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LE MEURTRE DE ZACHARIE FILS DE BARACHIE (Mt 23,35)

2010, Revue Biblique

En Lc 11,50-51, Jésus annonce que le sang de tous les prophètes sera réclamé à cette génération, depuis le sang d'Abel, jusqu'au sang de Zacharie, « qui périt entre l'autel et le temple (oi1 kou) ». Ce Zacharie doit être connu pour que l'invective ait un sens, mais son identité reste débattue. Dans une étude récente, I. Kalimi 1 examine diverses possibilités puis finit par admettre une explication largement reçue : puisque Abel représente le premier meurtre biblique en contexte cultuel, Zacharie doit être le dernier. De fait, le dernier meurtre rapporté dans le TM se lit en 2 Ch 24,20-21 et paraît convenir : après la défaite d'Athalie, le roi Joas fit lapider sur le parvis du temple Zacharie fils du grand prêtre Yehoyada. L'objet de cette note est de discuter cette identification, car elle convient mal à la version parallèle de Mt 23,35 « depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire (naou) et l'autel ». Le nom est différent, et l'apostrophe est expressément dirigée contre les scribes et les pharisiens, qui sont au mieux des héritiers très lointains du roi Joas.

RB NOTULES PHILOLOGIQUES février 1, 2019 LE MEURTRE DE ZACHARIE FILS DE BARACHIE (Mt 23,35) Étienne NODET, o. p. <[email protected]>, École Biblique POB 19053 Jérusalem-IL ((grec et hébreu : fontes SPIonic et SPTiberian, disponibles sur http://www.sbl-site.org/educational/biblicalfonts.aspx)) En Lc 11,50-51, Jésus annonce que le sang de tous les prophètes sera réclamé à cette génération, depuis le sang d’Abel, jusqu’au sang de Zacharie, « qui périt entre l’autel et le temple (oi1kou) ». Ce Zacharie doit être connu pour que l’invective ait un sens, mais son identité reste débattue. Dans une étude récente, I. Kalimi1 examine diverses possibilités puis finit par admettre une explication largement reçue : puisque Abel représente le premier meurtre biblique en contexte cultuel, Zacharie doit être le dernier. De fait, le dernier meurtre rapporté dans le TM se lit en 2 Ch 24,20-21 et paraît convenir : après la défaite d’Athalie, le roi Joas fit lapider sur le parvis du temple Zacharie fils du grand prêtre Yehoyada. L’objet de cette note est de discuter cette identification, car elle convient mal à la version parallèle de Mt 23,35 « depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie fils de Barachie, que vous avez assassiné entre le sanctuaire (naou~) et l’autel ». Le nom est différent, et l’apostrophe est expressément dirigée contre les scribes et les pharisiens, qui sont au mieux des héritiers très lointains du roi Joas. I Il y eut d’autres assassinats graves en Judée, certainement postérieurs à l’époque de Joas. Selon 2 R 25,25 Ishmaël, de race royale, assassina Godolias, que les Babyloniens avaient institué gouverneur des rescapés de Juda après la chute de Jérusalem ; Jr 41,1-18 développe longuement l’épisode. Josèphe rapporte que vers la fin de l’époque perse le grand prêtre Yohanân (cf. Ne 12,22) tua dans le temple son frère Josué qui espérait l’évincer, et « jamais un acte aussi sauvage et aussi impie n’avait eu lieu ni chez les Grecs ni chez les Barbares ». Si l’on suit l’ordre des livres du TM, le meurtre de Zacharie est effectivement le dernier rapporté, car les Chroniques viennent en dernier – et omettent d’autres meurtres signalés par les récits parallèles de 2 R. Cela ne concorde pas avec la chronologie des événements, puisque d’autres livres placés avant relatent des épisodes expressément postérieurs (Ag, Za, Est, Dn, Esd-Ne). Cependant, l’ordre actuel des livres du TM n’est pas nécessairement très ancien. Le prologue du traducteur du Siracide mentionne « la Loi, les Prophètes et les autres livres ancestraux » (l. 8-10), mais ce n’est guère spécifique. Josèphe évoque une liste de vingt-deux livres autorisés (CAp 1:39-40) : cinq de Moïse, treize Prophètes et quatre de sagesse et d’hymnes ; il indique qu’il a d’autres livres ultérieurs, mais d’autorité moindre. Il ne détaille pas davantage, mais les Chroniques ne sont certainement pas à la fin de la liste principale. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elles y figuraient. Par exemple, dans l’esquisse préliminaire du livre VII des Antiquités2, Josèphe suit pas à pas 2 S, puis dans la rédaction finale il consacre un quart du livre (§ 275-350) au culte selon 1 Ch, au point de suggérer que c’est David qui a tout organisé concrètement et presque bâti le temple ; 1 Ch paraît avoir été pour lui une sorte de dossier annexe. En effet, la position très modeste de 1-2 Ch dans le TM est probablement due à des doutes sur son autorité : la Mishna déclare que trois rois d’Israël n’auront pas part au « Monde qui vient » (Royaume, résurrection) : deux rois du Nord, Jéroboam et Achab, et un 1 . Isaac KALIMI, « The Story about the Murder of the Prophet Zechariah in the Gospels and Its Relation to Chronicles », RB 116 (2009), p. 246-261. Ses abondantes références bibliographiques ne sont pas reprises ici. 2 . Les « tables des matières » des divers livres des Antiquités en reflète très mal le contenu, et se comprennent bien mieux comme esquisses préliminaires, avant l’ajout de compléments découverts ensuite, cf. Étienne NODET, Flavius Josèphe. Baptême et résurrection, Paris, Cerf, 1999, p. 126-135. 2 ÉTIENNE NODET roi de Jérusalem, Manassé (m.Sanhedrin 10:2), dont les méfaits sont rapportés en 2 R. Un maître essaie de faire valoir que selon 2 Ch 33,11-19 (passage sans parallèle dans 2 R) Manassé s’est converti et qu’il ne peut être exclu, mais l’objection est sommairement écartée. En clair, cela signifie qu’un argument tiré de 1-2 Ch n’a aucun poids. Un autre cas montre que l’ordre des livres du TM n’est pas très ancien : il ressort d’un récit du Talmud que le livre de Dn, connu comme Prophète à Qumrân (4 Q 174 ; 11 Q Melk 1:4-18), a été déclassé en Écrit, car il risquait de révéler des secrets divins (b.Megila 3a). II Cependant, ces considérations sur la chronologie biblique ou l’ordre des livres apportent peu. Plus important est d’observer que selon 2 Ch 24,20-22 Zacharie fils de Yehoyada dit en mourant : « Que Yhwh voie et recherche (ou “juge”) » (#wrdyw hwhy )ry, i!doi ku/riov kai\ krina/tw). De plus, « l’Esprit de Dieu revêtit » Zacharie (v. 20). Autrement dit, il s’agit d’un prophète assassiné à Jérusalem, avec l’annonce d’une suite. Parallèlement, après le meurtre d’Abel, Dieu dit à Caïn (Gn 4,10) : « La voix du sang (ymd, LXX singulier) de ton frère crie vers moi du sol. » Le pluriel ymd suggère soit un coût à régler, soit l’instance d’une postérité qui n’a pas pu exister (Ibn Ezra). Il y a donc la perception d’un poids historique qui doit être porté. En Lc 11,50 Jésus ne dit pas autre chose : il annonce l’imminence de la résolution d’une crise issue d’un passé lointain. Cette notion de solidarité des générations est biblique : elle figure dans le Décalogue (Ex 20,5-6), d’où un débat sur la responsabilité personnelle (Ez 18,1-9). Mais le poids des événements reste : par exemple, la mort fortuite à Megiddo de Josias, le roi juste, lors d’un engagement inutile contre une armée étrangère (2 R 23,29), est un scandale à réparer : une réécriture introduit le péché de Josias en 2 Ch 35,19-25, avec une lamentation de Jérémie, dont Za 12,11 garde un écho ; en Ap 16,16 Armagedôn est le point de rassemblement des rois du monde pour un ultime combat eschatologique, où ils seront défaits. La même solidarité est constante dans diverses lamentations qui s’attachent aux causes de malheurs présents, par exemple Ne 9,34 : « Nos rois, nos chefs, nos prêtres et nos pères n’ont pas suivi ta loi. » Une telle solidarité est à la base de l’argumentation de Paul (Rm 5,12) : « Par un seul homme le péché est entré dans le monde. » En sens inverse, dit-il aussi, les Israélites restent « selon l’élection, chéris à cause de leurs pères » (Rm 11,28). III Ainsi, le Zacharie de Lc 11 se comprend aisément comme allusion à Zacharie fils de Yehoyada. Mais il reste la version de Mt 23, et l’on se demande ce qu’a bien pu dire Jésus. Si Lc est premier, on ne voit pas bien la raison d’une telle déformation de son propos, car avec « fils de Barachie » l’allusion scripturaire est brouillée, ce qui constituerait une anomalie. Si au contraire Mt est premier, on peut comprendre une réinterprétation de Lc selon une ligne plus scripturaire, mais on ignore tout de ce Zacharie, qui devrait pourtant être un notable contemporain assassiné au temple. Avant de rechercher les ipsissima verba de Jésus3, il convient d’examiner le contexte. En Lc 11,46-52, Jésus s’en prend aux légistes : « Vous bâtissez les tombeaux des prophètes, et ce sont vos pères qui les ont tués. » Cela correspond aux desseins de la « Sagesse de Dieu », pour que des comptes soient demandés « à cette génération ». Le cas d’Abel et Zacharie s’insère parfaitement, comme référence biblique. Il n’en est pas de même du parallèle Mt 23,13-36, bien que les éléments constituants soient semblables : après une série de sept malédictions de Jésus contre les scribes et les pharisiens vient une accusation directe, de style différent : « J’envoie vers vous des prophètes […] vous en tuerez […] pour que retombe sur vous tout le sang juste […], depuis le sang d’Abel le juste, etc. ». L’accusation se détache des invectives, avec une allusion à des assassinats contemporains. 3 Le passage, absent de Mc, a été rattaché à Q, mais l’effort pour retrouver une source commune à Mt et Lc, fondé sur des considérations purement lexicales, n’aboutit à rien d’utile, cf. James R. ROBINSON, Paul HOFFMANN & John S. KLOPPENBORG, The Critical Edition of Q, Minneapolis, Fortress Press & Leuven, Peeters, 2000, Q 11:51. LE MEURTRE DE ZACHARIE FILS DE BARACHIE 3 Au lieu de se résigner à ne rien savoir sur un Zacharie au temps de Jésus, on peut examiner l’époque ultérieure de l’évangéliste. On trouve alors un Zacharie fils de Baruch4 qui convient parfaitement. Josèphe rapporte (G 4:334-344) qu’en 67, alors que Vespasien vainqueur en Galilée se préparait à marcher sur Jérusalem, les zélotes massacraient de nombreux Jérusalémites, avec l’aide d’Iduméens révoltés. En particulier, ils voulurent tuer légalement ce Zacharie, un notable riche, intègre et influent. Ils convoquèrent au temple un faux sanhédrin de soixante-dix citoyens honorables pour l’accuser de haute trahison en faveur des Romains. L’assemblée refusa ce jeu et l’acquitta ; furieux, deux zélotes se précipitèrent alors et le tuèrent sur-le-champ, « au milieu du temple (i9erw|)~ », c’est-à-dire dans une salle du parvis intérieur, proche du sanctuaire et de l’autel. On ne sait trop quelles ont été exactement les paroles de Jésus, mais que Mt ait pu y introduire des éléments postérieurs n’est pas inhabituel. Par exemple, la parabole des invités qui refusent de venir à un festin nuptial se trouve en Mt 22,1-14 et Lc 14,15-24 sous deux formes suffisamment différentes pour exclure toute dépendance directe. Or Mt 22,6-7 insère, entre le refus des invités et l’envoi des serviteurs pour parcourir les routes, une colère du roi qui fait attaquer et incendier la ville des invités rétifs, tout cela pendant que le festin est prêt. L’allusion à la ruine de 70 est transparente. IV L’hypothèse présentée se résume donc ainsi en deux phases : d’abord l’insertion après les malédictions de Mt d’une accusation d’assassinat incluant Zacharie fils de Baruch et identifiant scribes et pharisiens aux zélotes ; ensuite, une reprise par Lc qui, plus éloigné des faits, réinterprète d’après un autre Zacharie mieux connu, en omettant le nom de son père ; il a pu être inspiré de Lm 2,20 « Fallait-il qu’au sanctuaire du Seigneur soient tués prêtre et prophète5 ? ». C’est le fils de Yehoyada, tué sur le parvis alors qu’il prophétisait6. On peut ajouter que Mt est déjà à distance de ses sources, puisque chez lui Baruch est devenu Barachie (Baraxi/av), nom semblable. Il y a certainement une influence du nom du prophète Zacharie, lui aussi fils de Barachie (Za 1,1), et certainement plus familier. L’hypothèse inverse, que Mt dépende de Lc, n’explique ni le changement de nom (que Yehoyada implicite devienne Barachie) ni les accusations de meurtre. Le NT ne cite pas 1-2 Ch comme Écriture, mais le cas discuté montre une allusion discrète. Elle est de même ampleur que bien d’autres détails attestés par des écrits juifs de l’époque. Ces allusions sont toujours diffuses, contrairement aux renvois scripturaires, explicites ou non, et elles ne préjugent en rien de la canonicité (ultérieure) de ces écrits. Un autre exemple le montre : le TM n’a pas retenu 1 Maccabées hébreu, que Josèphe connaissait, mais le NT y fait allusion. Par exemple, après la disparition de Jésus, deux disciples quittaient Jérusalem, déçus que Jésus n’ait pu « délivrer Israël », c’est-à-dire chasser les Romains. Après cet échec, ils se rendaient à « Emmaüs ». Un tel trajet peu glorieux de Jérusalem à Emmaüs a un sens symbolique précis, car selon 1 M 4,1-15, c’est par une victoire contre l’occupant grec à Emmaüs que Judas ouvrit la route vers la libération de Jérusalem, c’est-à-dire la « délivrance d’Israël » ; la bataille avait d’ailleurs été préparée selon les stipulations de la guerre sainte (Dt 20,5-9). La référence est diffuse, et il n’est même pas sûr qu’elle ait été claire pour le rédacteur final de Lc. Jérusalem, juillet 2009 Étienne NODET, o. p. . Les meilleurs mss mettent bareis ; des témoins secondaires ont barouxou ou bariskaiou, mais la version slavone, qui remonte à un grec antérieur à tous les mss connus et ne peut dépendre des évangiles, a « Barukh », cf. Henry & Kate LEEMING, Josephus’ Jewish War and Its Slavonic Version. A Synoptic Comparison, Leiden-Boston, Brill, 2003, ad loc. 5 . Selon Esd 5,1 le prophète Zacharie est fils d’Iddo (petit-fils pour Za 1,1) et le targum de Lm 2,20 ajoute « comme vous avez tué Zacharie fils d’Iddo, grand prêtre et prophète véridique, dans le sanctuaire du Seigneur ». L’influence littéraire du prophète domine. 6 . Julius WELLHAUSEN, Einleitung in die drei ersten Evangelien, Berlin, Vlg G. Reimer, 1905, p. 118120, aboutissait à des conclusions analogues, mais il se fondait surtout sur le rejet supposé de 1-2 Ch par les milieux entourant Jésus. 4