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La prononciation "correcte" des langues anciennes

2013, Cahiers de l’ILSL (Lausanne)

This contribution about how to pronounce Latin and Greek has a strong practical focus. It arose from my conviction that even if we have no native speakers to ask and listen to, we can—not least with the help of historical linguistics—arrive at a plausible pronunciation of the classical texts, one that might please even the Romans and the Ancient Greeks. (They also had to put up with millions of non-native speakers of their languages and will have listened to some of them with pleasure, despite clearly distinguishable foreign accents.) And it is the least we can do to aim at the best-possible pronunciation we can regain. As a welcome side-effect, this makes the cumbersome scansion of ancient verses superfluous and thus reconciles the Latin and Greek of prose with that of poetry, which generations of students and scholars have been taught to distinguish fundamentally. What could have been more stupid? — For a few sound-files see https://performance.unibas.ch/tabelle.html. And for a more academic background to this contribution see ‘Accent, sentence intonation, and music in Lesbian dialect poetry’ and ‘Cicero, der Sprachkünstler, oder Plauderei über lateinische Wortstellung’ below.

Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013, pp. 207–229 La prononciation "correcte" des langues anciennes Rudolf WACHTER Universités de Lausanne et de Bâle A notre collègue Remi Jolivet, sagace explorateur des langues vivantes, nous adressons un cordial salut de la part des langues anciennes! Les deux chapitres que nous proposons ici représentent la somme – présentée d'une manière plutôt personnelle – d'au moins 200 ans de recherches sur l'histoire étendue de deux langues "classiques" – le latin et le grec –, de leur développement, en partie commun, et de leurs variations dans l'espace et dans le temps. Or, pour établir une prononciation qui puisse être recommandée et considérée comme cohérente et correcte, il a fallu opérer un choix chronologique et géographique. Nous avons ainsi choisi de recommander le grec pratiqué par les Athéniens autour de 400 av. J.-C. et le latin pratiqué par les Romains au Ier siècle av. J.-C. Nous sommes certes conscients qu'Homère ou Saint Jérôme, par exemple, y eussent trouvé à redire, l'un parce qu'il eût perçu ce grec comme phonétiquement trop moderne, voire vulgaire, l'autre, parce qu'il eût trouvé ce grec presque incompréhensible et ce latin maniéré et bizarre. De plus, nous devons avouer d'emblée que, dans la reconstruction de la prononciation d'une langue "morte" nous ne pouvons que nous approcher des phonèmes réellement utilisés et de la mélodie de la phrase. Mais en dépit de cette restriction d'ordre pratique et méthodologique, nous espérons convaincre nos lecteurs que ces deux riches langues jadis vivantes et florissantes retrou- 208 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 vent une belle jouvence lorsqu'on les fait sonner d'une manière convaincante!1 LE LATIN 1. Quelle est la prononciation correcte du français, de l'italien, de l'allemand, de l'anglais? Eh bien oui! Il y en a plusieurs différentes! De même, il n'a jamais existé une seule prononciation correcte du latin. Mais, malheureusement, nous ne connaissons pas non plus vraiment les différentes prononciations qui ont une fois été correctes. Encore moins bien que celle du français de Molière, de l'italien de Dante, de l'allemand de Luther et de l'anglais de Shakespeare. Il n'existe pas d'enregistrement de ces époques-là. La linguistique peut néanmoins rendre accessible plusieurs aspects de la prononciation de tels états "morts" de langues et, de là, reconstruire une prononciation globale plausible. Pour le latin, ce sont surtout les facteurs suivants qui nous aident à le faire: la métrique de la poésie latine, la comparaison avec d'autres langues de l'Antiquité et la comparaison avec les langues-filles romanes. Pourtant, le temps est un facteur aggravant: pendant les huit siècles dont nous proviennent les textes latins antiques (environ de 200 av. J.-C. à 600 apr. J.-C.), la prononciation – nous le savons avec certitude – s'est fortement modifiée. À quoi devons-nous nous en tenir? La voie à suivre la plus raisonnable reste la prononciation usitée en ville de Rome au crépuscule de la République et à l'aube de l'Empire, donc, en gros, le latin de Cicéron et de Virgile, essentiellement parce qu'il est le mieux attesté et qu'il constitue la norme de la grammaire que nous apprenons. 1 Je remercie Albin Jaques pour une première traduction et Michel Aberson pour maintes améliorations. R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 209 Dans les traditions linguistiques particulières (allemande, française, italienne, anglaise, etc.), certaines divergences par rapport à la norme de prononciation qui va être exposée ciaprès sont en usage. Ce n'est pas grave, du moins tant que la prononciation ne perd pas en clarté. 2. Avant de nous attaquer à des phonèmes2 particuliers, jetons un coup d'œil sur l'alphabet romain. Il n'est composé que de majuscules (la différence entre majuscules et minuscules n'existe que depuis le Moyen Âge) et comprend les lettres suivantes: ABCDEFGHIKLMNOPQRSTVXYZ K est très rare, Y et Z n'apparaissent que dans des emprunts au grec, X vaut pour [ks], donc un groupe de deux consonnes. Deux lettres, I et V, peuvent désigner aussi bien une voyelle qu'une consonne; I est aujourd'hui normalement rendu dans les deux cas par i (les textes latins ne contiennent donc en général pas de j), le V vocalique par u, consonantique par u ou v, selon la tradition linguistique ou éditoriale. Les voyelles, i, e, a, o, u, sont prononcées à peu près comme en allemand ou en italien. Ce à quoi il faut prêter attention, c'est que chacune de ces voyelles peut être longue ou brève, fait à respecter précisément. Le mot malus avec [a] bref signifie ‘sale type’, malus avec [a:] long ‘pommier’. Cette différence ne se manifestait normalement pas dans l'écriture. 2 Pour rendre le texte plus lisible pour un public non-linguiste, on écrit ici, d'une manière peu précise, les phonèmes normalement sans traits obliques, donc a, non /a/, ce qui se justifie par le fait que dans l'orthographe du latin classique, qui était un orthographe récent, la plupart des lettres correspondent 1:1 aux phonèmes. 210 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 Aujourd'hui, l'on place volontiers un trait horizontal (mālus) ou un circonflexe (mâlus) sur la voyelle longue. Il existe aussi des diphtongues, c'est-à-dire des voyelles dont la qualité change pendant leur émission. Elles sont toujours considérées comme longues. Les plus fréquentes en latin sont ae et au, oe est plus rare (fēriae, Claudius, poena). (En français, pour au et oe, on prononce parfois (surtout en France) [o:] et [ø:]. De telles prononciations existaient déjà à l'époque de Cicéron, surtout à la campagne; cependant, on y prononçait également ae comme [e:]. Autant garder donc la prononciation "urbaine" d'ae, au, et oe en vraies diphtongues: [ae], [au] et [oe].) Très rarement apparaissent aussi eu et ei, ainsi que ui (seu, deinde, huic). Passons maintenant aux consonnes: Les sons b, d, g (sonores) et p, t, c (k) (sourds) se prononcent comme dans les langues romanes. Les sourdes n'étaient donc pas suivis par un [h] (comme souvent en allemand du Nord et en anglais). Pour g et c, c'est la prononciation que l'on rencontre aujourd'hui par exemple devant a, o, u qui est valable, et non celle devant e et i (cp. les deux variantes dans fr. garage, it. calcio), donc [kikero:] et non [sisero:] ou [ʦiʦero:], etc. Le i consonantique sonne comme y dans angl. you ou fr. yeux. Le u consonantique (souvent écrit v) sonne comme w dans angl. we ou ou dans fr. oui (donc vīnum ‘vin’ non comme dans angl. vine ‘vigne’, all. Wein, fr. vin, mais comme dans angl. wine). Le u consonantique se combine avec un [k] en [kw], écrit qu. Ceci compte pour une seule consonne, malgré la graphie avec deux signes, par exemple reliquī ‘les autres’, reliquiae ‘reliques’. Les continues f, l, m, n se prononcent à peu près comme aujourd'hui. Le n s'assimile souvent au son suivant. Devant b, p, m, on l'écrit en général m (immortālis ‘immortel’). Devant g, c, qu, le son aboutit au même résultat que dans all. Ding, par R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 211 exemple incautus ‘imprudent’; il n'existe pourtant pas de lettre spéciale pour le noter. De manière correcte, un g devant un n est aussi prononcé avec ce son ng [ŋ], c'est-à-dire que ignōtus ‘inconnu’ et ignis ‘feu’ sonnent comme s'ils étaient écrits ingn-. Devant un s, le n était prononcé très faiblement; la voyelle précédente semble, pour cette raison, avoir été allongée. Le s était sourd (un peu comme en espagnol), h n'était plus, du temps de Cicéron, prononcé par tous, r était sans doute roulé et m en finale aboutissait probablement dans la plupart des cas à une légère nasalisation de la voyelle précédente (-am, -um, -em prononcés [-ã], [-õ], [-ẽ]). 3. Le rythme des syllabes et des mots est essentiel pour la sonorité de la langue latine et notamment de la poésie. Une syllabe peut être soit longue soit brève, une syllabe longue durant à peu près le double d'une brève. Pour prendre un exemple, un mot comme cecidisse ‘être tombé’ a le rythme "bref-bref-long-bref" (di-di-dō-di, comme le F dans l'alphabet morse) et mesure donc deux longues et demie ou cinq brèves. Une syllabe peut être longue pour deux raisons: premièrement parce que sa voyelle est longue ("longueur par nature", elle est longue "nātūrā"), deuxièmement parce qu'il y a tellement de consonnes qui suivent la voyelle, même si elle est brève, que la syllabe ne peut être prononcée rapidement et brièvement ("longueur par position", elle est longue "positiōne"). Par exemple, dip-di-di-dip-di-di a le même rythme que dō-di-di-dō-di-di, du fait que, dans les première et quatrième syllabes, la voyelle brève est suivie chaque fois par le groupe de consonnes [pd], groupe qui nécessite sensiblement plus de temps qu'un [d] isolé. Les seuls groupes de consonnes que beaucoup tiennent pour rapidement prononçables sont ceux du type [br] (groupes dits "mūta cum liquidā"): l'on peut assez bien dire bri-di-bri-di de manière régulière et rapide. Enfin, parmi les groupes de consonnes 212 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 capables d'allonger une syllabe, il y a aussi les consonnes longues que sensément pour cette raison l'on redouble dans l'écriture (on les appelle géminées). Dans sa prononciation, le Romain faisait nettement la différence entre erant ‘ils étaient’ (di-dō) et errant ‘ils errent’ (dō-dō), et nous devons également respecter ce fait soigneusement! L'on rencontre un pareil cas dans la troisième syllabe de cecidisse: le [i] est certes bref, mais le [s:] suivant est long (ss), donc la syllabe en entier est longue. Cela vaut aussi pour les occlusives longues; vu qu'elles ne peuvent pas vraiment être prononcées longues, l'ouverture de l'occlusion est retardée: reperit ‘il trouve’ (di-didō), repperit ‘il a trouvé’ (dō-di-dō). Dans le même ordre d'idées, les désignations syllabes "ouvertes" et "fermées" sont également judicieuses. Si nous décomposons les mots et les phrases en syllabes et observons où se situent les frontières syllabiques, nous constaterons que, dans le cas de consonnes intervocaliques brèves, la frontière se trouve devant une telle consonne, tandis que dans le cas de groupes consonantiques et de consonnes longues, elle se trouve en leur milieu. Nous obtiendrons ainsi par cette décomposition des syllabes qui se terminent en voyelle et d'autres en consonne. Les premières sont ouvertes, les secondes fermées. Dès lors, la règle est la suivante: une syllabe brève doit contenir une voyelle brève et être ouverte (et, si l'on mesure br comme une seule consonne – ce qui est en général le cas –, di devant bri reste ouvert et donc bref); toutes les autres syllabes sont longues: vinum (ī!), Clau-di-us, ig-nis (ing-!), er-rant, rep-pe-rit (le premier "p" représente l'occlu-sion prolongée), ainsi que la troisième dans ce-ci-dis-se. Le groupe de sons x (= ks) est aussi divisé: sexiēs ‘six fois’ (sek-si-ēs). Une syllabe peut, d'ailleurs, contenir une voyelle longue et en plus être fermée, elle n'en devient pas pour autant encore plus longue: par ex. scrīp-tor ‘écrivain’ (de scrī-be-re ‘écrire’). Quelques autres détails de la prononciation sont importants, surtout pour réciter correctement des vers; toutefois, tous R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 213 seraient certainement aussi valables pour la prose: (1) la répartition des syllabes passe outre les frontières de mots; (2) les consonnes longues à la finale ne sont écrites qu'une fois (par ex. ŏs ‘os’, mĕl ‘miel’, păr ‘égal’, hŏc ‘ceci’); (3) les voyelles finales, même si elles sont suivies de -m, disparaissent devant une voyelle initiale (s'élident; élision); (4) la consonne h n'a aucun effet. Exemples: quod genus hoc hominum? ‘Quelle espèce d'homme est-ce?’ En syllabes: quod-ge-nu-shok-kho-minum. — "heu fuge, nāte deā, tēque hīs" ait "ēripe flammīs! / hostis habet mūrōs; ruit altō ā culmine Troia". ‘Ah! fuis, toi qui es né d'une déesse, sauve-toi, dit-il, de ces flammes! L'ennemi tient nos murs; du plus haut sommet, Troie s'écroule.’ En syllabes: heu-fu-ge-nā-te-de-ā-tē-quhī-sa-i-tē-ripe-flam-mīs / hos-ti-sha-bet-mū-rōs-ru-i-tal-tā-cul-mi-ne-Troi-a. 4. La structure syllabique d'un mot est responsable de son accentuation. La règle est simple: l'accent se trouve normalement sur la pénultième syllabe (à part bien sûr dans les monosyllabes); dans les mots plus longs, il recule sur l'antépénultième, si la pénultième est brève; exemples avec antépénultième longue: scrībere, taedium ‘dégoût’, avec antépénultième brève: reliquī, pariēs ‘mur’. L'accent – nous informent les grammairiens anciens – était réalisé surtout en augmentant la hauteur du ton (d'environ une quinte), il est cependant assez sûr qu'une augmentation du volume sonore entrait aussi en jeu. Les voyelles longues de syllabes inaccentuées sont une source fréquente de prononciation imprécise. En tenir compte est extrêmement important pour bien comprendre le texte, spécialement en poésie. Ainsi, par exemple, manus ‘main’ (didi) et manūs ‘mains’ (di-dō), cecidisse ‘être tombé’ (di-di-dōdi) et cecīdisse ‘avoir abattu’ (di-dō-dō-di) sont nettement différenciés; pourtant, l'accent se trouve chaque fois sur la même syllabe. Cette difficulté découle uniquement de l'imprécision de la graphie: ce que l'on écrit venimus peut signifier 214 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 trois choses différentes, venīmus ‘nous venons’, vēnimus ‘nous vînmes’, vēnīmus ‘nous sommes achetés’; un Romain n'aurait jamais prononcé ces formes de manière incorrecte ou (dans la conversation orale) ne les aurait jamais mécomprises. 5. En latin comme en toutes langues, tous les mots n'étaient pas, dans une phrase, prononcés avec la même force. Mais reconstruire la mélodie phrastique d'une langue ancienne est une tâche de la plus haute difficulté. Mais on peut, là aussi, s'appuyer sur la comparaison avec des langues parlées aujourd'hui ou avec des langues dont l'orthographe est plus précise, ainsi que de la position des mots dans la phrase. Il faut ici surtout rendre attentif aux mots "postposés" et donc inaccentués, par ex. hoc enim ‘ceci en effet’ ou sī quis ‘si quelqu'un’, virumque ‘et l'homme’, très souvent d'ailleurs aussi le verbe, par ex. arma virumque canō ‘je chante les armes et l'homme’, ou un vocatif, par ex. admīror, pariēs ‘je m'étonne, mur!’ (nous avons ici un verbe en position tonique!). La linguistique connaît cependant de nombreux autres critères qui aident à reconstruire une mélodie phrastique plausible, par exemple ceux de la "structure informationnelle" de la phrase (thème et rhème, topic and focus). Dans la phrase suivante, un amusant distique poétique en graffito sur un mur (encore debout!) à Pompéi, il n'y avait sans doute que les trois mots soulignés qui étaient accentués: Admīror, pariēns, tē nōn cecidisse ruīnīs, quī tot scrīptōrum taedia sustineās! Je m'étonne, mur, que tu ne sois pas encore tombé en ruine, toi qui dois supporter tant de choses dégoûtantes (de tant) d'écrivains! (paries est écrit avec -n- pseudo-étymologique) En dernier lieu et tout à fait généralement, comprendre le texte jusque dans ses moindres détails est la condition préalable à toute bonne récitation: mots, grammaire, style, sens. Pour y arriver, il ne faut pas être avare de ses efforts! Inversement, R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 215 une simple récitation permet de savoir si un texte a été compris ou non. (Ce fait pourrait être utilisé lors d'examens: qui peut lire un texte de manière vivante et captivante, n'a nul besoin de le traduire; il ou elle l'a compris – et inversement!) De cette façon, nous pouvons faire sonner même une langue morte de manière plausible et plaisante. Nous sommes tout à fait conscients des incertitudes de détail qui existent toujours. Mais consolons-nous en nous disant qu'il est certain qu'un Romain nous comprendrait sans effort. Et l'anglais aussi, bien que nullement "mort", est aujourd'hui prononcé par un nombre important de personnes de manière inauthentique! Mais, aussi dans une langue moderne, un léger "accent" ne dérange pas si l'on perçoit que le locuteur sait de quoi il parle. LE GREC 1. Il n'existe pas une seule prononciation correcte du grec ancien, tout comme il n'en existe pas une seule du latin. Dans le cas du grec, nous avons même connaissance d'une diversité encore plus importante que pour sa voisine occidentale. En effet, à l'époque d'Homère, époque où les Grecs empruntèrent l'alphabet au Proche-Orient et l'adaptèrent magistralement à leur usage, le domaine linguistique était parcellisé en de nombreuses zones dialectales. L'écriture n'était pas tout à fait à même de rendre toutes les différences entre les dialectes, mais il y en a tout de même de nombreuses qui se manifestent. Par la suite, la diversité dialectale, sous l'effet de contacts, de la migration et finalement de la "globalisation", s'estompa sensiblement, mais ne disparut jamais totalement. Dans le cas du grec également, la linguistique peut nous rendre accessibles plusieurs aspects de la prononciation et ainsi reconstruire une prononciation globale plausible. À la diversité dialectale s'ajoute le temps qui constitue ici aussi un 216 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 facteur aggravant, et de manière encore plus prononcée qu'en latin: le grec de l'Antiquité (même si l'on ne tient pas compte de l'époque mycénienne qui va environ de 1400 à 1200 av. J.C.) peut être observé durant presque un millénaire et demi, et il ressort explicitement des témoignages que, pendant cette période, la prononciation s'est modifiée fondamentalement. À quoi donc devons-nous nous en tenir? Nous pourrions traiter plusieurs prononciations différentes, par exemple: une pour Homère, une pour l'attique classique, une pour la koinè hellénistique, une pour la période impériale de l'Antiquité tardive et pour le début de la période byzantine. Mais cela serait extrêmement laborieux! Et comment ferions-nous avec une citation d'Homère dans un texte tardif? L'auteur en question n'aurait certainement pas récité Homère dans sa prononciation originale (qu'il ignorait sans doute complètement), mais plutôt de la manière dont lui-même prononçait le grec. Encore aujourd'hui, en Grèce, l'on prononce Homère et toute la littérature antique à la manière du grec moderne. Le grec n'a dans sa tradition jamais connu de rupture suivie d'une réforme de l'orthographe et ne s'est pas non plus morcelé comme le latin au point que de nombreuses langues "néo-latines" purent alors prétendre continuer la prononciation authentique. Au fond, le grec est donc encore aujourd'hui la "même" langue que dans l'Antiquité. Il est néanmoins raisonnable pour le grec ancien des périodes archaïque, classique et hellénistique, d'aspirer à une prononciation se rapprochant de l'état phonique original en quantité et en qualité, prononciation qui diverge du grec moderne actuel: en quantité, pour pouvoir lire la poésie avec la métrique correcte, c'est-à-dire avec son rythme original; en qualité, car autrement, pour prendre un exemple, comment pourrait-on comprendre qu'à partir d'un ποιητής par exemple – qui aujourd'hui est prononcé [pii'tis] – l'on en serait arrivé à lat. poēta, fr. poète, etc.? De plus, pour des raisons pratiques, il est préférable de n'avoir qu'une seule prononciation pour le R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 217 grec ancien. À cet égard, le mieux qualifié est le grec de l'attique classique des Ve/IVe siècles av. J.-C., que nous connaissons particulièrement bien et qui nous sert aussi de ligne de conduite pour la "grammaire" (et non seulement à nous, mais déjà aux Grecs cultivés de la période hellénistique, de l'Empire et de l'Antiquité tardive!). Il nous faut toutefois être conscients que cette prononciation semblera trop moderne pour un texte archaïque, trop archaïque pour un texte de la période impériale et, par exemple, beaucoup trop attique pour un texte d'Alcée, de Sappho ou de Pindare. À l'heure actuelle, en Europe occidentale, l'on utilise plus ou moins précisément la prononciation qu'Érasme de Rotterdam a créée. Elle n'est cependant pas satisfaisante en tous points, car elle tient compte trop fortement de la prononciation allemande: pour prendre un exemple, jamais époque n'a existé où φ était prononcé comme dans Fell, χ comme dans Dach ou dans Licht, mais θ [th] comme dans Tee ou Theater. Il faut admettre que, soit les signes φ, χ, θ étaient tous trois utilisés pour des occlusives aspirées, donc comme à l'initiale en allemand actuel (du Nord) ou en anglais (c'était grosso modo l'état de la période avant notre ère), soit tous trois étaient utilisés pour les fricatives dans Fell, Dach/Licht et angl. think (c'était l'état du début de notre ère à maintenant; dans quelques dialectes, cette évolution phonétique avait cependant déjà commencé auparavant, comme on peut le voir par exemple dans l'imitation de laconien que l'on trouve dans la bouche de Λαµπιτώ dans Lysistrata d'Aristophane). 2. Avant d'en venir aux phonèmes isolés, jetons un coup d'œil à l'alphabet grec de l'Antiquité. Il est seulement constitué de majuscules (en grec aussi, la différence entre majuscules et minuscules n'existe que depuis le Moyen Âge), et se présente comme unitaire depuis environ 400 av. J.-C. Auparavant, existaient, dans les différentes zones dialectales, des alphabets 218 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 locaux fort distincts formés directement après l'adoption de l'alphabet au VIIIe siècle. L'alphabet unitaire panhellénique n'est, il convient de le préciser, pas l'alphabet attique, mais l'alphabet grec-oriental des villes ioniennes d'Asie Mineure surtout, alphabet au moyen duquel, par exemple, les épopées homériques avaient été écrites. Il contient les 24 signes suivants: ΑΒΓ∆ΕΖΗΘΙΚΛΜΝΞΟΠΡΣΤΥΦΧΨΩ α β γ δ ε ζ η θ ι κ λ µ ν ξ ο π ρ σ/ς τ υ φ χ ψ ω En outre, depuis l'hellénisme, des προσῳδίαι furent introduites (nous utilisons la traduction latine de ce concept: accentus -ūs), avant tout pour marquer la voyelle d'une syllabe accentuée et la présence ou l'absence d'un h- à l'initiale (esprit rude ‛ ou esprit doux ' ), l'alphabet grec-oriental ne possédant pas de signe à cet effet. (D'autres alphabets locaux, comme par exemple l'attique, mais aussi l'eubéen dont très tôt déjà a été dérivé l'alphabet latin, avaient employé dans ce cas la lettre Η [hêta], et l'on ne voulait pas se passer de la notation de ce h dans l'alphabet unitaire.) La convention d'accentuation que nous apprenons aujourd'hui (avec accent aigu, grave et circonflexe ou périspomène) date de la période byzantine, et nous allons voir que tout ne peut pas y être totalement correct. 3. Les voyelles de base de l'attique classique sont /i, e, a, o, y/ qui peuvent être aussi bien longues que brèves, distinction qu'il faut respecter précisément comme en latin et dans beaucoup d'autres langues indo-européennes. Il est probable que /e:/ et /o:/ longs (écrits η et ω) étaient prononcés un peu plus ouverts que /e/ et /o/ brefs (écrits ε et ο). En ce qui concerne /i, a, y/, l'écriture ne nous indique pas leur quantité; à l'époque moderne, l'on pallie parfois ce manque par des traits horizontaux sur les voyelles longues: ἄλῡπος ‘sans chagrin’, ἡ λῡ́πη ‘le chagrin’. Il existe en outre des diphtongues, c'est-à-dire des voyelles dont la qualité change pendant leur durée et qui, pour cette R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 219 raison, sont toujours considérées comme longues: αι, αυ, ει, ευ, οι, ου, υι (un upsilon en deuxième position d'une diphtongue est prononcé [u], non [y]), plus les soi-disant diphtongues longues ᾱι, ηι, ωι qui sont souvent écrites ᾳ, ῃ, ῳ, ainsi que rarement ηυ et ωυ. Au début de la période alphabétique, quand leur orthographe fut fixée, ces diphtongues devaient à peu près correspondre à la prononciation combinée des deux lettres jointes: ευ = [e-u], ωι = [ɔ:-i], etc. Par la suite cependant, elles se modifièrent toutes sans exception, même si ce fut à des périodes diverses et de différentes manières: tout d'abord, les diphtongues de petite envergure phonétique /ei/ et /ou/ ont évolué en voyelles monophtongues longues, sans doute d'abord, à savoir encore pendant la période archaïque, en [e:] et [o:] très fermés, comme par exemple le [e:] long jurassien ou neuchâtelois dans "Neuchâtél" ou même prononcé "méme"; puis à partir de la période classique encore plus fermées aboutissant à [i:] et [u:], ce qu'elles sont restées jusqu'à nos jours. Ainsi les dialectes grecs dans lesquels l'ancien /u/ était passé à [y] (cp. attique µῦς avec [y:], mais latin, suisse alémanique, sanskrit, etc. avec [u:]) ont récréé sur cette base un /u/ (long). Par ailleurs, les diphtongues longues ont perdu leur composante [i] (c'est pourquoi plus tard on ne l'a plus écrite à côté, mais seulement dessous: iota souscrit). Cela commença pendant la période archaïque. Dès l'époque classique pour quelques dialectes et un peu plus tard pour les autres, les diphtongues en i de plus grande envergure commencèrent à se muer en monophtongues: αι devint [ε:] long ouvert, οι [y:] long (peut-être via [ø:]). En revanche, les diphtongues en u, αυ et ευ, évoluèrent de manière tout à fait différente: elles se transformèrent graduellement en ce qu'elles sont aujourd'hui, à savoir [av]/[af], [ev]/[ef], avec, d'après le son suivant, une fricative sonore ou sourde à la place de l'ancienne composante u. 220 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 La plupart des voyelles (monophtongues) aussi se sont modifiées encore de manière drastique: au tournant de notre ère environ, η commençait à passer à [e:] fermé, puis à [i:]; dans les premiers siècles de l'Empire, tout comme en latin, les anciennes oppositions de quantité furent totalement abandonnées (dès lors, les syllabes accentuées étaient longues, les inaccentuées brèves, c'est-à-dire que, selon les cas, la longueur originelle des voyelles s'en trouvait modifiée); et finalement, à l'époque byzantine, tous les [y] passèrent à [i]. L'orthographe n'a, par respect envers le grec ancien, jamais subi de réforme fondamentale, c'est pourquoi elle constitue, pour les Grecs d'aujourd'hui, un véritable casse-tête! Quand on prononce un [i], ce pourrait être ι, ει, η, οι ou υ; quand on prononce [e], ε ou αι; quand on prononce [o], ο ou ω! (Il n'y a que l'anglais qui soit encore pire: be, sea, see, receive, people, key, believe, police, Caesar, Caius, quay, Phoebus, Beauchamp. Y a-t-il encore d'autres manières d'écrire un [i:] anglais?) En grec moderne, certaines graphies sont même modifiées sans raison apparente: par exemple, parfois l'on écrit aujourd'hui le mot pour ‘foie’ σηκότι à la place de συκώτι, ce qui dissimule le fait que c'est un dérivé de σύκο ‘figue’ (qui lui n'a encore jamais été écrit avec êta) du fait que les Grecs ont gavé les oies avec des figues (gr. ancien σῦκον); les Romains en imitant les Grecs ont traduit (ἧπαρ) σῡκωτόν par (iecur) fīcatum, d'où fegato, hígado, foie. Il nous reste un dernier point à aborder dans le domaine du vocalisme: les dites fausses diphtongues ει et ου. Dans la période classique, quand leur orthographe fut fixée, elles devaient être prononcées de la même manière que les "vrais" ει et ου (par ex. dans δείκνυµι, πλοῦτος) qui étaient déjà alors en train de se monophtonguer. Il est par conséquent hautement vraisemblable que les "fausses" ne furent jamais prononcées comme diphtongues. Elles sont le résultat de deux développements tout à fait différents: elles proviennent d'une part de la contraction de voyelles brèves, par exemple dans ποιεῖτε R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 221 < ποιέετε, δουλοῦµεν < δουλόοµεν, Θου- (par ex. dans Θουκῡδίδης) < Θεο-, etc.; d'autre part, de l'allongement compensatoire de voyelles brèves après la chute d'un n, pour compenser la disparition de l'allongement induit par le groupe consonantique originel, maintenant simplifié ("longueur par position", v. 5), par exemple dans les participes féminins comme βλέπουσα < *-onsa (< * -ont-ja), µιγεῖσα < *-ensa (< *-ent-ja), ou dans les accusatifs pluriels en -ους (exactement comme dans -ᾱς; dans le dialecte d'Argos encore -ονς -ανς), dans la préposition εἰς (< *ens qui est par rapport à ἐν comme ἐξ par rapport à ἐκ, lat. abs par rapport à ab), etc. 4. Passons maintenant aux consonnes: /b, d, g/ (sonores, écrites β, δ, γ) et /p, t, k/ (sourdes, π, τ, κ) se prononcent comme dans les langues romanes. Les sourdes n'étaient donc pas suivies par [h] (comme c'est souvent le cas en allemand du Nord et en anglais). En revanche, les aspirées durant la période archaïque étaient caractérisées par une telle prononciation: /ph, th, kh/ (φ, θ, χ, aussi sourdes); pendant la période hellénistique, comme susmentionné, elles se transformèrent en fricatives. Nous recommandons pour l'attique du IVe siècle une prononciation transitoire: occlusive avec un écho plutôt fricatif que "soufflé". Les occlusives sonores /b, d, g/ aussi se changèrent déjà dans l'Antiquité, sans doute dans la plupart des régions durant la période impériale, en ce qu'elles sont aujourd'hui dans la plupart des positions, à savoir des fricatives sonores. Les continues /l, r, m, n/ (λ, ρ, µ, ν) doivent être prononcées à peu près comme aujourd'hui (sonores); le /r/ était sans doute en général roulé. Le /s/ (σ, ς) était en revanche sourd (à peu près comme en grec moderne ou en espagnol). Trois signes représentent des combinaisons de deux consonnes: ξ pour /ks/ et ψ pour /ps/, les deux sourds; par contre, est sonore ζ pour 222 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 [zd] ou [dz] (sans doute prononcé différemment selon les régions) qui plus tard ne sera plus prononcé que [z] (comme dans angl. zoo et en grec moderne). L'aspiration à l'initiale devant voyelle n'était plus prononcée dans certains dialectes depuis le début de la période alphabétique déjà, dans d'autres il se conserva encore pendant plusieurs siècles – d'ailleurs aussi à l'intérieur de composés (ainsi Πάνορµος, aujourd'hui Palermo, fut encore écrit en caractères latins Panhormus à l'époque romaine). 5. Le rythme des syllabes et des mots est très important pour la sonorité de la langue grecque ancienne et particulièrement pour la poésie. Une syllabe peut être soit longue soit brève, une syllabe longue étant à peu près deux fois plus longue qu'une brève. Pour prendre un exemple, un mot comme βουλόµεθα ‘nous voulons’ est de rythme "long-bref-bref-bref" (dō-di-di-di, comme le B dans l'alphabet morse) et mesure ainsi deux longues et demi ou cinq brèves, δυνάµεθα ‘nous pouvons’ est de rythme "bref-bref-bref-bref" (di-di-di-di, comme le H dans l'alphabet morse) et mesure deux longues ou quatre brèves, par contre la variante δυνάµεσθα ‘nous pouvons’ est de rythme "bref-bref-long-bref" (di-di-dō-di, comme le F dans l'alphabet morse) et mesure deux longues et demie ou cinq brèves. Comme en latin, deux raisons sont possibles pour qu'une syllabe soit longue. Premièrement, parce que sa voyelle est longue ("longueur par nature", elle est longue "nātūrā"). Deuxièmement, parce que la voyelle, quoique brève, est suivie par tellement de consonnes que la syllabe ne peut pas être prononcée assez vite, c'est-à-dire brève ("longueur par position", elle est longue "positiōne"). Dans δυνάµεσθα par exemple, le groupe [sth] nécessite tellement plus de temps que le simple [th] dans δυνάµεθα que, pour cette raison, la troisième syllabe devient longue. Les seuls groupes de consonnes que beaucoup considèrent comme rapidement prononçables sont ceux du type [br], [fl] (les groupes dits R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 223 "mūta cum liquidā"): κέκληται ‘il s'appelle’, pour prendre un exemple, est de mesure di-dō-di, ce n'est toutefois pas le cas de tout temps et dans tous les dialectes. Chez Homère, muta cum liquida allonge la voyelle normalement, mais ce n'est généralement pas le cas en attique classique. Les consonnes longues que pour cette raison l'on redouble dans l'écriture (on les appelle géminées) font également partie des groupes de consonnes capables d'allonger une syllabe: γράµµατα ‘lettre(s)’ est de valeur dō-di-di. Les Grecs ont dans leur prononciation nettement fait la différence entre ἔβαλε ‘il lança’ (aoriste, di-di-di) et ἔβαλλε ‘il lançait’ (imparfait, di-dō-di), et nous devons nous aussi respecter cette différence consciencieusement. Dans ἔβαλλε, le [a] est aussi bref que dans ἔβαλε, mais le [l:] (λλ) est long, donc globalement la syllabe est longue. La même chose vaut pour les occlusives longues; comme elles ne peuvent pas vraiment être prononcées longues, l'occlusion est relâchée avec un retard: ἵππος ‘cheval’ est de mesure dō-di. Dans le même ordre d'idées, les désignations des syllabes comme "ouvertes" et "fermées" sont également judicieuses. Si nous décomposons les mots et les phrases en syllabes et observons où se situent les frontières syllabiques, nous constaterons que, dans le cas de consonnes intervocaliques brèves, elles se trouvent devant une telle consonne, tandis que dans le cas de groupes consonantiques et de consonnes longues, elles se trouvent en leur milieu. Nous obtiendrons ainsi par cette décomposition des syllabes qui se terminent en voyelle et d'autres en consonne. Les premières sont ouvertes, les secondes fermées. Voici la règle de quantité, formulée différemment: une syllabe est brève si elle comporte une voyelle brève et est ouverte. Si [kl] dans κέκληται est mesuré comme une consonne seule, κε devant κλη est justement également ouvert et donc bref (di-dō-di); si cependant nous avions le sen- 224 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 timent que le groupe [kl] allonge, c'est-à-dire qu'il est mesuré comme biconsonantique, nous subdiviserions κέκ-λη-ται, et la première syllabe serait fermée et donc longue (dō-dō-di). L'on découpe aussi les groupes de sons qui sont écrits avec les lettres simples ζ, ξ, ψ: πορίζεται ‘est fourni’ est lu po-rid-ze-tai (di-dō-di-dō), δεξιός ‘à droite, habile’ dek-si-os (dō-di-di), θρεψάµενος ‘ayant élevé’ threp-sa-me-nos (dō-di-di-di), etc. Une syllabe peut comporter une voyelle longue et être en outre fermée, elle ne sera pas pour autant plus que longue: par exemple, att. πρᾱ ́ττω, ion. πρήσσω ‘je fais’ (dō-dō). 6. En grec, l'accentuation des mots n'est qu'en partie dépendante de leur structure syllabique. Fondamentalement, l'accent peut se trouver sur la dernière, la pénultième et l'antépénultième syllabe (dans ce dernier cas, seulement si la dernière est brève). La position de l'accent est pertinente pour la signification: καλῶς ‘bellement’, κάλως ‘câble, corde’, δῆµος ‘peuple’, δηµός ‘graisse’, νόµος ‘loi’, νοµός ‘pâturage’, ἔπει ‘parole (datif sg.) ’, ἐπεί ‘après que’. Cet accent indoeuropéen en partie libre, que l'on peut aussi encore observer en sanskrit védique et, légèrement modifié, en lituanien moderne, nécessite donc d'être noté en grec (jusqu'à nos jours). Dans l'Antiquité – nous l'apprennent les grammairiens anciens – il était caractérisé surtout par l'élévation (d'environ une quinte) de la hauteur tonale (il est néanmoins assez sûr qu'entrait aussi en jeu une élévation de l'intensité de la voix). On distingue deux types d'intonation: l'accent aigu, comme on l'appelle, indique une prononciation élevée de la voyelle tonique, avec tendance croissante quand il s'agit d'une voyelle longue; l'accent circonflexe ou périspomène, qui n'apparaît que sur les voyelles longues, indique un début haut suivi par une retombée (les voyelles avec circonflexe sont souvent le produit d'une contraction de deux voyelles, dont la première portait l'accent, v. supra 3 les fausses diphtongues). Finalement, l'accent grave devait être prononcé sans élévation de la voix, donc sans intonation propre. R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 225 Important, en grec comme en latin (du moins avant le changement déjà mentionné du système quantitatif des voyelles durant l'Empire), est le fait que des syllabes et des voyelles longues inaccentuées reçoivent la durée qui leur est due: la deuxième syllabe dans ἄνθρωπος (dṓ-dō-di) et la première dans βουλόµεθα (dō-dí-di-di) ont une voyelle longue et sont donc longues, même si l'intensité principale ne se trouve pas sur elles. Inversement, il est important de ne pas allonger par négligence des syllabes courtes accentuées. 7. Comme dans toutes les langues, en grec aussi tous les mots dans une phrase n'étaient pas accentués avec une force égale. Reconstruire la mélodie de la phrase est toutefois aussi difficile qu'en latin. Alors qu'en latin absolument aucun accent n'était écrit, les grammairiens et maîtres d'école grecs à l'époque byzantine établirent la règle selon laquelle chaque mot doit porter une προσῳδία. Font exceptions certains mots dits enclitiques qui "s'appuient" sur l'accent d'un mot précédent; ce sont surtout des pronoms et des particules. Si l'on entre dans les détails, les règles qui concernent l'enclise sont assez compliquées, surtout en ce qui concerne l' "accent d'appui" dans des cas comme ἅπαντές ἐσµεν σοφοί ‘nous sommes tous sages’ (cette règle est encore valable aujourd'hui en grec moderne: η οικογένειά µου ‘ma famille’, το αυτοκίνητό µου ‘ma voiture!’) ou dans des enchaînements d'enclitiques. Mais d'autres parties du discours sont marquées par l'absence d'accentuation, surtout des prépositions et l'article qui dans nombre de langues sont proclitiques, c'est-à-dire qu'ils s'appuient sur le mot suivant. Que ces mots n'étaient pas accentués non plus en grec ancien, nous pouvons nous en assurer à partir de la convention selon laquelle là où un esprit doit être écrit, n'apparaît normalement pas d'accent (ἐν, εἰς, ἐκ, ἐξ, ὁ, ἡ, οἱ, αἱ); manifestement, les formes comme πρὸ, περὶ, τὸ, τοῦ, etc. qui, dans le contexte phrastique, n'avaient 226 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 certainement pas plus de poids que celles citées précédemment, ont reçu un accent seulement à cause d'un accès d'"horror vacuī", car sinon elles n'eussent porté aucune προσῳδία. En fait, les accents et les esprits servent, en scrīptiō continua, à la délimitation des mots. L'orthographe grecque est régie par le principe suivant lequel chaque mot doit être écrit comme s'il était isolé. C'est pour cette raison aussi que par exemple – même dans les inscriptions – des graphies comme εἰς στήληµ µαρµορέην ‘sur une stèle de marbre’ (au lieu de στήλην) sont très rares, bien que la nasale finale devant un [m] initial ait certainement de tout temps été prononcée [m] et non [n]. L'avantage de ce "principe isolant" est que les mots et les formes ont toujours la même apparence, qu'ils se trouvent dans un dictionnaire ou dans un texte. Ce principe a marqué de son empreinte l'orthographe en Europe jusqu'aujourd'hui. L'orthographe du sanskrit védique témoigne du principe contraire: les mots n'y sont accentués que s'ils étaient réellement accentués dans la prononciation concrète d'une phrase donnée et, lorsque des changements phonétiques interviennent entre les mots, ils sont rigoureusement notés dans l'écriture (ce procédé est appelé sandhi). L'orthographe védique a pour avantage (et pour but) de faciliter la récitation correcte des textes. Comparer le védique au grec ancien, deux langues indoeuropéennes, donc, qui sont non seulement de toute manière étroitement apparentées, mais même encore particulièrement similaires dans leur intonation et leur système accentuel, peut maintenant constituer pour nous un enseignement instructif à propos de quelques aspects de la mélodie phrastique du grec, particulièrement la non-accentuation de certains mots. Pour prendre un exemple, ce ne sont pas seulement un grand nombre de pronoms, de particules, etc. qui sont inaccentués, mais aussi les vocatifs et les verbes conjugués dans la phrase principale, quand ils ne se trouvent pas à la première position R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 227 dans la phrase. Cette loi des mots postposés et inaccentués (appelée loi d'enclise, découverte par Jacob Wackernagel en 1892) est, par exemple, également valable en allemand: Hans sieht Paul und ruft: "Paul, he, Paul, wart mal 'n Augenblick!" – Gleich darauf: "Grüss dich, Paul, alter Freund, hast du Zeit für 'n Bier?" 3 Ou en dialecte suisse-alémanique de Zurich : Chunsch hüt z'aabig zue mer? – Ja gern, oder chunsch duu wider emaal zu miir? – Also guet! Ich bin immer gern bii der! – Und iich bi diir! Chunsch grad mit mer?4 Dans ce dernier cas, même les formes des prépositions et des pronoms se transforment clairement, suivant si elles sont accentuées ou non (zue, bii, miir, diir vs. zu, bi, mer, der, etc.). Un critère important pour l'accentuation du mot dans la phrase est la teneur en informations nouvelles: en linguistique moderne, on appelle rhème (ou focus) les mots qui apportent une information nouvelle importante et on l'oppose à thème (ou topic) qui désigne les informations qui sont déjà connues (ou qui se comprennent d'elles-mêmes) et dont on continue de parler. Les deux fonctions ont des effets sur la position des mots concernés dans la phrase et sur leur accentuation. Comme illustration, voici un distique humoristicomoralisateur tiré du recueil de citations attribuées à Ménandre (mais dont sans doute une partie seulement lui revient): Ἅπαντές ἐσµεν εἰς τὸ νουθετεῖν σοφοί, αὐτοὶ δ' ἁµαρτάνοντες οὐ γιγνώσκοµεν. 3 Jean voit Paul et l'interpelle: "Paul, hé, Paul, arrête-toi voir un moment!" – Aussitôt après: "Salut, Paul, mon vieux, t'as le temps de boire une bière?" 4 Tu viens ce soir chez moi? – Bien volontiers, ou alors c'est toi qui reviens une fois chez moi? – On fait comme ça! Ça me fait toujours plaisir d'être avec toi! – Et moi avec toi! Tu viens déjà avec moi maintenant? 228 Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 Quand il s'agit de réprimander, nous sommes tous sages, Mais nos propres erreurs, nous ne les reconnaissons pas. Le premier vers reçoit de l'accentuation traditionnelle une mélodie de phrase plausible: trois mots rhématiques sont en contraste avec un enclitique (le verbe) et deux proclitiques (la préposition et l'article). Dans le second vers, par contre, il résulte de l'accentuation une mélode peu plausible: le démonstratif αὐτοὶ n'a pas d'accent proprement dit; par contre, ἁµαρτάνοντες reçoit le premier accent, la négation reste inaccentuée, tandis que le verbe qui conclut le vers doit à son tour être accentué. Une mélodie de phrase tout à fait différente s'impose: αὐτοὶ, pour des raisons sémantiques (opposition: ‘les autres’ vs. ‘nous-mêmes’) et du fait de sa position en tête de phrase, doit au contraire être fortement accentué, et cette accentuation est encore soulignée par le contraste avec le δὲ en position enclitique et inaccentué (et qui pourtant n'est pas tout à fait inutile). Le participe ἁµαρτάνοντες est un mot thématique et donc plutôt faiblement accentué (il était déjà question de ‘réprimander’; que l'on parle de ‘faire des erreurs’ est donc connu). Les deux mots inaccentués, δ' et ἁµαρτάνοντες, servent alors véritablement de "rampe de lancement" pour la négation οὐ qui, en tant qu'accusation morale, porte clairement l'emphase. (Cela ne veut bien sûr pas dire que οὐ n'était pas aussi souvent inaccentué, par exemple dans οὐδείς ‘ne... personne’ ou dans: βουλόµεθα πλουτεῖν πάντες, ἀλλ' οὐ δυνάµεθα, ‘nous voulons tous être riches, mais ne le pouvons pas’.) La forme verbale γιγνώσκοµεν n'apporte finalement plus vraiment d'information nouvelle. En plus, elle est par rapport à οὐ en position enclitique, donc diminuée en intensité, ce qui la rend une fin idéale de la phrase et du discours. Certes, nous ne pouvons pas non plus être sûrs de retrouver la mélodie phrastique originale par de telles réflexions. Car deux solutions différentes du dilemme sont envisageables: soit les règles d'accentuation byzantines restituent en partie R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 229 faussement la réalité de l'époque "classique", soit, à côté de la hauteur du ton, l'intensité du ton était aussi pertinente, mais elle n'était pas indiquée. Il est fort vraisemblable, à notre avis, que les deux possibilités soient valables. Cependant, du point de vue actuel, il n'est plus guère concluant de décider quelle solution est valable dans quelle situation. L'examen des dialectes des langues d'aujourd'hui montre d'ailleurs à quel point l'intonation peut être différente sur une faible étendue même dans des idiomes très étroitement apparentés. Oui, même dans un seul et même idiome, une phrase peut, comme chacun sait, être prononcée avec plusieurs intonations différentes "correctes", selon des nuances "pragmatiques", "émotionnelles", etc. Mais si nous considérons nos textes dans tous leurs détails et que nous nous efforçons d'atteindre à une compréhension parfaite, nous pourrons aussi faire sonner des textes dans une langue morte au moins de manière plausible et convaincante et peut-être même plaisante – même si nous aurons toujours un léger "accent" étranger. Mélanges offerts en hommage à Remi Jolivet édité par Alexei PRIKHODKINE et Aris XANTHOS Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013 Sommaire A. Prikhodkine & A. Xanthos Introduction...................................................... 1 M. L. Abdoulaye La particule emphatique tun ‘dès’ en haoussa A.-C. Berthoud Vers une science polyglotte.............................. 25 Y. Erard La linguistique fonctionnelle, et après? (La pertinence et l'enquête).................................... 45 M. Kilani-Schoch Énigme (mor)phonologique dans un corpus d'acquisition du français.................................. 69 C. J. Kouoh Mboundja De la structure du verbe Bantu: Valeurs du monème -i- en bàlòŋ (Bantu A 13)................... 89 M. Mahmoudian Corpus, enquête, système. Et la langue? Réflexions sur l'objet de la linguistique........... 105 A. Prikhodkine "Le français c'est une langue qu'on ne connaît jamais parfaitement" Idéologies linguistiques et auto-identifications des personnes issues de l'immigration................... 141 C. Sandoz Paradigme, syntagme et changement morphologique. A propos de formes casuelles analogiques dans les langues classiques......... 173 S. Sow De la désignation des colonisateurs aux autoglossonymes: quel nom pour les langues orales africaines?............................................. 185 N. Tigziri Les consonnes emphatiques du kabyle............. 197 R. Wachter La prononciation "correcte" des langues anciennes.......................................................... 207 A. Xanthos L'évaluation (de l'évaluation)+ de la diversité lexicale............................................................. 231 7