L’ATELIER DE
FRANK GEHRY :
EXPÉRIENCES
SUR MOBILIER
ELIZA CULEA
TRADUIT DE L’ANGLAIS
PAR JACQUES BOSSER
« J’ai toujours eu un problème avec la couleur peinte
[…] nous avons tous nos petites fixations et l’une des
miennes a toujours été d’utiliser le matériau naturel
dans sa propre couleur1. »
Frank Gehry
Travaillant à partir de toute sorte de matériaux,
des poteaux en bois brut des Familian ou Spiller
Residences, des plaques de titane haute-performance
du musée Guggenheim à Bilbao à la couverture en
Ductal des « icebergs » de la Fondation Louis Vuitton
à Paris, Gehry aime mettre en valeur l’esthétique
propre du matériau. Si, dans son architecture,
l’utilisation de ces matières peut prendre une forme
structurelle ou parfois servir de simple parement,
c’est dans ses projets de meubles – en particulier
de chaises – que celles-ci déploient toute leur
personnalité dans « une idée singulière et
de continuité2 », fusionnant structure, fonction et
finition. Après avoir choisi le carton pour ses
expérimentations dites « d’aspect pauvre » durant
les années 1970, le bois courbé pour une série
commandée par Knoll (1992), l’aluminium pour les
trois projets FOG (1999), Superlight (2003) et Tuyomyo
(2009), ou encore les plastiques pour Heller (2004),
Gehry réagit toujours en fonction du comportement
propre à chacun de ces composants et teste sans
relâche ses idées au cours de longues phases de
prototypage.
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SCULPTER LE CARTON
1. Jeffrey Kipnis, A
Constructive Madness,
États-Unis, Telos
Productions, 2003,
61 minutes (minutes 32
et 33).
2. Frank Gehry,
« Commentary », Frank
Gehry: New Bentwood
Furniture Designs,
Montréal, Musée des arts
décoratifs de Montréal,
1992, p. 43.
3. Marilyn Hoffman,
« “Liberated” Design.
Cardboard Moves in on
Furniture World », The
Christian Science Monitor,
19 avril 1972, p. 10.
4. En 1968, Gehry avait été
sollicité pour l’aménagement intérieur de deux
grands magasins Joseph
Magnin en Californie. À la
recherche d’une solution
souple et adaptable aux
changements rapides de
la mode et qui mette en
valeur les produits, il
conçoit un espace neutre,
consistant en éléments
simples en contreplaqué,
sièges en carton en forme
de U et panneaux
d’affichage « supergraphiques » en suspension.
5. Par exemple, une
ouverture avait été
percée à travers un mur
de briques de l’atelier de
Robert Irwin pour créer
une entrée. À l’intérieur,
l’espace immaculé et
épuré était baigné de
lumière tombant de deux
verrières zénithales dotées
d’inserts de verre
légèrement colorés
réalisés par Larry Bell.
Le lieu ne comptait aucun
siège, à l’exception de
ceux réservés aux
intervenants, et les
participants étaient assis
sur un îlot de cartons
empilés. Une autre salle
de réunion intégralement
blanche, sans angles
marqués, était généreusement éclairée. Une autre,
avec des murs inclinés,
résonnait fortement.
Un quatrième espace,
« Un jour, j’ai vu une pile de carton ondulé – le genre
de truc avec lequel je construis mes maquettes –
et je me suis mis à jouer avec, à les coller ensemble,
à les découper en formes précises à l’aide d’une petite
scie et d’un cutter. […] J’ai découvert que je pouvais
découper ces “tranches” selon des formes géométriques
ou des courbes sculpturales, un peu comme des rubans
de sucre candi (ribbon candy)3. »
Depuis ses souvenirs d’enfance – son père possédait
une entreprise de mobilier à Toronto – ou via les
quelques projets commerciaux du début de sa carrière
pour lesquels il a conçu des meubles séduisants mais
jetables4, Frank Gehry s’est toujours intéressé au
mobilier. Après avoir fondé son agence d’architecture
en 1962, il se questionne très vite sur la façon dont le
bon design pourrait transformer les matériaux ordinaires
et économiques du paysage urbain américain et
californien en espaces et objets de qualité exceptionnelle,
comme dans une démarche artistique. Alors que dans
ses projets d’architecture, il est attiré par une esthétique
de poteaux apparents, de treillages et de tôle ondulée,
sa passion pour les matériaux courants le pousse à
explorer les possibilités du carton appliqué au mobilier.
En mai 1970, Edward Wortz, psychologue et directeur
du département de biologie d’une entreprise de
recherche aérospatiale, organise un premier symposium
(financé par la NASA) sur les critères d’habitabilité
dans les missions spatiales de longue durée. Cette
manifestation, qui réunit des scientifiques et des
artistes, se déroule dans les ateliers de Robert Irwin,
DeWain Valentine et Larry Bell à Venice en Californie.
Gehry est invité à participer à la transformation des
lieux en salles de réunions adaptées à la thématique
choisie5, afin de stimuler les débats et de rendre les
participants plus sensibles à l’impact de l’environnement
sur les comportements. Chaque jour, les espaces
sont entièrement reconfigurés, ce qui donne à Gehry
l’occasion d’expérimenter à plus grande échelle
et à un rythme accéléré les applications du carton
aux cloisonnements, aux sols et au mobilier.
Peu après, dans un atelier adjacent à son agence,
il commence à coller ensemble, en alternant leur
sens, des feuilles de carton ondulé laminé à simple
cannelure. Le bloc ainsi obtenu, qu’il baptise
« edgeboard », se révèle suffisamment résistant pour
soutenir le poids d’une petite voiture (ill. 1). Il offre par
ailleurs des qualités acoustiques impressionnantes
et ses tranches résistent étonnamment à l’usage.
Puis, Gehry dessine un pochoir, en reporte le tracé
sur le bloc et découpe à l’aide d’une scie sauteuse
un objet qui ressemble au final à une section extrudée.
Comme la machine ne peut couper qu’une certaine
épaisseur, chaque objet se compose de plusieurs
parties collées. La forme finale est à la fois légère
et rigide, en particulier lorsque ses tranches latérales
sont protégées par un carton dur. Un passage au
papier de verre assure un fini velouté. Grâce à cette
technique, Gehry réalise de multiples projets qui
aboutissent à la création d’une série de meubles
économiques6 appelée Easy Edges (1969-1973).
Finalement, dix-sept modèles de chaises différents
sont créés – précédés d’innombrables prototypes –,
ainsi que des lits, des tables et des bureaux. Perçue
comme une incarnation de la culture du jetable qui se
développe à Los Angeles à partir des années 1960 et
une innovation contrastant avec l’esthétique machiniste
moderniste dominant alors l’industrie du meuble, cette
collection attire vite l’attention des distributeurs et des
médias quand Bloomingdale’s commence à la commercialiser en 1972 (ill. 2). Pour son lancement, elle
est présentée dans une salle spectaculaire entièrement
habillée de carton monochrome brun7, rappelant les
expérimentations d’immersion spatiale réalisées pour
le symposium de la NASA organisé par Wortz. Tout d’un
coup, les projets de Gehry sont publiés par les magazines américains et attirent plus l’attention que son
architecture. Mais cette activité lui prend beaucoup de
temps au détriment de ses recherches architecturales
et il craint d’être réduit au statut de designer. Il met fin
à cette production et ne reviendra à la fabrication de
mobilier qu’à la fin de la décennie. Sous le titre de
Perfect Corrugations, Bloomingdale’s rééditera cette
série en 1982 avec un carton de meilleure qualité et
une technologie plus raffinée8 et depuis 1989, Vitra
continue à produire un petit nombre de pièces, telle
la Wiggle Side Chair.
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De 1979 à 1982, Gehry s’intéresse à nouveau au
mobilier en carton, mais s’éloigne des contours nets
et linéaires de son précédent projet. Dans une série
intitulée Experimental Edges9, il utilise des feuilles de
carton alvéolaire10 de 2 à 15 centimètres d’épaisseur
qui lui permettent une expression plus brute, plus
robuste. Pour un prototype de table de bureau par
exemple (ill. 4), plusieurs couches sont contrecollées,
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entièrement noir, n’était
éclairé que par une seule
ampoule. Voir Wortz,
Edward, « Habitable
Environnements », Choke,
no 1, 1976, p. 20-21.
6. Un peu l’équivalent
d’une Volkswagen pour
le mobilier, ces meubles
offraient une solution
séduisante et économique
aux consommateurs.
Le prix moyen de
production d’un siège
était de 7 $. Le grand
magasin Bloomingdale’s
commercialisa la collection
à des tarifs allant de 30 $
pour un siège, 50 $ pour
un bureau et 200 $ pour
une table. Voir M. Hoffman,
« “Liberated” Design.
Cardboard Moves in on
Furniture World », op. cit.
7. Ibid.
8. Suzanne Slesin,
« Born Again Cardboard
Furniture », The New York
Times, 22 juillet 1982, p. C1.
9. Cette série est parfois
appelée Rough Edges.
10. Matériau courant
utilisé dans le remplissage
de portes à âme creuse.
Voir Francesco Dalco, Kurt
W. Forster, Arnold Hadley,
Frank O. Gehry: the Complete
Works, New York, Electa,
2003, p. 210.
11. Vitra produit aujourd’hui
encore une version teintée
de ce projet de 1980, au
nom suggestif de Red
Beaver (Castor rouge).
12. La société produira
également sa série des
lampes Fish en Formica
dans les années 1980.
13. Peter Arnell, Ted
Bickford (dir.), Frank Gehry.
Buildings and Projects,
New York, Rizzoli, 1985,
p. 64.
14. F. Gehry,
« Commentary », op. cit.,
p. 43.
15. F. Gehry, « Up Everest
in a Volkswagen », Design
Quarterly, no 155,
printemps 1992, p. 18.
16. Le modèle Hat Trick
prévu pour une distribution commerciale est un
compromis financier. →
les cannelures parallèles, pour constituer une masse
qui est ensuite sculptée comme un bloc de marbre
ou de bois. Une autre technique largement utilisée
pour cette série consiste à découper des morceaux
de carton de grande longueur, relativement minces
et suffisamment souples pour être ensuite courbés,
un peu comme des rubans de sucre candi. En associant
diverses épaisseurs et différents diamètres d’alvéoles
et en les désalignant parfois, une grande variété de
formes devient alors possible comme dans la Bubbles
Chaise Longue (ill. 5) ou le fauteuil Little Beaver (ill. 3)11.
En 1986, Gehry s’associe avec New City Editions12 pour
créer et commercialiser les douze pièces de la série
Experimental Edges. À la différence des séries antérieures et du fait d’un processus de conception et de
production particulièrement long, ces modèles ne
seront jamais vendus dans les grands magasins à
des prix accessibles, mais confiés à des galeries et
présentés comme des œuvres d’art. Cette réalité
commerciale déçoit Gehry, puisque le principal motif
de son exploration du potentiel du carton était de
« concevoir le mobilier économique suprême, quelque
chose de vendu à faible prix et donc accessible à la
grande consommation13 ».
TISSER LE BOIS
« L’étonnant dans ces nouveaux sièges en bois courbé
est que tout le monde préfère les modèles droits. […]
Les gens regardent le fauteuil Cross Check et disent
“Quelle horreur ! C’est décoratif”. Mais faire des choses
“décoratives” ne m’intéresse pas. Les volutes et les
courbes de mes sièges sont structurelles et issues
d’une nécessité. […] Le matériau illustre ainsi
le continuum de l’idée14. »
À plusieurs reprises, Rolf Fehlbaum, président de
la société des meubles Vitra, demande à Gehry de
concevoir une chaise, mais ce n’est que lorsqu’il lui
confie la commande de son musée du design et d’un
hall d’assemblages de sièges sur le site de l’entreprise
que débutent les discussions sur la possibilité d’un
nouveau modèle de meuble. Sous le regard de Fehlbaum,
très conscient de la montée des préoccupations
ergonomiques dans les années 1970, Gehry envisage
une chaise réalisée dans un matériau unique, dont la
conception structurelle intègrerait l’assise dans une
forme d’un seul tenant, stable et souple15. Après
le choix intuitif du bois, des difficultés techniques
conduisent à abandonner le projet qui ne refait surface
qu’en 1989, lorsque le fabricant de mobilier américain
Knoll contacte Gehry. À la demande de l’architecte,
un atelier est créé à proximité de son agence, tandis
qu’un designer projet à plein temps et un prototypeur
professionnel sont engagés. Inspiré des paniers de
boisseau, les premiers prototypes sont réalisés par
« tissage » de bandeaux de bois de placage puis de
lattes étroites de lamifié d’érable plus résistantes.
Grâce aux progrès des techniques de collage, les joints
sont assurés par des adhésifs en polyuréthane activé
par la chaleur, évitant tout goujon, écrou ou autres
connexions mécaniques. Ceci permet à Gehry de créer
des projets d’une expressivité matérielle aussi forte
que celle de ses meubles en carton. Les minces lattes
de lamifié se révèlent étonnement solides, légères et
souples et sont bientôt utilisées avec succès pour la
structure et l’assise, comme le montre la High Sticking
Side Chair (ill. 6). Tout en prolongeant les recherches
sur la façon de fabriquer le Hat Trick (ill. 7), chaise
économique prévue pour une fabrication en série,
Gehry continue à essayer d’épurer son projet afin
d’utiliser le moins de composants possible. Pour y arriver,
l’ancienne disposition orthogonale des lattes est écartée
au profit d’un piétement triangulé et d’un tissage en
diagonale du coussin. Ce prototype est le plus léger
obtenu jusque-là, mais ses coûts de production restent
trop élevés et il ne sera jamais fabriqué16. Néanmoins,
cette expérience ouvre la voie au projet le plus révolutionnaire de cette série : le fauteuil Cross Checked (ill. 8)
en lames de bois tissées en diagonale à double
accoudoir, intégrant le dossier et l’assise en un seul
mouvement. Considéré par Martin Filler comme « une
composition extrêmement gracieuse dans laquelle les
accoudoirs, les pieds, l’assise et le dossier délicatement courbés atteignent à une unité pratiquement
ininterrompue et à une légèreté exceptionnelle17 », ce
modèle représente un sommet du potentiel technique
du bois lamifié courbé découvert grâce aux expérimentations de Gehry. Vers la fin de 1992, deux ans et
demi après le démarrage du projet, plus de cent quinze
prototypes ont été réalisés et sept modèles sont
finalement retenus : quatre chaises, deux tables et
wune ottomane. Bien que le processus soit encore
entièrement artisanal, Gehry a déjà commencé à
utiliser le logiciel CATIA pour divers grands projets
architecturaux comme le Poisson de Barcelone ou
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PLIER L’ALUMINIUM
→ Le coussin d’assise ne
fait pas partie de la
structure mais repose sur
un plateau en bois lamifié.
17. Martin Filler, « Sticks
and Stains », Design
Quarterly, printemps 1992,
p. 15.
18. F. Gehry, « Up Everest
in a Volkswagen », op. cit.,
p. 19.
19. Patricia Leigh Brown,
« With Glue Hardly Dry,
This Chair’s a Classic »,
The New York Times, 23
janvier 1992, p. C1.
20. M. Filler, « Sticks and
Stains », op. cit., p. 13.
21. Ibid, p. 15.
22. Deyan Sudjic, « Frank
Gehry Reinvents the
Chair », Blueprint, no 90,
septembre 1992, p. 32.
23. Emeco Superlight,
communiqué de presse,
p. 3.
24. Elaine Louie,
« Currents: Chairs by
Gehry : Creased but
Sleeky », The New York
Times, 10 juin 1999.
25. « FOG » correspond aux
initiales de l’architecte :
Frank Owen Gehry.
26. Emeco est surtout
connu pour la chaise Navy,
conçu pour les sous-marins en 1944 et toujours
produite. Sous la direction
de Gregg Buchbinder,
l’entreprise avait entamé
une série de collaborations
avec divers architectes et
designers de notoriété
internationale comme
Philippe Starck, Norman
Foster et Jean Nouvel.
la Lewis Residence. Ce passage d’une méthode
de travail purement analogique à l’intégration de
l’optimisation numérique déborde maintenant sur
ses projets de meubles. Gehry souhaite « brancher
[le concept structurel] sur un ordinateur pour
rationaliser les formes [et pour que] d’un point de vue
d’ingénierie […] elles soient plus efficaces18 ». Knoll,
qui a déjà lourdement investi dans ce projet, décide
cependant de commercialiser immédiatement les sept
modèles. Avant même que le premier siège ne soit
vendu, une puissante campagne de pré-lancement
a fait de cette gamme un « classique instantané19 ».
Le Musée des arts décoratifs de Montréal organise en
janvier 1992 une exposition pour présenter dix-huit
prototypes et cinq des pièces produites, qui est reprise
en avril par l’American Craft Museum de New York.
Les sièges sont finalement mis en vente en mai de
la même année. Au même moment, le Museum of
Modern Art décide aussi de réunir et de présenter
– en grande hâte –, quatre des pièces produites et les
accueille immédiatement dans sa collection « Work in
Progress ». Malgré des rumeurs de conflits d’intérêt
sur les relations étroites entre certains membres du
conseil d’administration du MoMA et Knoll20,
l’ensemble remporte un immense succès critique.
Martin Filler fait remarquer que « la réussite de l’essai
de Frank Gehry […] dans la conception de mobilier est
pleinement évidente, dès le premier regard » et que la
collection « comprend certains des premiers meubles
les plus intéressants des années 1990 ». Partout, la
collection est saluée comme une étape dans l’évolution
du design du mobilier moderniste dans la lignée de
Michael Thonet, Alvar Aalto, Marcel Breuer et des
Eames21. Deyan Sudjic écrit que « la plus grande
réussite de Gehry a été de créer une série de bâtiments
suffisamment forts pour redéfinir un certain courant
architectural, ancré dans une idée de l’architecture
considérée comme un art de l’expression de soi »,
ajoutant que la collection Knoll est « clairement
enracinée dans la technique, la forme et la fonction »
pour aboutir à « une remarquable gamme de meubles,
aussi radicale dans sa redéfinition de la chaise que ses
projets architecturaux l’ont été dans la redéfinition
du bâti22 ».
« J’ai toujours voulu concevoir un siège superléger.
J’ai essayé d’extraire l’essence, de trouver le moment
où la structure et la peau, l’ingénierie et la conception
ne font plus qu’un. Superlight est un siège qui bouge
pour s’adapter à tous les types de corps : en s’asseyant,
on l’active23. »
Peu après l’inauguration et le succès international
du musée Guggenheim de Bilbao et de son parement
de titane en 1997, Knoll souhaite traduire les nouvelles
conceptions architecturales de Gehry dans un nouveau
modèle de meuble24. Deux ans plus tard, la chaise
et la table FOG (ill. 9)25 sont lancés, première incursion de
l’architecte dans les sièges métalliques pour l’intérieur
et l’extérieur. Explorant les potentialités de la fonte
d’aluminium, Gehry place une fois encore la flexibilité
au centre de son processus de conception. Dans le siège
FOG, l’assise est fragmentée afin de mieux s’adapter
au corps humain et le dossier s’incline à 5° pour offrir
plus de confort. Néanmoins, ce projet ne donne pas
le même sentiment d’unité que les précédents car le
piètement de ce fauteuil de 8,6 kg est en tube d’acier
inoxydable poli. Les expérimentations de Gehry sur les
capacités techniques du métal porteront finalement
leurs fruits, non pas pour Knoll, mais pour Emeco,
fabricant spécialisé dans la production de mobilier en
aluminium recyclé26. Le premier projet mis au point par
Gehry pour cette entreprise est le Superlight de 2004
(ill. 11), siège de 2,7 kg qui se veut l’équivalent
métallique de la Superleggera de Gio Ponti (1957). Il y
explore l’élasticité de l’aluminium. Sa construction se
compose d’une coque légère pour l’assise et le dossier
et d’une ossature en tube d’une seule pièce (ill. 10). Les
deux parties métalliques étant connectées par des
charnières, la chaise fonctionne comme un rockingchair traditionnel permettant une oscillation avant/
arrière tandis que le piètement reste complètement
immobile et garde une parfaite stabilité (ill. 12). Malgré
ses qualités de résistance et sa flexibilité, elle est jugée
un peu trop frêle et trop légère par le public, ce qui
amène à la sortie d’un nouveau modèle de 4 kg qui
rassure ses utilisateurs. À la différence des FOG,
produits en nombre limité, la Superlight est encore
fabriquée aujourd’hui, a remporté le prix du « Good
Design » décerné par l’Athenaeum de Chicago en 2004
et fait partie des collections permanentes de design du
SF-MoMA et de la Pinakothek der Moderne à Munich.
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27. Maria Cristina
Tommasini, « Tuyomyo
Bench », Domus, no 925,
mai 2009, p. 71.
28. CNC : commande
numérique par ordinateur.
29. Frank Gehry: New
Bentwood Furniture
Designs, op. cit., p. 78.
À la suite de cette expérience, Gehry fait de nouveau
équipe avec Emeco en 2009, pour créer un banc,
une pièce unique en aluminium trempé. Nommé
Tuyomyo (ill. 13), signifiant « le tien le mien » en
espagnol, ce projet avait déjà fait l’objet de croquis lors
de la période de mise au point de la chaise Superlight.
Pour Gehry, sa forme devait être « libre et légère,
structurelle […] et néanmoins poétique […], un peu
dangereuse27 ». Ce programme s’exprima finalement
dans ce banc à deux places en quasi face-à-face. Tout
en aluminium, celui-ci est composé d’une « aile » de
trois mètres de long polie à la main reposant, en partie
en porte-à-faux, sur une base en zigzag d’aluminium
brossé. Pesant 55,4 kg, cette pièce a bénéficié à la fois
du savoir-faire traditionnel d’Emeco et de sa maîtrise
des technologies industrielles comme la CNC28
ou le trempage dans des fours normalement utilisés
pour la fabrication de pièces pour l’aéronautique.
Jamais destiné à la production de masse, ce banc
était plutôt une recherche conceptuelle et l’opportunité
de tester les limites de ces grandes feuilles de tôle
métallique peu épaisses, en vue de futurs projets.
Incarnant l’aboutissement de cinq années d’expérimentations sur l’aluminium entre l’architecte et
Emeco, il fut mis aux enchères en mai 2009 au bénéfice
du Leslie Gehry Brenner Award for Innovation in
Science, fonds de recherche créé par Berta et Frank
Gehry dans le cadre de la Fondation des maladies
héréditaires, dont ils sont administrateurs-fondateurs
depuis 1968.
MOULER LE PLASTIQUE
Selon le même schéma qu’avec Emeco pour
l’aluminium, Gehry entame en 2004 une collaboration
avec Heller, fabricant de meubles spécialisé dans la
production d’objets en polyéthylène moulé par rotation
et utilisant des résines recyclables. Fondée par Alan
Heller en 1971, l’entreprise possède une longue
histoire de développement de ses propres modèles,
comme la Bellini Chair, sortie en 1998, ou de réédition
de pièces classiques en plastique, comme le sofa
Bocca de Salvador Dalí (1936) réinterprété en 1971 par
le Studio 65 ou, en 1970 le Joe Sofa de Paolo Lomazzi.
La philosophie de l’entreprise, axée sur le design de
qualité, et prônant la production industrielle et les prix
raisonnables, font écho aux propres idées de Gehry
voulant créer la Volkswagen du mobilier, incarnées
dans sa série Easy Edges des années 1970. Pour cette
nouvelle collection, Gehry revient à l’atelier où il sculpte
une myriade de petits blocs de bois dont quelques-uns
sont sélectionnés, agrandis puis retravaillés (ill. 15).
Sous le titre de Frank Gehry Collection, Heller réalise
finalement un ensemble de meubles intérieur/extérieur
sculpturaux, rappelant plusieurs projets de l’architecte
dont l’ÜSTRA Office Building (1995-2001) ou le siège de
l’IAC à New York (2003-2007). Composée de trois cubes,
de bancs, d’une table basse, de sièges et d’un sofa,
la collection est intégralement traitée en gris argent
métallisé (ill. 14). Bien que l’architecte n’ait jamais
travaillé sur les versions en couleur, une Bouquet
Collection est également éditée dans la même gamme
chromatique que celle qu’il utilise pour l’installation de
la cabine téléphonique créée pour l’artiste Sophie Calle
à Paris (2005-2006). En dehors du carton, du bois, de
l’aluminium et des plastiques recyclés, Gehry a utilisé
de nombreux autres matériaux : du plastique ColorCore
pour la célèbre série de lampes Fish (1983-1986/20122013) – résultat d’un projet avec Formica –, des métaux
précieux pour les collections de bijoux réalisées pour
Tiffany & Co (2003-en cours) ou du laiton pour la ligne
de poignées de porte créée pour le fabricant italien Valli
& Valli (2003-en cours). Mais si ces nombreuses
créations l’ont amené à s’intéresser à une palette
toujours plus vaste de matériaux, son processus n’a
jamais été aussi clair que dans ses meubles en bois
courbé ou en aluminium. Résumant l’entièreté de son
approche, de l’analyse technique du comportement
structurel des matériaux bruts à la myriade de
prototypes mis au point en atelier jour après jour, ces
deux lignes mettent en valeur la phase créative qui se
dissimule derrière la prouesse technique. Si le
prototype en bois entièrement tissé du Hat Trick ou de
la chaise Superlight incarnent déjà parfaitement le
processus expérimental, le fauteuil Cross Checked
donne à l’érable courbé une « expressivité lyrique29 »
et le banc Tuyomyo prend une valeur « poétique ». Pour
parvenir à ses fins, Gehry a su faire d’une recherche
quasi intime sur les éléments structurels un outil
sculptural d’auto-expression, qui illustre en fait le
processus global de toute sa pratique.
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