Laima Mockus-Córdoba
Master 1 en Philosophie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Année scolaire 2017-2018, semestre 2.
Séminaire de Mme. Kalinowski.
La désensibilisation
de l’homme
Approche croisée de Max Weber et de D. H. Lawrence
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Chez D. H. Lawrence (1885-1930), comme chez Max Weber (1864-1920), on trouve la
thématique de la désensibilisation, si on l’entend comme l’absence —soit le fait d’une
coupure nette soit progressive— de sensibilité de l’homme dans son rapport au monde.
Nous voudrions en faire une étude comparative, dans le but non pas d’en faire ressortir
des différences ou des ressemblances, mais de comprendre mieux ce phénomène qui,
pour Weber, est arrivé avec le puritanisme, et pour Lawrence, avec Socrate et la
civilisation judéo-chrétienne, de rupture des liens sensibles que nous avons (au monde, à
autrui, et à nos propres pensées). C’est une rupture que ces deux auteurs placent à des
moments différents, et alors ce sont même deux ruptures, mais l’une ne contredit pas
l’autre, admettre l’existence de l’une n’exclut pas d’admettre l’existence de l’autre. Au
contraire, les lire l’une au regard de l’autre permet d’en enrichir mutuellement la
compréhension. Et les comprendre est, d’une certaine manière, impératif, car —c’est la
thèse de notre propos— la rupture des liens sensibles avec le monde imprègne notre
mode de vie moderne. Ainsi, en repérer des points de départ, des origines, devrait nous
aider à mieux cerner les dynamiques contemporaines (sociologiques, psychologiques,
économiques, car entre ces pôles il ne peut y avoir dissociation), et donc à vivre, à notre
époque, plus lucidement. Peut-être même, les cerner pourrait nous aider à en proposer
une solution: quelque chose que Weber ne fait pas, alors que Lawrence si, explicitement.
C’est pourquoi cette étude comparative de la désensibilisation de l’homme, dénoncée
par les deux auteurs (ou plutôt constatée par l’un et dénoncée par l’autre), devra nous
mener à une étude des deux caractères, wébérien et lawrencien, d’autant plus qu’ils ont
été intimement liés, à travers des soeurs Von Richtofen.
En mettant alors en pratique l’idée commune à Lawrence et à Weber que la pensée
produite par un individu n’est jamais dissociée de sa vie (et il en va de même pour la
pensée produite par une civilisation), de sa vie en tant que nouage de circonstances et
d’influences effectives, on étudiera les textes où ces deux auteurs décrivent la
désensibilisation de l’homme, en les mettant en parallèle avec leurs propres parcours.
Bien sûr, ce n’est pas possible de faire un travail biographique exhaustif, mais nous nous
limiterons dans cette étude à montrer la divergence entre les deux caractères, divergence
qui fait que justement les deux oeuvres gagnent à être lues en même temps, car elles se
complètent et s’éclairent —ou éclairent ensemble la réalité de notre époque. Cette
divergence ne part donc que d’une racine commune —sans quoi il n’y aurait même pas
lieu de parler de divergence—, un terreau de pensée (comme la critique du capitalisme,
l’attention à la nature sensible de l’homme et aux basculements économiques que le fait
d’opprimer cette nature ou la faire taire peut provoquer) qu’ils partagent tous les deux,
et dont il s'agirait aussi de trouver quelques des sources.
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Martin Green énonce:
“les préoccupations fondamentales des deux hommes se ressemblent: par exemple, pour Weber,
rationalisme et charisme, dans le développement historique et social, s’opposent comme deux
pôles, l’un renvoyant toujours nécessairement à l’autre. L’histoire de la culture occidentale était,
selon lui, tragiquement caractérisée par la croissance du rationalisme. Le calvinisme, le
capitalisme et la bureaucratie, étayés par la discipline et l’ascétisme, étaient à l’origine d’un tel
phénomène; l’individu n’était plus une personne, mais un faisceau de fonctions.”
Il poursuit:
“Lawrence partageait cette idée, mais les deux hommes réagirent différemment: Weber déclara
qu’il fallait accepter un tel état de fait, Lawrence préconisa la fuite, dénia le bien-fondé de la
discipline et de l’ascétisme, s’employa à devenir un leader charismatique, à créer le noyau d’une
foi salutaire, fondée sur les valeurs matriarcales. L’Arc-en-ciel, Femmes amoureuses et l’Amant
de Lady Chatterley révèlent la présence charismatique de Frieda, en mettant en lumière des
équivalences entre la Femme, la Terre, l’Amour et la Vie.”1
La différence d’attitude envers le même constat n’empêche pas qu’ils fassent la même
hypothèse quant à l’origine de la croissance du rationalisme:
“Pour Weber comme pour Lawrence, le puritanisme anglo-saxon était à l’origine de la
bureaucratisation et de la rationalité. C’est un peu pour cette raison que tous deux étaient
fascinés par la civilisation américaine. Weber, dans l’Éthique protestante, et Lawrence, dans
Études sur la littérature américaine classique, parlent de Benjamin Franklin dans les même
termes. De leur voyage en Amérique, ils firent un compte rendu plein de vie; l’intérêt de Weber
se porta sur les villes et celui de Lawrence sur les contrées inexplorées.”2
Il y a cependant une différence entre les peuples auxquels Weber et Lawrence se sont
intéressés en tant que penseurs, qui vient du fait que Lawrence cherchait à dénoncer
cette sur-rationalisation mais aussi à répondre avec une alternative, alors que selon
Weber la seule façon de survivre dans ce monde de rationalité omniprésente était de le
comprendre encore plus, donc d’utiliser les armes de la raison elle-même pour en percer
l’excès: pour percer les raisons de l’avènement de cet excès. Pas de retour en arrière, ni
de fuite vers un quelconque ailleurs.
“Leurs cartes du monde étaient également très semblables. Tous deux se détournèrent de
l’Europe pour s’intéresser au reste du monde y cherchant des solutions et des éclaircissements.
Mais, tandis que Lawrence s’intéressait aux Indiens du Nouveau-Mexique, à certaines
tribus de culture matriarcale ou à la culture étrusque disparue —c’est-à-dire aux
Naturvölker, ou peuples préhistoriques—, Weber se tournait vers les Kulturvölker, vers la
Chine, l’Inde et l’ancien peuple hébreu. Tous deux pensaient, à la lumière de ces apports, jeter
un nouvel éclairage sur leur propre civilisation. Mais, alors que Lawrence cherchait toujours un
moyen d’évasion, Weber, lui, ne proposait rien.”3
C’est forcer le trait que de dire que Weber ne proposait rien: quelques pages auparavant,
Martin Green ébauche ce qui pourrait être vu comme sa proposition:
Martin Green, Les soeurs von Richthofen, Deux ancêtres du féminisme dans l’Allemagne de Bismarck
face à Otto Gross, Max Weber et D. H. Lawrence, 1974, trad. Stéphanie Gilet, éd. Seuil, 1979, p. 162.
1
2
Ibid., p. 163.
3
Ibid., p. 164.
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“Löwith écrit à propos du concept de «type idéal», qui joua un rôle si déterminant dans la
méthodologie de Weber: «Cette construction ne peut être le fait que d’un individu
particulièrement «sans illusions» qu’un monde objectivement privé de sens aurait poussé à se
replier sur lui-même.» Cet individu sans illusions —Weber— n’avait d’autres ressources que de
créer ses propres significations, sa propre échelle de valeurs, il devint le «héros humain»,
l’individu libre réduit à n’être plus responsable qu’envers lui-même. D’aliéné —au sens où
Marx entend ce mot —il devint homme de raison, et cette attitude fut pour lui la seule
échappatoire, en réponse au caractère abstrait et métaphysique de toutes les formes
d’organisation du monde moderne.
Pour Weber, agir librement implique l’intervention de la volonté. Il rejette l’idée
(familière à ses amis libéraux Troeltsch et Meinecke) que le hasard ou le jeu puisse être la
source de la liberté humaine. En outre, constatant que le développement de la rationalité
engendrait, par contre coup, l’irrationalisme, il confia au «héros humain» mission de combattre
cette réaction.”4
Le parti pris de Weber est donc théorique, en proposant les outils nécessaires pour
comprendre la désensibilisation de l’homme, mais aucunement pour revenir à la
sensibilité; tandis que celui de Lawrence est pratique.
“Les théories de Lawrence et de Weber convergent à certains moments, comme en témoigne ce
passage, tiré de l’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme de Weber: «L’ascétisme chrétien,
lorsque, au début, il prêcha le renoncement et la retraite, n’avait pas pour autant cessé de
régenter le monde, à partir des monastères et par le truchement de l’Église. Mais, dans
l’ensemble, il n’avait pas touché au caractère naturellement spontané de la vie quotidienne. Il
s’est à présent insinué partout, a claqué derrière lui la porte des monastères et entrepris de
s’immiscer méthodiquement dans cette routine quotidienne de la vie.» Lawrence et Frieda
cherchèrent de par le monde ces formes de vie encore libres de toute cette contrainte [.]”5
Martin Green situe l’origine de cette différence entre la nature conservatrice ou
théoricienne de Weber et celle pratique ou rebelle de Lawrence dans l’arrière-plan
familial des deux auteurs: à la mort de leurs pères, Weber s’identifia au sien, pris sa
place, en tant que fils aîné; et ce fut Ernest Lawrence, le fils aîné des Lawrence (et non
pas David Herbert) qui fit de même.
“Là est la différence fondamentale entre Max Weber et D. H. Lawrence , dont découlent toutes
les autres. Max endossa le rôle du mâle; Lawrence refusa certains comportements inhérents à
cette ligne de conduite. C’est ainsi qu’ils consacrèrent à des tâches opposées leur extraordinaire
pouvoir d’imagination, de compréhension et de projection. Weber se fit “homme”, et, ce faisant,
il redéfinit la “virilité”. Lawrence, lui, devint ambivalent, explorant avec une grande hardiesse le
mode d’être féminin, domaine dans lequel Weber ne fit aucune investigation importante.”6
Or, les facteurs culturels aboutirent à ce que cet endossement du rôle du mâle chez
Weber devînt celui d’une puissance théorique, et à ce que ce devenir-ambivalent de
Lawrence le conduise à écrire des romans où le point de vue de la femme, d’une femme
désirante, complète, comblée, est exploré.
4
Ibid., p. 160.
5
Ibid., p. 161.
6
Ibid., p. 128.
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“Si, en Allemagne, le patriarcat ne rencontrait aucune résistance effective, en Autriche et en
Angleterre il y avait, en revanche, des éléments très fortement enracinés d’une culture non
patriarcale. Dans la Prusse de Weber, la figure de Bismarck était le symbole de la virilité idéale,
du Pouvoir. Cette toute-puissante virilité fascina aussi les professeurs libéraux —Weber comme
les autres. […] [Il] n’y avait pas de Bismarck en Angleterre, pas une seule figure dominante
dans la vie nationale anglaise.”7
C’est ainsi que l’on peut contraster:
“Weber et Lawrence avaient choisi d’explorer des domaines et des modes différents de la
connaissance. Pour Lawrence, ce fut le mode de l’imagination artistique et le domaine
psychologique; pour Weber, les modes de l’investigation scientifique impersonnelle et de
l’action politique, et le terrain des évènements publiques, c’est-à-dire des faits économiques et
sociologiques concernant les groupes et les institutions. Ces choix entraînent évidemment pour
chacun une contrepartie: Lawrence est souvent grinçant ou absurde sur tout ce qui a trait aux
affaires publiques; Weber, souvent lourd et conventionnel dans tout ce qui touche à la vie
intérieure, y compris la sienne. Il ne s’agit cependant, ni dans un cas ni dans l’autre,
d’extrémisme stupide et d’étroitesse d’esprit: Lawrence avait une certaine tendance à réduire les
“faits publics” à une sous-catégorie d’évènements privés et Weber à généraliser les faits d’ordre
intime sous forme de données sociologiques. Pour Lawrence, tout se passait entre individus,
tout était d’ordre psychologique (rien n’est “accessoire” dans ses romans, rien n’arrive
jamais fortuitement), alors que Weber avait choisi de repousser tout ce qui n’était pas
impersonnel. Mais ce genre d’exagération que l’on trouve dans leurs oeuvres coexiste toujours
paradoxalement avec un certain réalisme, ou même avec une certaine modération, qui devient
d’ailleurs patente si l’on compare leurs écrits à ceux de certains de leurs rivaux. C’est ce qui fait
qu’ils sont, à nos yeux, de grands esprits: leurs excès d’interprétation sont courageux et non
stupides.
Weber est l’incarnation de l’esprit apollinien, tandis que Lawrence représente l’esprit
démétérien.
Pour être tout à fait exact, il faudrait trouver une autre déesse que Déméter à opposer ici à
Apollon: car Déméter était la déesse de tout ce qui touche au mode d’être matriarcal, tandis
qu’Apollon n’est le dieu que d’une province du mode patriarcal, celle de l’esprit. Or, si nous
pouvons dire de Lawrence romancier qu’il est une figure démétérienne, pour Lawrence
essayiste, pour le penseur, il faudrait inventer une autre dénomination. Peut-être, en tant que
figure de l’esprit à l’intérieur du mode matriarcal, le patronage de Diotime lui conviendrait-il
mieux. D’ailleurs, Bachofen attachait une grande importance à la légende de Socrate disciple de
Diotime, qui lui servait à démontrer la primauté de la sagesse matriarcale. Diotime symboliserait
alors la pensée non systématique, quasiment non conceptuelle, s’appuyant sur le concret, réel ou
imaginaire, sur l’intuition, la justesse de sentiments; éclairée, bien sûr, par l’idée de la fertilité et
de l’attachement au foyer, par les valeurs essentielles de la vie et de l’amour —pensée sensible
au mystère et aux légendes, à tout ce qui est profondément enraciné dans le passé, à tout ce
qui est religion et cultures primitives.”8
Ce n’est donc pas dans le seul puritanisme que Lawrence situe l’avènement d’une
rationalité étendue à tous les aspects de l’existence et d’une régence ultra-rationnelle de
la société. Il faut faire un pas de côté par rapport au cadre tracé par Green, centré sur les
parallèles entre ces deux auteurs et donc sur leur diagnostic commun à propos des effets
de la rupture puritaine, pour se décentrer vers une rupture que Lawrence place bien
avant dans le temps.
7
Ibid., p. 134.
8
Ibid., p. 158-160.
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“Les Égyptiens et les Chaldéens, les Crétois, les Perses et les Hindous de l’Indus, parce qu’il
leur manquait nos modernes connaissances mécaniques et mentales, étaient-ils moins
“civilisés” ou “cultivés” que nous? Avant de répondre, regardons une grande statue de Ramsès
assis, ou les tombes étrusques; considérons Assourbanipal ou Darius. Quel air ont nos ouvriers
d’usine face aux frises délicates des gens du peuple de l’Égypte? Ou nos soldats kaki à côté
des fresques assyriennes? Ou les lions de Trafalgar Square à côté de ceux de Mycènes? La
civilisation? Elle se manifeste plus dans la vie sensible que dans les inventions; et
qu’avons-nous de mieux, en tant que peuple, que les Égyptiens de deux à trois mille ans avant
J.-C.? La culture et la civilisation se mesurent à la conscience vitale. Sommes-nous plus
vitalement conscients qu’un Égyptien de trois mille ans avant J.-C.? Le sommes-nous?
Probablement moins. Notre champ de conscience est vaste, mais mince comme une feuille de
papier. Notre conscience est sans profondeur.”9
Pour Lawrence, c’était l’existence d’un culte qui garantissait, chez les civilisations
anciennes, une conscience sensible: une conscience pourvue de profondeur.
“Toute civilisation antique, nous pouvons en être sûrs, avait une base spécifiquement
religieuse. Une nation était, en un sens très ancien, une Église, ou une large union dans un
culte. De culte à culture, il n’y a qu’un pas, mais il est long à franchir. Cultiver les cultes était
la sagesse des races anciennes. À présent nous avons la culture.
Il est déjà difficile à une culture d’en comprendre une autre. Mais pour une culture,
comprendre ce que signifie “cultiver un culte” est extrêmement difficile, voire impossible aux
personnes stupides. Car la culture est avant tout une activité de l’esprit, et cultiver un culte est
une activité des sens. L’ancien monde pré-hellénique n’avait pas le moindre soupçon des
prolongements possibles de l’activité spirituelle [mental activity]. Même Pythagore, malgré
toute sa supériorité, ne l’a pas deviné, et pas davantage Héraclite, ni même Empédocle ou
Anaxagore. Socrate et Aristote ont été les premiers à en percevoir l’aube.
Inversement, nous n’avons pas la moindre idée du vaste champ que couvrait la
conscience du sensible chez les Anciens. Nous avons presque totalement perdu leur
sensualisme, autrement dit leur conscience sensuelle et leur savoir corporel. C’était un flot de
savoir arrivé directement, par instinct et intuition, peut-on dire, non par raison. Un savoir
fondé non sur des mots, mais sur des images. L’abstraction n’était pas dans les généralisations
ou dans les quantités, mais dans des symboles dont les connexions n’étaient pas logiques, mais
émotionnelles. Le mot “donc” n’existait pas. Les images et les symboles se succédaient en
une suite établie par connexion instinctive et physique —certains psaumes en livrent des
exemples— et ils “n’allaient nulle part” car il n’y avait nulle part où aller, rien qu’un désir de
parvenir à un certain état de conscience, d’accéder à un certain éveil de la sensation. 10
(…) L’homme pensait et pense encore en images. Mais à présent, celles-ci n’ont guère de
valeur émotionnelle. Nous voulons toujours une conclusion, une fin, nous voulons toujours
arriver, dans notre processus mental, pa une décision, à une finalité, à un point final. Cela nous
inspire un sentiment de satisfaction. Notre conscience mentale n’est que mouvement en avant
par étapes, tout comme nos phrases, et chaque point final est une borne qui marque notre
“progrès” et notre arrivée quelque part. Ainsi cheminons-nous, car notre conscience mentale
s’active dans l’illusion qu’il y a un but à atteindre, un but à la conscience. Or, évidemment, il
n’y en a aucun. La conscience est sa propre fin. Nous nous torturons pour arriver quelque part,
et quand nous y arrivons, c’est nulle part, car il n’y a nulle part où aller.
Tant que les hommes ont conçu le coeur où le foie comme siège de la conscience, ils
n’ont eu aucune idée de cette incessante progression de la pensée. Pour eux, une pensée était
l’accomplissement d’un éveil de la conscience sensible, un phénomène de cumul et
9
D. H. Lawrence, Apocalypse, 1930, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p. 95.
10
Ibid., p. 96-97.
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d’intensification 11 dans lequel la sensation s’approfondissait en sensation consciente12 jusqu’à
un sentiment de plénitude. Une pensée accomplie était un coup de sonde dans les profondeurs,
comme un maelström, d’une certitude émotionnelle, et au tréfonds de ce maelström d’émotion,
le précipité se formait. Une pensée n’était pas une étape dans un voyage. Il n’y avait pas de
chaîne logique à tirer maillon par maillon.”13
En anglais, Lawrence écrit: “A completed thought was the plumbing of a depth, like a
whirlpool, of emotional awareness, and at the depth of this whirlpool of emotion the
resolve formed. But it was no stage in a journey. There was no logical chain to be
dragged further.”14. Le mot “awareness”, traduit ici par “certitude”, présente une
difficulté de traduction: ce n’est pas conscience, mais non plus certitude, c’est plutôt une
sorte d’attention, d’attention accordée, d’écoute tendue. Cela vient de l’anglais ancien
“gewær”, qui veut dire “vigilant”, à son tour issu de la racine indo-européenne “wer”,
“percevoir”, “watch out for”, ce qui lui donne une sorte d’urgence, de caractère concret,
en lien avec la vie.
“Avec la venue de Socrate et de l’ “esprit”, le cosmos mourut. Pendant deux mille ans,
l’homme vécu dans un cosmos mort ou moribond, avec l’espoir d’un paradis à venir. Toutes
les religions ont été des religions de la mort du corps et de la récompense différée:
eschatologique, pour utiliser un mot cher aux érudits.” 15
Mais avec cette eschatologie, le lien avec la vie, avec les sensations immédiates, a été
perdu, précisément parce qu’il ne valait plus la peine de les avoir: si ce qui était présenté
(par la religion, le discours pourvu d’autorité) comme ayant de la valeur était toujours à
venir, toujours ailleurs, alors l’ici et ses composantes ne méritaient plus qu’on leur
accorde une attention vivante. Or, des propos wébériens peuvent résonner ici, sachant
11
Il faut remarquer que c’est aux antipodes de ce que maintenant on entend par “pensée”, surtout en
philosophie du langage: contenu rationnel épuré de toute émotion, traduisible dans d’autres langues,
information objective, et donc étrangère à tout mode d’être subjectif comme la certitude ou la plénitude
eues par celui qui le pense. Le verbe penser, au contraire, était chez les Anciens un synonyme, peut-être
intensificateur, du verbe sentir.
L’idée d’approfondir une sensation en sensation consciente pourrait faire penser à l’acte de méditer.
Mais ce que Lawrence décrit ici comme ayant constitué la manière de penser ou le socle de la pensée, de
ce qu’habitait la vie mentale, avant l’avènement de la rationalité théorique (celle qui advient avec
Socrate), cet accomplissement d’un éveil de la conscience sensible, n’est pas totalement orientale, vu que
le bouddhisme veut effacer les sensations jusqu’à la délivrance: jusqu’à ce que l’homme en soit délivré;
ici au contraire l’attitude naturelle des hommes —et non seulement leur but— était de sentir ou ressentir
les moindres des choses, plus intensément, plus consciemment.
12
13
Ibid., p. 99.
14
D. H. Lawrence, Apocalypse and the Writings on Revelation, éd. Mara Kalnins, Cambridge University
Press, 2002, p. 93.
15
D. H. Lawrence, Apocalypse, 1930, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p. 102-103.
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que Weber place le désenchantement du monde à l’arrivée du Judaïsme prophétique: une
religion ayant une logique consistant à différer le salut dans le temps.
“Le “désenchantement” du monde: l’abandon de la magie comme instrument du salut ne fut pas
poussé aussi loin dans la piété catholique que dans la religiosité puritaine (et avant elle dans le
seul judaïsme).”16
Et Lawrence dit, à propos de la façon dont l’Apocalypse, texte originellement païen, a
été transformé par les rédacteurs juifs:
“La vieille méthode de l’Apocalypse consiste à évoquer une image, à fabriquer un monde, puis à
s’en écarter brusquement pour rejoindre un cycle du temps et du mouvement, voir un epos; puis
à revenir à un monde un peu différent de l’originel, mais à un autre niveau. Le “monde” est
fondé sur le nombre douze —douze est la base de l’édification d’un cosmos. Et les cycles vont
par sept. Cet ancien plan subsiste, mais très bouleversé. Les Juifs abîment toujours la beauté
d’un plan en y faisant entrer de force une signification éthique ou ethnique.”17
“Mais l’esprit juif hait la divinité mortelle et terrestre de l’homme; l’esprit chrétien
également. L’homme n’a qu’une divinité différée: quand il est mort et parti pour la gloire. Il ne
doit pas accomplir la divinité dans sa chair. Aussi les auteurs de l’apocalypse juifs et
chrétiens ont-ils aboli le mystère de l’aventure individuelle dans l’Hadès pour lui substituait une
troupe d’âmes martyrisées criant vengeance sous l’autel —la vengeance était pour les Juifs un
devoir sacré. On dit à ces âmes d’attendre un peu — toujours le destin différé[.]”18.
La religion judaïque prophétique sortit donc l’homme d’un cadre où il pouvait entretenir
un lien vivant avec ce qui l’entourait, un lien charnel, individuel, et le plaça dans la
modalité du différé. C’est avec elle aussi qu’arriva la fin de la magie, la fin, donc, du
temps cyclique, car l’on ne pouvait plus avoir une efficacité, par des actions précises
inscrites dans un tel temps —comme dans une partition— sur le Dieu. Et Lawrence
travaille précisément sur ces deux fronts, celui du temps cyclique et celui de l’efficacité,
comme en témoignent les lignes qui suivent.
“Pour comprendre la manière de penser païenne, il nous faut abandonner notre manière linéaire,
navrante marche en avant, d’un début vers une fin, et laisser notre esprit se mouvoir en cercles,
ou voltiger çà et là autour d’une brassée d’images. La conception d’un temps continu suivant une
même ligne droite infinie a cruellement estropié notre conscience. La vision païenne du temps
comme mouvement cyclique est beaucoup plus libre, elle permet des mouvements ascendants et
descendants, et un changement total d’esprit, à tout moment. Un cycle achevé, on change de
niveau, on monte ou on descend, et on se retrouve à l’instant même dans un monde tout autre.
Avec notre système de temps continu, nous devons nous traîner lourdement de crête en crête.” 19
Et voici ce que Lawrence dit à propos de l’efficacité, liée non plus seulement à la magie
comme moyen religieux, mais à la manière même de percevoir le monde: l’efficacité
comme informant la conscience sensible que nous avions des choses.
Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, trad et éd. Isabelle Kalinowski,
Flammarion, 2014, p. 190.
16
17
D. H. Lawrence, Apocalypse, 1930, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p. 104.
18
Ibid., p. 117.
19
Ibid., p. 104.
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“Il faut nous rappeler que l’ancien processus humain de conscience avait chaque fois besoin de
voir quelque chose arriver. Tout est concret, il n’y a pas d’abstraction. Et toute chose en produit
une autre.
Pour la conscience des Anciens, la Matière, Materia, c’est-à-dire les choses
substantielles, sont Dieu. Une flaque d’eau, c’est Dieu. Et pourquoi pas? Plus nous vivons, plus
nous retournons aux plus anciennes de toutes les visions. Un grand rocher est Dieu. Je peux le
toucher. Il est incontestable. C’est Dieu.
Aujourd’hui, il nous est presque impossible de concevoir ce que les anciens Grecs
entendaient par dieu, ou theos. Toute chose était theos, mais pas au même moment. Ce qui vous
frappait, sur le moment, était Dieu. Si c’était une flaque d’eau, cette simple flaque d’eau
pouvait vous frapper, dès lors c’était Dieu; un reflet azuré occupait soudain votre conscience, ou
encore un léger brouillard se levant le soir pouvait saisir l’imagination, alors c’était theos; la vue
de l’eau pouvait faire naître une soif intense, alors la soit elle-même était dieu; ou l’on buvait, et
la sensation délicieuse et indescriptible de la soif apaisée, c’était Dieu; ou l’on ressentait une
brusque fraîcheur au contact de l’eau, et voilà qu’un autre dieu venait à naître: “le froid” —ce
n’était pas une qualité, mais une entité existante, presque une créature, certainement un theos;
ou encore, sur des lèvres sèches, quelque chose20 se déposait soudainement: c’était “l’humide”,
un nouveau dieu. Même pour les premiers savants ou philosophes, le “froid”, l’“humide”, le
“chaud”, le “sec” étaient des êtres en soi, des réalités, des dieux, des theoi. Et ils produisaient
des êtres.”21
Toute entité naturelle “produisait des êtres”, était perçue comme les produisant, peutêtre tout simplement parce qu’elle était perçue pour elle-même: perçue vraiment. On
avait pour chaque sensation une attention aigüe. Mais alors également, tout symbole —
entité culturelle— produisait également des choses, à savoir, des émotions chez ceux qui
le percevaient.
“L’allégorie peut toujours être expliquée, et réduite à l’explication. Le vrai symbole défie toute
explication, de même que le mythe. On peut toujours les interpréter, mais ils ne se laissent
jamais réduire à l’explication. Car le mythe et le symbole ne s’adressent pas seulement à notre
esprit, ils touchent à chaque fois nos centres émotionnels les plus profonds. La qualité principale
de l’esprit est son sens de la finalité. L’esprit “comprend”, et tout s’arrête-là.
Mais la conscience émotionnelle de l’homme a une vie et un mouvement tout différents de ceux
de la conscience intellectuelle. L’esprit appréhende des parties, des bribes et des morceaux, et
met un point après chaque phrase. Tandis que la conscience émotionnelle appréhende un
ensemble, comme un fleuve ou un flux. Prenez, par exemple, le symbole du dragon —sur une
tasse de thé chinoise, une vielle gravure sur bois, ou dans un conte de fées. Que se passe-t-il? Si
en vous le vieux moi émotionnel est demeuré vivant, plus vous regardez le dragon, plus vous y
pensez, et plus votre conscience émotionnelle jaillit pour remonter vers ces régions obscures et
infiniment lointaines de l’âme. Mais si vous êtes mort à l’ancien mode de connaissance sensible,
comme le sont tant de modernes, le dragon ne fera que “représenter” ceci ou cela —comme dans
le Rameau d’or de Frazer, où il n’est qu’une espèce d’emblème ou d’enseigne, tels le pilon et le
mortier dorés à la devanture d’une pharmacie. Ou, mieux encore, prenez le symbole égyptien
nommé ankh ☥, symbole de vie, etc. que les déesses ont dans la main. N’importe quel enfant
“sait ce que ça veut dire”. Mais un homme réellement en vie sent son âme se dilater et
s’épanouir à la seule vue de ce symbole. Cependant, les hommes modernes sont presque tous à
demi morts, de même les femmes. Aussi se contentent-ils de regarder l’ankh, et ils savent tout
sur lui, et voilà tout. Ils sont fiers de leur propre impuissance émotionnelle.”22
C’est une question de qualités par opposition à des entités: c’étaient des entités vivantes, agissantes,
réelles parce qu’agissantes, comme le laisse si bien voir le terme allemand de “Wirklichkeit”, “réalité”,
constitué de la racine “wirken”, produire un effet, ce qui constitue à nouveau une passerelle envers Weber.
20
21
Ibid., p. 101-102.
22
Ibid., p. 179.
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La fierté de leur propre impuissance émotionnelle: voilà une formule qui peut résonner
avec l’éthos que Weber prête aux puritains:
“Seule une transformation fondamentale du sens de toute la vie, à chaque heure et dans chacun
des actes accomplis, était à même de confirmer l’action de la grâce en tant qu’elle arrachait
l’homme au status nature pour le faire accéder au status gratiae. La vie du “saint” était
exclusivement faite pour une fin transcendante, la félicité éternelle, mais pour cette raison
même, son cours temporel était entièrement rationalisé et dominé par une unique perspective:
celle d’augmenter la gloire de Dieu sur la terre (…) : Seule une vie constamment régie par la
réflexion pouvait cependant être considérée comme un dépassement du status naturalis: le
“cogito ergo sum” de Descartes fut réinterprété par les puritains de son temps dans cette
acception éthique. Cette rationalisation conféra à la piété réformée son aspect spécifiquement
ascétique[.]”23
Si bien Weber marque la différence de cet ascétisme puritain d’avec les catholiques dans
le passage qui suit celui-ci, on peut dire que tant dans l’éthos puritain que dans le monde
moderne, le fait d’être uniquement dans la réflexion, et non pas dans l’émotion, est non
seulement un état de fait mais devient une valeur.
La réactivité, la sensibilité émotionnelle aux effets de n’importe quel symbole, est le
vrai noyau de la sensibilité de l’homme qui, à notre époque, Lawrence déclare perdue.
Ce n’est pas seulement de percevoir les choses physiques avec intensité, mais aussi de
réagir intensément aux images et aux significations produites dans le temps long par
notre propre culture. (Images et significations qui, par ce tissu de réactions, la
constituent.) Or, c’est justement cette perte de la culture sensible —ce mouvement qui
l’éloigne d’un culte et qui la place dans le cadre figé d’une culture au sens banal de
“culture générale”, comme celui de savoir que le symbole de dragon signifie ceci et
cela: accumulation d’informations— ce qui est décrit par Weber comme étant arrivé
avec le puritanisme.
“Le vrai puritain refusait tout semblant de cérémonie religieuse lors des enterrements et
inhumait ses proches sans cantiques ni musique, pour se garder de toute « superstition », et de
toute confiance dans les effets salutaires de la magie et des sacrements.”24
La culture comme pur amoncellement de connaissances, quantifiables, discrètes, et donc
susceptibles d’une calculabilité, pris la place de la culture comme culte. La lecture de
Lawrence fait ressortir pour ainsi dire “par derrière”, combien contient ce court passage
de Weber: l’élimination des cantiques, de la musique pendant l’inhumation des proches,
la fin des cérémonies d’enterrement (et de mariage: des sacrements) dans ce qu’elles
avaient de concret, de nourrissant pour les sens, est significative d’une religion qui se
23
Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, trad et éd. Isabelle Kalinowski,
Flammarion, 2014, p. 192.
24
Max Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, trad et éd. Isabelle Kalinowski,
Flammarion, 2014, p. 167.
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détourne de tout ce qui pourrait être salutaire. Non seulement les puritains n’eurent plus
aucun moyen pour attirer sur eux leur salut dans l’au-delà, mais tout ce qui pouvait —
par exemple, à l’occasion de la mort d’un proche, apaiser, consoler, réchauffer, donner
des forces— donc tout ce qui était salutaire dans le présent, salutaire au sens littéral et
concret de redonner la santé à un individu, fut coupé. Weber l’affirme: “ce rapport
négatif à la « culture des sens » est véritablement un élément constitutif du
puritanisme” 25. La suppression du relief sensuel ou sensoriel des sacrements va de pair
avec la fin de l’aspiration à ce que les sacrements aient une efficacité surnaturelle, suprasensorielle, c’est-à-dire une sur le salut de l’âme après la mort. Efficacité réelle, de la
conscience sensible qui s’alimente de rites, et efficacité imaginée ou objet de croyance,
sont donc intimement liées: peut-être les rites n’ont-ils été vus comme ayant une
efficacité magique que pendant qu’ils avaient, par leur déroulement, une efficacité
concrète.
Weber parle donc d’une société, celle du capitalisme moderne, que Lawrence
décrit de l’intérieur: celle des personnes “fières de leur propre impuissance
émotionnelle”. Le capitalisme moderne ne peut advenir que sur fond —mais un fond
présent dans les structures de chaque jour, de chaque vie individuelle— d’un mode
d’être au monde où toutes les réactions émotionnelles à celui-ci sont sevrées et
remplacées par des connaissances: de contenus morts et répertoriés. Ou plutôt par
l’exigence de connaissances: par l’idée, inculquée à travers l’éducation et le monde du
travail, que ce qui compte est d’avoir certaines connaissances, et qu’en remplissant ces
conditions on remplit le seul rapport au monde qui vaut.
Et cette société n’a pas d’a-religiosité, mais l’excès d’une religiosité insidieuse,
celle du puritanisme même, qui pourtant n’a pu arriver que sur fond de la
transformation, opérée par le judéo-christianisme et le socratisme, de la pensée
émotionnelle en pensée par étapes. C’est quand la pensée-approfondissement a fait place
à la pensée proprement “logique”, que la désensibilisation est advenue; et ainsi, la
rupture puritaine coupant l’homme du monde sensible et relationnel, continue la rupture
advenue avec Socrate: l’avènement d’un cosmos mort.
Le capitalisme moderne présente donc la possession de certaines connaissances
comme le seul rapport “réel” à ce monde; les présente comme l’ultime réalité de celuici: “tout est argent”, etc. Mais dans ce geste même de proposer, non, d’imposer la
calculabilité comme seul rapport “réaliste” au monde, et d’effacer, du même coup, le fait
25
Ibid., p. 167, note de bas de page n. 2.
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que ceci n’est qu’un point de vue ou une proposition, est contenu le geste d’effacer notre
rapport à la réalité: à la réalité vibrante: à la réalité des sens, du sens. Il faut lire “sens”
au pluriel, car ce que la désensibilisation efface dans notre rapport au monde c’est à la
fois les sens sensoriels, de la présence à notre corps, mais aussi le sens sémantique, le
sens directionnel: si tout devient calculabilité (si tout ce qui mérite d’être possédé, ce
sont des quantités —que cela soit d’argent ou de connaissances—) il n’y a plus de sens
au monde. Sans un rapport sensuel à lui, le sens du monde arrête d’être réel, le monde
cesse d’avoir un sens, dans ses dynamiques, dans sa démarche. C’est bien ce tournis que
l’on sent quand on songe aux derniers développements de la société capitaliste
globalisée. L’histoire occidentale —devenue histoire mondiale— le prouve:
l’homonymie de “sens” (signification) et “sens” (sensibilité) peut recevoir ainsi une
raison d’être.
***
Cependant, après avoir vu ce premier pan (sémantique-esthétique) de la
désensibilisation de l’homme, il est nécessaire d’en examiner un autre, le pan
relationnel: la désensibilisation envers autrui. La pauvreté de la relation à autrui et
l’individualisation —que Weber, contrairement à la sociologie française, voit comme
négative— vont de pair, aussi bien dans la pensée webérienne que dans celle de
Lawrence. Weber comprend l’individualisation comme résultat d’un processus
d’isolement de l’individu par rapport à tout lien significatif, et la voit comme étant
arrivée de fait avec le protestantisme. Lawrence, quant à lui, place l’individualisation
dans un enchaînement temporel beaucoup plus large, celui du christianisme, et, au lieu
de la voir comme un état de fait ou un fait accompli, il la voit comme une illusion. Tout
en dénonçant le fait que dans la société moderne, façonnée par l’idéologie chrétienne de
l’individu, on croit tous être des individus, il en conteste la possibilité. Si on a examiné
les formes que peut prendre une désensibilisation envers le monde et envers nos propres
pensées (avec le thème des sensations, et de l’absence d’étonnement devant une image,
une énigme26 ou un symbole: l’absence de réactions émotionnelles, et le remplacement
26
“La réaction émotionnelle à une telle énigme devait, on le conçoit, être considérable. Même des rois ou
des héros comme Hector ou Ménélas avaient ces réactions, tout comme un enfant aujourd’hui, mais mille
fois plus fortes et plus intenses. Les hommes n’étaient pas fous en réagissant ainsi. Ils le sont bien plus
aujourd’hui, de s’être dépouillés de toute réaction émotionnelle ou imaginative, au point de ne plus rien
ressentir. Nous en payons le prix: la torpeur et l’ennui. La sécheresse de nos processus de pensée ne nous
apporte plus de vie. Et l’énigme du sphinx est aussi terrifiante de nos jours qu’elle l’était avant Oedipe,
sinon davantage. Car elle est devenue l’énigme de l’homme mort vivant, ce qu’elle n’avait jamais été
auparavant.” — D. H. Lawrence, Apocalypse, 1930, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p. 98.
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de celles-ci par des enchaînements logiques, des processus de pensée secs), il reste à
voir ce que chacun de ces auteurs a à dire —ou plutôt à suggérer, vu qu’on ne prétend
pas faire une récapitulation exhaustive— sur le sevrage de liens envers l’altérité.
Il convient de commencer par les propos que Weber peut tenir sur l’individualité,
pour en déceler les effets néfastes de désensibilisation, et arriver ainsi à façon dont
Lawrence croit que l’individualisation est illusoire, ou impossible à atteindre: c’est
précisément parce que nous vivons en nous forçant à l’atteindre alors que l’atteindre est
impossible, que cette tentative provoque une souffrance, d’autant plus grande qu’elle est
de longue haleine (elle s’étend le long de la vie de chacun), tout en en infléchissant les
moindres moments, les façons d’être en relation, les moindres choix.
Partons de l’idée wébérienne que le travail capitaliste, issu du mode d’action
puritain, conjugue les caractéristiques d’intensité et de distance: c’est l’idée que, par la
privation de connaissance de son destin qui arrive avec le dogme de la prédestination, et
le manque de prise sur sa vie de l’au-delà, ainsi que la pression exercée par le repérage
continuel de signes négatifs, de damnation, on peut se jeter dans le travail mais de façon
externe: on peut complètement investir son énergie dans l’action, mais sans implication
intime ou affective, sans attachement interne à ce qu’on fait. Il faudrait dire —c’est du
moins l’hypothèse que nous proposons ici— que l’action commerciale est la seule qui se
laisse prendre ainsi, la seule où on puisse se conduire ainsi: la seule dans laquelle on
puisse à la fois s’investir totalement, en termes énergétiques, et rester extérieur, froid,
par rapport à elle, sans affectivité. Ceci, d’ailleurs, expliquerait pourquoi les puritains
ont excellé dans l’organisation sociale: leurs croyances ne pouvant donner lieu qu’à des
activités commerciales (par opposition à d’autres types d’activités), et le commerce
contribuant à l’essor d’une société organisée, cela est cohérent. Mais cette possibilité de
s’engager dans le monde tout en étant complètement dégagé transforme aussi les
relations envers autrui. Weber le laisse voir avec l’exemple des missionnaires calvinistes
qui sont allés en Chine, opérant une action calculée, efficace, sans implications
affectives, mais aussi avec l’impersonnalité de l’amour du prochain, la forme caritative,
dépourvue d’affect, que le calvinisme promeut. L’idée que l’on “s’acquitte du devoir
d’amour du prochain en exécutant les commandements de dieu” fait perdre toute
humanité des relations avec le prochain: non seulement avec la famille, l’église, les
personnes connues, mais aussi avec le prochain, l’inconnu, qui devient un moyen
d’exécuter les commandements de dieu.
Il n’y a pas d’amour possible chez les puritains, et a fortiori dans le capitalisme,
pour Weber, qui oppose à l’amour la solitude. Le renvoi de l’individu à lui-même, à sa
solitude infranchissable, est une réalité sociale de notre temps capitaliste. Or Lawrence
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remarque que les hommes, en essayant de devenir et de rester des individus, obéissent
également à une idéologie chrétienne. Cela touche, en particulier, leurs rapports avec
l’amour: l’individu ne peut aimer, l’individu chrétien ne peut aimer, mais il s’avère que
l’individu moderne, dans son intégralité, ne peut aimer, travaillé en profondeur par ce
mode de pensée chrétien qui est d’autant plus actif qu’il est invisible (on n’a plus
conscience de croire à des dogmes positifs, formulés), et qu’il trouve un relais dans la
démocratie moderne. Lawrence appelle “chrétien” le christianisme inspiré par Jean de
Patmos, et non par les paroles de Jésus lui-même, le christianisme de l’Apocalypse et
non pas celui des Évangiles; celui de l’Apocalypse étant celui qui, selon Lawrence, a
pris le dessus et s’est incarné dans les institutions chrétiennes, et donc diffusé
socialement. C’est une religion de la vengeance (Lawrence fait référence aux cellules
réformistes anglaises de mineurs qui lisaient l’Apocalypse tous les mardi soirs; c’est
ainsi qu’il ouvre son livre), du ressentiment au sens nietzschéen: les dominés se
consolent dans l’espoir d’un apocalypse qui viendra ensevelir les dominants. Le
christianisme de l’amour, celui de Jésus, ne pouvait pas s’incarner: il exigeait une force
interne, celle d’aimer, tout en délaissant les enjeux politiques. Jésus a, selon Lawrence,
condamné l’avenir politique du christianisme d’amour en “laissant à César ce qui
revenait à César”.
“Quelques points d’une extrême importance ont été négligés dans la doctrine et la pensée
chrétiennes. Seule l’imagination chrétienne les a appréhendés.
1. Aucun homme n’est, ni ne peut être, un pur individu. La masse des hommes n’a qu’une
touche infime d’individualité, et encore. La masse des hommes vit, agit, pense et éprouve
collectivement, elle n’a pour ainsi dire aucune émotion, sensation ou même pensée
individuelles. Les hommes sont des fragments de la conscience collective ou sociale. Il en a
toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi. (…)
5. (…) Dans la démocratie, la brimade prend inévitablement la place du pouvoir. La
brimade est la forme négative du pouvoir. L’État chrétien moderne est une force destructrice de
l’âme, car il se compose de fragments qui n’ont pas de totalité organique, mais seulement une
totalité collective. Dans un système hiérarchique, chaque partie est organique et vitale, comme
mon doigt est une partie vitale et organique de moi-même. Mais une démocratie est vouée à une
fin obscène, car elle se compose d’une myriade de fragments désunis, dont chacun revêt une
fausse totalité, une fausse individualité. La démocratie moderne est faite de millions de points en
friction qui affirment tous leur unité.
6. Avoir un idéal individuel qui ne concerne que le moi propre et ignore le moi collectif
est à la longue fatal. Avoir la foi en un individualisme qui nie la réalité de la hiérarchie ne peut
mener qu’à l’anarchie. L’homme de la démocratie vit par cohésion et résistance, par la force de
l’ “amour”, qui unit, et la force de la “liberté” individuelle, qui résiste. Céder complètement à
l’amour conduirait à l’absorption, qui est la mort de l’individu, car l’individu doit maintenir ce
qu’il a en propre, sous peine de cesser d’être “libre” et individuel. C’est ainsi que nous voyons,
et notre époque l’a montré à sa stupeur et à son effroi, que l’individu ne peut aimer. L’individu
en tant que tel ne peut aimer, posons cela en axiome. Or, l’homme et la femme modernes ne
peuvent s’imaginer que comme des individus. L’individu, dans l’homme ou la femme, est obligé
de finir par tuer l’amant qui est en lui. Non que les hommes tuent ce qu’ils aiment. Mais, en ne
se fondant que sur leur propre individualité, ils tuent l’amant en eux, comme les femmes tuent
l’amante en elles. Le chrétien n’ose pas aimer: car l’amour tue ce qui est chrétien, démocratique
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et moderne: l’individu. L’individu ne peut aimer. Quand il aime, il cesse d’être purement
individuel. Il lui faut alors se reprendre, et cesser d’aimer. C’est une des plus surprenantes
leçons de notre époque: que l’individu, le démocrate, ne peut aimer. Ou alors, quand il aime,
quand elle aime, il doit, elle doit se ressaisir.”27
Ainsi, aussi bien Weber que Lawrence théorisent une absence de l’amour dans la société
moderne, une absence qui en vérité est une impossibilité. L’amour comme opposé à la
solitude (sevrage de liens), ou l’amour comme abandon sans résistance, comme acte de
se fondre avec, de se laisser frapper par (comme Lawrence l’a décrit si bien dans
L’Amant de Lady Chatterley, peut-être le plus abouti de ses romans où il adopte le point
de vue de la femme, et qui trace l’itinéraire de Connie vers un abandon—amour,
éprouvé à travers la sexualité, mais ne se réduisant pas à un simple rapport des corps),
tous les deux sont impossibles dans la société moderne-chrétienne-capitaliste. Mais si
les liens significatifs avec autrui sont coupés, par une idéologie qui alimente le fantasme
de devoir se faire soi-même, se suffire à soi-même, ne dépendre de personne, il n’en
demeure pas moins qu’on ait, en tant qu’êtres humains, même en tant qu’êtres vivants,
un besoin de contact, de lien, et de chaleur. Ce besoin se traduit peut-être dans des
phénomènes contemporains comme les réseaux sociaux et les sites d’internet de
rencontre, où l’idée de “partenaire sexuel” triomphe, et où l’on peut voir très clairement
que seulement l’activité commerciale se laisse prendre avec une distance propre à
l’individu isolé qui la mène. En effet, les mots de “partenaire” font référence au lexique
commercial, “partenaire d’affaires”: de l’échange commercial, avec des clauses, des
attendus, des droits et des devoirs stipulés par avance: elle relève d’un contrat. Cette
sexualité pure, sans sacré, sans amour, est le produit de la contradiction entre la nature
humaine (que Weber comme Lawrence suggèrent être relationnelle) et la violence que
l’idéologie des systèmes religieux actuels (agissante parce qu’invisibles, traduite dans
notre système politique et économique) lui fait subir.
“Il en est ainsi de l’amour personnel ou privé. Mais que penser de l’autre amour,
“caritas”, l’amour du prochain comme de soi-même?
Il fonctionne de la même manière. Vous aimez votre prochain. Vous risquez
immédiatement d’être absorbé par lui, vous devez alors vous retirer pour maintenir ce qui vous
appartient en propre. L’amour se change en résistance; en fin de compte, tout est résistance et
non-amour, c’est l’histoire de la démocratie.
Si vous choisissez la voie de l’auto-accomplissement individuel, vous feriez mieux, comme
Bouddha, de fuir dans la solitude pour être vous-même, sans une pensée pour quiconque. Vous
pourrez ainsi trouver votre nirvâna. L’amour du prochain à la manière du Christ conduit à cette
hideuse anomalie d’avoir à vivre finalement dans la pure résistance à ce prochain.”28
Peut-être Weber ne le formula-t-il pas en ces termes, mais la manière puritaine de faire
de la charité résolvait le problème de la résistance au prochain que l’envie de s’ériger en
individu provoquerait: c’est un amour du prochain dépourvu d’amour, ne revêtant que
les formes extérieures (la donation d’argent), matérielles, de ce qui avait pu être motivé
par de “l’amour du prochain” auparavant. D’ailleurs, dans le capitalisme moderne
27
D. H. Lawrence, Apocalypse, 1930, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p. 185, 187-188.
28
Ibid, p. 188.
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l’amour du prochain devient un contresens, car il fonctionne sur une base où l’individu
est voué à penser à son voisin dans ces termes: “plus tu as, moins j’ai” (de postes, de
salaire, de voitures…), une base de compétition, de concurrence; alors que l’amour
(entendu de façon simple, disons maternelle, ou filiale, ainsi qu’amoureuse), se laisserait
décrire par une phrase comme celle-ci: “plus tu as, plus j’ai moi aussi; ta joie devient la
mienne”, bien que cette description puisse être simpliste. Ainsi, il est compréhensible
que nous soyons, en tant qu’individus chrétiens, démocrates, capitalistes, conduits à
vivre dans la pure résistance à notre prochain, et non pas dans l’ouverture.
(…) “L’Apocalypse, livre étrange, le manifeste très clairement. (…) Elle nous montre le chrétien
dans son rapport à l’État, au monde et au cosmos. Elle nous montre l’hostilité délirante qu’il
éprouve contre eux, et son désir final de destruction universelle.
C’est la face sombre du christianisme, de l’individualisme et de la démocratie, la face que
le monde entier nous montre maintenant. Et c’est tout simplement du suicide. Suicide individuel
et en masse. Si cela ne tenait qu’à l’homme, ce serait un suicide cosmique. Mais le cosmos n’est
pas à la merci de l’homme, et le soleil ne périra pas pour nous faire plaisir.
D’ailleurs, nous ne voulons pas périr non plus. Nous devons abandonner nos fausses
conditions. Abandonnons notre fausse condition de chrétien, d’individu et de démocrate.
Inventons une idée de nous-mêmes qui nous permette d’être paisibles et heureux, au lieu d’être
tourmentés ou malheureux.
L’Apocalypse nous montre ce à quoi nous résistons, résistance contre-nature. Nous
résistons à nos connexions avec le cosmos, avec le monde, l’humanité, la nation, la famille.
Toutes ces connexions sont anathèmes dans l’Apocalypse, et anathèmes encore pour nous. Nous
ne pouvons pas supporter la connexion. C’est notre maladie. Nous devons nous séparer, être
isolés. Nous appelons cela être libres, être des individus. Au-delà d’un certain point, que nous
avons atteint, c’est du suicide. Peut-être avons-nous choisi le suicide. Parfait. L’Apocalypse
aussi choisit le suicide, avec l’auto-glorification que cela implique.
Mais l’Apocalypse montre, par sa résistance même, à quoi le coeur humain aspire
secrètement. La frénésie que met l’Apocalypse à détruire le soleil, les étoiles et le monde, tous
les rois et tous les maîtres, la pourpre, l’écarlate et la cannelle, toutes les prostituées et
finalement tous les hommes qui n’ont pas reçu le “sceau”29 , nous révèle à quel point les auteurs
désiraient le soleil, les étoiles, la terre et les eaux de la terre, la noblesse, la souveraineté et la
puissance, la splendeur, l’or et l’écarlate, l’amour passionné et une union juste entre les
hommes, indépendamment de cette histoire de “sceau”. Ce que l’homme désire le plus
passionnément, c’est sa totalité vivante, une forme de vie à l’unisson, et non le salut personnel et
solitaire de son “âme”30 . L’homme veut d’abord et avant tout son accomplissement physique,
puisqu’il vit maintenant, pour une fois et une fois seulement, dans sa chair et sa force. Pour
l’homme, la grande merveille est d’être en vie. Pour l’homme, comme pour la fleur, la bête et
l’oiseau, le triomphe suprême, c’est d’être le plus parfaitement, le plus intensément vivant. Quoi
que puissent savoir les morts et ceux qui ne sont pas nés, ils ignorent tout de la beauté, du
prodige d’être en vie dans sa chair. Que les morts s’occupent de l’après. Mais la splendeur de
l’instant présent, de la vie dans la chair, nous appartient, à nous seuls et pour une fois seulement.
Nous devrions danser de bonheur d’être vivants et dans la chair, d’être une parcelle du cosmos
Le dogme puritain de la prédestination mène à son exacerbation la tendance déjà présente depuis le
Judaïsme antique —palpable dans l’Apocalypse, livre écrit par le prophète juif Jean de Patmos—, à
l’élitisme, à la damnation de la plus grande partie pour privilégier un petit nombre: ceux qui ont reçu le
“sceau”.
29
30
Et c’est contre ce désir de sa totalité vivante, que l’homme dresse le mythe du salut de l’âme, et essaye
de le poursuivre. Ce système, en faisant des hommes malheureux, bien sûr convient plus à leur
exploitation économique, ce qui renoue avec la thèse de Marx qui voit la religion chrétienne comme une
façon de rendre plus facile l’exploitation des travailleurs —de les rendre plus dociles, moins souciés
d’exiger de bien vivre dans le présent, convaincus que la bonne vie viendra après, dans l’au-delà.
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!
vivant incarné. Je suis une parcelle du soleil comme mon oeil est une parcelle de moi-même.
Mon pied sait très bien que je suis une parcelle de la terre, et mon sang est une parcelle de la
mer. Mon âme sait que je suis une parcelle de la race humaine, mon âme est une partie
organique de l’âme de l’humanité, tout comme mon esprit est une parcelle de ma nation. Dans
mon moi le plus intime, je fais partie de ma famille. Rien en moi n’est solitaire ni absolu, sauf
ma pensée, et nous découvrirons que la pensée n’a pas d’existence propre, qu’elle n’est que le
miroitement du soleil à la surface des eaux.
Si bien que mon individualisme est en fait une illusion. Je suis une parcelle du grand tout,
et n’y échapperai jamais. Mais je peux nier mes connexions, les briser, devenir un fragment.
Alors, c’est la misère.
Ce que nous voulons, c’est détruire nos fausses connexions inorganiques, en particulier
celles qui ont trait à l’argent, et rétablir les connexions organiques vivantes avec le cosmos, le
soleil et la terre, avec l’humanité, la nation et la famille. Commencer avec le soleil, et le reste
viendra lentement, très lentement.”31
Voilà les paroles avec lesquelles Lawrence finit son dernier livre. Un tel texte, et la
beauté d’un tel texte, doivent se comprendre au regard de sa mort. Lawrence écrit déjà
malade; il essaye de pousser une sorte de “cri joyeux”: appartenance au monde, refus de
la fausse espérance de devenir un jour un individu, dénonciation du caractère trompeur
de l’individuel, caractère voué à ne jamais combler la personne qui le poursuit. L’idée,
très fine, que l’on ne pourra jamais être heureux si l’on brise les connexions, et que
pourtant on peut les briser (et que c’est bien ce que l’on fait actuellement), et “que alors,
c’est la misère”, pourrait être reçue comme décrivant non seulement l’état général de la
société occidentale, mais aussi le socle puritain où le capitalisme a vu le jour. En plus,
cette idée est valable aussi bien pour la relation à autrui que pour celle aux sensations
que le monde nous livre: c’est ainsi que la désensibilisation de l’homme envers l’homme
va main dans la main avec celle que nous avions déjà décrite: la désensibilisation de
l’homme envers ce qu’il éprouve au contact du monde par les sens. Cette
désensibilisation est aussi celle de l’homme envers ce qu’il éprouve au contact du
monde par l’intelligence, que l’on prive de de sa fonction fondamentale: être ce qui
donne du sens à nos actions. Cette fonction ne peut être active que lorsque l’intelligence
parvient à atteindre l’homme dans son affectivité: lorsque l’intelligence de l’homme
parvient à travailler à partir et avec son affectivité). Lawrence invoque donc dans son
texte —arrive, par ses mots, à la créer— une sacralité de la sensation vécue. Celle-ci va
de pair avec l’espoir qu’elle pourra nous reconstituer un monde, valoriser le monde
d’ici-bas qui, comme le dirait Weber à propos des puritains, est déchu. Et cette tendance
à déchoir le monde se situe justement dans le judaïsme antique, qui fait partie d’un
même élan que le puritanisme.
Lawrence distingue deux types de livres composites: en extension ou bien en
profondeur; syncrèse ou bien sondage. L’Apocalypse justement est un livre-sondage, à
trois strates: une strate païenne, une juive et une chrétienne, dont l’amalgame s’explique
ainsi: Jean de Patmos avait pour ennemi non pas les païens (dont il réactive le fond
d’images) mais l’Empire Romain. Et une différence d’avec le judaïsme prophétique se
trace ainsi:
31
Apocalypse, p. 189-191.
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“Mais, pour assurer en vision la chute de l’Empire romain, il faut rassembler, convoquer,
ressusciter le Cosmos entier, il faut le détruire lui-même pour qu’il entraîne et ensevelisse
l’Empire romain sous ses décombres. Tel est cet étrange détournement, cet étrange biais par
lequel on ne s’attaque pas directement à l’ennemi: l’Apocalypse a besoin d’une destruction du
monde pour asseoir son pouvoir ultime et sa cité céleste, et seul le paganisme lui fournit un
monde, un cosmos. (…)
Quand les païens parlaient du monde, c’était toujours les commencements qui les
intéressaient, et les sauts d’un cycle à un autre (…) Quand les païens, les présocratiques,
parlaient de destruction, ils y voyaient toujours une injustice, venue de l’excès d’un élément sur
un autre, et l’injuste, c’était avant tout le destructeur. Mais maintenant, c’est la destruction
qu’on appelle juste, c’est la volonté de détruire qui s’appelle Justice et Sainteté. C’est l’apport
de l’Apocalypse[.]32
Cependant, il y a une différence à creuser entre les points de départ, et par-là même
entre les pensées, de Weber et Lawrence, différence qu’on creusera à partir de l’idée
“d’assurer en vision”. Alors que Weber s’intéresse au judaïsme prophétique, Lawrence
s’intéresse à
“un élément qui n’appartient pas comme tel à l’Ancien Testament, mais à l’âme collective
chrétienne, et qui oppose la vision apocalyptique et la parole prophétique, le programme
apocalyptique et le projet prophétique. Car si le prophète attend, déjà plein de ressentiment, il
n’en est pas moins dans le temps, dans la vie, et il attend un avènement. Et il attend l’avènement
comme quelque chose d’imprévisible et de nouveau, dont il sait seulement la présence ou la
gestation dans le plan de Dieu. Tandis que le christianisme ne peut plus attendre qu’un retour, et
le retour de quelque chose de programmé dans le moindre détail. En effet, si le Christ est mort,
le centre le gravité s’est déplacé, n’est plus dans la vie, mais est passé derrière la vie, dans
une après-vie. Le destin différé change de sens avec le christianisme, puisqu’il n’est plus
seulement différé, mais postféré, mis après la mort, après la mort du Christ et la mort de
chacun. On se trouve alors devant la tâche d’avoir à remplir un temps monstrueux, étiré, entre la
Mort et la Fin, la Mort et l’Éternité. On ne peut le remplir que de visions: « je regardai, et voici
[…] », « et je vis […] ». La vision apocalyptique remplace la parole prophétique, la
programmation remplace le projet et l’action, tut un théâtre de fantasmes succède à l’action des
prophètes come à la passion du Christ. Fantasmes, fantasmes, expression de l’instinct de
vengeance, arme de la vengeance des faibles. L’Apocalypse rompt avec le prophétisme mais
surtout avec l’élégante immanence du Christ pour qui l’éternité s’éprouvait d’abord dans la vie,
ne pouvait s’éprouver que dans la vie (« se sentir au Ciel»).”33
Weber et Lawrence prennent comme point de départ deux moments historiques
différents; Weber étudie la religiosité prophétique juive en tant qu’elle est faite encore
de parole (et parfois que de parole): Dieu apparaît sur un nuage mais ne se montre pas;
le nom de Dieu apparaît sur un nuage, ou habite un temple construit pour lui, etc., alors
que Lawrence s’est intéressé au moment où le paradigme change, et l’attention est
portée vers la vision. Avec ce changement, c’est la religion elle-même qui change: le
christianisme qui advient, non pas en tant qu’enseignement du Christ (homme fort,
aristocrate), mais en tant que religion de la vengeance, des “faibles”, des opprimés qui
attendent l’écroulement universel où ceux qui les oppriment pourront être punis.
Cependant, dans le nietzschéisme qui peut se lire dans les analyses lawrenciennes,
Gilles Deleuze, préface à: D.H. Lawrence, Apocalypse, trad. Fanny Deleuze, Desjonquères, 2002, p.
25-26.
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33
Gilles Deleuze, ibid., p. 20-12.
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(l’opposition forts/faibles, le fait de voir le livre de l’Apocalypse comme naissance de la
morale, au sens où Nietzsche la définit dans sa Généalogie, comme supposition de la
responsabilité et donc besoin de punition, justifiée par celle-ci), on peut trouver un
dernier trait qui rapproche Lawrence de Weber, vu que celui-ci hérite également d’idées
de Nietzsche —notamment, celle de la fossilisation inévitable des concepts, de laquelle
il faut être conscient, pour travailler avec, et non seulement s’en prémunir. Ainsi, il y a
un sous-texte nietzschéen dans les démarches des deux auteurs. Cependant, Lawrence
est nietzschéen dans son diagnostic (le fait que le moi soit illusoire, qu’on soit un
mélange de pulsions héritées, collectives, en lutte entre elles), mais anti-nietzschéen
dans la solution qu’il tente de proposer: au lieu de prôner l’affirmation d’un individu
solitaire, tel Zarathoustra dans sa montagne, il invite à resserrer nos liens avec le monde,
à les recomposer: à aimer, sachant que cela tue l’individu (ou le semblant d’individu) en
nous. Peut-être est-il plus nietzschéen que Nietzsche, au sens où il aurait mené jusqu’au
bout l’idée que l’individualisation est impossible, et que de la poursuivre est donc vain
et source de souffrance. Ainsi, la liberté n’est, pour Lawrence, que liberté dans la
relation: liberté de se lier, de tisser des liens activement, sensiblement, avec ce et ceux
qui nous entourent. Avec la beauté, et le caractère frappant, de ce qui nous entoure.
***
On peut donc conclure que la source commune des pensées de Lawrence et de
Weber est une source nietzschéenne, bien que développée différemment dans chacun des
cas, que la désensibilisation de l’homme est un concept au coeur du travail de chacun
d’eux, à la fois comme diagnostic et comme réalité envers laquelle Lawrence tente de
mener une opposition, mais que les deux tentent d’expliquer. Cette désensibilisation,
phénomène complexe, et d’autant plus complexe lorsqu’on la lit en lisant les deux
auteurs, car cette lecture simultanée provoque la compréhension du fait qu’elle se situe à
plusieurs niveaux, et trouve des origines dans plusieurs paliers historiques, peut être
décrite comme une perte d’émotion, d’affectivité, dans l’intelligence même, et dans les
rapports à ce que nous saisissons —rapports qui ne deviennent que commerciaux, ou de
connaissance (connaissance à son tour commerciale, transaction d’informations.) Ainsi,
si Lawrence s’oppose farouchement à ce monde occidental où la raison est au devant de
tout, chargée de chaque action, mais ne lui insufflant pas de vie, Weber essaye de
travailler avec ce primat de la raison, et de l’utiliser pour arriver à le comprendre, pour
que ce primat réussisse à se comprendre lui-même; dans sa vie comme dans son oeuvre,
il ne donne cours au sentiment. La différence entre les deux hommes peut donc se
mesurer aussi à la façon dont ils vécu leur lien avec chacune des soeurs Von Richthofen:
Weber, amoureux d’Else (la soeur aînée), mais ne l’ayant jamais prise comme amante
pour ne pas blesser les sentiments de son épouse Marianne, de laquelle Else devient
amie, et envers laquelle elle demeure loyale même après la mort de Max, s’est toujours
réprimé; il a fait que son amour prenne la forme d’une relation épistolaire et de travail: il
a donné à son amour une forme à jamais intellectuelle. Else, docteur en économie
politique —rare pour une femme à l’époque—, ayant suivi les cours de Weber, aidera
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ensuite à des travaux d’édition et de rédaction, sera présente pendant la maladie de
Weber, et ne quittera d’ailleurs jamais son mari, Edgar Jaffe, mais animera la Heidelberg
du temps de Weber, et participera avec lui à son rayonnement intellectuel. Frieda (la
soeur benjamine) quitte son mari et ses trois enfants pour s’enfuir avec Lawrence, à
l’époque un écrivain encore obscur et sans argent, et part courir le monde avec: ils
voyagent en Italie, aux États-Unis, au Mexique, où Lawrence écrira Le Serpent à
Plumes, s’installent au Nouveau Mexique, dans leur ranch de Taos, et ils vivent
ensemble jusqu’à la mort de Lawrence. Frieda incarne un type de femme qui, se voulant
“la” femme —vivement opposée, depuis son enfance, à l’idée d’endosser un rôle
masculin, c’est-à-dire de participer au monde du travail, comme le faisait Else, qui en
qualité de fille aînée, aidait son père au jardin et dans les comptes, puis se plaça au coeur
de la vie intellectuelle (et donc masculine, car la majorité d’hommes y était écrasante)
de son pays —, incarnerait les valeurs de la vie et de l’amour. De la vie pure, comme le
suggère Martin Green au début de son livre, ou, comme on pourrait le dire avec le
vocabulaire acquis au cours de cette étude: de la sacralité de la sensation vécue.
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