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Charles Archaimbault (1921-2001)

2001, Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient, 88, pp. 7-16

Et bibliographie complète.

Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient Charles Archaimbault (1921-2001) Yves Goudineau Citer ce document / Cite this document : Goudineau Yves. Charles Archaimbault (1921-2001). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Tome 88, 2001. pp. 616; doi : https://doi.org/10.3406/befeo.2001.3505 https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_2001_num_88_1_3505 Ressources associées : Charles Archaimbault Fichier pdf généré le 07/05/2018 Charles Archaimbault (1921-2001) Alors qu'il abordait sa quatre-vingtième année, Charles Archaimbault est décédé à Paris dans les premiers jours de l'année 2001. Avec lui, c'est un pan entier de l'érudition sur l'Asie du Sud-Est continentale qui disparaît, en même temps qu'un grand artisan des sciences sociales contemporaines. Auteur d'une œuvre puissante, incontournable pour quiconque vient à s'intéresser à l'histoire du Laos ou à la culture lao, c'était aussi une personnalité forte, un lettré atypique devenu presque mythique pour de nombreux chercheurs, à l'instar de certains héros des épopées lao qu'il avait fait connaître. Né à Thouars (Deux-Sèvres) le 29 décembre 1921, Charles Archaimbault fut d'abord élevé par ses grands-parents maternels avant d'être mis, encore enfant, en pension à Caen successivement dans un collège catholique, l'Institution Don Bosco, puis au lycée. Il évoquait lui-même une enfance et une adolescence mornes autant que solitaires, tout occupées à tenter d'oublier dans l'étude l'abandon inexpliqué d'un père, mais marquées aussi par quelques rencontres heureuses. L'une des plus décisives fut celle d'un surveillant d'internat, Yvon Belaval, futur grand spécialiste français de Leibniz et professeur à la Sorbonně, qui lui fit lire Dostoïevski et Proust avant de l'initier à la philosophie, et qui lui conserva une amitié attentive jusqu'à la fin de sa vie. Après l'obtention du baccalauréat, Charles Archaimbault vient s'installer à Paris en 1939 grâce à un pécule hérité de sa famille maternelle. Il opte alors pour des études de philosophie à la Sorbonně. À côté des certificats obligés de métaphysique et d'histoire de la philosophie, la découverte de l'œuvre de Freud, capitale dans sa formation intellectuelle, le conduit à s'inscrire au certificat de psychologie. Il passera aussi les certificats d'esthétique et d'histoire de l'art, satisfaisant par là une passion tôt déclarée pour la peinture, ainsi que celui d'« histoire des religions primitives » qui l'amène à fréquenter l'École pratique des hautes études, section des sciences religieuses. Il n'achèvera sa licence de philosophie qu'en 1946, ayant choisi dans l'intervalle d'interrompre ses études pour rejoindre les rangs de la Résistance. Intégré, au début de l'année 1943, dans un réseau affilié au Mouvement unifié de résistance (MUR), il sera un combattant particulièrement actif et valeureux, connu dans la clandestinité sous le pseudonyme de Perken. « Très vite, dira-t-il, je me suis senti à l'aise dans l'action. J'ai participé à de nombreuses opérations, sans hésitations et sans états d'âme, presqu' indifférent quand j'ai été blessé par balles »1. Chef du groupe de protection des liaisons entre corps francs, il est envoyé à partir de février 1944 à travers la France pour organiser des groupes armés. Alors qu'il aide un corps franc de résistants juifs à transférer des armes, il est arrêté par la Gestapo en juillet 1944. Certain du sort qui l'attend, et tandis que ses camarades le considèrent perdu, il réussit, bien que grièvement blessé par balles à l'abdomen, à s'enfuir. Sa blessure, opérée à chaud clandestinement, si elle le fera souffrir toute sa vie, lui infligeant une faiblesse définitive, ne l'empêcha pas de 1 . Georges Condominas et Yves Goudineau, « Entretiens avec Charles Archaimbault : Charles Archaimbault, l'érudition et l'imaginaire du Laos », La lettre de l'AFRASE, n° 53, mars 2001, p. 1-10. Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, 88 (2001), p. 7-16. 8 In memoriam prendre encore une part importante aux combats de la Libération de Paris. À la tête de ses groupes francs, il assura la défense de la Préfecture de Police, celle du poste de commandement du Colonel Roi, commandant des Forces d'Île-de-France, dans PÉtat-major duquel il avait été nommé lieutenant, et sera responsable de la protection du Général de Gaulle lors de sa marche à travers Paris. Bien que fait Compagnon du Mouvement de Libération Nationale (MLN), médaillé de la Résistance et titulaire d'une pension d'invalidité du fait de ses blessures, il refusera de participer à la course aux honneurs après la guerre. Il restera, en revanche, proche des rares résistants juifs rescapés de son réseau, aidant aussi certains survivants des camps de concentration à gagner la Palestine dont la Grande-Bretagne interdisait alors l'entrée. Ayant repris, après la Libération, le cursus de philosophie à l'université, il prépare un Diplôme d'études supérieures consacré à l'existentialisme dans la Résistance, mais décide, alors que la rédaction du mémoire est achevée, d'y renoncer plutôt que de céder à la pression de ses professeurs qui lui demandent de retirer de son texte des attaques virulentes contre des auteurs contemporains, contre Malraux notamment. Refusant de se présenter à l'agrégation, concours qu'il dénonce comme antiphilosophique dans son principe, il se tourne alors vers les langues orientales et vers l'ethnologie. Un intérêt pour l'actualité politique en Asie, pour celle en Chine particulièrement où les troupes communistes avancent inexorablement, annonçant un tournant majeur de l'histoire, semble avoir d'abord motivé cette nouvelle orientation. L'amitié d'un étudiant chinois à Paris, puis la rencontre avec sa future épouse Marie-Jeanne, née à Shanghai d'un père français et d'une mère chinoise, et « remarquablement douée pour les langues » confiait-il, viendront confirmer son choix2. En compagnie de cette dernière, il étudiera entre 1947 et 1950 à l'École des Langues Orientales, y obtenant les diplômes de chinois, de siamois et de laotien. Pour financer ses études, et assurer un complément à la modeste bourse dont il a pu bénéficier, il est d'abord enseignant de français et de philosophie dans un établissement privé juif, le Collège Maimonide, puis est embauché à l'Agence France Presse (AFP), qu'il quitte rapidement, malgré un salaire généreux, n'y supportant pas les contraintes rédactionnelles auxquelles on l'oblige, enfin il réussit à se faire octroyer par Raymond Aron, Secrétaire à l'Information, une allocation de recherche destinée à financer une enquête sur la communauté chinoise de Paris. Cette recherche, à la fois son premier travail de terrain et la première étude faite sur ce sujet3, séduira Leroi-Gourhan, qui, lui assurant une tutelle amicale, le fait entrer comme stagiaire CNRS au Musée de l'Homme, chargé d'aider à la réorganisation du Département Asie, puis lui fait passer sous sa direction le certificat d'ethnologie (1950). Il quittera finalement les réserves du Musée de l'Homme, dont il dira avoir détesté l'ambiance et les « travaux pratiques », pour répondre à une proposition de George Cœdès, son professeur de siamois aux Langues Orientales, qui lui offre de l'aider à traduire le Traibhumikatha {Les Trois Mondes), ouvrage de cosmologie bouddhique du XIVe siècle et premier texte paru en siamois. En 1951, sur proposition de George Cœdès également, Charles Archaimbault est recruté par l'École française d'Extrême-Orient, institution dont il restera membre jusqu'à sa retraite en 1978, et part immédiatement en affectation au Laos. Il restera au Laos de 1951 à 1956, avec pour mission scientifique officielle de poursuivre sur place la traduction entamée avec Cœdès du Traibhumikatha, certains fragments du texte réclamant d'être vérifiés dans des bibliothèques siamoises. Mais sitôt arrivé, il définit un programme de travail ouvertement ethnologique, inspiré de l'enseignement de Leroi-Gourhan, et portant sur la société et la culture lao. « Chacun 2. « Entretiens. . . », art. cité, p. 4. 3. Cf. « En marge du quartier chinois de Paris » (1952). Voir la bibliographie ci-après. Charles Archaimbault (1921-2001) 9 savait, dira-t-il, qu'il n'existait pour ainsi dire aucune recherche sérieuse sur les traditions laotiennes vivantes, si l'on excepte l'article de Paul Lévy sur le sacrifice du buffle et la prédiction du temps à Vientiane. Il y avait des publications erudites sur la littérature ou l'histoire de l'art, mais rien sur la société lao proprement dite. Je m'étais donc donné à moi-même comme tâche de mener autant que je le pourrais des enquêtes régionales sur les diverses "cultures" laotiennes, notamment sur les cérémonies et sur les traditions écrites locales ». En dépit d'un contexte particulièrement défavorable à la recherche de terrain, la guerre d'Indochine limitant les aires possibles d'enquête, lui fermant notamment toutes les régions nord et est du Laos - et ses demandes continuelles de déplacement rencontrant l'hostilité ouverte de la bureaucratie, civile et militaire, locale et des mises en garde répétées de la direction de l'EFEO -, Charles Archaimbault n'eut pas de cesse cinq ans durant que de mettre en œuvre le projet ethnographique qu'il s'était fixé. « Durant ces années, je me suis efforcé de suivre le plus de cérémonies possible, d'observer des rituels sur toute leur durée, quitte à y passer plusieurs jours et nuits d'affilée, et quand il s'agissait de fêtes annuelles d'y retourner chaque année pour noter les variations », se rappelait-il4. C'est ainsi qu'il entreprit, envers et contre tous, une vaste recherche comparative dans quatre provinces, correspondant chacune à une principauté historique, Vientiane, Louang Phrabang, Xieng Khouang et Champassak, recherche particulièrement approfondie dans cette dernière province où il bénéficiera de plus grandes facilités pour aller enquêter régulièrement et dont il deviendra en quelque sorte l'historiographe. La moisson accumulée en quelques années - plusieurs milliers de pages de notes d'observations ethnographiques directes, la réunion d'archives locales, un corpus considérable de littérature orale recueillie par ses « secrétaires » laotiens, formés par lui à cette tâche - sera telle qu'il en poursuivra l'exploitation jusqu'après sa retraite et qu'elle fournira l'essentiel de la matière de ses publications. Il ne retournera du reste qu'en de très rares occasions au Laos, et seulement pour peu de jours chaque fois. Après avoir soutenu un doctorat d'État à Paris (1959), puis effectué un bref séjour à Siem Réap, il choisit en 1960 de s'installer à Bangkok. C'est là qu'il rédigera ses principaux ouvrages et articles, dans le calme d'une maison traditionnelle environnée d'une verdure miraculeusement préservée au cœur de la cité. La richesse et la complexité de l'œuvre de Charles Archaimbault, œuvre monumentale si l'on veut bien considérer la diversité des matériaux traités comme l'érudition et le raffinement des résultats, sont liées à une volonté, annoncée dès les premiers travaux, d'établir les fondements de l'identité de la culture lao tout en expliquant les raisons de l'existence en son sein de variations importantes - qu'il dira structurales - caractérisant des « sous-cultures » locales. Montrer une identité et rendre compte de différences, ambition proprement ethnologique, est aisément envisageable à l'échelle de sociétés villageoises ou tribales, mais devient une manière de gageure s'agissant d'une société dont les traditions historiques remontent au quatorzième siècle au moins, et qui s'est trouvée morcelée au cours du temps en diverses principautés sur une aire géographique large. Stimulé plutôt que découragé par l'ampleur de la tâche, Charles Archaimbault s'attaquera, principauté par principauté (ou « chefferie » par « chefferie », comme il préférait dire), à toutes les sources disponibles, démontrant par là l'étendue de ses compétences : sources écrites, annalistiques ou littéraires, souvent inconnues avant qu'il ne les découvre, sources orales constituées au gré de discussions avec les lettrés ou avec les paysans, rites observés ou traditions rituelles reconstituées... Son travail philologique et de traduction, salué par tous les spécialistes, restera fidèle aux exigences scientifiques de Cœdès (fidélité qui lui fera aussi reprendre l'un de ses 4. « Entretiens... », art. cité, p. 5-6. 10 In memoriam systèmes de translittération, parfois un peu déroutant pour le profane). Encouragé par ce dernier, Charles Archaimbault, en plus de la traduction des Trois Mondes, déjà mentionnée, qu'il achèvera seul (1973)5, publiera les Annales de la principauté de Champassak (1961), puis celles de Xieng Khouang (1967), dont il révèle l'existence au monde extérieur par une traduction et une interprétation fondées sur la comparaison de toutes les versions lao ou siamoises qu'il a pu retrouver. Il reconstituera et fera connaître, par ailleurs, plusieurs cycles de légendes lao. Les légendes de Khun Bulom, fondateur mythique de Louang Phrabang, et des ancêtres Nyoeu (« La naissance du monde selon les traditions lao », 1959), celles de la Nang Oua-Nang Malong, la « princesse fille-mère » (1961), dont il montre des prolongements spécifiques à Champassak, celles d'un beaupère jaloux de son gendre aux pouvoirs surnaturels, qui évoquent la chute à venir de Vientiane, et qui font l'objet de son ouvrage Contribution à l'étude d'un cycle de légendes lau (1980). Bien qu'accomplissant un travail de philologie historique précis, il refusera de s'enfermer dans les textes et ne voudra pas leur accorder de valeur intrinsèque. Toujours, qu'il s'agisse d'annales ou de légendes, il tâchera de retrouver une tradition orale à laquelle confronter la tradition écrite, soupçonnant derrière cette dernière un travail de rationalisation ou de moralisation inspirée par le bouddhisme, donc un appauvrissement du sens. Il affectionnera, au contraire, la liberté des expressions populaires, enregistrant les sermons obscènes lors de la fête des fusées, reproduisant dans ses écrits les invocations à caractère sexuel ou les injures scatologiques, à l'opposé de toute pruderie académique. C'est du reste la mise en rapport de versions écrites et orales qui lui permettra fréquemment de comprendre la signification d'un mythe historicisé, ou de reconstituer la trame d'une légende. La démarche de l'ethnographe sera pour lui un complément indispensable à celle du philologue, et, lui reconnaissant une égale valeur, il exigera d'elle une rigueur similaire. C'est ainsi qu'à côté de toutes les histoires et légendes locales que ses collaborateurs recueilleront, il retranscrira lui-même, et traduira, des centaines d'invocations, de prières, de dictons, de chansons. S'intéressant à la pêche au palo'm, poisson géant du Mékong (qui peut atteindre deux mètres), il note, à différents niveaux du fleuve, toutes les formules qui accompagnent les rites de préparation de la pirogue, du filet, des flotteurs, celles pour écarter les mauvais esprits ou demander la protection des divers génies du fleuve, toutes les légendes faisant intervenir un palo'm, tous les dictons s'y rapportant. Étudiant les rites agraires, il recueille toutes les prières que le paysan fait, aux différents moments forts du cycle, à l'âme du riz, à la « mère du riz », aux esprits de la rizière, à ceux du buffle, mélange de récitations de gatha et de formules, bouddhiques ou non. À Xieng Khouang, présent au rituel de sacrifice d'un buffle, il enregistre dans leurs moindres détails les litanies d'invocation que profère le sacrifiant. Au total, c'est un formidable corpus de tradition orale, dont une grande part a disparu aujourd'hui au Laos même, qui est transcrit et légué par Charles Archaimbault à travers ses écrits. Mais la contribution de l'ethnologue ne s'arrête pas là. C'est dans l'observation des grands rituels, les cérémonies périodiques de chaque principauté, que son projet comparatif prend une dimension systématique. Les danses masquées des grands ancêtres Nyoeu au nouvel an à Louang Phrabang et à Xieng Khouang, qui rejouent la fondation des « chefferies », les courses de pirogues tout au long du Mékong, dont l'action symbolique réactive la migration des naga au sortir et à l'entrée de la saison des pluies, le jeu agonal du Ti K'i, sorte de jeu de hockey qui vient remémorer à Vientiane et à Xieng Khouang la lutte des conquérants lao contre les aborigènes austroasiatiques, le rituel du bôk, rituel de purification à Champassak..., toutes ces cérémonies expriment, selon Charles Archaimbault, 5. Pour toutes les références des publications indiquées, voir la bibliographie ci-après. Charles Archaimbault (1 921-2001) 11 autant d'« archétypes » de la culture lao. Archétypes, non pas au sens d'un symbolisme universel, comme chez Jung, mais plutôt envisagés comme des schemes de pensée partagés, ancrés dans une conscience collective qui définit l'identité lao. Ce sont les différentes modalités de leur mise en œuvre selon les principautés qui font apparaître des « complexes culturels » contrastés, des « sous-cultures » locales au sein de l'ensemble lao. Charles Archaimbault, tout au long de son œuvre, ne cessera d'affiner la compréhension de ces différents complexes culturels, dont il fait ressortir, dans l'analyse, les dispositifs spécifiques par la mise en relation de trois types de données : les traditions cosmogoniques propres à la principauté - ou « chefferie » - considérée, ses structures religieuses, entendues comme hiérarchie des cultes (par exemple, grands ancêtres mythiques, souverains divinisés, esprits locaux, etc.), enfin ses principaux rituels collectifs. Mais c'est en dernier ressort l'histoire, le recours aux annales locales particulièrement, qui lui permet d'expliquer ces variations, dans la cosmogonie comme dans le rituel, d'une principauté à l'autre. À cet égard, Louang Phrabang et Champassak se retrouvent comme aux deux extrémités d'un spectre, la première, centrée sur son souverain d'ascendance divine, incarnant une conscience sereine (comme un tranquillisant, dira-t-il, sarcastique), la seconde torturée par la mauvaise conscience historique d'une faute entachant sa dynastie, faute qu'il lui faut périodiquement expier - avec, entre les deux, Xieng Khouang, devant faire oublier une traîtrise attribuée, à tort, à l'un de ses princes, et Vientiane concentrant sur elle toutes les vicissitudes de l'histoire politique du pays. À la minutie des descriptions, au détail de l'érudition (souvent dissimulée, par discrétion, dans des notes qui vont jusqu'à décupler le volume du texte principal), répond la hardiesse, toujours parfaitement maîtrisée et assumée, des interprétations et des hypothèses, donnant à l'œuvre un profil théorique spécifique. Mais cette dimension résulte directement du travail sur le matériau brut lao, et l'on chercherait en vain chez Charles Archaimbault des positions théoriques énoncées abstraitement ou l'adhésion aux thèses d'une école particulière, et cela même si certaines influences sont ouvertement reconnues et d'autres refusées. Autant, par exemple, les développements contemporains de l'anthropologie structurale ne rencontrent aucun écho dans son œuvre, peut-être parce qu'ils laissent peu de place aux interprétations historiques, autant certains écrits annonciateurs du structuralisme ont été une source d'inspiration évidente. On peut citer sans risque Marcel Mauss, dont il applique les préceptes dans son attention aux faits et son souci du concret, mais c'est surtout le legs de Marcel Granet, génial ethnographe de la Chine ancienne, qui est patent et qu'il recueillit peut-être par le truchement de Leroi-Gourhan, élève de ce dernier. C'est à Granet qu'il emprunte notamment la notion de schemes historico-mythiques, dont il use pour caractériser les « sous-cultures » lao, notion développée dans les Danses et légendes de la Chine ancienne, un ouvrage qu'il admirait et qu'il cite à de nombreuses reprises ; c'est de Granet aussi qu'il tient cette nécessité de mettre en correspondance structurale le matériel « ritologique » et le mythologique. C'est du même peut-être qu'il a retenu la leçon d'éviter tout comparatisme trop large, et de plutôt faire voir au sein d'un même ensemble culturel des variations idéologiques. Il s'interdira ainsi, alors même qu'il invoque régulièrement l'importance des « substrats » t'ai et pré-t'ai (môn-khmer) dans la culture lao, des développements comparatifs trop poussés avec les autres sociétés taï comme avec le monde austroasiatique proche. D'un autre côté, il faut rappeler que, lecteur passionné de Freud, il fait un usage fréquent de la psychanalyse, convoquée en renfort de ses interprétations tout au long de l'œuvre, usage qui culmine dans les conclusions de Contribution à l'étude d'un cycle de légendes lau. Pour avoir pu suivre certaines cérémonies dans le temps et l'espace sur plusieurs années, Charles Archaimbault apporte, par ailleurs, une contribution capitale à la compréhension de ce qu'est un rituel, précédant certains débats théoriques actuels. L'un des 12 In memoriam premiers, il rend explicites, à côté de la répétition des rites, les adaptations, les manipulations dont ils font l'objet. Son beau livre sur la course de pirogues, assurément son écrit le plus achevé et correspondant le mieux à son programme comparatif, montre la variété de pratiques et d'interprétations dont peut être passible, selon les provinces où elle est organisée, une cérémonie, qui est la même en son fond. Mais c'est surtout à Champassak qu'il analyse le plus en profondeur les réaménagements rituels intervenus au cours de l'histoire, en faisant le sujet de sa volumineuse thèse de doctorat d'État, L'histoire et l'organisation rituelle de Basak-Campasak (1959), qu'il regretta longtemps de n'avoir pu publier6. C'est encore la récupération, au début du siècle, par le Prince de Champassak, qui se substitue aux médiums et s'octroie un rôle religieux qu'il n'avait pas auparavant, du grand rituel de purification de la principauté, le bôk, qui constitue la trame de son ouvrage The New Year Ceremony at Basak (1971). On doit noter, au passage, qu'il marquera un plus grand intérêt pour Champassak ou Xieng Khouang, principautés marquées par une histoire adverse, selon lui, que pour Louang Phrabang, trop sûre de sa légitimité. De même, alors qu'il n'aura que des rapports distants avec la famille royale, il se sentira proche de Chao Sai Kham, héritier de la famille princière de Xieng Khouang, et surtout de Chao Boun Oum, le Prince de Champassak, tous deux anciens résistants (antiJaponais) comme il l'avait été lui-même. Son amitié avec ce dernier, très engagé dans la lutte anti-communiste au moment de la guerre du Vietnam, lui sera injustement reprochée7, ce dont il restera blessé, expliquant peut-être, suite à cela, son silence trente ans durant sur les événements politiques affectant le Laos. L'écriture de Charles Archaimbault, dont le style semble fixé dès son premier article, a pour élégance première sa capacité à rendre d'emblée subtiles pour le lecteur des descriptions extraordinairement détaillées ou des notations erudites, qui seraient vite fastidieuses sous la plume d'un autre. Par-delà une langue d'un beau classicisme, qui n'exclut pas les audaces, recourant parfois à des néologismes ou au contraire à des termes désuets, le caractère démonstratif de chacun de ses écrits, où il s'agit toujours d'élucider une contradiction ou de valider une hypothèse, confère une tension problématique à la progression des textes. Ceux-ci, remis sans cesse sur le métier, chaque article étant un développement d'un autre, forment un ensemble d'une grande cohérence. Pourtant, cette œuvre serait peut-être restée confidentielle si certains chercheurs, français et anglo-saxons, n'avaient pris sur eux de mieux la faire connaître8. De fait, Charles Archaimbault ne rechercha jamais la renommée dans le monde universitaire, pas plus qu'il ne l'avait souhaitée dans la Résistance. D'un caractère entier, amical mais sachant être cassant, détestant les esprits tièdes et les faiseurs, injuste parfois, il préféra un certain isolement plutôt que de céder à ce qu'il jugeait être des compromissions. Tout en satisfaisant son goût pour la littérature ou la musique, porté par une foi qui le faisait s'intéresser de près aux théologies juives et chrétiennes, il constitua patiemment dans le recueillement de sa retraite thaïlandaise une somme sans équivalent sur l'histoire et la culture du Laos. Yves GOUDINEAU 6. Voir Jacques Lemoine, « L'œuvre de Charles Archaimbault », Aséanie, 7, juin 2001, p. 169-184. 7. « Entretiens. . . », art. cité, p. 8. 8. J. Lemoine, art. cité, p. 170. Charles Archaimbault (1921-2001) 13 Bibliographie de Charles Archaimbault Ouvrages 1970 1971 1972 1973 1973 1980 1991 La Fête du T'at : trois essais sur les rites laotiens, Vientiane, Mission française d'Enseignement et de Coopération culturelle au Laos (Série « Documents sur le Laos », n° 1), 75 p., ill. Ce livret reproduit trois articles déjà publiés : a) « Une cérémonie en l'honneur des génies de la mine de sel de Ban Во (Moyen- Laos) », p. 1-19 ; b) « La fête du T'at à Luong P'rabang », p. 20-62 ; c) « La fête du T'at à S'ieng Khwang (Laos) - Contribution à l'étude du Ti-K'i », p. 63-75. The New Year Ceremony at Basak (South Laos), with a Foreword by Lucien M. Hanks and an Afterword by Prince Boun Oum (abridged translation by Simone В. Boas), Ithaca, N.Y., Cornell University, Department of Asian Studies, South East Asia Program (Data paper, 78), XIV+137 p., ill. Comprend le texte français intégral - « La cérémonie du nouvel an à Basak (Sud Laos) » - suivi d'une postface du Prince Boun Oum, p. 63-137. La course de pirogues au Laos : un complexe culturel, Ascona, Artibus Asiae (Supplementum, 29), 128 p., 4 cartes h.-t, 24 pi. de photos h.-t. Les Trois Mondes (Traibhumi Brah R'van), [traduit par] G. Cœdès et Ch. Archaimbault, Paris, École française d'Extrême-Orient (PEFEO, 89), XVII+294 p., (inclus dans la Collection UNESCO d'œuvres représentatives, Séries orientales, Thaï). Structures religieuses lao (Rites et Mythes), préface de Jacques Lemoine, Vientiane, Éditions Vithagna (Collection « Documents pour le Laos », vol. 2), X+289 p., ill. Recueil d'articles publiés de 1956 à 1967 : « Une cérémonie en l'honneur des génies de la mine de sel de Ban Во (Moyen Laos) » ; « Luang-Prabang » ; « La fête du T'at à Luong P'rabang » ; « La fête du T'at à S'ieng Khwang (Laos) » ; « Contribution à l'étude du TiK'i » ; « Structures Religieuses au Laos » ; « La naissance du monde selon les traditions lao : le mythe de Khun Bulom » ; « Le cycle de Nang Oua-Nang Malong et son substrat sociologique » ; « Contribution à l'étude du rituel funéraire lao » ; « Les rites agraires dans le Moyen-Laos » ; « Les techniques rituelles de la pêche du palô'm au Laos ». Contribution à l'étude d'un cycle de légendes lau, Paris, École française d'Extrême-Orient (PEFEO, 119), 441 p. (dont 244 p. de textes en lao), 9 pi. de photos h.-t. Le sacrifice du buffle à S'ieng Khwang (Laos), Paris, École française d'Extrême-Orient (PEFEO, 164), XII+244 p. (dont 77 p. de facsimiles de textes en lao, vietnamien et français), 3 cartes, 37 photos. Thèse (inédite) 1959 L'histoire et l'organisation rituelle de Basâk-Càmpasàk, mai 1959, Université de Paris (Sorbonně), 703 p. Un appendice de 300 pages - incluant les rites exceptionnels et les cérémonies triannuelles ainsi que les cérémonies du Nord qui n'ont pas de parallèle dans le Sud — a été préparé depuis et est déposé aux archives de l'EFEO. 14 In memoriam Articles 1952 1956 1956 1956 1956 1957 1958 1958 1959 1959 1959 1959 1960 1961 « En marge du quartier chinois de Paris », BSEI, nouvelle série, 27/3, p. 275294. «Une cérémonie en l'honneur des génies de la mine de sel de Ban Во (Moyen Laos) (Contribution à l'étude du jeu de Ti-K'i) », BEFEO, 48/1 (1er semestre 1954), p. 221-231, 4 pi. Republié dans : a) La Fête du T'ai, Vientiane, 1970 ; b) Structures religieuses lao (Rites et mythes), Vientiane, 1973. «Les rites de la naissance», France-Asie, n° 118-120 {Présence du Royaume Lao), p. 821-824, 2 pi. h.-t. « Le sacrifice du buffle à Vat Ph'u (Sud Laos) », France-Asie, n° 118-120 {Présence du Royaume Lao), p. 841-845 ; (traduction anglaise dans FranceAsie, Kingdom of Laos: The Land of the Million Elephants and of the White Parasol, Saigon, 1959). «Les Tambours de Pagodes», France-Asie, n° 118-120 {Présence du Royaume Lao), p. 868-872 ; (traduction anglaise dans France-Asie, Kingdom of Laos: The Land of the Million Elephants and of the White Parasol, Saigon, 1959). « A preliminary investigation of the Sam Sam of Kedah and Perlis », Journal of the Malayan Branch of the Royal Asiatic Society, 30/1, p. 75-92. « Les techniques rituelles de la pêche du Palô'm au Laos », BEFEO, 49/1, p. 297-335, 10 pi. h.-t. Republié dans Structures religieuses lao (Rites et mythes), Vientiane, 1973. « Luang-Prabang », in Les Grandes Capitales du Monde, Paris, Éditions Rombaldi. Republié dans Structures religieuses lao (Rites et mythes), Vientiane, 1973. «Enquête préliminaire sur les populations Sam Sam de Kedah et Perlis (Malaisie) », BEFEO, 49/2, p. 617-630, 1 pi. h.-t. « Les rites agraires dans le Moyen-Laos », France-Asie, 160-161, sept.-oct. 1959, p. 1185-1194, et n° 162-163, nov.-déc. 1959, p. 1274-1283. Republié dans Structures religieuses lao (Rites et mythes), Vientiane, 1973. « La naissance du monde selon le bouddhisme siamois », in La naissance du monde, Paris, Éditions du Seuil (Collection « Sources orientales », 1), p. 367-381, 1 carte. «La naissance du monde selon les traditions lao: le mythe de Khun Bulom », in La naissance du monde, Paris, Éditions du Seuil (Collection « Sources orientales », 1), p. 383-416. 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Nature et société, tome 2, Paris, Klincksieck, p. 13-19. « Le Sacrifice du buffle à l'autel du T'at Luong (Wieng Càn) », Ethnos, 40/1, p. 114-149. « Les cérémonies en l'honneur des Phi f à (Phi célestes) et des Phi t'ai (Phi précieux) à Basâk (Sud Laos) », ASEMI (Asie du Sud-Est et Monde Insulindien), Bulletin du Centre de documentation et de recherche sur l'Asie du Sud-Est et le Monde insulindien (CeDRASEMI), 6/1, p. 85-1 14. «Les événements existentiels dans l'histoire de S'ieng Kwang », in Colloque d'anthropologie du CNRS. L'anthropologie en France, sous l'égide de Mme Dreyfus et M. Condominas, Paris, CNRS, p. 139-142. « Les rites d'ouverture de la mine de fer de Ban Во Mon (Laos) », BEFEO, 74, p. 369-401. « Introduction » [aux extraits de Les Trois Mondes], in Florilège de la littérature thaïlandaise, Bangkok, Duang Kamol, p. 2-7 ; (avec traduction en thaï de Sidtha Pinitpouvadol). « La terre des Prêta : les esprits en proie aux tourments » ; « La terre des hommes » ; « La terre des quatre grands rois », [extraits de Les Trois Mondes], traduit par Charles Archaimbault et relu par Sidtha Pinitpouvadol ; (texte en thaï et en français, traduction française légèrement différente de celle publiée en 1973), in Florilège de la littérature thaïlandaise, Bangkok, Duang Kamol, p. 8-62. In memoriam 16 Compte rendu 1962 [Compte rendu de] Konrád Kingshill, Ku Daeng, The Red Tomb, A Village Study in Northern Thailand, A Cornell Southeast Asia Research Project, Chieng Mai, Prince Royal's College, 1960. 310 p., dans BEFEO, 50/2, p. 569-573. Entretiens 1990 2001 Entretien avec Charles Archaimbault par Jean-Michel Minon, radiodiffusé sur RTB (Belgique), dans le cadre de l'émission « Champs libres ». « Charles Archaimbault : l'érudition et l'imaginaire du Laos (1921-2001) », entretiens avec Charles Archaimbault par Georges Condominas et Yves Goudineau, Lettre de l'AFRASE, 53 (mars), p. 1-10 (avec une bibliographie).