AUGUSTE COMIE, LE COG/TO Ef LA MODERNITE
L'interet d'Auguste Comte pour l'eeuvre scientitique de Descartes est
permanent, notamment pour la mathematique, On sait qu'il edita en
1843 la Geometrie, en la faisant preceder de sa propre Geometrie analytique. Dans les cent cinquante volumes de la Bibliotheque du proletaire,
on remarque en plus du traite mathematique une edition du Discours sur
la methode (sic du titre) suivi dans le meme volume du Novum Organon
de Bacon I. L'association des deux auteurs est d'ailleurs souvent reprise,
dans le Cours de ph ilosophie positive comme dans le Systeme de politique
positive. Entin, le onzieme mois de l'annee positiviste est place sous le
signe de Descartes, evoquant la science modeme.
En meme temps, l'interet comtien n'est pas seulement scientitique
mais egalement philosophique. Trois exemples, en remontant le temps,
pour eclairer ce point. Dans la Synthese subjective (1856), Comte revendique deux precurseurs pour la philosophie positive, Ii savoir Descartes et
Leibniz. Ces deux penseurs sont places dans la meme situation que, respectivement, Thales et Pythagore par rapport Ii Aristote 2. Anterieurement, dans Ie Discours sur l'esprit positif, Comte avait associe la crise du
regime ontologique Ii deux impulsions mentales, l'une scientitique, due Ii
Kepler et Galilee, et l'autre philosophique, provenant de Bacon et de
Descartes 3. Comme on le sait, enfin, des la 1re lecon du Cours, les preceptes de Bacon, les conceptions de Descartes et les decouvertes de Galilee sont la limite basse dans Ie temps ou ron peut faire remonter le developpement systematique de I'esprit de la philosophie positive, en
opposition avec l'esprit theologique et metaphysique.
I. Et des Pensees sur l'interpretation de fa nature de Diderot (SPP 4, p. 560) (voir la
« Note bibliographique », a la fin du texte p. 73, pour l'explication des abreviations),
2. SS, p. xvii.
3. DEP, p. 48.
Revue de synthese : IV'S. N° 1, janv.-mars 1991.
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REVUE DE SYN1HESE : IV' S. N" 1, JANVIER-MARS 1991
Les quelques passages evoques montrent avec evidence une coherence
de la doctrine depuis 1830, date de redaction des premieres lecons et
1856, date de la Synthese subjective, sur deux plans : la chronologie de
l'histoire intellectuelle est sensiblement la meme (avec I'ajout de Leibniz)
et, surtout, la part contributive de chacun est assignee de maniere identique. Galilee, Kepler apportent la positivite a la science, tandis que Descartes et Bacon en font autant pour la philosophie. On montrerait aisement que ce duo philosophique est seulement apparent, dans la mesure
ou Ie nom de Bacon est associe a des preceptes, sortes de routines
logiques, qui ne sont jamais explicitement employees, tandis que Descartes se voit attribuer des conceptions 4; l'expression « conceptions de
Descartes» revient dans Ie Cours comme une epithete homerique. Descartes est done bien Ie premier positiviste systematique, en mathematique
comme en philosophie.
Cependant, il faudrait comprendre ce que Comte entend par philosophie lorsqu'il l'attribue a Descartes, dans la mesure ou par cartesianisme on peut entendre une metaphysique, une theorie des idees, une
doctrine de l'union de l'ame et du corps, etc. Tous themes que precisement Comte ne semble pas reprendre, ou qu'il attribue a un autre age de
la pensee lorsqu'il en traite incidemment. Quelle est done la refraction de
la philosophie de Descartes dans la philosophie positive? Apres avoir fait
quelques remarques indispensables sur la revolution mathematique cartesienne lue par Comte, on pourra etudier Ie statut du cogito dans les rares
passages qui Ie decrivent, d'ailleurs en termes indirects. On verra que
Comte fait du cogito une sorte de Janus : l'un des visages, profondement
associe a la positivite est celui de la subjectivite de la science. L'autre
visage serait, outre l'analyse interieure, la raison egoiste et l'individualisme, ce que precisement recuse Ie positivisme. Le « je pense » serait
bien I'affirmation de ces deux elements, en ce qu'il combine la fonction
d'un sujet - et semble placer l'interet objectif sous la capacite subjective
- avec une individualite qui meprise Ie jugement d'autrui et ne fait
confiance qu'a sa propre raison.
D'ou l'hypothese suivante, qui reglera la lecture proposee aujourd'hui :
la philosophie de Descartes est positive fondamentalement en ce qu'elle
modifie Ie rapport de l'homme a la science. II ne s'agit done pas tant d'un
corps particulier de doctrine, comme une metaphysique ou une theorie de
la connaissance, exterieur a la science, qu'une saisie philosophique de la
science en general, et bientot d'une logique. Cette hypothese me semble
devoir etre etayee par l'ensernble des textes de Comte sur Descartes, en
particulier ceux que l'on peut lire dans la Synthese subjective, ou il est
4. Cf. pour une comparaison precise, CPP 6, p. 242-243.
F. DE BUZON : A. COMfE, LE COGI1V EI LA MODERNrrE
63
notamment question de geometric subjective, et plus generalement par la
reprise, des Ie COUTS, d'un projet analogue a celui de la mathesis universalis. Une seconde hypothese s'ajoute ainsi a la premiere: Comte aurait
repris une fondation subjective de la science qui ne s'appuie pas essentiellement sur Ie cogito, celIe des Regulae. Ce qui revient a recuser dans
l'heritage cartesien les Meditations et les Principia, en ne conservant que
Ie Discours de la methode et les Essais, et, au-dela, les Regulae.
Naturellement, il ne s'agit pas pour nous de comparer scolairement
deux philosophies que tant de themes opposent, mais bien plutot
d'apprecier l'evolution de I'image de Descartes dans Ie positivisme
comtien, notamment au moment ou il parait virer au subjectivisme. Les
points suivants vont ainsi etre examines successivement : en premier lieu,
on verra comment Comte decrit Descartes dans Ie COUTS, ou la mathematique universelle apparait sans que soit explicitement en question la subjectivite, Ensuite, I'emergence de la subjectivite, a partir du Discours sur
l'espritpositiJ, sera mise en relation avec Descartes. Enfin, on verra comment l'interpretation comtienne du cogito resume la contradiction de
I'image de Descartes dans l'ensemble de la philosophie positiviste.
Contradiction qui est sans doute celIe de toute figure de precurseur,
1. -
LA
rosmvrrs
SEWN LE
DE LA MAlHEMATIQUE CARTESIENNE
Cours de philosophie positive
A. Les « conceptions de Descartes ».
Des la I re lecon, l'epoque de Descartes est concue comme Ie moment
d'emergence de la philosophie positive. Le lieu privilegie d'exercice des
conceptions de Descartes est la mathematique, et plus specialement la
geometric. On remarquera initialement que Comte, dans la 3· lecon, fait
jouer Descartes contre Kant a propos de la conception generale de la
mathematique et de son application a la science en general. En effet, on
peut considerer que Kant, distinguant les categories de la quantite et de
la qualite, restreint au premier de ces champs l'application possible de la
mathematique, bornee a l'etude des grandeurs extensives.
« Le developpement meme de cette science a montre positivement depuis
longtemps le peu de realite de cette superficielle distinction metaphysique,
Car la conception fondamentale de Descartes, sur la relation du concret a
l'abstrait en mathematiques, a preuve que toutes les idees de qualite etaient
reductibles a des idees de quantite, Cette conception, etablie d'abord par son
immortel auteur, pour les phenomenes geometriques seulement, a ete
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REVUE DE SYN1HESE : IV" S. N" I, JANVIER-MARS 1991
ensuite effectivement etendue par ses successeurs aux phenomenes mecaniques; et elle vient de l'etre de nos jours aux phenomenes thermologiques.
En resultat de cette generalisation graduelle, il n'y a pas maintenant de geometres qui ne la considerent, dans un sens purement theorique, comme pouvant s'appliquer Ii toutes nos idees reelles quelconques, en sorte que tout
phenomene soit logiquement susceptible d'etre represente par une equation,
aussi bien qu'une courbe ou un mouvement, saufla difficulte de la trouver, et
celie de la resoudre, qui peuvent etre et sont souvent superieures aux plus
grandes forces de l' esprit humain » 5.
Comme on peut en juger ici, Kant represente une retrogradation metaphysique par rapport a la positivite de Descartes, et plus generalement de
la science qui lui succede, et dont les methodes tendent a poser que, logiquement tout au moins, tout phenomene peut etre mis en equation. Non
pas que cela soit realisable en tout, car le degre de complexite des phenomenes organiques et sociaux exclut que les lois mathematiques soient
trouvables, et plus encore qu'elles soient solubles. Mais la generalisation
de la mathematique est concevable. Des a present, l'on voit ce qui fait
passer Descartes du simple domaine scientifique au domaine philosophique : c'est que sa Geometric est en germe l'application totale du
nombre a l'ensemble de la science. La revolution cartesienne est en premier lieu caracterisee par la mathematisation, id est la quantification ou la
mensuration logiquement possible de l'univers.
En second lieu, a l'interieur de la geometric, Descartes permet de distinguer entre les Anciens et les Modernes. Apres avoir montre que ce
n'est pas le seul emploi du calcul algebrique qui definit l'originalite de la
contribution cartesienne (puisqu'il y a de la geometric ancienne qui utilise le calcul, et de la geometric moderne qui ne le fait pas), la we lecon
determine l'horizon de toute geometric possible par la connaissance des
proprietes de chaque forme imaginable 6 et estime que la revolution cartesienne tient dans l'ordre des questions de geometrie : alors que les
Anciens etudiaient la geometric corps particulier par corps particulier (Ie
cercle, l'ellipse, etc.), les Modernes, apres Descartes, classent les questions par phenomenes (tangence, courbure, etc.). Dans la mesure 011 les
phenomenes sont toujours communs a plusieurs corps, l'avantage est
evident; on a, dans le domaine abstrait, une plus grande solidarite de la
doctrine, une economie et une plus grande exhaustivite, et dans le
domaine concret une plus grande applicabilite, non accidentelle, aux
objets exterieurs. Ce point de vue reprendrait, pour une part, ce qu'ela5. CPP, p. 77-78.
6. CPP, p. 167.
F. DE BUZON : A. COMIE, LE COGlTO ET LA MODERNrrE
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bore Descartes dans la classification des courbes du second livre de la
Geometrie.
L'idee mere de Descartes est celIe de la geometric generale, et non plus
speciale. Cette idee est genetiquement expliquee par son probleme dans
la 12e lecon. On sait deja qu'il s'agit de substituer des considerations de
quantite a celles de qualite. Comment? En classant toutes les idees possibles en geometric sous trois categories, celles de grandeur, de forme et
de position. A la premiere, la grandeur, s'applique tout naturellement la
categorie de nombre. Tandis que la seconde, celIe de forme, peut etre
reduite a la position (la forme d'un corps etant toujours le resultat de la
position respective des points qui Ie composent). Le probleme revient
done a exprimer la position en terme de grandeur. C'est precisement ce
que Descartes fait a l'aide de la notion de coordonnees. Cette idee est
l'idee preliminaire de Descartes 7; elle n'est que le developpement « d'un
precede elementaire qu'on peut regarder comme naturel a l'esprit
humain »8, present spontanement dans toutes les intelligences.
On peut rapprocher ce precede, dans sa nature et dans ses effets, au
theme cartesien de la lumiere naturelle et du bon sens, associe a la theorie
des idees innees et des natures simples. En observant au passage l'aspect
fondamentalement subjectif du precede, bien que cette subjectivite ne
soit pas encore nommee comme telle par Comte, ni assumee metaphysiquement dans les textes cartesiens correspondants (Regulae, Geometrie) par la figure d'un « je pense ». Subjectivite qui ne tient pas a
l'emploi du mot sujet dans la 3e lecon, mais a l'usage de la notion d'idee,
et au probleme de la reference. Pour montrer que la geometric se reduit a
une arithmetique, il suffit de montrer que les idees geometriques se
reduisent a des idees de grandeur. Ce terme, idee, revient une bonne
dizaine de fois sous la plume de Comte pour designer l'articulation des
sciences dans l'operation cartesienne". Remarquons aussi la presence du
meme terme dans Ie premier texte cite de la 3e lecon, ou la mise en equation possible de toute « idee reelle » quelconque etait l'acquis de la revolution cartesienne. Si l'ensemble de la science peut se reduire logiquement par integration successive a une arithmetique, c'est bien parce que
les elements de connaissance, les idees, peuvent se ramener aux termes
les plus simples et les plus universels, les nombres. Ainsi, l'ambition de
toute science est de mesurer, autant que la complexite du phenomene
considere le permet. Mais meme s'il n'est pas actuellement mesure, meme
si l'on ne peut resoudre ou meme trouver les equations, l'ensemble du
7. CPP, p. 186.
8. CPP, p. 185.
9. Sans, bien au contraire, que soit repris l'inneisme cartesien,
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REVUE DE SYNIHESE : IV'S. N" I, JANVIER-MARS 1991
connaissable est mesurable. Et tout cela tient a la nature des elements de
la connaissance. Quant au probleme de la reference, il est juge constitutif
de l'esprit humain, qui ne peut indiquer la position d'un objet qu'on ne
voit pas que, directement ou indirectement, par reference a un objet
connu. La subjectivite de toute connaissance est manifeste egalement de
ce point de vue. Ce theme n'est pas specifiquement cartesien, mais les
coordonnees geometriques en sont l'expression la plus rationnelle : il y a
done la systematisation du spontane,
Ainsi, par-dela Ie probleme technique de la Geometrie, Descartes
apparait comme philosophe positif parce qu'il permet une mathematique
universelle.
« ... il est indispensable de reconnaitre avant tout, pour se faire une juste idee
de la veritable nature des mathematiques, que, sous le point de vue purement
logique, cette science est, par elle-meme, necessairement et rigoureusement
universelle » 10.
II est difficile de ne pas voir la une reprise de la mathesis universalis de
la seconde partie de la Regula rv", d'autant plus que comme chez Descartes, la genese de cette mathesis s'effectue par application et variation
objectives des dispositions innees ou spontanees d'un sujet connaissant.
B. Les limitations du cartesianisme, ou le retour de la metaphysique.
L'installation de Descartes dans la positivite n'est cependant ni definitive ni complete. Sans cela, y eut-il eu une place pour Comte? Plus on
avance dans le Cours de philosophie positive, plus la part negative de la
pensee cartesienne se montre clairement. Ce qui n'a rien d'etonnant si
l'on songe a l'ordre encyclopedique et a la hierarehie des sciences. Descartes represente sans doute un maximum de positivite, mais reste sous
d'autres rapports prisonnier des conceptions anciennes. La contradiction
apparait avec le plus de nettete dans Ie debut de la 33" lecon, consacree a
l'optique, mais commencant sur un probleme plus general. Descartes est
juge positif en ce qui regarde le sujet special de ses travaux (c'est-a-dire,
ici, l'etude des phenomenes inorganiques et des phenomenes purement
physiques de l'animalite). Encore que, comme on va Ie voir bientot, cette
positivite n'aille pas sans nuances. En revanche, l'etude de l'homme
moral, telle que Descartes la pratique, nous ramene a la theologie et a la
metaphysique. II y a done en Descartes, pour Comte, deux philosophes :
l'un qui se libere de l'esprit de ses contemporains, semblable en cela au
mouvement general de la philosophie naturelle, et l'autre, en analogie
10. CPP, 3' lecon, p. 77.
II. AT, X, p. 375 sqq.
F. DE BUZON : A. COMfE, LE COGITO ET LA MODERNrrE
67
avec la situation de la philosophie morale et sociale, qui demeure metaphysicien et theologien, restant « involontairement attire par son
siecle »12. Ce sont, dans la lecture de Comte, deux attitudes bien distinctes, ce que prouve la qualification de « radicale inconsequence» qui
definit la personnalite philosophique cartesienne, Cependant, meme
l'attitude positive a quelque chose qui ressortit encore du metaphysique,
Ie fait que I'intervention de Descartes dans l'histoire de la physique et de
la biologie soit jugee « essentiellement transitoire », La 56"lecon permet
de lever la difficulte, et d'apprecier ainsi la positivite de Descartes d'une
maniere plus satisfaisante. La revolution mathematique cartesienne est
indubitable ~t fondatrice de la mathematique positive; mais c'est en definitive la seule science dans laquelle I'intervention cartesienne soit reellement definitive.
Dans la cosmologie, Descartes s'est illustre, comme on le sait, par la
theorie des tourbillons. Comte est extremement indulgent Ii I'egard des
tourbillons, contre le newtonianisme ambiant qu'il juge exagere, II pense
en effet que Descartes n'y croyait pas, ou du moins ne se faisait « aucune
grave illusion» 13 sur la perennite d'une telle hypothese, destinee Ii marquer d'une pierre d'attente l'edifice de la science positive en construction.
Meme chose pour les animaux-machines, qualifies d' « etrange hypothese» 14, alors meme que la physiologie de Descartes apparaissait
comme rentrant dans l'esprit positif. Comme Comte le remarque, il y a
une sorte d'etat intermediaire entre le regime metaphysique et le regime
positif, celui OU les entites qui caracterisent Ie regime positif sont posees
de maniere hypothetique et non plus absolues, et montrent, par leur
nature meme, ou devra intervenir Ie positif. Descartes est done strictement positif dans la geometrie, metaphysique en physique et biologie,
mais dans une metaphysique qui se donne clairement Ii interpreter
comme attente du positif. Enfin, il est franchement metaphysique, voire
theologique en ce qui touche I'homme moral et politique. Le Discours de
fa methode est interprete comme une eeuvre positive sans le savoir, Ii la
difference de la Geometrie. Dans Ie Discours, Descartes retrace l'histoire
de son esprit et, Ii son insu, s'ecrit l'histoire de la raison humaine IS : cette
analogie, qui apres tout n'a rien d'etonnant, contient aussi, comme on le
verra plus nettement apres, la difficulte que le cartesianisme pose au positivisme.
En effet, telle que l'on peut la lire dans le Cours, la philosophie de
Descartes est diverse: une double orientation mene d'un cOte au positi12.
13.
14.
15.
CPP, p. 530.
CPP 6, p. 214.
CPP 6, p. 216.
CPP 6, p. 243.
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REVUE DE SYNIHESI" : IV'S. N" I, JANVIER-MARS 1991
visme par Ia mathematique, tandis que Ie theologique et Ie metaphysique
font de vains efforts pour Iaisser l'etat social et moral au statu quo. II
s'agit done bien d'une double philosophie, assumee par la meme intelligence, tantot en avance sur son temps et tantot subissant son ascendant.
Que se passerait-il si la meme operation philosophique se revelait etre a
l'origine de ce double mouvement?
II. -
LA SUBJECTIvrrE
Alors que la subjectivite est, nous l'avons vu, sous-jacente a l'entreprise
du cours, le theme ne devient reellement explicite que dans le Systeme de
politique positive et, auparavant, dans le Discours sur l'esprit positif. La
distinction entre les points de vue objectif et subjectif est, dit Comte, ce
qui seul permet d'harmoniser nos conceptions et de penser l'unite de la
philosophie. La diversite des objets est telle que toute unification objective de la science est illusoire. II ne reste done que la systematisation subjective. «On ne doit plus concevoir qu'une seule science, la science
humaine, ou plus exactement la science sociale... » 16. Cette decision permet une systematisation au moins equivalente a celIe qu'offrait Dieu dans
le regime theologique et surpasse de beaucoup celIe que permettait la
nature.
L'emergence de Ia distinction est rapportee a Kant dans Ie passage cite,
mais il ne s'agit ici que d'un probleme de terminologie 17. En effet, dans
son histoire reelle, Ia synthese subjective est tres anterieure a sa thematisation kantienne. Elle apparait en fait des Ia mathematique cartesienne et
l'astronomie positive. II n'est done pas etonnant de voir que Descartes,
apres avoir ete Ie fondateur de la positivite, devient celui de la subjectivite,
A. La mathematique subjective.
La Synthese subjective, dont seuIIe premier volume a pam, est une reecriture et bien souvent une autocritique des dix-huit premieres lecons du
Cours de philosophie positive, c'est-a-dire jusqu'a Ia mecanique rationnelle incluse. L'ensemble de ces disciplines mathematiques est assimile a
une logique, dont la definition renovee par rapport au Systeme de politique positive est la suivante : « Le concours normal des sentiments, des
16. DEP, p. 25.
17. Quel que soit, d'ailleurs, Ie resultat d'une etude precise sur l'histoire du couple
conceptuel fondateur de la modernite, qui reste a faire.
F. DE BUZON : A. COMIE, LE COGITO ET LA MODERNrrE
69
images et des signes pour nous inspirer les conceptions qui conviennent a
nos besoins, moraux, intellectuels et physiques» 18. Cette transformation
de la mathematique en logique des signes et des images, munie d'une
telle definition subjective, est concue par Comte comme une regeneration, une discipline, voire une epuration face a l'anarchie mathematique
et a son efTet, le materialisme theorique 19.
On aurait de la difficulte a denombrer les occurrences des expressions
regeneration, renovation ou impulsion cartesiennes, Descartes est, la
encore, Ie precurseur de la mathematique non plus seulement positive,
mais encore subjective. De fait, les passages qui traitent de la mathematique cartesienne sont de bons temoins de l'evolution philosophique de
Comte lui-meme, puisque l'on voit fort bien sur des questions identiques
les nuances nouvelles introduites dans la conceptualisation et le vocabulaire. Je prendrai deux passages, correspondant a des questions que nous
avons deja eu I'occasion d'aborder.
A la fin du chapitre 3, Comte tente d'apprecier la regeneration philosophique, en I'assignant a son debut:
« Alors la l'avenement du positivisme] la regeneration philosophique fit
directement apprecier la renovation scientifique qui l'avait Ie mieux preparee
en instituant I'harmonie systematique entre I'abstrait et Ie concreto Pour
comprendre la liaison normale de ces deux constructions, a travers deux
siecles d'intervalle, il faut regarder la fondation de la geometrie generale
comme Ie debut, spontane mais decisif, de la synthese subjective qui devait
caracteriser Ie positivisme. II importe de reconnaitre que la renovation cartesienne consiste a traiter uniformement tous les cas d'un meme probleme
envers toutes les figures possibles. Cette constitution finale du domaine geometrique a done coordonne par rapport aux sujets une science jusqu'ici
subordonnee aux objets. Elle fit ainsi sortir des plus simples phenomenes Ie
premier type et degre de la regeneration que Ie positivisme devait accomplir
envers toutes les etudes reelles, en faisant systematiquement prevaloir la subjectivite sur l'objectivite, pour substituer Ie relatif a l'absolu » 20.
On aura reconnu ce qui dans le COUTS etait la ligne de partage de
l'ancienne et de la nouvelle geometric, definie du cOte des Anciens par
l'etude corps particulier par corps particulier et, du cOte des Modemes,
par l'etude selon les phenomenes communs. Dans le COUTS de philosophie positive, le phenomene semblait etre plus objectif que subjectif et
18. 55, p. 27; cr. 5PP I, p. 448 pour la premiere version de la definition... inspirer" les
.. conceptions" « caracterise la nature essentiellement subjective des constructions individuelles », et remplace .. devoiler " des" verites ". II y a done progres dans la subjectivite, ou
Ie subjectivisme, entre 1851 (5PP I) et 1856 (55).
19. 55, p. 82-83, p. 95 et passim.
20. 55, p. 265.
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REVUE DE SYN1HESE : IV S. N" I, JANVIER-MARS 1991
se pretait a l'analyse. Desormais, le terme d'analyse, peu auparavant juge
radicalement irrationnel ", a disparu, au profit d'une subjeetivisation synthetique totale du precede. L'elision du terme et de la methode de l'analyse est evidemment opposee a la methode cartesienne du Discours de la
methode ou de la Geometrie, ou l'analyse est bien la methode d'invention
(face ala synthese de pure exposition). Mais, sur un autre plan, Comte se
rapproche de la figure cartesienne du cogito, comme on va Ie voir.
La meme observation vaut pour la description de l'operation initiale de
Descartes, l'invention du systeme des coordonnees. On voit tres clairement dans Ie passage du chapitre IV de la Synthese subjective, correspondant a la 12e lecon du Cours de philosophie positive, la modification que
Comte apporte a son vocabulaire et, au-dela, a sa maniere de penser.
Pour Ie vocabulaire, on notera que dans Ie Cours de philosophie positive,
Ie terme sujet y est pris en un sens aneien (sujet comme support des accidents ou phenomenes). Dans la Synthese subjective, sujet s'oppose a
objet, en ce qui est encore notre sens. Quant a la conceptualisation, naturellement il n'est plus question ni de fonctions ni d'analyse, mais des
equations dont la seule destination est de definir des figures, ce qui permet, conformement en partie a la nouvelle idee de la logique, de relever
les nombres par les figures et de simplifier les figures par les nombres 22.
Comme dans Ie Cours de philosophie positive, la reduction des trois parametres geometriques que sont la grandeur, la forme et la position
s'obtient par Ie systeme des coordonnees, lequel generalise un usage
spontane de ce qui ici est nomme instinct universel, ainsi defini :
« Force d'indiquer une position sans pouvoir la montrer, l'instinct universel
a toujours recours aux determinations numeriques qui resultent de la liaison
du point Ii des termes egalement connus des deux esprits entre lesquels cette
communication s'etablit »23.
On avait note tout a l'heure la subjectivite implieite du precede utilise
dans Ie Cours, quant aux notions d'idees et au probleme de la reference.
lei, ce demier probleme est subjectivise au plus haut degre, La notion
d'idee, certes, disparait, Mais en realite il n'y a plus que cela, dans la
21. SS, p. 169; et p. 198 pour la condamnation solidaire du tenne fonction, usurpation
des geometres, Le comble du vice est naturellement atteint par les fonctions analytiques, ce
qui contraint Comte a une revision quant a l'eeuvre de Lagrange, revision d'autant plus
dechirante que Ie CPP doit en effet beaucoup a la Theone des fonctions analytiques! « Rapproche de rna construction finale, ce debut de la premiere vie doit deja marquer la sournission spontanee de majeunesse a des usages que rna rnaturite va successivement frapper d'une
reprobation systematique dans tout Ie COUTS du present volume» (p. 199-200).
22. SS, p. 332-350.
23. SS, p. 333.
F. DE BUZON : A. COMTE, LE COGfTO ET LA MODERNrrE
71
mesure ou cette logique combine les formes de representation que sont
les signes et les figures, a defaut des sentiments.
Ce qui permet de remarquer que, finalement, l'effet le plus spectaculaire de la subjectivisation du discours comtien est l'abandon de ce que
l'on avait identifie avec la mathesis universalis; non que la science ne soit
plus universelle dans son ambition, mais elle perd ce qui dans la mathesis
est strictement mathematique. On avait vu que toutes nos idees reelles
devaient pouvoir, au moins logiquement, se traduire en equations; desormais, celles-ci ne valent plus, meme en droit, que pour I'etendue et le
mouvement ".
Generalement parlant, on est done passe d'un sujet implicite de tout
discours scientifique, le sujet mathematique, ou la mathematique comme
sujet potentiel de toute representation, a un sujet explicite fonde, en fait,
sur quelque chose qui ressortit du moral, du social, voire des personnes.
C'est dans ce seul contexte que le cogito cartesien devient lisible.
B. Comte et Ie cogito.
Nous avions vu dans le Cours de philosophie positive la coupure entre
un Descartes positif et un Descartes metaphysicien, D'un cote, l'esprit
positif, de l'autre la tendance du siecle : Descartes etait necessairement
inconsequent. A la lumiere de la decouverte du point de vue subjectif, le
probleme est tant soit peu different, parce que Comte ne peut plus negliger l'operation philosophique par laquelle Descartes constitue la nouvelle
fonction de la subjectivite, De sorte que nous ne trouvons de textes explicites sur le cogito que dans le Systeme de politique positive et dans la Synthese subjective. Ces remarques sont exprimees a peu pres dans les
memes termes, mais le passage du Systeme de politique positive est plus
explicite dans sa description du mouvement intellectuel. L'astronomie
nouvelle conduit a une synthese subjective, celle du monde, repoussant
dans le theologique la conception absolue de l'univers 25. Le fait de
l'astronomie nouvelle rend, on le comprend, caduque une synthese objective des connaissances. La situation de Descartes est alors remarquable.
« L'incomparable Descartes n'en construisit le meilleur type [sc. de synthese objective] qu'afin de caracteriser assez ce besoin d'unite subjective,
d'apres l'impossibilite de coordonner objectivement au-dela des notions
inorganiques »26. Cette synthese objective de Descartes est un lieu provi24. SS, p. 177.
25. SPP 3, p. 566; Ie passage est difficile Ii comprendre : « Car Ie mouvement terrestre
deduisait [je souligne] Ie theologisme, et par suite I'ontologisme, en inaugurant Ie positivisme, d'apres l'irrevocable substitution de la notion relative de monde Ii la conception absolue de I'univers. » Faut-il lire detruisait ou reduisait'l
26. SPP 3, p. 567.
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REVUE DE SYNlHESE : IV'S. N" 1, JANVIER· MARS 1991
soire, qui permet d'attendre la positivite en eliminant les entites, On voit
done, paradoxe etonnant, que Descartes, fondateur de la subjectivite, est
en meme temps Ie demier auteur d'une synthese objective. Naturellement, Comte pense iei aux Principia. On pourrait y ajouter des oeuvres
moins celebres du xvn" siecle cartesien, et par exemple Ie premier Systeme de philosophie connu, celui de Regis de 1690, en notant les analogies entre les plans des ouvrages d'inspiration cartesienne et comtienne.
De plus, Descartes n'est que malgre lui auteur d'une synthese objective : « Descartes sentit assez la necessite d'une synthese essentiellement
subjective, pour tenter de l'instituer deja, quoiqu'il la rendit illusoire, et
meme retrograde, en la fondant sur l'intuition personnelle » 27. Voila iei
nomme Ie « je pense» cartesien, illusoire et retrograde car supposant
l'analyse interieure et la psychologie, mais en meme temps designant bien
la place essentielle que doit avoir la subjectivite dans la coordination du
savoir. II y a done toujours un Descartes double, mais dont la duplicite
precede du meme acte philosophique, entendu d'une part comme subjectivite humaine et, d'autre part, comme individualite interiorisee. Et il
est tres remarquable de voir que Descartes, a la meme epoque, rend possibles Comte et Maine de Biran.
Plus encore, la Synthese subjective reprend en echo I'intuition individuelle pour en faire Ie symptome de la crise metaphysique : « Une intuition individuelle, OU l'intelligence oubliait a la fois sa subordination au
sentiment et sa destination pour l'activite, fut alors erigee en etat normal
de la raison theorique » 28. Si I'on veut bien admettre, en fonction du passage vu precedemment, que Descartes est ici vise, on comprendra que
I'instauration rationnelle de la subjectivite et du positivisme est un acte
intrinsequement contradictoire, puisque la raison est bien obligee de
s'isoler un temps, de devenir done individuelle, face aux tendances de son
siecle, tandis que la positivite demande au contraire que la subjectivite ne
soit precisement pas individuelle.
Frederic DE BUZON,
Universite de Picardie-Amiens.
27. 55, p. 567.
28. 55, p. 31.
F. DE BUZON : A. COMfE, LE COGrrO ET LA MODERNrrE
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NOTE BmUOGRAPIDQUE
AT
CEuvres de Descartes, ed. par Charles ADAM et Paul TANNERY, reed.,
Paris, Vrin, 1974 et suivantes, 11 vols.
CPP
Cours de philosophie positive. Lorsque I'on donne Ie seul numero de
page, il renvoie a l'edition, presentee et annotee par Michel SERRES,
Francois DAGOGNET et Allal SINACEUR, des lecons I a 45, Paris, Hermann, 1975, sous Ie titre Philosophie premiere. Pour les lecons suivantes,
un numero de volume precede celui de la page, dans la cinquieme edition, identique a la premiere, Paris, 1893.
DEP
Discours sur l'esprit positif, Paris, 1844, repris, avec une autre pagination, dans Ie Traite philosophique d'astronomie populaire, Paris, Fayard,
1985.
SPP = Systeme de politique positive, Paris, 1851-1854,4 vols.
SS = Synthese subjective, ou systeme universel des conceptions propres a l'etat
normal de l'humanite, Paris, 1856, reimpr, Bruxelles, Culture et civilisation, 1969, I vol.