La légende de la fondation
de Marseille
Didier PRALON
Les récits d'Aristote et de Justin (Trogue-Pompée) sur les
noces de Protis et Gyptis s'inscrivent dans la tradition bien
connue du svayamvara indo-européen. Ces récits apportent
peut-être quelques éléments à notre connaissance des origines (cohabitation Grecs-indigènes ?), mais ils relèvent plutôt du merveilleux.
The stories by Aristotle and Justin (Trogus Pompeius)
about the marriage of Protis and Gyptis fit weil into the wellknown tradition of the Indo-European svayamvara. These
stories may contribute sorne elements to our knowledge of
the origins (Greek and Indigenous population living side by
side ?), but they belong to the realm of fantasy.
Mots-clés: fondation, mariage, mythe, Marseille grecque, époque
archaïque.
Key words : foundation, marriage, myth, Greek Marseilles, archaic era.
dans Marseille grecque et la Gaule
Collection Etudes Massaliètes, 3 (1992), pp. 51-56
52
M
assalia J, fondée par des colons ioniens venus de
Phocée, comptoir commercial actif et prospère, renommé et jalousé, n'a guère légué de monuments prestigieux, tant littéraires que matériels 2. On devait toutefois y
apprécier la littérature puisque l'édition massaliote de
l' Iliade a été prisée et citée par les critiques alexandrins,
puis romains et byzantins. Bien qu'aucun poète de premier
plan n'y soit né, on devait cependant y aimer les belles histoires puisque plusieurs récits idéalisent et poétisent sa fondation. Le plus prestigieux, rapporté par Aristote en grec et
Trogue-Pompée en latin, raconte le mariage merveilleux
d'un jeune aventurier phocéen avec la belle Gyptis. Il a
joui dans la culture locale d'un prestige unique, effaçant les
autres épisodes. Il a fait l'objet de multiples commentaires
historiques, rarement d'analyses littéraires, tant le fragment
d'Aristote et l'abrégé de Justin ont passé pour de médiocres textes. Ils reproduisent toutefois un récit traditionnel qu'il convient d'examiner pour ce qu'il est: un épisode
d'une petite épopée des origines.
Deux témoins transmettent le conte : Aristote (fragment 549 Rose) et Trogue-Pompée (Justin, Abrégé des Hisfoires Philippiques de Trogue-Pompée XLIII, 3) 3. Les
deux versions s'accordent en général, mais elles répondent
à des propos différents, auxquels répondent aussi des différences de détail: Aristote relève les particularités d'une
cité coloniale de peuplement mêlé. Le voconce TroguePompée rapporte les traditions de sa terre natale.
On ne connaît le texte d'Aristote que par une citation
du polygraphe Athénée de aucratis, à la fin du Ile s.
ap. J.-c. Dans le contexte immédiat, les savants réunis au
banquet évoquent les rencontres amoureuses les plus remarquables et rapprochent celle de Zariadre et Odatis de
celle d' Euxène et Petta :
Tà O)lOLOV \.cHOpE'i YEvÉo8ul !CUL 'ApIO'tO'tÉÀ.llÇ Èv 't1l MUOOUÀ.IW'tWV noÀ.l'tEllt ypuq>wv oü'twç . <1>W!CUE'iÇ ol Èv 'lwvllt È)l1tOPllt Xpro)lEVOL Ë!C'tlOUV MuoouÀ.luv. EÜÇEVOÇ oè 6 <1>W!CUEÙÇ Nuv<p 'té? BU<JlÀ.EÎ
('tOû'to D' ~v uiné? OVO)lu) ~v çÉvoç. ob'toç 6 uvoç È7t1'tEÀ.WV YU)lOUç
'tfjç 8uyu'tpàç !cu'tà 'tUXllv 1tUPUYEVO)lEVOV 'tàv EÜÇEVOV 1tUPU!CÉ!CÀ.ll!CEV È1tl 't~v 801vllV. '0 oè YU)lOç ÈYlYVE'to 'tOVOE 'tàv 'tp01tov. "EOEI
)lE'tà 'tà OEl1tVOV EloEÀ.80ûouv 'tl]V 1tu'iou q>IUÀ.llV !CE!CEPUO)lÉvllv eJ>
~OUÀ.OI'tO OOÛVUI 'tWV 1tUpov'twv )lVll0't~PWV . eJ> oè OOll1 'toû'tOV EÎVUl
VU)lq>lov . r, oè 1tUlÇ EloEÀ.80ûou oi8W<JlV d'tE à1tà 'tUXllÇ d'tE !CUL D'
iiÀ.À.llV 'tlvà uhluv 'té? EùçÉv<p . OVO)lU D' ~v 't1\ 1tUlOl mnu . Tou'tou
oè OU)l1tE<Jov'toç !CUl 'tOÛ 1tu'tpàç àÇLOÛV'tOÇ wç !cu'tà 8Eàv YEvo)lÉvllÇ
'tfjç 1)60EWÇ ËXElV uù't~v, ËÀ.u~EV 6 EÜÇEVOÇ YUVUl!CU !CUl ouv<9!CEl )lEm8É)lEVOÇ 'tOUVO)lU 'APIO'tOÇÉvllv . !CUL ËO'tl yÉvoç Èv MuoouÀ.ilt
à1tà 'ti1ç àv8pro1toU )lÉXPI VÛV npW'tlUOUl !CUÀ.OU)lEVOV. npW'tlç yàp
ÈyÉVE'tO ulàç EùçÉvou !CUl 'ti1ç ·APIO'tOÇÉVllÇ.
Didier PRALO
Aristote raconte une histoire semblable dans la Constitution des
Massaliotes. Il écrit: « Les Phocéens qui pratiquaient le commerce en
Ionie fondèrent Massalia. Euxène, le Phocéen, était l'hôte du roi
anos (tel était son nom). Ce anos célébra les noces de sa fille alors
que par hasard Euxène était présent. Il l'invita au banquet. Le mariage
se faisait de cette manière: il fallait qu'après le repas l'enfant entre et
donne une coupe de boisson tempérée à qui elle voulait des prétendants présents. Et celui à qui elle aurait donné la coupe, celui-là devait
être son époux. L'enfant entre donc et, soit par hasard soit pour une
autre raison, donne [la coupe] à Euxène. Le nom de l'enfant était Petta.
A la suite de cet événement, comme le père acceptait qu'il eût la jeune
fille en pensant que le don avait été fait avec l'accord de la divinité,
Euxène la reçut pour femme et cohabita, changeant son nom (à elle) en
Aristoxène. Et il Y a à MassaDa une famille issue de cette femme, encore maintenant, appelée Prôtiades. Car Prôtis fut le fils d'Euxène et
d'Aristoxène. »4
Le récit d'Aristote n'est pas très bien écrit. Il se réduit
à un résumé sec, elliptique, disloqué par des incidentes. Le
texte lui-même n'est pas assuré. G. Kaibel jugeait les deux
premières phrases mutilées. Wilamowitz corrigeait la complétive "qu'il eût" ëXElv en une participiale "recevant"
OEX0J..l.EVOÇ 5. Le nom lui-même de la princesse n'est pas
assuré 6. Il est vrai que le texte d'Athénée est mal
transmis 7. Il n'en esquisse pas moins un joli conte: la
jeune princesse choisit pour époux le bel étranger que personne n'attendait. L'ordre de la vraisemblance est tout juste
respecté: Euxène voyage parce qu'il fait du commerce.
Avec Nanos que, sans préjuger de l'authenticité indigène du nom, le Grec ne peut imaginer que comme un roi
nain 8, il entretient des relations d'hospitalité, comme le requiert son propre nom, puisqu'il s'appelle "le bon hôte".
Le hasard, qui dans les contes fait si bien les choses, veut
qu'il soit présent le jour où la princesse doit choisir ellemême son époux parmi les invités du banquet, implicitement donc parmi un groupe de prétendants triés. En invitant Euxène au banquet, Nanos, malgré qu'il puisse en
avoir, l'inclut parmi les prétendants possibles. La courtoisie hospitalière interfère avec les dispositions nuptiales. Il
n'est même pas impossible que le roi espère se concilier un
"gendre rentré", tout comme Alcinoos, quand il propose à
Ulysse d'épouser ausicaa et de s'installer à Schérie 9. Ce
projet plausible se cache sous la formule euphémistique :
"par hasard ou pour quelqu'autre raison", comme peut s'y
cacher aussi un coup de foudre fabuleux. La passion rejoint
la raison d'État, ou ce qui en tient lieu. Offrir la coupe de
breuvage JO, c'est couronner le don de l'hospitalité. Pour
5 Cité par G. Kaibel.
6 Athénée propose nÉ"na (manuscrit A : nÉuaç), que Kaibel voudrait corriger
/ Une première version de celle étude a paru dans Luchnos (Pralon 1991).
2 Pour l'état de la question, je me réfère à Bats 1989, particulièrement 177-179.
en rÉ7na. Justin propose Gyptis, que Guslschmid corrige en Geptis (voir
n. Il).
7 Voir Desrousseaux 1956, XXXI sq. Le récit ressemble plus à une note de travail qu'à une narration composée.
3 Il faut tenir pour acquis que Justin a coupé le texte de Trogue-Pompée en extraits, sans le réécrire, en se bornant à résumer succinctemenl les passages
qu'il supprimait.
8 La graphie NuvvqJ de E ne change rien.
4 Alhenaeus, Deipnosophis!œ XIII, 576a (éd. G. Kaibel, Leipzig, BT, 1890, lll,
269).
9 Odyssée, vn,311-316. VoirPill-Rivers 1983, 177-194.
/0 Le participe KEKEpa(}"~Évllv évoque le vin mélangé dans le cratère. Mais le
uvoç en grec signifie "nain".
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La légende de la fondation de Marseille
aimé qu'il soit, le mari n'occupe dans le cercle de famille
que la place de l'hôte le plus favorisé! Le geste du don
l'emporte tant sur la chose donnée qu'à deux reprises le
mot qui signifie l'offrande (6i8wo"lV, 600EWÇ) est employé
sans complément.
Comme les autres noms, le nom de la princesse a
donné lieu à conjectures et élucubrations Il. Elle est, de
quelque manière, l'être ailé, l'oiseau féerique insaisissable
que le miracle de la séduction et de l'amour, auquel nul ne
pourrait s'opposer puisque les dieux l'ont accordé, transforme en "hôtesse la meilleure" (Aristoxénè) de "l'hôte
bien reçu" (Euxénos) : le mari et la femme se fondent dans
une telle harmonie que leurs noms ne diffèrent plus que
d'un degré, la femme l'emportant en générosité sur
l'homme. Il ne peut que vivre en symbiose avec ceux qui
l'ont si bien reçu. On traduit généralement le verbe ouve!>KEl (il cohabita) de façon fort vague : « Il habita avec sa
femme» 12, comme si l'on pouvait imaginer que les deux
époux puissent vivre séparément! Le terme ne peut manquer d'évoquer le synécisme, la réunion par Thésée des
dèmes attiques auparavant dispersés 13 ou encore la fondation conjointe de colonies f4. Le changement de nom n'implique pas seulement l'assimilation de la femme au mari,
mais aussi l'hellénisation des indigènes qui cohabitèrent
avec les Phocéens. Si le nom de Prôtiades signifie bien les
descendants de Prôtis, si le fils porte souvent en Grèce un
nom qui rappelle une caractéristique du père, il se peut toutefois qu'une famille massaliote ait magnifié sa généalogie,
tout comme l'ont fait les Julù à Rome.
Aucune fioriture, telle qu'un rêve prémonitoire, un
refus préliminaire, un enlèvement, n'agrémente le récit.
Aristote le réduit à une épure, ne retient que l'essentiel: la
bonne fortune et la concorde ont présidé à la naissance de
Marseille.
La version de Trogue-Pompée, plus longue, diffère
aussi de quelques détails:
CIL/si, in sinum Gal/icum ostio Rhodani amnis de venere, cujus loci
all10enitate capti, reversi domum, referentes quae viderant, plures sollicita vere. Duces classis Simos el Protis fuere. ftaque regem Segobrigiorull1, NannLIIIl nomine, in cujus finibus urbem cOlldere gestiebant,
amicitiam petentes conveniulll.
Forte eo die rex occupatus in apparatu nuptiarum Gyptis filiae
erat, quam more gentis, electo inter epulas genero, nuptum tradere
il/ic parabat. ftaque cum ad nuptias invitaLi omnes proci essenr, rogantur etiam Graeci hospites ad convivium. fntroducla deinde virgo
cum juberetur a patre aquam porrigere ei quem virum eligerel, tUIIC
omissis omnibus, ad Graecos conversa aquam Proti porrigil, quifactus ex hospite gener, locum condendae urbis a socero accepit. Condita
igitur Massilia est prope ostia Rhodani amnis in remoto sinu, velut in
angulo maris. Sed Ligures, incrementis urbis invidenles, Graecos adsiduis bellis faligabanl, qui pericula propulsando in lanlum eniluerunt
ut, viclis hostibus, in captivis agris mullas colonias consliLuerint. » 15
« Aux temps du roi Tarquin, la jeunesse des Phocéens vint d'Asie
et aborda à l'embouchure du Tibre, puis contracta amitié avec les Romains. Ensuite elle partit sur ses navires vers les golfes les plus éloignés de la Gaule et fonda Marseille entre les Ligures et les peuples
sauvages de la Gaule. Ils accomplirent de grands exploits soit en se défendant par les armes contre la sauvagerie gauloise soit en attaquant
eux-mêmes ceux par qui ils avaient été attaqués auparavant. Car les
Phocéens, contraints par l'exiguïté et l'aridité du sol, pratiquaient plus
assidûment la mer que les terres, subsistaient de pêche, de commerce
et même, le plus souvent, de piraterie, laquelle était en ce temps-là
tenue en honneur. Ainsi, ils osèrent avancer jusqu'au rivage ultime de
l'océan et aboutirent dans un golfe gaulois à l'embouchure du Rhône.
Séduits par l'agrément du lieu, ils retournèrent chez eux, rapportèrent
ce qu'ils avaient vu et sollicitèrent des renforts. Les chefs de la flotte
furent Simos et Prôtis. Ainsi, ils vont trouver le roi des Ségobriges,
nommé Nannos, sur le territoire duquel ils méditaient de fonder une
ville et lui demandent son amitié.
Or, justement, ce jour-là le roi était occupé à préparer les noces de
Gyptis sa fille que, selon la coutume de son peuple, il se préparait à
marier, par le choix d'un gendre au cours du festin. Et, puisque tous les
prétendants avaient été invités aux noces, on convie aussi au banquet
les hôtes grecs. Ensuite, la jeune fille fut introduite et, comme son père
lui avait ordonné de proposer l'eau à celui qu'elle choisirait pour mari,
alors elle délaissa tous les autres, se tourna vers les Grecs et proposa
l'eau à Prôtis, qui d'hôte devint gendre et reçut de son beau-père un
lieu pour fonder une ville. Marseille, donc, fut fondée près de l'embouchure du Rhône, dans un golfe retiré, comme dans un recoin de la mer.
Mais les Ligures jalousèrent les progrès de la ville et harcelèrent de
guerres assidues les Grecs qui, en repoussant les dangers, brillèrent
tant qu'après avoir vaincu leurs ennemis, ils fondèrent sur les territoires occupés beaucoup de colonies. »
« Temporibus Tarquini regis, ex Asia Phocaeensium juventus
ostio Tiberis invecta, amicitiam cum Romanis junxit ; inde in ultimos
Galliœ sinus navibus profecta, Massiliam inter Ligures et feras gentes
Gal/orum condidil magnasque res, sive dum armis se adversus Gal/icamferilatem tuenlur, sive dum ultro lacessunt, a quibusfuerant anlea
lacessili, gesserunt. Namque Phocaeenses, exiguitate ac macie terrœ
coacti studiosius mare quam terras exercuere; piscando mercandoque,
plerumque eliam larrocillio maris, quod illis tell1poribus gloriae Izabebatur, vitam tolerabant. ftaque in ultimam Oceani oram procedere
Trogue-Pompée, beaucoup plus prolixe qu'Aristote,
décrit, en termes de vraisemblance, l'action colonisatrice
d'un peuple poussé à l'aventure par manque de place et de
nom même du vin n'est pas écrit, de sorte que le breuvage a excité les imaginations et suscité des discussions sans fin.
pus aristotélicien lui-même (Catégories, 15, 15 b 30; Éthique à Nicomaque,
VIII, 14, 1162 a 21).
11 G. Kaibel, pour unifier la tradition, mais non sans un doute, signifié dans son
apparat critique par un forte (peut-être), proposait de corriger nÉ11a (Pella)
en fÉ7l:1a (Gepta). C. Jullian (1907, 204, n. 1) s'est adonné pertinemment au
jeu des étymologies dites populaires. Il a relevé que Gyptis évoque le grec
yUl)! (le vautour) et Pella, 7l:E"tEIVOV (oiseau "de proie" croit-il devoir préciser), mais il n'ose raffiner davantage.
12 Voir par exemple C. B. Gulik (1959, IV, III) : «lived \Vith her
». Assurément, le terme signifie souvent "avoir pour femme", y compris dans le cor-
13 Voir Thucydide, Guerre du Péloponnèse, Il, 15.
14 Voir Aristote, Politique, V, 8,1303 a 29 et 32. M. Casewitz (1985,195-209)
analyse les emplois et les significations du verbe crUVO\KEÎV, dans le contexte de la colonisation et conclut: « Quelques exemples de crUV01KÉOO intéressent la colonisation: soit avec le sens de "résider avec" (et aller, vouloir résider, habiter avec ... ) soit avec le sens de "fonder avec", selon que le nouveau lieu de résidence était ou non auparavant colonisé. »
15 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue-Pompée. XLIII, lll, 4-13.
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ressources dans son territoire d'origine, contraint de naviguer, de pêcher, de commercer et même de pirater pour
subsister. Mais il magnifie aussi l'entreprise: une sodalie
de jeunes gens, implicitement comparables aux Argonautes, fonde l'amitié entre Romains et Phocéens aux
temps des origines, sous le règne du sage Tarquin, luimême enfant du Corinthien Démarate et d'une Tarquinienne, selon quelque légende 16.
La troupe de jeunes aventuriers atteint les limites du
monde humain en conquérants bénins, hostiles seulement à
quiconque les provoque. Un projet moins précaire que le
rêve juvénile d'exploration justifie le retour des jeunes
gens et l'envoi d'une seconde expédition: il faut pour fonder une colonie une troupe plus nombreuse, mieux organisée qu'une avant-garde aventureuse; il faut nouer avec les
chefs autochtones des liens d'amitié durables et enfin obtenir un territoire. L'entreprise comporte un enjeu assez important pour requérir deux chefs aux noms significatifs :
l'un porte le nom qu'Aristote donnait au fils d'Aristoxène :
Prôtis ; il symbolise l'origine et la primauté. Le nom ou
plutôt le surnom de l'autre, Simos, rappelle une disgrâce
physique: un nez camus, voire une face simiesque. La tare
voue quiconque en est victime à l'exclusion, mais peut
aussi le qualifier pour les plus grands exploits 17.
Les noces de Gyptis sont contées sur le ton du conte
fantastique ou le merveilleux et le hasard n'exigent aucune
justification. Les colons, tels le prince charmant, abordent
le jour même des noces. Ils sont tous invités sans restriction au banquet et traités comme le sont les prétendants.
Car, si la jeune fille reçoit l'ordre (plutôt que la liberté) de
choisir elle-même son mari, elle ne peut élire que l'un des
hommes présents. Comme la princesse des contes, elle délaisse les nobles prestigieux de son entourage pour les inconnus de la dernière heure. Comme Médée s'éprend de
Jason, comme Calypso se donne à Ulysse, Gyptis s'offre
au bel étranger. A la différence de ce que racontait Aristote,
elle présente de l'eau. Peut-être Trogue-Pompée veut-il
suggérer que le vin n'a pas été introduit en Gaule avant
l'arrivée des Grecs 18. Peut-être aussi substitue-t-il l'eau
lu traie au breuvage enivrant, le partage de boisson cède
place au bain cérémonieux, par lequel on accueille dignement un étranger. Ainsi ausicaa lave Ulysse de la saumure, de son étrangeté, de sa sauvagerie quasi animale 19 ;
ainsi aussi Pénélope et Euryclée reçoivent Ulysse, le maître
de la maison, l'une sans le reconnaître ouvertement, tandis
Didier PRALO
que l'autre le reconnaît, sans pouvoir encore fêter publiquement son retour 20. L'eau lustrale convenant mieux aux
nouveaux arrivants qu'aux voisins familiers, il se pourrait
que le choix de Gyptis ait été truqué.
Prôtis ni n'intègre la communauté des Ségobriges ni ne
cohabite avec eux. Il obtient en don de noces un territoire
propre et peut sauvegarder la spécificité hellénique. Il entre
même en lutte avec ses voisins ligures, jaloux de ses progrès. Dans la suite des conflits, deux autres figures féminines sauvent à deux reprises les Massaliotes décidément
favorisés par les femmes! Une parente de Comanus, le fils
de Nannus, trahit ses proches, comme Tarpéia a trahi les
Romains, pour l'amour d'un jeune Grec dont la beauté l'a
séduite 21. Prévenus, les Massaliotes repoussent l'attaque.
Plus tard, le roi Catumandus, effrayé par une femme qui lui
apparaît en songe alors qu'il assiège Massalia renonce à attaquer et fait la paix avant de s'apercevoir qu'il a vu en
songe l'Athéna de la cité 22. Il est d'autant plus étonnant
que Trogue-Pompée (ou l'abrégé de Justin peut-être) passe
sous silence Aristarché la prêtresse qui avait transféré les
objets sacrés d'Éphèse à Massalia 23.
Dans la tradition, l'exemple des Massaliotes prouve
l'éminente honorabilité des marchands. Pour justifier les
activités commerciales de Solon, Plutarque cite Prôtis :
"EVlOt of: Kat noÂ.eoov yqovaotv OiKto"Cat IJ.qaÂ.oov,
ffiç Kat MaooaÂ.taç npwnç Ù1tO KÉÂ."Coov 1tept "Cov 'Pooavov 'aya1tT]8dç.
« Certains [seil. commerçants] sont même devenus les
fondateurs de grandes cités, comme aussi Prôtis qui fut
aimé des Celtes dans la région du Rhône 24. »
Sous 'aya1tT]8dç (qui fut aimé), Plutarque trahit le regret de ne pouvoir pousser plus loin la digression!
Le conte des noces elles-mêmes s'insère dans une tradition reconnue depuis longtemps. Athénée la mettait déjà
en parallèle avec un récit que Charès de Mitylène faisait au
livre X des Histoires d'Alexandre: Odatis, fille d'Homartès roi des Marathes, voit en songe Zariadre, roi de peuples
vivant au bord de la Caspienne. De même, Zariadre rêve
d'Odatis et la demande en mariage. Mais il essuie un refus.
Peu après, Homartès convoque les seigneurs de son royaume et avertit sa fille:« ous, Odatis ma fille, nous accomplissons aujourd'hui tes noces. Regarde autour de toi et
après les avoir bien regardés tous, prends une coupe d'or;
remplis-la et donne-la à celui avec qui tu consens à être
mariée. Car tu seras appelée la femme de celui-là. » 25
16 Le plus ancien témoin en est Cicéron (République, Il, 19-20).
17 G. Dumézil a montré que Coclès peut fasciner les ennemis de son œil
unique, que SCievola peut les vaincre par la vertu de sa seule main gauche.
Voir Dumézil 1973,263-289.
tume qu'ont les Massaliotes de fermer les portes de la ville les jours de fête.
22 Abrégé des Histoires Philippiques, XLlII, 5, 5-7. L'anecdote justifie l'offrande d'un collier d'or.
18 Comme me le propose J.-P. Morel.
23 Voir Strabon, Géographie, IV, 4.
19 Odyssée, VI, 209-299. Voir aussi VIII, 421-468.
24 Plutarque, Vie de 501011, 2, 7.
20 Odyssée, XIX, 318-507.
25 Athénée, Deipnosophistes, XIII, 575 c-d : 'HIlEîç, i1 SUYU'tEP 'Oliu'tt, vûv
rrolOullESU 'toùç ooùç YUllouÇ . nEptp"-ÉIjIUOU oiJv Kat SEWP"ouou rruv'tUç,
21 Abrégé des Histoires Philippiques, XLIII, 4, 8-12. L'anecdote explique la cou-
55
La légende de la fondation de Marseille
Dans un premier temps, Odatis retarde la décision et fait
prévenir Zariadre, qui se présente sous un déguisement, reçoit la coupe et enlève la jeune princesse. L'histoire est si
appréciée chez les Barbares, conclut Athénée, que les puissants y donnent à leurs filles le nom d'Odatis.
Dans le domaine grec lui-même, Euripide, le premier,
atteste que Tyndare avait laissé Hélène choisir son mari:
'End Èmo'tw8r]ouv, lOt 8É nwç )'Épwv ,
ùn11J"OlOV uù'toùç TuvoaplOwç nUKlv~ <pPlOVl ,
OlOwolv ÉÀÉOOUl Ou)'u'tpt IlVllo'tTlPwV Ëvu ,
anol nvout <pÉPOllOV 'A<ppoOl'tllÇ <PlÀat .
"H 0' lOtÀlOO', WÇ)'lO IllJno't' W<PlOÀlOV ÀU~lOîv ,
MlOVÉÀaOV.
« Quand ils se sont donné leur foi et que de quelque
façon le vieillard,
Tyndare, les a circonvenus par une pensée sans faille,
il donne à sa fille de choisir l'un des prétendants,
où la porteraient les souffles d'Aphrodite, amicaux.
Elle choisit, comme jamais elle n'aurait dû prendre:
Ménélas! » (Euripide, Iphigénie à Aulis, 66-71).
Agamemnon rappelle là l'origine de l'expédition
contre Troie: Tyndare n'a pas seulement fait prêter aux
prétendants le serment de protéger tous ensemble l'honneur
du rival choisi, il a laissé le choix à Hélène elle-même, ce
qui la 1ibère de tou te responsabi 1ité. L'aposiopèse au
vers 71 (que F. Jouan signale d'un passage à la ligne) laisse
libre cours à l'interprétation 26 : puisque Ménélas a été
abandonné, les souffles amicaux d'Aphrodite ont incité Hélène au mauvais choix!
Enfin et surtout, les Indiens ont codifié ce mode très
spécial de mariage. Ils l'ont dénommé le svayamvara, "le
~hoix personnel", dont les deux mariages les plus fameux
je l'épopée indienne suivent le rituel, non sans variations
mineures: Sita choisit elle-même Râma 27, Draupadî choi,it elle-même Arjuna 28. Mais l'exemple le plus roma-
nesque se lit dans l'histoire de Damayantî : elle choisit
Nala qu'elle a perçu en songe, dont un cygne lui a chanté
les mérites, mais pour bien choisir elle doit le distinguer de
quatre dieux - et non des moindres! - qui se sont donné
l'apparence du jeune prince: Indra, Agni, Varuna et
Yama 29. La mnestérophonie, dans l'Odyssée, brode autour
du svayamvara : Pénélope décide elle-même du choix de
son futur époux. Comme Draupadî, dans le Mahâbhârata,
elle donne à son choix la forme d'un concours de tir à l'arc
entre ses prétendants. Elle marque sa réticence et sa liberté
d'un conditionnel: « Celui qui tout facilement tendra l'arc
dans ses paumes, et traversera de sa flèche les douze
haches, toutes, celui-là, il se pourrait que je le suive»
(Odyssée, XXI, 75-77).
On pourrait sans doute multiplier les exemples.
E. Rohde avait déjà replacé le conte dans la tradition légendaire, mais s'était surtout arrêté au thème du rêve prémonitoire qu'il lisait dans l'histoire de Zariadre et Odatis
(Rohde 1914,47-55), A sa suite, L. Radermacher a répertorié une liste de légendes analogues, mais il fonde trop de
ses rapprochements sur des détails, empruntant à des traditions hétérogènes, comme on le faisait au début du siècle.
Il traque aussi des traces illusoires de matriarcat originel
(Radermacher 1916).
Les traditions grecques, indiennes, peut-être persanes si
sous Zariadre se cache un héros perse, convergent. Chacune retouche un thème commun 30, fait référence à une pratique attestée par la codification indienne, mais assez exceptionnelle pour orner les légendes romanesques. De
même qu'il peut mettre les prétendants en compétition, le
père peut aussi laisser le choix à la jeune fille, laquelle ne
peut que choisir un être prédestiné, favorisé par les dieux,
si bien qu'en attribuant à leur fondateur, Prôtis ou Euxène,
un mariage par svayamvara, les Massaliotes attribuaient à
leurs grands ancêtres une faveur divine exceptionnelle, tout
en faisant d'eux des séducteurs pacifiques!
Discussions sur cette cOlI/lIlunication .' voir p. 459.
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'6 Jouan 1983,62. Aristote, Rhétorique, Il, 24, 8, 1401 b 34, par jeu, dénonce
l'enthymème qui pourrait justifier Hélène: puisque Tyndare lui a laissé le
choix, elle a pu aussi changer de choix et légitimement, dans un second
temps, préférer Pâris!
'7 Râmayana, 1,66-67.
'8 Mahâbhârata, l, 185,4-37.29 Mahâbhârata, IJJ, 54 sq. Je dois cette référence et d'autres encore à H. Veyne-Flacelière. Je lui dois aussi d'avoir pu lire
une traduction de "Histoire de Nata et DamayantÎ (SchaufelbergerI99I).
DamayantÎ démasque les dieux parce que ni leurs yeux ne cillent ni leurs
pieds ne touchent terre 1 Mallarmé adapte le conte dans ses Contes indiens
(1945,616).
30 Il serait hasardeux d'en tirer des conclusions hâtives, comme le faisait
A. H. Krappe (1933) : de la ressemblance entre le svayamvara et le choix de
Gyptis il inférait « qu'elle fi' institution du svayamvara] rend vraisemblable
le caractère indo-européen des Ibères », lesquels n'ont rien à voir dans cette
histoire de Ligures 1
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Didier PRALO
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