de cette mention fait peu de doute, d’autant que les tribus révoltées sont
désignées par le terme « indépendantes ». L’auteur semble donc ici apporter ici une
pierre à l’édifice qui postule la déliquescence de l’empire marocain et souligne les
difficultés du pouvoir d’un sultan censé être affaibli.
47
En métropole, la Reconnaissance est donc utilisée dans une perspective plus large, au
moment où la France affirme par ailleurs ses ambitions impériales. Les commentateurs de
l’œuvre foucauldienne l’ont incluse dans une géopolitique pensée à l’échelle maghrébine
qui s’appuie sur un langage d’origine ethnographique devenu commun et doté d’une
valeur opératoire. Qu’en est-il de la réception et de l’utilisation de l’œuvre de Foucauld
sur le terrain marocain même ?
48
Le voyage de Foucauld marque une étape importante en termes de pratique de l’espace et
de perception de celui-ci. Les explorateurs qui se rendent au Maroc ne manquent pas de
saluer le souvenir de leur prédécesseur et de s’inspirer de ses méthodes pour parcourir le
pays. La plupart voyagent ainsi déguisés, accompagnés de guides et de zetats
soigneusement choisis. Les outils dont ils disposent désormais sont plus performants :
l’effort de simplification de l’espace, notamment de l’orographie de l’Atlas, de Foucauld,
ainsi que la publication de ses cartes et itinéraires rendent plus claire l’organisation
générale du pays et facilitent le parcours de son espace. Enfin, la quantité des
observations consignées dans la partie « Renseignements » de la Reconnaissance sont des
aides précieuses. Les termes de makhzen et de sība sont rapidement diffusés. Ils
apparaissent très vite dans les récits des voyageurs, comme celui du marquis de Segonzac,
l’un des plus célèbres explorateurs du Maroc de l’avant-protectorat, volontiers comparé à
Foucauld dans la mesure où incarne l’aventurier cheminant dans un Maroc encore
largement inconnu et dangereux72. Les deux mots deviennent donc des noms communs
largement utilisés et qu’il n’est pas la peine d’expliquer aux lecteurs. On assiste cependant
rapidement à une simplification et à des glissements de sens. Le terme sība garde la
connotation politique qu’il avait chez Foucauld mais connaît une généralisation : il
devient systématiquement synonyme de pays indépendant, son existence même étant
souvent postulée comme le signe d’une désintégration de l’État chérifien et de
l’impuissance du sultan – cela est particulièrement visible à la lecture de la préface du
premier ouvrage de Segonzac73. Le mot tend par ailleurs à désigner d’une façon générale
toutes les régions inconnues du Maroc, sans que, là encore, les liens avec le pouvoir
chérifien n’entrent vraiment en compte. Le titre de l’ouvrage de Louis Gentil, Dans le bled
es-siba. Explorations au Maroc. Mission Segonzac, ainsi que la présentation de son projet le
montrent clairement :
Toute mon attention s’est portée sur le bled es-siba ; encore me suis-je appliqué à
éviter les itinéraires suivis par des explorateurs, tels que le vicomte de Foucauld et
le marquis de Segonzac. Les conditions dans lesquelles je me suis placé, pour
effectuer ma traversée de régions inconnues, m’ont empêché d’informer à mon
aise, et c’est au prix d’artifices sans nombre que je suis arrivé, parfois, à me
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Pratique de l’espace et invention du territoire
procurer les renseignements indispensables pour continuer mon chemin de façon
profitable.74
49
Comme pour les espaces africains du siècle précédent, le terme permet donc d’opacifier
certaines des zones du pays qui résistent encore à la science européenne : « les ténèbres
du bled es-siba s’obscurcissent de plus en plus autour de nous »75. Ces espaces, en quelque
sorte ensauvagés, deviennent l’objet d’un certain nombre de fantasmes, entre
émerveillement et crainte. L’inconnu joue en effet sur l’ambivalence de l’attraction/
répulsion d’une région difficile à atteindre mais supposée riche de promesses :
La majeure partie du Maroc est montagneuse, difficile d’accès, insoumise. La terre
cultivable y est rare, les saisons y sont rudes ; en revanche, les forêts abondent, le
fer, le cuivre, le sel se trouvent partout, on prétend même y connaître des mines
d’argent et d’or. C’est le Bled es Siba.76
50
Ces espaces sont donc le plus souvent assimilés aux seuls espaces dangereux où il est
délicat de voyager ; ainsi, pour Henri de La Martinière, chargé de plusieurs missions
archéologiques puis de fonctions diplomatiques, la sība équivaut au « pays des brigands »
77
. La mise en avant de ces espaces ensauvagés est aussi un effet rhétorique destiné à
mettre en valeur les hommes qui ont affronté ces espaces inconnus. Ce jeu sur l’inconnu
et le risque est également un moyen de mettre en valeur l’action des Français au Maroc :
le décalage est particulièrement visible dans le récit de La Martinière, rédigé alors que le
pays était sous protectorat français et cartographié de façon régulière pour la majeure
partie de son espace. Cette assimilation quasi immédiate entre la sība et le danger
contribue donc à la création d’un ethos et d’une mythologie de l’explorateur. Elle participe
à la création de l’image d’un Maroc inconnu et dangereux, obscurci tant sur le plan
géographique que politique au début du XXe siècle. Le pays est pourtant au même
moment l’objet d’une connaissance plus précise et d’un contrôle plus étroit de la part des
autorités françaises78. Ceux qui le parcourent continuent néanmoins à utiliser un
déguisement qui devient progressivement un uniforme (figure 9) renvoyant à un âge d’or
de l’exploration, celui de Foucauld.
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Pratique de l’espace et invention du territoire
Figure 9. La création de l’image de l’explorateur. Ici, Louis Gentil in L. GENTIL, Dans le bled essiba…, op.cit.
Conclusion
51
Le caractère novateur de la Reconnaissance est en premier lieu dû à la qualité des
informations topographiques et géographiques rapportées. Foucauld a clarifié
l’organisation spatiale et orographique du Maroc en établissant notamment la division de
l’Atlas en trois chaînes et en individualisant le massif du Siroua. Il a également su
formuler grâce à sa pratique de l’espace un trait de caractère essentiel du Maroc, la
distinction entre le bled makzhen et le pays de la sība. Foucauld a donc construit une
représentation d’un territoire, sans que celle-ci constitue néanmoins encore une norme
efficiente. L’intérêt de la Reconnaissance est donc de voir comment l’auteur invente la
dichotomie de l’espace marocain, mais sans encore la systématiser ; si le discours de
Foucauld est bien géographique, il est encore limité sur le plan ethnographique dans la
mesure où il reste au stade de l’inventaire. Ce sont en effet les commentateurs, et non
Foucauld lui-même, qui ont contribué à cette systématisation en faisant rentrer le Maroc
dans un schéma construit à l’origine pour l’Algérie. Les modifications des contextes
savant et politique se chargeront de faire évoluer les notions créées par l’auteur : la limite
mouvante établie par Foucauld entre deux types d’espace deviendra une « frontière
étanche tracée par les savants coloniaux »79. Cette frontière arbitraire sera le prétexte à la
mise en place de politiques différenciées dans l’optique du divide ut imperes, élément
essentiel de l’idéologie coloniale et de la vulgate marocaine.
52
La Reconnaissance est donc une étape majeure dans la construction d’un espace savant,
désormais objet d’étude clairement parcouru, individualisé et caractérisé. Par sa pratique
de l’espace et l’empirisme de ses analyses, Foucauld a saisi le Maroc et a également
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Pratique de l’espace et invention du territoire
contribué à la création d’une géographie marocaine dans laquelle le terrain occupe une
part essentielle. Devenue nom commun, la sība valorise ceux qui la parcourent, mais
également, a posteriori, celui qui l’a mise en évidence. Foucauld semble donc être
considéré au Maroc même comme l’inventeur d’une pratique et d’une géographie
marocaines. On comprend alors aisément pourquoi il est avec Segonzac l’une des figures
qui donne à la Société de géographie du Maroc une part de sa légitimité - d’une façon
quelque peu paradoxale cependant, dans la mesure où il incarne une figure de
l’exploration, alors même qu’il ne s’est jamais montré comme tel.
NOTES
1. Charles DE FOUCAULD, Reconnaissance au Maroc 1883-1884, Paris, Challamel, 1888, 2 vol., XVI-500
p., atlas. L’édition originale est illustrée de 4 photogravures et de 101 dessins réalisés d’après les
croquis de l’auteur et paraît en deux volumes : l’un contenant le « Voyage » proprement dit,
l’autre une partie « Renseignements ». Elle est également accompagnée d’un atlas de 22 cartes.
Une seconde édition paraît en 1939 (Reconnaissance au Maroc. Journal de route conforme à l’édition de
1888 et augmenté de fragments inédits rédigés par l’auteur pour son cousin François de Bondy, Paris,
Société d’Editions maritimes, géographiques et coloniales, 1939, 432 p., portrait, carte, facsimilé). Cette édition ne comprend ni les annexes ni l’atlas, mais elle est complétée par trois
textes inédits : les « premières journées de voyage », l’histoire de Mardochée et les pages
intitulées « Mes relations avec les marabouts de Bou el Djad ». L’édition consultée (par la suite :
Reconnaissance) est le fac-similé de l’édition originale de 1888, Paris, l’Harmattan, 1998,
240 p. (collection « Les introuvables »). Elle ne reprend cependant ni la seconde partie
(appendices et « Renseignements ») ni l’atlas. Seule a été reproduite en grand format la carte
générale, synthèse des cartes manuscrites du voyageur.
2. Georges LOUIS, « À la mémoire de Charles de Foucauld », Bulletin de la Société de géographie
marocaine, 2ème trimestre 1919, n° 9, p. 45-55.
3. René BAZIN, Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, Paris, Plon, 1921, 479 p.
4. Daniel NORDMAN, « La Reconnaissance au Maroc, de Charles de Foucauld », dans Profils du
Maghreb. Frontières, figures et territoires (XVIII e-XXe siècle), Rabat, Publications de la Faculté des
Lettres et des Sciences humaines, 1996, p. 141.
5. C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op.cit., p. IX.
6. Ibid., p. IX-X.
7. Ibid., p. XI.
8. Louis CHENIER, Recherches historiques sur les Maures et histoire de l’empire de Maroc, Paris, Boilly et
Royer, 1787, tome III, p. 14.
9. Lucien FEBVRE, La terre et l’évolution humaine, introduction géographique à l’histoire, Paris, A.
Michel, 1970, p. 362.
10. L. CHENIER, Recherches, op.cit., p. 14.
11. Voir notamment, parmi d’autres, les Instructions générales aux voyageurs publiées en 1875 par
la Société de géographie de Paris, ou encore D. KALTBRUNER, Manuel du voyageur, Zurich,
Wurstler & Cie éditeurs, 1879, p. 129-134.
Rives méditerranéennes, 34 | 2009
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Pratique de l’espace et invention du territoire
12. Domingo BADIA dit Ali BEY, Voyages d’Ali Bey el Abassi en Afrique et en Asie pendant les années
1803, 1804, 1805, 1806 et 1807, Paris, Didot, 1814, 4 volumes. Seul le premier volume concerne le
Maroc.
13. René CAILLIÉ, Journal d’un voyage à Tembouctou et à Jenné, dans l’Afrique centrale, précédé
d’observations faites chez les Maures Brakna, les Nalous et les autres peuples, pendant les années 1824,
1825, 1826, 1827, 1828¸ avec une carte itinéraire et des remarques géographiques par M. Jomard, Paris,
Imprimerie Royale, 1830, 3 volumes.
14. Gerhard ROHLFS, Mein erster Aufenthalt in Marokko und Reise südlich vom Atlas durch die Oasen
Draa und Tafilet, Brême, J. Kühtmann, 1873, 468 p. Une traduction paraît en anglais l’année
suivante sous le titre Adventures in Morocco and Journeys through the oases of Drâaa and Tafilet,
Londres, S. Low, Marston, Low and Searle, 1874, 371 p.
15. G. ROHLFS, Adventures in Morocco, op.cit., p. 313 (toutes les traductions sont de l’auteur).
16. G. ROHLFS, Reise durch Marokko Ubersteigung des grossen Atlas, Exploration des Oasen von Tafilelt,
Tuat und Tidilket und Reise durch die große Wüste über Rhadamès nach Tripoli, Brême, Verlag von
Kuthmann’s Buchhandlung, 1868, 200 p.
17. Oskar LENZ, Timbuktu: Reise durch Marokko, die Sahara und den Sudan, ausgeführt im Auftrage der
Afrikanischen Gesellschaft in Deutschland in den Jahren 1879 und 1880, Leipzig, F. A. Brockhaus, 1884, 2
vol. (430 et 408 p.). Une édition paraît en français l’année suivante : Timbouctou, voyage au Maroc,
au Sahara et au Soudan, Paris, Hachette, 1885, 2 vol. (467 et 438 p.).
18. O. LENZ, Timbouctou, op.cit., p. 290-291.
19. Ibid., p. 304.
20. Ibid., p. 104.
21. Ibid., p. 240.
22. Lenz voyage sous l’égide de la Société africaniste allemande.
23. Voir notamment les deux lettres de Lenz à Duveyrier, publiées dans le Bulletin de la Société de
géographie, juillet-décembre 1880 (6e série, t. 20), p. 463-464.
24. La Mission militaire française présente au Maroc à partir de 1877 afin d’aider le sultan à
réformer son armée suit de très près ce qui se passe sur le terrain, tentant ainsi également de
renforcer informellement la présence et les intérêts français. Le personnage de Lenz apparaît à
plusieurs reprises dans les rapports du chef de la mission, Jules Erckmann, qui maintient une
surveillance constante sur le géographe allemand : « Le Docteur Lentz [sic], géographe allemand, a
en effet séjourné quelques temps à Fès dans l’intention de visiter le pays et d’aller ensuite à Maroc
(…) Les démarches des Allemands à la cour du Maroc ayant toujours excité vivement mon attention,
j’ai fait surveiller le Docteur Lentz par des gens à mon service… », Rapport de Jules Erckmann, chef
de la mission, 28 avril 1880, SHD, série 3H, 3, Mission militaire, rapport n° 29 (les expressions
soulignées le sont dans le texte original).
25. Voir le dossier personnel de Foucauld conservé au SHD sous la cote Y h 130.
26. D. NORDMAN, « La Reconnaissance », art. cit., p. 142.
27. Dès 1835, le Gouvernement d’Alger décide la création d’une bibliothèque qui ouvre ses portes
en 1838 en même temps qu’un musée. La tâche en est confiée à Adrien Berbrugger, secrétaire
particulier de Clauzel qu’il a suivi à Alger en 1833 ; arabisant, érudit et grand voyageur,
Berbrugger participe à tous les aspects de la connaissance du pays et contribue à faire de la
Bibliothèque d’Alger un lieu incontournable pour qui s’intéresse à l’Algérie et plus largement au
Maghreb : en tant qu’homme de cabinet ou lors de voyages, Berbrugger se tourne en effet vers
d’autres terrains ; il participe à ce titre à l’élaboration du premier ouvrage géographique
consacré au Maroc, la Description de l’Empire de Maroc d’Emilien Renou, qui paraît en 1846, et
rencontre à plusieurs reprises pendant l’été 1863 Rohlfs revenu du Sahara. Sur Adrien
Berbrugger, voir la notice d’Alain MESSAOUDI dans François POUILLON (dir.), Dictionnaire des
orientalistes de langue française, Paris, IISMM- Karthala, 2008, p. 86-88. Sur la constitution du milieu
scientifique d’Alger, voir Florence DEPREST, La Méditerranée et le monde méditerranéen : pour une
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Pratique de l’espace et invention du territoire
analyse de l’invention géographique des lieux et des découpages de l’espace, mémoire pour l’habilitation
à diriger des recherches en géographie, sous la direction de Marie-Claire ROBIC, Paris-I, 2007, 270
p.
28. Mac Carthy a également conseillé et guidé le jeune Duveyrier, ainsi que Soleillet et Flatters.
Foucauld lui témoigne sa gratitude au début de la Reconnaissance : « Que celui dont les savantes
leçons ont préparé mon voyage, dont les conseils l’ont dirigé, dont la prudence en a organisé
l’exécution, que M. O. Mac Carthy, président de la Société de Géographie d’Alger, protecteur-né
de quiconque travaille pour la science ou pour la grandeur de notre colonie, reçoive le premier
l’hommage de ma profonde reconnaissance » (Reconnaissance, op. cit., p. V).
29. Le témoignage d’Augustin Bernard est particulièrement éclairant : « J’ai connu de Foucauld à
Alger en 1882. Chaque jour il venait travailler à la bibliothèque de la rue de l’Etat-Major, qu’on
appelait la bibliothèque-musée (…) Mac Carthy renseigna souvent les explorateurs. Ces conseils
furent précieux au vicomte de Foucauld. Je les revois encore tous les deux, le vieux savant et le
jeune officier de cavalerie, accoudés sur la balustrade de la cour mauresque, feuilletant les
ouvrages des anciens géographes que de Foucauld devait laisser bien loin derrière lui ». A.
BERNARD, Un saint français : le Père de Foucauld, Paris, 1917 (Revue hebdomadaire, 24 mars 1917),
p. 7-8, cité par D. NORDMAN, « La Reconnaissance », art. cit., p. 144.
30. Sur les liens particuliers entretenus par Foucauld et Duveyrier, voir infra. Se reporter
également à D. NORDMAN, « La Reconnaissance », art. cit., p. 145-147.
31. C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op. cit., p. XI. Les passages soulignés par nous mettent en
valeur les zones montagneuses du parcours.
32. Ibid., p. X.
33. On en retrouve notamment traces dans les archives de la Société de géographie, conservées à
la Bibliothèque nationale de France. Voir notamment BNF, Cartes et Plans, Archives de la Société
de géographie, Manuscrits de la Société, colis n° 4, notice n° 1673.
34. C. de FOUCAULD, Reconnaissance…, op.cit., p. X.
35. Tradition ancienne, la protection est définie pour la première fois dans le traité anglomarocaine de 1767. Cette pratique constitue un véritable transfert de souveraineté, puisqu’elle
substitue l’autorité étrangère à l’autorité marocaine sur des citoyens marocains. Cette
convention permet aux protégés marocains de bénéficier eux aussi de l’extraterritorialité et de
n’être jugés que par des tribunaux consulaires ; elle leur donne aussi la possibilité d’échapper à la
pression fiscale du Makhzen. Voir Jean BRIGNON (dir.), Histoire du Maroc, Casablanca, Hatier, 1967,
p. 289-292 et sur cette question en particulier, Mohammed KENBIB, Les protégés : contribution à
l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Publications de la Faculté des lettres et sciences
humaines, 1996, 389 p.
36. « En général, les Juifs marocains, tous commerçants, appelés fréquemment par leurs affaires
soit dans les ports où ils trouvent nos consuls, soit en Algérie, ont avantage à être en bonnes
relations avec les Chrétiens, et surtout avec les Français », C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op. cit.
, p. XI.
37. Voir Jacob OLIEL, De Jérusalem à Tombouctou. L’odyssée saharienne du rabbin Mardochée, Paris,
Olbia, 1998, 270 p.
38. « C’est donc un simple devoir que je remplis aujourd’hui, en soumettant à l’appréciation de
mes chefs et de mes maîtres des renseignements qui m’ont paru avoir leur utilité, et en signalant
au bienveillant intérêt de la Société de géographie, et à la notoriété de mes confrères africains, le
pauvre juif d’Akka qui m’a chargé de leur offrir ses services, et de leur faire connaître son nom et
son adresse : Le rabbin Mordokhaï-Aby-Serour, à Timbouktou », Auguste BEAUMIER, « Premier
établissement des Israélites à Tombouctou », Bulletin de la Société de géographie, 1870/01, p. 370.
39. J. OLIEL, De Jérusalem à Tombouctou, op. cit., p. 108.
40. C’est Beaumier lui-même qui le lui délivre à Mogador à son retour de France. A son propos, le
consul écrit alors : « Ce sauvage m’est revenu il y a près d’un mois, enchanté de l’accueil qui lui a
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Pratique de l’espace et invention du territoire
été fait partout et suffisamment dégrossi pour entreprendre avec fruit de nouveaux voyages à
l’intérieur de l’Afrique. On a été satisfait à Paris de son intelligence et, s’il ne lui arrive pas
malheur, il y a tout lieu d’espérer qu’il rendra à la science et au commerce d’excellents services,
qui feront également honneur à ses coreligionnaires du Maroc », lettre de Beaumier du 15
septembre 1874, citée ibid., p. 113.
41. Henri DUVEYRIER, « De Mogador au Djebel Tabayoudt par le rabbin Mardochée Abi Serour.
Résumé du voyage », Bulletin de la Société de géographie, juillet-décembre 1875, p. 561-573.
42. L’utilisation d’intermédiaires locaux est très répandue et se développe en même temps que
l’orientalisme : les savants européens s’entourent tous d’experts autochtones. Au moment de la
mise en carte des territoires conquis et, en Inde, des grands surveys, autorités locales et sociétés
savantes européennes l’encouragent puisque certains territoires ne sont encore pas accessibles
aux Européens. Ces intermédiaires sont de mieux en mieux formés selon des méthodes
particulières et élevés du rang d’ » instruments » à celui de pair pour permettre l’extension de
l’exploration corporelle à des espaces toujours plus étendus. Sur ce sujet, voir Kapil RAJ, « La
construction de l’empire de la géographie : l’odyssée des arpenteurs de Sa Très Gracieuse
Majesté, la reine Victoria, en Asie centrale », Annales HSS, sept-oct. 1997, n° 5, p. 1153-1180.
43. « Le jour, j’épiais le moment où personne n’était sur la terrasse de la maison ; j’y transportais
mes instruments enveloppés de vêtements que je disais vouloir mettre à l’air. Le rabbin
Mardochée Abi Serour, Israélite authentique qui m’accompagne dans mon voyage, restait en
faction dans l’escalier, avec mission d’arrêter par des histoires interminables quiconque
essayerait de me rejoindre », C. de FOUCAULD, « Itinéraires au Maroc », Bulletin de la Société de
géographie, 1887, p. 123.
44. « …vivre constamment avec les Juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous,
sauf de rares exceptions, était un supplice intolérable. Comme à un frère, à cœur ouvert, se
vantait d’actions criminelles [sic], ou me confiait des sentiments ignobles. Que de fois n’ai-je
regretté l’hypocrisie ! Tant d’ennuis et de dégoûts étaient compensés par la facilité de travail que
me donnait mon travestissement », Ibid., p. 121.
45. « Malgré tant de précautions, je ne prétends pas que mon déguisement ait été impénétrable.
Dans les quatre à cinq points où ni mon bonnet noir, ni mes nouaders, ni les serments de
Mardochée ne servirent de rien : la population juive s’aperçut tôt ou tard que j’étais un faux
frère », C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op. cit., p. XI. Foucauld est également reconnu par
certains musulmans, notamment par Sidi Edris à Boujad et par des notables de Tisint, où il
séjourne longuement, dont le Hadj Bou Rhim. Voir p. 137, 158, 164.
46. Ibid., p. 75.
47. « Dans cette contrée, comme dans le blad es sība tout entier, on ne va jamais sans armes »,
ibid., p. 124. Voir également p. 12 et 79.
48. « Le pays est sûr ; on est en blad el makhzen », ibid., p. 76.
49. Abdelahad SEBTI, « Insécurité et figures de la protection au XIX e siècle; la “ztāta” et son
vocabulaire », dans Noureddine EL AOUFI (dir.), La société civile au Maroc. Approches, Rabat,
S.M.E.R., 1992 et « Zţāţa et sécurité du voyage. Un thème de pratique judiciaire marocaine »,
Hespéris-Tamuda, vol. XXX, fasc. 2, 1992, p. 37-52.
50. C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op. cit., p. 7.
51. Ibid., p. 7-8.
52. Ibid., p. 40.
53. Aux côtés du makhzen sultanien, de l’administration centrale, de petits makhzen fonctionnent
dans chacune des villes impériales et à l’échelon local. En ville, les fonctions sont confiées à des
gouverneurs et dans les tribus, à des caïds. Ces fonctionnaires reproduisent le modèle central.
54. C. de FOUCAULD, Reconnaissance, op. cit., p. 24.
55. Ibid., p. 40.
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Pratique de l’espace et invention du territoire
56. Notamment à Tisint : « L’un d’entre eux, le Hadj Bou Rhim ould Bou Rzaq, devint dans la suite
pour moi un véritable ami, me rendit les services les plus signalés et me sauva des plus grands
périls », ibid., p. 137.
57. « Un mkhazni à cheval m’a escorté de Qaçba el Aïoun à Oudjda ; un autre m’accompagnera
d’Oudjda à la frontière française. Il a suffi de les demander aux qaïds ; une escorte de ce genre
s’accorde toujours, à condition de payer : le prix est modique. Le gouvernement concourt à
fournir les zetats dans les régions du blad el makhzen trop peu sûres… », ibid., p. 257-258.
58. D. NORDMAN, « La Reconnaissance », art. cit., p. 164.
59. « Mes instruments étaient une boussole, une montre et un baromètre de poche, pour relever
la route ; un sextant, un chronomètre et un horizon à huile, pour les observations de longitude et
de latitude ; deux autres baromètres holostériques, des thermomètres fronde et des
thermomètres à minima, pour les observations météorologiques », C. de FOUCAULD,
« Itinéraires », art. cit, p.121. En raison de la clandestinité dans laquelle il est contraint de faire
ses mesures, il doit les dissimuler soigneusement.
60. « En marche, j’avais sans cesse un cahier de cinq centimètres carrés caché dans le creux de la
main gauche ; d’un crayon long de deux centimètres qui ne quittait pas l’autre main, je
consignais ce que la route présentait de remarquable, ce qu’on voyait à droite et à gauche », Ibid.,
p. 122.
61. H. DUVEYRIER, « Rapport fait à la Société de géographie à propos du voyage de M. le Vicomte
Charles de Foucauld au Maroc », Comptes rendus de la Société de géographie, séance du 24 avril 1885,
p. 12.
62. Felix DRIVER, Geography militant. Cultures of Exploration and Empire, Oxford, Blackwell, 2001, 258
p.
63. H. DUVEYRIER, « L’Afrique nécrologique », Bulletin de la Société de géographie, juillet-décembre
1872, p. 561-644.
64. Les papiers de Duveyrier, conservés aux Archives Nationales sous la cote 47 AP 11,
contiennent une sélection des articles parus à propos du voyage de Foucauld dans les principales
revues de géographie britanniques et allemandes. Les sociétés savantes européennes collaborent
étroitement entre elles à cette époque, et sont reliées par un réseau de correspondants ;
l’information circule donc largement.
65. « Compte-rendu de la Reconnaissance au Maroc par le vicomte Charles de Foucauld »,
Petermanns Mitteilungen, 1889, II, p. 51.
66. Charles-Robert AGERON, « Du mythe kabyle aux politiques berbères », dans Le Mal de voir.
Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique, Paris, Collection 10/18,
1976 (Cahiers Jussieu 2, Université Paris-VII), p. 331-347.
67. BNF, Cartes et Plans, Archives de la Société de géographie de Paris, colis n° 15, n° 2629.
68. La lettre est publiée dans le Compte-rendu des séances de la Société de Géographie et de la
Commission centrale, 13, Paris, Société de Géographie, 1884, séance du 20 juin 1884, p. 372-375.
69. D. NORDMAN, « La Reconnaissance », art. cit., p. 172. Sur les corrections et les modifications
dans l’édition des textes de Foucauld, voir Maria Letizia CRAVETTO, « Alchimie d’un catalogue
(439 autographes de Charles de Foucauld) », Revue d’Histoire de la Spiritualité. Revue d’Ascétique et de
Mystique, 53, 1977, p. 199-221.
70. Ce travail semble être le plus ancien, le projet de carte étant daté du 6 mars 1885, et signé
« Henri Duveyrier ».
71. Cette mention ne figure pas sur le premier document.
72. René de Segonzac réalise un premier voyage dans le sud du Maroc en 1900 (Excursion au Sous,
avec quelques considérations préliminaires sur la question marocaine, Paris, Challamel, 1901), avant de
parcourir le Rif, le Moyen Atlas et la vallée de la Moulouya lors d’un second voyage qui débute en
1901. Ces deux premiers voyages lui permettent de bénéficier d’une réelle aura, et le récit de ses
aventures est rapidement épuisé (Mission de Segonzac. Voyages au Maroc. 1899-1901, Paris, A. Colin,
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Pratique de l’espace et invention du territoire
1903). Il se voit alors confier une nouvelle mission, l’une des plus grandes jamais organisées au
Maroc, sous l’égide du jeune Comité du Maroc et de la Société de géographie de Paris :
l’exploration du sud et du sud-est du pays, avec l’aide, notamment, des géologues Louis Gentil et
Paul Lemoine. Sur cette mission, récompensée par la Médaille d’or de la Société de géographie,
voir R. de SEGONZAC, Au cœur de l’Atlas. Mission au Maroc. 1904-1905, Paris, Larose, 1910 et Louis
GENTIL, Dans le bled es-siba. Explorations au Maroc. Mission Segonzac, Paris, Masson, 1906. Pour la
biographie de Segonzac, nous renvoyons à notre notice dans F. POUILLON (dir.), Dictionnaire, op.
cit., p. 887-888.
73. R. de SEGONZAC, Excursion, op. cit., p. 25.
74. L. GENTIL, Dans le bled es-siba, op. cit., p. 4.
75. R. de SEGONZAC, Au cœur de l’Atlas, op. cit., p. 39.
76. R. de SEGONZAC, Excursion, op. cit., p. 28.
77. Henri de LA MARTINIERE, Souvenirs du Maroc, Paris, Plon, 1919, p. 298.
78. Les Français pénètrent au Maroc oriental dès 1903. En 1907, des troupes débarquent à
Casablanca, point de départ de la présence française effective. A cette même date, la cartographie
régulière du pays est mise en route au sein, notamment, des Bureaux topographiques des
Troupes débarquées de Casablanca et du Maroc oriental, crées à l’arrivée des Français.
79. Daniel RIVET, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette Littératures, 2002, p. 110.
RÉSUMÉS
À la fin du XIXe siècle, le Maroc est un pays encore largement inconnu. Quelques explorateurs
l’ont parcouru, mais leurs travaux ne permettent pas encore de saisir la réalité de son espace et
de son organisation ethnographique et politique. Il faut attendre le voyage réalisé par Charles de
Foucauld en 1883 pour qu’une étape significative soit franchie dans la connaissance. Dans sa
Reconnaissance au Maroc, le voyageur rapporte une importante quantité de matériel géographique
et topographique et formule également la distinction qui existe entre deux types d’espaces,
clivage pensé selon des critères à la fois sécuritaires et politiques. Cette dichotomie,
fondamentale pour la compréhension du pays, n’a toutefois pas de valeur systématique,
notamment sur un plan ethnographique.
At the end of the 19th century, Morocco was still little known to European observers. A few
explorers had visited the country but their writings provide little by way of information on its
ethnographical and political structures. It was not until Charles de Foucauld’s voyage in 1883 that
significant progress was made towards a better understanding of the country. In his
Reconnaissance au Maroc, the traveler produced an extensive amount of geographical and
topographical material and identified two types of space, divided in terms of security and
political criteria. Although this dichotomy is undoubtedly an important tool for understanding
the country, it provides little in the way of systematic analysis, particularly on ethnographical
questions.
Rives méditerranéennes, 34 | 2009
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Pratique de l’espace et invention du territoire
INDEX
Mots-clés : espace, territoire, voyage
Index chronologique : XIXe siècle
Index géographique : Maroc
AUTEUR
AURÉLIA DUSSERRE
UMR6570 TELEMME-Université de Provence
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