HAITI, RÉFORME DE LA FORMATION
TECHNIQUE ET PROFESSIONNELLE
A PROPOS DE LA MISE EN ŒUVRE
DE LA LOI DU 21 MAI 2018,
ENTRE ILLUSION, UTOPIE ET RÉALITÉ
Une simple analyse qui met en lumière la situation présente
du secteur de la FTP dans le contexte délicat du long retard
dans l’application de la nouvelle législation régissant le
secteur, et qui ouvre aussi la voie à une meilleure
compréhension des enjeux.
Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
MMise en œuvre de la Réforme de la FTP
Nouvelle loi sur la FTP, deux (2) années perdues
Le 21 mai dernier rappelle 2 ans depuis la promulgation de la fameuse
Loi portant Réorganisation et Modernisation de la formation technique et
professionnelle qui abrogea le décret du 14 mars 1985 en vigueur jusquelà, mais la mise en œuvre tarde encore, cela, au détriment du secteur en
particulier, mais aussi de la société en général qui attend une croissance
de l’économie à travers une amélioration de la compétitivité des
travailleurs et une meilleure valorisation du capital humain.
L’élaboration d’une telle loi illustre ainsi l’importance majeure du
secteur de la formation technique et professionnelle pour un pays quel
qu’il soit et justifie aussi l’existence dans chaque pays d’un cadre
institutionnel de régulation sectorielle.
Approche
contextuelle de la FTP
En lieu et place d’une définition,
l’article débute par une approche
contextuelle pratique de la
Formation
Technique
et
Professionnelle (FTP) qui sied
bien avec le contenu développé
dans ce texte. D’abord la FTP a
une fonction économique, celle
d’accroitre la productivité des
travailleurs et maintenir leur
employabilité. De ce fait, elle
devient de plus en plus un enjeu
dans les économies, comme Haïti,
en profondes mutations sociales,
économiques,
techniques
et
organisationnelles. Elle revêt
donc une importance stratégique
pour
la
productivité
et
l’expansion de toute entreprise,
mais aussi un vecteur de création
de richesses pour les populations
en général.
Quien Tang de l’UNESCO,
déclara en 2012 à ”l’Education
Leaders Forum” que : « Sans une
Formation
Technique
et
Professionnelle de qualité, la
communauté internationale sera
incapable de maitriser les défis
mondiaux auxquels elle se trouve
confrontée ».
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
Rappel du contexte de création des instances de gestion de la FTP
Selon M. Moura Castro, durant la 2eme moitié du 20ème siècle, l’évolution vers une économie
industrielle a justifié la création sur le plan régional des Caraïbes et de l’Amérique latine des services et
instituts nationaux de formation professionnelle tels : Servicio Nacional de Aprendizaje (SENA) de la
Colombie, Servicio Nacional de Aprendizaje Comercial (SENAC), et Servicio Nacional de Aprendizaje
Industrial (SENAI) du Bresil, Servicio Nacional de Adiestramiento en Trabajo Industrial (SENATI) du
Pérou, ou Instituto Nacional de Aprendizaje (INA) du Costa Rica, Instituto Técnico de Capacitación y
Productividad (INTECAP) du Guatemala, Instituto Nacional de Formación Profesional (INFOP) du
Honduras, Instituto Nacional Tecnológico (INATEC) du Nicaragua, Instituto Nacional de Formación
Tecnico y Profesional (INFOTEP) de la République Dominicaine, Human Employment and Resource
Training Agency (HEART Trust and NTA) de la Jamaïque, Instituto Nacional de Educación y
Capacitación Socialista (INCES) du Venezuela pour ne citer que ceux-là.
Le trait principal de ces systèmes consistait en l’élaboration, la planification et l’exécution de la
formation professionnelle par une seule et même institution centrale, publique, gérée de façon tripartite
(État, entrepreneurs et travailleurs) et financée par des ressources fiscales, la plupart du temps par un
impôt spécial sur la rémunération des employés, Tremblay & Doray (1999). Ainsi, dans la mouvance de
cette politique régionale, Haïti emboîta le pas en créant en 1973 l’Institut National de Formation
Professionnelle (INFP) pour réguler le secteur.
Nouvelle Historique de l’élaboration de la nouvelle loi sur la FTP
Après cette décennie, le secteur de la formation technique et professionnelle a connu des soubresauts de
changements notoires quand l’article 28 de la loi du 23 octobre 1984 donna mandat à l’INFP pour
mettre en place le Système national de Formation en assurant la coordination de toutes les actions de
formation professionnelle tant du secteur public que du secteur privé ; ou encore quand fut publié le
décret du 14 mars 1985, qui mît sous contrôle de l’INFP «tous les établissements publics de formation
professionnelle relevant du Ministère de l’Education Nationale» (article 31) et sous sa supervision les
«Etablissements privés de formation professionnelle et d’enseignement technique» (article 32). (Voir :
Les balises de la voie professionnelle et de l’emploi, INFP).
Près de 40 années après une application partielle du cadre légal de 1985 qui, d’ailleurs s’est révélé
caduque et dépassé par l’évolution au niveau mondial du secteur de la formation professionnelle, l’Etat,
au plus haut niveau, a jugé bon de doter le pays d’un nouvel outil adéquat répondant aux diverses
aspirations de l’heure. Ainsi, après des péripéties pour obtenir finalement le vote du parlement de ce
texte de loi inclus dans un paquet législatif déposé depuis 2014, l’Exécutif promulgua le 21 mai 2018 la
loi portant Réorganisation et Modernisation de la Formation Technique et Professionnelle.
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
Ce qui, permet aujourd’hui à Haïti de disposer de la plus récente et moderne loi en Amérique régissant
le secteur de la FTP.
Bref aperçu du secteur de la formation professionnelle
En Haïti, malgré une nette tendance au changement de mentalité, la FTP est encore considérée comme
un pis-aller, nonobstant le fait que la formation technique et professionnelle constitue un solide levier
pour le développement socioéconomique de tout pays. En fait, toute attention de la classe dirigeante ou
politique, (quand c’est le cas), accordée au secteur n’est jamais liée à une réelle vision de modernisation,
mais de préférence, manifestée par des intérêts politiques ou économiques non avoués et ignorés des
citoyens lambda. En témoigne l’attitude négative d’une frange de la société (classe moyenne et aisée),
envers ceux qui choisissent délibérément la voie de la FTP pour leur avenir.
Depuis 2005 le secteur a certes bénéficié d’un afflux de fonds de la coopération pour renforcer la
capacité de l’INFP organe recteur, améliorer le dispositif de formation et satisfaire la demande de maind’œuvre du marché local, toutefois les résultats n’ont pas atteint profondément les structures du secteur.
Le secteur est toujours sous-financé l’enveloppe budgétaire allouée à l’INFP pour le secteur varie
toujours de 1 à 3% du budget du MENFP. Et cette panacée date depuis la réaffectation par le Trésor
public des ressources financières de la taxe sur la masse salariale (TMS) initialement dédiée à la
formation professionnelle.
Par ailleurs, la gouvernance du secteur est loin d’être coordonnée ou unifiée avec plusieurs ministères
sectoriels impliqués aussi dans la gestion de la FTP selon leurs propres règles en dehors de toute
concertation. L’Institut National de Formation Professionnelle (INFP) chargé de la gestion stratégique et
de la régulation du secteur d’une part et les autres acteurs/partenaires de la formation professionnelle
d’autre part, par rapport aux principes de la théorie des organisations, ne se comportent nullement
comme éléments faisant partie d’un ensemble structuré. D’où l’urgente nécessité d’un outil de
régulation.
Quant au dispositif de formation, surtout pour les centres publics, la situation en dépit d’une certaine
amélioration tant du point de vue des infrastructures, de la formation des formateurs et des programmes
d’études, nécessite encore beaucoup à faire. Il faut souligner que les centres privés de formation ne sont
pas pourvus pour la plupart de la qualité des équipements des centres publics. Ceux qui sont considérés
comme excellents ne sont pas accessibles à tous. Au final : manque de matériel didactique/pédagogique,
aucune interaction avec le milieu de l’emploi, formateurs mal formés, faiblesses d’apprentissage, tout
cela impacte sur la qualité des formations dispensées.
Sur un autre plan, la formation ne saurait exister sans le milieu de l’emploi, pourtant il existe une très
grande disparité entre ces deux mondes celui de la formation et celui de l’emploi. Le manque de
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
confiance des entrepreneurs dans le système occasionne que bon nombre de diplômés des centres de
formation professionnelle n’arrive pas à être embauchés. Parce que la formation offerte n’est souvent
pas en lien avec les réels besoins du marché, les entrepreneurs préfèrent-ils importer des techniciens de
l’étranger. Ces lignes résument la situation actuelle du secteur de la formation professionnelle en
attendant la future mise en œuvre de la nouvelle loi. Les interventions de l’Etat dans le domaine de la
formation technique professionnelle doivent donc répondre à un certain nombre de préoccupations
majeures de la vie publique, privée, économique et sociale du pays.
Enjeux de la nouvelle loi du 21 mai 2018
Elaborée sur les base des divers cahiers de charges provenant de plusieurs secteurs de la vie nationale, la
nouvelle loi portant réorganisation et modernisation de la formation professionnelle contient en son sein
beaucoup d’enjeux majeurs qui sont supposés transformer le mode de fonctionnement actuel du secteur
de la formation professionnelle. Les décrets 23 octobre 1984 et du 14 mars 1985 mandataient l’INFP
respectivement pour l’organisation et la mise en place du système national de formation professionnelle
(SNFP), toutefois, à contrario de Crozier et Friedberg (1977), dans leur ouvrage « l’Acteur et le
Système », ce dit-système (SNFP) n’existe que par un ensemble d’entités hétéroclites évoluant chacun
dans son sphère d’actions et sans commune harmonie caractérisant un système. De plus, en Haïti le
concept de Système national de formation professionnelle demeure une fiction, à cause de la
fragmentation des structures de gouvernance et de gestion de la formation professionnelle (voir l’article
de M. Gabaud « Existe-t-il un système national de formation professionnelle en Haïti », publié dans
Academia-Edu et le Nouvelliste, mai 2015).
Par ailleurs, l’approche de la théorie générale des systèmes de Von Bertalanffy (1973), préconise que
«…le système n’est pas la somme des parties ». Néanmoins, le nouveau cadre légal, en vigueur depuis le
21 mai 2018, se basant sur le fait que la FTP est considérée comme seconde priorité du secteur éducatif
national, propose de réorganiser effectivement le secteur en un système cohérent qui peut devenir, de
manière inclusive, un véritable outil de développement permettant d’améliorer les conditions de vies de
la population par l’accroissement de la compétitivité et la création des richesses, tout cela en alignant les
normes de qualité et d’efficacité.
Dans le sillage des prescrits de la Constitution en vigueur, la nouvelle loi sur la formation
professionnelle innove en intégrant les collectivités territoriales dans la gestion stratégique de la FTP à
travers un Haut Conseil regroupant les partenaires sociaux, les ministères sectoriels, les associations
socioprofessionnelles, les prestataires de services, les entreprises, le milieu de l’emploi, auquel organe
est dévolue la mission de définir et d’orienter la politique nationale de la formation professionnelle. Le
Conseil National de la Formation Technique et Professionnelle (CNFTP) définira les mécanismes de
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
concertation et d’interaction entre les instances concernées. Ce nouveau modèle de gouvernance unifiée
accorde une grande marge de manœuvre au secteur des affaires et aux collectivités, le mode et les
mécanismes de financement du secteur sont désormais définis par le CNFTP. D’ailleurs dans une
perspective de décentralisation, l’INFP, étant incapable de subvenir à leurs multiples besoins,
l’autonomie qui sera accordée aux centres publics de formation professionnelle leur permettra d’opter
pour un souci de rentabilité sociale, économique et financière, cela, dans une démarche visant à générer
des revenus suffisants pouvant viser l’expansion même de ces centres. La gestion des centres publics qui
deviennent autonomes sera confiée à la charge des collectivités.
Cette réorganisation ouvre la voie à de changements notoires dans le mode de fonctionnement antérieur
des instances impliquées dans la gestion de la FTP. A cet effet, doté de l’autonomie administrative, mais
coiffé par un Conseil d’Administration, l’INFP sera modifié selon un nouveau design pour devenir
spécifiquement une véritable agence de régulation des normes de la FTP en général. La nouvelle
réingénierie devra s’accompagner de la mise en place des outils essentiels tels : le Répertoire national
des opérateurs publics et privés, le Cadre national de Certifications, le Répertoire national des titres et
diplômés ; à côté de l’accréditation, de la supervision et de l’évaluation, cet attirail permettra de disposer
d’un mécanisme de contrôle de qualité plus efficace.
Finalement le maillage de la formation technique et professionnelle sera inclusif sur tout le territoire
puisque l’ensemble des actions à entreprendre par ce nouveau système devra être aussi en harmonie avec
la nouvelle loi du 25 février 2019 portant Reconnaissance de la Validation des Acquis de l’Expérience
Professionnelle (RVAEP), et le récent décret de mai 2020 sur l’Organisation des Métiers et Professions.
Analyse et considérations diverses
Un système de formation est un puissant constructeur de la structure des entreprises dont l’efficacité
contribue avec d’autres facteurs à améliorer la qualité des performances macro-économiques (Lutz et
alii 1994).
Pourquoi attendre la mise en application de la loi, puisque le momentum est favorable si l’on estime
encore l’émergence d’Haïti pour 2030. Serait-ce de l’incompréhension ou purement de la volonté
politique des décideurs de maintenir le statu quo pour des raisons inavouées ? Plusieurs ministères
sectoriels sont obligés de monnayer leurs services afin de trouver des ressources nécessaires à
l’accomplissement de certaines activités de formation professionnelle, mais il n’est jamais dit dans la loi
que les ministères sectoriels perdraient leur capacité opérationnelle, toutefois ils agiraient selon une
synergie bien articulée autour des orientations définies par le CNFTP. Cela dérange qui ?
La transformation de l’INFP en cette agence normative de régulation fait-elle peur à certains, puisque
d’une part l’institution n’aura plus le loisir d’être à la fois régulateur et opérateur, et sera exclue de toute
gestion directe des centres publics, d’autre part. Est-ce que pour certains cette loi serait une utopie ne
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
tenant pas compte des réalités sociales et économiques ? L’INFP, pour remplir sa nouvelle mission
d’agence de régulation du secteur de la FTP devra nécessairement être remodelé dans ses structures
actuelles par le Conseil d’Administration (CA). Ce qui implique un redéploiement de ses ressources
humaines et matérielles, un renforcement de ses capacités en expertise et une ouverture à l’entrée de
nouveaux cadres compétents venus d’ailleurs et d’autres ministères sectoriels qui seront sollicités pour
intégrer des structures spécialisées prévues par ladite loi et prendre en charge des activités
opérationnelles spécifiques. Convenons toutefois, qu’il ne faudrait pas aller trop vite en besogne de
manière radicale, une phase de transition est nécessaire pour faciliter l’appropriation des nouvelles
attributions par l’INFP. Néanmoins, la grande stupeur demeure la disponibilité des ressources
nécessaires pour la mise en œuvre de ladite loi.
L’homme est résistant au changement, mais l’intérêt commun doit primer, ne dit-on pas que « nemo est
supra leges », (traduction : nul n’est au-dessus de la loi), à moins qu’elle ne soit mise en veilleuse. Quid
des valeurs éthiques et morales, le sacro-saint principe de reddition des comptes existe-t-il en vrai pour
tous ?
Par ailleurs, même si l’Haïtien par nature se berce toujours d’illusions, mais la gestion de la chose
publique doit être exclue des sautes d'humeur ou des soubresauts cérébraux imaginaires de ceux qui sont
aux commandes. Maintenir le secteur de la FTP dans son état actuel, équivaut in extenso, à condamner
les jeunes à l’émigration massive, à limiter les efforts pour le changement des conditions de vie des
familles, à amplifier le phénomène d’accaparement des postes locaux disponibles par des techniciens
étrangers, et finalement à hypothéquer le renforcement du capital humain dans la perspective d’un
développement socio-économique du pays. À quand le messie qui viendra et comprendra le bien-fondé
d’une mise en œuvre immédiate de cette loi devant créer le cadre nécessaire pour le développement des
compétences et l’émancipation des générations futures. On ne peut seller le cheval par la queue, les
instances prévues doivent être mises en place.
In fine, les Dominicains, en s'inspirant de l’INFP ont créé en 1980 leur INFOTEP et construit leur propre
système bien adapté et performant au point où leur slogan précise : Qué sería la economía dominicana
un día sin el INFOTEP ? Quarante (40) années après, Haïti très mal classée et à la traine des autres pays
de la région, en appelle à la bienveillance des voisins.
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Débats autour de l’application de la loi de Réforme de la FTP
Références
Bertalanffy, V. (1973). Theorie generale des systemes .
Crozier, M., & Friedberg, E. (2000). L'acteur et le système. Paris: Le Seuil, Points Essais.
Doray, T. e. (1999). Theorie generale des systemes.
GABAUD, M. (2015, mai). Blog de Marcel. Retrieved janvier 17, 2017, from
https://marcelgabaud.wordpress.com/.../existe-t-il-un-systeme-national-de
GABAUD, M. (2017, avril 25). Chronique d'une décadence annoncée de la formation professionnelle. p. 3.
INFP. (2013). Politique et Strategie de Formation Professionnelle en Haiti (éd. version finale). (INFP, Éd.) Port-auPrince: Bureau du Secretaire d'Etat a la Formation Professionnelle, Institut National de Formation
Professionnelle.
INFP. (n.d.). lLes Balises de la voie de la formation professionnelle et de l'emploi.
L'Etat Haitien. (1987). Constitution de 1987. Port-au-Prince: Presse Nationale.
Ministere de l'Education Nationale et de la Formation Professionnelle. (fevrier 2012). Vers la Refondation du Systeme
Educatif Haitien, Plan Operationnel 2010-2015. Port-au-Prince: MENFP.
WERQUIN, P. (2017). Étude organisationnelle et institutionnelle de l’Institut national de la formation professionnelle
(INFP), et préparation d’un avant-projet de loi portant sur la réorganisation de cet Institut. Paris: Institution
et Devloppement.
Marcel GABAUD
Consultant en Formation Professionnelle
16 Juillet 2020
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