LES UTOPIES DU TRAVAIL ET LE MANAGEMENT : DU 19E AU 21E SIECLES
BOUVILLE Gregor
Professeur en sciences de gestion
Université Jean Moulin Lyon 3, iaelyon, UR Magellan
[email protected]
BARREAU Jocelyne
Professeure émérite en économie
Université de Rennes 2
[email protected]
Résumé :
Les bouleversements du travail causés par la pandémie de COVID-19 et les évocations du monde
d’après cette pandémie nous renvoient aux utopies qui accordent une place centrale au travail et
soutiennent qu’il faut changer le travail pour changer la société, du 19e siècle à nos jours. Mais quel
rôle revient au management dans ces utopies ou rêves d’une société idéale ? Dans cette
communication, nous montrons, tout d’abord, comment l’utopie au travail, présente dans le roman
Travail (1901) de Zola, interroge le rôle du management. Puis nous confrontons l’utopie zolienne et
celles qu’imaginent des penseurs contemporains. Nous analysons enfin les implications
managériales de la démocratisation du travail prônée par les utopistes du 19e au 21e siècles.
Mots clés : utopie au travail ; leadership ; gouvernance ; démocratie au travail
Introduction
Utopie, traduction du mot anglais Utopia, titre du roman de Thomas More publié en 1516, est un
1
mot forgé à partir du grec et a une double signification : non-lieu et bon lieu (Bouchet 2021, p.5).
Lallement (2009, p.18) opte pour la deuxième acception en définissant l’utopie comme rêve d’une
société idéale ou encore discours à vertu performative qui « par la voie de l’imaginaire, aide à
rompre avec le monde tel qu’il est » (Lallement, 2009, p.18). Dans la filiation de Fourier et de
Godin, Lallement (2009, p. 19) ne conçoit pas l’utopie comme un songe éveillé mais bien comme
une langue singulière véhiculée dans les paroles, les écrits, les pratiques, les objets, les dispositifs
matériels, les règles servant à penser et à agencer autrement la vie des femmes et des hommes.
L’idée de construire une société idéale en donnant une place centrale au travail et en le réorganisant
a été défendue par Fourier (1829) et par ses disciples. Fourier n’a pas tenté de mettre en pratique sa
théorie. Par contre, des « utopies entrepreneuriales » (Trouvé, 2021) ou des tentatives d’application
de la théorie fouriériste, par des entrepreneurs, sont le fait d’Owen, Godin, Olivetti … Zola se situe
à l’intersection de ces deux héritages. Il illustre la pensée utopiste de Fourier dans un roman, Travail
(1901), dont le principal protagoniste est un manager fouriériste, Luc Froment. Celui-ci entreprend
de réorganiser le travail dans une aciérie possédée par son ami Jordan et, ce faisant, il transforme
progressivement la petite ville d’implantation de cette usine, Beauclair, en une cité solidaire. Un
siècle après le début de l’expérience, le travail est honoré, facilité par les machines, allégé au
bénéfice du temps occupé librement, réparti égalitairement, rémunéré dignement ; capital, travail et
talent (de diriger) sont devenus un patrimoine commun d’une libre société de frères (Travail,
p.167). Les citoyens sont tous également riches ; la délinquance, le vol, le crime ont disparu ; le
bonheur de tous est assuré (1-).
Les utopistes contemporains accordent également un rôle central au travail pour changer la société.
Mais ils se différencient des utopistes du 19e siècle finissant sur un point essentiel : l’urgence du
changement due en grande partie à une catastrophe écologique imminente. Ils ne préconisent donc
pas, comme l’a fait Zola (1901) un changement lent, un acheminement vers la cité fraternelle (ou
vers une société juste et durable, Coutrot, 2018, p.11). Les auteurs contemporains élaborent des
propositions applicables rapidement : libérer le travail en s’appuyant sur des expérimentations
d’autonomisation des salariés (Coutrot, 2018), le démarchandiser en assurant une garantie d’emploi
à tous et toutes (Ferreras, Battilana et Méda, 2020), le démocratiser en ouvrant les conseils
d’administration à des représentants des salariés et en créant des conseils d’entreprise composés de
salariés élus, disposant d’un droit de veto sur les décisions du PDG, ouverts à des représentants de
collectivités locales, d’ONG, de défenseurs de la protection de la nature (Ferreras, 2012). Au sein de
ces propositions de changement de l’organisation du travail, nous analysons celles qui concernent le
management (2-). Nous étudions enfin les implications managériales d’une démocratisation du
travail qui rallie presque unanimement les utopistes du travail du 19e siècle à nos jours (3-).
1- Un manager fouriériste, campé dans un roman utopiste de Zola (1901)
Dans le roman Travail1 publié en 1901, Zola défend une thèse : la réorganisation du travail, telle
que préconisée par Fourier, permettrait de créer progressivement une société assurant le bonheur de
tous (une cité solidaire). Le héros de ce roman, Luc Froment, est un manager fouriériste. Il
réorganise le travail dans l’aciérie, la Crêcherie, située à Beauclair, ville moyenne transformée en
une cité solidaire, en 70 ans. Zola insiste sur le rôle central du manager dans la mise en œuvre d’une
utopie du travail, celle de Fourier. Comme lui, Zola adresse un Hosanna au travail, tout en
marquant ses distances par rapport à la doctrine fouriériste.
1-1 Le héros et le cadre de l’action
1
Pour toutes les citations, nous nous référons à l’édition du texte par Senfina, collection Les Utopistes, Lille, 2013.
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Froment a fait des études spéciales d’ingénieur mais a aussi appris et exercé un métier manuel. « Il
était tailleur de pierres, architecte constructeur, bâtisseur de maisons » (Travail, p. 13). Il a choisi
de vivre dans un quartier misérable de Paris. « Que de drames il avait vus, que de douleurs il avait
tenté vainement d’apaiser » (Travail, p.11). Bouleversé par la misère des ouvriers, il réfléchit au
rôle du travail dans la société : « Le travail, le travail ! Qui donc le relèverait, qui donc le
réorganiserait, selon la loi naturelle de vérité et d’équité, pour lui rendre son rôle de
toute-puissance noble et régulatrice en ce monde, et pour que les richesses de la terre fussent
justement réparties, réalisant enfin le bonheur dû à tous les hommes » (Travail, p.12). Zola utilise
le personnage de Froment pour exprimer sa position. « Zola manifeste ainsi l’ambition de s’inscrire
dans le courant du romantisme humanitaire qui a nourri sa formation et poursuit sans nul doute le
rêve de remplacer Hugo » (Reverzy, 2011, p.4).
Appelé à Beauclair par son ami Jordan, qui souhaite le consulter sur son projet de vendre l’aciérie,
la Crêcherie, et la mine dont il est propriétaire, Froment découvre une population ouvrière révoltée
et épuisée par une longue grève qui a échoué à faire aboutir leurs revendications. Il analyse ainsi la
situation : « les désastres de la grève, les cœurs et les cerveaux empoisonnés de haine, les duretés
égoïstes du négoce, l’alcool devenu l’oubli nécessaire, le vol légitimé par la faim, toute la vieille
société craquant sous l’amas de ses iniquités » (Travail, p.39). Froment rencontre une jeune
ouvrière, Josine, affamée, sans logis, ni ressources car, victime d’un accident du travail, elle a été
licenciée. Fortement inspiré par la lecture de l’ouvrage d’Hippolyte Renaud, Solidarité, synthèse de
la doctrine de Fourier, Luc propose à Jordan de prendre la direction de la Crêcherie et d’y mener
une expérience fouriériste. Le propriétaire-actionnaire, Jordan, est un savant désintéressé. Il accepte
cette proposition et le financement de nouveaux investissements, à condition de ne pas être dérangé
dans les recherches qu’il conduit sur l’électricité : « Tout ce que je vous demande, c’est de me
délivrer complètement, c’est de me laisser dans mon coin travailler, achever mon œuvre, sans
jamais me reparler de ces choses » (Travail, p.198).
Froment se retrouve en situation de contrôle interne (Berle et Means, 1991, 1932). Il dirige l’aciérie
sans avoir à rendre compte au propriétaire. Zola dresse un personnage de dirigeant proche de
l’idéal-type du leadership serviteur (Greenleaf, 2001, 1970), c’est-à-dire un leader au service des
autres et à l’écoute de ses subordonnés, faisant preuve d’empathie et sachant confier à ses
subordonnés des responsabilités, de l’autonomie et un pouvoir de décision (Liden et alii, 2015) Par
sa capacité à aider ses subordonnés à exprimer pleinement leur potentiel (Liden et alii, 2015), il
stimule un ensemble d’acteurs interagissant avec lui, notamment Bonnaire, maître puddleur, le
héros ouvrier, « presque aussi grand que Luc » (TP1, p.145/489) pour Zola. Bonnaire, « un des
meilleurs ouvriers de l’usine, […] partisan assez net de la doctrine collectiviste » (Travail, p.43), a
initié la longue grève qui a mis à mal l’aciérie concurrente de la Crêcherie, l’Abîme : « la grève
était inévitable, et si elle était à refaire, je la referais ; je veux dire que, de tout mon pouvoir, je
pousserais les camarades à obtenir justice » (Travail, p.65).
Zola décrit avec précision chaque personnage, même secondaire, les lieux de l’action, le
fonctionnement des aciéries… En chef de file du courant naturaliste, Zola fait entrer « une forme
d’enquête immersive » (Lumbroso, 2017, p. 81), dans ce roman utopiste. Il raconte les histoires
parallèles les deux aciéries concurrentes, l’Abîme et la Crêcherie, mettant ainsi en exergue les
divergences de leur gestion, après la prise de fonction de Froment à la Crêcherie. Zola laisse
entendre une absence d’âpreté au gain dans la gestion de la Crêcherie, alors que le propriétaire de
l’Abîme préparait pour sa descendance « l’avenir de domination qu’il rêvait par le travail dompté,
utilisé pour la jouissance d’une élite ... » (Travail, p.83). Le rêve de Froment (et celui des
fouriéristes et de Zola) est au contraire de réhabiliter le travail. Il prévoit « une réorganisation du
travail en petit, une usine fraternelle, l’ébauche de la société de demain » (Travail, p.191) ; « une
association entre le capital, le travail et le talent. Jordan apporterait l’argent nécessaire, Bonnaire
et ses camarades donneraient les bras, lui serait le cerveau qui conçoit et dirige » (Travail, p.192).
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1-2 Vers la réalisation de l’utopie
Zola décrit la lente réalisation du projet de Froment, trois ans après le début de l’expérience, puis
soixante ans après. Il en donne une représentation schématique dans ses cahiers préparatoires
(Figures 1a et 1b).
Figure 1a. La maison commune de la Crêcherie (Zola, Dossier préparatoire, Les Evangiles,
Travail, N.A.F 10333, Bnf, p. 340/489)
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Figure 1b. La Crêcherie (Zola, Dossier préparatoire, Les Evangiles, Travail, N.A.F 10333,
Bnf, p. 341//489)
En trois ans, Froment a intégré « tous les progrès possibles, au point de vue des bâtiments et de
l’outillage, pour accroître le rendement du travail, en diminuant l’effort des travailleurs » (Travail,
p.207-208). Il a ainsi construit une usine moderne. Le travail y a été réorganisé : une journée de
travail de huit heures et un changement de tâche, toutes les deux heures. Les conditions de travail se
sont améliorées grâce aux investissements dans du matériel conçu pour diminuer la pénibilité du
travail. Froment a aussi construit une cinquantaine de maisons, entourées de jardins, pour les
ouvriers. Une Maison-Commune regroupe une Bibliothèque, une Salle de réunion et de fêtes, des
Jeux, des Bains et les Écoles, composées de la crèche, des classes d’enseignement général et des
centres d’apprentissage. Des Magasins-Généraux, créés sur le principe d’une association
coopérative de consommation, répondant à l’association coopérative de production instaurée dans
l’usine, élargissent continuellement leur activité : boulangerie, épicerie, boucherie, vêtements,
ustensiles divers … (Travail, p.207-208).
Froment a associé les ouvriers à la gestion en créant un conseil de direction, dont fait partie
Bonnaire (Travail, p.213). Il a su convaincre les salariés de la nécessité d’affecter une partie des
bénéfices à un fonds de réserve, pour faire face à des moments difficiles et investir dans de
nouvelles machines réduisant les coûts de fabrication. Il évite de recourir à l’emprunt. Il a orienté la
production de l’aciérie : fabrication de rails pour le développement des chemins de fer, fabrication
de charpentes métalliques pour la construction de bâtiments, saisissant ainsi l’opportunité offerte
par une longue période de paix favorable à la construction. Cette orientation, sur des productions
utiles pour la société et non des productions destructrices (canons et obus produits par l’Abîme),
correspond dorénavant à la mission de la Crêcherie, motivante pour les salariés et peut-être fixée en
collaboration avec eux, au sein du conseil de gestion (Zola n’en dit mot). Les salariés perçoivent
une partie des bénéfices (la clé de répartition n’est pas mentionnée). Leur rémunération cependant
n’est guère plus élevée qu’avant la prise de fonction de Froment. Pourtant leur pouvoir d’achat a
augmenté car les magasins coopératifs vendent au prix coûtant et les loyers des maisons neuves sont
très bas (Travail, p.214). La réussite de la Crêcherie perturbe l’Abîme qui perd beaucoup d’ouvriers,
attirés par les avantages offerts par l’aciérie concurrente. « Alors, ce fut la lutte pendant de longs
mois, la lutte acharnée, sans merci, entre la Crêcherie et l’Abîme » (Travail, p.328). L’Abîme
disparaît au profit de la Crêcherie, dont les modes d’organisation et de fonctionnement sont imités
par les usines du voisinage (Travail, p.569).
La réalisation de l’utopie est complète, une soixantaine d’années plus tard. Elle est notamment
illustrée par « la cité fondée sur le travail obligatoire, sacré (un culte, au lieu du mépris) et le
bonheur naissant de la répartition de la richesse » (TP1, p.371/489). De retour dans la ville de
Beauclair, quittée au tout début de l’expérience, un ancien ouvrier, ne reconnaît pas la cité. Il
découvre une somptuosité extraordinaire des édifices publics (Travail, p.572), des petites voitures
électriques à la disposition de tous, la gratuité et l’abondance de l’électricité (Travail, p.573).
Bonnaire lui explique comment s’est opérée cette transformation. La société nouvelle a émergé
grâce à la réorganisation du travail et à « la mise en pratique de la solidarité humaine », dans le
domaine de la production et de la consommation. Chacun ne travaille que quatre heures par jour,
choisit librement son activité et la varie car chaque ouvrier a plusieurs métiers. Les machines sont
devenues des « esclaves dociles, chargées des gros efforts ». À quarante ans, « le citoyen a payé sa
dette de travailleur à la Cité, il œuvre seulement pour sa joie personnelle ». La « coopération de
production », « basée sur le travail consenti par tous », a ainsi créé une « société de justice ». Quant
à « la coopération de consommation », elle a « condamné le commerce à disparaître, rouage inutile,
mangeur d’énergie et de gain. Le paysan donne son blé à l’ouvrier industriel qui donne son fer et
ses outils ». Les produits fabriqués sont livrés aux Magasins-Généraux qui les distribuent
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directement, « selon les besoins ». Des sommes importantes sont économisées car rien n’en est
« détourné au passage par l’agio et par le vol. Toute l’existence se simplifiait, on tendait à la
disparition complète du numéraire, à la fermeture des Tribunaux et des prisons, les questions
d’intérêts privés cessant de se produire, de jeter l’homme sur l’homme, dans une folie de fraude, de
pillage et de meurtre » (Travail, p.569-570).
1-3 Les libertés prises par Zola à l’égard de la doctrine fouriériste
D’après H. Mitterand, Zola a lu l’ouvrage Solidarité d’Hippolyte Renaud et a été ébloui (Mitterand,
1968, p.977). Renaud a synthétisé l’œuvre de Fourier dans cet ouvrage. Nous évaluons les libertés
prises par Zola à l’égard de la doctrine de Fourier, en examinant les divergences entre la pensée de
Froment-Zola et celle de Renaud-Fourier. Cependant, au préalable, il faut noter une convergence :
la réalisation de l’utopie doit être opérée à une petite échelle. Pour Renaud, l’échelle est celle de la
commune, celle des rapports quotidiens. « Si l’essai réussit, d’autres communes imiteront et la
réforme gagnera de proche en proche (…). La nation d’abord, et successivement le Globe entier, ne
présenteront plus que des communes réorganisées » (Renaud, 1877, p.77-78/256)2. Froment-Zola
fait démarrer l’expérience au niveau d’une aciérie, la Crêcherie. Elle gagne les fermes et les usines
avoisinantes, puis toute la ville de Beauclair, le pays puis le monde entier (à la fin du roman). Nous
ferons référence incidemment à la phase finale de l’utopie, la société Harmonie de Fourier et la cité
solidaire de Zola. Nous concentrons notre attention sur les méthodologies du changement décrites
par les deux auteurs et montrons leurs divergences sur l’organisation du travail à mettre en place,
sur la primauté à accorder à l’égalité ou à la liberté, sur l’équilibre à réaliser entre l’individuel et le
collectif, sur le système éducatif à instaurer.
L’organisation du travail : hiérarchie et division
Renaud (1877) prône la hiérarchie (dans l’agriculture, Solidarité, p.80/256 ; dans l’armée,
p.100/256 ; dans la recherche, p.98-99/256), tempérée cependant par la primauté de la liberté.
« Bien que tous soient classés et hiérarchisés (…). Ces chefs donnent des conseils, mais non des
ordres, et chacun peut décider contrairement à leur avis » (Ibidem, p.127/256). Froment reconduit
la hiérarchie de l’aciérie, comme l’indique Zola : « J’organiserai la Crêcherie, un peu sur le modèle
de l’Abîme, quant au personnel. Pourtant, beaucoup moins d’emplois, une économie très forte
d’état-major » (TP2, p.259/546). Froment « est le cerveau qui conçoit et dirige » (Travail, p.192).
Pendant l’affrontement opposant les deux aciéries concurrentes, il est « partout à la fois,
enflammant les ouvriers dans les halles de l’usine, resserrant les liens fraternels des grands et des
petits dans la Maison-Commune, veillant à la bonne administration dans les magasins » (Travail,
p.328). Cette concentration du pouvoir de direction est cependant tempérée par l’écoute attentive
des hommes de terrain (Bonnaire, Morfain, pour le travail industriel et minier, Feuillat pour le
travail agricole …) et celle du conseil de gestion dans lequel siègent des ouvriers. La question de la
hiérarchie ne se pose plus dans la cité solidaire, puisque le capital, le travail et le talent (notamment
de diriger) sont alors le patrimoine commun d’une libre société de frères (Travail, p.167).
Renaud-Fourier et Froment-Zola veulent rendre le travail attrayant, donc facile à réaliser et utile à la
collectivité. Pour Renaud, cela passe par une division horizontale du travail très poussée et par une
généralisation de la polyvalence. « Chacun sera chargé d’une parcelle, d’un détail réduit autant
que possible […] chaque homme pourra s'initier de même à trente travaux différents, de manière à
employer alternativement tout ce qu'il possède de forces physiques et intellectuelles » (Solidarité,
p.84/256). Chacun choisit la répartition des tâches dont il sera chargé au cours de la semaine
(Ibidem, p.90/256). Par contre, Zola s’élève contre une division du travail poussée à l’extrême :
2
Toutes les citations sont tirées de l’édition électronique de l’ouvrage publiée par Gallica, sous la référence
Solidarité.
6
« L’ouvrier qui ne fait qu’une chose s’abrutit. Il faut qu’il varie et qu’il fasse des objets entiers »
(TP1, p.318/489). Il prône également la polyvalence, basée sur la multiplicité des apprentissages
proposée à chaque jeune, au cours de son parcours éducatif.
La primauté de la liberté ou de l’égalité
Renaud (1877) sublime la liberté et affiche son hostilité à l’égalitarisme. « L’égalité serait la
négation absolue de toute individualité, de toute liberté » (Solidarité, p.125/256). Dans la commune
réorganisée (la Phalange), la proportionnalité (et non l’égalité) est de mise. « Ainsi chacun, homme,
femme, enfant, peut avoir à toucher trois parts proportionnelles à son concours à la production par
ses trois facultés productives : capital, travail, talent » (Ibidem, p.79/256).
Zola exprime une position opposée : « la seule égalité possible : placer les besoins au-dessus des
œuvres et reconnaître le droit de tous à la vie puis à l’aisance. Cela est l’égalité dans la
consommation, la jouissance, le bonheur (...), non pas à chacun selon ses œuvres, mais à chacun
selon ses besoins » (TP1, p.318/489). Pour atteindre cet objectif, le travail de tous est indispensable.
Dans la société réorganisée, en marche vers la cité solidaire, le travail est donc obligatoire : « Une
ville, une commune, n’était plus qu’une immense ruche, dans laquelle il n’y avait pas un oisif, où
chaque citoyen donnait sa part d’effort à l’œuvre d’ensemble, dont la cité avait besoin pour vivre »
(Travail, p.166-167).
L’équilibre entre l’individuel et le collectif
Dans la doctrine fouriériste, le Phalanstère est la grande maison commune (Solidarité, p.81) de
toute la population. « Chacun y aura un logement à sa fantaisie et d’après le loyer qu’il pourra
payer. Tous prendront leur repas au même restaurateur » (Ibidem, p.82). Ce grand édifice regroupe
« les cuisines et les salles à manger ; les caves, les greniers et les magasins, les salles d’asile et les
dortoirs d’enfants, les ateliers, etc » (Ibidem, p.81). Fourier préconise un aménagement du
Phalanstère apte à « faciliter les relations interindividuelles afin de permettre le déploiement
intégral des effets de l’attraction passionnée : de cette ambition témoignent la volonté de
rapprocher les différents bâtiments les uns des autres, la multiplication des « rues-galeries »,
passages abrités et chauffés destinés à faciliter la circulation, ou encore la multiplication des salles
de réunions » (Mercklé, 2001, p.235). La société Harmonie de Renaud-Fourier vise à laisser les
individualités s’exprimer en toute liberté et à lutter contre la dispersion sociale ainsi occasionnée, en
mettant tout en commun et en favorisant la création de liens sociaux. La place qu’y occupent les
enfants illustre bien cette double injonction. Ils sont élevés en commun et ne vivent pas avec leurs
parents.
Froment-Zola assure différemment l’équilibre entre l’individuel et le collectif, dans la cité solidaire.
La Maison-Commune créée par Froment ne contient pas de logements d’habitation, ni des cuisines
communes, ni des dortoirs d’enfants. Les familles vivent dans des maisons individuelles, entourées
de jardins, des maisons « de bien être, où fleurit la vie de famille » (Travail, p.207-208). La cité
solidaire est en effet fondée sur des liens d’amour au sein des familles, de l’école, de l’usine3. La
Maison-Commune propose des activités communes, l’enseignement pour les enfants, les activités
associatives et politiques pour les adultes, la culture et les loisirs pour tous. « C’était là simplement
ce qu’il avait gardé du phalanstère de Fourier, laissant chacun bâtir à sa guise, sans forcer
personne à l’alignement, n’éprouvant la nécessité de la communauté que pour certains services
publics » (Travail, p.207-208).
3
« Le personnel de la Crêcherie devenait une grande famille, dont le lien se nouait de plus en plus étroit » (Travail,
p.329).
7
L’éducation, liberté totale ou gage du futur
Renaud (1877) consacre peu de pages à l’éducation. D’ailleurs, « liberté entière est laissée à
l’enfant » qui suit les cours qui l’intéressent (Solidarité, p.110/256). Pour susciter l’intérêt de
l’enfant, il faut l’initier « à l’industrie et cela le conduira à s’intéresser aux sciences […]. Poussé
par la curiosité, par le désir de s’élever, par l’émulation, l’enfant sentira bientôt la nécessité de
s’occuper des sciences » (Ibidem, p.106-107/256).
Zola détaille le projet éducatif de Froment, gage de la réalisation de la cité solidaire. L’enfant ne
bénéficie pas de la liberté de choix préconisée par Fourier. Il doit bénéficier d’une instruction
complète et pratiquer concurremment plusieurs apprentissages, « acquérant des métiers manuels à
mesure que ses connaissances générales se développent » (Travail, p.219). Les méthodes
d’enseignement proposées par Froment-Zola sont :
- adaptées à l’âge de l’enfant. « Pour les premières classes surtout, les récréations étaient longues,
on commençait par n’exiger des enfants que des tâches courtes, variées, proportionnées à leur
endurance. La règle était de les enfermer le moins possible, on donnait souvent des leçons en plein
air » (Travail, p.222) ;
- basées sur la mixité : « Séparer dès l’enfance les deux sexes, les élever, les instruire différemment,
dans l’ignorance l’un de l’autre, n’est-ce pas les rendre ennemis, (...) ? » (Travail, p.219) ;
- basées sur la pratique : « Les maîtres s’efforçaient surtout de le mettre en présence des choses et
des faits, pour qu’il tînt son savoir des réalités de ce monde (…). L’instruction (...) devenait un
plaisir toujours renouvelé, du moment qu’on la rendait attrayante, en se contentant d’exciter les
intelligences, de les diriger simplement dans leurs découvertes » (Travail, p.222).
- basées sur la solidarité : « On le (l’amour) développait chez les enfants en les intéressant les uns
aux autres, les plus forts veillant sur les plus faibles, tous mettant en commun leurs études, leurs
jeux, leurs passions naissantes » (Travail, p.223).
Les valeurs-clés de liberté et d’égalité défendues par Renaud-Fourier et Froment-Zola restent celles
des utopies contemporaines qui, cependant, pour nombre d’entre elles, en incluent une nouvelle, la
protection de l’environnement. Nous présentons les thèses défendues par deux auteurs, Coutrot
(2018) et Ferreras (2012, 2019), Ferreras et al. (2020). Comme Renaud-Fourier et Froment-Zola, ils
professent qu’appliquer les principes d’égalité, de liberté, de créativité, de solidarité, aux collectifs
de travail, dans un premier temps, permettra leur généralisation dans tous les domaines de la vie en
société, dans un second temps.
2- Les caractéristiques du management dans les utopies du travail des années 2020
Plus d’un siècle sépare les utopies contemporaines et l’utopie fouriériste, telle que présentée par
Zola, avec quelques infidélités, dans son roman Travail. Les approches du travail, des progrès
scientifiques et des relations à la nature ont beaucoup évolué. La caractéristique principale du
travail, au tout début du 20e siècle, est la pénibilité physique, quelque soit l’activité, industrie,
agriculture, commerce (manutention). Zola, qui avait une foi inébranlable dans les progrès
scientifiques4 et techniques, pensait qu’ils permettraient d’éradiquer ce problème. Or, au 21e siècle,
la pénibilité physique du travail n’a pas disparu. S’y ajoute une pénibilité psychique révélée par une
explosion des troubles psycho-sociaux. Les auteurs contemporains relativisent d’ailleurs les
« vérités scientifiques », souvent remises en cause par des avancées de la recherche. Ils critiquent
les relations prédatrices de l’homme avec la nature et préconisent des relations protectrices, en
opposition totale aux conceptions de Zola et de Renaud-Fourier. Zola compte en effet sur les
progrès scientifiques pour vaincre et domestiquer les forces de la nature (Travail, p.195). Renaud
prévoit un accroissement important de la population et une occupation totale du globe (banquises et
4
« Toute vérité conquise, tout phénomène expliqué scientifiquement est un fait définitif » (TP1, p.94/489)
8
déserts compris), grâce aux progrès scientifiques (Solidarité, p.159-160/256). Les auteurs
contemporains donnent une place centrale au travail et tentent de le réenchanter. Ils plaident pour
une protection de la nature, jugée incontournable pour assurer la survie même de l’humanité. Ils
émettent des préconisations immédiatement applicables et ne proposent pas des projets de
changements à introduire progressivement, comme l’ont fait Renaud-Fourier et Zola.
Les utopies contemporaines que nous retenons (Coutrot, 2018 ; Ferreras, 2012, 2019 ; Ferreras,
Battilana et Méda, 2020) 5 reposent, comme celles de Fourier et de Zola, sur l’idée qu’il faut
changer le travail pour changer la société. Coutrot (2018) affirme sa « conviction de la centralité du
travail – du travail réel, concret, vivant, par opposition au travail prescrit, abstrait, mort – dans la
lutte pour une société plus juste et durable » (p.10). Il montre que démocratiser le travail permettrait
de surmonter la crise démocratique contemporaine. Car « le fonctionnement autoritaire de
l’entreprise a des conséquences lourdes : sans liberté dans le travail, la sphère publique ne peut
être réellement démocratique » (p.225). Pour Ferreras, Battilana et Méda (2020, p.18), démocratiser
et démarchandiser le travail et dépolluer forment « trois leviers de changement dont nous disposons
pour rendre la société de demain plus démocratique, plus juste et plus verte ».
Si l’objectif de rendre la société démocratique, juste et durable est commun, les propositions pour
l’atteindre sont différentes mais non contradictoires. Certaines ont trait aux modes de management
et d’autres à l’action des pouvoirs publics. Ainsi il revient aux pouvoirs publics de démarchandiser
le travail, en instituant un droit à l’emploi pour tous (Ferreras, Battilana, Méda, 2020).
Démocratiser le travail implique d’agir au niveau des institutions et du management (Ferreras,
2012, 2020). Les moyens préconisés sont complémentaires. Coutrot (2018) met l’accent sur l’action
des travailleurs et de leurs syndicats (tout en formulant des propositions institutionnelles et
politiques) ; Ferreras (2012) et Ferreras, Battilana et Méda (2020) mettent l’accent sur l’action
publique. Nous examinons ici ce qu’impliquent ces propositions pour le management et établissons
des liens avec les conceptions de Zola.
2-1 Libérer et démocratiser le travail ...
Coutrot (2018) juge indispensable de libérer « le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, nos
sens, notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité, notre empathie, et fait de nous, dans
l’épreuve de la confrontation au monde, des êtres humains » (p.8). L’organisation du travail doit
« permette aux travailleurs de maîtriser leur travail en tant que citoyens, d’en décider les finalités »
(p.14) car « la soumission imposée dans le travail pousse les salariés à la passivité ou à
l’autoritarisme politique dans la cité » (p.9). La liberté du travail est également une condition
nécessaire de «la défense et la promotion de la vie solidaire – des humains entre eux et avec la
nature » (p.19-20).
Ferreras (2012 et 2020) n’utilise pas le concept « travail vivant » mais son raisonnement est très
proche de celui de Coutrot. Elle considère que le travail est un investissement de la part du (de la)
travailleur(se), « dans le sens où le.la travailleur.euse investit sa personne, son intelligence dans sa
fonction, ses émotions et le soin qu’elle ou il accorde à ses collègues ou à autrui au travers de la
mission qui lui est confiée [...] Le.la travailleur.euse investit jusqu’à sa santé mentale et physique »
(2020, p.43). Il(elle) est un investisseur.euse de travail. Il s’agit bien, pour Ferreras, de libérer l’être
humain « de le rendre capable d’être libre, c’est-à-dire autonome, capable de peser sur le choix des
normes auxquelles il se soumet tant au plan individuel que collectif » (2020, p.42). Elle lie
également la démocratie dans l’entreprise et dans la cité.
5
La liste n’est bien sûr pas exhaustive. Nous avons choisi de centrer notre analyse sur ces auteurs.
9
2-2 … mais comment ?
Une fois constaté le lien entre démocratie dans l’entreprise et dans la cité, quelle est la priorité ?
Faut-il d’abord libérer le travail et l’exercice de la démocratie dans la cité permettra ensuite de
changer les institutions ou changer d’abord les institutions pour obtenir ensuite la liberté du
travail ? Coutrot (2018) privilégie la première solution, Ferreras (2012) la seconde. Coutrot (2018)
juge nécessaire de développer des expériences émancipatrices dans les lieux de travail, tout en
reconnaissant qu’il faut agir tous azimuts. Les deux auteurs défendent des formes démocratiques de
gouvernance des entreprises, moyen de libérer le travail et de répondre à l’urgence écologique.
Multiplier les expériences émancipatrices dans les lieux de travail
Coutrot (2018) fait le point des connaissances acquises sur l’activité de travail et sur ses relations
avec la démocratie. Il en conclut la nécessité de multiplier les expérimentations de formes
émancipatrices de travail (Ibidem, p.244). Il s’agit de « reconstruire le pouvoir d’agir des
travailleurs » (Ibidem, p.271). Ces expérimentations reposent sur les travailleurs eux-mêmes, pris
individuellement mais surtout collectivement, et sur leurs syndicats.
Les travailleurs tentent sans cesse de réinjecter du sens dans leur travail. Ils « aspirent à un travail
de qualité » (Coutrot, 2018, p.272). « C’est leur sensibilité qui s’exprime et qui active les normes et
les valeurs sociales qu’ils ont incorporées au cours de leur parcours de vie […] Simplement cette
résistance est individuelle... » (Davezies, cité par Coutrot, 2018, p.273). Coutrot précise que les
normes et valeurs sociales incorporées « incluent aujourd’hui l’égale dignité de chaque être
humain, le droit de chacun.e à participer aux décisions qui la concernent. Elles font référence aussi
à la responsabilité envers les autres, à l’obligation de prendre soin du monde et de la vie » (Ibidem,
p.274). La thèse défendue par Zola est très similaire.
Les initiatives collectives apportent plus que la résistance individuelle soulignée par Davezies.
Deux d’entre elles retiennent particulièrement l’attention de Coutrot (2018) : le travail collaboratif
et le care. Le travail collaboratif mobilise « des dispositifs de coopération entre pairs, basés sur
l’ajustement mutuel, et non sur la hiérarchie » (Ibidem, p.247). « Ces projets collaboratifs donnent
naissance à des ‘’communs’’ au sens d’Elinor Ostrom : un ensemble de règles définies par une
communauté en vue de produire et de partager des ressources de façon collaborative et durable »
(Ibidem, p.249). Le care ajoute une autre dimension au travail car « mettre le care au cœur du
travail, de tout travail, c’est construire une société de l’attention, où l’organisation de la production
serait soigneusement réglée par les personnes et les groupes concernés, en y incluant le souci des
autres et de la nature » (Ibidem, p.15). La cité solidaire de Zola correspond bien à la définition d’un
commun. Le care s’y manifeste partiellement. En effet, les méthodes d’éducation préconisées par
Zola visent à développer le souci des autres, dès le plus jeune âge. Cependant, le souci de la nature
est absent de son utopie.
Plus globalement, plusieurs études montrent l’efficacité d’un collectif de travail caractérisé par une
circulation horizontale de l’information entre participants égaux (Ibidem, p. 228-233). Dans ces
conditions, réfutant « la prétention des directions à détenir le monopole de la rationalité », le
collectif pourrait acquérir un « pouvoir d’agir » sur le choix de la production et de l’organisation du
travail (Ibidem, p.277).
Comment ce collectif peut-il se libérer de l’organisation hiérarchique qui prévaut dans les
entreprises ? Les syndicats n’ont pas investi ce champ d’action. Ils « peinent à intervenir sur le
travail concret, ses conditions, son organisation, ses finalités » (Ibidem, p.272). Des
recherches-actions syndicales sur le travail ont cependant été menées (Ibidem, p.279). Elles
permettent de mettre en évidence ce qui reste invisible, y compris au travailleur lui-même :
10
l’inventivité individuelle et collective des travailleurs, l’intelligence déployée pour bien réaliser son
travail, en dépit de consignes inadaptées, voire contradictoires. Quelques entreprises ont créé des
espaces de discussion sur le travail, d’autres ont relancé des équipes de production autonomes
(Ibidem, p.271). Ces expériences isolées sont insuffisantes ; un aménagement institutionnel,
notamment de la gouvernance de l’entreprise, est indispensable. « Un travail de qualité exige une
attention aux conséquences des différents choix possibles de production et une délibération
démocratique sur ces choix. Et donc des entreprises qui, par leur structure et leur gouvernance,
puissent produire cette attention et cette délibération » (Ibidem, p.283).
Procéder à des aménagements institutionnels
Coutrot (2018) affirme que décentraliser la prise de décision dans l’entreprise et instaurer la
participation des salariés à cette prise de décision sont indispensables mais non suffisants pour
libérer le travail (p.283-284). La gouvernance actionnariale doit être contestée, en étendant l’objet
social de l’entreprise et en démocratisant sa gouvernance. Il s’agit de créer « un nouveau type
d’entreprise dite ‘à mission’, dotée d’un projet d’ordre qualitatif, social ou environnemental, et
opposable à la logique de maximisation du profit » (Ibidem, p.286). La loi pourrait prévoir que
« toute entreprise doit se doter d’au moins deux missions d’ordre écologique et social qui expriment
sa contribution originale à la tâche de ‘maintenir, perpétuer et réparer le monde’ » (Ibidem,
p.289). Remettre en cause le monopole des actionnaires sur le pouvoir de direction de l’entreprise
passe par l’instauration d’un contre-pouvoir, d’un conseil composé de représentants élus des
travailleurs et de membres extérieurs, représentants des salariés de sous-traitants, des collectivités
territoriales, des associations ..., parties prenantes de l’activité de l’entreprise, ayant un droit de veto
sur les décisions importantes de l’entreprise. « Élargissement des finalités de l’entreprise et
démocratisation de sa gouvernance sont donc deux visées complémentaires, qui ne devraient pas
être dissociées » (Ibidem, p.289). Deux autres conditions doivent être réunies : protéger l’entreprise
des investisseurs financiers court-termistes et supprimer la subordination du salarié. Pour que la
première condition soit respectée, la loi peut prévoir de limiter le droit de vote aux seuls
actionnaires stables ou instaurer le principe ‘une personne, une voix’. « L’existence d’un salaire de
base garanti, correspondant au niveau de qualification de la personne et indépendant de sa position
conjoncturelle sur le marché du travail » (Ibidem, p.293-294), permettrait de remplir la seconde
condition.
11
Figure 2. Représentation schématique du bicamérisme économique par Ferreras (2019)
Pour Ferreras (2019), l’entreprise est une institution politique combinant des rationalités
instrumentales et politiques. En établissant une analogie entre le fonctionnement des démocraties
libérales et le gouvernement de l’entreprise, elle propose d’établir un bicamérisme économique,
comme pendant au bicamérisme politique (Figure 2). Dans ce régime bicaméral, les apporteurs en
capital et les investisseurs en travail sont représentés au travers de leurs élus au sein de deux
Chambres (Ferreras, 2012). Dans ce système bicaméral, « le gouvernement de l’entreprise devient
un véritable gouvernement représentatif » chargé de trouver des compromis productifs dans
l’intérêt des deux parties, et non plus d’une seule » (Ferreras, 2012, p. 23). Elle constate en effet
que les investisseur.euse.s en travail mettent en jeu leur santé et parfois même leur vie en exerçant
leur activité et qu’ils prennent donc plus de risques que les investisseur.euse.s en capital. « Pour
démocratiser le travail, il convient donc d’injecter le principe de la négociation collective jusqu’au
cœur même de l’entreprise, en permettant aux investisseurs en travail d’exercer une voix collective
sur les finalités de l’entreprise commune » (2020, p.50). Il faut donc instaurer un principe de double
majorité pour le choix du PDG, de la stratégie de l’entreprise, de la politique de rémunération et de
la répartition des profits : une majorité au sein du conseil d’administration dans lequel sont
représentés les investisseurs en capital et une majorité au sein du conseil d’entreprise, composé de
représentants des salariés, élus sur listes syndicales (2020, p.50-51). Ce conseil d’entreprise devrait
aussi accueillir des représentants des associations écologistes et d’autres parties prenantes,
notamment les collectivités locales, avec voix consultative, pour assurer l’objectif de dépolluer. Le
principe de double majorité peut aussi se traduire par une participation de représentants élus des
salariés dans le conseil d’administration et la nécessité d’obtenir une majorité spéciale au sein du
groupe des administrateurs salariés. Il est donc indispensable de donner un droit de veto sur les
décisions prises par le PDG au collectif des investisseurs en travail (démocratiser). Dans un second
temps, on peut envisager le rachat des actions des investisseurs en capital par les investisseurs en
travail et la transformation de l’ensemble des entreprises en coopératives (cheminement prévu par
Zola dans Travail). Cette étape n’est cependant pas indispensable à la démocratisation du travail. Il
12
suffit de déconnecter droit politique et droit de propriété dans la sphère économique, déconnexion
assurée dans la sphère politique dans un régime démocratique. Les syndicats démocratiques ont
vocation à coordonner les travailleurs élus et à assurer la solidarité des salariés entre entreprises,
entre secteurs d’activité et entre pays (2020, p.54-55). Enfin assurer une garantie d’emploi à tous,
(démarchandiser) (Ferreras, Battilana, Méda, 2020), permet d’éviter que le marché du travail soit
un lieu d’échange de travail-marchandise.
Ces propositions entrent en résonance avec des idées développées par Zola dans Travail : la
nécessité que la production soit utile à la société et que chaque travailleur soit conscient de sa
contribution à une œuvre commune, une juste répartition des biens et services produits (pour Zola,
en fonction des besoins), une régulation des investissements financiers (pour Zola, une disparition
de la banque et de la finance), la primauté du pouvoir de décision des salariés sur les décisions
stratégiques (pour Zola, la fusion du capital, du travail et du talent dans un patrimoine commun) …
3- Les implications managériales d’une démocratisation du travail
Au cœur des réformes institutionnelles et organisationnelles proposées par Coutrot (2018) et
Ferreras (2012, 2019, 2020), la démocratisation du travail est particulièrement étudiée et préconisée
dans la littérature managériale récente. Les vocables mobilisés sont multiples et se succèdent. Ainsi
celui de démocratie sociale a presque disparu de la littérature. Le sens demeure : il s’agit de
« permettre aux salariés d’exercer leurs droits fondamentaux de citoyen dans l’entreprise et, au-delà
de l’entreprise, de participer réellement aux choix qui les concernent » (Barreau, 2003, p.21-22).
Dans un article récent, Davis (2021) réfute la thèse défendue par Mayer (2021). Ce dernier soutient
que la fixation d’un objectif précis, pour l’activité d’une entreprise, la conduisant à adopter des
solutions profitables et non dommageables pour les humains et pour la planète, contribue à créer des
relations vertueuses et de confiance entre toutes ses parties prenantes. Davis (2021) soutient que
seule la démocratisation peut contraindre l’entreprise à adopter un comportement vertueux. Il
préconise une double démocratisation : plus de contrôle par les salariés dans l’entreprise6 et plus de
régulation étatique. La démocratie « interne à l’entreprise » peut être assurée par la présence
d’administrateurs salariés élus dans le conseil d’administration (participant ainsi à la fixation de
l’objectif poursuivi par l’entreprise) et par l’utilisation des technologies informatiques et de
communication pour une pratique démocratique quotidienne à la base. La démocratie « externe à
l’entreprise » passe par une réactivation et une révision des régulations étatiques. Patriotta (2021)
rappelle ce double impératif (fixation d’un objectif et démocratisation) pour les entreprises. Il ajoute
que, dans la société contemporaine caractérisée par des risques globaux (écologiques, financiers,
biochimiques, terroristes, informationnels ...), ce double impératif se heurte à quatre défis : les
évolutions drastiques des Business Models (des entreprises virtuelles ayant externalisé leurs salariés
et leurs actifs) ; l’accroissement des inégalités et du besoin de sécurité ; le nécessaire
développement de partenariats institutionnels ; l’indispensable émergence de nouvelles formes de
prise de responsabilité sociale des entreprises.
Nous adhérons au large consensus des auteurs sur la nécessité d’une véritable démocratisation
organisationnelle qui résout le problème du sens à donner au travail, si les salariés choisissent ce
qu’ils fabriquent ; qui promeut la santé au travail, si les salariés préconisent les réorganisations du
temps et des conditions de travail (Bouville, 2018); qui renforce la démocratie politique si les
salariés se comportent en citoyens dans l’entreprise ; qui protège l’environnement si les salariés et
les représentants de la population locale suppriment les externalités négatives de l’entreprise.
6
« let’s give democratic control to those who do the real work. » (Davis, 2021, p.909).
13
Le rôle des managers change considérablement dans une entreprise « démocratisée ». Le contrôle,
hyper-développé dans les entreprises françaises (Eurofound, 2013), par des managers ne faisant pas
confiance aux salariés, fait place à une écoute attentive, une autonomie, une coopération et une
résolution conjointe des problèmes (Blanchot, 2018), associées à une participation institutionnalisée
(Landau, 2008).
Démocratiser l’entreprise passe donc par une réforme profonde de la formation des managers,
notamment des formations RH qui devraient désenclaver la GRH (l’organisation du travail est à
inclure, Barreau, 2016) et porter sur des savoirs tels que les différents systèmes de relations
professionnelles, l’écoute, le care, le travail collaboratif, l’efficacité de l’intelligence collective ….
Conclusion
Le roman Travail de Zola est peu connu et lu. Or comme le relève Mitterand (1998, p. 215): « il
suffit de parcourir ce massif romanesque (…), et plus encore de se pencher sur ses dossiers
préparatoires, pour constater que la curiosité intellectuelle de Zola, sa maîtrise dans l’enquête sur
le motif et dans la réunion des sources documentaires, la hardiesse de ses jugements sur la société,
son imagination visionnaire, la fécondité de son invention narrative, rien de tout cela n’a faibli ».
Zola nous propose une utopie peu éloignée de celles que développent les penseurs contemporains.
Ses propositions, bien que réalisables sur le moyen terme, sont proches de celles de Coutrot et
Ferreras, qui eux raisonnent dans l’urgence. Leur thèse commune est la suivante : il faut changer le
travail pour changer la société. La dimension environnementale, au cœur des utopies
contemporaines, est cependant ignorée par Zola. Toutefois la lecture de Travail reste indispensable
pour saisir les origines de la pensée utopique sur le travail.
Dans le prolongement de cette analyse de la pensée utopique, une étude des réalisations s’impose.
Des recherches récentes s’y sont attachées : Wright (2017, 2010) a ainsi étudié des « utopies
réelles » et Lallement (2019) des « communautés intentionnelles » nord-américaines. Nous nous
proposons d’étudier le processus de décision et l’organisation du travail dans des sociétés
coopératives ouvrières et participatives (SCOP) françaises, sur la base d’enquêtes qualitatives, en
intégrant la littérature sur les organisations alternatives (Parker et al., 2014) aux résultats obtenus
par la psychologie sociale sur l’intelligence collective.
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14
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