Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013, pp. 207–229
La prononciation "correcte" des langues anciennes
Rudolf WACHTER
Universités de Lausanne et de Bâle
A notre collègue Remi Jolivet, sagace explorateur des langues
vivantes, nous adressons un cordial salut de la part des
langues anciennes! Les deux chapitres que nous proposons ici
représentent la somme – présentée d'une manière plutôt
personnelle – d'au moins 200 ans de recherches sur l'histoire
étendue de deux langues "classiques" – le latin et le grec –, de
leur développement, en partie commun, et de leurs variations
dans l'espace et dans le temps. Or, pour établir une prononciation qui puisse être recommandée et considérée comme
cohérente et correcte, il a fallu opérer un choix chronologique
et géographique. Nous avons ainsi choisi de recommander le
grec pratiqué par les Athéniens autour de 400 av. J.-C. et le
latin pratiqué par les Romains au Ier siècle av. J.-C. Nous
sommes certes conscients qu'Homère ou Saint Jérôme, par
exemple, y eussent trouvé à redire, l'un parce qu'il eût perçu ce
grec comme phonétiquement trop moderne, voire vulgaire,
l'autre, parce qu'il eût trouvé ce grec presque incompréhensible et ce latin maniéré et bizarre. De plus, nous devons
avouer d'emblée que, dans la reconstruction de la prononciation d'une langue "morte" nous ne pouvons que nous
approcher des phonèmes réellement utilisés et de la mélodie
de la phrase. Mais en dépit de cette restriction d'ordre pratique
et méthodologique, nous espérons convaincre nos lecteurs que
ces deux riches langues jadis vivantes et florissantes retrou-
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vent une belle jouvence lorsqu'on les fait sonner d'une manière
convaincante!1
LE LATIN
1. Quelle est la prononciation correcte du français, de l'italien,
de l'allemand, de l'anglais? Eh bien oui! Il y en a plusieurs
différentes! De même, il n'a jamais existé une seule prononciation correcte du latin. Mais, malheureusement, nous ne
connaissons pas non plus vraiment les différentes prononciations qui ont une fois été correctes. Encore moins bien que
celle du français de Molière, de l'italien de Dante, de l'allemand de Luther et de l'anglais de Shakespeare. Il n'existe pas
d'enregistrement de ces époques-là.
La linguistique peut néanmoins rendre accessible plusieurs
aspects de la prononciation de tels états "morts" de langues et,
de là, reconstruire une prononciation globale plausible. Pour le
latin, ce sont surtout les facteurs suivants qui nous aident à le
faire: la métrique de la poésie latine, la comparaison avec
d'autres langues de l'Antiquité et la comparaison avec les
langues-filles romanes.
Pourtant, le temps est un facteur aggravant: pendant les huit
siècles dont nous proviennent les textes latins antiques
(environ de 200 av. J.-C. à 600 apr. J.-C.), la prononciation –
nous le savons avec certitude – s'est fortement modifiée. À
quoi devons-nous nous en tenir? La voie à suivre la plus
raisonnable reste la prononciation usitée en ville de Rome au
crépuscule de la République et à l'aube de l'Empire, donc, en
gros, le latin de Cicéron et de Virgile, essentiellement parce
qu'il est le mieux attesté et qu'il constitue la norme de la
grammaire que nous apprenons.
1
Je remercie Albin Jaques pour une première traduction et Michel Aberson
pour maintes améliorations.
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 209
Dans les traditions linguistiques particulières (allemande,
française, italienne, anglaise, etc.), certaines divergences par
rapport à la norme de prononciation qui va être exposée ciaprès sont en usage. Ce n'est pas grave, du moins tant que la
prononciation ne perd pas en clarté.
2. Avant de nous attaquer à des phonèmes2 particuliers, jetons
un coup d'œil sur l'alphabet romain. Il n'est composé que de
majuscules (la différence entre majuscules et minuscules
n'existe que depuis le Moyen Âge) et comprend les lettres
suivantes:
ABCDEFGHIKLMNOPQRSTVXYZ
K est très rare, Y et Z n'apparaissent que dans des emprunts au
grec, X vaut pour [ks], donc un groupe de deux consonnes.
Deux lettres, I et V, peuvent désigner aussi bien une voyelle
qu'une consonne; I est aujourd'hui normalement rendu dans les
deux cas par i (les textes latins ne contiennent donc en général
pas de j), le V vocalique par u, consonantique par u ou v, selon
la tradition linguistique ou éditoriale.
Les voyelles, i, e, a, o, u, sont prononcées à peu près
comme en allemand ou en italien. Ce à quoi il faut prêter
attention, c'est que chacune de ces voyelles peut être longue ou
brève, fait à respecter précisément. Le mot malus avec [a] bref
signifie ‘sale type’, malus avec [a:] long ‘pommier’. Cette
différence ne se manifestait normalement pas dans l'écriture.
2
Pour rendre le texte plus lisible pour un public non-linguiste, on écrit ici,
d'une manière peu précise, les phonèmes normalement sans traits
obliques, donc a, non /a/, ce qui se justifie par le fait que dans
l'orthographe du latin classique, qui était un orthographe récent, la plupart
des lettres correspondent 1:1 aux phonèmes.
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Aujourd'hui, l'on place volontiers un trait horizontal (mālus)
ou un circonflexe (mâlus) sur la voyelle longue.
Il existe aussi des diphtongues, c'est-à-dire des voyelles
dont la qualité change pendant leur émission. Elles sont
toujours considérées comme longues. Les plus fréquentes en
latin sont ae et au, oe est plus rare (fēriae, Claudius, poena).
(En français, pour au et oe, on prononce parfois (surtout en
France) [o:] et [ø:]. De telles prononciations existaient déjà à
l'époque de Cicéron, surtout à la campagne; cependant, on y
prononçait également ae comme [e:]. Autant garder donc la
prononciation "urbaine" d'ae, au, et oe en vraies diphtongues:
[ae], [au] et [oe].) Très rarement apparaissent aussi eu et ei,
ainsi que ui (seu, deinde, huic).
Passons maintenant aux consonnes:
Les sons b, d, g (sonores) et p, t, c (k) (sourds) se prononcent comme dans les langues romanes. Les sourdes n'étaient
donc pas suivis par un [h] (comme souvent en allemand du
Nord et en anglais). Pour g et c, c'est la prononciation que l'on
rencontre aujourd'hui par exemple devant a, o, u qui est
valable, et non celle devant e et i (cp. les deux variantes dans
fr. garage, it. calcio), donc [kikero:] et non [sisero:] ou
[ʦiʦero:], etc.
Le i consonantique sonne comme y dans angl. you ou fr.
yeux. Le u consonantique (souvent écrit v) sonne comme w
dans angl. we ou ou dans fr. oui (donc vīnum ‘vin’ non comme
dans angl. vine ‘vigne’, all. Wein, fr. vin, mais comme dans
angl. wine).
Le u consonantique se combine avec un [k] en [kw], écrit
qu. Ceci compte pour une seule consonne, malgré la graphie
avec deux signes, par exemple reliquī ‘les autres’, reliquiae
‘reliques’.
Les continues f, l, m, n se prononcent à peu près comme
aujourd'hui. Le n s'assimile souvent au son suivant. Devant b,
p, m, on l'écrit en général m (immortālis ‘immortel’). Devant
g, c, qu, le son aboutit au même résultat que dans all. Ding, par
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 211
exemple incautus ‘imprudent’; il n'existe pourtant pas de lettre
spéciale pour le noter. De manière correcte, un g devant un n
est aussi prononcé avec ce son ng [ŋ], c'est-à-dire que ignōtus
‘inconnu’ et ignis ‘feu’ sonnent comme s'ils étaient écrits
ingn-. Devant un s, le n était prononcé très faiblement; la
voyelle précédente semble, pour cette raison, avoir été allongée. Le s était sourd (un peu comme en espagnol), h n'était
plus, du temps de Cicéron, prononcé par tous, r était sans
doute roulé et m en finale aboutissait probablement dans la
plupart des cas à une légère nasalisation de la voyelle précédente (-am, -um, -em prononcés [-ã], [-õ], [-ẽ]).
3. Le rythme des syllabes et des mots est essentiel pour la
sonorité de la langue latine et notamment de la poésie. Une
syllabe peut être soit longue soit brève, une syllabe longue
durant à peu près le double d'une brève. Pour prendre un
exemple, un mot comme cecidisse ‘être tombé’ a le rythme
"bref-bref-long-bref" (di-di-dō-di, comme le F dans l'alphabet
morse) et mesure donc deux longues et demie ou cinq brèves.
Une syllabe peut être longue pour deux raisons: premièrement parce que sa voyelle est longue ("longueur par nature",
elle est longue "nātūrā"), deuxièmement parce qu'il y a tellement de consonnes qui suivent la voyelle, même si elle est
brève, que la syllabe ne peut être prononcée rapidement et
brièvement ("longueur par position", elle est longue
"positiōne"). Par exemple, dip-di-di-dip-di-di a le même
rythme que dō-di-di-dō-di-di, du fait que, dans les première et
quatrième syllabes, la voyelle brève est suivie chaque fois par
le groupe de consonnes [pd], groupe qui nécessite sensiblement plus de temps qu'un [d] isolé. Les seuls groupes de
consonnes que beaucoup tiennent pour rapidement prononçables sont ceux du type [br] (groupes dits "mūta cum
liquidā"): l'on peut assez bien dire bri-di-bri-di de manière
régulière et rapide. Enfin, parmi les groupes de consonnes
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capables d'allonger une syllabe, il y a aussi les consonnes
longues que sensément pour cette raison l'on redouble dans
l'écriture (on les appelle géminées). Dans sa prononciation, le
Romain faisait nettement la différence entre erant ‘ils étaient’
(di-dō) et errant ‘ils errent’ (dō-dō), et nous devons également
respecter ce fait soigneusement! L'on rencontre un pareil cas
dans la troisième syllabe de cecidisse: le [i] est certes bref,
mais le [s:] suivant est long (ss), donc la syllabe en entier est
longue. Cela vaut aussi pour les occlusives longues; vu
qu'elles ne peuvent pas vraiment être prononcées longues,
l'ouverture de l'occlusion est retardée: reperit ‘il trouve’ (di-didō), repperit ‘il a trouvé’ (dō-di-dō).
Dans le même ordre d'idées, les désignations syllabes
"ouvertes" et "fermées" sont également judicieuses. Si nous
décomposons les mots et les phrases en syllabes et observons
où se situent les frontières syllabiques, nous constaterons que,
dans le cas de consonnes intervocaliques brèves, la frontière se
trouve devant une telle consonne, tandis que dans le cas de
groupes consonantiques et de consonnes longues, elle se
trouve en leur milieu. Nous obtiendrons ainsi par cette décomposition des syllabes qui se terminent en voyelle et d'autres en
consonne. Les premières sont ouvertes, les secondes fermées.
Dès lors, la règle est la suivante: une syllabe brève doit contenir une voyelle brève et être ouverte (et, si l'on mesure br
comme une seule consonne – ce qui est en général le cas –, di
devant bri reste ouvert et donc bref); toutes les autres syllabes
sont longues: vinum (ī!), Clau-di-us, ig-nis (ing-!), er-rant,
rep-pe-rit (le premier "p" représente l'occlu-sion prolongée),
ainsi que la troisième dans ce-ci-dis-se. Le groupe de sons x (=
ks) est aussi divisé: sexiēs ‘six fois’ (sek-si-ēs). Une syllabe
peut, d'ailleurs, contenir une voyelle longue et en plus être
fermée, elle n'en devient pas pour autant encore plus longue:
par ex. scrīp-tor ‘écrivain’ (de scrī-be-re ‘écrire’).
Quelques autres détails de la prononciation sont importants,
surtout pour réciter correctement des vers; toutefois, tous
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 213
seraient certainement aussi valables pour la prose: (1) la répartition des syllabes passe outre les frontières de mots; (2) les
consonnes longues à la finale ne sont écrites qu'une fois (par
ex. ŏs ‘os’, mĕl ‘miel’, păr ‘égal’, hŏc ‘ceci’); (3) les voyelles
finales, même si elles sont suivies de -m, disparaissent devant
une voyelle initiale (s'élident; élision); (4) la consonne h n'a
aucun effet. Exemples: quod genus hoc hominum? ‘Quelle
espèce d'homme est-ce?’ En syllabes: quod-ge-nu-shok-kho-minum. — "heu fuge, nāte deā, tēque hīs" ait "ēripe flammīs! /
hostis habet mūrōs; ruit altō ā culmine Troia". ‘Ah! fuis, toi
qui es né d'une déesse, sauve-toi, dit-il, de ces flammes!
L'ennemi tient nos murs; du plus haut sommet, Troie
s'écroule.’ En syllabes: heu-fu-ge-nā-te-de-ā-tē-quhī-sa-i-tē-ripe-flam-mīs / hos-ti-sha-bet-mū-rōs-ru-i-tal-tā-cul-mi-ne-Troi-a.
4. La structure syllabique d'un mot est responsable de son
accentuation. La règle est simple: l'accent se trouve normalement sur la pénultième syllabe (à part bien sûr dans les monosyllabes); dans les mots plus longs, il recule sur l'antépénultième, si la pénultième est brève; exemples avec antépénultième longue: scrībere, taedium ‘dégoût’, avec antépénultième
brève: reliquī, pariēs ‘mur’. L'accent – nous informent les
grammairiens anciens – était réalisé surtout en augmentant la
hauteur du ton (d'environ une quinte), il est cependant assez
sûr qu'une augmentation du volume sonore entrait aussi en jeu.
Les voyelles longues de syllabes inaccentuées sont une
source fréquente de prononciation imprécise. En tenir compte
est extrêmement important pour bien comprendre le texte,
spécialement en poésie. Ainsi, par exemple, manus ‘main’ (didi) et manūs ‘mains’ (di-dō), cecidisse ‘être tombé’ (di-di-dōdi) et cecīdisse ‘avoir abattu’ (di-dō-dō-di) sont nettement
différenciés; pourtant, l'accent se trouve chaque fois sur la
même syllabe. Cette difficulté découle uniquement de l'imprécision de la graphie: ce que l'on écrit venimus peut signifier
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trois choses différentes, venīmus ‘nous venons’, vēnimus ‘nous
vînmes’, vēnīmus ‘nous sommes achetés’; un Romain n'aurait
jamais prononcé ces formes de manière incorrecte ou (dans la
conversation orale) ne les aurait jamais mécomprises.
5. En latin comme en toutes langues, tous les mots n'étaient
pas, dans une phrase, prononcés avec la même force. Mais
reconstruire la mélodie phrastique d'une langue ancienne est
une tâche de la plus haute difficulté. Mais on peut, là aussi,
s'appuyer sur la comparaison avec des langues parlées aujourd'hui ou avec des langues dont l'orthographe est plus précise,
ainsi que de la position des mots dans la phrase. Il faut ici surtout rendre attentif aux mots "postposés" et donc inaccentués,
par ex. hoc enim ‘ceci en effet’ ou sī quis ‘si quelqu'un’,
virumque ‘et l'homme’, très souvent d'ailleurs aussi le verbe,
par ex. arma virumque canō ‘je chante les armes et l'homme’,
ou un vocatif, par ex. admīror, pariēs ‘je m'étonne, mur!’
(nous avons ici un verbe en position tonique!). La linguistique
connaît cependant de nombreux autres critères qui aident à reconstruire une mélodie phrastique plausible, par exemple ceux
de la "structure informationnelle" de la phrase (thème et
rhème, topic and focus).
Dans la phrase suivante, un amusant distique poétique en
graffito sur un mur (encore debout!) à Pompéi, il n'y avait sans
doute que les trois mots soulignés qui étaient accentués:
Admīror, pariēns, tē nōn cecidisse ruīnīs,
quī tot scrīptōrum taedia sustineās!
Je m'étonne, mur, que tu ne sois pas encore tombé en ruine,
toi qui dois supporter tant de choses dégoûtantes (de tant)
d'écrivains!
(paries est écrit avec -n- pseudo-étymologique)
En dernier lieu et tout à fait généralement, comprendre le texte
jusque dans ses moindres détails est la condition préalable à
toute bonne récitation: mots, grammaire, style, sens. Pour y
arriver, il ne faut pas être avare de ses efforts! Inversement,
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 215
une simple récitation permet de savoir si un texte a été compris
ou non. (Ce fait pourrait être utilisé lors d'examens: qui peut
lire un texte de manière vivante et captivante, n'a nul besoin de
le traduire; il ou elle l'a compris – et inversement!)
De cette façon, nous pouvons faire sonner même une
langue morte de manière plausible et plaisante. Nous sommes
tout à fait conscients des incertitudes de détail qui existent
toujours. Mais consolons-nous en nous disant qu'il est certain
qu'un Romain nous comprendrait sans effort. Et l'anglais aussi,
bien que nullement "mort", est aujourd'hui prononcé par un
nombre important de personnes de manière inauthentique!
Mais, aussi dans une langue moderne, un léger "accent" ne
dérange pas si l'on perçoit que le locuteur sait de quoi il parle.
LE GREC
1. Il n'existe pas une seule prononciation correcte du grec
ancien, tout comme il n'en existe pas une seule du latin. Dans
le cas du grec, nous avons même connaissance d'une diversité
encore plus importante que pour sa voisine occidentale. En
effet, à l'époque d'Homère, époque où les Grecs empruntèrent
l'alphabet au Proche-Orient et l'adaptèrent magistralement à
leur usage, le domaine linguistique était parcellisé en de
nombreuses zones dialectales. L'écriture n'était pas tout à fait à
même de rendre toutes les différences entre les dialectes, mais
il y en a tout de même de nombreuses qui se manifestent. Par
la suite, la diversité dialectale, sous l'effet de contacts, de la
migration et finalement de la "globalisation", s'estompa sensiblement, mais ne disparut jamais totalement.
Dans le cas du grec également, la linguistique peut nous
rendre accessibles plusieurs aspects de la prononciation et
ainsi reconstruire une prononciation globale plausible. À la
diversité dialectale s'ajoute le temps qui constitue ici aussi un
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Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
facteur aggravant, et de manière encore plus prononcée qu'en
latin: le grec de l'Antiquité (même si l'on ne tient pas compte
de l'époque mycénienne qui va environ de 1400 à 1200 av. J.C.) peut être observé durant presque un millénaire et demi, et
il ressort explicitement des témoignages que, pendant cette
période, la prononciation s'est modifiée fondamentalement.
À quoi donc devons-nous nous en tenir? Nous pourrions
traiter plusieurs prononciations différentes, par exemple: une
pour Homère, une pour l'attique classique, une pour la koinè
hellénistique, une pour la période impériale de l'Antiquité
tardive et pour le début de la période byzantine. Mais cela
serait extrêmement laborieux! Et comment ferions-nous avec
une citation d'Homère dans un texte tardif? L'auteur en question n'aurait certainement pas récité Homère dans sa prononciation originale (qu'il ignorait sans doute complètement),
mais plutôt de la manière dont lui-même prononçait le grec.
Encore aujourd'hui, en Grèce, l'on prononce Homère et toute
la littérature antique à la manière du grec moderne. Le grec n'a
dans sa tradition jamais connu de rupture suivie d'une réforme
de l'orthographe et ne s'est pas non plus morcelé comme le
latin au point que de nombreuses langues "néo-latines" purent
alors prétendre continuer la prononciation authentique. Au
fond, le grec est donc encore aujourd'hui la "même" langue
que dans l'Antiquité.
Il est néanmoins raisonnable pour le grec ancien des
périodes archaïque, classique et hellénistique, d'aspirer à une
prononciation se rapprochant de l'état phonique original en
quantité et en qualité, prononciation qui diverge du grec
moderne actuel: en quantité, pour pouvoir lire la poésie avec la
métrique correcte, c'est-à-dire avec son rythme original; en
qualité, car autrement, pour prendre un exemple, comment
pourrait-on comprendre qu'à partir d'un ποιητής par exemple –
qui aujourd'hui est prononcé [pii'tis] – l'on en serait arrivé à
lat. poēta, fr. poète, etc.? De plus, pour des raisons pratiques, il
est préférable de n'avoir qu'une seule prononciation pour le
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 217
grec ancien. À cet égard, le mieux qualifié est le grec de
l'attique classique des Ve/IVe siècles av. J.-C., que nous
connaissons particulièrement bien et qui nous sert aussi de
ligne de conduite pour la "grammaire" (et non seulement à
nous, mais déjà aux Grecs cultivés de la période hellénistique,
de l'Empire et de l'Antiquité tardive!). Il nous faut toutefois
être conscients que cette prononciation semblera trop moderne
pour un texte archaïque, trop archaïque pour un texte de la
période impériale et, par exemple, beaucoup trop attique pour
un texte d'Alcée, de Sappho ou de Pindare.
À l'heure actuelle, en Europe occidentale, l'on utilise plus
ou moins précisément la prononciation qu'Érasme de
Rotterdam a créée. Elle n'est cependant pas satisfaisante en
tous points, car elle tient compte trop fortement de la
prononciation allemande: pour prendre un exemple, jamais
époque n'a existé où φ était prononcé comme dans Fell, χ
comme dans Dach ou dans Licht, mais θ [th] comme dans Tee
ou Theater. Il faut admettre que, soit les signes φ, χ, θ étaient
tous trois utilisés pour des occlusives aspirées, donc comme à
l'initiale en allemand actuel (du Nord) ou en anglais (c'était
grosso modo l'état de la période avant notre ère), soit tous trois
étaient utilisés pour les fricatives dans Fell, Dach/Licht et
angl. think (c'était l'état du début de notre ère à maintenant;
dans quelques dialectes, cette évolution phonétique avait
cependant déjà commencé auparavant, comme on peut le voir
par exemple dans l'imitation de laconien que l'on trouve dans
la bouche de Λαµπιτώ dans Lysistrata d'Aristophane).
2. Avant d'en venir aux phonèmes isolés, jetons un coup d'œil
à l'alphabet grec de l'Antiquité. Il est seulement constitué de
majuscules (en grec aussi, la différence entre majuscules et
minuscules n'existe que depuis le Moyen Âge), et se présente
comme unitaire depuis environ 400 av. J.-C. Auparavant,
existaient, dans les différentes zones dialectales, des alphabets
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locaux fort distincts formés directement après l'adoption de
l'alphabet au VIIIe siècle. L'alphabet unitaire panhellénique
n'est, il convient de le préciser, pas l'alphabet attique, mais
l'alphabet grec-oriental des villes ioniennes d'Asie Mineure
surtout, alphabet au moyen duquel, par exemple, les épopées
homériques avaient été écrites. Il contient les 24 signes
suivants:
ΑΒΓ∆ΕΖΗΘΙΚΛΜΝΞΟΠΡΣΤΥΦΧΨΩ
α β γ δ ε ζ η θ ι κ λ µ ν ξ ο π ρ σ/ς τ υ φ χ ψ ω
En outre, depuis l'hellénisme, des προσῳδίαι furent introduites
(nous utilisons la traduction latine de ce concept:
accentus -ūs), avant tout pour marquer la voyelle d'une syllabe
accentuée et la présence ou l'absence d'un h- à l'initiale (esprit
rude ‛ ou esprit doux ' ), l'alphabet grec-oriental ne possédant
pas de signe à cet effet. (D'autres alphabets locaux, comme par
exemple l'attique, mais aussi l'eubéen dont très tôt déjà a été
dérivé l'alphabet latin, avaient employé dans ce cas la lettre Η
[hêta], et l'on ne voulait pas se passer de la notation de ce h
dans l'alphabet unitaire.) La convention d'accentuation que
nous apprenons aujourd'hui (avec accent aigu, grave et circonflexe ou périspomène) date de la période byzantine, et nous
allons voir que tout ne peut pas y être totalement correct.
3. Les voyelles de base de l'attique classique sont /i, e, a, o, y/
qui peuvent être aussi bien longues que brèves, distinction
qu'il faut respecter précisément comme en latin et dans beaucoup d'autres langues indo-européennes. Il est probable que
/e:/ et /o:/ longs (écrits η et ω) étaient prononcés un peu plus
ouverts que /e/ et /o/ brefs (écrits ε et ο). En ce qui concerne /i,
a, y/, l'écriture ne nous indique pas leur quantité; à l'époque
moderne, l'on pallie parfois ce manque par des traits horizontaux sur les voyelles longues: ἄλῡπος ‘sans chagrin’, ἡ λῡ́πη
‘le chagrin’.
Il existe en outre des diphtongues, c'est-à-dire des voyelles
dont la qualité change pendant leur durée et qui, pour cette
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 219
raison, sont toujours considérées comme longues: αι, αυ, ει,
ευ, οι, ου, υι (un upsilon en deuxième position d'une diphtongue est prononcé [u], non [y]), plus les soi-disant diphtongues longues ᾱι, ηι, ωι qui sont souvent écrites ᾳ, ῃ, ῳ, ainsi
que rarement ηυ et ωυ. Au début de la période alphabétique,
quand leur orthographe fut fixée, ces diphtongues devaient à
peu près correspondre à la prononciation combinée des deux
lettres jointes: ευ = [e-u], ωι = [ɔ:-i], etc. Par la suite
cependant, elles se modifièrent toutes sans exception, même si
ce fut à des périodes diverses et de différentes manières: tout
d'abord, les diphtongues de petite envergure phonétique /ei/ et
/ou/ ont évolué en voyelles monophtongues longues, sans
doute d'abord, à savoir encore pendant la période archaïque, en
[e:] et [o:] très fermés, comme par exemple le [e:] long
jurassien ou neuchâtelois dans "Neuchâtél" ou même prononcé
"méme"; puis à partir de la période classique encore plus
fermées aboutissant à [i:] et [u:], ce qu'elles sont restées
jusqu'à nos jours. Ainsi les dialectes grecs dans lesquels
l'ancien /u/ était passé à [y] (cp. attique µῦς avec [y:], mais
latin, suisse alémanique, sanskrit, etc. avec [u:]) ont récréé sur
cette base un /u/ (long). Par ailleurs, les diphtongues longues
ont perdu leur composante [i] (c'est pourquoi plus tard on ne
l'a plus écrite à côté, mais seulement dessous: iota souscrit).
Cela commença pendant la période archaïque. Dès l'époque
classique pour quelques dialectes et un peu plus tard pour les
autres, les diphtongues en i de plus grande envergure commencèrent à se muer en monophtongues: αι devint [ε:] long ouvert,
οι [y:] long (peut-être via [ø:]). En revanche, les diphtongues en
u, αυ et ευ, évoluèrent de manière tout à fait différente: elles se
transformèrent graduellement en ce qu'elles sont aujourd'hui, à
savoir [av]/[af], [ev]/[ef], avec, d'après le son suivant, une fricative sonore ou sourde à la place de l'ancienne composante u.
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Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
La plupart des voyelles (monophtongues) aussi se sont
modifiées encore de manière drastique: au tournant de notre
ère environ, η commençait à passer à [e:] fermé, puis à [i:];
dans les premiers siècles de l'Empire, tout comme en latin, les
anciennes oppositions de quantité furent totalement abandonnées (dès lors, les syllabes accentuées étaient longues, les
inaccentuées brèves, c'est-à-dire que, selon les cas, la longueur
originelle des voyelles s'en trouvait modifiée); et finalement, à
l'époque byzantine, tous les [y] passèrent à [i]. L'orthographe
n'a, par respect envers le grec ancien, jamais subi de réforme
fondamentale, c'est pourquoi elle constitue, pour les Grecs
d'aujourd'hui, un véritable casse-tête! Quand on prononce un
[i], ce pourrait être ι, ει, η, οι ou υ; quand on prononce [e], ε ou
αι; quand on prononce [o], ο ou ω! (Il n'y a que l'anglais qui
soit encore pire: be, sea, see, receive, people, key, believe,
police, Caesar, Caius, quay, Phoebus, Beauchamp. Y a-t-il
encore d'autres manières d'écrire un [i:] anglais?) En grec
moderne, certaines graphies sont même modifiées sans raison
apparente: par exemple, parfois l'on écrit aujourd'hui le mot
pour ‘foie’ σηκότι à la place de συκώτι, ce qui dissimule le fait
que c'est un dérivé de σύκο ‘figue’ (qui lui n'a encore jamais
été écrit avec êta) du fait que les Grecs ont gavé les oies avec
des figues (gr. ancien σῦκον); les Romains en imitant les
Grecs ont traduit (ἧπαρ) σῡκωτόν par (iecur) fīcatum, d'où
fegato, hígado, foie.
Il nous reste un dernier point à aborder dans le domaine du
vocalisme: les dites fausses diphtongues ει et ου. Dans la
période classique, quand leur orthographe fut fixée, elles devaient être prononcées de la même manière que les "vrais" ει
et ου (par ex. dans δείκνυµι, πλοῦτος) qui étaient déjà alors en
train de se monophtonguer. Il est par conséquent hautement
vraisemblable que les "fausses" ne furent jamais prononcées
comme diphtongues. Elles sont le résultat de deux développements tout à fait différents: elles proviennent d'une part de la
contraction de voyelles brèves, par exemple dans ποιεῖτε
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 221
< ποιέετε, δουλοῦµεν < δουλόοµεν, Θου- (par ex. dans
Θουκῡδίδης) < Θεο-, etc.; d'autre part, de l'allongement
compensatoire de voyelles brèves après la chute d'un n, pour
compenser la disparition de l'allongement induit par le groupe
consonantique originel, maintenant simplifié ("longueur par
position", v. 5), par exemple dans les participes féminins
comme βλέπουσα < *-onsa (< * -ont-ja), µιγεῖσα < *-ensa
(< *-ent-ja), ou dans les accusatifs pluriels en -ους (exactement comme dans -ᾱς; dans le dialecte d'Argos
encore -ονς -ανς), dans la préposition εἰς (< *ens qui est par
rapport à ἐν comme ἐξ par rapport à ἐκ, lat. abs par rapport à
ab), etc.
4. Passons maintenant aux consonnes: /b, d, g/ (sonores,
écrites β, δ, γ) et /p, t, k/ (sourdes, π, τ, κ) se prononcent
comme dans les langues romanes. Les sourdes n'étaient donc
pas suivies par [h] (comme c'est souvent le cas en allemand du
Nord et en anglais). En revanche, les aspirées durant la période
archaïque étaient caractérisées par une telle prononciation: /ph,
th, kh/ (φ, θ, χ, aussi sourdes); pendant la période hellénistique,
comme susmentionné, elles se transformèrent en fricatives.
Nous recommandons pour l'attique du IVe siècle une
prononciation transitoire: occlusive avec un écho plutôt fricatif
que "soufflé". Les occlusives sonores /b, d, g/ aussi se
changèrent déjà dans l'Antiquité, sans doute dans la plupart
des régions durant la période impériale, en ce qu'elles sont
aujourd'hui dans la plupart des positions, à savoir des
fricatives sonores.
Les continues /l, r, m, n/ (λ, ρ, µ, ν) doivent être prononcées
à peu près comme aujourd'hui (sonores); le /r/ était sans doute
en général roulé. Le /s/ (σ, ς) était en revanche sourd (à peu
près comme en grec moderne ou en espagnol). Trois signes
représentent des combinaisons de deux consonnes: ξ pour /ks/
et ψ pour /ps/, les deux sourds; par contre, est sonore ζ pour
222
Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
[zd] ou [dz] (sans doute prononcé différemment selon les
régions) qui plus tard ne sera plus prononcé que [z] (comme
dans angl. zoo et en grec moderne). L'aspiration à l'initiale
devant voyelle n'était plus prononcée dans certains dialectes
depuis le début de la période alphabétique déjà, dans d'autres il
se conserva encore pendant plusieurs siècles – d'ailleurs aussi
à l'intérieur de composés (ainsi Πάνορµος, aujourd'hui
Palermo, fut encore écrit en caractères latins Panhormus à
l'époque romaine).
5. Le rythme des syllabes et des mots est très important pour la
sonorité de la langue grecque ancienne et particulièrement
pour la poésie. Une syllabe peut être soit longue soit brève,
une syllabe longue étant à peu près deux fois plus longue
qu'une brève. Pour prendre un exemple, un mot comme βουλόµεθα ‘nous voulons’ est de rythme "long-bref-bref-bref"
(dō-di-di-di, comme le B dans l'alphabet morse) et mesure
ainsi deux longues et demi ou cinq brèves, δυνάµεθα ‘nous
pouvons’ est de rythme "bref-bref-bref-bref" (di-di-di-di,
comme le H dans l'alphabet morse) et mesure deux longues ou
quatre brèves, par contre la variante δυνάµεσθα ‘nous pouvons’ est de rythme "bref-bref-long-bref" (di-di-dō-di, comme
le F dans l'alphabet morse) et mesure deux longues et demie
ou cinq brèves.
Comme en latin, deux raisons sont possibles pour qu'une
syllabe soit longue. Premièrement, parce que sa voyelle est
longue ("longueur par nature", elle est longue "nātūrā").
Deuxièmement, parce que la voyelle, quoique brève, est suivie
par tellement de consonnes que la syllabe ne peut pas être
prononcée assez vite, c'est-à-dire brève ("longueur par
position", elle est longue "positiōne"). Dans δυνάµεσθα par
exemple, le groupe [sth] nécessite tellement plus de temps que
le simple [th] dans δυνάµεθα que, pour cette raison, la
troisième syllabe devient longue. Les seuls groupes de
consonnes que beaucoup considèrent comme rapidement
prononçables sont ceux du type [br], [fl] (les groupes dits
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 223
"mūta cum liquidā"): κέκληται ‘il s'appelle’, pour prendre un
exemple, est de mesure di-dō-di, ce n'est toutefois pas le cas
de tout temps et dans tous les dialectes. Chez Homère, muta
cum liquida allonge la voyelle normalement, mais ce n'est
généralement pas le cas en attique classique. Les consonnes
longues que pour cette raison l'on redouble dans l'écriture (on
les appelle géminées) font également partie des groupes de
consonnes capables d'allonger une syllabe: γράµµατα
‘lettre(s)’ est de valeur dō-di-di. Les Grecs ont dans leur prononciation nettement fait la différence entre ἔβαλε ‘il lança’
(aoriste, di-di-di) et ἔβαλλε ‘il lançait’ (imparfait, di-dō-di), et
nous devons nous aussi respecter cette différence consciencieusement. Dans ἔβαλλε, le [a] est aussi bref que dans ἔβαλε,
mais le [l:] (λλ) est long, donc globalement la syllabe est
longue. La même chose vaut pour les occlusives longues;
comme elles ne peuvent pas vraiment être prononcées longues,
l'occlusion est relâchée avec un retard: ἵππος ‘cheval’ est de
mesure dō-di.
Dans le même ordre d'idées, les désignations des syllabes
comme "ouvertes" et "fermées" sont également judicieuses. Si
nous décomposons les mots et les phrases en syllabes et observons où se situent les frontières syllabiques, nous constaterons que, dans le cas de consonnes intervocaliques brèves,
elles se trouvent devant une telle consonne, tandis que dans le
cas de groupes consonantiques et de consonnes longues, elles
se trouvent en leur milieu. Nous obtiendrons ainsi par cette
décomposition des syllabes qui se terminent en voyelle et
d'autres en consonne. Les premières sont ouvertes, les
secondes fermées. Voici la règle de quantité, formulée différemment: une syllabe est brève si elle comporte une voyelle
brève et est ouverte. Si [kl] dans κέκληται est mesuré comme
une consonne seule, κε devant κλη est justement également
ouvert et donc bref (di-dō-di); si cependant nous avions le sen-
224
Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
timent que le groupe [kl] allonge, c'est-à-dire qu'il est mesuré
comme biconsonantique, nous subdiviserions κέκ-λη-ται, et la
première syllabe serait fermée et donc longue (dō-dō-di). L'on
découpe aussi les groupes de sons qui sont écrits avec les
lettres simples ζ, ξ, ψ: πορίζεται ‘est fourni’ est lu po-rid-ze-tai
(di-dō-di-dō), δεξιός ‘à droite, habile’ dek-si-os (dō-di-di),
θρεψάµενος ‘ayant élevé’ threp-sa-me-nos (dō-di-di-di), etc.
Une syllabe peut comporter une voyelle longue et être en outre
fermée, elle ne sera pas pour autant plus que longue: par
exemple, att. πρᾱ ́ττω, ion. πρήσσω ‘je fais’ (dō-dō).
6. En grec, l'accentuation des mots n'est qu'en partie
dépendante de leur structure syllabique. Fondamentalement,
l'accent peut se trouver sur la dernière, la pénultième et
l'antépénultième syllabe (dans ce dernier cas, seulement si la
dernière est brève). La position de l'accent est pertinente pour
la signification: καλῶς ‘bellement’, κάλως ‘câble, corde’,
δῆµος ‘peuple’, δηµός ‘graisse’, νόµος ‘loi’, νοµός ‘pâturage’,
ἔπει ‘parole (datif sg.) ’, ἐπεί ‘après que’. Cet accent indoeuropéen en partie libre, que l'on peut aussi encore observer en
sanskrit védique et, légèrement modifié, en lituanien moderne,
nécessite donc d'être noté en grec (jusqu'à nos jours). Dans
l'Antiquité – nous l'apprennent les grammairiens anciens – il
était caractérisé surtout par l'élévation (d'environ une quinte)
de la hauteur tonale (il est néanmoins assez sûr qu'entrait aussi
en jeu une élévation de l'intensité de la voix). On distingue
deux types d'intonation: l'accent aigu, comme on l'appelle,
indique une prononciation élevée de la voyelle tonique, avec
tendance croissante quand il s'agit d'une voyelle longue;
l'accent circonflexe ou périspomène, qui n'apparaît que sur les
voyelles longues, indique un début haut suivi par une
retombée (les voyelles avec circonflexe sont souvent le produit
d'une contraction de deux voyelles, dont la première portait
l'accent, v. supra 3 les fausses diphtongues). Finalement,
l'accent grave devait être prononcé sans élévation de la voix,
donc sans intonation propre.
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 225
Important, en grec comme en latin (du moins avant le
changement déjà mentionné du système quantitatif des
voyelles durant l'Empire), est le fait que des syllabes et des
voyelles longues inaccentuées reçoivent la durée qui leur est
due: la deuxième syllabe dans ἄνθρωπος (dṓ-dō-di) et la
première dans βουλόµεθα (dō-dí-di-di) ont une voyelle longue
et sont donc longues, même si l'intensité principale ne se
trouve pas sur elles. Inversement, il est important de ne pas
allonger par négligence des syllabes courtes accentuées.
7. Comme dans toutes les langues, en grec aussi tous les mots
dans une phrase n'étaient pas accentués avec une force égale.
Reconstruire la mélodie de la phrase est toutefois aussi difficile qu'en latin. Alors qu'en latin absolument aucun accent
n'était écrit, les grammairiens et maîtres d'école grecs à
l'époque byzantine établirent la règle selon laquelle chaque
mot doit porter une προσῳδία. Font exceptions certains mots
dits enclitiques qui "s'appuient" sur l'accent d'un mot précédent; ce sont surtout des pronoms et des particules. Si l'on
entre dans les détails, les règles qui concernent l'enclise sont
assez compliquées, surtout en ce qui concerne l' "accent
d'appui" dans des cas comme ἅπαντές ἐσµεν σοφοί ‘nous
sommes tous sages’ (cette règle est encore valable aujourd'hui
en grec moderne: η οικογένειά µου ‘ma famille’, το αυτοκίνητό µου ‘ma voiture!’) ou dans des enchaînements d'enclitiques. Mais d'autres parties du discours sont marquées par
l'absence d'accentuation, surtout des prépositions et l'article
qui dans nombre de langues sont proclitiques, c'est-à-dire
qu'ils s'appuient sur le mot suivant. Que ces mots n'étaient pas
accentués non plus en grec ancien, nous pouvons nous en
assurer à partir de la convention selon laquelle là où un esprit
doit être écrit, n'apparaît normalement pas d'accent (ἐν, εἰς, ἐκ,
ἐξ, ὁ, ἡ, οἱ, αἱ); manifestement, les formes comme πρὸ, περὶ,
τὸ, τοῦ, etc. qui, dans le contexte phrastique, n'avaient
226
Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
certainement pas plus de poids que celles citées précédemment, ont reçu un accent seulement à cause d'un accès
d'"horror vacuī", car sinon elles n'eussent porté aucune
προσῳδία.
En fait, les accents et les esprits servent, en scrīptiō
continua, à la délimitation des mots. L'orthographe grecque est
régie par le principe suivant lequel chaque mot doit être écrit
comme s'il était isolé. C'est pour cette raison aussi que par
exemple – même dans les inscriptions – des graphies comme
εἰς στήληµ µαρµορέην ‘sur une stèle de marbre’ (au lieu de
στήλην) sont très rares, bien que la nasale finale devant un [m]
initial ait certainement de tout temps été prononcée [m] et non
[n]. L'avantage de ce "principe isolant" est que les mots et les
formes ont toujours la même apparence, qu'ils se trouvent dans
un dictionnaire ou dans un texte. Ce principe a marqué de son
empreinte l'orthographe en Europe jusqu'aujourd'hui.
L'orthographe du sanskrit védique témoigne du principe
contraire: les mots n'y sont accentués que s'ils étaient réellement accentués dans la prononciation concrète d'une phrase
donnée et, lorsque des changements phonétiques interviennent
entre les mots, ils sont rigoureusement notés dans l'écriture (ce
procédé est appelé sandhi). L'orthographe védique a pour
avantage (et pour but) de faciliter la récitation correcte des
textes.
Comparer le védique au grec ancien, deux langues indoeuropéennes, donc, qui sont non seulement de toute manière
étroitement apparentées, mais même encore particulièrement
similaires dans leur intonation et leur système accentuel, peut
maintenant constituer pour nous un enseignement instructif à
propos de quelques aspects de la mélodie phrastique du grec,
particulièrement la non-accentuation de certains mots. Pour
prendre un exemple, ce ne sont pas seulement un grand
nombre de pronoms, de particules, etc. qui sont inaccentués,
mais aussi les vocatifs et les verbes conjugués dans la phrase
principale, quand ils ne se trouvent pas à la première position
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 227
dans la phrase. Cette loi des mots postposés et inaccentués
(appelée loi d'enclise, découverte par Jacob Wackernagel en
1892) est, par exemple, également valable en allemand: Hans
sieht Paul und ruft: "Paul, he, Paul, wart mal 'n Augenblick!"
– Gleich darauf: "Grüss dich, Paul, alter Freund, hast du Zeit
für 'n Bier?" 3 Ou en dialecte suisse-alémanique de Zurich :
Chunsch hüt z'aabig zue mer? – Ja gern, oder chunsch duu
wider emaal zu miir? – Also guet! Ich bin immer gern bii der!
– Und iich bi diir! Chunsch grad mit mer?4 Dans ce dernier
cas, même les formes des prépositions et des pronoms se
transforment clairement, suivant si elles sont accentuées ou
non (zue, bii, miir, diir vs. zu, bi, mer, der, etc.).
Un critère important pour l'accentuation du mot dans la
phrase est la teneur en informations nouvelles: en linguistique
moderne, on appelle rhème (ou focus) les mots qui apportent
une information nouvelle importante et on l'oppose à thème
(ou topic) qui désigne les informations qui sont déjà connues
(ou qui se comprennent d'elles-mêmes) et dont on continue de
parler. Les deux fonctions ont des effets sur la position des
mots concernés dans la phrase et sur leur accentuation.
Comme illustration, voici un distique humoristicomoralisateur tiré du recueil de citations attribuées à Ménandre
(mais dont sans doute une partie seulement lui revient):
Ἅπαντές ἐσµεν εἰς τὸ νουθετεῖν σοφοί,
αὐτοὶ δ' ἁµαρτάνοντες οὐ γιγνώσκοµεν.
3
Jean voit Paul et l'interpelle: "Paul, hé, Paul, arrête-toi voir un moment!"
– Aussitôt après: "Salut, Paul, mon vieux, t'as le temps de boire une
bière?"
4 Tu viens ce soir chez moi? – Bien volontiers, ou alors c'est toi qui reviens
une fois chez moi? – On fait comme ça! Ça me fait toujours plaisir d'être
avec toi! – Et moi avec toi! Tu viens déjà avec moi maintenant?
228
Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
Quand il s'agit de réprimander, nous sommes tous sages,
Mais nos propres erreurs, nous ne les reconnaissons pas.
Le premier vers reçoit de l'accentuation traditionnelle une
mélodie de phrase plausible: trois mots rhématiques sont en
contraste avec un enclitique (le verbe) et deux proclitiques (la
préposition et l'article). Dans le second vers, par contre, il
résulte de l'accentuation une mélode peu plausible: le
démonstratif αὐτοὶ n'a pas d'accent proprement dit; par contre,
ἁµαρτάνοντες reçoit le premier accent, la négation reste
inaccentuée, tandis que le verbe qui conclut le vers doit à son
tour être accentué. Une mélodie de phrase tout à fait différente
s'impose: αὐτοὶ, pour des raisons sémantiques (opposition: ‘les
autres’ vs. ‘nous-mêmes’) et du fait de sa position en tête de
phrase, doit au contraire être fortement accentué, et cette
accentuation est encore soulignée par le contraste avec le δὲ en
position enclitique et inaccentué (et qui pourtant n'est pas tout
à fait inutile). Le participe ἁµαρτάνοντες est un mot
thématique et donc plutôt faiblement accentué (il était déjà
question de ‘réprimander’; que l'on parle de ‘faire des erreurs’
est donc connu). Les deux mots inaccentués, δ' et
ἁµαρτάνοντες, servent alors véritablement de "rampe de
lancement" pour la négation οὐ qui, en tant qu'accusation
morale, porte clairement l'emphase. (Cela ne veut bien sûr pas
dire que οὐ n'était pas aussi souvent inaccentué, par exemple
dans οὐδείς ‘ne... personne’ ou dans: βουλόµεθα πλουτεῖν
πάντες, ἀλλ' οὐ δυνάµεθα, ‘nous voulons tous être riches, mais
ne le pouvons pas’.) La forme verbale γιγνώσκοµεν n'apporte
finalement plus vraiment d'information nouvelle. En plus, elle
est par rapport à οὐ en position enclitique, donc diminuée en
intensité, ce qui la rend une fin idéale de la phrase et du
discours.
Certes, nous ne pouvons pas non plus être sûrs de retrouver
la mélodie phrastique originale par de telles réflexions. Car
deux solutions différentes du dilemme sont envisageables: soit
les règles d'accentuation byzantines restituent en partie
R. Wachter: La prononciation "correcte" des langues anciennes 229
faussement la réalité de l'époque "classique", soit, à côté de la
hauteur du ton, l'intensité du ton était aussi pertinente, mais
elle n'était pas indiquée. Il est fort vraisemblable, à notre avis,
que les deux possibilités soient valables. Cependant, du point
de vue actuel, il n'est plus guère concluant de décider quelle
solution est valable dans quelle situation.
L'examen des dialectes des langues d'aujourd'hui montre
d'ailleurs à quel point l'intonation peut être différente sur une
faible étendue même dans des idiomes très étroitement
apparentés. Oui, même dans un seul et même idiome, une
phrase peut, comme chacun sait, être prononcée avec plusieurs
intonations différentes "correctes", selon des nuances "pragmatiques", "émotionnelles", etc.
Mais si nous considérons nos textes dans tous leurs détails
et que nous nous efforçons d'atteindre à une compréhension
parfaite, nous pourrons aussi faire sonner des textes dans une
langue morte au moins de manière plausible et convaincante et
peut-être même plaisante – même si nous aurons toujours un
léger "accent" étranger.
Mélanges offerts en hommage
à Remi Jolivet
édité par
Alexei PRIKHODKINE et Aris XANTHOS
Cahiers de l'ILSL, n° 36, 2013
Sommaire
A. Prikhodkine &
A. Xanthos
Introduction...................................................... 1
M. L. Abdoulaye
La particule emphatique tun ‘dès’ en haoussa
A.-C. Berthoud
Vers une science polyglotte.............................. 25
Y. Erard
La linguistique fonctionnelle, et après? (La
pertinence et l'enquête).................................... 45
M. Kilani-Schoch
Énigme (mor)phonologique dans un corpus
d'acquisition du français.................................. 69
C. J. Kouoh
Mboundja
De la structure du verbe Bantu: Valeurs du
monème -i- en bàlòŋ (Bantu A 13)................... 89
M. Mahmoudian
Corpus, enquête, système. Et la langue?
Réflexions sur l'objet de la linguistique........... 105
A. Prikhodkine
"Le français c'est une langue qu'on ne
connaît jamais parfaitement" Idéologies
linguistiques et auto-identifications des
personnes issues de l'immigration................... 141
C. Sandoz
Paradigme, syntagme et changement
morphologique. A propos de formes casuelles
analogiques dans les langues classiques......... 173
S. Sow
De la désignation des colonisateurs aux autoglossonymes: quel nom pour les langues
orales africaines?............................................. 185
N. Tigziri
Les consonnes emphatiques du kabyle............. 197
R. Wachter
La prononciation "correcte" des langues
anciennes.......................................................... 207
A. Xanthos
L'évaluation (de l'évaluation)+ de la diversité
lexicale............................................................. 231
7