La nouvelle métaphysique thomiste
D a v id T o r
r ij o s
-C a s t r i l
l e jo
a croissance du thomisme au cours du XXe siede est bien co nnue;
L
elle fut le fruit de la vigueur qu’il avait commencé ä acquérir au
siede précédent, en grande partie grace ä l’impulsion donnée par
la célebre encyclique Aeterni Patris du pape Léon XIII. Cependant,
dans le monde catholique, la théologie du dernier siede a suscité une
révision de la tradition philosophique et la théologique, bien que
cela ait contribué ä un certain manque d’intérét pour le thomisme.
Ä cet égard, nous pouvons jeter un coup d’oeil sur la description du
processus d’abandon de Saint Thomas dans les centres catholiques
américains exposée par Alfred J. Freddoso, professeur d’études thomistes ä l’Université de Notre-Dame1. II nous explique, d’une part,
comment l’étude et Tenseignement de la pensée thomiste déclinérent
dans le monde catholique pendant la seconde moitié du XXe siede
et, d’autre part, comment ce déclin aura aussi des conséquences pa
radoxales ä notre temps, comme, par exemple, que les ceuvres des
théologiens les plus célebres du XXe siede sont devenues beaucoup
moins compréhensibles pour leurs jeunes lecteurs. En effet, Rahner,
De Lubac, Congar, Schillebeeckx, etc. deviennent beaucoup moins
significatifs si Ton se retrouve dépourvu de la formation traditionnelle
1.
Cf. Alfred J. Freddoso,« The Vindication of St, Thomas: Thomism and Contempora
ry Anglo-American Philosophy », Nova et vetera. English Edition 14 (2016), p. 565-584.
342
Le S t a t u t a c t u e l d e l a m é t a p h y s i q u e
thomiste qu’eux-mémes et leurs contemporains ont regue et contre
laquelle ils ont, en partie, réagi.
Freddoso, pour sa part, déclare que, aprés des années oü le
thomisme a été écarté comme faisant partie d’une maniere de faire
Philosophie et théologie stérile et dépassée, ces derniéres années
un renouveau de l’intérét pour les études thomistes est en train de
gagner du terrain. Cette renaissance du thomisme dans le domaine
de la langue anglaise ä laquelle il fait allusion est menée par des
érudits qui ne viennent pas de la « vielle scolastique » mais qui
essaient simplement de penser le monde en utilisant la polyvalence
explicative fournie par la pensée thomiste. Ils ne sont pas non plus
les héritiers du soi-disant « thomisme analytique » qui a prospéré
au cours du XXe siécle, mais constituent une nouvelle génération
de chercheurs qui ont trouvé dans la pensée de Saint Thomas une
veine dont on peut tirer des éclaircissements pour comprendre la
réalité dans le moment present. Freddoso mentionne, pour donner
un exemple de ce nouveau mouvement, trois auteurs : Oderberg,
Feser et White. Ces érudits croient que le thomisme contient un
potentiel rationnel digne d’etre pris en compte par ses contempo
rains appartenant ä des traditions philosophiques tres différentes,
souvent en contradiction explicite non seulement avec ce que nous
pourrions appeler « la pensée catholique », aussi avec une pensée
théiste en général.
Dans ma présentation, je voudrais parier d’un autre courant
de chercheurs qui écrivent aussi en anglais et qui, en ce sens, font
partie du nouveau thomisme qui se développe aux États-Unis. En
particulier, j’aimerais parier du travail d’un des professeurs qui dirigeait mes recherches lorsque j’étais étudiant, Stephen L. Brock. En
collaboration avec le groupe de recherche « Lumen » de l’Université
Sergio Arboleda en Colombie, la professeure Liliana Irizar et moi
avons publié en espagnol il y a deux ans la deuxiéme compilation
de ses articles traduits dans notre langue matemelle2. Cette publh
2.
C / Stephen L. Brock, Estudios metafísicos. Selección de ensayos sobre Tomás de
Aquino, edité par Liliana Irízar et David Torrijos-Castrillejo, Bogotá, Ediciones
Universidad Sergio Arboleda, 2017.
La
n o u v e l l e m é ta p h y s iq u e th o m is te
343
cation fait partie du projet « Dewan en español », car ce groupe
de recherche a commencé son travail en faisant connaítre Γoeuvre
du dominicain Lawrence Dewan. Dewan, qui est mort en 2015, a
enseigné au College de philosophie et de théologie dominicaine
dOttawa, ä PInstitut Pontifical des Etudes Médiévales ä Toronto,
ä l’Université Catholique d ’Amérique, lTJniversité d’Ottawa... II a
étudié avec quelques des plus célebres représentants du thomisme
du siede dernier comme Gilson, Owens ou Pegis. Dewan représente
un regard critique mais reconnaissant sur ce thomisme qui Pa précédé. Avec des figures comme lui, il commence quelque chose que
j’aimerais appeler un « nouveau » thomisme en langue anglaise qui
se développe actuellement avec des autres savants vivants comme
Brock, son disciple, qui est Pauteur sur lequel je vais concentrer
mon discours3.
Dans les pages qui suivent, je vais centrer mon argumentaire
sur Pun des aspects centraux de la métaphysique thomiste, notamment, la distinction réelle entre Pessence et Pacte d’etre. Ce trait
est étroitement lié au caractére distinctif de Dieu ä différence des
créatures, car Dieu est« etre subsistant» (ipsum esse subsistens) tandis que les créatures sont, selon la métaphysique de Saint Thomas,
composées de Pacte d’etre et de Pessence. Bien qu’ä premiere vue
ce sujet pourrait sembler un peu lointain des mouvements philosophiques contemporabis, il est curieusement devenu assez actuel
grace principalement ä la pensée de Pun des philosophes les plus
influents dans les études métaphysiques ces derniers temps : Martin
Heidegger. Je crois que son idée de la distinction entre l’étre et les
étants a contribué ä obscurcir notre accés ä la véritable philosophie
de Thomas d ’Aquin, Cependant, des auteurs comme Brock ont
contribué ä la clarifier ces derniéres années. Par conséquent, dans
mon exposé, je présenterai d ’abord le point de vue de Heidegger sur
la compréhension onto-théo-logique de la métaphysique, ensuite je
3.
Sur Dewan, Brock a écrit:« Personalmente, puedo decir, sin exageración alguna, que
ningún otro pensador contemporáneo ha tenido sobre mí, mayor influencia que é l»
(« Prólogo », dans Lawrence Dewan, Lecciones de metafísica, Bogotá, Publicaciones
Universidad Sergio Arboleda, 2009, p. 17).
344
Le St a t u t
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montrerai comment la pensée de Jean-Luc Marion et Étienne Gilson
a essayé de donner ce que nous pourrions appeler une « réponse
catholique » au défi posé par ladite onto-théo-logie. Enfin, je vais
parier de la nouvelle exposition de Brock sur ces questions dans
le but de montrer comment elle est capable de mettre en lumiére
certains points qui sont passes inapergus en partie ä cause du conditionnement de la lecture de Heidegger.
Heidegger et la question de Tonto-théo-logie
Nul n’est besoin de rappeler que je ne peux pas exposer ici suffisamment les points de vue de Heidegger sur Pétre et la métaphysique.
Permettez-moi de donner uniquement quelques notes. Comme on le
salt, pour Heidegger, la métaphysique occidentale a porté Phomme
contemporain ä « Poubli de Pétre » et ceci dépendrait en grande par
tie de la constitution « onto-théo-logique » de la métaphysique. Dans
une conférence sur ce sujet, Heidegger expose sa compréhension
personnelle de cette science telle que déterminée par sa relation intrinséque avec la logique, Pontologie et la théologie4. Cette approche
s’explique comme une investigation de la £a?on dont Dieu entre dans
la philosophic. Cela n’arrive pas parce que le christianisme aurait
utilise la philosophic classique pour construiré sa propre théologie
sinon ä cause de la nature méme de la métaphysique. Elle s’occupe
de l’étant en tant qu’étant, c’est-a-dire l’étant dans sa propre entité.
Par conséquent, elle doit découvrir la fondation de Pétant, qui se
montre, ä son tour, comme fondé. Dieu apparaít comme Pétant infondé et fondateur de tout le reste. En d’autres termes, il apparaít
comme causa sui. Cependant, selon Heidegger, celui-ci n’est pas
le Dieu de la religion, car devant Lui, on ne peut pas le prier ou
tomber en adoration5. Cette constitution onto-théo-logique de la
métaphysique a conduit la pensée occidentale ä oublier la différence
ontologique entre Pétre et Pétant. En fin de compte, le probléme de
4.
C f Martin Heidegger, Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik, GA 11,
p. 51-79.
5.
Cf. ibid., p. 77.
La n o u v e l l e m é t a p h y s i q u e t h o m i s t e
345
cette comprehension reside dans Γétude de l’étant par la logique,
de sorte qu’il sera toujours présente comme pensé. Dieu apparaitra
comme le fondement {Grund) ou la raison (λόγος) de Tétant et sera
done enfermé dans la fermeture de la pensée.
En bref, si« la métaphysique occidentale depuis son début avec
les Grecs [...] est ä une fois ontologie et théologie »6, alors tousles
efforts accomplis depuis lors, conduisent inexorablement ä l’oubli
de le tre : e’est la situation dans laquelle nous nous retrouvons. Effectivement, la métaphysique, dans sa constitution onto-théo-logique,
ne fait pas considérer l’étant et l’etre dans leur différence, mais elle
le fait en pensant ä l’étant dans son ensemble de sorte qu’elle ignore
la différence « en tant que différence » ; celle-ci est précisément la
raison pour laquelle nous tombons dans Toubli de letre7.
Compte tenu du panorama désolant que Heidegger a découvert dans la philosophie occidentale en raison de la structure on
to-théo-logique de la métaphysique, le philosophe allemand luiméme répond par un refus de toute presentation de Dieu inserite
dans la philosophie en tant que telle. II pense que la théologie chrétienne devrait prendre au sérieux la parole de Γapótre Paul8 selon
laquelle Dieu aurait rendu folle la sagesse du monde, e’est-a-dire la
philosophie9. La réaction la plus cohérente ä cette pensée devrait
étre de renoncer ä mentionner « l’étre » pour parier de Dieu et ainsi
il l’exprime résolument10.
Cette approche de Heidegger a eu un écho dans la pensée catholique, dont je ne citerai que deux exemples qui, de méme, ont
6.
7.
8.
9.
10.
« Nun ist aber die abendländische Metaphysik seit ihrem Beginn bei den
Griechen — und noch ungebunden an diese Titel — zumal Ontologie und Theo
logie », {ibid., p. 63 ).
« Insofern die Metaphysik das Seiende als solches im Ganzen denkt, stellt sie das
Seiende aus dem Hinblick auf das Differente der Differenz vor, ohne auf die Diffe
renz als Differenz zu achten » {ibid., p. 76).
iCo 1,20.
Cf. id., Einleitung zu: »Was ist Metaphysik?«, GA 9, p. 379.
« Sein und Gott sind nicht identisch, und ich würde niemals versuchen, das Wesen
Gottes durch das Sein zu denken. Einige wissen vielleicht, daß ich von der Theologie
herkomme und ihr noch eine alte Liebe bewahrt habe und einiges davon verstehe.
Wenn ich noch eine Theologie schreiben würde, wozu es mich manchmal reizt,
dann dürfte in ihr das Wort „Sein“ nicht Vorkommen. Der Glaube hat das Denken
346
Le St a t u t
a c t u el
de l a
m é t a p h y s iq u e
leurs répercussions face ä la pensée de saint Thomas : je parle des
réponses de Etienne Gilson et Jean-Luc Marion. Tout d’abord, je
vais faire référence ä la position prise par Etienne Gilson, qui « a
voulu montrer que la tentative de Heidegger ä transcender Γ< ontothéologie > avait déja été accomplie dans la théologie thomiste,
oü Dieu n ’est pas une entité »1!. En effet, c’est ainsi que le penseur
frangais s’est exprimé :
[...] chez saint Thomas, Yens est Yhabens esse; dans une métaphysique oü
I’étant est con^u comme « ce qui a l’étre », Íl est impossible de penser a
Tun sans penser á I’autre. C’est méme pourquoi la métaphysique thomiste
s’accommode mal du nom d ’onto-logíe, car elle est une considération de
l’étre plus encore qu’un discours sur letan t. Elle n’est méme pas une onto-théologie, pour la simple raison q u elle pose Dieu au-dela de l’étant,
comme l’Etre méme : ipsum purum esse. Bref, cette philosophic est tout ce
que, selon Heidegger, la métaphysique ne peut pas é tre ...12
Pour Gilson il est clair que la métaphysique thomasienne
échappe de l’accusation d ’etre une onto-théo-logie, grace ä sa
conception de l’étre. Cependant, sa conception de Vesse thomasien
oblige Gilson ä payer le prix de l’éloignement de la philosophie
chrétienne de la métaphysique classique. Ainsi, la pensée chrétienne
11.
12.
des Seins nicht nötig. Wenn er das braucht, ist er schon nicht mehr Glaube » (id.,
Zürchar Seminar, GA 15, p. 436-437). « Der einzige, der die Lösung suchte, Meister
Eckhart, sagt: Gott „ist“ überhaupt nicht, weil „Sein“ ein endliches Prädikat ist und
von Gott gar nicht gesagt werden kann » (id., Das Aristotelische Fragen nach der
Vielfalt und Einheit des Seins, GA 33, p. 46).
Francesca Aran Murphy, Art and Intellect in the Philosophy o f Étienne Gilson, Co
lumbia, University of Missouri Press, 2004, p. 303 : « Gilson wanted to show that
Heidegger’s quest to transcend “onto-theology” is fulfilled in Thomist theology,
in which God is not an entity ». Sur l’existentialiste interprétation de Gilson de
la diviníté selon Thomas d’Aquin, voir « Being as Existence and Essence. Etienne
Gilson, 1884- » dans Arthur C. Cochrane, The Existentialists and God. Being and the
Being in the Thought ofSören Kierkegaard, Karl Jaspers, Martin Heidegger, Jean-Paul
Sartre, Paul Tillich, Étienne Gilson, Karl Barth, Philadelphia, The Westminster Press,
1956, p. 100-112. Néanmoins, Kearney croit que non settlement Thomas d’Aquin, mais
aussi Gilson se meuvent pleinement dans une perspective onto-théo-logique : voir
Richard Kearney, « The God Who May Be », dans John D. Caputo, Mark Dooley,
and Michael J. Scanlon (éds.), Questioning God, Bloomington, Indiana UP, 2001,
p. 157.
Étienne Gilson, L ’étre et I’essence, Paris, Vrin, 1994, p. 372. Cf Étienne Gilson,« Dieu
au-delä de 1’essence », Introduction a la philosophie chrétienne, Paris, Vrin, 2007,
p. 59-85.
La
n o u v e ll e m é ta p h y s iq u e th o m is te
347
s eloignerait de la position « essentialiste » dominante dans le monde
grec13145. En effet, bien que Gilson reconnaisse que pour Aristote l’étre
est lié ä I’actualité et celle-ci ne se produit que chez les individus,
il finit par étre tout aussi essentialiste que son maítre Platon, car
l’étre au vrai sens est donné dans les essences universelles et, ainsi,
Texistence actuelle et individuelle est reléguée ä un plan secondaire.
« De cette fagon, le monde d’Aristote est composé d existants sans
existence »14.
Par conséquent, Gilson semble croire qu’Aristote, en négligeant
la distinction entre Tétre et les étants, serait tombé dans ce que
Heidegger appelait « l’oubli de Tétre ». Qa n’a ríen de surprenant,
pense Gilson, parce que l’existence ne se distingue parfaitement
que par l’idée judéo-chrétienne de la création15. En échange, Dieu,
pour Aristote, ne serait pas Γauteur de Tétre, mais une simple cause
physique qui ne connaitrait méme pas le monde : « Prier le Dieu
d ’Aristote serait inutile, jusqu’a au moins, que la priére comprenne
la demande >>1617.
Du ä sa fagon de concevoir Dieu, Gilson pensait qu’il avait délivré Saint Thomas de tomber dans une métaphysique d’approche onto-théo-logique, mais il se sentait obligé ä distancier, dans une large
mesure, Thomas de la tradition aristotélicienne. Le résultat serait,
comme l’a exprimé Dewan, un Dieu « sans essence »n. Dans le but
d’aboutir ä un apophatisme comme celui que Heidegger favorise,
Gilson doit nier en Dieu toute essence pour le concevoir comme
esse pur. Dewan, pour sa parte, montre que l’interprétation de la
13.
14.
15.
16.
17.
Étienne Gilson, L ’étre et Tessence, op. cit., p. 371 et suivantes.
Etienne Gilson, The Being and Some Philosophers, Toronto, Pontifical Institute of
Mediaeval Studies, 1952, p. 50 : « Thus, the world of Aristotle is made up of existents
without existence ».
Étienne Gilson, L ’esprit de la philosophic tnédiévale, Paris, Vrin, 1989, p. 66-71.
Étienne Gilson, The Being and Some Philosophers, op. cit., p. 71 : « To pray to the
God of Aristotle would be pointless, in so far, at least, as prayer includes asking ».
C f Lawrence Dewan, « Étienne Gilson and the Actus Essendi », Maritain Studies /
Études maritainiennes 15 (1999), p. 71-80. Voir aussi Liliana B. Irizar, « Étienne Gil
son, Lawrence Dewan y el actus essendi », dans Liliana B. Irizar et Tamara Saeteros
(éds.), La fascinación de ser metafísico: Tributo al Magisterio de Lawrence Dewan,
O.R, Bogotá, Publicaciones Universidad Sergio Arboleda, 2015, p. 305-344.
348
Le St a t u t
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de l a
m é t a p h y s iq u e
via negativa chez Saint-Thomas élaborée par Gilson n’est pas entiérement correcte : le but de Thomas est de ne pas éliminer l’essence
de l’identité divine, mais plutót d’éliminer la composition entre la
forme et son actualité, entre l’essence et son esse18. De plus, saint
Thomas ne nie pas que Dieu a de l’essence, mais affirme méme que
le terme « essence » peut étre attribue avec plus de vérité ä Dieu
qu’aux créatures. D ’autre part, Dewan avertit que le point de vue
de Gilson altére le concept méme á'esse chez Saint Thomas et il le
sépare paradoxalement de I’existence actuelle. Tandis que, pour
saint Thomas, Yesse est Factualité de Fessence et ceci inclut aussi
Fexistence, Gilson va jusqu’ä dire que Yesse est la « cause efficiente »
de Fexístence d’un étant19.
Dans une certaine mesure, Gilson tend ä identifier Yesse avec
Dieu lui-méme, de sorte que « Facte d’etre mains Ϊ essence surajoutée
est exactement Facte d’etre infini, qui est Dieu »20. Ceci, en plus
d’identifier Facte d’etre finí des créatures avec une participation
de Dieu comprise comme possession partielle du méme étre divin,
il se fait que l’acte de letre fini devient uniforme et que sa variété
dépend seulement de Fessence, comme si toutes choses existaient
de la méme maniére21.
Si Gilson a tenté de sauver la critique de Heidegger en entrant
dans la bataille du flanc de Fessence, Jean-Luc Marion a méme remis
18.
19.
20 .
21.
C f Lawrence Dewan, op. cit., p. 75.
Cf. Lawrence Dewan, op. cit., p. 94; voir Étienne Gilson, The being and some philo
sophers, op. cit., p. 172.
Étienne Gilson, introduction ä la philosophic chrétienne, Paris, Librairie philosophi que
J. Vrin, collection « Bibliothéque des Textes Philosophiques », París, 2007, p. 182.
Bien que Gílson ne défende pas 1’univocité de l’étre, je voudrais faire ici une réflexion
sur ce su je t: les auteurs qui defendent l’univocité de l’étre le font, il semble, parce
qu’ils l’identifient ä une simple « existence », mais ce faisant, ils s’en sont éloignés de la
philosophic de Thomas qui comprend plutot cela comme la « actualité » de l’essence
(qui inclut aussi l’existence). Au contraire, ils interpretent l’existence comme un simple
concept négatif: « exister hors des causes, hors du n éant». Mais ce concept peut tres
bien étre consideré comme « univoque » au sens ou une négation est toujours vérifiée
de la méme maniere dans tous les individus sur lesquels elle est dite. Or, une simple
négation ne constitue pas une « nature », c’est-ä-dire un élément pouvant représenter
le concept univoque d’un genre. Par exemple, Γ« exister » du blanc et le « exister » de
l’ceuf ne so n t« univoques » que dans le sens oü tous les deux choses « sont donnés »,
et sous cet aspect, ils ne different de ríen; mais c’est un simple concept négatif.
La
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349
en question « Tetre » en tant que tel. D ’oü Téloquent titre de son
bien connu livre, Dieu saris l’étre (1982). Cet auteur accepte Targumentation de Heidegger et Tintégre dans sa critique philosophique
des idoles. L’idole est un dieu fait par les hommes qui empéche la
reconnaissance de Dieu dans sa divinité. La divinité atteinte par
la métaphysique serait done pour Marion, non le vrai Dieu, mais
plutót une idole conceptuelle22. L’idole n’est pas capable de fonder
la religion, mais Tempéche par sa propre nature blasphématoire.
Pour cette raison, Marion croit nécessaire ne pas comprendre Dieu
d’une maniere idolatre, au point d ’écrire une croix de Saint-André
sur le nom « Dieu » pour se référer ä Lui. Sa proposition est, en fait,
la méme que celle de Heidegger : on doit chercher un moyen de
se référer ä Dieu sans faire usage de « Tetre », en utilisant d’autres
ressources qui ne L’enferment pas dans nos concepts. Ainsi, un
discours sur Dieu qui conduit ä la rencontre avec Lui peut étre fait
mais cela ne pourra pas étre fait en utilisant la notion d’etre, toutefois
il serait possible seulement par Tamour23.
En principe, la position de Marion pourrait nous forcer ä renoncer ä toute reflexion métaphysique sur Dieu, puisque Tobjet
de cette science est Tétant en tant qu’étant. Cependant, en 1994, il
donna une conférence dans laquelle il compara le jugement critique
de Heidegger sur la théologie avec la théologie naturelle de Saint
Thomas d’Aquin24. Dans ce nouveau travail, il change sa position sur
le probléme, en laissant une certaine place pour une métaphysique
telle que celle utilisée par cet auteur médiéval25. En effet, il se rend
compte que Dieu ne peut pas étre compris en philosophic comme
s il s’agissait d ’un autre étant, et la connaissance que nous pouvons
22.
23.
24.
25.
Jean-Luc Manon, Dieu sans l’étre· Presses Universitaires de France, Paris, 2002, p. 55 :
« La causa sui n’offre de “Dieu” qu’une idole, si limitée qu’elle ne peut ni prétendre ä
un cuite et une adoration, ni méme les supporter, sans trahír aussitót son insuffisance ».
ibid., p. 73.
Elle fut publiée : « Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie », Revue Thomiste
95 (i995), p. 51-66. Aprés, cet article sera imprimé comme dernier chapitre de la
deuxiéme édition de Dieu sans l’étre, que j’utilíse.
Pour connaitre sa posture initiale, on voit, par exemple, Dieu sans l’étre, op. cit.,
p. 109-125.
350
Le St a t u t
a c t u e l d e l a m é t a p h y s iq u e
acquérir selon saint Thomas est tres limitée et constitue plus une doc
ta ignorantia qu’une connaissance positive. En ce sens, Dieu ne serait
pas un « étant» et ne posséderait pas non plus Γ« étre » de la fagon
comme ces deux concepts sont corpus par Heidegger, mais Yesse
avec lequel Thomas identifie la réalité divine peut étre considéré
comme dépourvu de « étre ». Dans ce sens, Thomas serait d ’accord
avec le projet primitif de Marion. En d’autres termes, il ne serait
pas nécessaire d’inclure le docteur angélique dans la récusation de
toute la métaphysique qui essaie de penser Dieu26.
Dans la conférence mentionnée, en premier lieu, Marion fait
valoir que, pour saint Thomas, Dieu ne tombe pas sous le sujet
de la métaphysique. La métaphysique a pour objet l’étant en tant
qu’étant, de sorte que Dieu est considéré par elle comme la cause
de son objet mais, contrairement ä d’autres auteurs, II ne fait pas
partie de l’objet au sens strict. En second lieu, Marion insiste sur les
affirmations de Thomas oú il montre clairement que 1'esse divin ne
correspond pas avec Yesse des créatures ni encore moins avec Yens
commune qui n’est qu’une abstraction, une généralisation dépourvue des perfections des créatures. Ainsi, selon Marion, il« se libére
aussi de son type d’intelligibilité, jusqu’ä apparaítre, ä son égard,
ríen de moins qu’inconnu »27.
Puisque l’essence est identifiée en Dieu avec Yesse,« [c]e mode
d’étre revient en propre ä Dieu et le sépare de tout autre étant, ou
plutót de l’étantité en général »28. YJanalogia entis serait done ea26.
27.
28.
ibid., p. >31, note 68.
ibid., p. 296-297.
ibid., p. 298. « Dieu se dit proprement esse et non pas ens » (ibid., p. 309). Nonobstant,
Thomas affirme avec ciarte que le mot ens est proprement dit de Dieu : « In Π enim
Metaphys. [Aristoteles] ostendit quod ea quae sunt maxime vera, sunt et maxime
entia. In IV autem Metaphys. ostendit esse aliquid maxime verum, ex hoc quod
videmus duorum falsorum unum altero esse magis falsum, unde oportet ut alterum
sit etiam altero verius; hoc autem est secundum approximationem ad id quod est
simpliciter et maxime verum. Ex quibus concludi potest ulterius esse aliquid quod
est maxime ens. Et hoc dicimus Deum » (ScG., I, c. 13).« [S]ubstantia est ens per se,
quod Deo constat convenire » (ScG., I, c. 25). « Licet autem ea quae sunt et vivunt,
perfectiora sint quam ea quae tantum sunt, Deus tamen qui non est aliud quam suum
esse, est universaliter ens perfectum. Et dico universaliter perfectum, cui non deest
alicuius generis nobilitas » (ScG., I, c. 28). Merne Marion doit reconnaitre ce fait, et
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351
pable de sauver la disparité entre Tetre de Dieu et des créatures, en
expulsant l’univocité cTun concept d’étant qui effectivement cadrait
sur une constitution onto-théo-logique de la métaphysique. Alors
Thomas parle de Dieu comme fondement de toutes choses, mais
aussi cette fondation laisserait Dieu dehors de ce que nous trouvons dans la création, done il affirme que « <bon >, <beau >, <vrai
>ne disent sans doute ríen de la bonté, de la vérité et de la beauté
divines, sinon qu’ils proviennent par efficience indiscutable, mais
abstraite, sans contenu réel »29. Selon Marion, la création produirait
une discontinuité essentielle entre Dieu et les créatures :« [...] non
seulement entre Dieu et les étants, mais aussi bien entre Dieu et Tétre
de ces étants »30. Comme nous le voyons, les créatures pourraient
difficilement nous dire quoi que ce soit au sujet de Dieu, qui resterait
fondamentalement inconnu devant nos yeux, parce que 1'esse divin
serait quasi-équivoque par rapport ä Tétre créé. Par vote de conséquence, Dieu ne peut pas étre considéré, selon le saint Thomas de
Marion, comme causa sui, non seulement en raison de Tinconvénient
logique de la formule si elle est prise au sens strict, mais parce qu’Il
serait détachée de Tordre de la causalité créée.
Enfin, Marion est d’accord avec Gilson sur le fait qu’il était une
caractéristique particuliére de Thomas d’Aquin Tavoir développé
la soi-disant « métaphysique de TExode » quand il a mis Taccent
29.
30.
íl cite aussi STh., I, q. 2, a. 3, co.; q, 3, a. 6, co.; q. 3, a. 7, co.; q. 9, a. 1, co.; q. 11, a. 4;
ScG., I, cc. 20.80. Son interpretation sur ce fait nous permet dire que Marion croit
que le mot ens indique finitude ; mais ce n’est pas compris dans l’usage de Thomas.
Marion, Dieu sans l’étre, op. cit., p. 302. Cependant, dans STh., I, q. 13, a. 2
deux positions sont réfutées. La premiere soutient que tous les prédicats affirmatifs
ä propos de Dieu ont en réalité une signification négative. La seconde declare que
ces prédicats signifient seulement que Dieu est la cause de ces perfections chez les
créatures. Cette seconde position coincide avec la these défendue par Marion dans
le texte cité. Dans Γarticle suivant, on indique expressément que certains prédicats
(tels que, précisément, « bon », « sage », « vrai ») sont dits de Dieu proprement; en
fait, ils sont dits avec plus de vérité de Dieu que des créatures. Brock montre que
la doctrine ici réfutée appartient également ä la these selon laquelle il est nécessaire
de nier que Dieu a une essence (a laquelle Marion aussi adhérera, comme nous le
verrons plus tard): voir Stephen L. Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas:
A Sketch, Eugene, Cascade, 2015, p. 132.
J'a,nLucM ario n , Dieu sans Tétre, op. at., p. 307.
1
352
Le S t a t u t a c t u e l d e l a m é ta p h y s iq u e
sur la notion d’« étre » pour parier de la nature incommunicable
de la divinité31. Á cet égard, il juge insuffisante la « défense » de
l’accusation de l’onto-théo-logie ä la pensée de saint Thomas me
née par Gilson, car elle n’est pas capable de libérer Dieu du discours sur Fétant mais aussi sur de celui de l’étre32. De plus, il dit
que sa proposition « s’oppose done absolument ä la tactique d’E.
Gilson »33. En effet, selon Marion, Gilson aurait tenté de montrer
que la différence ontologique défendue par Heidegger avait déja
été anticipée par saint Thomas. Cependant, Marion croit que, pour
saint Thomas, ce qui importe ce n’est pas Yesse mais Dieu en tant
que tel. Par conséquent, Yesse doit étre compris ä la lumiére de Dieu
et non l’inverse, sinon Dieu serait enfermé dans une compréhension
préalable de l’étant et de l’étre. En ce sens, Marion comprend sa
propre interprétation comme une apologie de Thomas bien plus
radicale que celle de Gilson.
Etant donné que l’étre de Dieu est différent de letre créé, on
pourrait admettre que la théorie thomiste accepterait de parier d’un
« Dieu sans l’étre », c’est-a-dire, sans l’étre créé. Mais Marion finit
par concorder avec Gilson quand il pense que la notion d ’« es
sence » devrait étre écartée pour parier de Dieu34. De la méme
maniere que Gilson35, Marion affirme aussi que, puisque l’étre ne
31.
32.
33.
34.
35.
Jean-Luc Marion, Dieu sans l’étre, op. cit., p. 316. Marión dit que « la majorité des
théologiens chrétiens antérieurs ä Thomas d ’Aquin avaient soit privilegié Phorizon
du Bien ä la suite du néo-platonisme, soit directement préféré celui de la charité, mais
en leur subordonnant dans les deux cas celui de Pétre » {ibid.). Cette affirmation est
surprenante car la consideration de Dieu comme « Etant » par excellence est non
settlement dominante depuis les origines de la pensée patristique, en particulier chez
l’école alexandrine (déja chez Philon d ’Alexandrie), mais elle apparaít fortement
méme dans les Ecritures. D ’abord, il faut rappeler que le traducteur de la Septante a
écrit ä la place de Ex 3,14 : Έγώ εί ι ó ών. Voir aussi: Sp 13,1; Jn 4,26; 6,20 ; 8,24.28.58 ;
13,19 ; 18,5-6.8 ; Ap 1,4.8 ; 4,8.
Jean-LucMarion, Dieu sans l’étre, op. cit., p. 317, note 54.
ibid., p. 320, n o te 57.
ibid., p . 323-324.
Etienne Gilson, Le Tbomisme: Introduction a la philosophic de Saint Thomas d’Aquin*
Librairie philosophique J. Vrin, collection « Etudes de philosophic médiévale »,
Paris, 1997, p. 184 : « [...] Pentendement humain se meut ä Paise dans le concept, et
que nous avons un concept de Pétre, mais non de Pexister [...]. Ce qui tombe en
La
n o u v e l l e m é t a p h y s iq u e t h o m is t e
353
peut pas étre réduit ä Fessence, il est done inconnaissable36. Ainsi,
en fin de compte, « Vesse que Thomas cFAquin reconnait ä Dieu
n’ouvre aucun horizon métaphysique, n ’appartient ä aucune on
to- théo-logie et entretient une si distante analogic avec ce que nous
concevons sous le concept d’<étre >, en sorte qu’il n’en est pas, n ’y
est pas, voire — aussi paradoxal qu’il y paraisse — n’est pas. L'esse
ne désigne Dieu que dans la stricte mesure oü il le dit sans Fétre »?7.
L’esse de Dieu selon S.L. Brock
Dans son dernier livre, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, Ste
phen L. Brock consacre quelques pages ä aborder la question de Yes
se, Fessence et Fappellation de Dieu comme ipsum esse subsistens38.
II s’agit ici d’un sujet abordé par lui dans d autres travaux antérieurs
oü, selon les mots de L. Irizar,« il a aussi sauvé Vipsum esse de Tho
mas de Fonto-théo-logie, bien que les prémisses desquelles il part et
la conclusion ä laquelle il arrive sont remarquablement différentes
de celles de Jean-Luc Marion »39. De plus, comme Brock Fa dit lui-
36.
37.
38.
39.
premier lieu dans Pentendement, c’est done bien l’étre essentiel ou de nature, ce
n est pas encore Pexister ».
Jean-Luc Marion, Dieu sans Tétre, op. cit., p. 324-325. Il y a plusieurs erreurs herméneutiques dans cette page de Marion. D ’une part, il y a l’identification de « l’étre »
avec « l’étre de Dieu » ; voir, par exemple, le moment quand on cite les mots de
Thomas sans rien ajouter :« [ ...] sicut Dei substantia ignota, ita et esse » (De pot.,
q. 7, a. 2, ad l). Dans ce contexte, on voit clairement que esse ne signifie pas dans
ce sentence simplement « étre », mais « l’étre de Dieu ». Pour cette raison, dire
que l’étre de Dieu n’est pas limité par une essence finie ne signifie pas, comme le
comprend Marion, que Dieu n’a pas d ’essence. En outre, Marion commet une tres
grave erreur en confondant l’incapacité de Phomme ä « comprendre » Pessence
divine (notitia comprehensionis) avec la capacité de « savoir » quelque chose de
celle-ci ( notitia intellectionis) : cf. STh., I, q. 12, a. 7 ; Super Io., I, lect. 3, §102.
Jean-LucMarion, Dieu sans l’étre, op. cit., p. 327-328.
Cf. Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, p. 120-144.
Liliana Irizar, « El esse, el ipsum esse y la naturaleza del ser », dans Brock, Estudios
metafisicos· p. 28 : « [...] también consigue rescatar al ipsum esse de Tomás de la
ontoteología, si bien las premisas de las que parte y la conclusión a la que arriba son
notablemente diferentes de las de Jean-Luc Marion ».
354
L e St
a t u t a c t u e l d e l a m é t a p h y s iq u e
méme expressément, sa posture sur notre connaissance de Dieu est
en désaccord avec les opinions de Gilson et de Marion40.
L’antipathie que ces auteurs expriment pour l’essence et Fétant
y compris, dans le cas de Marion, pour Fétre, est due en grande me
sure au fait que la « métaphysique » traditionnelle les aurait utilisé
pour « conceptualiser » Yesse et, finalement, Dieu méme. Comme
nous Favons vu, Gilson et Marion ont nié que saint Thomas ait parlé
d’un véritable « concept » ά'esse. Cependant, Brock, dans le livre
susmentionné, affirme qu’il est suffisamment démontré textuellement que saint Thomas a pensé que les étres humains forment une
notion á'esse41. En fait, Brock avait déja insisté dans autres articles
sur Fexpression de saint Thomas natura essendi, c’est-a-dire, « la
nature de Fétre », qui désigne le contenu de ce concept42. Nonobstant, saint Thomas ne fait pas trop souvent appel ä cette « nature de
Fétre » parce que Yesse existe d’une maniere différente dans chaqué
chose. Cette « nature » n’a pas Funité d ’un genre mais celle d ’une
certaine « proportion ». Si cette breve uníté fut alludée quand on
décrit Dieu comme ipsum esse subsistens, alors nous attribuerons ä
Dieu une sorte extremem ent précaire d’étre, car II manquerait les
perfections contenues dans les créatures et il nous resterait seulement ce que les étants ont ä commun. C’est pourquoi saint Thomas
40.
41.
42.
lis sont nommés dans Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, p. 131-132,
voir note 91.
Brock {ibid., p. 131, note 85) mentionne la these de doctorat de Rosa Vargas Della
Casa [Thomas Aquinas on the Apprehension o f Being: The Role o f Judgement in Light
o f Thirteenth- Century Semantics, Marquette University, Phil. Diss., 2013). On peut
aussi citer cet article : José Juan Escandell, « Para una metafísica del ente y de la
esencia » dans Miguel Pérez de Laborda (ed.), Sapienza e liberta: Studi in onore del
prof Lluís Clavell, Roma, Edusc, 2012, p. 147-160.
STh., I, q. 14, a, 6, co.; De quodlibet III, q. l, a. l, co., etc. Cf. Brock, ibid., p. 131, notes
86 et 87; id.,« Acerca de si el ipsum esse de Tomás de Aquino es “platonismo” », dans
Brock, Estudios metafísicos, p. 31-70. Voir aussi « On Whether Aquinas’s “Ipsum
Esse” Is “Platonism” », The Review o f Metaphysics 60 (2006), p. 269-303.
La
n o ü v e l l e m é ta p h y s iq u e t h o m is te
355
nie que l’essence divine puisse étre identifiée ä notre « notion gené
rale d ’etre », c’est-ä-dire ce qu’il appelle esse com m uni.
II y a quelques années, Brock a écrit un article pour comprendre
correctement la signification des mots ipsum esse subsistens parce
que des auteurs, comme Anthony Kenny, les avaient compris comme
une identification de Dieu avec une sorte d’idée platonicienne de
« étre »4344. Comme nous l’avons vu, Gilson, de son cóté, déduisait de
ces mots l’ínconvenance de parier d ’une « essence » en Dieu. Dieu
est un esse pur afin qu’Il ne soit pas contraint par une essence qui
Le limiterait ä une certaine maniere d’etre. Ceci est caractéristique
de la conception de « l’essence » partagée par Gilson et Marion
ainsi qu’une bonne partie des thomistes du XXe siécle. Sur la base
des textes dans lesquels saint Thomas dit que l’essence « restreint»
l’étre45, le role de l’essence est réduit ä la simple limitation de Yactus
essendi.
C’est en grande partie ici que résidel’une des contributions les
plus importantes de Lawrence Dewan ä la métaphysique thomiste
43.
44.
45.
« Divinum autem esse est absque additione non solum in cogitatione, sed etiam in
rerum natura: nec solum absque additione, sed etiam absque receptibilitate addi
tionis. unde ex hoc ipso quod additionem, non recipit nec recipere potest, magis
concludi potest quod Deus non sit esse commune, sed proprium: etiam ex hoc ipso
suum esse ab omnibus aliis distinguitur quod nihil ei addi potest » (ScG., I, c. 26;
cité par Marion, Dieu sans 1’etre, p. 296). Par le fait qu’on dit que les perfections ne
sont pas « ajoutées », nous ne pouvons pas conclure que ie texte entend indiquer
que Dieu est dépourvu d ’essence ; mais plutot on veut exprimer qu’Il posséde
d’abord toute perfection d ’une maniere eminente: « Cum ergo Deus sit prima causa
effectiva rerum, oportet omnium rerum perfectiones praeexistere in Deo secundum
eminentiorem modum. [...] ex hoc quod supra ostensum est, quod Deus est ipsum
esse per se subsistens, ex quo oportet quod totam perfectionem essendi in se conti
neat » (STh., I, q. 4, a. 2, co.). C’est pourquoi le texte de ScG., I, c. 26 se refere ä cet
acte singulier de Petre divin dans lequel toute perfection est entiérement contenue
pour indiquer que cet acte comme tel est tout ä fait exclusif et qu’il n’est partagé
par personne d’autre que Dieu.
Cf supra note 41.
Voir, par exemple De ente et essentia, c. 4 : « Secundo modo invenitur essentia in
substantiis creatis intellectualibus, in quibus est aliud esse quam essentia earum,
quamvis essentia sit sine materia. Unde esse earum non est absolutum, sed receptum
et ideo limitatum et finitum ad capacitatem naturae recipientis ».
1
356
Le St a t u t
a c t u e l d e l a m é t a p h y s iq u e
contemporaine46. Dewan a insiste sur la facette « existentielle » de
Tessence, car c est par elle que les choses ont Tétre. Le coeur de sa
théorie est dans la forme, qui, de soi-méme, est acte, tandis que
Tétre est l’actualité de cet acte qui est la forme. Sans doute, saint
Thomas dit expressément que les choses ont Yesse « par » la forme.
Celle-ci jouit d’un certain role instrumental parce que Dieu donna
Tetre ä travers elle en tant qu’elle est la cause formelle de Tétre. Si
Tessence fait que Yesse des créatures soit limité, elle ne le fait pas
parce qu’elle « supprime » quelque chose ä un certain esse nébuleux
et indifférencié concrétisé dans les essences, mais plutót parce que
Tessence fournit Yesse, méme si elle le fait d ’un mode fini, selon sa
fagon d ’etre. Elle est une perfection limitée capable de jouer un
role instrumental pour fournir Tétre, mais ςα veut dire qu’elle est
une perfection.
En aucun cas, Yesse ne devrait étre compris comme une sorte
de liquide infini qui a été recueilli de maniere limitée par des verres
de différentes capacités qui Tont regu dans différentes mesures47.
Selon cette image, si Tensemble du esse était donné d’une maniere
« in-finie », alors il ne serait regu dans aucun vase mais serait donné
entiérement sans aucun vaisseau. Autrement dit, Yipsum esse sub
sistens n’aurait aucune essence. On voit que cette compréhension de
Tessence seulement la voit comme une réceptacle potentiel et fini.
Mais tous les deux concepts répugnent la nature divine.
Cette négation de Tessence en Dieu, selon Brock, a produit
« une tendance généralisée ä lire la théologie de Thomas d ’une ma46.
47.
Cf. Liliana B. Irizar, « Porm and Being in Thomas Aquinas. A Study of Lawrence
Dewan’s Metaphysical Proposal », Science et Esprit 62 (2010), p. 39-59.
L’image appartient ä A. Kenny, cité par Brock,« Acerca de si el ipsum esse de Tomás
de Aquino es “platonismo” », dans Brock, Estudios meta/isicos, p. 38-39 ; id., « On
Whether Aquinas’s “Ipsum Esse” Is “Platonism” », p. 275. Brock est retourné sur
ce point dans ce dernier livre : « It [sc. the distinction between esse and essentia] is
not between a thing’s essence or form and some extraneous, unspecified, and (as it
were) amorphous nature that is called simply esse and nothing else. Rather, the esse
of diverse things is itself diverse in each of them. That is, diverse thing are diverse
according to their esse. This means that what their esse itself is is diverse [see De ver.,
q. 2, a. 11; De ente et essentia, c. 4 ; STh., I, q. 3, a. 5]. Why? Because in each case it is
a direct function of a diverse form or essence. But it is not the form or the essence.
It is the act of the essence » (Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, p. 128).
L a n o u v e l l e m é t a p h y s i q u e tth o m is te
357
niére fortement apophatique, c’est-ä-dire, en faisant valoir qu’il-y-a
peu d’affirmer au sujet de Dieu et que, en fin de compte, méme les
jugements affirmatifs — comme, par exemple, que Dieu est un esse
subsistant — sont plus négatifs qu’affirmatifs »48. Cependant, une
lecture attentive de Saint Thomas nous permet d’apprécier que son
regard bienveillant sur Fapophatisme néoplatonicien et celui des
auteurs islamiques ne signifie pas qu’il soit complétement d’accord
avec eux. Selon lui, quand ils eurent affirmé que les termes positifs
devraient étre plutot compris d’une fagon négative, ce qu’ils voulaient en fait dire n’était pas que Dieu était improprement« bon »,
« sage » ou « puissant», mais qu’Il l’était d’un mode « éminent »49.
En d’autres termes, la négation ne faisait pas appel ä la perfection
dite de Luí mais ä la fagon selon laquelle une telle perfection est
donnée parmi les créatures. En Dieu, les perfections sont données
d ’une maniere plus grande, ce qui dépasse notre capacité de savoir,
mais cela ne signifie pas que nous parlons d’un mode impropre
d’elles. Toutefois, nous pourrions croire que cela contredit la déclaration expresse de Thomas qui, d’accord avec la tradition, dit que
sur Dieu on ne sait pas « ce qu’Il est» mais seulement on sait« qu’Il
est », c’est-ä-dire, nous ignorons son essence, mais nous pouvons
48.
49.
« These [readings] mesh with a broader recent tendency to read Thomas’s theology
as highly apophatic, that is, as holding that there is little or nothing that can be affir
med about God, and that ultimately even such judgments as that God is a subsistent
esse are rather negative than affirmative » (Brock, The philosophy o f Saint- Thomas
Aquinas, p. 132). Brock se référe ici ä Marion parmi des autres auteurs. Sa critique
de son extreme apophatisme est aussi partagé, au moins partiellement, par Shanley :
« Marion’s reading simply cannot be reconciled with what we have seen of Aquinas’s
position that certain terms can be predicated of God positively and substantially
(though non-quidditatively) through analogy. For all of his progress on analogy,
Marion still seems somewhat under the spell of Scotus insofar as he continues to
construe analogy as an account of how formal concepts can apply to God rather than
as an account of the lived use of language in religious affirmations » (Brian J. Shanley,
The Thomist Tradition, vol. 2, Handbook o f Contemporary Philosophy o f Religion,
New York, Springer, 2002, p. 66). Voir aussi id., « St. Thomas, Onto-Theology and
Marion », The Thomist 60 (l996), p. 623.
Cf. Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, p. 132. Voir Sent., I, d. 2, q. 1, a,
3.
358
Le S t a t u t a c t u e l d é l a m é ta p h y s iq u e
savoir son existence50. Ä cette objection, Brock offre la clarification
suivante :
En fait, puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu et Dieu est sa
propre essence, la connaissance que ces termes [positifs] expriment
doit étre une sorte de connaissance de l’essence de Dieu. Certes,
Thomas affirme que rien de notre connaissance de Dieu soit« quidditative », c’est-ä-diré, ríen de notre connaissance nous donne merne
une réponse partielle ä la question « qu’est-ce que Dieu est ? » Mais
ce n’est pas la meine chose que dire que nous ne possédons aucune
connaissance sur ce qu’est Dieu. De plus, Thomas insiste sur le fait
qu’il est impossible de savoir qu’une chose existe sans savoir quelque
chose sur ce que cette chose est, au moins de maniere imparfaite
et confuse51.
En tout cas, afin de nous convaincre du fait qu’attribuer une es
sence ä Dieu n’enléve rien ä sa divinité, nous devons comprendre ce
que Γ« essence » signifie pour Saint Thomas. En effet, il n’y voit pas
d’abord une source de « limitation » mais la congoit plutöt comme
une « perfection ». Si l’essence signifie limitation dans les creatures,
c’est seulement parce que leur essence est quelque chose de fini et
elle n’est pas aussi parfaite que l’essence divine52. Mais méme parmi
les créatures, l’essence est une perfection qui se manifeste principalement dans la forme. La forme, comme Dewan aime de le rappeler,
est « quelque chose de divin dans les créatures » et fait partie de
50.
51.
52.
q. 3, proemium:« Cognito de aliquo an sit, inquirendum restat quomodo sit,
ut sciatur de eo quid sit. Sed quia de Deo scire non possumus quid sit, sed quid non
sit, non possumus considerare de Deo quomodo sit, sed potius quomodo non sit».
Brock- The philosophy o f Saint Thomas Aquinas- p. 132-133, note 95: « In fact, since
everything in God is God, and God is His own essence, the knowledge that these
terms express must be some sort of knowledge of God’s essence. Thomas certainly
denies that any of our knowledge of God is “quidditative.” That is, none of it
provides even a partial answer to the question, “What is God?” But this is not to
say that we have no knowledge about what God is. Indeed, Thomas insists that it is
impossible to know that a thing exists without knowing something about what it is,
at least in some imperfect and confused way ».
« The forms that limit esse and contract it to a species of a genus are forms that are
distinct from esse and contain potency—imperfect forms, forms that are not act
alone » {ibid., p . 136).
STh.· I,
La n o u v e l l e m é t a p h y s i q u e t h o m i s t e
359
la similitude que les créatures ont avec Dieu53. C’est pourquoi que
saint Thomas déclare expressément que Dieu est forme54.
Ce qui est source de la limitation de soi-méme est la matiére et
pas tellement la forme. Mais il est bien connu que Thomas parle non
seulement de la composition entre la matiére et la forme, mais aussi
de celle entre la forme et Yesse. Toutefois,« il n’y a rien comme une
forme qui soit identique ä sa propre matiére, mais il peut y avoir un
esse qui soit identique ä sa propre forme »55. Ihy-a done quelque
affinité entre la forme et l’étre. C’est parce que Yesse est la chose la
plus « formelle » qui existe. Tandis que la matiére ne peut pas étre
identifiée ä la forme parce qu’elle est intrinséquement potentielle
(elle est pure puissance), la forme est d’elle-méme acte. C’est pour*
quoi la forme peut étre esse, car tous les deux sont acte.
Si Dieu est une forme, alors la théologie naturelle de saint
Thomas est beaucoup mieux expliquée, puisque l’activité seule
ment peut appartenir ä une forme. D ’oü nous pouvons concevoir
le pouvoir divin qui s’étend vers l’extérieur de Soi. La forme est
aussi celle qui soutient les activités spirituelles de Dieu, y compris sa
connaissance. S’il n ’y avait pas d’essence en Dieu, les défenseurs de
l’apophatisme strict devraient expliquer la suivante question : Dieu
est inconnaissable juste pour nous ou est-Il inconnaissable méme
en Lui-méme ? Cependant, Thomas explique que Dieu est le plus
connaissable en Lui-méme et que l’apparente obscurité de notre
intelligence ä cet égard ne réside pas dans les ténébres divines, mais
plutót dans l’excés de lumiére : nous pourrions dire, elle ne réside
pas dans le carence d’essence mais dans un excés de perfection.
Par la perfection de la connaissance divine, Dieu se connait
entiérement: alors II sait tout ce qui est connaissable. Dieu est alors
connu, par son essence, par sa forme, mais cela ne veut pas dire qu’Il
53.
54.
55.
Cf. Lawrence Dewan, Si. Thomas and Form as Something Divine in things, Milwaukee.
Marquette UP, 2007.
Brock {ibid., p. 134) cite une série de passages oú il le dit expressément: cf. STh., I,
q. 3, a. 2, co. et ad 3; q. 13, a. 11, co.; a. 12, obj. 2; q. 86, a. 2, ad 1.
« There is not such a thing as a form that is identical with its own matter, but there.
can be esse that is identical with its own form » (Brock, The philosophy o f Saint
Thomas Aquinas, p . 134).
360
Le St a t u t
a ct uel
de l a
m é t a p h y s iq u e
est« définissable ». S’Il pourrait étre défini, alors D serait connu par
autre chose, puisque nous définissons quelque chose quand nous
exprimons une chose par une autre. Or, cela n’empéche pas qu’une
chose soit connue par elle-méme. C’est ainsi que Dieu se connait
Lui-meme.
Brock attire également Γattention sur la maniere thomasienne
d ’énoncer les mots ipsum esse s u b s is te n sII est facile de les interpréter en pensant qu’en Dieu il y aurait « le méme étre » que nous
trouvons dans les creatures mais, en lieu et place d’etre donné dans
une essence finie, il subsisterait en Lui par lui-meme. Nonobstant,
il serait difficile penser qu’il voudrait exprimer une telle idée simplement parce que saint Thomas se référe souvent ä l’étre divin
en pariant de « son » esse, c’est-a-dire que Dieu ne serait pas « Γ »
esse subsistant mais, quand Thomas parle & esse subsistens, il s’agit
d’« un » étre qui subsisterait tout seul, qui serait identifié avec son
essence. II est des lors bien clair que Dieu est le tout seul« étre » qui
subsiste par lui-méme, mais ςζ ne signifie pas que l’article « un » ne
soit pas justifié. Quand Brock utilise ici Particle « un », il ne veut pas
non plus dire que l’étre de Dieu est simplement un cas d’un concept
général, mais il indique simplement qu’on parle d’un étre indwiduel,
non de « l’étre méme », le concept général hypostasié. Enfin, Dieu
est « étre pur » de la méme maniere qu’Il est « forme pure », mais
cela ne désigne aucunement l’identification de l’étre de Dieu avec
l’étre des autres choses, parce que Thomas rejette expressément
cette identification, comme nous l’avons déja vu.
Parier d ’essence et forme en Dieu ne signifie en aucun cas une
réduction « conceptualiste » et c’est pourquoi Brock propose un
texte du commentaire sur Dionysius57 oü on trouve clairement que,
si Dieu est l’origine de tout étre créé, H est aussi l’origine de toute
limite dans les créatures. II est vrai que, par rapport aux essences
créées, letre créé ne est pas limité, puisqu’ä travers lui on comprend
toute créature ; mais, par rapport ä Dieu, méme Vesse créé est déficient du ä la délimitation de sa propre ratio. Cette ratio est un certain
56.
57.
Cf. Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, ρ. 136.
De div. nom., XIII, lect. 3, § 989.
La
n o u v e l l e m é ta p h y s iq u e t h o m is te
361
« concept » de Tetre creé qui est limité par sa propre nature, tel
qu’il a été prévu par Tesprit divin, L'esse incréé, au contraire, n’est
pas affecté par la finitude du concept de Yesse. C’est en ce sens que
Yesse de Dieu transcende Yesse commune. Selon les mots de Brock,
« nous pouvons parier de Dieu comme de quelque chose de réel,
mais nous ne devrions pas Le considérer comme en faisant partie
de la réalité »58. Une fois de plus, nous ne pouvons pas connaitre la
quiddíté divine ni la fagon dont Dieu dispose de son esse, mais « cela
ne signifie pas que nous ne pouvons ríen savoir de positif sur Dieu,
sinon que nous ne pouvons pas connaitre sa propre maniere d’etre,
lequel est — pour ainsi dire — une fonction de ce qu’Il est proprement »59. Toutefois, nous pouvons nier d’une fagon correcte toutes
Ies manieres d ’etre qui ne Lui appartiennent pas. La via negationis
concerne cet aspect, c’est-a-dire, la maniere de se donner la perfec
tion, plutöt que la perfection elle-méme.
Brock revient ä la notion d ’ipsum esse subsistens Iorsqu’il s’agit
de la perfection divine qui se donne infiniment dans sa simplicité, tandis que dans le reste des dioses, la perfection ne se produit
qu’avec une progressive complexité60. Dans cette particularité qui
échappe notre compréhension, la transcendance divine est pleinement manifestée. Selon Thomas, si Yipsum esse subsistens est un esse
non regu dans aucune autre chose, il posséde toute la perfection
possible sans aucune limitation. Cette these pourrait nous amener ä
penser que la seule « perfection » dont on peut parier en Dieu serait
Yesse, bien que cette perfection fut possédée d’une maniere infinie.
58.
59.
60.
« [...] we may speak of God as something real, but we must not think of Him as
part of reality » (Brock, The philosophy o f Saint Thomas Aquinas, p. 138).
« He [sc. Aquinas] says that since we cannot know what God is {quid sit), neither
can we know how He is (quomodo sit). This however, does not mean that we cannot
know anything positive about Him, but that we cannot know His proper mode of
being, which is (so to speak) a function of what He properly is » {ibid.).
Voir ibid., p. 138-139. « So in the same way in which the divine form transcends all
other forms, it also transcends the nature of esse itself. The entire perfection of esse
is inferior to the perfection of God. In other words, esse itself must be related to God
as imperfect act to perfect act. The nature of esse is included in the divine nature,
as in its cause, but it does not constitute the divine nature » (Brock, « On Whether
Aquinas’s “Ipsum Esse” Is “Platonism” », p. 301 ; id., « Acerca de si el ipsum esse
de Tomás de Aquino es “platonismo” », dans Brock, Estudios metafísicos, p. 68),
362
L e St a t u t
a c t u e l d e l a m é t a p h y s iq u e
Cependant, Thomas ne croit pas que Yesse soit la seule perfection
authentíque qui appartient ä Dieu. II y a d’autres perfections que
Yactus essendi. Socrate n’a pas seulement la perfection d ’exister,
mais il est aussi sage. Mais la perfection de sa sagesse ne consiste pas
simplement en son « étre sage » puisque Socrate est sage « par » sa
sagesse, c’est-a-dire par une forme qui est distincte de sa propre äme,
c’est-ä-dire, la forme par laquelle il est un homme. En effet, chaqué
forme, qu’elle soit substantielle ou accidentelle, est une perfection
et c’est par les formes que les choses ont un étre substantiel ou accidentel. Cependant, toutes ces perfections qui, dans les creatures
sont contenues dans leurs formes respectives, elles sont données en
Dieu d ’une maniere simple et éminente, d’une maniere plus excel
lente que le mode selon lequel elles se donnent dans les creatures.
En Dieu, ces perfections font partie de « son » esse. Finalement,
ce qu’est Yesse et ce qu’est Γessence ou ce qu’est la forme ou
ce qu’est la puissance ou ce qu’est la sagesse ou ce qu’est l’amour,
elles ne sont pas des choses identiques. Mais en Dieu toutes elles
sont identiques : chacune de ces perfections est ce que Dieu est. Par
conséquent, ce qu’est Yesse et ce qu’est Yesse de Dieu ne sont pas la
meine chose. Esse est seulement esse. Dieu lui-meme, dit Thomas,
est esse tantum, il n’est qu’un esse, mais Thomas dit aussi que Yesse
de Dieu n ’est pas seulement essel Quand nous élevons notre pensée
vers Dieu, nous devons certainement enlever la matiére de la forme,
laissant la forme sans restriction. Mais nous ne devons pas supprimer
toutes les formes ou toutes les perfections de Yesse, en laissant Yesse
sans aucune spécífication. Nous ne devons pas non plus retirer Yesse
commun de Yesse de Dieu, rendant le mot purement equivoque ou
plutöt insignifiant61.
La procedure mentale que nous devons adopter est plutót de
considérer l’affinité que toutes les perfections possédent avec Yesse
61.
« Absolutely speaking, what esse is, and what essence or form or power or wisdom
or love is, are not the same. But in God they are identical; each is just what God is.
And so, what esse is, and what G od’s esse is, are not the same. Esse is just esse. God
himself, Thomas says, is esse tantum, just an esse\ but Thomas is also saying that
God’s esse is not just erre! In raising our thought to God, we must certainly strip
matter from form, leaving form uncontracted. But we must not then strip all forms
La
n o u v e l l e m é ta p h y s iq u e th o m is te
363
commun et ensuite nous devons les réunir en supprimant toutes les
limitations qu’elles ont et en les rendant quelque chose d’absolument simple qui transcende Yesse commun méme. C’est aínsi que
nous arrivons ä connaitre Dieu par analogie, certes imparfaitement,
mais d u n mode nullement equivoque.
Considérations conclusives
Je crois que l’approche de Brock parvient ä sauver les inquiétudes
qui agitent Gilson et Marion, mais il a des avantages : d’une part,
il ne nous oblige ä séparer Thomas complétement de la tradition
aristotélicienne62 ; d’autre part, Taristotélisme « sauve » Yesse de
Dieu d ’etre une idée platonicienne qui embrasserait tout mais qui
resterait dénuée de contenu ; de l’autre coté, il ne nous conduise
pas ä un apophatisme aussi prononcé que celui que Marion défend.
Il est clair que la nature incommunicable de Dieu n’est pas simplement Yesse des creatures au grade supreme ; au contraire, l’etre
divin, dans sa singularité, a une préférence par rapport ä Yesse créé.
Cependant, cela ne nous empéche pas connaitre quelque chose de
la nature divine ; Yesse créé ne peut pas non plus Tempécher, mais
plutót il constitue une ressemblance divine dans les créatures qui
permette montrer Dieu, non Le cacher.
Je voudrais finir cette réflexion en évoquant une conférence
au sujet de la troisiéme voie thomiste, prononcée par Brock il y a
quelques années65. Alors il commen£a son discours en se référant
au fameux passage de Heidegger que nous avons cité, dans lequel
le philosophe allemand disait que le Dieu de la métaphysique, le
62.
63.
or other perfections away from esse, leaving esse unspecified. Nor do we strip com
mon esse from His esse, making the word purely equivocal, or rather meaningless »
(Brock, The philosophy o f Saint dornas Aquinas, p. 142-143).
Dans ma compte rendue du dernier livre de Brock, je moi-méme ai exprimé :« [Bro
ck] Se aleja así de cierto número de tomistas que, durante el siglo XX y lo que lle
vamos del XXI, han tratado de adherirse al Doctor Angélico, al parecer, a pesar de
Aristóteles » {Anuario filosófico 49 [2016], p. 444).
Stephen L. Brock, « Aquinas’ Third Way of Proving a God: Logic or Love? »,
Conférence ä TUniversité de Chicago prononcée le 2février 2012, URL = https:/Avww.
youtube.com/watch ?v=UaoTkeTE3ZY.
364
L e St
a t u t a c t u e l d e l a m é t a ph y s iq u e
Dieu causa sui, n’est pas un Dieu religieux : « Ce Dieu, l’homme
ne peut ni le prier, ni luí sacrifier, il ne peut, devant la causa sui, ni
tomber ä genoux plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter
et danser »M.
Á la fin de sa conférence, Brock rappelle que Yipsum esse sub
sistens ne peut étre con£u comme le concept le plus vide, un simple
produit de l’esprit pour justifier d ’une maniere séchement rationnelle l’existence de toutes choses. Par ailleurs, il essaie de montrer
que le Dieu ipsum esse subsistens est un Dieu véritablement religieux,
en éprouvant de montrer comment un « Dieu d ’amour » — comme
celui proposé par Marion — ne s’oppose pas au « Dieu de la méta
physique », mais l’intégre. Permettez-moi de clore ma contribution
avec ses mémes mots conclusives :
Il n’est pas vrai, comme le texte de Heidegger insinué, que Dieu
cache l’étre de tout le reste des choses, et l’étre cache Dieu en tant
qu’existence. Ce n’est pas vrai que pour Thomas l’étre méme est
l’essence de Dieu. L’étre méme — on peut le dire — n’est qu’étre.
Mais l’existence de Dieu n’est pas seulement étre. Elle est étre, mais
elle est aussi forme, et est également pouvoir, et est aussi sagesse, et
est aussi bonté, et est aussi amour, et l’exemple parfait de chaqué
chose, et elle n’est pas une synthése de ces perfections, parce qu’elle
n’est pas une synthése : elle est simple. Done, nous ne pouvons pas
l’identifier avec l’essence de l’un d’eux, ni méme ä l’essence de l’étre
lui-méme. Elle est au-dela de notre pouvoir de concevoir toutes
ces choses dans une forme simple, et elle est leur source. Ainsi, la
nature divine n’est pas la nature de l’étre méme, elle est la cause de
cette nature. N ’oublions pas non plus comment cela se passe avec
l’amour de Dieu, son amour spirituel bien sur, le genre qui appartient ä la volonté. La volonté de Dieu a toujours ce qu’elle aime,
et elle est done toujours heureuse. Thomas appelle le plaisir de la
volonté gaudium, joie. Le Dieu de Thomas est alors un acte de joie64
64.
« Zu diesem Gott kann der Mensch weder beten, noch kann er ihm opfern. Vor
der Causa sui kann der Mensch weder aus Scheu ins Knie fallen, noch kann er vor
diesem Gott musizieren und tanzen » (Martin Heidegger, Oie onto-theo-logische
Verfassung der Metaphysik, GA ll, p. 77).
La
n o u v e l l e m é ta p h y siq u e th o m is te
365
pure, étemelle et subsistante. Et c’est de sa joie qu’H a fait le monde.
II me semble que devant un tel Dieu, on peut tres bien jouer de la
musique, danser, et tomber ä genoux plein de crainte65.
65.
« Therefore, it is not true, as Heidegger’s text insinuates, the well God drowns the
being of everything else, being itself drowns God as existence. It is not true that,
for Thomas, being itself is G od’s essence. Being itself—we can say—is only being.
But God’s existence is not only being. It is being, but it is also form, and is also
power, and is also wisdom, and is goodness, and is love, and the perfect exemplar
of every single thing; and it is not a synthesis of these perfections, because it is not
a synthesis; it is simple. So, we cannot identify it with the essence of any of them,
nor even with the essence of being itself. It lies beyond our power to conceive in
a simple form of all those things, and it is their source. So the divine nature is not
the nature of being itself, it is the cause of that nature. Let’s also not forget how it
stands with God’s love, His spiritual love of course, the kind that belongs to the
will. God’s will always has what it loves, and so it is always pleased. Thomas calls
the will’s pleasure gaudium, joy. Thomas’s God is a pure, eternal, subsisting act of
joy. And it is out of its joy that He made the world. It seems to me that before such
a God, one can very well play music, and dance, and fall to one’s knees in awe » (ma
transcription du video).
T A B L E DES MATTERES
419
Apport des métaphysiques rebelles
pour une reflexion actuelle
Y v e s M e e s s e n ..................................................................................329
Métaphysiques rebelles.................................................................332
Langage et expérience
dans la philosophe contemporaine................................................ 335
Lignes de forces pour le sens........................................................ 338
La nouvelle métaphysíque thomiste
D a v id T o r r ij o s -C a s t r il l e j o .......................................................341
Heidegger et la question de Tonto-théo-logie..................
344
353
L’esse de Dieu selon S.L. Brock......................................
Considérations conclusives........................................................... 363
La métaphysíque et Féthique ä la rescousse
d’une nouvelle réflexion de l’étre
M o n a G r a d e s c u .............................................................................367
Préliminaires.................................................................................367
La nécessité d’une nouvelle réflexion de Tétre
dans le contexte contemporain,
dans la perspective du transcendantal du bien............................... 367
La problématíque actuelle de Tétre................................................372
Quelques considérations critiques
au sujet de la connaissance de tétre.....................................
La découverte du chemin de la pensée ä Tétre
dans la philosophie contemporaine............................................... 377
Une philosophie de la rencontre chez Martin Buber.......................377
L’appel ä une éthique de I’altérité et du Bien chez E. Lévinas........ 383
Conclusion partielle..................................................................... 387
La théatralisation des dialogues platoniciens: la propédeutique de la
médiation au savoir ä la question de Tétre..................................... 388
375
Daniel Cohen éditeur
www.Editionsorizons.com
Collection « Débats »
Theme: Philosophie
II y a, chez Orizons, nombre de collections qui ont vocation d’accueillir des textes dont Pinclination correspondrait ä l’idée que Γοη
se fait de tel sujet, de tel mythe, etc. II est des écrits qui sortent des
sentiers battus: de leur fond, de leur forme affleurent une probité
et une richesse intellectuelles qu’on ne saurait contester; la question
évoquée est au coeur des sensibilités, réelles ou ambigúes, dans la
Cité. La personnalité de Pauteur, le théme qu’il articule méritaient
une collection ä part entiére. S’il nest pas de sujet qui s exclurait des
autres, il est des manieres de le traiter différemment et d’offrir, aux
contemporains, une réflexion nourrie sans écarter le débat contenu souvent dans le développement de Pouvrage proposé ; ladite
réflexion n’exciperaít pas d’une intention polémique par principe;
elle s’ouvre ä la discussion, tranquillement ä coup sur, franchement
parfois.
Aussi cette collection s’ouvre-t-elle ä des thématiques variées
et universelles : Histoire, Esthétique, Littérature, Philosophie,
Sciences ä 1’occasion.
ISBN: 979-10-309-0197-9
© Orizons, Paris, 2019
Sous la direction de
Claude Brünier-Coulin
et Jean-Frangois Petit
Le Statut actuel
de la métaphysique
V
rArxsrhJb
vV/
UNIVERSIDAD
SA N D A M A S
ec0
2019