09 | 2018 – Dictature et image absente dans
le cinéma de non-fiction
Sous la direction de Marianne Bloch-Robin, Alberto da Silva, Rodrigo Nabuco de Araujo
Prolégomènes
Marianne Bloch-Robin, Alberto da Silva, Rodrigo Nabuco de Araujo
introduction
Nancy Berthier
Variaciones audiovisuales en torno a la imagen ausente: Guernica
L’image absente
Vicente Sánchez-Biosca
Le chaînon manquant d’un génocide. Autour de L’Image manquante (Rithy Panh, 2013)
Anita Leandro
Entre absence d’images et preuves des crimes. Sur le montage des images de l’histoire
Elena Arroyo Serrano
El testimonio y sus límites. La experiencia en el límite de lo visible en 48 de De Sousa
Maria-Benedita Basto
Cinéma portugais, dictature et image absente : une archive sensible de transmémoires. Sur 48
(2010) de Susana de Sousa Dias et A toca do lobo (2015) de Catarina Mourão
Gabriela Santos Alves & Ursula Dart
Uma longa viagem de Lucia Murat: marcas da relação prisão-liberdade no período ditatorial
brasileiro
Julie Herbreteau
Quand les souvenirs affleurent : mémoire de la répression franquiste dans le film Santaella
(2008) de Daniel Touati
Elizabeth Ramírez-Soto
La cámara que tiembla: sobre el bombardeo al Palacio de La Moneda y algunas imágenes que
nos mueven
Camille Pouzol
Ex-Esma. Retratos de una recuperación de Benjamín Ávila : écriture hybride de la mémoire
Thanassis Vassiliou
Moments de résistance et de frustration audiovisuelle dans les actualités cinématographiques
grecques, lors de la dictature des colonels (1967-1974)
Varia
Françoise Heitz & Audrey Louyer
Fenêtre sur Biarritz 2018
Comptes-rendus
Catherine Chauche
Toni Morrison : L’origine des autres
Sylvie Schertenlieb
Francisco Gil Craviotto : El oratorio de las lágrimas
Audrey Louyer
David Roas et Ana Casas : Voces de lo fantástico en la narrativa española contemporánea
Introduction
Les archives filmiques, et plus largement photomécaniques, conforment notre mémoire
collective du XXe siècle : des nombreuses prises de vues de la Première Guerre mondiale aux
images du palais présidentiel chilien, la Casa de la Moneda à Santiago du Chili en flammes
lors du coup d’État du 11 septembre 1973, en passant par les discours de Dolores Ibárruri, La
Pasionaria, le poing levé pendant la guerre civile espagnole, toute la construction de notre
imaginaire du siècle dernier est hantée par ces représentations audiovisuelles.
Le film documentaire, ou le film de non-fiction, s’est emparé de ces prises de vues qu’il a
souvent exhibées comme des preuves alors que les images les plus emblématiques migrent de
films en films, s’adaptant aux différents prismes des œuvres auxquelles elles sont intégrées,
un phénomène qu’a exploré Vicente Sánchez Biosca dans ses recherches sur les
représentations filmiques des conflits et des dictatures (Sánchez Biosca, 2011 ; 2017). Les
mêmes prises peuvent en effet être exploitées par des points de vue opposés grâce aux
différents montages qui les associent avec d’autres images, à la voix off d’un narrateur ou à
des commentaires qui en orientent et même en déterminent le sens pour le spectateur comme
le démontre Michel Chion (Chion, 1982). Le documentaire peut également choisir d’évacuer
cette image, maintes fois utilisée pour défendre des points de vue opposés, au profit de prises
de vues actuelles ou du témoignage, dont la prééminence et l’omniprésence peuvent d’ailleurs
être interrogées dans le cadre de la dichotomie histoire et mémoire, comme l’a fait Annette
Wieviorka (Wieviorka, 1998).
Ce numéro de la revue Savoirs en Prisme s’intéresse spécifiquement à l’absence d’image
d’archive originelle dans les documentaires réalisés au XXIe siècle sur les dictatures du siècle
précédent. Il entend interroger la façon dont le cinéma des deux premières décennies du
nouveau millénaire évoque cette absence, ce vide, dans le cadre d’une production qui est
principalement centrée sur la construction d’une mémoire des dictatures. La plupart des films
inscrivent dans le présent un passé de violences dissimulées puis refoulées par l’État et la
société (Mondzain, 2015). Différentes stratégies permettent d’évoquer ce que les caméras
n’ont pas capté ou de révéler, derrière les images, les secrets qu’elles ne dévoilent pas. Ces
œuvres n’ont plus comme objectif d’écrire l’histoire, telles les narrations épiques des
cinéastes militants des années 1960 et 1970 dont La hora de los hornos (Fernando Solanas,
1968) et La batalla de Chile (Patricio Guzmán, 1977) sont deux exemples emblématiques.
Des dispositifs narratifs novateurs créent des récits qui posent la question des crimes commis
par l’État.
S’il est possible pour le cinéaste de refuser délibérément l’exploitation de l’image d’archive,
dans bien des cas, la trace que constitue la captation photomécanique n’existe pas et c’est à
cette absence que doivent se confronter les réalisateurs lorsqu’il s’agit, en particulier,
d’évoquer la violence et les abus de ces régimes, mais également les moments heureux et
fragiles qui ont précédé le traumatisme. Le concept « d’image absente » forgé par Nancy
Berthier (2008) permet de problématiser ce vide. En effet, lorsque l’image photomécanique,
très tôt associée à un rôle testimonial avec une valeur de preuve, ne capte pas l’événement,
son évocation visuelle relève de différentes stratégies de représentation, l’absence d’image
mettant en quelque sorte l’événement « hors-champ ». Un des exemples fondateurs de ce vide
de représentation est celui du bombardement de la ville basque de Guernica le 26 avril 1937
dont aucune image n’a, semble-t-il, été captée, une absence qui a cependant donné lieu à de
nombreuses représentations filmiques depuis « l’emprunt » de plans d’archive d’autres
bombardements – ceux de Madrid en l’occurrence dans Mourir à Madrid (1964) de Frédéric
Rossif – jusqu’à l’utilisation du tableau de Picasso dans Guernica, le court métrage d’Alain
Resnais (1950) comme l’a démontré Nancy Berthier (2008).
Pour combler ce vide, et dans le cadre de la reconstruction de la mémoire ou de la révélation
de la post-mémoire (Hirsch, 1997), le cinéaste peut recourir à diverses stratégies de
représentation afin d’évoquer cette image absente. Dans Nuit et Brouillard, Alain Resnais
montre les corps des Juifs amoncelés et balayés par les bulldozers. Ces corps « servent ainsi
de substitut aux images absentes, celles des Juifs gazés dont le corps a disparu, réduit en
cendres par les crématoires » (Lindeperg, 2007 : 242).
Lorsque l’image n’existe pas ou n’est pas accessible, le récit des témoins constitue l’un des
principaux recours du documentariste. Le recueil des témoignages s’est développé dans le
cinéma de non-fiction, en particulier depuis le fondateur Shoah (1985) de Claude Lanzmann.
Selon Sylvie Lindeperg (2007 : 242-243), si Resnais, dans Nuit et Brouillard, « travaille la
distance et l’écart irréductible avec le passé, Lanzmann inaugure sa résurrection spectrale sur
une autre scène, dans un présent à jamais dilaté qui finit par le contenir […] Shoah est le lieu
de la résurrection des assassinés et du dialogue sans fin avec leurs fantômes. » Dans l’absence
d’archives, le témoignage des survivants permet de retracer les événements. Ils décrivent une
histoire qui s’est arrêtée au moment où ils ont été incarcérés, une histoire hors-temps et horschamp. Ce passé ouvre pourtant une brèche dans le passé, une faille dans la mémoire
partagée. L’absence d’images est le non-lieu de l’histoire (Rollet, 2007 : 23). En compagnie
des témoins, le spectateur découvre le passé, au travers d’un dialogue avec des événements
traumatiques.
Néanmoins, outre la difficulté, voire l’impossibilité de relater l’expérience traumatique –
reflétée dans El caso Pinochet (2001) de Patricio Guzmán dans lequel certains témoins
révèlent pour la première fois les exactions qu’ils ont subies sous le régime d’Augusto
Pinochet –, la réactivation du souvenir de l’expérience du témoin passe par une mise en récit
de traces mnésiques soumises à la subjectivité et à la reconstruction postérieure de la mémoire
personnelle qui, par définition, procède à une « sélection : certains traits de l’événement
seront conservés, d’autres sont immédiatement ou progressivement écartés et donc oubliés »
(Todorov, 1995). La mémoire est fragile et, comme le souligne Marc Bloch (1921), « [i]l n’y
a pas de bons témoins ; il n’y a guère de déposition exacte dans toutes ses parties ; mais sur
quels points un témoin sincère et qui pense dire vrai mérite-t-il d’être cru ? Question
infiniment délicate, à laquelle on ne peut donner d’avance une réponse immuable, valant en
tout cas ; il faut examiner soigneusement chaque espèce et se décider chaque fois d’après les
besoins de la cause ». Giorgio Agamben (1998 :17) rappelle la nature duelle du « témoin » à
partir des deux termes latins qui le désignaient « le premier, testis, dont vient notre “témoin”,
signifie à l’origine celui qui se pose en tiers entre deux parties (terstis) dans un procès ou un
litige. Le second superstes, désigne celui qui a vécu quelque chose, a traversé de bout en bout
un événement et peut donc en témoigner. »
Signalons que le témoignage peut même être fabriqué de toutes pièces, comme le démontre le
récit de Javier Cercas El impostor (2014) sur le subterfuge d’Enric Marco Battle, qui a falsifié
son passé, se faisant passer pour un résistant antifranquiste déporté dans le camp de
Flossenbürg. Il est même devenu président de l’amicale de Mauthausen et témoignait auprès
des nouvelles générations de l’horreur des camps nazis.
Face à l’absence d’images filmiques, des cinéastes peuvent également s’emparer de traces
inédites qui leur permettent d’aller au-delà du recueil de témoignages : ils construisent par
exemple leurs récits à partir de photos des victimes et disparus ou d’archives variées. Victor
(2009) de Cécile et Alice Verstraeten, 48 (2010) de Susana de Sousa Dias et Retratos de
Identificação (2014) d’Anita Leandro mènent une enquête sur les destins des victimes de la
répression des dictatures argentine, portugaise et brésilienne, en suivant les traces laissées par
les photos prises dans les centres de torture et d’exécution. Ils peuvent également revenir sur
les lieux des crimes et construire les espaces de la violence comme le fait Rithy Pan dans S21.
La machine de mort Khmer (2003) à partir de la reconstitution physique de leurs exactions par
les bourreaux ou encore de la représentation, spatialisée par les pas d’un architecte, des camps
détruits dont il ne reste aucune trace, dans Nostalgia de la Luz (2010) de Patricio Guzmán.
Ces œuvres questionnent le statut de l’archive dans la construction du récit historique. Le
problème de l’accès aux archives est central et provient de la nature même des sujets traités.
La plupart du temps, une politique de l’oubli a dissimulé les informations. L’archive
audiovisuelle replace l’image au cœur de la réflexion, autour de sa capacité à cristalliser les
événements, à créer des ellipses, à établir une relation affective avec le passé. L’image est
sujette à interprétation et peut se transformer en une référence mouvante, instable, limitée
dans sa capacité à créer des connaissances sur le passé.
Le montage peut aussi rejoindre l’écriture de l’histoire dans ses méthodes et finalités. La
réalisation des films peut en effet s’apparenter à une investigation historiographique dont les
résultats mettent au jour le secret et l’opacité que cultivaient les gouvernements dictatoriaux.
La disparition programmée des images et des informations était un principe de gouvernement
et une loi supérieure. L’image est absente, tout comme la chaîne d’information qui permet de
remonter jusqu’aux témoins. Pourtant, certains films franchissent la barrière du secret, cette
ligne de défense matérialisée par des règles et des principes qui coupent les liens entre
gouverneurs et gouvernés (Duclert, 2000 : 10). Une fois la barrière franchie, le spectateur
accède à une information fragmentée, filtrée, incomplète, inachevée, mais que la voix du
réalisateur peut reconstruire, en donnant sens et direction à l’histoire qu’il écrit sans
l’imposer.
Ces dernières décennies, de nombreuses autres formes d’évocations d’images sont largement
liées à l’essor du cinéma documentaire et à son hybridation. Lorsque l’image photomécanique
est absente, des œuvres hybrides voient le jour, qui suppléent cette absence en utilisant des
représentations originales telles que le remplacement des personnages réels par des figurines,
à l’instar de Maus, le roman graphique d’Art Spiegelman, où Juifs et nazis sont représentés
par des chats et des souris. Ainsi, Los rubios (2003) d’Albertina Carri interroge les frontières
entre fiction et documentaire : des figurines Playmobils remplacent les personnages et la
réalisatrice est incarnée par une actrice ; le pionnier Vals Im Bashir (Ari Folman, 2008) utilise
la technologie numérique pour créer des personnages animés, tandis que dans L’image
manquante (2013) du cinéaste cambodgien Rithy Panh, les personnages sont fabriqués avec
de la glaise. Ces différents recours à des méthodes propres à la fiction permettent de raconter
l’indicible, de prendre de la distance avec le sujet, tout en évitant la fascination qu’exerce
l’horreur sur les spectateurs.
Les différents articles de ce numéro monographique s’articulent donc autour de la notion
d’image absente à partir d’un corpus à la fois varié et homogène qui propose d’interroger ce
concept dans les films de non-fiction sur les dictatures du XXe siècle.
Dans son texte, qui met en place les bases théoriques sur lesquelles est fondé notre dossier
monographique, « Variaciones audiovisuales en torno a la imagen ausente : Guernica »,
Nancy Berthier part de la pulsion scopique irrépressible du spectateur, « le désir de voir qui se
confond avec le désir de savoir », de plus en plus impérieux, allant de pair avec le
développement des moyens de diffusion des images photomécaniques au XX e siècle. Pour
elle, le bombardement de Guernica, le 26 avril 1937, est fondateur de la notion d’image
absente, car cet événement crucial de la Guerre d’Espagne, considéré comme le premier
bombardement de masse de populations civiles, n’a pas été capté par les caméras et aucune
image photomécanique n’en a donc conservé la trace. Cette faille, sur laquelle est fondée la
notion d’« image absente », cette brèche, devra donc être comblée par d’autres moyens :
récits, témoignages, représentation. Ici, ce sera « Guernica », le tableau emblématique de
Pablo Picasso. À travers trois œuvres filmiques – le documentaire Guernica (Alain Resnais et
Robert Hessens, 1950), le court métrage de fiction Guernica (Emir Kusturica, 1978) et le film
essai Les variation Guernica (Guillermo García Peydró, 2012) -, Nancy Berthier montre
comment l’œuvre de Picasso, représentation artistique de l’image absente, constitue, au-delà
de l’évocation de l’événement originel, une source pour la représentation artistique d’autres
événements traumatiques dont l’image n’a pas été captée.
« Le chaînon manquant d’un génocide. Autour de L’image manquante (Rithy Panh, 2013) »
de Vicente Sánchez-Biosca considère que le film du cinéaste cambodgien ne s’inscrit pas dans
la tradition de défiance vis-à-vis de l’image pour rendre compte de l’événement traumatique.
Il suggère que si le titre de l’œuvre laisse présager une référence à l’absence d’image pleine
(l’absence d’image possible de la Shoah affirmée par Claude Lanzmann qui réfute toute
validité à l’archive visuelle), ce n’est pas cette image à laquelle se réfère Rithy Panh. En effet,
confronté à sa propre mémoire du génocide cambodgien, le cinéaste qui a réalisé toute son
œuvre précédente à partir de la recherche d’images de ce génocide, se réfère, selon l’auteur,
au « chaînon manquant » dans une suite logique, ici dans la continuité de la mémoire. Le
cinéaste s’interroge sur la difficulté à donner une forme à ces images manquantes, ces images
fugitives et traumatiques de son propre passé, mais qui sont impossibles à représenter et
auxquelles il essaie de donner une forme pour tenter de reconstituer le cours de son histoire et,
au-delà, de celle de toute une génération.
Dans « Entre absence d’images et preuves des crimes. Sur le montage des images de
l’histoire », Anita Leandro met en parallèle le processus de conception de son film Retratos
de identificação et le travail de l’historien. Elle montre dans quelle mesure le montage
cinématographique qu’elle a pratiqué, à partir de photos d’identification de la dictature civilemilitaire brésilienne, retrouvées dans les archives de la police, lui permet de reconstituer une
trame enfouie et dissimulée grâce à la confrontation des survivants avec ces images
retrouvées. Son travail fait émerger, à partir de ce dialogue, de cette confrontation entre image
et témoin, une mémoire historique qui peut faire advenir l’image absente des tortures subies.
Elle démontre ainsi l’apport du cinéma à l’écriture de l’histoire car : « Le montage, lieu d’un
réel corps-à-corps avec la matière, acquiert dans le documentaire d’histoire un statut
épistémologique ». L’absence de questions posées aux survivants conduit à des réactions
spontanées et rompt la distance entre l’archive et le témoin, passé et présent cohabitent à
l’écran.
Elena Arroyo s’intéresse, dans « La experiencia en el límite de lo visible en 48 de De Sousa »,
au travail de la cinéaste portugaise Susana de Sousa Dias qui récupère les archives de la
dictature de Salazar pour opposer à la mémoire officielle du régime celles des personnes qui
ont souffert de la violence d’État. Dans son film 48, elle associe des photographies
anthropométriques et des témoignages d’anciens prisonniers politiques de l’Estado Novo
(1926-1974). Des tortures qu’ils ont subies, il n’existe pas d’image-preuve. Néanmoins,
l’association des photos filmées en plans fixes légèrement bougés et des témoignages oraux
des victimes de violences qui apparaissent sur ces photographies font naître une image
mentale chez le spectateur. S’appuyant sur les travaux de Marie-José Mondzain, pour laquelle
la trace imprimée d’un événement est moins importante que la vision qu’elle produit
mentalement chez celui ou celle qui y est confronté(e), l’auteure montre que ce « voir sans
voir » est possible lorsque le spectateur, plus qu’à des images concrètes, est confronté à une
image invisible (Mondzain, 1996 : 96).
Maria Benedita Basto poursuit la réflexion sur les films de non-fiction à propos de la période
de l’Estado Novo portugais. Dans « Cinéma portugais, dictature et image absente : une
archive sensible de transmémoires. Sur 48 (2010) de Susana de Sousa Dias et A toca do lobo
(2015) de Catarina Mourão », l’auteure compare deux œuvres qui envisagent les années
d’emprisonnement comme une ellipse à partir des concepts d’archive sensible (Rancière,
2000) et de transmémoire. Filmer les archives et suivre une approche anachronique du
montage, en utilisant la parole au présent, confrontée à l’image du passé, interroge le rôle des
photographies d’identification dans le système répressif, mais questionne aussi la répercussion
de ces années d’emprisonnement sur les liens familiaux. Les réalisatrices associent mémoire
collective de la répression et mémoire intime de la dictature, selon un choix de montage où le
témoin vient interrompre l’ordre chronologique, tout en invitant le spectateur à prendre part à
un voyage intime pour découvrir avec les témoins un passé familial qu’ils peuvent parfois
ignorer. Ces procédés permettent aux réalisatrices de placer la dictature la plus longue de
l’Europe occidentale dans le présent et d’affirmer que ce passé ne passe pas.
La trajectoire des victimes de la répression est l’objet de l’article de Gabriela Santos Alves et
d’Ursula Dart, « Uma longa viagem de Lúcia Murat : marcas da relação prisão-liberdade no
período ditatorial brasileiro ». Récits intimes, les films de Lúcia Murat posent la question de
la représentation de soi, lorsqu’on a souffert d’un trauma tel que la prison, l’exil ou la torture.
La réalisatrice avait déjà travaillé avec des acteurs professionnels pour représenter les
survivants mais décide dans ce dernier film de se mettre elle-même en scène et de prendre la
parole face aux spectateurs pour raconter son récit de vie. L’emprisonnement de la réalisatrice
est comparé à l’exil volontaire de son frère cadet et à la disparition de son frère aîné. La
disparition du frère ainé déclenche l’envie de communiquer le trauma vécu à une société qui
souhaite faire de l’oubli la loi supérieure de la démocratie. Pour l’auteure, le drame familial
est collectif, bien qu’il ne fasse pas partie du récit national. L’absence est envisagée comme
une distance entre l’individu et sa famille mais aussi entre la mémoire individuelle et la
mémoire collective. Le cinéma sert à transformer la mémoire des vaincus en mémoire
collective.
L’article de Julie Herbreteau, « Santaella de Daniel Touati : ouverture des fosses franquistes
en 2004 à Santaella », propose une réflexion sur les exhumations des corps des fosses
communes réalisées par les associations de récupération de la mémoire historique en Espagne.
Les images des exactions n’existent pas et l’ouverture des fosses communes permet de
« rendre compte des faits de répression dans lesquels elles trouvent leur origine. » Leur
représentation visuelle est uniquement suggestive. Aucune image d’archive n’est exploitée, ce
sont les plans du travail des fouilles et d’exhumation des corps, associés aux témoignages, qui
évoquent les événements et s’opposent à l’histoire officielle écrite par les vainqueurs du
conflit. Le réalisateur refuse l’utilisation d’images d’archives et se centre sur la microhistoire
comme métonymie de l’ensemble de la répression sur le territoire espagnol. L’image absente
est ici remplacée par le témoignage associé aux images des exhumations dans une approche
subjective du passé à travers ses « traces mnésiques » et la trace matérielle de la fosse.
Dans son article, « La cámara que tiembla: sobre el bombardeo al Palacio de La Moneda y
algunas imágenes que nos mueven », Elizabeth Ramírez Soto s’intéresse à un documentaire
réalisé en 2009 à partir de plans tournés par Ángel Torti, un pionnier de la télévision
chilienne, le 11 novembre 1973, jour du coup d’État. Contrairement au bombardement de
Guernica, resté dans le hors-champ qu’est l’image absente, celui du palais présidentiel a été
vu et revu dans le monde entier, objet d’un hyper-recording. Néanmoins, les plans de Torti ne
montrent à aucun moment le palais en flammes. Dans le documentaire La conciencia de golpe
(2009, 45 min.), Manlio Helena-Urzúa associe les images tournées par le réalisateur chilien
aux réactions de témoins qui découvrent ces images tremblantes et incertaines. L’auteure
s’appuie notamment sur les travaux de Laura Marks (2000 ; 2002) et de Jaimie Baron (2014)
pour montrer que le tremblement dû aux mouvements saccadés de la caméra, tout comme le
celluloïd usé par le temps, dans lequel s’inscrivent ces images muettes, matérialisent, en le
révélant, le passage de l’histoire ; cela contribue à transformer les fragments de pellicule en
une expérience affective du passé et permet de susciter la parole des témoins auxquels ces
images sont projetées.
Dans « Ex-Esma. Retratos de una recuperación de Benjamín Ávila : écriture hybride de la
mémoire », Camille Pouzol analyse la série documentaire du réalisateur argentin Benjamín
Ávila. Cette série évoque en huit chapitres l’histoire de la Escuela de Mecánica de la Armada,
un centre clandestin de détention et de torture de la dictature argentine (1976-1983). Camille
Pouzol examine l’hybridité de l’écriture de ce film, qui combine analyse d’historien,
témoignages de victimes et créations graphiques de María Giufra, artiste plastique, fille de
disparus, dont les dessins se substituent à l’absence d’images d’archives. Selon l’auteur, ce
dispositif permet la transmission de mémoires individuelles construisant un récit qui dépasse
la narration de l’individu en rattachant son histoire à celle d’un parcours collectif, à une
« supra-mémoire ».
Nous avons souhaité clore ce numéro sur le concept d’image absente par l’article de Vassiliou
Thanassis qui constitue un contrepoint aux textes précédents puisqu’il s’intéresse aux
actualités de propagande télévisées de la dictature des colonels. Dans son article « Moments
de résistance et de frustration audiovisuelle dans les actualités cinématographiques grecques,
lors de la dictature des colonels (1967-1974) », il analyse la façon dont l’absence de certaines
images, cette fois censurées par la dictature elle-même dans les actualités qu’elle produisait,
révèle, par les failles qu’entraînent ces absences et les maladresses du montage, les spectres
de la résistance qui déchirent le voile protecteur de la propagande et battent ainsi en brèche
l’univocité du discours des actualités télévisées.
De l’image absente des exactions commises par le terrorisme d’État à celle de la résistance à
la dictature, ce numéro a permis de nous interroger sur ce concept et sur ces films, partis des
expériences individuelles pour aller vers la mémoire collective, à laquelle le récit souvent
intime est confronté. Ce récit interroge ainsi les histoires partagées et la construction du récit
national. L’image absente est souvent la règle et non pas l’exception, à l’instar de l’archive
qui est détruite par les dictatures afin de mutiler le passé et de conserver la mainmise sur
l’écriture de l’histoire. L’absence d’images indique aussi les limites de la capacité à
représenter le trauma. En effet, l’expérience traumatique peut dans certains cas aller au-delà
des paramètres définissant les circonstances normales pour que la vie se prête à la
remémoration. L’image absente circonscrit donc le témoignage mais aussi le vide (Laub et
Podell, 2015 : 5).
Marianne Bloch-Robin
Maîtresse de conférences en Civilisation de l’Espagne contemporaine au département
d’d’Études Romanes, Slaves et Orientales de l’UFR LLCE de l’Université de Lille. Membre
du laboratoire de recherche CECILLE EA 4074.
[email protected]
Alberto da Silva
Maître de conférences en Civilisation Contemporaine et Cinéma brésilien, UFR Études
ibériques et latino-américaines, Sorbonne Université. Membre du CRIMIC EA 25 61.
[email protected]
Rodrigo Nabuco de Araujo
Maître de conférences en Civilisation de l’Amérique latine et du Brésil, Département de
Langues romanes, UFR Lettres et Sciences Humaines, Université de Reims ChampagneArdenne. Membre du CIRLEP EA 4299.
[email protected]
Œuvres citées
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