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L’atelier de Frank Gehry: expériences sur mobilier

2014, Frank Gehry

Article publié dans le catalogue qui a accompagné la retrospective sur Frank Gehry au Centre Pompidou entre le 8 octobre 2014 - 26 janvier 2015. Dans Aurélien LEMONIER, Frédéric MIGAYROU (dirs.), Frank Gehry, Paris: Centre Pompidou, 2014, pp. 116-125.

L’ATELIER DE FRANK GEHRY : EXPÉRIENCES SUR MOBILIER ELIZA CULEA TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR JACQUES BOSSER « J’ai toujours eu un problème avec la couleur peinte […] nous avons tous nos petites fixations et l’une des miennes a toujours été d’utiliser le matériau naturel dans sa propre couleur1. » Frank Gehry Travaillant à partir de toute sorte de matériaux, des poteaux en bois brut des Familian ou Spiller Residences, des plaques de titane haute-performance du musée Guggenheim à Bilbao à la couverture en Ductal des « icebergs » de la Fondation Louis Vuitton à Paris, Gehry aime mettre en valeur l’esthétique propre du matériau. Si, dans son architecture, l’utilisation de ces matières peut prendre une forme structurelle ou parfois servir de simple parement, c’est dans ses projets de meubles – en particulier de chaises – que celles-ci déploient toute leur personnalité dans « une idée singulière et de continuité2 », fusionnant structure, fonction et finition. Après avoir choisi le carton pour ses expérimentations dites « d’aspect pauvre » durant les années 1970, le bois courbé pour une série commandée par Knoll (1992), l’aluminium pour les trois projets FOG (1999), Superlight (2003) et Tuyomyo (2009), ou encore les plastiques pour Heller (2004), Gehry réagit toujours en fonction du comportement propre à chacun de ces composants et teste sans relâche ses idées au cours de longues phases de prototypage. 1 116-125_FG_Dossier_DesignCS6.indd 116-117 08/08/14 15:55 SCULPTER LE CARTON 1. Jeffrey Kipnis, A Constructive Madness, États-Unis, Telos Productions, 2003, 61 minutes (minutes 32 et 33). 2. Frank Gehry, « Commentary », Frank Gehry: New Bentwood Furniture Designs, Montréal, Musée des arts décoratifs de Montréal, 1992, p. 43. 3. Marilyn Hoffman, « “Liberated” Design. Cardboard Moves in on Furniture World », The Christian Science Monitor, 19 avril 1972, p. 10. 4. En 1968, Gehry avait été sollicité pour l’aménagement intérieur de deux grands magasins Joseph Magnin en Californie. À la recherche d’une solution souple et adaptable aux changements rapides de la mode et qui mette en valeur les produits, il conçoit un espace neutre, consistant en éléments simples en contreplaqué, sièges en carton en forme de U et panneaux d’affichage « supergraphiques » en suspension. 5. Par exemple, une ouverture avait été percée à travers un mur de briques de l’atelier de Robert Irwin pour créer une entrée. À l’intérieur, l’espace immaculé et épuré était baigné de lumière tombant de deux verrières zénithales dotées d’inserts de verre légèrement colorés réalisés par Larry Bell. Le lieu ne comptait aucun siège, à l’exception de ceux réservés aux intervenants, et les participants étaient assis sur un îlot de cartons empilés. Une autre salle de réunion intégralement blanche, sans angles marqués, était généreusement éclairée. Une autre, avec des murs inclinés, résonnait fortement. Un quatrième espace, « Un jour, j’ai vu une pile de carton ondulé – le genre de truc avec lequel je construis mes maquettes – et je me suis mis à jouer avec, à les coller ensemble, à les découper en formes précises à l’aide d’une petite scie et d’un cutter. […] J’ai découvert que je pouvais découper ces “tranches” selon des formes géométriques ou des courbes sculpturales, un peu comme des rubans de sucre candi (ribbon candy)3. » Depuis ses souvenirs d’enfance – son père possédait une entreprise de mobilier à Toronto – ou via les quelques projets commerciaux du début de sa carrière pour lesquels il a conçu des meubles séduisants mais jetables4, Frank Gehry s’est toujours intéressé au mobilier. Après avoir fondé son agence d’architecture en 1962, il se questionne très vite sur la façon dont le bon design pourrait transformer les matériaux ordinaires et économiques du paysage urbain américain et californien en espaces et objets de qualité exceptionnelle, comme dans une démarche artistique. Alors que dans ses projets d’architecture, il est attiré par une esthétique de poteaux apparents, de treillages et de tôle ondulée, sa passion pour les matériaux courants le pousse à explorer les possibilités du carton appliqué au mobilier. En mai 1970, Edward Wortz, psychologue et directeur du département de biologie d’une entreprise de recherche aérospatiale, organise un premier symposium (financé par la NASA) sur les critères d’habitabilité dans les missions spatiales de longue durée. Cette manifestation, qui réunit des scientifiques et des artistes, se déroule dans les ateliers de Robert Irwin, DeWain Valentine et Larry Bell à Venice en Californie. Gehry est invité à participer à la transformation des lieux en salles de réunions adaptées à la thématique choisie5, afin de stimuler les débats et de rendre les participants plus sensibles à l’impact de l’environnement sur les comportements. Chaque jour, les espaces sont entièrement reconfigurés, ce qui donne à Gehry l’occasion d’expérimenter à plus grande échelle et à un rythme accéléré les applications du carton aux cloisonnements, aux sols et au mobilier. Peu après, dans un atelier adjacent à son agence, il commence à coller ensemble, en alternant leur sens, des feuilles de carton ondulé laminé à simple cannelure. Le bloc ainsi obtenu, qu’il baptise « edgeboard », se révèle suffisamment résistant pour soutenir le poids d’une petite voiture (ill. 1). Il offre par ailleurs des qualités acoustiques impressionnantes et ses tranches résistent étonnamment à l’usage. Puis, Gehry dessine un pochoir, en reporte le tracé sur le bloc et découpe à l’aide d’une scie sauteuse un objet qui ressemble au final à une section extrudée. Comme la machine ne peut couper qu’une certaine épaisseur, chaque objet se compose de plusieurs parties collées. La forme finale est à la fois légère et rigide, en particulier lorsque ses tranches latérales sont protégées par un carton dur. Un passage au papier de verre assure un fini velouté. Grâce à cette technique, Gehry réalise de multiples projets qui aboutissent à la création d’une série de meubles économiques6 appelée Easy Edges (1969-1973). Finalement, dix-sept modèles de chaises différents sont créés – précédés d’innombrables prototypes –, ainsi que des lits, des tables et des bureaux. Perçue comme une incarnation de la culture du jetable qui se développe à Los Angeles à partir des années 1960 et une innovation contrastant avec l’esthétique machiniste moderniste dominant alors l’industrie du meuble, cette collection attire vite l’attention des distributeurs et des médias quand Bloomingdale’s commence à la commercialiser en 1972 (ill. 2). Pour son lancement, elle est présentée dans une salle spectaculaire entièrement habillée de carton monochrome brun7, rappelant les expérimentations d’immersion spatiale réalisées pour le symposium de la NASA organisé par Wortz. Tout d’un coup, les projets de Gehry sont publiés par les magazines américains et attirent plus l’attention que son architecture. Mais cette activité lui prend beaucoup de temps au détriment de ses recherches architecturales et il craint d’être réduit au statut de designer. Il met fin à cette production et ne reviendra à la fabrication de mobilier qu’à la fin de la décennie. Sous le titre de Perfect Corrugations, Bloomingdale’s rééditera cette série en 1982 avec un carton de meilleure qualité et une technologie plus raffinée8 et depuis 1989, Vitra continue à produire un petit nombre de pièces, telle la Wiggle Side Chair. 3 2 4 De 1979 à 1982, Gehry s’intéresse à nouveau au mobilier en carton, mais s’éloigne des contours nets et linéaires de son précédent projet. Dans une série intitulée Experimental Edges9, il utilise des feuilles de carton alvéolaire10 de 2 à 15 centimètres d’épaisseur qui lui permettent une expression plus brute, plus robuste. Pour un prototype de table de bureau par exemple (ill. 4), plusieurs couches sont contrecollées, 5 ELIZA CULEA 118 116-125_FG_Dossier_DesignCS6.indd 118-119 08/08/14 15:55 entièrement noir, n’était éclairé que par une seule ampoule. Voir Wortz, Edward, « Habitable Environnements », Choke, no 1, 1976, p. 20-21. 6. Un peu l’équivalent d’une Volkswagen pour le mobilier, ces meubles offraient une solution séduisante et économique aux consommateurs. Le prix moyen de production d’un siège était de 7 $. Le grand magasin Bloomingdale’s commercialisa la collection à des tarifs allant de 30 $ pour un siège, 50 $ pour un bureau et 200 $ pour une table. Voir M. Hoffman, « “Liberated” Design. Cardboard Moves in on Furniture World », op. cit. 7. Ibid. 8. Suzanne Slesin, « Born Again Cardboard Furniture », The New York Times, 22 juillet 1982, p. C1. 9. Cette série est parfois appelée Rough Edges. 10. Matériau courant utilisé dans le remplissage de portes à âme creuse. Voir Francesco Dalco, Kurt W. Forster, Arnold Hadley, Frank O. Gehry: the Complete Works, New York, Electa, 2003, p. 210. 11. Vitra produit aujourd’hui encore une version teintée de ce projet de 1980, au nom suggestif de Red Beaver (Castor rouge). 12. La société produira également sa série des lampes Fish en Formica dans les années 1980. 13. Peter Arnell, Ted Bickford (dir.), Frank Gehry. Buildings and Projects, New York, Rizzoli, 1985, p. 64. 14. F. Gehry, « Commentary », op. cit., p. 43. 15. F. Gehry, « Up Everest in a Volkswagen », Design Quarterly, no 155, printemps 1992, p. 18. 16. Le modèle Hat Trick prévu pour une distribution commerciale est un compromis financier. → les cannelures parallèles, pour constituer une masse qui est ensuite sculptée comme un bloc de marbre ou de bois. Une autre technique largement utilisée pour cette série consiste à découper des morceaux de carton de grande longueur, relativement minces et suffisamment souples pour être ensuite courbés, un peu comme des rubans de sucre candi. En associant diverses épaisseurs et différents diamètres d’alvéoles et en les désalignant parfois, une grande variété de formes devient alors possible comme dans la Bubbles Chaise Longue (ill. 5) ou le fauteuil Little Beaver (ill. 3)11. En 1986, Gehry s’associe avec New City Editions12 pour créer et commercialiser les douze pièces de la série Experimental Edges. À la différence des séries antérieures et du fait d’un processus de conception et de production particulièrement long, ces modèles ne seront jamais vendus dans les grands magasins à des prix accessibles, mais confiés à des galeries et présentés comme des œuvres d’art. Cette réalité commerciale déçoit Gehry, puisque le principal motif de son exploration du potentiel du carton était de « concevoir le mobilier économique suprême, quelque chose de vendu à faible prix et donc accessible à la grande consommation13 ». TISSER LE BOIS « L’étonnant dans ces nouveaux sièges en bois courbé est que tout le monde préfère les modèles droits. […] Les gens regardent le fauteuil Cross Check et disent “Quelle horreur ! C’est décoratif”. Mais faire des choses “décoratives” ne m’intéresse pas. Les volutes et les courbes de mes sièges sont structurelles et issues d’une nécessité. […] Le matériau illustre ainsi le continuum de l’idée14. » À plusieurs reprises, Rolf Fehlbaum, président de la société des meubles Vitra, demande à Gehry de concevoir une chaise, mais ce n’est que lorsqu’il lui confie la commande de son musée du design et d’un hall d’assemblages de sièges sur le site de l’entreprise que débutent les discussions sur la possibilité d’un nouveau modèle de meuble. Sous le regard de Fehlbaum, très conscient de la montée des préoccupations ergonomiques dans les années 1970, Gehry envisage une chaise réalisée dans un matériau unique, dont la conception structurelle intègrerait l’assise dans une forme d’un seul tenant, stable et souple15. Après le choix intuitif du bois, des difficultés techniques conduisent à abandonner le projet qui ne refait surface qu’en 1989, lorsque le fabricant de mobilier américain Knoll contacte Gehry. À la demande de l’architecte, un atelier est créé à proximité de son agence, tandis qu’un designer projet à plein temps et un prototypeur professionnel sont engagés. Inspiré des paniers de boisseau, les premiers prototypes sont réalisés par « tissage » de bandeaux de bois de placage puis de lattes étroites de lamifié d’érable plus résistantes. Grâce aux progrès des techniques de collage, les joints sont assurés par des adhésifs en polyuréthane activé par la chaleur, évitant tout goujon, écrou ou autres connexions mécaniques. Ceci permet à Gehry de créer des projets d’une expressivité matérielle aussi forte que celle de ses meubles en carton. Les minces lattes de lamifié se révèlent étonnement solides, légères et souples et sont bientôt utilisées avec succès pour la structure et l’assise, comme le montre la High Sticking Side Chair (ill. 6). Tout en prolongeant les recherches sur la façon de fabriquer le Hat Trick (ill. 7), chaise économique prévue pour une fabrication en série, Gehry continue à essayer d’épurer son projet afin d’utiliser le moins de composants possible. Pour y arriver, l’ancienne disposition orthogonale des lattes est écartée au profit d’un piétement triangulé et d’un tissage en diagonale du coussin. Ce prototype est le plus léger obtenu jusque-là, mais ses coûts de production restent trop élevés et il ne sera jamais fabriqué16. Néanmoins, cette expérience ouvre la voie au projet le plus révolutionnaire de cette série : le fauteuil Cross Checked (ill. 8) en lames de bois tissées en diagonale à double accoudoir, intégrant le dossier et l’assise en un seul mouvement. Considéré par Martin Filler comme « une composition extrêmement gracieuse dans laquelle les accoudoirs, les pieds, l’assise et le dossier délicatement courbés atteignent à une unité pratiquement ininterrompue et à une légèreté exceptionnelle17 », ce modèle représente un sommet du potentiel technique du bois lamifié courbé découvert grâce aux expérimentations de Gehry. Vers la fin de 1992, deux ans et demi après le démarrage du projet, plus de cent quinze prototypes ont été réalisés et sept modèles sont finalement retenus : quatre chaises, deux tables et wune ottomane. Bien que le processus soit encore entièrement artisanal, Gehry a déjà commencé à utiliser le logiciel CATIA pour divers grands projets architecturaux comme le Poisson de Barcelone ou 6 7 8 ELIZA CULEA 120 116-125_FG_Dossier_DesignCS6.indd 120-121 08/08/14 15:55 PLIER L’ALUMINIUM → Le coussin d’assise ne fait pas partie de la structure mais repose sur un plateau en bois lamifié. 17. Martin Filler, « Sticks and Stains », Design Quarterly, printemps 1992, p. 15. 18. F. Gehry, « Up Everest in a Volkswagen », op. cit., p. 19. 19. Patricia Leigh Brown, « With Glue Hardly Dry, This Chair’s a Classic », The New York Times, 23 janvier 1992, p. C1. 20. M. Filler, « Sticks and Stains », op. cit., p. 13. 21. Ibid, p. 15. 22. Deyan Sudjic, « Frank Gehry Reinvents the Chair », Blueprint, no 90, septembre 1992, p. 32. 23. Emeco Superlight, communiqué de presse, p. 3. 24. Elaine Louie, « Currents: Chairs by Gehry : Creased but Sleeky », The New York Times, 10 juin 1999. 25. « FOG » correspond aux initiales de l’architecte : Frank Owen Gehry. 26. Emeco est surtout connu pour la chaise Navy, conçu pour les sous-marins en 1944 et toujours produite. Sous la direction de Gregg Buchbinder, l’entreprise avait entamé une série de collaborations avec divers architectes et designers de notoriété internationale comme Philippe Starck, Norman Foster et Jean Nouvel. la Lewis Residence. Ce passage d’une méthode de travail purement analogique à l’intégration de l’optimisation numérique déborde maintenant sur ses projets de meubles. Gehry souhaite « brancher [le concept structurel] sur un ordinateur pour rationaliser les formes [et pour que] d’un point de vue d’ingénierie […] elles soient plus efficaces18 ». Knoll, qui a déjà lourdement investi dans ce projet, décide cependant de commercialiser immédiatement les sept modèles. Avant même que le premier siège ne soit vendu, une puissante campagne de pré-lancement a fait de cette gamme un « classique instantané19 ». Le Musée des arts décoratifs de Montréal organise en janvier 1992 une exposition pour présenter dix-huit prototypes et cinq des pièces produites, qui est reprise en avril par l’American Craft Museum de New York. Les sièges sont finalement mis en vente en mai de la même année. Au même moment, le Museum of Modern Art décide aussi de réunir et de présenter – en grande hâte –, quatre des pièces produites et les accueille immédiatement dans sa collection « Work in Progress ». Malgré des rumeurs de conflits d’intérêt sur les relations étroites entre certains membres du conseil d’administration du MoMA et Knoll20, l’ensemble remporte un immense succès critique. Martin Filler fait remarquer que « la réussite de l’essai de Frank Gehry […] dans la conception de mobilier est pleinement évidente, dès le premier regard » et que la collection « comprend certains des premiers meubles les plus intéressants des années 1990 ». Partout, la collection est saluée comme une étape dans l’évolution du design du mobilier moderniste dans la lignée de Michael Thonet, Alvar Aalto, Marcel Breuer et des Eames21. Deyan Sudjic écrit que « la plus grande réussite de Gehry a été de créer une série de bâtiments suffisamment forts pour redéfinir un certain courant architectural, ancré dans une idée de l’architecture considérée comme un art de l’expression de soi », ajoutant que la collection Knoll est « clairement enracinée dans la technique, la forme et la fonction » pour aboutir à « une remarquable gamme de meubles, aussi radicale dans sa redéfinition de la chaise que ses projets architecturaux l’ont été dans la redéfinition du bâti22 ». « J’ai toujours voulu concevoir un siège superléger. J’ai essayé d’extraire l’essence, de trouver le moment où la structure et la peau, l’ingénierie et la conception ne font plus qu’un. Superlight est un siège qui bouge pour s’adapter à tous les types de corps : en s’asseyant, on l’active23. » Peu après l’inauguration et le succès international du musée Guggenheim de Bilbao et de son parement de titane en 1997, Knoll souhaite traduire les nouvelles conceptions architecturales de Gehry dans un nouveau modèle de meuble24. Deux ans plus tard, la chaise et la table FOG (ill. 9)25 sont lancés, première incursion de l’architecte dans les sièges métalliques pour l’intérieur et l’extérieur. Explorant les potentialités de la fonte d’aluminium, Gehry place une fois encore la flexibilité au centre de son processus de conception. Dans le siège FOG, l’assise est fragmentée afin de mieux s’adapter au corps humain et le dossier s’incline à 5° pour offrir plus de confort. Néanmoins, ce projet ne donne pas le même sentiment d’unité que les précédents car le piètement de ce fauteuil de 8,6 kg est en tube d’acier inoxydable poli. Les expérimentations de Gehry sur les capacités techniques du métal porteront finalement leurs fruits, non pas pour Knoll, mais pour Emeco, fabricant spécialisé dans la production de mobilier en aluminium recyclé26. Le premier projet mis au point par Gehry pour cette entreprise est le Superlight de 2004 (ill. 11), siège de 2,7 kg qui se veut l’équivalent métallique de la Superleggera de Gio Ponti (1957). Il y explore l’élasticité de l’aluminium. Sa construction se compose d’une coque légère pour l’assise et le dossier et d’une ossature en tube d’une seule pièce (ill. 10). Les deux parties métalliques étant connectées par des charnières, la chaise fonctionne comme un rockingchair traditionnel permettant une oscillation avant/ arrière tandis que le piètement reste complètement immobile et garde une parfaite stabilité (ill. 12). Malgré ses qualités de résistance et sa flexibilité, elle est jugée un peu trop frêle et trop légère par le public, ce qui amène à la sortie d’un nouveau modèle de 4 kg qui rassure ses utilisateurs. À la différence des FOG, produits en nombre limité, la Superlight est encore fabriquée aujourd’hui, a remporté le prix du « Good Design » décerné par l’Athenaeum de Chicago en 2004 et fait partie des collections permanentes de design du SF-MoMA et de la Pinakothek der Moderne à Munich. 10 9 11 12 13 ELIZA CULEA 122 116-125_FG_Dossier_DesignCS6.indd 122-123 08/08/14 15:55 27. Maria Cristina Tommasini, « Tuyomyo Bench », Domus, no 925, mai 2009, p. 71. 28. CNC : commande numérique par ordinateur. 29. Frank Gehry: New Bentwood Furniture Designs, op. cit., p. 78. À la suite de cette expérience, Gehry fait de nouveau équipe avec Emeco en 2009, pour créer un banc, une pièce unique en aluminium trempé. Nommé Tuyomyo (ill. 13), signifiant « le tien le mien » en espagnol, ce projet avait déjà fait l’objet de croquis lors de la période de mise au point de la chaise Superlight. Pour Gehry, sa forme devait être « libre et légère, structurelle […] et néanmoins poétique […], un peu dangereuse27 ». Ce programme s’exprima finalement dans ce banc à deux places en quasi face-à-face. Tout en aluminium, celui-ci est composé d’une « aile » de trois mètres de long polie à la main reposant, en partie en porte-à-faux, sur une base en zigzag d’aluminium brossé. Pesant 55,4 kg, cette pièce a bénéficié à la fois du savoir-faire traditionnel d’Emeco et de sa maîtrise des technologies industrielles comme la CNC28 ou le trempage dans des fours normalement utilisés pour la fabrication de pièces pour l’aéronautique. Jamais destiné à la production de masse, ce banc était plutôt une recherche conceptuelle et l’opportunité de tester les limites de ces grandes feuilles de tôle métallique peu épaisses, en vue de futurs projets. Incarnant l’aboutissement de cinq années d’expérimentations sur l’aluminium entre l’architecte et Emeco, il fut mis aux enchères en mai 2009 au bénéfice du Leslie Gehry Brenner Award for Innovation in Science, fonds de recherche créé par Berta et Frank Gehry dans le cadre de la Fondation des maladies héréditaires, dont ils sont administrateurs-fondateurs depuis 1968. MOULER LE PLASTIQUE Selon le même schéma qu’avec Emeco pour l’aluminium, Gehry entame en 2004 une collaboration avec Heller, fabricant de meubles spécialisé dans la production d’objets en polyéthylène moulé par rotation et utilisant des résines recyclables. Fondée par Alan Heller en 1971, l’entreprise possède une longue histoire de développement de ses propres modèles, comme la Bellini Chair, sortie en 1998, ou de réédition de pièces classiques en plastique, comme le sofa Bocca de Salvador Dalí (1936) réinterprété en 1971 par le Studio 65 ou, en 1970 le Joe Sofa de Paolo Lomazzi. La philosophie de l’entreprise, axée sur le design de qualité, et prônant la production industrielle et les prix raisonnables, font écho aux propres idées de Gehry voulant créer la Volkswagen du mobilier, incarnées dans sa série Easy Edges des années 1970. Pour cette nouvelle collection, Gehry revient à l’atelier où il sculpte une myriade de petits blocs de bois dont quelques-uns sont sélectionnés, agrandis puis retravaillés (ill. 15). Sous le titre de Frank Gehry Collection, Heller réalise finalement un ensemble de meubles intérieur/extérieur sculpturaux, rappelant plusieurs projets de l’architecte dont l’ÜSTRA Office Building (1995-2001) ou le siège de l’IAC à New York (2003-2007). Composée de trois cubes, de bancs, d’une table basse, de sièges et d’un sofa, la collection est intégralement traitée en gris argent métallisé (ill. 14). Bien que l’architecte n’ait jamais travaillé sur les versions en couleur, une Bouquet Collection est également éditée dans la même gamme chromatique que celle qu’il utilise pour l’installation de la cabine téléphonique créée pour l’artiste Sophie Calle à Paris (2005-2006). En dehors du carton, du bois, de l’aluminium et des plastiques recyclés, Gehry a utilisé de nombreux autres matériaux : du plastique ColorCore pour la célèbre série de lampes Fish (1983-1986/20122013) – résultat d’un projet avec Formica –, des métaux précieux pour les collections de bijoux réalisées pour Tiffany & Co (2003-en cours) ou du laiton pour la ligne de poignées de porte créée pour le fabricant italien Valli & Valli (2003-en cours). Mais si ces nombreuses créations l’ont amené à s’intéresser à une palette toujours plus vaste de matériaux, son processus n’a jamais été aussi clair que dans ses meubles en bois courbé ou en aluminium. Résumant l’entièreté de son approche, de l’analyse technique du comportement structurel des matériaux bruts à la myriade de prototypes mis au point en atelier jour après jour, ces deux lignes mettent en valeur la phase créative qui se dissimule derrière la prouesse technique. Si le prototype en bois entièrement tissé du Hat Trick ou de la chaise Superlight incarnent déjà parfaitement le processus expérimental, le fauteuil Cross Checked donne à l’érable courbé une « expressivité lyrique29 » et le banc Tuyomyo prend une valeur « poétique ». Pour parvenir à ses fins, Gehry a su faire d’une recherche quasi intime sur les éléments structurels un outil sculptural d’auto-expression, qui illustre en fait le processus global de toute sa pratique. 14 15 ELIZA CULEA 124 116-125_FG_Dossier_DesignCS6.indd 124-125 08/08/14 15:55