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Ph. Dessus -La théorie de la connaissance de Popper 2

Paru in Penser l’Éducation, 21, pp. 19 – 31, 2007 La théorie de la connaissance de Popper et ses implications pour l’éducation Philippe Dessus Laboratoire des sciences de l’éducation & IUFM, Grenoble Bureau 215, Bât. SHM 1251, avenue Centrale, BP 47 Université Pierre-Mendès-France F-38040 Grenoble CEDEX 9 [email protected] Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 2 Résumé Dans cet article, nous décrivons succinctement la théorie de la connaissance développée par Popper dans La connaissance objective. Ensuite, nous détaillons trois types d’applications possibles de cette théorie dans le champ de la recherche en éducation : en quoi elle permet de reconsidérer l’apprentissage en activité de construction de connaissances ; en quoi elle précise ce qu’est l’activité de compréhension, et enfin quel peut être son rôle au sein d’une méthode de conception de séquences d’enseignement. Mots-clés : Connaissance, Popper, Apprentissage, Compréhension, Instructional Design. Abstract We outline here the theory of knowledge that Popper presented in Objective Knowledge. Some consequences of this theory can be derived for educational research purposes: how this theory helps reconsidering learning as knowledge building; how it refines the notion of understanding; and then how it can be used in an instructional design method. Key words: Knowledge, Popper, Learning, Understanding, Instructional design. Paru in Penser l’Éducation, 21, pp. 19 – 31, 2007 Les cours permettent aux notes de l’enseignant de devenir les notes de l’élève sans passer par l’esprit ni de l’un, ni de l’autre. Vieille plaisanterie citée par Ward et Tatsukawa, 2003. Il était une fois une histoire, une très, très belle histoire, mais que personne n’avait jamais écrite ni racontée, parce que personne ne la connaissait. Pierre Gripari, Histoire du prince Pipo, 1976. Popper (1998) a détaillé, dans La connaissance objective, sa célèbre théorie des trois mondes, qui a eu une certaine incidence dans le domaine de l’épistémologie et la philosophie. Cette théorie, présentée pour la première fois en 1967, a été également examinée du point de vue de ses conséquences du point de vue de l’enseignement et de l’apprentissage (e.g., Bereiter, 2002 ; Paavola, Lipponen & Hakarainen, 2004). Même si les premiers articles de Popper concernent l’éducation (Popper, 1989), il y est, par la suite, peu revenu. Ses travaux les plus cités dans la littérature en éducation sont ceux concernant le processus de conception et de vérification des hypothèses scientifiques amenant la corroboration – ou l’abandon – de théories (e.g., Johsua & Dupin, 1993). Sa théorie de la connaissance, en revanche, est rarement citée dans la littérature en éducation, alors qu’elle peut être utilisée comme cadre pour rendre compte de phénomènes d’enseignement. Les recherches actuelles en éducation s’occupent en premier lieu d’aspects pédagogiques (e.g., Gauthier, 1997), curriculaires ou sociales (Chapelle & Meuret, 2006) ou encore didactiques (Brousseau, 1998), sans toujours questionner les fondements ontologiques de la connaissance enseignée. L’objet de cet article est de présenter une théorie de la connaissance et de discuter de ses différentes implications théoriques et pratiques pour l’enseignement. DESCRIPTION DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE DE POPPER Présentation des mondes 1, 2 et 3 Popper a repris la distinction de Bolzano (1837, cité par Popper, 1998, p. 207), entre « les vérités en soi » et les processus de pensée subjectifs, à la fois vrais et faux. Les premières Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 4 consistent en des relations logiques les unes entre les autres (pouvant être compatibles ou incompatibles), les seconds sont des relations entre processus de pensée, dont on ne peut dire qu’ils puissent contredire les processus de pensée d’une autre personne, ni même d’autres processus produits par la même personne. En revanche, leur contenu peut contredire celui d’autres processus (Popper, 1974). Cela amène Popper à faire une distinction nette entre les pensées en tant que processus (appartenant au monde 2) et les pensées en tant que contenu (appartenant au monde 3), le monde des objets physiques étant le monde 1. Popper présente ainsi les trois mondes : [P]remièrement, le monde des objets physiques ou des états physiques ; deuxièmement, le monde des états de conscience, ou des état mentaux, ou peut-être des dispositions comportementales à l’action ; et troisièmement, le monde des contenus objectifs de pensée, qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art. (Popper, 1998, p. 181-182, c’est l’auteur qui souligne) Commençons par noter que le qualificatif « objectif » ne doit pas être compris comme « objectivement vrai », ou encore « exempt de biais subjectif » mais plutôt comme « formel », « ayant une existence autonome », ou encore « manipulable comme un objet » (Bereiter & Scardamalia, 1996). Malherbe (1976, p. 221) en fait la description qui nous paraît la plus claire, notamment concernant les limites entre les mondes 2 et 3 ; tout en proposant de les nommer respectivement : « monde matériel », « monde privé » et « monde culturel », ce qui est plus parlant : Le monde matériel comprend toutes les formes organiques et inorganiques de la matière et de l’énergie, même nos propres corps et nos cerveaux. Le monde privé rassemble non seulement nos expériences perceptives immédiates mais aussi nos mémoires, nos imaginations, nos pensées, nos projets d’action. Enfin, le monde culturel contient les contenus objectifs de nos pensées, c’est-à-dire les systèmes théoriques, les problèmes, les situations problématiques, les argumentations, les arguments critiques, mais aussi les idées, les arts, la science, les institutions, les langues, l’éthique, dans la mesure où ceux-ci sont « encodés » dans les objets du monde matériel, tels les cerveaux, les livres, les machines, les films, les disques, les bandes magnétiques, les ordinateurs, les peintures, les signes, etc. (Malherbe, 1976, p. 221) Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 5 Les dépendances entre les mondes Popper sépare donc le monde matériel en deux : une partie concerne le monde physique (monde 1) hormis les processus mentaux, qui peuvent pourtant être aussi décrits de manière physique, mais qui sont isolés en un monde 2. Le monde symbolique (Rosat, traducteur et préfacier de Popper, 1998), lui, est le monde 3. Le principal élément de l’argumentation de Popper est de montrer que le monde 3, produit de l’esprit humain, est aussi réel que les mondes 1 et 2 « [...] plus ou moins autant réels que des tables et des chaises ». (Popper, 1974, p. 146) Est réel, toujours pour Popper, quelque chose qui peut agir sur les choses physiques, comme les tables et les chaises et sur lequel les choses physiques peuvent agir. Il se trouve que notre monde physique a pu changer sous l’effet de théories, savoirs, etc. Plus précisément, Popper montre qu’il a changé via le monde 2, via notre compréhension de théories et de savoirs sur le monde. Les expériences de pensée proposées par Popper sont également assez convaincantes de la réalité et de l’autonomie du monde 3. Il fait supposer au lecteur les événements suivants (Popper, 1998, p. 183 et sq.) : 1. la destruction totale de toutes nos machines et outils (monde 1), ainsi que de nos savoirs subjectifs à leur propos (monde 2), excepté les bibliothèques et notre capacité à en tirer parti, via la lecture (monde 1 reportant le monde 3). 2. la destruction totale de tous les éléments mentionnés en 1., c’est-à-dire non seulement nos machines, outils, savoirs subjectifs sur ces derniers, mais aussi les bibliothèques. Il est facile de montrer que la première situation autorise une réélaboration et une reconstruction plus rapide de notre civilisation que la seconde. Bereiter et Scardamalia (1996) donnent un autre éclairant exemple de l’intérêt de considérer ces trois mondes. Ils montrent que la notion de phlogistique (i.e., le principe, selon la chimie du XVIIIe siècle, responsable de la combustion), bien qu’erroné, figure comme objet du monde 3. Il n’est en revanche pas un objet du monde 1, puisqu’on l’a réfuté ; ni du monde 2, puisque actuellement plus personne n’utilise cette notion. Nous retrouvons ici un des aspects importants de cette théorie, les relations entre les différents mondes, illustrées dans la figure 1 ci-dessous. Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper perception Monde 1 créativité Monde 2 activité physique 6 Monde 3 compréhension Figure 1 Illustration des trois mondes de Popper, d'après Abbott (1999, p. 46). Les flèches symbolisent le sens de l'information. La théorie naïve de l’esprit-seau Popper, par cette théorie, veut ainsi combattre la théorie de psychologie naïve qu’il nomme de « l’esprit-seau » (voir Popper, 1998, chap. 2). Selon cette dernière, l’esprit, vide à la naissance, accumule via les sens les informations, qui sont digérées. Cette théorie, selon Popper, est inappropriée, pour les raisons suivantes : — la connaissance est considérée comme constituée de choses. — la connaissance est en nous : elle est parvenue à nous en tant qu’information, et nous l’avons digérée pour en faire une connaissance. — il existe une partie de notre connaissance, non encore digérée, qui est directe, pure, qui est plus élémentaire que tout autre. En ce sens, toute erreur ou connaissance erronée ne peut venir que d’une mauvaise digestion. On parvient au paradoxe suivant : une connaissance exempte d’erreur serait nécessairement reçue passivement, alors qu’une connaissance erronée impliquerait une activité du sujet. — il existe également une autre forme de connaissances, d’un niveau supérieur aux autres, constituée par association de connaissances. Cette association est privilégiée lorsque des éléments d’information surviennent simultanément : ils sont donc plus facilement retenus, appris, et de ces associations renforcées émergeraient, par induction, des croyances. Popper développe l’idée que les connaissances sont plutôt acquises par essai et élimination progressive de l’erreur, dans le but de se rapprocher de la vérité : « le développement de la connaissance consiste en la modification d’une connaissance antérieure. » (id., p. 133) Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 7 Les interconnexions entre mondes L’idée qu’il faille des interconnexions entre les trois mondes a été soulignée par Popper lui-même, et beaucoup commentée par la suite. Voici déjà comment Popper le montre, à travers l’exemple d’un livre. Un livre n’est pas un objet matériel comme les autres, il incorpore des savoirs, des théories, qui ne peuvent être déchiffrées que via le monde 2, celui des processus de compréhension. Le monde 3 ne peut être compris par le monde 1, et vice versa. Le monde 2 sert donc d’intermédiaire, de médiateur entre ces deux mondes. Nous avons déjà noté qu’une partie du monde 1 existe sans aucune intervention humaine – même si l’humain le modifie – ; mais c’est également le cas du monde 3. Le monde 3, pour sa part, dépend en partie du monde 1 – car le monde des idées est en partie le monde des idées sur le monde, qui est découvert ; mais également du monde 2, car il est produit par ce dernier. Une fois que les objets du monde 3 sont découverts, ils existent en tant que tels et, comme des objets réels, on ne peut plus ne pas les prendre en compte. Enfin, le monde 2 est également dépendant du monde 3 : notre expérience subjective est en effet en partie dépendante de nos théories sur cette dernière, sur notre corps, etc. Le rôle du langage Popper fait l’hypothèse que le monde 3 est le résultat de l’évolution du langage humain, et que des fonctions évoluées du langage, comme la description et l’argumentation (en tant que la critique de descriptions), jouent un rôle central dans son élaboration : [S]ans le développement d’un langage descriptif exosomatique, d’un langage qui, comme un outil, se développe à l’extérieur du corps –, il ne saurait exister aucun objet pour notre discussion critique. Mais, avec le développement d’un langage descriptif (et, plus tard, d’un langage écrit), un troisième monde linguistique peut émerger. (Popper, 1998, p. 200, c’est l’auteur qui souligne) Le langage joue donc un rôle central dans cette théorie, à la fois pour permettre la critique des connaissances du monde 3, mais aussi pour faciliter les interconnexions entre mondes. Selon Popper, le langage humain « […] appartient à chacun des trois mondes » (id., p. 250), en ce qu’il permet à la fois l’écriture d’idées sous forme physique (symboles), mais aussi leur formulation subjective. Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 8 Les connaissances en tant qu’artefacts Comme l’ont souligné Paavola et Hakkarainen (2004), et comme nous le développerons dans la partie suivante de cet article, la théorie de la connaissance de Popper considère cette dernière comme des outils-objets plutôt que des idées : ils résistent à la modification et l’adaptation, mais contraignent et permettent l’activité humaine. Les connaissances, créées par l’homme dans un but d’aide à l’action, de rationalisation, sont une catégorie d’artefacts culturels, qui ont été listés de la manière suivante par Bereiter (2002). Artefacts culturels (monuments, objets de musée, …) Artefacts culturels abstraits (contes, mythes, …) Artefacts conceptuels (recettes de cuisine, …) Figure 2 Ensemble des artefacts culturels (d’après Bereiter, 2002, p. 75). LES IMPLICATIONS DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE DE POPPER POUR L’ENSEIGNEMENT ET L’APPRENTISSAGE Cette théorie a été beaucoup reprise et commentée. Elle a servi de canevas à des ouvrages (Abbott, 1999), a été reprise par Eccles (1974, 1994). Nous allons ici nous centrer sur ces implications pour l’éducation et l’enseignement. Tout d’abord, comme Paavola et ses collègues l’ont souligné (Paavola et al. 2004 ; Paavola & Hakkarainen, 2004), la théorie de la connaissance de Popper partage, avec d’autres théories, la particularité d’être « trilogique », c’est-à-dire développant et enrichissant, dans une activité collaborative de pensée, des objets partagés et des artefacts. Elle s’oppose, toujours selon ces auteurs, à des approches monologiques (la connaissance se transfère d’esprit à esprit selon la métaphore de l’acquisition, Sfard, 1998) ou dialogiques (apprendre, c’est dialoguer, selon la métaphore de la participation, id.). D’autre part, les travaux précurseurs d’Engelbart (1988) ont montré que les moyens d’augmenter l’intellect humain afin qu’il puisse se confronter à des situations complexes peuvent se classer en quatre catégories : artefacts, langage, méthodes, et entraînement (training) (soit l’acronyme H-LAM/T, pour humain utilisant le langage, des artefacts et des méthodes, pour lesquels il est entraîné, voir aussi Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 9 Skagestad, 1993). Il est évident que l’éducation et l’école sont de bons moyens de pourvoir à cet entraînement. Il est possible de dériver de la théorie de la connaissance de Popper des implications pour l’éducation et l’enseignement. Un enseignant est en effet concerné par ces trois questions : Que savoir ? (monde 3), comment l’apprendre ? (monde 2), dans quel contexte et via quel média ? (monde 1). Plus précisément encore, un enseignant est concerné par les relations entre ces trois questions car, d’une part, le savoir est en grande partie un savoir sur les mondes 1 et 2, l’organisation du monde 1 (par l’enseignant) peut avoir des effets différenciés sur l’apprentissage et, d’autre part, apprendre, c’est avoir une certaine disposition à considérer comme réels les mondes 1 et 3, ainsi que leurs relations. Au préalable, il importe de noter que Popper ne remet pas au goût du jour une théorie platonicienne des idées, dans laquelle les idées préexisteraient au monde physique, mais seulement au monde mental, idées que l’on essaierait de mettre au jour. Pour Popper, ce monde 3 est essentiellement le produit de l’esprit humain et, s’il acquiert une autonomie, c’est a posteriori, comme toutes nos actions. Dans cette partie, nous montrerons trois applications possibles de cette théorie de la connaissance. Tout d’abord, modéliser le processus de construction de connaissances ; puis celui de la compréhension, et enfin, être le soubassement d’un processus de construction de séquences d’enseignement. L’esprit-conteneur vs. la construction de connaissances Bereiter et ses collègues (e.g., Bereiter, 2002 ; Bereiter & Scardamalia, 1996) ont à notre avis proposé l’interprétation de la théorie des trois mondes dans le champ de l’éducation la plus avancée et la plus cohérente. Ils l’utilisent pour rappeler que la psychologie naïve considère que l’esprit (i.e., le monde 2) est un conteneur de savoir – dans des termes poppériens, que le monde 3 est contenu dans le monde 2. En cela, bien entendu, ils reformulent la métaphore poppérienne de l’esprit-seau (voir partie précédente). Ils y ajoutent toutefois des interprétations psychologiques plus actuelles : l’idée que les habiletés mentales seraient la capacité de faire des choses précises avec des objets mentaux précis (specifiable) ; et que la mémoire serait la capacité de retenir et de retrouver certains de ces objets. Parallèlement à Popper, qui montre en quoi la théorie de l’esprit-seau gêne la compréhension de certains phénomènes mentaux, Bereiter et Scardamalia (1996) montrent que la métaphore du conteneur ne rend pas compte de certains aspects de l’apprentissage ou de l’enseignement. D’une part, la plupart des méthodes d’enseignement ou les tests Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper d’acquisition présupposent cette métaphore. D’autre 10 part, certains problèmes d’apprentissage ne peuvent être réglés, ou même expliqués, si l’on s’en tient à cette dernière. Ils donnent plusieurs exemples de ces phénomènes, comme les capacités arithmétiques ou spatiales, ou encore la créativité. Autre problème, selon ces auteurs, comment interpréter les apports de l’étude de la littérature en milieu scolaire ? Les manières de tester ces derniers hésitent entre une restitution des connaissances des textes lus et une interprétation de certains passages, mais quel est exactement l’apprentissage sous-jacent à ces tâches ? Il est difficile de le dire muni de la théorie de l’esprit-seau. Dans la conception naïve de l’esprit-conteneur, le monde 2 est composé des représentations des mondes 1 et 3, et l’enseignement consiste à vérifier que ces dernières sont adéquates (i.e., en acquérir des copies mentales fidèles), mais, formellement, la distinction entre les mondes 1 et 3 n’est pas toujours faite, et n’est d’ailleurs pas toujours importante : le savoir scolaire s’élaborant souvent dans le monde 3, ou dans un monde 1 simulé, ad hoc. En revanche, dans la nouvelle métaphore de la construction de connaissances que promeuvent Bereiter et Scardamalia, les relations entre le monde 1 et le monde 3 sont plus complexes. De la même manière que l’on acquiert des connaissances sur le monde 1 en le pratiquant, l’explorant, on devrait pouvoir pratiquer, explorer le monde 3 et acquérir ce faisant, des connaissances. La priorité, comme dans le monde 1, n’est donc pas d’acquérir des copies mentales fidèles du monde 3, mais plutôt de savoir l’explorer, comprendre ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas et, éventuellement, l’augmenter. Cette dernière possibilité, justement, est peu ou pas prise en compte dans la théorie de l’esprit-conteneur, dans lequel figure seulement ce qui y est entré par les sens. Certains aspects du monde 1 évoluent et il doit en être de même pour le monde 3. Le métier des chercheurs est justement de construire des connaissances, c’est-à-dire d’augmenter ou modifier le monde 3 par la discussion, la réfutation ou la conception de nouvelles théories, la résolution de problèmes, etc. Ce terme doit être distingué du terme « apprendre », qui est lui centré sur le monde 2. Comme le soulignent Bereiter et Scardamalia (1996), il peut arriver que les chercheurs réalisent délibérément, de manière circonscrite, un apprentissage (e.g., l’apprentissage d’une nouvelle méthode statistique, d’une procédure d’utilisation de tel ou tel instrument ou logiciel), mais ce n’est pas leur activité principale et, surtout, l’apprentissage n’est pas une fin en soi : en fin de compte, il est réalisé pour continuer, dans de meilleures conditions, leur activité de construction de connaissances. Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 11 La compréhension : comprendre le chien de Newton de la même manière que sa théorie Ce titre reprend une des métaphores de Bereiter et ses collègues, et fait écho aux implications de cette théorie à la notion de compréhension, élaborées par Popper luimême, que l’on peut résumer ainsi : « [L]’activité de compréhension consiste, pour l’essentiel, à opérer avec des objets du troisième monde » (Popper, 1998, p. 260) et Popper ajoute que cette activité de compréhension suit son célèbre schéma de conjectures et réfutations. En bref, comprendre, c’est résoudre un problème. Quant à Bereiter et ses collègues, ils ont noté que le phénomène de la compréhension n’est pas correctement pris en compte par la métaphore de l’esprit-conteneur (voir supra). En effet, cette dernière suppose que, si l’on possède une information, c’est qu’on l’a comprise. Il n’est qu’à voir, également, à quel niveau la taxonomie de Bloom place ce phénomène : à un niveau assez bas, bien que Bereiter signale que la taxonomie tout entière peut être vue « comme un moyen de régler le problème de la compréhension » (Bereiter, 2002, p. 94) Le mot « compréhension » […] englobe les objectifs, comportements ou réponses qui correspondent à une compréhension littérale du message contenu dans une communication. (Bloom et al., 1969, p. 100, cités par de Landsheere et de Landsheere, 1984, p. 70, les auteurs soulignent) La notion de compréhension peut être définie ainsi : « relation entre l’utilisateur de connaissance et l’objet de connaissance en vue de favoriser une action intelligente. » (Bereiter, 2002, p. 281) Le terme même de « construction » suppose que cette connaissance est provisoire et que, appliqué à des objets, il s’apparente à un processus de recherche (c’est-à-dire questionner, théoriser, améliorer, prédire, etc., en commun des caractéristiques d’un objet de savoir). Enfin, il s’agit de considérer les connaissances comme des objets. Les sujets construisant des connaissances les interprètent, créent et améliorent sans cesse, sans pour autant qu’ils aient à les apprendre. Il s’agit donc, pour Bereiter et Scardamalia (1996), de redéfinir, en déplaçant son lieu du monde 2 au monde 3, la notion de compréhension : comprendre un objet du monde 3 se réalise de manière semblable à la compréhension du objet matériel. En d’autres termes, le chien de Newton est aussi réel, dans le monde 1, que la théorie de ce dernier dans le monde 3. Ainsi, comprendre la théorie de la mécanique newtonienne passe par des états d’esprit voisins de ceux qu’on aurait si l’on se préoccupait de comprendre son chien, c’est-à-dire : — se préoccuper d’agir intelligemment par rapport au chien, Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 12 — se préoccuper d’expliquer les aspects du chien pouvant poser des problèmes, — être conscient des limitations de ses propres compétences par rapport à ces deux précédents points, ainsi qu’avoir une disposition à vouloir les améliorer (d’après Bereiter & Scardamalia, 1996, pp. 498-499). Dans un travail plus récent, Bereiter (2002, chap. 4) revient sur ce phénomène de compréhension, pour détailler onze caractéristiques principales permettent de la définir (voir l’encadré 1 ci-dessous). Selon cette perspective, l’apprentissage est incident : c’est en considérant les objets du monde 3 comme des objets matériels, qu’on pourra les comprendre. Maintenant que nous avons détaillé les incidences de la théorie de Popper pour l’apprentissage, nous allons présenter un modèle de la conception d’outils cognitifs qui utilise cette théorie. Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 13 Encadré 1 Les principales caractéristiques du phénomène de compréhension (d’après Bereiter, 2002, pp. 102-103). La compréhension est liée à la relation que nous entretenons avec le contenu. La compréhension est intimement liée à – tout en étant différente de – notre capacité à utiliser et traiter le contenu intelligemment. La compréhension est intimement liée avec l’intérêt. Comprendre un contenu, c’est comprendre ses liens avec d’autres choses. Comprendre un contenu n’est pas nécessairement lié à une capacité à l’expliquer. L’explication est une indication de compréhension, mais c’est surtout un moyen de la développer et partager. Bien qu’il n’y ait pas de compréhension correcte, complète ou idéale d’un contenu, il y a des compréhensions fausses, qui sont potentiellement corrigeables. Les discussions dans le but de comprendre un contenu ne sont pas centrées sur les états mentaux de leurs participants, mais sur l’utilisation de ce contenu, ainsi que de ses relations avec d’autres choses. Une manière importante de comprendre un contenu se fait par la délibération, par le partage d’avis concernant les problèmes liés à ce dernier. Avoir une compréhension profonde d’un contenu, c’est comprendre des choses profondes à son propos : pourquoi est-il conçu ainsi, ses fonctions, les principes physiques liés, etc. Une compréhension profonde d’un contenu est clairement démontré par la résolution de problèmes le concernant. Une compréhension profonde d’un contenu implique normalement une implication profonde et complexe à propos de ce contenu. Un modèle de conception d’outils cognitifs Nous avons utilisé la théorie de la connaissance de Popper comme cadre principal d’un modèle de la conception d’outils cognitifs (informatisés ou non, voir Dessus, 2004, 2006). Nous pensons que cette théorie peut être convenir à cette fin, car des outils cognitifs pour l’enseignant sont nécessairement un mélange de trois types d’objets : des objets matériels pouvant aider une action humaine (e.g., un ordinateur), théoriques (e.g., un contenu de cours), et cognitifs (apprentissage, compréhension, construction de connaissances). Nous avons posé que concevoir un outil cognitif pour l’enseignement, c’est successivement : 1. spécifier quel est le support matériel de l’outil cognitif (monde 1). L’objet le plus communément rencontré est la feuille de papier (utilisée pour les manuels, les fiches Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 14 de préparation, les cahiers), mais il est bien entendu possible de spécifier l’ordinateur ou des outils plus complexes. 2. spécifier quels sont les artefacts culturels ou cognitifs supportés ou recueillis par ce matériel (monde 3). En effet, le seul niveau matériel ne suffit pas à donner une assistance suffisante aux processus d’apprentissage ou d’enseignement. Ces derniers utilisent de nombreux artefacts cognitifs immatériels (justement pour beaucoup, objets d’apprentissage), comme les pense-bête, les tableaux, grilles, emplois du temps, etc. 3. spécifier quels va être le (ou les) processus cognitifs assistés ou simulés par l’outil cognitif (monde 2). Par exemple, la compréhension, la résolution de problèmes, la planification, l’évaluation, la décision, etc. Objets du monde 1 Feuille de papier Salle de classe… Artefacts du Simuler ou assister le monde 3 monde 2 Tableau de données Check-list Contenu de cours… Planifier Comparer deux discours Commenter Chercher Ordonnancer Repérer des régularités Enseigner… Figure 3 Un modèle pour la conception d’outils cognitifs pour l’enseignement. Nous avons utilisé ce modèle de conception d’outils cognitifs dans un cours de Master 2e année. Les premiers résultats montrent que c’est à la fois un modèle systématique, permettant de spécifier l’essentiel du fonctionnement de l’outil, mais également peu contraignant, au vu de la diversité des outils conçus par les étudiants. CONCLUSION : L’ENSEIGNANT, UN TRAVAILLEUR DU MONDE 3 Nous avons présenté ici une théorie de la connaissance et ses implications concernant l’éducation. De nombreux philosophes ont entrepris de la réfuter selon de nombreux angles : du point de vue de sa formulation générale (Stove, 1982), de la manière dont le monde 3 doit être codé (Friedman, 1978), voire à propos de ses contradictions internes (Cohen, 1980 ; Keuth, 1974 ; Robillard, 2004). Il reste qu’elle nous paraît avoir un Ph. Dessus – La théorie de la connaissance de Popper 15 intérêt, sinon explicatif, du moins illustratif, concernant la manière dont l’humain se comporte par rapport à la connaissance, et que sa diffusion dans le domaine de l’éducation nous paraît importante. Notamment pour modéliser les processus de construction de connaissances, ou encore de conception de l’enseignement. Nous avons vu qu’une des manières d’apprendre consistait à considérer, traiter les objets du monde 3 comme des objets du monde 1. À l’inverse, nous avons montré ici qu’enseigner, c’est considérer les objets du monde 1 comme objets du monde 3. En effet, l’enseignant, en permanence, interprète des comportements d’élèves et leurs performances (i.e., copies) comme des objets du monde 3. Ce que l’enseignant voit, dans les copies objets du monde 1, ce n’est pas leurs limites matérielles, mais bien des inférences sur ce que leurs auteurs ont pu construire dans le monde 3 (ou, a minima, leurs raisonnements du monde 2). L’enseignant est un travailleur de la connaissance, comme on dirait un travailleur de l’alimentaire : son travail est de sélectionner certains objets du monde 3 et de faire en sorte qu’ils soient transformés en objets du monde 2 de ses élèves ou étudiants (Bereiter & Scardamalia, 1996). REMERCIEMENTS Nous remercions vivement Christian Dépret pour ses commentaires d’une précédente version de cet article. RÉFÉRENCES ABBOTT, R. (1999). The World as Information. Exeter : Intellect Books. BEREITER, C. (2002). Education and Mind in the Knowledge Age. Mahwah: Erlbaum. BEREITER, C., & SCARDAMALIA, M. (1996). 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