introduction
le pain et le Sel
Silvia Marton & Frédéric Monier
au début du mois de février 2017, la roumanie a connu ses plus grandes
manifestations de rue depuis la chute du régime communiste, fin 1989. des
foules se sont mobilisées contre les projets du gouvernement, qui tentait de
modifier la législation réprimant la corruption, dans le sens d’un assouplissement
ou d’un allègement des normes. cela aurait permis à de nombreux hommes
politiques d’échapper à des poursuites judiciaires. en France, le début
d’année 2017 a vu deux des principaux candidats à l’élection présidentielle
mis en cause, directement ou via des proches, par des poursuites judiciaires
pour des atteintes à la probité publique. la question de la corruption s’est
figée au cœur de la principale échéance électorale de la ve république. or,
contrairement à ce que pourrait laisser croire une vision trop peu critique
d’une actualité enfiévrée, cette question a une longue histoire dans chacun
des deux pays. la citation mise en exergue de ce volume est un fragment du
manifeste de l’opposition unie roumaine de 1887. elle est incluse dans l’article
« roumanie » du deuxième supplément du Grand dictionnaire universel du
XIXe siècle 1 de pierre larousse publié en 1888 et donne une lecture de la vie
1
Pierre Larousse (dir.), s. v. « Roumanie », dans Grand dictionnaire universel du xixe siècle,
Paris, Larousse, 1888, t. XVII, supplément 2, p. 1796-1797.
7
moralité du pouvoir et corruption • pups • 2017
laissons à Sa Majesté son cortège d’hommes
payés pour lui souhaiter la bienvenue. Que tout
homme indépendant fasse le vide autour de lui,
afin qu’il comprenne que le pays n’admettra
jamais la violation du pacte fondamental, mais
qu’il veut un roi de tous les roumains, non le
roi d’une coterie politique. n’allons pas à sa
rencontre. d’ailleurs, que pourrions-nous lui
offrir ? le roumain n’a plus rien dans sa sacoche,
ni pain, ni sel !
extrait du manifeste de l’opposition unie
roumaine, cité par pierre larousse,
Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1888.
politique roumaine de la décennie 1878-1888 dominée par la dénonciation
des pratiques corrompues du parti libéral. on y voit que, aujourd’hui comme
en 1887, la corruption se construit par la dénonciation et qu’elle est un ensemble
de discours critiques sur des pratiques de pouvoir et d’intérêts. ces discours, les
acteurs contemporains les formulent au nom de morales publiques en débat et
de stratégies conjoncturelles.
ce volume propose une histoire, comparée, des phénomènes désignés comme
corruption en France et en roumanie. il considère que la question, loin d’être
une constante anthropologique, est à historiciser. elle ne renvoie pas à des
pratiques spécifiques et pérennes, mais à des formes d’évaluation critique des
gouvernants ainsi que des élites économiques et financières. Topos fondateur des
cultures politiques contemporaines, la corruption est une catégorie inachevée
investie de sens toujours nouveaux, ou, pour suivre pierre rosanvallon, un
concept fondateur de nos modernités, qui en révèle les apories 2.
8
L’œiL du dictionnaire : La corruption roumaine fin de siècLe
le supplément du Grand dictionnaire de larousse publié en 1888 a la même
ambition totalisante que l’ensemble de l’entreprise éditoriale poursuivie,
après le décès du maître en 1875, par ses successeurs. l’article « roumanie »
est une chronique assez détaillée de la période suivant le congrès de Berlin
de 1878, lorsque le pays se voit reconnaître sa souveraineté. À la veille de la
parution du supplément, la roumanie traverse une crise politique majeure
– la domination parlementaire et gouvernementale des libéraux, au pouvoir
ininterrompu depuis 1876, touche à sa fin – que les auteurs de l’article
résument avec précision. ion c. Brătianu est l’homme fort du moment puisqu’il
est celui qui a présidé le gouvernement qui mena la guerre contre l’empire
ottoman, mais aussi les négociations internationales pour la reconnaissance
de la souveraineté de la roumanie. c’est ce bilan qui permet aux libéraux de
s’arroger le titre de seuls créateurs de l’état roumain moderne et de la nation,
mais aussi d’élever Brătianu au statut de mythe dès la parution de l’une de ses
premières biographies 3.
néanmoins, Brătianu est fortement critiqué même dans son propre camp
à partir de 1884 pour sa méthode autoritaire de gouvernement. adepte de
la centralisation forte de l’administration, il a concentré de plus en plus de
2
3
Pierre Rosanvallon, Pour une histoire conceptuelle du politique, Paris, Éditions du Seuil,
2003.
Anonyme, Ion C. Brătianu. Viaţa şi faptele sale. 1821-1921, s.l., Imprimeriile Independenţa,
s.d. [1921 ?].
4
5
6
7
Keith Hitchins, România. 1866- 1947, trad. George G. Potra et Delia Răzdolescu,
Bucureşti, Humanitas, 1996, p. 113-116, 120-126.
Frédéric Damé, J. C. Bratiano. L’ère nouvelle : la dictature, 2e éd., Bucureşti, Bureaux de
l’Indépendance Roumaine, 1886.
Keith Hitchins, România, op. cit., p. 123.
Titu Maiorescu, Istoria politică a României sub domnia lui Carol I [1897-1915], éd. Stelian
Neagoe, Bucureşti, Humanitas, 1994, p. 149.
9
silvia marton & frédéric monier Introduction
pouvoir entre ses mains 4. Sa coordination parfois abusive des ministères et les
remaniements très fréquents sont les pratiques les plus dénoncées. certains
observateurs contemporains vont jusqu’à parler de ses méthodes dictatoriales 5.
Ses adversaires le surnomment le « dictateur » ou le « vizir ».
les adversaires des libéraux essaient de serrer les rangs, mais sans trop
d’efficacité dans leur activité parlementaire et encore moins lors des élections
de 1883, de 1884 et de janvier 1888. en dépit de la contestation interne qui
monte et des dissidents qui renforcent les rangs de l’opposition, le parti libéral
reste discipliné, il contrôle le territoire et l’administration locale et nationale
et il obtient les majorités parlementaires dont il a besoin, notamment par le
recours aux candidats officiels et par l’influence de l’administration locale sur
les électeurs des collèges censitaires.
Sans la contribution des dissidents libéraux, l’opposition unie n’aurait pas
pu se former. elle arrive même à présenter des candidatures aux élections
parlementaires de janvier 1888. elle réunit, aux côtés des dissidents, des libéraux
modérés de Moldavie et les conservateurs, notamment les libéraux-conservateurs
rassemblés autour de lascăr catargiu, et les conservateurs de Junimea. le bras
de fer entre le gouvernement et l’opposition atteint son apogée à partir de la
fin de 1886. dans la presse et au sein du parlement, le gouvernement Brătianu
et ses pratiques « dictatoriales », abusives et « corrompues » sont dénoncés avec
violence. le roi aussi tombe sous les coups de la critique. À tel point qu’un
dissident libéral, Gheorghe panu, accuse le roi d’abuser de ses prérogatives et
de permettre à ses ministres d’ignorer la constitution. panu est condamné pour
calomnie contre le roi en 1887. il échappe à sa condamnation à deux ans de
prison en s’exilant à paris 6.
la violence verbale est accompagnée de violence physique, comme l’attentat
manqué contre Brătianu en septembre 1886 ou la mise à sac des locaux des
journaux de l’opposition le lendemain de l’attentat, comme on peut le lire
dans l’article du Dictionnaire. les conservateurs sont convaincus que le saccage
a été organisé par la mairie de Bucarest et avec l’assentiment de la police 7. les
violences de rue se multiplient elles aussi, comme lors de la consécration de
l’église métropolitaine de iași au début de mai 1887, en présence du roi. le
manifeste de l’opposition unie de iași – dont les dernières lignes sont en exergue
de ce volume – est publié par les journaux de l’opposition quelques jours avant
10
la visite royale 8. le manifeste invite les citoyens de iași, plus précisément les
« caractères indépendants », à ne pas se rendre au-devant du roi qui ne mérite
plus le geste traditionnel de bienvenue, le pain et le sel. la toute dernière ligne
du texte, « le roumain n’a plus rien dans sa sacoche, ni pain, ni sel », est une
invitation à boycotter un roi asservi aux libéraux, et exprime l’exaspération de
l’opposition devant la détresse économique du pays. le manifeste dénonce
la « décadence morale et matérielle » du pays et la transformation de la
constitution en « parodie », « une lettre morte ».
les libéraux sont certes la cible de la critique. Mais le manifeste est avant
tout l’expression de la déception causée par le roi charles qui « regarde et
se tait ». c’est lui le coupable moral de l’état des choses. les expressions les
plus fortes sont utilisées pour dénoncer la « coterie politique » à laquelle est
asservi le roi : elle se maintient au pouvoir par des illégalités, des abus, la fraude
électorale, le favoritisme et elle permet « l’arbitraire » et « l’anarchie » dans tous
les domaines. les journaux de l’opposition dénoncent « l’enthousiasme de
commande du peuple artificiel 9 » et la présence de l’armée dans les rues de iași.
ils décrivent avec force de détails l’absence d’enthousiasme des habitants et les
sifflements désapprobateurs à l’adresse du roi. la visite royale si mal reçue est
une nouvelle opportunité de souligner que le roi est devenu « un homme de
parti », « collectiviste » donc, le « roi de la minorité ».
parmi les signataires du manifeste, des hommes politiques, conservateurs de
longue date, mais aussi libéraux dissidents. la ville de iași est, selon le préfet de
police, « le nid » de l’opposition au gouvernement 10. le manifeste est signé par
des professeurs de l’université. le ministre des cultes et de l’instruction exige un
procès à leur encontre et leur destitution, mais le jury de l’université se déclare
incompétent. les accusés deviennent des héros de l’opposition 11. ils publient
une brochure dont le titre résume les critiques de l’opposition : Le Régime de la
corruption et de la terreur ou le Gouvernement de I. C. Brătianu 12.
au moment même où le roi prononce son discours à l’ouverture de la session
ordinaire des chambres en novembre 1887, l’opposition unie distribue un
manifeste, qui en appelle au roi pour sauver le système constitutionnel et « la
liberté d’expression de la volonté des électeurs » devant l’alternative « affreuse »
8 Par exemple dans Lupta (journal du dissident libéral Gheorghe Panu), le 19 avril 1887.
9 Epoca, le 24 avril 1887.
10 Apostol Stan et Mircea Iosa, Liberalismul politic în România. De la origini pînă la 1918,
Bucureşti, Editura Enciclopedică, 1996, p. 253.
11 L’épisode est décrit par le conservateur Titu Maiorescu (Istoria politică a României sub
domnia lui Carol I, op. cit., p. 149-150).
12 Gheorghe Mîrzescu et Miltiade Tzony, Regimul corupției și al terorii sau Guvernul lui
I. C. Brătianu, Iași, Tipografia Națională, 1888, reproduite dans Titu Maiorescu, Istoria
politică a României sub domnia lui Carol I, op. cit., p. 150.
france-roumanie : cLichés cuLtureLs et histoire comparée
l’article « roumanie » du supplément de 1888 au Grand dictionnaire universel
du XIXe siècle de 1875 traduit un jeu de miroir culturel : c’est le regard que la
France républicaine pose sur les parties orientales de l’europe 14.
l’article initial, dans l’édition de 1875, se veut, chiffres et statistiques à l’appui,
aussi précis que possible comme il sied à un dictionnaire des savoirs. néanmoins,
il pose un regard condescendant sur la roumanie. on y trouve une imbrication
de jugements sociaux, normatifs même dans les paragraphes portant sur la
géographie et la configuration du territoire. Quelques commentaires sur les
13 Titu Maiorescu, Istoria politică a României sub domnia lui Carol I, op. cit., p. 151-152.
14 Pierre Larousse (dir.), s. v. « Roumanie », dans Grand dictionnaire universel du xixe siècle,
op. cit., 1875, t. XIII, p. 1452-1457.
11
silvia marton & frédéric monier Introduction
dans laquelle le pays est embourbé, le « despotisme » ou la « révolution » 13.
le manifeste dénonce surtout le gouvernement libéral « prévaricateur »,
la « corruption » et le « cynisme de la force brutale » qui le maintiennent au
pouvoir. il exige que le roi ne confie plus l’organisation des élections à un
gouvernement qui en fait au mieux « une parodie honteuse », au pire « un
drame sanglant ».
alors que Brătianu se retire de la vie publique en 1888, les conservateurs forment
le nouveau gouvernement et ils préparent les élections de septembre 1888 après
la dissolution du parlement par le roi. Sans aucune surprise, les résultats des
élections donnent la majorité aux différents groupes conservateurs. en l’espace
de quelques mois, la majorité change radicalement. c’est une illustration de la
nature fonctionnelle des pratiques « corrompues » et de la vision pragmatique
que les partis et les électeurs censitaires ont des élections. c’est également une
manière acceptée de mettre fin à une crise politique, comme celle de 1887-1888.
le parti libéral et le parti conservateur acceptent les règles du système politique
sur l’alternance au pouvoir. le monarque dispose du pouvoir constitutionnel de
dissoudre les deux chambres à tout moment et ainsi de provoquer la démission
du gouvernement, nommer et révoquer ses ministres. au cours des élections
organisées par le nouveau ministre de l’intérieur, le nouveau gouvernement
s’assure d’avoir une majorité. ainsi, le nouveau gouvernement ne dépend pas de
la majorité parlementaire, mais de la volonté du monarque ou des disputes au
sein du parti pressenti pour former le cabinet, alors que la majorité parlementaire
est l’expression de la volonté du gouvernement. comme il y a un accord entre
les deux partis et le monarque, l’influence et la fraude électorale deviennent une
méthode acceptée pour assurer l’équilibre et la stabilité politiques.
12
coutumes, les pratiques et la langue des roumains laissent voir les éléments du
fond culturel commun à l’époque de pierre larousse, marquée par la domination
occidentale sur le monde et par la conviction que la France est, comme on peut
le lire dans l’article du même nom, « au premier rang des états civilisés 15 ». la
comparaison explicite et implicite avec la France est omniprésente. tout aussi
présente est la frontière entre la France « civilisée » et l’est « barbare ».
on ne s’étonne pas de voir que la France est favorisée par la comparaison. par
contraste, la roumanie est le pays du « sans » ou, au mieux, des contrastes les plus
saillants. dans le manifeste de l’opposition, repris dans le supplément de 1888, la
roumanie est la proie d’une « coterie politique » alors que le désastre économique
le plus grave, la « sacoche » du roumain étant vide, règne dans un pays abandonné
par son roi. un fragment d’un ouvrage de Gustave le clerc, membre de la mission
militaire française à Bucarest, figure dans l’édition de 1875 du Dictionnaire :
« un prince sans palais, un clergé sans morale, une académie sans membres, une
bibliothèque sans lecteurs, d’immenses rues sans maisons, de splendides logis et
de viles chaumières, de magnifiques promenades et d’immondes cloaques, de
l’eau partout, pas de fontaines, une rivière sans quais ni ponts […] 16 ». Mais c’est
néanmoins un pays avec un code civil « calqué » sur le code civil français, qui
« remplaça l’informe législation qui avait jusque-là régi le pays 17 ». la constitution
de 1866 est jugée comme « très libérale ». « Sous beaucoup de rapports, expliquet-on au lecteur français, [elle] est une des plus libérales de l’europe ; mais elle est
soigneusement éludée par le gouvernement 18. »
dès les années 1820, les processus progressifs de sortie de la suzeraineté
ottomane et de modernisation ont fait une place de tout premier choix à la
référence française dans les principautés roumaines. la France a joué le rôle
d’un « modèle » archi-présent dans les projets des quarante-huitards et dans la
pensée des hommes politiques et de l’intelligentsia libérale 19. en cette seconde
moitié du xixe siècle, au moment où la nation roumaine tâche de se doter d’une
structure étatique moderne, l’importance conférée à la France reste majeure.
elle a servi de modèle d’inspiration à une élite roumaine en quête, depuis le
tout début du xixe siècle, de « modèles occidentaux » à suivre. la France a été
vue par les contemporains comme un instrument de rénovation de la langue,
des institutions ou encore des idéologies républicaines ou libérales.
15 Pascal Ory, s. v. « Pierre Larousse », dans Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.),
Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2007, p. 1217.
16 Pierre Larousse (dir.), s. v. « Roumanie », art. cit., p. 1452.
17 Ibid.
18 Ibid., p. 1453.
19 Raluca Alexandrescu, Difficiles modernités. Rythmes et régimes conceptuels de
la démocratie dans la pensée politique roumaine au xixe siècle, Bucureşti, Editura
Universității din Bucureşti, 2015.
20 Alexandru D. Xenopol, Influenţa franceză în România, actes de la conférence à l’Athénée
roumain, Bucureşti, I. G. Haimann Librar Editor, 1887.
21 Pompiliu Eliade, De l’influence française sur l’esprit public en Roumanie. Les origines,
Paris, Ernest Leroux, 1898.
22 Cécile Folschweiller, Philosophie et Nation. Les Roumains entre question nationale et
pensée occidentale au xixe siècle, Paris, Honoré Champion, 2017.
23 Id., « L’œuvre et l’activité d’Émile Picot entre France et Roumanie », dans Antoine
Marès (dir.), La France et l’Europe médiane. Médiateurs et médiations, Institut d’études
slaves, 2016, p. 97-111 ; Cristian Ploscaru, « Câteva consideraţii privind influenţa franceză
asupra culturii politice din Principatele române în primele patru decenii ale veacului al
xix-lea », Studii şi materiale de istorie modernă, vol. 25, 2012, p. 45-79.
13
silvia marton & frédéric monier Introduction
la conférence de l’historien alexandru d. Xenopol de 1887, intitulée
« l’influence française en roumanie », est l’un des premiers témoignages
de la mythisation de l’influence française sur la culture et la politique de la
roumanie 20. Quelques années plus tard est publié l’ouvrage, aujourd’hui
classique, de pompiliu eliade, en français et en France 21. c’est le meilleur
exemple de raisonnement en termes d’influence à sens unique. depuis la fin
du xixe siècle, la référence à un « modèle français », qui est toujours étroitement
associée au processus de construction nationale en roumanie, fait rarement
l’objet d’une mise en perspective critique. elle reconduit dès lors certaines
évidences pourtant discutables, comme l’idée d’un caractère exclusif de la
relation franco-roumaine (la France comme seul modèle d’une roumanie en
quête de modernité) ou celle de sa stricte unilatéralité (influence s’exerçant de
la France à la roumanie en excluant tout effet de feedback). elle occulte l’idée
que la France a été vue comme un élément de légitimation interne et qu’il y a
eu adaptation.
la sélection des éléments considérés comme spécifiques au « modèle français »
a été faite selon les besoins, les stratégies et les grilles de lecture et de réception
des élites roumaines. celles-ci l’ont aussi dénoncée et certains conservateurs
roumains ont créé ainsi la légende noire du libéralisme. pendant la plus ample
controverse intellectuelle de la seconde moitié du xixe siècle, les membres
les plus éminents du cercle intellectuel conservateur Junimea accusent le
système politique et culturel roumain moderne et libéral d’être le résultat de
l’importation du modèle occidental, notamment français, et donc en décalage
radical avec la réalité roumaine : ce fut le point de départ de la dénonciation de
la culture roumaine moderne comme exogène 22. les emprunts, les circulations,
les points de rencontre, les transferts et les médiations entre les deux espaces
sont beaucoup plus complexes au xixe siècle 23. les influences et les références
intellectuelles et idéologiques françaises, allemandes et européennes sont
très souvent concomitantes et portées par des intermédiaires surprenants,
par exemple comme l’influence française qui est portée par l’administration
tsariste lors de l’occupation russe des principautés roumaines au début des
14
années 1830, ou encore la pensée de Johann Gottfried Herder, découverte par
les quarante-huitards valaques à travers les écrits de Jules Michelet. les silences
aussi sont beaucoup plus complexes. les grands débats qui ont défini les régimes
politiques français et les failles idéologiques majeures, comme par exemple les
tensions entre cléricalisme et anticléricalisme ou encore l’affaire dreyfus, sont
restés tout simplement marginaux, voire inaperçus dans l’espace roumain.
en résulte une image à laquelle il faut certes reconnaître une forte performativité
historique, mais qui est peu satisfaisante d’un point de vue heuristique : celle
d’une France indiquant avec assurance la voie du progrès et de la modernité
politique, la roumanie « archaïque » figurant le copiste studieux à défaut d’être
à la hauteur. l’historiographie roumaine s’en tient trop souvent à l’illusion
d’une parfaite translation, avec tout ce que cela suppose de simplifications
concernant aussi bien la représentation du « modèle » (la France réduite à son
visage universaliste) que celle de la copie (la roumanie en élève appliquée) 24.
aller au-delà du cliché du transfert à sens unique signifie aussi rejeter le
comparatisme d’espaces clos, qui présuppose des entités nationales figées. c’est
ce type de regard que propose l’édition de 1875 du Dictionnaire qui abonde
en citations et références aux ouvrages sur la Moldo-valachie publiés par des
voyageurs, membres du corps diplomatique, militaires ou historiens français.
la liste bibliographique présente à la fin de l’article « roumanie » est d’ailleurs
longue. l’historiographie roumaine est quant à elle forte d’une longue tradition
d’exploitation scientifique des récits de cette catégorie si éclectique désignée
par le vocable collectif voyageurs étrangers, parmi lesquels les Français, en grand
nombre, occupent une place importante. des études récentes, tout en acceptant
la catégorie et le comparatisme, soulignent néanmoins les écarts culturels, les
partis-pris sociaux et idéologiques et même la volonté plus ou moins explicite
d’exoticisation inhérente à de tels récits 25.
une contribution à une histoire européenne de La corruption
ce volume, dédié à une approche comparée franco-roumaine des
phénomènes de corruption politique, cherche plus largement à saisir la
24 Alexandru Zub et Dumitru Ivănescu (dir.), Franța, model cultural și politic, Iași, Junimea,
2003.
25 Lidia Cotea (dir.), Vers l’Orient européen. Voyages et images. Pays roumains, Bulgarie,
Grèce, Constantinople, Bucureşti, Editura Universităţii din Bucureşti, 2009, p. 145-264 ;
Irina Gavrilă (dir.), « Celălalt autentic ». Lumea românească în literatura de călătorie (18001850), Bucureşti, Oscar Print, 2010 ; id., Frontierele necunoscutului. De la vest spre est
prin Ţările Române : impresii de călătorie (secolul xix), Bucureşti, Oscar Print, 2011 ; Ileana
Cazan et Irina Gavrilă (dir.), Societatea românească între modern și exotic văzută de
călătorii străini (1800-1847), Bucureşti, Oscar Print, 2005.
formation et l’évolution des systèmes de valeurs publiques et des morales
civiques. l’étude historique et sociologique de ces questions s’intègre dans un
champ de recherches très cohérent, défriché depuis le début des années 2000.
ce renouveau historiographique a modifié en profondeur les perspectives
scientifiques 26. plusieurs travaux collectifs, portés par des chercheurs allemands,
anglais, néerlandais et français, ont permis de dresser un état des lieux et de
renouveler les approches à partir de 2003 27. cette évolution s’est fait également
sentir dans des travaux récents consacrés à des sociétés d’europe centrale et
orientale, comme la roumanie et la Hongrie 28. des recherches fructueuses y
ont été menées ces dernières années sur la mobilité sociale et les rapports de
pouvoir entre les couches sociales, en y incluant le patronage aristocratique
et de la bourgeoisie, l’éducation et la mobilité des élites 29. cette nouvelle
historiographie roumaine a également porté attention à la formation du corps
15
silvia marton & frédéric monier Introduction
26 Jens Ivo Engels et Frédéric Monier, « Pour une histoire comparée des faveurs et de la
corruption : France et Allemagne, xixe-xxe siècles », dans Jens Ivo Engels, Frédéric Monier
et Natalie Petiteau (dir.), La politique vue d’en bas. Pratiques privées et débats publics
(xixe-xxe siècles), Paris, Armand Colin, 2012, p. 127-148 ; Frédéric Monier, « La corruption
politique : une histoire européenne », Cahiers Jaurès, vol. 3, n° 209, 2013, p. 3-13.
27 Emmanuel Kreike et William Chester Jordan (dir.), Corrupt Histories, Rochester,
University of Rochester Press, 2004 ; Arne Karsten et Hillard von Thiessen (dir.), Nützliche
Netzwerke und korrupte Seilschaften, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006 ;
John Kennedy, Pieter Wagenaar et al. (dir.), « The Genesis of Public Value Systems »,
Public Voices, vol. 10, n° 2, 2008 ; Jens Ivo Engels, Andreas Fahrmeier et Alexander
Nützenadel (dir.), Historische Zeitschrift, supplément au numéro 48, « Geld, Geschenke,
Politik. Korruption im neuzeitlichen Europa », München, Oldenbourg, 2009 ; Niels Grüne
et Simona Slanicka (dir.), Korruption. Historische Annäherungen an eine Grundfigur
politischer Kommunikation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2010 ; Ronald G. Asch,
Birgit Emich et Jens Ivo Engels (dir.), Integration, Legitimation, Korruption. Politische
Patronage in Früher Neuzeit und Moderne, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2011 ; Toon
Kerkhoff, Ronald Kroeze et Peter Wagenaar (dir.), « Corruption and the Rise of Modern
Politics », Journal of European Modern History, vol. 11, n° 1, 2013 ; Frédéric Monier,
Olivier Dard et Jens Ivo Engels (dir.), Patronage et corruption politique dans l’Europe
contemporaine, Paris, Armand Colin, 2014 ; Olivier Dard, Jens Ivo Engels, Andreas
Fahrmeir et Frédéric Monier (dir.), Scandales et corruption à l’époque contemporaine,
Paris, Armand Colin, 2014 ; Jens Ivo Engels, Andreas Fahrmeir, Frédéric Monier et Jens
Ivo Engels, Andreas Fahrmeir (dir.), Krumme Touren in der Wirtschaft. Zur Geschichte
ethischen Fehlverhaltens und seiner Bekämpfung, Köln, Böhlau, 2015 ; Jens Ivo Engels,
Andreas Fahrmeir et Frédéric Monier et Cesare Mattina (dir.), Stadt, Macht, Korruption,
Stuttgart, Franz Steiner [à paraître].
28 András Cieger, Politikai korrupció a Monarchia Magyarországán, Budapest, Napvilág,
2011.
29 Constanța Vintilă-Ghițulescu, Evgheniți, ciocoi, mojici. Despre obrazele primei modernități
românești (1750-1860), București, Humanitas, 2013 ; Cristian Ploscaru, Originile « Partidei
nationale » din Principatele române. Sub semnul « politicii boierești » (1774-1828), Iași,
Editura Universității Alexandru Ioan Cuza, 2013 ; Judit Pál et Vlad Popovici (dir.), Elites and
Politics in Central and Eastern Europe (1848-1918), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2014 ;
Alexandra Iancu, « Knowledge and Power in the Romanian Case. University Education
and its Legitimising Force, 1866-2010 », dans Florian Bieber et Harald Heppner (dir.),
Universities and Elite Formation in Central, Eastern and South Eastern Europe, Wien,
Lit Verlag, 2015, p. 111-129.
16
préfectoral et à son rôle au milieu d’un réseau clientélaire et partisan 30. Quant à
la corruption au sens courant du terme, elle a inspiré des analyses ponctuelles
d’affaires de corruption survenues durant l’entre-deux-guerres et enfin des
études des fraudes électorales et des rapports de patronage dans la constitution
des partis politiques modernes 31.
ce renouveau des perspectives et des études a eu des effets extrêmement
bénéfiques, et s’est traduit par l’essor d’une histoire et d’une sociologie historique
de la corruption, qui ont pris des distances à l’égard d’approches normatives.
d’ailleurs, les questions de définition, récurrentes en sciences politiques,
traduisaient souvent l’existence de difficultés 32. Histoire et sociologie historique
de la corruption, quelquefois réputées constructivistes, ont permis de les
résoudre. pourtant, des questions importantes sont restées sans réponses réelles
et parmi elles, le fait de savoir si les évolutions historiques sont communes à
différents pays : les processus de dénonciation de la corruption, de modernisation
des états et de création de morales publiques sont-ils comparables ? cette
question implique de savoir s’il y a eu des tendances générales, dans l’histoire de
la corruption à l’échelle d’un continent, ici l’europe.
les recherches comparatives, entre Grande-Bretagne et allemagne, et surtout
entre allemagne et France, sont très récentes 33. une seule synthèse a été publiée :
due à Jens ivo engels, elle rend intelligibles les évolutions de la corruption
politique, entre la fin du xviiie siècle et le début du xxe siècle 34. elle démontre
aussi l’existence de processus similaires, sinon apparentés, et de discontinuités
qui interviennent aux mêmes moments dans l’ensemble de l’europe de l’ouest,
30 Andrei Florin Sora, Servir l’État roumain. Le corps préfectoral (1866-1940), București,
Editura Universității din București, 2011 ; id., « La politisation de la fonction de préfet
dans la Roumanie moderne, 1866-1916 », dans Silvia Marton et Constanța VintilăGhițulescu (dir.), Penser le xixe siècle. Nouveaux chantiers de recherche, Iași, Editura
Universității Alexandru Ioan Cuza, 2013, p. 199-218.
31 Mihai Chioveanu, « Afacerea Škoda », Sfera Politicii, vol. 8, n° 84, 2000, p. 16-20 ; Cristian
Preda, Rumânii fericiți. Vot și putere de la 1831 până în prezent, Iași, Polirom, 2011 ; Silvia
Marton, « Patronage, représentation et élections en Roumanie de 1875 à 1914 », dans
Frédéric Monier, Olivier Dard et Jens Ivo Engels (dir.), Patronage et corruption politiques
dans l’Europe contemporaine, op. cit., p. 141-166 ; Silvia Marton, « Becoming Political
Professionals. Members of Parliament in Romania, 1866-1914 », dans Judit Pál et Vlad
Popovici (dir.), Elites and Politics in Central and Eastern Europe, op. cit., p. 267-280.
32 Mark J. Farrales, « What is Corruption? A History of Corruption Studies and the Great
Definitions Debate », San Diego, University of California, 2005, https://papers.ssrn.
com/sol3/Papers.cfm?abstract_id=1739962, mis en ligne le 15 janvier 2011, consulté le
11 avril 2017.
33 En plus des travaux cités en note 26, voir Franck Bösch, Öffentliche Geheimnisse.
Skandale, Politik und Medien in Deutschland und Großbritannien, 1880-1914, München,
Oldenbourg, 2009 ; Cahiers Jaurès, vol. 3, n° 209, « La corruption et ses critiques : des
débats en Europe vers 1900 », 2013.
34 Jens Ivo Engels, Die Geschichte der Korruption: Von der frühen Neuzeit bis ins 20.
Jahrhundert, Frankfurt am Main, S. Fischer, 2014.
17
silvia marton & frédéric monier Introduction
de l’espagne à l’allemagne, et de la Grande-Bretagne à l’italie. ces avancées
scientifiques très récentes soulèvent, du coup, des interrogations. ces
processus historiques, mis en évidence dans la partie occidentale du continent,
s’observent-ils également dans sa partie orientale ? le modèle culturel français
en roumanie, mythifié à Bucarest comme à paris, valait-il aussi en matière de
probité publique ? comment la société politique roumaine, élites en tête, s’estelle approprié ces valeurs publiques en voie de transformation ? et, surtout,
qu’en est-il allé des pratiques d’influence, d’intérêts et de pouvoir dans les deux
pays ? en quoi la construction d’états contemporains a-t-elle modifié la micro
politique et les médiations sociales discrètes ou dissimulées qui les encadrent ?
ces interrogations guident les contributions réunies dans ce livre collectif, dont
l’ambition est de tenter une histoire comparée à grande échelle, entre deux
sociétés européennes à la fois éloignées et proches.
cette distance mentale et sociale entre les deux pays mérite d’être retracée et
expliquée, car les évolutions actuelles, depuis les années 1990, ont conduit à une
politique volontariste de convergence politique au sein de l’union européenne.
ce processus récent est aussi inédit sous cette forme. il a pour corollaire
l’irruption de la question de la corruption dans les agendas des instances
internationales et des gouvernements à la charnière des xxe et xxie siècles. cela
contraste d’une manière tranchée avec la grande hétérogénéité de situations
sociales et politiques qui caractérisaient l’europe des xviie et xviiie siècles.
c’est vrai, en particulier, entre l’europe orientale sous domination ottomane,
et l’europe occidentale. pour autant, il serait infondé, réducteur et inexact
d’assimiler les évolutions successives qui ont eu lieu, de la fin du xviiie siècle
à la fin du xxe siècle, à l’histoire d’une assimilation, par les sociétés d’europe
orientale, de théories et de pratiques de bon gouvernement inventées dans
l’ouest du continent. ainsi, les normes européennes actuelles, qui définissent
et répriment la corruption politique, sont souvent conçues par leurs promoteurs
comme un modèle venu de l’europe du nord-ouest, qui s’étendrait par vagues
concentriques jusqu’aux extrémités orientales et méridionales du continent,
vers des sociétés encore aujourd’hui réputées pour leur archaïsme supposé et
leur corruption endémique. il s’agit de représentations-écrans, qui légitiment
des objectifs politiques, et qui recouvrent des processus historiques autrement
plus complexes.
c’est pour répondre à ces interrogations qu’a été élaboré un projet bilatéral
intitulé « corruption et politique en France et en roumanie à l’époque
contemporaine », dont ce volume est issu. ce projet, qui a associé des historiens
et des politistes français et roumains, a bénéficié du soutien matériel et
financier de plusieurs institutions en 2015-2016, parmi lesquelles le ministère
français des affaires étrangères, le ministère roumain de l’éducation, le
18
new europe college, l’institut d’études avancées de Bucarest et l’université
d’avignon. ce programme a réuni des chercheurs autour de plusieurs postulats
scientifiques, dont ce livre collectif porte la trace. ces hypothèses interprétatives,
discutées au fil des chapitres, présentent quelques traits saillants.
un premier postulat est que l’historicisation de la question de la corruption
implique de la penser dans la longue durée, depuis les sociétés d’ancien régime
des xviie et xviiie siècles, jusqu’aux sociétés actuelles au début du xxie siècle. le
profond renouveau historiographique intervenu dans les études à partir des
années 2000 a fait surgir des débats, entre historiens allemands, néerlandais
et suisses notamment, sur la permanence ou les discontinuités historiques de
ces phénomènes. pour simplifier, la discussion a porté sur le fait de savoir si, à
partir de la deuxième moitié du xviiie et au début du xixe siècle, ces questions
ne changeaient pas de signification. la corruption n’était évidemment pas
ignorée par les sociétés d’ancien régime. À partir du xviiie siècle, l’extension
de la notion de corruption et de son champ d’application, revendiquée par les
lumières, aurait servi de prélude à un changement de contenu et de sens. le
jugement des abus aurait cessé d’être rapporté à un système de normes souvent
ambivalent, dominé par le prince, et aurait peu à peu été assimilé à une atteinte
à l’intérêt public, ce qui rendait la corruption inexcusable par principe. À la
fin du xviiie siècle, la dénonciation de la corruption alimentait en europe des
critiques du mode de gouvernement, voire cautionnait des revendications
radicales : un changement de souverain. la corruption serait ainsi devenue un
concept central des débats publics sur la légitimité des gouvernants. cela aurait
facilité la politisation d’un nombre croissant d’européens. cette hypothèse
d’une évolution profonde, dans le sens d’une transformation de la corruption
en concept politique entre le xviiie et le xixe siècle, méritait d’être discutée.
deuxième postulat, la corruption est considérée comme un ensemble de
discours et de jugements portés sur des pratiques de pouvoir, d’influence et
d’intérêts, qui varient selon les lieux et les moments. en somme, dans le Banat
sous domination habsbourgeoise au début du xviiie siècle, qu’étudie dans ce
livre Benjamin landais, et à Marseille dans les années 1980, qu’évoque cesare
Mattina, de quoi parle-t-on lorsqu’il est question de corruption ? ce partipris méthodologique implique d’écarter a priori toute définition à prétention
universelle. n’observer les phénomènes qu’à partir d’études très contextualisées,
voilà qui évite les risques d’anachronisme et qui immunise, en partie, contre la
tentation de ramener les études de cas historiques à de simples illustrations d’un
processus linéaire et global. ce postulat a pour corollaire une approche large
des pratiques, comme des relations sociales, désignées comme corrompues,
immorales ou vénales et improbes. cette approche vise à saisir ce qui est
qualifié de corruption par certains acteurs mais aussi ce qui est toléré. l’analyse
19
silvia marton & frédéric monier Introduction
historique contextualisée fait apparaître des seuils, où s’opèrent le partage et le
tri entre pratiques acceptées et condamnées.
cela conduit à un troisième postulat. on doit selon nous considérer que ces
questions ont deux dimensions : leur étude conduit d’un côté vers l’analyse
de techniques de pouvoir et de pratiques, discrètes ou dissimulées, de gestion
politique d’intérêts particuliers, et de l’autre côté vers une histoire culturelle
des normes, des débats, des valeurs publiques. les pratiques concernent des
allocations de faveurs, pour reprendre un terme polysémique employé dans les
sociétés d’ancien régime, où il renvoie à une forme de gouvernement par la
grâce. ces allocations de faveurs révèlent des formes particulières de relations
entre patrons ou protecteurs politiques et protégés, ou favoris. ces médiations,
qui trouvent leur origine dans les patronages princiers et aristocratiques des
sociétés d’ancien régime au xviie siècle, connaissent des transformations
considérables : les clientélismes politiques de la fin du xxe siècle, ainsi que les
formes actuelles de collusion d’intérêts entre élites, en sont les avatars. cette
histoire concrète des relations de pouvoir et d’intérêt implique de comprendre
le devenir, et les métamorphoses, des allocations de faveurs, dans ces sociétés en
général, et en particulier dans les états contemporains. À l’examen, toutes les
faveurs ne se disent et ne se pensent pas de la même manière : toutes ne passent
pas uniment pour corrompues.
en un mot, l’étude des faveurs et des médiations politiques n’épuise pas la
question de la corruption. il s’agit aussi de saisir les mots employés par les acteurs,
et, grâce à cette sémantique labile, de voir émerger des systèmes de valeurs et des
représentations de l’intérêt public. ces normes sont extrêmement variables, et leur
application sur le terrain ne va presque jamais de soi. cela vaut dans la valachie
des années 1830 étudiée ici par Bogdan Mateescu, comme dans le monde minier
français après 1945, analysé par Marion Fontaine. en somme, la recherche,
historique et sociologique, sur la corruption mène aussi en direction d’une histoire
culturelle ou intellectuelle, des débats sur la morale publique.
ce volume collectif est ainsi construit autour de ces interrogations et
hypothèses, qui forment l’ossature de ses trois parties. on a souhaité s’interroger
sur la genèse d’une question politique au xviiie et au début du xixe siècle,
avant d’aborder la question des pratiques de pouvoir et d’intérêt, telles que
les contemporains les mettent en œuvre, les pensent et les discutent. enfin, la
troisième partie est consacrée aux débats, aux critiques publiques, mais aussi
aux régulations et aux formes de répression de la corruption : toutes entendent
définir des normes pour la probité publique et le bon gouvernement. les
apports scientifiques de ce volume sont variés, comme le souligne olivier dard
dans la conclusion. il appartient, bien entendu, au lecteur de les découvrir et
de les apprécier.