L’égologie de Kierkegaard et la phénoménologie
La figure kierkegaardienne dans la quête d’une radicalité phénoménologique
Il est tout à fait remarquable que la phénoménologie ait fait si volontiers appel à un
penseur comme Kierkegaard, dont la tonalité de l’œuvre est a priori si différente de
son projet.
Il y a dans la pensée de Kierkegaard quelque chose qui sans aucun doute fascine la
phénoménologie, la motive, l’inspire, en particulier dans le souci de radicalité qui la
traverse au cours du XXe siècle, la menant toujours plus loin sur le chemin de la
réduction en quête des structures ultimes de la phénoménalisation, ou tout aussi bien,
des limites de la phénoménalisation..
Je voudrais ici défendre l’idée que l’égologie kierkegaardienne présentée dans La
maladie mortelle expose la question de la singularité du je avec une forme de
radicalité que la phénoménologie ne peut par définition rejoindre ; du je qui est autre
chose que le sujet, que le Dasein, que l’adonné.
La question du statut de la singularité a pu en effet être présentée comme celle de la
phénoménologie elle-même autant que comme celle de ses limites. La singularité
peut-elle être en tant que telle capturée par la phénoménologie ? Pari de M. Henry ou,
d’une toute autre façon, de Jean-Luc Marion. Déjoue-t-elle au contraire le mode
d’appréhension phénoménologique tout en insistant de façon à la fois inassignable et
irréductible à ses limites ? Est-elle une structure phénoménologique, ou une structure
que la phénoménologie dégage en creux, qui traverse et hante son parcours, mais ne
peut par principe l’appréhender comme telle ? N’est-elle pas la limite qui entame et
compromet la radicalité phénoménologique dans son principe ? Ce qui ne peut se
poser que formellement, qui n’est par principe exprimable en aucune structure
positive de quelque nature que ce soit, fatalement contaminée d’imagination. Ce que
Lacan, ou encore Badiou, semblent de leur côté avancer.
L’intéressant est que tous ces auteurs en appellent à un moment où à un autre à
Kierkegaard – à des moments d’ailleurs différents de l’œuvre kierkegaardienne, que
tous semblent lui reconnaître une compréhension privilégiée de cette question, sans
toutefois s’arrêter à son élaboration propre.
I. De l’absoluité à l’absolution du je
1. L’esprit singulier
La pensée de Kierkegaard, et sans doute un pan majeur sinon écrasant de la
philosophie des XIXe, XXe et XXIe siècles, se comprennent d’abord dans leur
positionnement à l’égard de Hegel et du projet hégélien.
La problématique de l’idéalisme allemand qui culmine dans la pensée de Hegel
revient à poser, formellement, la structure générale de la philosophie. La pensée se
comprend à partir de ce qui la fait pensée. Plus rien ne doit être incompréhensible
pour la pensée. Tout contenu de pensée s’explicite de lui-même et la pensée ne se
perd plus dans ses catégories. Avec Hegel, l’esprit n’abdique plus devant le sens mais
s’y comprend. Il comprend le contenu de son activité parce qu’il y reconnaît son
travail, qu’il s’y reconnaît. Je peux tout penser parce qu’aucune intelligibilité ne
résiste plus à l’esprit, qui ne s’aliène plus dans la transcendance des idées et des
formes, mais anime celles-ci de l’intérieur. L’esprit absolu hégélien est acte, acte de
se comprendre dans ce qu’il rencontre – de se comprendre, donc de se réaliser.
La liberté ne désigne pas autre chose alors que cet état, où l’esprit reconnaissant son
œuvre dans tout ce qu’il appréhende dans l’intelligibilité, se sait déterminé par rien
qu’il ne possède en lui-même, ainsi libre absolument de sa propre activité. Hegel rend
la pensée à elle-même, en faisant de la négativité qui lui interdit de se perdre dans
quelque sens que ce soit s’il n’y retrouve pas aussi son propre acte de position, sa
liberté absolue. La singularité du sujet devient la liberté absolue de l’esprit quand à
lui-même.
2) Opacité du singulier
Mais le dehors que la pensée croit avoir apprivoisé fait retour dans la philosophie
postérieure à Hegel. Il fait retour au sein même de l’absolu, au sein même de la
liberté, au creux de la singularité. C’est là-même où Hegel loge la liberté de l’esprit
que survient la question d’une opacité réelle, d’un poids, d’une pesée.
La forme métaphysique de la singularité est ainsi approfondie par Schelling. La
pensée rejoue la création, rejoue l’impulsion originelle et gratuite par laquelle le fond
obscur sort de lui-même. L’ouverture de la raison est extase, écho du mouvement
originel d’abandon et de libération du fond sans fond qu’est l’acte de création. Ainsi,
chez Schelling, la liberté se radicalise : le fond se fait sans fond, le Grund devient
Ungrund. En son cœur, la pensée rencontre le noyau d’une antécédence absolue, celle
du geste de l’absolu sortant de soi-même, laquelle s’avère « imprépensable ». Au fond
de la pensée insiste la facticité d’un « que », d’un « dass », d’une impulsion originelle
que la raison ne peut pénétrer et qui en ouvre le champ ; la raison est amenée à son
extase dans le geste sans fond du surgissement. Dès lors, la singularité s’approfondit :
la singularité métaphysique s’opacifie en Dieu, creuse un abime au sein de
l’expérience. La pensée, revenant sur elle-même, rencontre avec sa liberté son extase
et son dessaisissement.
Kierkegaard décrit lui aussi une singularité opaque, plus opaque encore que la
singularité schellingienne car « tombée de la main de Dieu », incapable donc de
s’ouvrir à l’impulsion de son origine par aucune extase, vouée pour retrouver la
puissance qui l’a posée, à un plus long itinéraire. Abraham est appelé, convoqué lui,
ici et maintenant, par un Dieu insondable dont il ne peut donner la mesure, auquel il
peut seulement répondre, par l’obéissance ou le refus. Dieu commande ; à Abraham,
il n’est pas demandé de comprendre dialectiquement ou spéculativement l’adresse,
mais d’y répondre.
Insondable comme le sujet kantien plutôt que comme le sujet hégélien, le moi
kierkegaardien l’est cependant dans sa pleine concrétion : non comme forme
transcendantale insaisissable, mais comme ce rapport-ci indéfectiblement noué par un
Dieu qui l’a laissé tomber de sa main. Coupé de son origine, toujours déjà lié – lui,
celui-ci – coupé non seulement de sa genèse mais même de la pensée de sa genèse – il
est né, tombé à lui-même et en lui-même.
3) Le je est un rapport
On rappellera ainsi ce passage célèbre, qui ouvre La maladie mortelle, qui est à la fois
d’une grande densité et d’une grande profondeur. Kierkegaard écrit :
« Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit, il est
dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le moi n’est pas le
rapport, mais le retour sur lui-même du rapport.1 »
De prime abord, Kierkegaard semble ici pointer ce qui fait, depuis Descartes, le
problème de la subjectivité – ce qu’on tentera de comprendre au XXe siècle par le
concept de l’auto-affection. Je ne fais pas que penser : je sais que je pense. Je ne fais
pas que ressentir : je sais que je ressens, je sais que je suis actuellement en train de
ressentir. Je ne fais pas que voir : je sais que je vois.
Cette optique cartésienne, dont la postérité est aussi immense que la critique qu’elle
suscite 2 n’épuise cependant pas la formule de Kierkegaard. La différence capitale
réside dans la façon dont le thème du rapport est appréhendé. Si Kierkegaard est loin
d’être ignorant de la pensée cartésienne (et kantienne), c’est le je comme tel qu’il vise
ici, le je et non la structure générale de l’ego, fut-elle autoréflexive. Il s’agit pour
Kierkegaard de poser l’irréductible contradiction qu’est le jei, et non d’exhiber une
structure montrant comment celui-ci fonctionne.
Le est je un fait primitif dont il faut partir comme un donné, comme quelque chose
qu’il n’y a aucun sens de génétiser ou de structuraliser. Il faut refuser toute
explication au fait d’exister en tant que je, même les explications en terme de
structures. La facticité réside dans le fait du je lui-même : le rapport est la facticité
ultime. Il suffit à ce sujet d’examiner l’ordre dans lequel Kierkegaard agence ses
catégories : qu’est-ce que l’homme, écrit-il en effet ? L’homme est esprit. Qu’est-ce
que l’esprit ? C’est le moi3. Le chemin ici est opposé à celui que prend spontanément
d’ordinaire la philosophie, de l’existence intramondaine à la vie facticielle, de la vie
facticielle au Dasein, etc., quelle que soit la complexité spéculative de son
1
S. Kierkegaard, Traité du désespoir, Paris, Gallimard,1988, p. 57.
V. Descombes, Complément de sujet, Paris, Gallimard, 2004.
3
Je remercie A. Cugno de m’avoir rendu attentif à ce point.
2
mouvement. Kierkegaard assume le questionnement kantien qui évide le je pour n’en
laisser que la forme transcendantale, mais plutôt que de chercher par la suite à
réincarner et redensifier cette forme, il assimile d’emblée sa formalité à celui que le je
est. Kierkegaard ne veut pas comprendre ce qu’est le je mais montrer en lui le noyau
ultime à la lumière duquel rendre compte de l’esprit.
II. Le concept d’ipseité
La phénoménologie essaye de son côté de rendre compte de ce que veut dire être je,
de ce qui fait que je suis moi, de ce en quoi cela a un sens de le dire ; ce qui la conduit
souvent à abandonner la catégorie du je qu’elle dérive d’une structure plus profonde
articulant l’ipséité de l’existence à sa facticité, voire, génétisant cette structure en en
faisant émerger les pôles à partir d’une structure originelle et archaïque.
1) Heidegger : avoir à l’être
On peut d’abord revenir brièvement sur les analyses bien connues de Heidegger pour
bien insister sur ce qu’elles ne peuvent pas prendre en charge de l’égologie
kierkegaardienne. Il s’agit chez Heidegger de déterminer à quelle structure appartient
l’être soi – cela, non pas dans l’horizon d’une élucidation de celui-ci, mais dans celui
d’une élucidation du sens de l’être et de la façon dont sa mise en jeu mobilise le mode
d’être du Dasein.
À l’ego transcendantal de Husserl, Heidegger reproche d’être « posé » sans que soit
expliquée dans cette position l’inhérence de l’être soi et du rapport à soi, sans donc
que l’identité ne soit clairement enracinée dans l’ipséité dont le sens doit être
explicité. Husserl, dit Heidegger, concède que l’ego est pôle de rayonnement, un pôle
d’auto-centrement, mais de telle sorte que la forme même de cette unité et de cette
unicité est seulement posée au lieu d’être explicitée et déduite.
Le Dasein est au contraire décrit comme cet étant dont l’essence est d’être un là. Ou
plus justement, dont l’essence est de donner lieu au lieu, mais tout autant d’être là,
c’est-à-dire d’être un ici dans le système des ici qu’ouvre le lieu. Le Dasein est
chaque fois « le là » et « son là », qui n’est que contingentement le sien, qui n’est pour
lui qu’un possible dans lequel il est facticement chu.
Mais la singularité ne s’atteste, négativement, qu’à même mon possible le plus
propre : la mort. Je suis appelé à mon être absolument singulier, à mon ipséité, en tant
que je peux mourir. Tout ce qui m’arrive, m’arrive à moi comme pouvant arriver à un
autre, mais ma mort, non ; elle me ramène à être celui-là. Je ne suis moi qu’en tant
que je peux mourir. C’est dans ce rapport, intrinsèque, à mon possible « n’être pas »
que je suis moi. Ce possible, ajoute Heidegger, est surplombant ; il habite la structure
même de l’être temporal du Dasein. Exister pour le Dasein, c’est s’abandonner au
temps, c’est se laisser aller au temps. Or, le Dasein n’est rien, n’est rien qui se
soutienne de lui-même, n’est rien hors du possible qu’il est chaque fois factuellement.
En existant, en s’abandonnant, le Dasein s’abandonne au néant, sans savoir s’il y
retrouvera l’être. Dans cet interstice, il ne cesse d’être confronté à ce possible
d’absence de tout possible qu’est la mort.
Si nous pouvons comprendre par-là la façon dont le soi est en charge de sa propre
singularité, nous sommes plus gênés pour y trouver vraiment élucidée la singularité
du fait unique que je suis moi-même. L’horizon de Heidegger est bien plus
Schellingien que Kierkegaardien, et l’articulation que décrit Heidegger est celui de la
totalité au sein de l’ipséité, non de l’individu, que Heidegger rejette, de même qu’il
rejette la catégorie de l’action comme ontique. Chez Heidegger, l’articulation de
« cette fois » et d’ « une fois pour toute » désigne l’articulation du Dasein et du
monde comme totalité. Kierkegaard de son côté vise avec la décision l’événement
singulier de la foi et non l’événement originaire.
Il faut bien insister sur ce qu’en niant le moi, le Dasein occulte. Être moi, c’est une
coïncidence : moi, un parmi d’autres, je suis celui-là. En cherchant à fonder
phénoménologiquement cette coappartenance du particulier et de la singularité dans la
forme ipséïque, on risque d’introduire l’anonyme au cœur même du singulier, dans le
sens où ce qui devient alors essentiel n’est plus le fait du moi, mais la structure qui le
fait tenir, le rapporte à son auto-appréhension. Le concept d’ipséité en vient à nous
faire oublier la facticité dont il veut rendre compte.
2) L’archi-originaire et la radicalisation de la passivité
La phénoménologie a fait un réel effort pour assumer cette dimension en inscrivant
toujours plus fermement le soi au sein d’une structure impliquant sa passivité absolue,
plus passive même que toute passivité, et défaisant du coup le sens même de la
passivité. La thématique du pré-originaire a en effet été développée par MerleauPonty (qui parle d’originaire éclaté), par Levinas et bien d’autres avec et après lui
(Didier Franck, Jocelyn Benoist, etc.) Il faut concevoir une prise qui ne se laisse plus
appréhender à l’aune de la décision d’être soi, de l’avoir à être. Il faut concevoir une
facticité insurmontable, qui peut être trouvée du côté du corps, de la chair, en tant que
ce en quoi le je se précède absolument lui-même ; une facticité qui n’est plus
expérimentée, car elle est à revers de l’expérience, elle est la forme de l’expérience
même comme exposition où le je est toujours déjà dépassé dans ce qu’il est, ne peut
donner aucun sens au fait d’être ce qu’il est, parce que l’être moi n’est pas autre chose
que cette “dérobade” de toute fondation, pas autre chose que cet “y” être.
C’est peut-être d’ailleurs la structure récurrente au sein de la pensée française de la
seconde partie du XXe siècle : une singularité qui ne peut s’approprier la réalité qui
l’habite – qu’elle soit celle du corps et de l’incarnation, du désir et de la jouissance, de
l’affectivité et de la sensibilité… Kierkegaard ne cesse d’ailleurs de reparaître au sein
de ces gestes successifs de radicalisation, car il s'y agit bien avec eux d'atteindre la
singularité comme telle, au-delà ou en- deçà du sujet, de l'ego, de l'ipséité.
Avec le tournant de Heidegger, avec Levinas, avec la déconstruction émerge ainsi un
nouveau motif qui fait d’une certaine façon écho au geste kierkegaardien : celui de la
perte de l’origine. Non plus de l’origine perdue : de l’origine comme perte, de
l’absence d’origine qui ouvre la question de l’origine. Suivant ce motif, la
phénoménologie se dessaisit. Elle entérine l’effacement de la passivité même. La
singularité ne peut plus être donnée ; elle n’est pas la subjectivité de l’expérience,
mais le creux qui l’appelle.
Lointain écho ainsi, le singulier selon Jean-Luc Nancy4. Le je y est un nom de cette
altération originelle de la présence. Il ne sort pas de lui-même pour se jauger de
l’extérieur : il est moi singulier en passant en lui-même, en s’échangeant en lui-même,
s’étant en se disloquant, se difractant. Le singulier est un absolu en tant qu’il est
pluriel : un absolu, parce qu’il n’y a d’ouverture de l’être que sous la forme de la
singularité, un absolu relatif, car cette ouverture est constitutivement pluriel. Je suis
moi, ici, pouvant être n’importe qui et n’importe où. Je suis n’importe qui, n’importe
quel celui-là, mais je suis celui-là. Substituable en tant qu’insubstituable, en tant que
point d’origine dont la forme ponctuelle implique la pluralité.
3) Michel Henry : ne pas pouvoir ne pas l’être.
D’une certaine façon, la problématique henryenne se déploie elle au plus proche de la
problématique kierkegaardienne. Elle entend prendre la leçon de Kierkegaard,
retourné pour l’occasion contre l’analytique de Heidegger : partir d’un « être moi »
indérivable, compris cependant, là est l’ambiguïté, sous l’horizon de l’auto-affection.
L’énigme originelle, pour Michel Henry, est que quelque chose apparaisse. En
l’apparaître, l’il y a se sait en s’ouvrant comme parution. L’apparaître a une positivité,
il coïncide avec soi. L’immédiateté de l’apparaître ne se laisse effectivement décrire
qu’à partir du moment où on la rapporte à la singularité qui s’éprouve en elle. Il ne
peut y avoir de l’apparaître qu’en ce que cet apparaître se manifeste en un singulier
qui s’auto-affecte en lui. Tout être se rapporte à un apparaître, et tout apparaître n’est
pensable qu’en tant que mode d’auto-affection en qui se révèle la singularité d’un je,
doublure, intériorité de l’être.
Il faut alors développer « (…) la problématique visant à légitimer, à fonder la coappartenance à l’auto-apparaître primordial d’un je co-apparaissant en lui et lié à lui
par quelque raison d’essence.5 ». La singularité qui s'auto-affecte en elle n'est pas une
instance d'arrière-plan mais la modalité même de la manifestation.
4
5
J.-L. Nancy, Être singulier-pluriel, Paris, Galilée, 1996.
M. Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 94.
C’est bien une phénoménologie que M. Henry développe : il ne s’agit pas seulement
de souligner et de montrer l’irréductibilité du soi, mais de la décrire, de décrire en
quoi elle réside. Cette auto-affection n’a de sens que comme affectivité. Ainsi, « (…)
ce qui se sent sans que ce soit par l'intermédiaire d'un sens est dans son essence
affectivité 6 ». Le sentiment sert de paradigme pour décrire toute phénoménalité
possible, parce qu’il n’est pas possible de penser un sentiment qui ne soit pas éprouvé
par quelqu’un qui s’y affecte. J’aime, cela veut dire, je suis aimant. L’amour n’est pas
une affection que je puisse concevoir à distance de moi-même, que je reçois sous la
médiation d’un horizon qui en circonscrit la teneur. Ce n’est pas non plus un état dans
lequel je me sais être. J’existe en tant que je m’éprouve en ma propre singularité à
même le sentiment 7 ; en lui je me sens, je m’y sens en tant que j’éprouve cette
existence comme la mienne. L’affectivité est ainsi
« (…) une révélation immanente qui est une présence à soi-même (…),
une expérience interne entendue au sens d’une révélation originaire qui
s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale, existe par elle-même,
sans aucun contexte, sans le support d’aucun être extérieur et « réel ». 8»
Pour Henry, lorsque j’ai mal, malgré tout, je sais aussi que j’ai mal ; je le sais
précisément parce que la douleur se sait, parce qu’en tant que douleur elle se
souligne, se redouble. Il y a une profondeur spécifique de la douleur – comme il y a
une profondeur spécifique de chaque sentiment qui est toujours aussi sentiment de luimême, donc, redoublement spécifique de ce qu’il manifeste.
Mais la douleur joue un rôle insigne, qui invite Henry à la confrontation avec
Kierkegaard. La douleur met en évidence le double mouvement du soi, qui ne peut
cesser d’être soi ; elle est son propre redoublement, car souffrant, je ne peux cesser de
souffrir, je souffre de cette inscription dans la souffrance qui se repousse et se
redouble en se repoussant. Le moi souffrant est l’explicitation phénoménologique du
moi désespéré de Kierkegaard. Dans l’impossibilité de rompre cette relation réside le
6
M. Henry, L'essence de la manifestation, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, § 52, p. 577.
Même l’absence à soi-même, même l’indifférence la plus pathologique est encore une façon de se
sentir – précisément, de souffrir l’impossibilité de saisir dans notre être-au-monde la réalité absolue de
l’affectivité, l’impossibilité que coïncident le dedans et le dehors.
8
M. Henry, L’essence de la manifestation, op.cit., p. 53.
7
désespoir. Il est impossible de désespérer, sans avoir conscience d’avoir un moi. Le
désespoir se rapporte au moi existentiellement en tant que celui-ci ontologiquement
lié à lui-même dans sa passivité originelle à l’égard de soi, dans la relation à soi qui le
constitue, refuse cette passivité, décide de rompre cette relation :
« La passivité ontologique originelle de l’être à l’égard de soi dans son
unité immanente avec soi est la condition une et universelle du désespoir,
la structure où il s’enracine en tant qu’il prend naissance en elle, dans la
souffrance du souffrir, en tant qu’il trouve en elle la condition de ce qu’il
est, une tonalité, plus généralement encore une expérience, en tant que, lié
et livré à lui-même sur le fond en lui de cette structure et formant le projet
de rompre ce lien, de se défaire de soi, il ne peut le faire et se heurte à une
contradiction insurmontable, en tant que cette contradiction est sa torture,
porte sa souffrance à son paroxysme, met le feu en lui, dans le moi, à
quelque chose d’indestructible et qui brûle éternellement.9 »
De la sorte :
« Le moi (…) est la relation à soi en tant qu’il n’a pas posé lui-même cette
relation, qu’il ne s’est pas posé lui-même, il est l’auto-affection comme
trouvant son essence dans la passivité ontologique originelle de l’être à
l’égard de soi, passivité qui est précisément l’ipséité comme telle.10 »
On peut cependant noter qu’ici s’opère un glissement assumé du désespoir à la
souffrance. Le désespoir, c’est encore pour Henry la souffrance. C’est encore, à un
niveau approfondi, sur le terrain du « se sentir » qu’est posée la problématique du
moi : la structure du désespoir en lui-même, pensée par Kierkegaard comme structure
spirituelle, est en quelque sorte esquivée. Pourquoi la souffrance est-elle désespoir ?
Voilà ce que demanderait sans doute Kierkegaard, qui précise bien qu’en tant que
telles, souffrances, détresse, maladie misère, tribulations, adversité, tourments ne sont
pas la maladie à la mort qui est le désespoir. Bien sûr, Henry lui aussi entend révéler
9
M. Henry, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 857.
M. Henry, L’essence de la manifestation, op. cit., p. 852.
10
une structure sous-jacente au sein de la souffrance, mais que révèle précisément la
souffrance ? La souffrance peut-elle être comprise comme telle hors du désespoir ?
Hors de cette impossibilité plus fondamentale qui se décline ainsi, mais peut tout
autant se décliner autrement : l’impossibilité de cette synthèse contradictoire qu’est le
moi, qui est impossibilité d’être soi devant Dieu ?
En d’autres termes, le niveau de facticité absolue que dévoile Kierkegaard n’est pas
seulement celui de l’ipséité, car le désespoir est une catégorie de l’esprit. Son horizon
n’est pas la seule facticité phénoménologique qui ancrerait et constituerait la structure
moi, qu’elle soit affective, hylétique, existentiale. La facticité kierkegaardienne est
totalement insondable, c’est-à-dire que ses modalités ne peuvent pas être exhibées.
Elle est un nœud que Dieu a fait, qui ouvre une profondeur qui doit être assumée
comme telle.
III. Aux lisières de la phénoménologie
L’égologie de Kierkegaard constitue ainsi quelque chose comme une effraction par
rapport à la phénoménologie, et peut-être, par rapport à toute philosophie. Ce qui
provoque cette effraction, c’est le fait de la singularité qui cisaille absolument toute
intelligibilité.
1) Le sujet réel et le sujet soustractif.
Pour Lacan11, c’est comme penseur du réel que Kierkegaard doit être lu, c’est-à-dire
ipso facto comme un penseur dont la pensée dénie toute phénoménologie. L’admiration
de Lacan pour Kierkegaard est répétée à de nombreuses reprises, car Kierkegaard fut
pour Lacan le moins philosophe des philosophes, c’est-à-dire le philosophe le moins
dupe des illusions et des pièges de la posture philosophique, le seul aussi que Lacan n’a
jamais explicitement contredit, allant même jusqu’à affirmer que « (…) la vérité, c'est
11
Sur la relation de Lacan à Kierkegaard, cf. R. Adam, Lacan et Kierkegaard, Paris, Presses
Universitaires de France, 2005.
Kierkegaard qui la donne12 », et à qualifier celui-ci de « plus aigu des questionneurs de
l'âme avant Freud.13 »
Sans entrer dans le détail de ce qui, chez Kierkegaard, suscite l’intérêt de Lacan (les
analyses de la séduction, de la répétition, etc.) tirons de cette reconnaissance quelques
conclusions sur le rapport de la pensée kierkegaardienne du je avec la phénoménologie.
Ce que pose ici Lacan, c’est bien que la question du sujet n’a peut-être de sens qu’hors
phénoménologie. La phénoménologie se situerait toute entière du côté de ce que Lacan
appelle l’imaginaire, ou au moins tissu imaginaire/symbolique, et non du côté du réel :
on rappellera que celui-ci est conçu par Lacan au sein d’un espace topologique dont les
dimensions n’ont sens que rapportées les unes aux autres. Le registre de l’imaginaire
désigne par opposition au registre du symbolique ce qui est de l’ordre de la projection
et de l’identification – ce en quoi le je se saisit et ce qu’il croit être -, quand le
symbolique désigne l’apriorité langagière et structurelle de. Le réel est de son côté
introduit par expulsion – comme ce qui ni symboliquement découpé, ni imaginairement
identifié, qui en tant que tel s’avère insaisissable, à proprement parler, impossible.
Le sujet lacanien ne peut être pensé qu’au sein de cette dimensionnalité. Le vice natif de
la phénoménologie est de manquer – de ne pouvoir que manquer – la question du réel,
contrepartie de celle du sujet, en posant sur le terrain de l’expérientiel, donc pour Lacan,
de l’imaginaire, ce qui, est essentiellement inexpérimentable, non parce qu’il relèverait
de l’ordre du mystique, mais parce qu’il n’y aurait aucun sens à le dire expérimentable,
sans toutefois qu’il faille lui dénier une concrétude, celle du corps, de l’incarnation,
mais en assumant que celle-ci s’avère résolument impensable selon aucune catégorie
philosophique donnée. Le sujet serait principiellement ce que la phénoménologie ne
peut pas prendre, parce que la mise en exergue de la dimension d’un sujet ne se fait que
dans la distinction stricte de l’imaginaire et du symbolique, de l’expérientiel et de
l’apriorité langagière. L'orientation vers la phénoménalité détournerait des lieux où la
question du sujet a un sens : la loi, le désir, ce devant quoi en d’autres termes le sujet est
placé où ce qui le traverse, et que Kierkegaard a de son côté parfaitement mis en
exergue.
Dans son séminaire sur l’angoisse, le 21 novembre 1962.
Le Séminaire, tome 11 : Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, ch.5, Paris, Seuil,
1964.
12
13
Cette soustraction du je par rapport à toute phénoménalité est accentuée par la théorie
du sujet élaborée par Alain Badiou, en référence à la pensée lacanienne, tout autant
qu’en dialogue à la conception kierkegaardienne. Le je n’est plus ce qui doit
s’assumer, ni ce qui est lié à soi, mais ce qui se soustrait. Pour Badiou, le sujet est
appelé là où il y a trou. Un sujet est évoqué là où la situation ne laisse pas en ellemême décider – ou s’ouvre le chemin d’une vérité. La discussion qu’Alain Badiou
mène avec Kierkegaard dans Logiques des mondes14 est à la fois exemplaire dans sa
compréhension de la pensée Kierkegaardienne, et problématique dans les
déplacements qu’elle propose.
D’un point de vue kierkegaardien (et sans doute aussi lacanien), cependant, cette
subjectivité soustractive est risquée : malgré tous les efforts de Badiou pour la sauver
du rêve d’Adam, de l’excès d’infini, pour construire la consistance du choix, la
question du « ce devant quoi » ne se laisse pas si facilement dissoudre. Kierkegaard
de son côté n’affirme pas que le moi n’est suscité que dans la décision, mais que sa
vraie profondeur ne se révèle que dans une confrontation tout à fait singulière.
L’incarnation, ajoutons-le, joue un rôle tout aussi fondamental dans la pensée
kierkegaardienne que dans la pensée lacanienne, et la seule formalité soustractive
d’un sujet suscité dans l’alternative ne peut en aucune façon exposer l’étendue du
paradoxe qu’il est15.
Faut-il encore rappeler en effet que pour Kierkegaard, l’impossible qu’est le moi a un
sens spécifique, il est un impossible devant Dieu, Etre devant Dieu m’engage au plus
intime de ma singularité : devant Dieu, c’est moi, absolument, qui suis requis, parce
qu’elle m’engage devant un absolu qui me tient plus profondément que je puisse
jamais espérer me tenir, qui sonde mes reins et mon cœur et qui m’est plus intime que
moi-même. La structure du moi est l’impossible, le désespoir, parce que le moi est
devant Dieu et n’est que devant Dieu. C’est parce qu’il est devant Dieu qu’il est le
moi et qu’il ne peut pas l’être. Mais tout aussi bien, Dieu peut faire que je ne sois plus
désespéré alors que la structure du moi est le désespoir. Dieu peut l’impossible ; le
possible en lui s’outrepasse. Dieu seul reflète la profondeur du moi parce qu’il ne
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A. Badiou, Logiques des Mondes, « Livre VI, Théorie des points », Section 2, Kierkegaard, Paris,
Seuil, 2005.
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On notera cependant que la question de l’incarnation n’est pas rejetée par A. Badiou qui la place au
centre du troisième tome de l’Être et l’Evénement actuellement en cours de rédaction,
mesure celle-ci à rien, pas même à la mort ; je me remets à l’infini et au tout autre,
mais à un infini qui est aussi amour, générosité, prodigalité, puisqu’il m’a posé, et
m’a fait moi en se retirant. Un infini qui m’appelle et m’aime “moi” ; qui peut rendre
à Abraham Isaac qu’il lui a réclamé.
2) Anthropologie phénoménologique : configurations du soi
On achèvera notre parcours en notant que la pensée de Kierkegaard irrigue également
un autre pan de la phénoménologie, qui n’est plus celui de la phénoménologie
hyperbolique, ni celui de l’analytique existentiale, mais qui les convoque pour les
envisager dans leurs concrétions mondaines : il s’agit de l’anthropologie
phénoménologique, dans la lignée de Scheler et de Heidegger, d'Erwin Strauss, de
Von Gebstattel ou de Minkowski.
C’est du côté de Marc Richir qu’on peut alors trouver le plus abouti des projets de cet
ordre. L'anthropologie phénoménologique permet pour cet auteur la construction de
métaphysiques phénoménologiques qui sont autant d'élaborations symboliques de
configurations plus ou moins systématiques. Chacune d'entre elles représente un
certain type de configuration possible dans lequel le champ phénoménologique peut
entrer et à partir duquel il peut fonctionner. Elle veut toucher « ce qui de l'humain
échappe aux ordres symboliques tout en les conditionnant comme leur matrice
transcendantale16 », et de rendre compte des ordres qui se constituent dans ce chaos.
De la sorte, « (…) il ne faut donc considérer ni l'institution/élaboration
heideggérienne de la facticité ni celle de Levinas comme des « invariants eidétiques
de second degré », mais comme des cas de figures singuliers.17 »
Il ne s’agit plus alors de questionner la structure ipséique ou la structure monde, mais
d’envisager différentes modalités de mondanisation et de position subjective,
impliquant chaque fois une élaboration distincte de l’expérience, une prise en vue
spécifique du réel, en d’autres termes, la constitution d’une monade spécifique.
L'anthropologie phénoménologique n'entend plus seulement décrire la légalité d'un
donné ; en prenant pour terrain la totalité de l’expérience, elle ouvre la possibilité
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17
Cité par Joëlle Mesnil, « L'anthropologie phénoménologique de Marc Richir », op.cit.
M. Richir, ibid., p. 126.
d'une remise en question radicale des façons selon lesquelles se noue un rapport au
donné, c'est-à-dire d'une phénoménologie s'exerçant bien au-delà de l'actuel, capable
de remettre en doute les lois et les hiérarchies qui nous paraissent les plus fermement
et les plus indubitablement nécessaires.
Elle permet d'envisager une phénoménologie du rêve, de l'animalité, mais également,
suivant la leçon de Kierkegaard, de sortir résolument de la philosophie en revenant à
cette autre altérité qu'est, au philosophe même, sa propre attitude lorsqu'il quitte sa
chaire. On peut ainsi envisager alors que se dégagent des attitudes existentielles
radicalement incompatibles, inconciliables, par exemple purement indifférentes à la
question de la vérité ou de l'objectivité, ou encore purement animées par une norme
éthique vis-à-vis de laquelle la vérité ontologique elle-même ne compte pas. Tenant
compte des leçons de la pseudonymie kierkegaardienne, de sa pensée des stades, des
nouages existentiels analysés dans La Maladie est la mort, une telle anthropologie
phénoménologique ouvre la possibilité d’un usage fluidifié et plastifié de la
phénoménologie, capable de se mettre à l’épreuve d’une insaisissable extériorité – de
philosopher à même l’épreuve de ce dessaisissement qu’est le non-philosophique.
Conclusion
On conclura bce parcours en insistant sur la pluralité des rôles et des figures que
Kierkegaard a pu jouer pour la phénoménologie. Modèle de fidélité descriptive,
d’attention aux nuances de l’expérience et de l’expérimentable, il a tout autant été
l’aiguillon permanant d’une quête de radicalité. Aiguillon d’autant plus ardent, il faut
l’ajouter, que Kierkegaard s’exprimait depuis une position toute autre, nécessairement
extérieure et étrangère à l’habitus plus classiquement philosophique de la
phénoménologie, à laquelle sa pensée ne pouvait ainsi que résister.
Allié des phénoménologues pour consacrer la phénoménologie, allié des
phénoménologues dans leurs luttes au sein de la phénoménologie, allié des penseurs
de la distance et du soupçon contre la phénoménologie, allié tout aussi bien d’un
Wittgenstein 18 dont la perspective frapperait de nullité l’ensemble de la famille
phénoménologique, Kierkegaard fut peut-être le plus profond penseur du je par cela
même qu’il refusa toujours d’en faire la théorie. En toute rigueur, l’égologie
kierkegaardienne n’existe pas, mais l’assomption kierkegaardienne de l’insondable
radicalité de la question du je appelle et dépasse infiniment tout projet d’égologie.
« Kierkegaard était de loin le penseur le plus profond du siècle dernier », cité par M. O’c Drury,
Personnal recollections, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 102.
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