New Europe College – Institut d’études avancées
&
Institut des Études Sud-Est Européennes de l’Académie Roumaine
Revue des Études Sud Est Européennes
L’empereur hagiographe
Culte des saints et monarchie byzantine
et post-byzantine
Textes réunis et prescutés par
Petre Guran
Image de la couverture I : l’empereur Léon VI dans la coupole centrale du
narthex de l’église du monastère de Horezu (photo P. Guran, avec la permission
de l’abbesse de Horezu).
Série des publications RELINK du New Europe College
L’empereur hagiographe
Copyright © 2001 - Colegiul Noua Europã
ISBN 973 – 98624 – 6 – 2
4
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire.
Les miniatures du codex Parisinus graecus 1242
Petre GURAN
1. Le manuscrit
Parmi les plus beaux et les plus célèbres manuscrits grecs de la
Bibliothèque nationale de Paris se trouve un codex contenant les
œuvres théologiques du moine Joasaph qui avait été empereur de
Byzance sous le nom de Jean VI Cantacuzène (1347-1354), inscrit
sous la cote Parisinus grecus 1242. Les spécialistes qui se sont penchés
sur ce manuscrit depuis H. Omont ont attiré l’attention sur sa qualité
et son intérêt exceptionnel et ont publié à plusieurs reprises les
miniatures qu’il contient1 .
Les quatre miniatures à pleine page représentent le synode de
Constantinople de 1351 présidé par Jean VI Cantacuzène (fo 5v), la
Transfiguration (fo 92v), saint Grégoire de Nazianze (fo 93) et un
double portrait de Jean VI Cantacuzène, face à face, en habit impérial
et en habit monastique (fo 123v).
Les analyses codicologiques de ce manuscrit, en procédant par
comparaison avec d’autres manuscrits contemporains et plus
particulièrement avec ceux des œuvres de Jean-Joasaph Cantacuzène,
ont permis de distinguer entre l’auteur des traités contenus dans le
codex et le copiste2 , qui s’appelait aussi Joasaph, d’identifier le
1
2
I. Spatharakis, Corpus of Dated Illuminated Greek Manuscripts to 1453, I,
Leiden, 1981, n° 269; Byzance. L’art byzantin dans les collections publiques
françaises, Paris, 1992, p. 419; p. 461, image 355.
Linos Politis, « Jean - Joasaph Cantacuzène fut-il copiste? », REB, 14, 1956,
pp. 195-199.
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
donateur du codex et le bénéficiaire du don3 , et finalement les divers
personnages dans les miniatures4 . En nous appuyant sur ces analyses
et en continuant leurs démarches, nous essayerons de découvrir un
message théologique et politique inscrit dans les textes et repris dans
les miniatures du codex, plus précisément un changement de
conception sur la fonction de l’Empire et celle de l’Église face à
l’oikouménè chrétienne. Nous chercherons des arguments d’abord
dans les miniatures, dans leur sujet ainsi que dans les quelques
exceptions à la règle ou à la pratique iconographique du temps.
Ensuite nous verrons si notre interprétation correspond au contexte
politique de l’époque de la rédaction du manuscrit.
Deux notices marginales du copiste contiennent les dates, 1370
et 1375, de la réalisation du manuscrit. La première partie du codex,
jusqu’au folio 119v, fut terminée plus précisément en novembre 1370
et elle contient le Traité contre Isaac Argyre et la Correspondance
envoyée au légat papal et patriarche latin de Constantinople, Paul5 ,
textes dédiés à la défense de la doctrine palamite des énergies incréées
et au problème de l’union des Églises, incluant les miniatures du
synode de 1351 (f. 5v), la Transfiguration et saint Grégoire de
Nazianze sur les ff. 92v-93. Le début du travail à cette première partie
doit être placé en 1368 ou 1369 étant donné la difficulté de réaliser
un manuscrit d’un tel luxe et d’autres circonstances particulières mises
3
4
5
E. Voordeckers, « Examen codicologique du codex Parisinus graecus 1242 »,
in Scriptorium, 21, 1967, 288-294.
G.M. Prokhorov, « Publicistika Ioanna Kantakuzina 1367-1371 », Vizantijskij
Vremennik, t. XXIX, 1968, pp. 318-341 : analyse du Mosquensis Synodal
graecus n° 223; G. M. Proxorov, « A codicological analysis of the Illuminated
Akathistos to the virgin, Moscow, State Historical Museum, Synodal graecus
429 », DOP, 26, 1972, 239-252; Antonio Rigo, « La canonizzazione di
Gregorio Palama (1368) ed alcune altri questioni », in Rivista di studi bizantini
e neoelenici, n.s. 30, 1993, pp. 155-202.
Édition dans Iohannis Cantacuzeni, Refutationes duae Prochori Cydonii et
Disputatio cum Paulo patriarcha latino epistulis septem tradita, E. Voordeckers
et F. Tinnefeld, éditeurs, Brepols - Turnhout, Leuven University Press, 1987,
p. 173-239.
74
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
en évidence par E. Voordeckers et dont nous parlerons plus bas6 . La
deuxième partie, terminée en février 1375, contient aux folios
120-292, Quatre apologies et quatre oraisons contre l’Islam 7 ,
dominées par le double portrait de Jean - Joasaph Cantacuzène,
comme empereur et comme moine, au folio 123v, et ornées de petits
dessins qui relèvent les titres des huit parties, et, aux folios 293-436,
le Traité contre les juifs, qui est organisé en neuf parties, mais qui suit
le développement d’un dialogue avec un juif, Xénos, qui, à la fin, se
convertit8 .
La paternité de Jean-Joasaph sur les traités théologiques contenus
dans le codex Parisinus gr. 1242 n’a jamais été contestée. Les quatre
pièces forment une apologie complète de la foi professée par la
chrétienté byzantine dans quatre polémiques contre les principaux
concurrents théologiques et – si l’on nous permet d’employer le mot
– idéologiques de l’époque. Cette défense commence avec le noyau
dur de l’orthodoxie patriarcale de la deuxième moitié du XIVe siècle,
la doctrine des énergies incréées de Grégoire Palamas ; continue avec
une prise de position politique, contre une union circonstancielle
avec l’Église de Rome ; esquisse l’attitude à prendre envers les ennemis
6
7
8
Subsiste dans le codex actuel un fragment d’un texte qui devait bien faire
partie initialement de cet exemplaire de luxe mais que l’auteur à voulu, après
le début du travail du copiste, éliminer du codex. Alors, puisque ce texte
contenait la magnifique miniature du synode de 1351, le copiste voulant
sauver celle-ci a dû réutiliser les quelques folios du texte évincé. Celui-ci
était un traité contre Prochoros Cydonès et sa rédaction comme son éviction
correspondent au contexte de l’année 1368, v. E. Voordeckers, art. cit., p. 290.
Édition dans Migne, P.G., 154, col. 372-692, réimprimée d’après Cantacuzeni,
Constantinopolitani Regis defensio religionis christianae, graece et latine
interprete Rodolpho Gaulthero, Bâle, 1543.
Édition: Ch. G. Soteropulos, Ioânnou VI Cantacuzinoû katà Ioudaíon Lógoi
ennéa (tò prôton nûn ekdidómenoi). Eisagogé, keímenon, schólia, Athen,
1983; E. Voordeckers, « Les sources du Chronicon Maius II, 12 du
Pseudo-Sphrantzès », Byzantion, 37, 1967, pp. 153-163, Idem, « Les juifs et
l’empire byzantin au XIVe siècle », dans Actes du XIVe Congrès international
des études byzantine, vol. II, Bucarest, 1975, pp. 285-290.
75
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
musulmans de l’Empire, la mission chrétienne ; et se clôt sur la
polémique avec les interlocuteurs traditionnels de l’apologétique
chrétienne, les juifs9 . Il est difficile de croire que ce manuscrit ait
une composition due au hasard. Des discussions récentes sur les
miscellanées ont fait découvrir les raisons et logiques de ce type de
manuscrits10 . A plus forte raison, un manuscrit réalisé sous l’œil
attentif de son auteur, comme on verra plus loin, ne pouvait pas
recueillir des textes sans liaisons. Cantacuzène impose ainsi une
lecture associée de la théologie de Palamas et des sujets plus
ecclésiologiques, l’union des Églises et les relations avec l’Islam
triomphant militairement.
2. L’auteur
Jean Cantacuzène débuta sa carrière politique comme partisan
d’Andronic III Paléologue (1328-1341) dans la rébellion contre son
grand-père Andronic II Paléologue (1281-1328). La formation, la
richesse, les ambitions politiques du megas domestikos Cantacuzène
faisaient de lui un excellent patron des humanistes byzantins ainsi
que des aventuriers de tout bord. En effet, il fit de son oikeios
(= personnage de son entourage domestique) Jean Calecas le
patriarche de Constantinople, accueillit et protégea Barlaam le
Calabrais, se lia d’amitié avec Nicéphore Grégoras, adversaire lui
aussi des palamites à partir de 1346. Ces affinités le désignaient plutôt
pour une position antipalamite. Néanmoins, il faut supposer que
l’attraction pour le monde monacal qu’il partageait avec son maître
et ami intime l’empereur Andronic III Paléologue le fit pencher du
9
10
H. G. Beck, Kirche und Literatur im byantinischen Reich, München, 1959,
p. 372; plus générale A. Sharf, Byzantine Jewry from Justinian to the Fourth
Crusade, New York, 1971.
Tout le numéro V de la revue Cyrillomethodianum, V, Thessalonique, 1981,
reprend les travaux d’un colloque sur les manuscrits à contenu divers ou
mélangé, voir spécialement D. Nastase, « Unité et continuité dans le contenu
de recueils manuscrits dits ‘‘miscellanées’’ », dans le volume cité.
76
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
côté palamite au synode de 1341 où s’affrontèrent d’un côté Grégoire
Palamas, qui, comme représentant des moines du mont Athos,
défendait la pratique des hésychastes à l’aide d’une nouvelle
interprétation de la théologie des Pères sur la déification de l’homme,
de l’autre côté Barlaam le Calabrais, philosophe, représentant de
l’humanisme byzantin, qui attaquait l’expérience de Dieu des moines
hésychastes au nom du fait que Dieu est inconnaissable, sauf par
analogie avec la création. L’engagement de Cantacuzène du côté de
Palamas après le synode de juin 1341 fut définitif, de sorte que
l’historiographie le caractérisa comme un empereur palamite.
Andronic III avait proposé à Cantacuzène dès 1330, lors d’une
maladie qui aurait pu laisser l’Empire sans héritier, de devenir
co-empereur. En juillet 1341, sur son lit de mort, il le désigna comme
régent de son fils mineur. Mais, en octobre de la même année,
Cantacuzène fut renversé du pouvoir par son ancien protégé Jean
Calecas qui prit la régence. La guerre civile entre la régence dirigée
par le patriarche Calecas et Anne de Savoie, la mère de l’héritier
mineur Jean V Paléologue, d’un côté, et Cantacuzène de l’autre côté,
dura jusqu’en février 1347, quand Jean VI entra dans la capitale et
fut reconnu comme empereur aîné ayant à ses côtés Jean V comme
coempereur. Les partis en guerre n’ont pas coïncidé avec les
regroupements autour de la controverse palamite, même si le
patriarche Calecas avait soutenu Akindynos, allant jusqu’à faire
condamner Palamas et Isidore. Dans les deux camps se retrouvaient
humanistes et palamites. Par exemple, Calecas, hésitant à soumettre
au débat la doctrine de Palamas, avait signé le tomos de 1341 puis
renié sa signature et s’était mis à persécuter Palamas à cause de son
cantacuzénisme et sous la charge d’hérésie. En revanche, l’impératrice
protesta contre l’ordination d’Akindynos, qui avait été formellement
condamné par le synode de août 1341, libéra de la prison Palamas
et déposa finalement Calecas à l’aide d’un jugement du synode de
Constantinople qu’elle avait convoqué. Les disputes théologiques
continuèrent après 1347 donnant lieu à plusieurs synodes présidés
77
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
par Cantacuzène qui confirmèrent la décision de 1341 et reconnurent
l’orthodoxie de la doctrine palamite11 .
Jean VI fut un des empereurs les plus sérieusement impliqués dans
l’œuvre de redressement de l’Empire byzantin. Malgré le talent
militaire et diplomatique dont il avait largement fait preuve dans les
années 1330, au service d’Andronic III, son action politique et militaire
comme empereur, retardée d’abord par l’opposition de Calecas
soutenu par Alexios Apocaucos, ancien protégé lui aussi de
Cantacuzène, ensuite par la rébellion de son gendre et co-empereur
Jean V Paléologue (1341-1391), échoua12 . Lorsqu’en 1354 il quitta
le pouvoir et prit l’habit monastique, son rôle politique n’était pas
achevé. Vouée principalement à la défense du palamisme, son
intervention dans les affaires publiques, après son abdication, reçoit
une signification exprimée, comme nous le verrons, dans le codex
de 1370-1375. Pendant sa longue retraite monastique, qui dura
presque trente ans, Cantacuzène se livra à une vie intellectuelle
soutenue, de sorte que Démétrios Cydonès le désignait comme
« empereur érudit »13 . Il écrivit une histoire de son règne, pour justifier
son action politique, mais aussi une série de traités théologiques pour
la défense de la doctrine de Grégoire Palamas : deux réfutations de
Prochoros Cydonès, un traité contre Isaac Argyre, une scholie sur les
hésychastes, des polémiques contre les Latins, l’Islam et les juifs, et
des lettres à contenu théologique poursuivant le but de répandre la
connaissance de la doctrine de Palamas. On a supposé même qu’il
11
12
13
G. Weiss, Joannes Kantakuzenos – Aristokrat, Staatsmann, Kaiser und Mönch
– in der Gesellschaftsentwicklung von Byzanz im 14. Jahrhundert, Wiesbaden,
1969; D. M. Nicol, The Reluctant Emperor. A Biography of John Cantacuzene,
Byzantine Emperor and monk. c. 1295-1383, Cambridge, University Press,
1996 ; Jean Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Seuil,
Paris, 1959.
D. M. Nicol, The Reluctant Emperor, passim.
E. Voordeckers, « Un empereur palamite à Mistra en 1370 », Revue des Études
Sud-Est Européennes, IX, 3, p. 607-615.
78
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
fut l’auteur d’un commentaire de l’Éthique à Nicomaque, en fait, il
avait juste commandé une copie d’un tel commentaire14 .
L’intérêt de Cantacuzène pour la dispute palamite, pour la question
de l’union des Églises et pour l’autorité panorthodoxe du patriarcat
œcuménique prolonge son action politique et enrichit le sens de sa
retraite monastique. Le départ de Cantacuzène en ermitage ne s’était
pas réalisé au sens propre du terme. On a cru, à tort, qu’il était parti,
comme il le souhaitait, au Mont Athos15 . Pourtant la bure comporte
bien un sens institutionnel. Comme moine, il devint un miles Christi.
Ainsi, sa prise d’habit, qui ne lui a pas été imposée par son
adversaire 16 , ressemble plutôt à un geste démonstratif, dont la
résonance se fait entendre dans la manière dont il signe parfois ses
documents : « Jean en Christ Dieu fidèle empereur et autocrator des
Romains, Cantacuzène, qui par le divin et monastique habit a changé
14
15
16
D. M. Nicol, « A Paraphrase of the Nicomachean Ethics Attributed to the
Emperor John VI Cantacuzene », Byzantinoslavica, XXIX, Prague, 1968,
pp. 1-16.
Ioannis Cantacuzeni eximperatoris Historiarum Libri IV, éd. L. Schopen, B.
Niebuhr, vol. III, CSHB, Bonn, 1832, pp. 308, Cantacuzène mentionne son
projet de partir encore l’hiver 1354 /1355 au monastère de Vatopedi dans le
Mont Athos, il fut empéché par Jean V qui le priat de médier entre lui et
Mathieu Cantacuzène.
D.M. Nicol, op. cit., p. 130-133; idem, « The Abdication of John VI
Cantacuzène », Polichordia. Festschrift Franz Dölger zum 75 Geburtstag, ed.
Peter Wirth, Byzantinische Forschungen II, Amsterdam, Hakkert, 1967,
pp. 269-283 ; récit fait par Cantacuzène, Ioannis Cantacuzeni eximperatoris
Historiarum Libri IV, éd. L. Schopen, B. Niebuhr, vol. III, CSHB, Bonn, 1832,
pp. 291-307; A. Failler, « Note sur la chronologie du règne de Jean
Cantacuzène », REB, 29, 1971, p. 293-302, entre l’entrée de Jean V dans la
capitale et l’abdication de Jean VI s’écoulent 14 jours, pendant lesquelles les
deux empereurs signent un accord de paix comme celui de 1347, Jean VI
éloigne ses troupes de la capitale et rend la citadelle de la Porte Dorée,
défendue par ses troupes les plus fidèles, les Catalans, Jean V et Jean VI
participent ensemble à un conseil de guerre avec la participation du sénat
sur l’opportunité de la guerre avec les Turcs, où Cantacuzène propose la
voie diplomatique. L’échec du discours de Cantacuzène devant cette
assemblée est le dernier événement politique notable avant sa prise d’habit.
79
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
son nom en Joasaph moine » 17 . Le nom monastique choisi par
Cantacuzène, Joasaph, appui cette hypothèse. La figure légendaire
du prince Joasaph, qui convertit son royaume au christianisme et se
retira ensuite au désert, pouvait très bien être proposée comme modèle
aux princes. Elle fut employée en Serbie pour illustrer la fonction
royale dans la peinture murale de quelques monastères fondés par
les princes Némanides au XIIIe et au XIVe siècles18 . Ainsi, ce nom
suggère un projet politico-spirituel. Comme le Joasaph de la légende,
le nôtre convertit son royaume à la vraie foi, telle qu’elle était exprimée
par Grégoire Palamas, et se retira ensuite au monastère.
Cantacuzène avait exercé sa fonction impériale d’une manière
tout à fait traditionnelle, c’est-à-dire en dirigeant à la fois l’État et
l’Église, en utilisant l’autorité de la Grande Église sur l’oikouménè
orthodoxe comme moyen diplomatique pour rehausser le prestige
de l’Empire. Mais après avoir pris l’habit, rédigeant son Histoire dans
la cellule d’un monastère de Constantinople, il vit les choses autrement
et attribua à la fonction patriarcale une importance œcuménique qui
égalait celle de l’empereur et la surpassait presque: « …gouverner
aujourd’hui l’Église n’est en rien au-dessous de la qualité de maître
des affaires politiques, [le patriarche étant] arrivé à une grande
renommée entre tous les Romains, lui qui est surnommé père et
zélateur de l’empereur »19 . Cette opinion exprimée par Cantacuzène,
moine déjà, n’est pas sans importance pour la signification des
miniatures que nous analyserons plus loin.
17
18
19
J. Darrouzès, « Lettre inédite de Jean Cantacuzène relative à la controverse
palamite », REB, XVII, 1959, pp. 7-27, une lettre de Cantacuzène à l’évêque
Jean de Carpasia, en Chypre, datée par Darrouzès de 1369-1370, qui réfute
une œuvre antipalamite, p. 27.
V. Djuric’ , « Le nouveau Joasaph », Cahiers Archéologiques, 33, 1985,
pp. 99-109.
Johannis Cantacuzini imperatoris Historiarum Libri IV, éd. L. Schopen, vol.
II, Bonn, 1830, pp. 438-439.
80
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
3. Les miniatures
La première miniature, celle du synode de 1351, représente
l’empereur Cantacuzène siégeant au milieu des évêques, entouré par
des soldats à sa droite et des grands fonctionnaires de la cour à sa
gauche. Quatre évêques sont habillés en vêtements liturgiques, les
autres ecclésiastiques sont des moines. Outre l’identification de
l’empereur avec Jean Cantacuzène, E. Voordeckers, G. M. Proxorov
et A. Rigo ont essayé d’identifier les évêques et même certains des
moines. La base de cette identification est l’ordre des évêques à la
signature du tomos synodal en 1351. Ainsi il s’agit du patriarche de
Constantinople, Calliste, du métropolite d’Héraclée, Philothée
Kokkinos, du métropolite de Thessalonique, Grégoire Palamas et du
métropolite de Cyzique, Arsène. E. Voordeckers avait justement
remarqué que deux des évêques portaient le sakkos patriarcal aux
croix bleues, ce qui peut désigner Calliste, le patriarche du moment
du synode et Philothée Kokkinos son successeur sur le trône patriarcal.
A. Rigo a signalé le bâton patriarcal dans la main d’un d’entre eux,
en tirant la conclusion que celui-ci devait être le patriarche de
l’époque, Calliste. La ressemblance d’un troisième évêque de cette
miniature avec l’icône de Grégoire Palamas20 peinte autour de l’année
de sa canonisation, 1368, ouvre la voie à une identification presque
certaine des quatre évêques.
La miniature reprend les représentations topographiques des
conciles œcuméniques: l’assemblée est assise dans un hémicycle,
l’empereur, d’une stature imposante, au centre avec les laïcs derrière
20
Icône qui se trouve actuellement au Musée des Arts décoratifs Pushkin de
Moscou, reproduite par A.V. Bank, Byzantine Art in the Collections of Soviet
Museums, Aurora, Leningrad, 1985, no. 319, originaire de la collection
Zubalov ; M.V. Alpatov, « Iskusstvo Feofana Greka i uèenie isihastov »,
Vizantiiskij Vremennik, 33, 1972, p.194, V.G. Pucko, « Dve paleologovskije
ikony v Moskve », ZRVI, XVI, Beograd, 1975 ; G.V. Popov, « Ikona Palamy iz
GMII i z∨ ivopis’ Fessalonik pozdnevizantijskogo perioda », in Iskusstvo
Zapadnoj Evropy i Vizantii, Moskva, 1978, pp. 262-275.
81
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
lui, en arrière fond, les évêques au premier plan et d’autres clercs à
gauche et à droite 21 . Les vêtements des divers personnages
correspondent aussi à la mode du XIVe siècle. La couronne de
l’empereur est un hémisphère fermé surmonté d’une croix.
Néanmoins, les évêques composant le synode dans cette miniature
portent un couvre-chef, un voile monastique noir, alors que les
évêques des conciles œcuméniques sont toujours représentés tête
nue dans l’iconographie byzantine jusqu’au XV e siècle 22 .
L’iconographie byzantine connaît quelques cas d’évêques mitrés ou,
plus précisément, la tête couverte, car à chaque fois le couvre-chef
est différent et signifie une autre chose: Spyridon de Trimithonte,
Sylvestre pape de Rome, Cyrille d’Alexandrie, rarement un de ses
successeurs sur le trône patriarcal d’Alexandrie et Méthode patriarche
de Constantinople. Tous portent leurs couvres-chefs, dans les images
à fonction liturgique, comme distinction personnelle reliée à un
événement précis de leur vie23 . En ce qui concerne les portraits
d’évêques contemporains de leur représentations et dont la fonction
n’est pas liturgique, certains apparaissent la tête couverte. Il s’agit
soit d’un couvre-chef qui indique leur position au palais impérial ou
dans la hiérarchie de la grande Église et qui s’appelle kalumma, si
l’évêque a été choisi parmi le clergé séculier, soit du voile monastique,
periképhalaia ou épirriptarion, qui a la fonction d’indiquer le fait
que cet évêque est un moine24 . La première représentation de ce
21
22
23
24
Ch. Walter, L’iconographie des conciles dans la tradition byzantine, Archives
de l’Orient chrétien, 13, 1970, passim.
Ch. Walter, « La place des évêques dans le décor des absides byzantines »,
Revue de l’art, 24, 1974, p. 86 et fig. 12 à propos de la mitre de Cyrille
d’Alexandrie; Ch. Walter, « The Portrait of Jakov of Serres in Londin. Additional
39626. Its place in Paleologue manuscript illumination », Zograf, 1976,
pp. 65-72.
Ch. Walter, « The Portrait… », p. 66-67.
Ce voile monastique est mentionné comme faisant partie de l’habit du
patriarche de Constantinople par le terme épirriptarion dans les chroniques
byzantines, Georges le moine continué, CSHB, éd. I. Bekker, Bonn, 1838,
p. 878, 3, Théophane continué, le même volume, p. 385, 18, à propos d’un
82
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
couvre-chef est dans notre miniature. Cette précision vestimentaire
dans la miniature du Parisinus gr. 1242 trahit, éventuellement, le
dessein de marquer l’origine monastique des principaux évêques
participants au synode et ainsi de clairement circonscrire
historiquement l’événement représenté.
Mais l’élément vraiment surprenant de cette miniature est l’absence
d’un détail iconographique absolument obligatoire dans la
représentation d’un empereur byzantin25 : le nimbe rond autour de
25
épisode largement discuté, le couronnement de Siméon de Bulgarie par le
patriarche Nicolas Mystikos qui utilisa son épirriptarion à la place de la
couronne. L’analyse de G. Ostrogorsky, « Die Krönung Symeons von Bulgarien
durch den Patriarchen Nikolaos Mystikos » , Actes du IVe Congrès
International des études byzantines, Sofia, 1935, pp. 277-278, nie la réalité
d’un tel geste et éloigne la tentation d’assigner à ce couvre-chef le rôle d’une
couronne impériale ni même de celle d’un césar. Au contraire Ostrogorsky
souligne la banalité de l’objet, que le patriarche rusé prétendit avoir présenté
au « barbare » comme couronne, en annulant ainsi la signification de la
cérémonie. Ostrogorsky propose encore un terme équivalent pour ce type
de couvre-chef, épanôkamélauchion. G. W. H. Lampe, A Patristik Greek
Lexicon, Oxford at the Clarendon Press, 1961, traduit épirriptarion par
capuchon de moine (cowl), mais renvoie à un autre terme plus répandu et
symboliquement plus chargé koukoullion, qui peut se porter dans l’église et
joue le rôle d’un « manteau d’Élie », par exemple, dans la Vie de Syméon
Stylite, dont le koukoullion envoyé au basileus est remis finalement à Daniel
le Stylite. Ainsi le récit du couronnement du tsar bulgare mentionne tout
simplement un couvre-chef que Nicolas utilisait comme moine et qui se
trouvait probablement dans le diakonikon, où le patriarche l’avait oté avant
de prendre les vêtements liturgiques.
I. Spatharakis, The Portrait in Byzantine Illuminated Manuscripts, Byzantina
Neerlandica, Leiden, E.J. Brill, 1976 donne un nombre important de
reproductions de portraits impériaux de sorte à pouvoir conclure à une règle;
v. aussi les miniatures de facture byzantine dans le manuscrit enluminé de
Skylitzès de Madrid, manuscrit copié en Italie du Sud dans la deuxième
moitié du XIIIe siècle, Sebastian Cirac Estopanian, Skyllitzes Matritensis, t. I,
Reproducciones y miniaturas, Barcelona - Madrid, 1965 et A. Grabar, M.
Manoussacas, L’illustration du manuscrit de Skylitzès de la bibliothèque
nationale de Madrid, Venise, 1979, jusqu’au fo 96 les mains qui ont travaillés
sont « byzantines », donc l’empereur est représenté avec nimbe, tandis
qu’après le fo 96 le nimbe impérial disparaît à cause des mains « occidentales »
83
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
la tête ex dignitate officii. En revanche, les évêques en vie n’ont jamais
joui à Byzance du droit ou de la pratique d’être représentés avec un
nimbe, à l’exception du nimbe carré, par exemple, dans la mosaïque
du VIIe siècle de la basilique saint Démétrios à Thessalonique26 .
Néanmoins, les quatre évêques de cette miniature sont représentés
avec un nimbe rond. L’iconographie des conciles œcuméniques
connaît en effet la représentation des évêques nimbés, mais avec
une justification rigoureuse: les Pères de chacun des sept conciles
font l’objet d’un culte hagiographique commun inscrit à des dates
précises dans le calendrier liturgique. Or, pour le synode de 1351 il
ne pouvait pas s’agir d’un tel culte commun. Premièrement il n’était
pas un concile œcuménique, deuxièmement la doctrine des énergies
incréées faisait encore sujet de contestations théologiques discutées
26
qui ont travaillé à la réalisation des miniatures. Ces différences sont notés
par Grabar, p.192-193: « C’est à l’occidentale aussi que les empereurs, sur
les miniatures de Skylitzès (manières C et D, après le fo 96) portent des bas
‘mi-parti’ et leurs couronnes, sceptres, manteaux sont inspirés par les usages
latins. »; v. aussi les miniatures dans le manuscrit bulgare de la Chronique de
Manassès, éd. Dujc’ ev.
Ch. Walter, « The Portrait… », p. 70 et idem , « Portraits of Bishops appointed
by the Serbian Conquerors on the Byzantine Territory », in Byzantium and
Serbia in the XIVth Century, Athens, 1996, pp. 291 – 298 ; figures 35-48,
retient quelques cas d’évêques nimbés au XIVe siècle. Pour Jacques de Serres
il donne l’explication suivante : « Consequently, when seeking a model for
Jakov’s portrait, the artist was restricted virtually to iconographical themes
used for saints. Incidentally, he has given Jakov a halo. ». En ce qui concerne
les archevêques, puis patriarches de Serbie, l’explication pourrait être cherché
aussi dans le culte jumellé des rois et archevêques de Serbie qui a imposé un
modèle iconographique pour tous les portraits épiscopaux et royaux en Serbie
médiévale. En tout cas ces exceptions appartiennent à l’Eglise serbe. En
revanche, sur le territoire byzantin, soumis à l’autorité du patriarcat de
Constantinople, aucune exception de ce genre ne peut être citée. Au contraire,
Ch. Walter, « The Portrait… », reproduit les portraits d’Élie de Crète dans le
Basileensis graec. A.N.I. 8, f. Cv et de Constantin Manassès de Naupaktos
dans le Vindobon. Hist. graec. 91, f. 1, qui sont représentés en habit épiscopal,
assis sur un trône, mais ne sont pas nimbés.
84
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
dans un synode en 1368, troisièmement deux des évêques identifiés
sur la miniature étaient encore en vie et signaient le tomos du synode
de 1368, Philothée Kokkinos, devenu patriarche de Constantinople
et Arsène de Cyzique. Calliste, mort en 1363, ne faisait pas l’objet
d’un culte, seul Grégoire Palamas commençait à être vénéré
notamment sur l’initiative du patriarche Philothée.
Les deux miniatures à pleine page que nous trouvons ensuite,
celle de la Transfiguration et celle de Grégoire de Nazianze étaient
des images significatives pour les hésychastes. La Transfiguration
évoquait l’événement néotestamentaire qui décrivait la lumière
incréée interprétée par Grégoire Palamas comme divinité, pas sous
la forme de l’essence inconnaissable de Dieu, mais comme
« manifestation » ou « énergie » ou « grâce » de Dieu, dont la
connaissance était suprasensible ou mystique. Grégoire de Nazianze
représentait un des précurseurs de Palamas dans la compréhension
mystique de la théologie comme connaissance de Dieu. D’ailleurs la
tradition lui accorde le surnom de Théologien, qu’il partageait avec
deux autres personnages profondément mystiques, avant lui saint Jean,
apôtre, évangéliste et auteur de l’Apocalypse, et après lui saint Siméon
le Nouveau Théologien, figure clé du développement de la pratique
hésychaste. Dans les textes élaborés pour son culte, Grégoire Palamas
fut associé aux trois Théologiens pour l’importance et le caractère
mystique de son œuvre et fut même nommé « Nouveau
Théologien »27 .
27
Grégoire Palamas, Défense des saints hésychastes, Introduction, texte critique,
traduction et notes par Jean Meyendorff, Louvain, Specilegium Sacrum
Lovaniense, 1959, p. XLVI : au titre du manuscrit Vaticanus gr. 1711, copié
par Manuel Tzycandylès, le copiste attitré de Cantacuzène, entre 1358 et
1367, qui nomme Grégoire le « bienheureux archevêque de Thessalonique »,
une autre main a ajouté après 1368, date de la canonisation de Palamas, la
mention « notre saint père et nouveau théologien ».
85
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Dans la miniature de la Transfiguration, la mandorle du Christ
présente aussi une innovation iconographique28 : un carré (ou un
losange régulier) superposé sur un autre carré, les deux inscrits dans
un cercle, entourent le Christ sur le mont Thabor29 . Si les mandorles
du Christ en général indiquent sa nature divine dans des scènes
comme la Descente aux enfers ou la Seconde Venue30 , celle de la
scène de la Transfiguration doit non seulement symboliser la nature
divine, mais dire qu’elle s’est rendue visible aux Apôtres. Jusqu’au
XIVe siècle la forme et le dessin de la mandorle de la Transfiguration
ont varié : ronde ou ovale, émanant des rayons dans toutes les
directions ou seulement trois rayons vers les Apôtres, tantôt incluant
en elle Élie et Moïse, tantôt non, sans marquer pourtant une différence
claire par rapport aux autres mandorles du Christ. Avec l’image de la
Transfiguration du Parisinus gr. 1242 apparaît une formule nouvelle,
celle des carrés (losanges réguliers) superposés inscrits dans un cercle,
reprise identiquement dans une série d’images de la Transfiguration
faisant suite, chronologiquement en tout cas, à la miniature du codex
des œuvres de Cantacuzène. On peut supposer que l’innovation
iconographique patronnée par Cantacuzène manifeste un intérêt
théologique particulier des palamites pour l’épisode évangélique de
28
29
30
S. Dufrenne, « La manifestation divine dans l’iconographie byzantine de la
Transfiguration », in F. Boespflug, N. Lossky, Nicée II 787 - 1987. Douze
siècles d’images religieuses, Cerf, Paris, 1987, p. 185 – 206, ne croit pas trop
à l’influence hésychaste sur l’iconographie de la transfiguration affirmée par
Hans Belting, Das illuminierte Buch in der spätbyzantinischen Gesellschaft,
Heidelberg, 1970, p. 15-16, n. 43 et n. 49.
M.-M. Davy, Essai sur la symbolique romane. XIIe siècle, Paris, 1955,
p. 128-133, en citant Honorius Augustodunensis, PL 172, col. 590, parle du
cercle comme symbole du ciel et du carré comme symbole de la terre et de
leur superposition comme rencontre du ciel et de la terre dans la personne
du Christ ; sur le cercle comme symbole du ciel v. aussi L. Hautecœur,
Mystique et architecture: symbolisme du cercle et de la coupole, Paris, 1954
S. Dufrenne, « Une image de la Seconde Venue dans un Évangile byzantin »,
in Studien zur mittelalterlichen Kunst, 800 – 1250. Festschrift für Florentine
Mütherich, Munich, 1985, pp.175-180.
86
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
la Transfiguration. De la sorte, une telle solution iconographique
pouvait attirer l’attention sur la définition plus précise de la lumière
qu’émane le Christ, qui est la lumière incréée, point central de la
théologie de Palamas.
Les deux carrés superposés forment une étoile à huit angles. Or le
chiffre huit est le symbole du Royaume de Dieu, car c’est le huitième
jour du dépassement de la création en opposition au septième jour
du siècle présent. En même temps, ce huitième jour « à venir » est
déjà introduit par la résurrection du Christ et manifesté dans le « temps
pascal » de la liturgie, dont parle Palamas dans les Homélies 16 et
1931 . La relation entre la lumière incréée et le Royaume de Dieu suit
la logique suivante. Si dans le Royaume éternel on accède à la
contemplation de Dieu ce n’est pas dans son essence inconnaissable
mais dans son énergie ou lumière. Cette lumière pénètre l’homme et
le déifie. Ainsi elle est « tout en tous » (I Corinthiens XV, 28), la grâce
transfigurante du huitième jour32 . Grégoire Palamas donne aussi un
31
32
Jean Meyendorff , Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Patristica
Sorbonensia 3, Seuil, Paris, 1959, p. 267, n. 38 rapelle que le symbolisme
des chiffres 7 et 8 remonte à saint Basile le Grand, un des saints Pères
abondamment cité par Palamas.
Le verset 28, chap. XV, de l’Épître aux Corinthiens est le suivant : « Et lorsque
toutes choses lui auront été soumises, alors le Fils lui même se soumettra à
celui qui lui a tout soumis, afin que Dieu soit tout en tous », dont la signification
est clairement eschatologique. Palamas utilise à plusieurs reprises dans les
Triades à la défense des saints hésychastes le fragment « afin que Dieu soit
tout en tous » de ce verset, en transposant aussi le verbe au futur « Dieu sera
alors tout en tous » pour souligner le sens eschatologique. V. Grégoire Palamas,
Défense des saints hésychastes, Introduction, texte critique, traduction et
notes par Jean Meyendorff, Louvain, 1959, p. 186 : « Car dans le siècle à
venir, dit-il (Palamas cite ici ‘‘le grand Aréopagite Denys’’), nous serons
illuminés par cette lumière, dans le siècle où il n’est besoin ni de lumière, ni
d’air, ni de rien qui appartienne à la vie présente. Les Écritures inspirées de
Dieu nous l’enseignent : suivant l’Apôtre, Dieu sera alors tout en tous. Nous
n’aurons donc pas besoin alors de lumière sensible. Car si Dieu est alors tout
pour nous, la lumière sera alors elle aussi divine. ». En effet, Palamas a été
attaqué pour le terme divinité appliqué à la lumière. Dans la Triade II, 3,
p. 450, éd. cit. en parlant de la vision des saints Palamas dit : « seule cette
87
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
autre rôle, mais apparenté au thème du huitième jour, au chiffre huit
dans l’épisode évangélique de la Transfiguration, celui de représenter
le nombre de personnes participant à la Transfiguration, les cinq
hommes et la Trinité, interprétation qui crée une liaison entre la
miniature de la Transfiguration et celle du double portrait de
Cantacuzène surmonté d’une image de la Trinité :
« Mais comment peuvent-ils s’accorder entre eux [les
Évangélistes, Luc, IX, 28-36, et Matthieu, XVII, 1-9], si l’un
dit expressément qu’il s’écoula huit jours entre la promesse
et sa réalisation33 , quand l’autre écrit après six jours ?
Ecoutez et comprenez. Ils étaient huit sur la montagne et
pourtant ne paraissaient que six : ces trois hommes, Pierre,
Jacques et Jean, sont montés avec Jésus ; puis ils virent là,
s’entretenant avec lui, Moïse et Élie, de sorte qu’ils étaient
six. Mais évidemment accompagnant le Seigneur, totalement
invisibles, se trouvaient là le Père et l’Esprit-Saint, l’un
témoignant de sa propre voix que «Celui-ci était son Fils
bien-aimé», l’autre L’illuminant de Sa nuée lumineuse,
montrant que le Fils était de même nature que Lui et le
Père, et que la lumière était une. Car leur richesse, c’est la
communauté de nature, et l’unique jaillissement de la
33
lumière apparaît alors en eux et ils ne voient qu’elle, car leurs propriétés
naturelles se trouvent dépassées par la surabondance de gloire, afin que,
selon l’Apôtre, Dieu soit tout en tous. Car nous serons fils de Dieu, étant déjà
fils de la Résurrection, et comme des anges de Dieu au Ciel (Luc, XX, 36 ;
Math., XXII, 30) qui contemplent constamment la face de notre Père qui est
aux cieux (Matthieu, XVIII, 10), selon la parole du Seigneur. » La vision des
saints, comme la vision des Apôtres sur le mont Thabor, est ainsi une réalisation
de la promesse eschatologique. Dans les Triades, Palamas appelle la lumière
divinité, théotès, op. cit., p. 159, 579-587, et même Dieu, ho théos, op. cit.,
p. 161.
Palamas, dans cette homélie, relie la scène de la Transfiguration au passage
qui la précède, sur la Seconde Venue du Christ et plus précisément avec le
verset : « En vérité je vous le dit, il en est d’ici présents qui ne goûteront pas la
mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son Royaume », Mt.
XVI, 28. Ce verset constitue la promesse et la Transfiguration est la réalisation.
88
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
splendeur. Ainsi les six sont-ils huit. Et de même que pour
ceux-ci il n’y a aucun désaccord entre le fait d’être six et
celui d’être huit, de même les Évangélistes ne sont pas en
désaccord lorsque l’un dit après six jours, alors que Luc
écrit «il se passa après cet entretien environ huit jours».
Mais ils nous ont donné par ces deux versions différentes,
comme un figure de ceux qui se sont rassemblés, à la fois
mystiquement et aux yeux de tous, sur la montagne»34 .
Dans cette même homélie, en continuation du passage précédent,
Grégoire Palamas fait référence au huitième jour comme siècle à
venir, dont on a parlé plus haut, en faisant une digression sur le
dépassement des sens, qui sont six, si on y ajoute la parole, chiffre à
rapprocher de celui des jours de la création, qui accomplissent leur
rôle et resplendissent au septième jour, pour être dépassés au
huitième35 . Gabriel Millet avait déjà attiré l’attention sur deux autres
passages des Homélies sur la Transfiguration de Grégoire Palamas
comme source de l’iconographie de cet épisode faisant référence
34
35
Grégoire Palamas, Pour la vénérable Transfiguration de notre Seigneur, Dieu,
et Sauveur Jésus-Christ; où il est démontré que la lumière qui y est apparue
est incréée, Homélie XXXIV, P.G. CLI, 425C, dans Grégoire Palamas, Douze
homélies pour les fêtes, introduction et traduction Jérôme Cler, Paris, 1987,
p.188.
Ibid., p. 189: « Mais il nous font entrevoir chacun de son coté, un autre
grand mystère, dans leur désaccord apparent : … la grande vision de la lumière
de la Transfiguration du Seigneur représente le mystère du huitième jour,
c’est-à-dire, évidemment, celui du siècle à venir, – après la cessation du
monde créé en six jours – et représente le dépassement de nos sens, qui
agissent au nombre de six : en effet, nous avons cinq sens, mais la parole
proférée de manière sensible, qui leur est ajoutée, porte au nombre de six les
énergies de notre sensation. Or, ce n’est pas la seule sensation, mais aussi la
parole, que dépasse le Royaume de Dieu promis à ceux qui en sont dignes ;
c’est pourquoi, après la belle suspension de ces énergies agissant au nombre
de six, – suspension qui donne au septième jour sa richesse et sa dignité –
alors, au huitième jour, par la puissance d’une énergie supérieure, resplendit
le Royaume de Dieu. »
89
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
d’un côté au fait que la lumière signifie le Christ invisible36 , d’un
autre côté que sur le mont Thabor se manifeste, également à travers
le signe visible de la lumière, la présence de la Trinité37 .
La dernière miniature, celle du double portrait de Cantacuzène,
contient en fait deux niveaux. Dans la partie supérieure de cette
miniature on voit une image de la Trinité révélée à Abraham au chêne
de Mambré, sous la forme des trois anges, dont l’un d’entre eux porte
le nimbe cruciforme. L’identification du Christ dans l’image de la
Trinité renvoie à la miniature précédente dans le codex où le Christ,
en révélant sa divinité, révèle en même temps le Père et le Saint
Esprit. L’insistance sur la valeur christologique de cette révélation
répond à un autre thème abordé par Palamas, dont Cantacuzène se
36
37
Gabriel Millet, Recherches sur l’iconographie de l’Évangile aux XIVe, XVe et
XVIe siècles d’après les monuments de Mistra, de la Macédoine et du Mont
Athos, Paris, 1916, p. 230: la gloire dans les images de la Transfiguration :
« Le Christ, soleil de vérité et de justice, a voulu d’abord se montrer de près
aux Apôtres. Puis, brillant avec plus d’éclat, à cause de sa luminosité
supérieure, il est devenu invisible à leurs yeux, comme le soleil qu’on regarde
en face, étant entré dans un nuage lumineux. » (Grégoire Palamas, Homélie
35, Migne, PG, tome 151, col. 441 B).
Gabriel Millet, ibidem, cite encore Palamas, « Le Père et l’Esprit assistaient
invisibles, l’un témoignant par la parole que celui-ci est son fils aimé, l’autre
brillant avec lui par le nuage lumineux, et montrant que le Fils possède en
commun, avec lui et le Père, la lumière, qui est une, car ce qui fait leur
richesse, c’est la communauté et l’unité de l’éclat qu’ils projettent. » Grégoire
Palamas, Homélie 34, Migne PG, t. 151, col. 425C, le même passage que
nous avons reproduit plus largement. G. Millet fait des renvois aussi à la
formule de l’Euchologe (p. 407), To trilampés tès mias théotètos. Pour
confirmer la similitude trouvée par Millet on peut évoquer encore d’autres
formules de Palamas, à la fin de l’Homélie 35, P.G. 151, 448C-449A, qui
relie la lumière au trois personnes de la divinité et se rapprochent de celle de
l’Euchologe : « la divinité au triple éclat, qui brille de façon unique, le rayon
ineffable qui jaillit d’une seule nature en trois hypostases », et plus loin « de
sorte que nous vivions pour l’éternité illuminé dans la gloire de la splendeur
à la fois tri-solaire et absolument une », traduction de Jérôme Cler, Paris,
1987, p. 210-211.
90
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
fait le continuateur dans ce même codex: la conversion des
musulmans. La raison théologique de cette représentation de la Trinité
réside dans le fait que cette révélation fut adressée à celui que l’Islam
reconnaissait également comme ancêtre. Ainsi une interprétation
correcte de cette révélation pouvait ramener les musulmans à la
reconnaissance du Christ-Dieu38 .
Le deuxième registre de la même miniature montre, à droite, le
moine Joasaph qui pointe son bras droit vers l’image de la Trinité et
tient dans sa main gauche un rotulus avec l’incipit de son premier
traité contre l’Islam, tandis que l’empereur, à gauche de l’image, se
tient dans une position immobile et hiératique. De l’analyse de ce
détail, faite par H. Belting, on pourrait comprendre que l’empereur
devenu moine se voit confier une nouvelle tâche dans l’histoire du
salut, celle de ramener les brebis égarées au Royaume des Cieux.
Une telle compréhension des relations avec l’Islam correspond aux
impressions que Palamas eut de sa captivité chez les Turcs dont il
nous fait état dans la Lettre à son Église et que Cantacuzène manifeste
aussi dans son dialogue avec le légat papal Paul au sujet de l’union
des Églises39 .
Le face à face des deux habits revêtus par la même personne invite
à la comparaison. Cantacuzène, veut-il expliquer son choix ou, pour
mieux dire, s’expliquer ? Cette image n’est pas simplement narrative,
elle paraît plutôt un clin d’œil sur la signification des deux habits.
C’est à nouveau un passage de Grégoire Palamas, de l’Homélie pour
l’Incarnation, qui nous facilite la lecture de l’image:
38
39
H. Belting, Das illuminierte Buch in der spätbyzantinischen Gesellschaft,
Heidelberg, 1970, p. 85.
J. Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, Paris, Éditions du
Seuil, 1959, pp. 157-162; Idem, « Projets de concile œcuménique en 1367:
Un dialogue inédit entre Jean Cantacuzène et le légat Paul », Dumbarton
Oaks Papers, 14, 1960, pp. 169, § 23; Anna Philippidis-Braat, « La captivité
de Palamas chez les Turcs: Dossier et Commentaire », Travaux et Mémoirs,
7, 1979, pp. 109-221, p. 154 Palamas parle du Christ-Juge dont témoigne
Abraham dans le dialogue avec la Trinité, p. 160 Palamas souhaite la fin des
temps.
91
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
« Adam aussi, avant la transgression, était le participant
de cette illumination et de cette splendeur divines ; vraiment
habillé d’une robe de gloire, il n’était pas nu, et n’avait pas
honte de sa nudité, mais il avait des ornements bien plus
beaux – à un point qu’on ne saurait exprimer – que ceux
qui de nos jours revêtent des diadèmes abondamment ornés
d’or et pierres rayonnantes 40. Et c’est de cette illumination
et de cette splendeur que fut dénudée notre nature depuis
la transgression ; le Verbe de Dieu ayant pitié de notre honte
et l’assumant, dans les entrailles de sa miséricorde, montra
avec plus d’éclat qu’Il l’avait revêtue à ceux qu’Il avait choisi
parmi ses disciples, sur le Thabor, faisant voir à tous ce que
nous étions autrefois, et ce que par Lui nous deviendrons
dans le siècle à venir. Vous trouverez les gages de la
perfection de ceux qui vivent selon le Christ, manifestement
donné dès ici-bas aux saints de Dieu qui portent déjà,
comme il est dit, le bien du siècle à venir pour fruit. C’est
ce dont Moïse a montré un avant-goût, quand les fils d’Israël
ne purent fixer leur regard sur la gloire de son visage : et
après lui, le Seigneur le montra Lui-même avec plus d’éclat
encore, quand il étincela dans la lumière de la divinité avec
un rayonnement tel que ses disciples choisis, bien qu’ils
eussent alors reçu la puissance de l’Esprit, ne purent soutenir
des yeux cette luminosité. Enfin, le visage d’Étienne apparut,
selon l’Écriture, comme le visage d’un ange, et lui-même
fixa ses regards de la terre jusqu’au delà du ciel où le Christ
était assis à droite de la Majesté, et il voyait la gloire
supra-céleste de Dieu. Il serait trop long de dénombrer et
de dresser la liste de tous les autres hommes qui ici bas
obtinrent les gages des bien à venir, et reçurent
bienheureusement en partage cette illumination et cette
splendeur divines »41 .
40
41
Nous avons souligné.
Discours sur l’économie de l’incarnation de notre Seigneur Jésus Christ, et sur
les grâces prodiguées par elle à ceux qui croient vraiment en Lui, que Dieu bien
qu’il pût de multiples façons racheter l’homme de la tyrannie du Diable, a préféré,
à juste titre, procéder selon cette économie. Prononcé au saint et grand Samedi
(XIV, PG 151, 189A-220C), dans le volume : Grégoire Palamas, Douze homélies
pour les fêtes, introduction et traduction Jérôme Cler, Paris, 1987, p. 144.
92
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
L’habit monastique est à la fois un dénudement de la gloire de ce
siècle figurée par l’habit d’empereur, donc une récupération de l’état
primordial d’Adam, signifiant un revêtement de la gloire de Dieu.
Que cette gloire se révèle aux hommes, les témoignages de Moïse,
d’Etienne et de tous les saints le montrent. Qui sont ces « saints » ? À
la fois ceux qui furent glorifiés par Dieu après leur mort mais aussi
ceux qui durant leur vie et à l’époque même de Cantacuzène et
Palamas jouissaient de ces visions célestes, donc les hésychastes. En
effet, Palamas les appelle à plusieurs reprises « les saints », et il pense
spécialement aux moines du Mont Athos attaqués pour leur ascèse
spéciale par Barlaam le Calabrais. Ainsi, Cantacuzène se joint à l’éloge
de l’état monastique, dont le rôle exceptionnel à la fin de l’histoire
ressort d’un autre texte, également attribué à Palamas, le tomos
hagiorétique, rédigé dans la sainte Montagne et signé par les
principales figures du monachisme athonite, qui manifestent leur
soutien à la théologie hésychaste42 .
En plus, cette miniature soulève encore une fois le problème de la
représentation de l’empereur. L’absence du nimbe se répète dans le
double portrait de Jean-Joasaph Cantacuzène. Ni le moine Joasaph,
ni l’empereur Jean VI ne sont nimbés. Pour les deux occurrences de
l’absence du nimbe impérial, dans la première et dans la dernière
miniature, on pourrait invoquer le fait qu’il fut un usurpateur, donc
un empereur illégitime. Mais l’usurpation à Byzance n’était pas un
critère d’illégitimité car elle pouvait tout autant que le droit de
succession exprimer le choix de Dieu. Particulièrement le règne de
presque huit ans de Jean VI avait été reconnu par tout l’Empire, en
commençant par l’Église et jusqu’à Jean V Paléologue lui-même. Si
on admet comme argument de cette exception iconographique le
42
L. M. Clucas, , « Eschatological Theory in Byzantine Hésychasm : a Parallel
to Joachim da Fiore », Byzantinische Zeitschrift, 70, 2, 1977, pp. 324-346 ;
l’abbé Migne dans l’édition du tomos de la Sainte Montagne, vol. 150 de la
P.G., col. 1236, suppose que la signature « moine Joasaph » en dernier sur la
liste serait celle de Jean Joasaph Cantacuzène.
93
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
fait qu’il n’était plus empereur au moment de la réalisation du
manuscrit, on ne comprend plus pourquoi il s’est donné un double
portrait et surtout pourquoi le copiste omet le nimbe dans la scène
du synode qui évoque bien un événement de l’époque lorsque
Cantacuzène était empereur. En outre, jusqu’à la fin de sa vie il
continua d’invoquer parfois sa double identité « d’empereur et
moine ».
Deux autres portraits de Jean VI Cantacuzène nous sont connus,
l’un est antérieur aux portraits du Parisinus gr. 1242, l’autre postérieur.
Le premier est sculpté sur une pyxide en ivoire, qui se trouve
aujourd’hui dans la collection de Dumbarton Oaks où Jean VI est
représenté en compagnie de sa femme Irène et de son fils Mathieu, à
côté d’un autre groupe celui de sa fille Hélène, de son époux Jean V
Paléologue et de leur fils Andronic. Les six personnages impériaux
sont tous nimbés43 .
L’exemple postérieur au codex Parisinus gr. 1242 se trouve dans
le manuscrit Mutinensis gr. 122 (Bibliothèque Estense de Modena),
qui contient l’Histoire de Jean Zonaras, une liste des empereurs avec
leurs femmes depuis Alexis I, une liste des offices de la cour, une liste
des patriarches de Constantinople et des sièges épiscopaux, les tombes
impériales à Constantinople et un récit sur la statue équestre de
Justinien Ier sur la colonne dans l’Augusteon. Une série de portraits
impériaux d’Auguste à Alexis Ier figure en marge du texte. Les portraits
des empereurs de Jean II à Constantin XI, auxquels s’ajoute en fin de
série celui de Constantin Ier, occupent intégralement deux pages et
demie, les folios 293v - 294v, étant rangés par groupes de trois
empereurs, sur trois rangs. Dans cette seconde série figure à sa place
régulière entre Jean V et Andronic IV le portrait de Jean VI
Cantacuzène. Sa tête est également nimbée comme celles des autres
43
André Grabar, « Une pyxide en ivoire a Dumbarton Oaks. Quelques notes
sur l’art profane pendant les derniers siècles de l’Empire byzantin », DOP,
14, 1960, pp. 121-147.
94
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
empereurs44 . Le manuscrit a été copié à deux époques différentes,
une grande partie d’abord sur du papier sans marque (ff. 6-263),
complété ensuite sur un papier marqué de la deuxième moitié du
XVe siècle. C’est dans cette deuxième partie du manuscrit que se
trouve le portrait nimbé de Jean VI Cantacuzène.
Ainsi, dans le manuscrit des œuvres de Cantacuzène, réalisé par
un copiste impérial, Joasaph, moine au monastère des Charsianites,
à une époque où les Paléologues se faisaient toujours représenter
avec nimbe, comme tous les autres prétendants impériaux, les
Comnènes à Trébizonde, Uros en Serbie, Jean Alexandre et ses fils
en Bulgarie, il n’y avait aucune raison de ne pas appliquer la règle
générale dans la représentation de l’empereur Jean VI Cantacuzène
sauf si celui-ci avait exprimé une volonté contraire.
En regardant une fois de plus la miniature du synode de 1351 où
d’un côté Jean VI est dépourvu du signe du rôle spirituel éminent de
l’empereur à l’intérieur de l’oikouménè chrétienne, de l’autre côté
les évêques rassemblés en synode, représentant l’Église, personnifiés
par quatre moines dirigeants du mouvement hésychaste, reçoivent
ce nimbe ex dignitate officii, on pourrait lire que le nimbe est passé
de l’un vers les autres et que donc le rôle, assumé par l’Empire, de la
diffusion de l’Évangile, de la protection de la communauté chrétienne
et de sa direction vers la fin des temps à été transféré intégralement
vers l’Église.
Les quatre miniatures doublent et renforcent le message des traités.
La doctrine de Palamas, reconnue comme orthodoxe dans le synode
de 1351, permettait l’exaltation du vrai Royaume des chrétiens, celui
éternel, que le Christ fit connaître sur le Mont Thabor. Cette lecture
mystique de l’enseignement du Christ est dans la tradition de l’Église,
comme en témoigne l’œuvre de Grégoire de Nazianze. Les Latins
∨
44
I. Spatharakis, The Portrait in Byzantine Illuminated Manuscripts, Byzantina
Neerlandica, Leiden, E.J. Brill, 1976, p. 172-183, fig. 121, dans la première
rangé au milieu est le portrait de Jean VI, dans le manuscrit il se trouve au
folio 294v.
95
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
devraient reconnaître l’orthodoxie des Pères en restaurant ainsi l’unité
de l’Église en vérité, solution opposée à celle de Jean V Paléologue qui
voyait dans l’union des Églises un moyen politique pour la sauvegarde
de l’Empire. Si Dieu ne permettait plus la victoire par les armes, c’est
qu’à la logique de croisade devrait succéder la logique de la conversion
des infidèles, comme celle des hérétiques ou des Latins, pour préparer
la Venue du Royaume, autrement dit la fin du septième jour, dont le
baptême des juifs devrait être le dernier acte45 . Dans ce discours nous
45
Ch. G. Soteropulos, Ioânnou VI Cantacuzinoû katà Ioudaíon Lógoi ennéa (tò
prôton nûn ekdidómenoi). Eisagogé, keímenon, schólia, Athen, 1983, p. 213,
Cantacuzène explique à son interlocuteur, Xénos, dans le huitième logos du
traité, où il parle de la vie publique, la mort, la résurrection et l’ascension du
Christ, que dans l’eschatologie des chrétiens Élie est attendue pour ramener
les juifs à la vraie foi, affronter l’Antéchrist et subir le martyre. Ainsi la prophétie
des juifs qui assigne à Élie le rôle de precurseur du Christ se confirme par son
rôle, selon les chrétiens, dans la deuxième Parousie du Christ. Dans les notes
l’éditeur renvoie à l’Evangile de Nicodème, Aurelio de Santos Otero, Los
Evangelios apocrifos, IX(XXV) dans la partie Descensus Christi ad inferos,
p. 480-481, référence insufisante pour expliquer le texte de Cantacuzène; E.
Voordeckers, « Les sources du Chronicon Maius II, 12 du Pseudo-Sphrantzès »,
Byzantion, 37, 1967, pp. 153-163; suppose un référence de Cantacuzène à
l’Apocalypse d’Élie, il retient aussi la référence à la révolte de Bar Kochba l’éditeur Soteropoulos donne la source, Flavius Josèphe, De bello iudaico.
Ces deux références se retrouvent également dans une autre polémique contre
les juifs, de Mathieu Blastarès, palamite lui aussi et contemporain de
Cantacuzène. Pourtant l’Apocalypse d’Élie n’est pas du tout une référence
sure étant donné qu’il n’y a plus que des fragments incertains en grec, sinon
un texte copte: A. M Denis, Fragmenta Pseudoepigraphorum quae supersunt
graeca, Leiden, Brill, 1970, pp. 103-104; Idem, Introduction aux
pseudoépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leiden, Brill, 1970, pp. 163-169;
La Bible. Écrits Intertestamantaires, Gallimmard, Paris, 1987; l’Apocalypse
d’Élie, p. 1797-1824. Néanmoins le rôle d’Élie et d’Énoch, comme dans
l’Apocalypse d’Élie, texte copte, est également évoqué dans plusieures écrits
apocaliptiques byzantins, cf. Paul J. Alexander, The Byzantine Apocalyptic
Tradition, Edited by Dorothy deF. Abrahamse, Univ. of California Press,
Berkeley, 1985, dans la Visio Danielis, le texte slave, p. 63 et 72, le texte du
pseudo Chrysostome, p. 73, dans les prophéties du pseudo-Méthode de Patara,
p. 212-213, dans l’Apocalypse d’André le Fol, où à côté d’Élie et d’Énoch
apparaît aussi Jean l’Évangéliste, p. 215, voir aussi pp. 211-224. Pourtant, le
96
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
reconnaissons également l’action politique de Cantacuzène et du camp
hésychaste des années 1360 et 1370, dont nous parlerons plus bas.
4. Hésychasme, palamisme et union des Églises
Nous avons vu que Jean-Joasaph Cantacuzène était un palamite,
c’est-à-dire un défenseur de la théologie de Grégoire Palamas, et
que Palamas était à son tour un défenseur des hésychastes. Les deux
hommes sont des figures hautement politiques et leur pensée paraît
avoir remué les courants d’idées de leur époque. Néanmoins ce fait
a été longtemps négligé par la science46 . La connexion du politique
au mouvement spirituel que représente l’hésychasme ouvre un
problème de terminologie. Jean Meyendorff a été lui-même sensible
à la difficulté terminologique posée par le terme hésychasme47 .
46
47
rôle d’Élie et d’Énoch, dans ces textes, est de sermoner le peuple pour le
détourner de l’Antéchrist, tandis que la conversion des juifs revient dans ces
récits au dernier empereur romain. Dans les textes prophétiques
vétérotestamentaires (Ecclesiastique (Sirac) 48, 1-11 ; Malachie, 3, 22-24)
apparaît le rôle d’Élie comme apôtre in extremis du peuple élu. Cantacuzène
lit dans ces prophéties, comme les juifs de son époque, une référence
ethnique, et non pas symboliquement au nouveau peuple élu. Cette lecture
se retrouve aussi chez saint Augustin, De civitate Dei, XX, 29 et 30.
L’intérêt historique et théologique pour l’hésychasme et le palamisme
commence surtout à partir du deuxième quart du XXe siècle : G. Ostrogorsky,
« Les hésychastes du Mont Athos et leurs adversaires » (en russe), Écrits de
l’Institut scientifique russe à Belgrade, 5, Belgrade, 1931 ; Basile Krivochéine,
« La doctrine ascétique et théologique de saint Grégoire Palamas » (en russe),
Seminarium Kondakovianum, VIII, Prague, 1938, publié également en
allemand dans Das Östliche Christentum, 8, Würzburg, 1939 ; Dumitru
Stãniloae, La vie et l’œuvre de saint Grégoire Palamas, Sibiu, 1938 ; Vladimir
Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, 1944. C’est
le Congrès théologique orthodoxe de 1936 d’Athènes un retour d’intérêt
massif pour les hésychastes et pour Palamas. Il est difficile de suivre le
développement bibliographique ultérieur. Les œuvres que nous avons
consulté figurent dans les notes.
J. Meyendorff, « Is Hesychasm the right Word? Remarks on Religious
Ideology
∨
∨
in the Fourteenth Century », Okeanos. Essays presented to Ihor Sevcenko on
his Sixtieth Birthday, Harvard Ukrainian Studies, VII, 1983 , p. 447-457.
97
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
L’hésychia (l’apaisement ou le silence), terme employé depuis les
débuts du monachisme en Orient, présent surtout dans les écrits
d’Évagre, est un concept spirituel qui supposait un exercice ascétique
et une contemplation mystique basée sur la prière perpétuelle. Dérivés
de ce terme sont les mots hésychastès (celui qui pratique l’hésychia)
et hésychastèria (endroit où on pratique l’hésychia) et le terme
moderne hésychasme qui désigne l’ensemble des phénomènes liés à
la doctrine spirituelle de l’hésychia. Au XIIIe et au XIVe siècle, la
pratique de l’hésychia intégra aussi un enseignement sur des
techniques respiratoires et de concentration qui aidaient la prière
perpétuelle. Celles-ci furent l’objet de la première attaque de Barlaam
le Calabrais contre les hésychastes. La défense théologique contre
les accusations de Barlaam a été faite par Grégoire Palamas, mais le
débat mobilisa un nombre important de personnalités monastiques,
disciples de grands maîtres hésychastes, notamment de Grégoire le
Sinaïte, contemporain de Palamas, qui resta pourtant à l’écart de la
dispute contre Barlaam48 , et leurs continuateurs. Parmi ceux-ci il
faut compter des patriarches de Constantinople, Isidore Boukharis,
Calliste, Philothée Kokkinos et des évêques, dont certains figurent
sur la miniature du Parisinus gr. 1242.
Les enjeux théologiques créés par les écrits de Palamas déplacèrent
l’accent de l’enseignement ascétique sur l’hésychia vers la nouvelle
interprétation théologique des décisions conciliaires et de la littérature
patristique opérée par Palamas, qui portait sur plusieurs points : la
procession du Saint Esprit et les relations entre les personnes divines
à l’intérieur de la Trinité, le rôle particulier du Saint Esprit dans l’action
de Dieu sur la création, le caractère incréé de la grâce divine, la
possibilité de connaître Dieu dans l’expérience mystique de la grâce
ou énergie divine, la contemporanéité et la présence réelle du
48
Sur la relation entre Grégoire Palamas et Grégoire le Sinaïte, incertaine selon
beaucoup d’auteurs dont Meyendorff, voir D. Balfour, « Was St. Gregory
Palamas St. Gregory the Sinait’s Pupil ? », St. Vladimir’s Theological Quarterly,
XXVIII, 1984, 115-130.
98
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Royaume de Dieu comme gage de la seconde venue du Christ. Tout
ce contenu théologique brassé par la dispute entre Palamas d’un côté
et Barlaam et ses continuateurs, Akindynos, Grégoras et Prochoros
Cydonès, de l’autre côté, accepté par l’Église à travers plusieurs
synodes dans la lecture donnée par Palamas, nourrit toutes les
controverses successives qui mirent en question la fidélité à
l’orthodoxie.
Aux thèmes théologiques en débat, s’ajouta vers le milieu du XIVe
siècle un sujet à connotation politique, revenu en actualité depuis un
certain temps, l’union des Églises. Cette question était soulevée d’un
côté par Jean V Paléologue, de l’autre côté par les hésychastes
eux-mêmes49 qui voyaient dans la théologie de Palamas un moyen de
dépassement des différences dogmatiques avec l’Église latine. En 1367
eut lieu une discussion préliminaire entre un légat papal et un
représentant du patriarcat œcuménique en la personne de Jean-Joasaph
Cantacuzène qui décida, selon la variante patriarcale du projet
d’union50 , de la nécessité d’un concile universel pour résoudre la
question de l’union des Églises latine et grecque51 . Or, à la suite de ce
débat, dans lequel il est fait allusion à la dispute palamite, Cantacuzène
entretînt une correspondance avec le légat Paul au sujet de la théologie
de Palamas, correspondance qui fut rendue publique dans le Parisinus
gr. 1242. Le champ de controverse autour de l’union se fixa entre les
palamites et les humanistes byzantins. Ces derniers, admirateurs des
Latins, mais ironiquement traités de latinophrones par leurs adversaires,
49
50
51
Le point de vue hésychaste sur l’union a été représenté par l’échange
diplomatique de Jean VI avec la papauté, que ce dernier résume dans son
Histoire, IV, 9, Bonn, III, 58-60, voir aussi Jean Meyendorff, « Jean-Joasaph
Cantacuzène et le projet de concile œcuménique en 1367 », in Akten des XI
Internationalen Byzantinistenkongresses, München 1958, C.H. Beck,
München, 1960, p. 364.
Oskar Halecki, Un empereur de Byzance à Rome. Vingt ans de travail pour
l’union des Églises et pour la défense de l’Empire d’Orient, 1355-1375,
Varsovie, 1930, Variorum Reprints, 1972, pp. 152-154, suppose que le légat
papal, Paul, a acquiescé à ce projet.
Meyendorff, art. cit., p. 367.
99
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
soutenaient l’union comme solution politique pour la survie de l’Empire.
Les deux camps faisaient référence aux Turcs comme punition divine,
sauf que les humanistes lisaient dans cette punition l’urgence de la
soumission à la papauté comme gardien de la vérité, tandis que les
palamites attribuaient à d’autres péchés cette punition et prônaient la
fidélité à l’orthodoxie comme salut de l’Empire. Les défenseurs de cette
dernière position, pendant plusieurs générations jusqu’à la fin de
l’Empire, se trouvaient être les disciples ou disciples des disciples des
défenseurs de la doctrine palamite. On s’est habitué à les désigner
comme hésychastes bien que leur prise de position théologique et
parfois politique n’ait pas découlé directement de la doctrine spirituelle
de l’hésychia, mais ait supposé une fidélité à l’héritage des sept conciles
œcuméniques à travers la lecture nouvelle de Grégoire Palamas. On
pourrait ainsi les appeler palamites, mais ce terme a été réservé à ceux
qui ont écrit plus particulièrement à la défense de Grégoire Palamas.
Au niveau politique, cette descendance spirituelle des défenseurs
de Palamas a soutenu une plus grande indépendance de l’Église face
au pouvoir politique. Ce mouvement connut plusieurs étapes, ayant
un écho dans tout le monde orthodoxe, avant d’arriver à la séparation
des destinées de l’Empire et de l’Église. L’union de Ferrare – Florence
coupa Constantinople de son oikouménè religieuse et divisa les Grecs
eux-mêmes. La prise de Constantinople en mai 1453 paraissait mettre
fin à l’Empire et au patriarcat à la fois, mais, au début de 1454,
l’intronisation d’un nouvel évêque de Constantinople et patriarche
œcuménique dans l’église des Apôtres de la récente capitale des
Ottomans ouvrait une nouvelle étape à l’histoire de cette Grande Église
qui depuis un siècle se préparait à ‘‘succéder’’ à l’Empire. La difficulté
du patriarcat œcuménique à restaurer son prestige dans le monde
orthodoxe fut la conséquence de l’union de Ferrare - Florence plutôt
que celle de la fin de l’Empire, mais, finalement, dans l’Empire des
Ottomans le patriarcat de Constantinople jouit de plus de pouvoir que
jamais auparavant.
La continuation à travers plus d’un siècle d’un mouvement d’idées
né dans le débat palamite et sa forte influence sur les représentations
100
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
politiques reçut occasionnellement le nom d’hésychasme politique52 .
Évidemment la formule n’est pas éloquente par elle-même, elle paraît
même contradictoire. Néanmoins, il y a une forte liaison entre la
contemplation mystique de Dieu, l’hésychasme, et la politique. Cette
liaison passe par l’enseignement des mystiques sur la fin des temps et
la présence dans l’histoire du Royaume céleste. Par exemple, Grégoire
Palamas interprète, dans son Homélie sur la Transfiguration, le verset
16, 28 de l’Évangile de Matthieu « En vérité je vous le dis parmi ceux
qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le fils de l’homme
venir dans son royaume » comme annonciation de la Transfiguration
et ainsi la lumière du Thabor s’avère être « le royaume de Dieu » ou
« la gloire de Dieu » conformément au verset de Matthieu 16, 27. Leur
théologie de l’histoire est radicalement eschatologique, sans être
apocalyptique. Ils ne prévoyaient pas simplement un déroulement
d’événements catastrophiques, mais prêchaient un détachement à
l’égard des institutions temporelles53 . Ainsi face à la crise de l’Empire
ils étaient les seuls à offrir un sens aux événements et à préparer l’Église
à la survie54 . Pour se rapprocher du sens que donnaient les hésychastes
à leur action politique nous proposerons alors de définir ce mouvement
d’idées par la formule « hésychasme eschatologique »55 .
52
53
54
55
G. M. Prokhorov, « L’hésychasme et la pensée sociale en Europe orientale
au XIVe siècle », in Contacts, Paris, N.S., t. XXXI, 1979, pp. 25-63 (traduction
française d’un article apparu dans TODRL, 1968).
Voire l’entretien de Maxime le Cavsocalivite avec les empereurs Cantacuzène
et Paléologue dans F. Halkin, « Deux vies de saint Maxime, ermite au Mont
Athos », AB, 54, 1936, pp. 38-112, p. 90.
Du côté des humanistes le seul projet politique qui ne prévoyait pas uniquement
l’union avec les Latins comme recours contre l’avance ottomane, mais une
réforme plus ample des institutions, fut formulé par Georges Gémiste Pléthon
en 1425. Mais son projet de réformes venait trop tard pour être une solution.
G. Ostrogorsky, Geschichte des byzantinischen Staates, Munich, 1940, p. 369,
édition française, trad. J. Gouillard, Payot, Paris, 1956, p. 535, emploi une
formule qui pourrait justifier notre solution terminologique, il dit que
l’hésychasme exprime la nostalgie « d’un pont sur l’abîme qui sépare l’au-delà
et l’en-deçà », idem, « Les hésychastes du Mont Athos et leurs adversaires » (en
russe), Écrits de l’Institut scientifique russe à Belgrade, 5, Belgrade, 1931, p. 349.
101
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
5. La conversion de Jean V Paléologue et le synode de 1368
Après 1354, année de l’abdication de Jean Cantacuzène, la donnée
militaire la plus importante fut l’installation des Turcs en Europe en
plusieurs étapes: la prise de Gallipoli, port qui contrôle les
Dardanelles, en mars 1354, la conquête de Didymotéichos en 1361
et d’Andrinople en 1362. Du côté latin, la réaction à l’avancée des
Turcs fut la proclamation de la croisade en janvier 1365, qui s’adressait
spécialement à Louis d’Anjou, roi de Hongrie, Pierre de Lusignan,
roi de Chypre, Amédée VI, comte de Savoie. Mais dans la vision de
Louis d’Anjou la croisade commençait par le baptême des
schismatiques de la région de Vidin, en Bulgarie occidentale, occupée
par ses troupes en 1365. Le voyage de Jean V Paléologue à Buda
resta sans aucun résultat, sauf celui de rester bloqué à Vidin à cause
des Bulgares qui lui barraient le chemin de retour. À ce moment, son
cousin, Amédée de Savoie, ayant récupéré Gallipoli sur les Turcs, se
porta à la rescousse de Jean V par une campagne sur le littoral bulgare.
Libéré à la fin de l’année 1366, Jean V retourna au début de 1367 à
Constantinople.
La mission d’Amédée de Savoie était également d’obtenir la
reconnaissance par Jean V de la suprématie papale. À cette fin il était
accompagné par le légat papal Paul, connu à Byzance pour ses
missions antérieures en vue de l’union, notamment en 1355, et qui
se présentait en 1367 comme patriarche latin de Constantinople. En
chemin vers Constantinople, Jean V avait relégué la question sur
l’union, posée par Amédée et le légat Paul, à une discussion avec les
autorités en matière ecclésiastique. Le patriarche Philothée refusa de
discuter avec un patriarche latin de Constantinople, mais délégua un
des personnages les plus en mesure d’assumer le rôle de médiateur
et de négociateur théologique, l’empereur et moine Jean-Joasaph
Cantacuzène, accompagné par une délégation de métropolites. La
réunion eut lieu sous la présidence de Jean-Joasaph, en présence de
Jean V et de sa cour, des métropolites et de la délégation latine.
L’entretien nous est résumé dans un manuscrit des œuvres
102
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
théologiques de Cantacuzène 56 . Les discussions apportèrent la
conclusion de la nécessité de réunir un concile universel. Cette
proposition fut mise par écrit et envoyé au pape. Mais Amédée de
Savoie ne pouvait pas se contenter de ce résultat en échange de ses
services. Il obtint parallèlement de Jean V une promesse de voyage à
Rome auprès du pape pour abjurer le schisme et retint une rançon
comme gage de cette promesse. Les réponses du pape arrivèrent en
1368 sous la forme de félicitations pour ceux qui se sont engagés sur
la voie de l’union et un grand encouragement de continuer sur cette
voie. Aucune réponse ne concerna la proposition de réunir le concile
universel. En revanche, Jean V était chaleureusement appelé à
entreprendre son voyage à Rome. En septembre 1368 ces lettres
papales furent lues dans l’hippodrome au peuple de Constantinople.
Un tel geste laissait présager une rupture entre la politique impériale
et la politique patriarcale.
Jean V Paléologue partit de Constantinople en avril 1369, laissant
son fils aîné, Andronic IV, empereur à Constantinople. Il arriva à Naples
en août et proclama sa conversion dans une cérémonie solennelle
devant le pape en octobre. Sans aucune promesse d’aide militaire, il
quitta Rome au début de 1370 pour Venise où il fut retenu pour les
dettes de l’Empire envers la République jusqu’en 1371. Son second
fils Manuel Paléologue vint payer la somme nécessaire et Jean V put
partir en engageant encore un emprunt. E. Voordeckers a établi l’origine
possible de l’argent que Manuel sut rassembler en si court temps : les
Cantacuzène de Mistra57 . Andronic IV avait non seulement refusé
56
57
Jean Meyendorff, « Jean-Joasaph Cantacuzène et le projet de concile
œcuménique en 1367 », in Akten des XI Internationalen
Byzantinistenkongresses, München 1958, C.H. Beck, München, 1960,
pp. 363-369; Idem, « Projets de concile œcuménique en 1367: Un dialogue
inédit entre Jean Cantacuzène et le légat Paul », Dumbarton Oaks Papers,
14, 1960, pp. 147-177, à noter que Jean VI Cantacuzène est désigné dans ce
texte comme « empereur », bien qu’il fût déjà depuis longtemps moine au
moment du dialogue.
E. Voordeckers, « Un empereur palamite à Mistra en 1370 », Revue des
Études Sud-Est Européennes, IX, 3, p. 607-615.
103
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
d’envoyer la somme, mais s’était même opposé à la vente de l’île de
Ténédos aux Vénitiens. Manuel II, en route de Thessalonique vers
Venise, s’arrêta à Mistra où séjournait son grand-père Jean-Joasaph.
Cette information nous est donnée par Démétrios Cydonès dans une
lettre de 1370 à Constantin Assen, ce dernier ayant été envoyé en
mission par Jean V à Mistra; il le félicite d’y avoir rencontré cet empereur
érudit, mais fort irascible au sujet de la doctrine palamite. Une autre
lettre de Démétrios Cydonès, écrite après son séjour à Mistra, en route
vers Constantinople, témoigne de son admiration pour la prospérité
de la Morée sous la sage administration du despote Manuel
Cantacuzène. Toutes ses informations, ainsi qu’une donation ultérieure
de Manuel Paléologue envers les Cantacuzène, soutiennent l’hypothèse
de Voordeckers sur le rôle financier de la famille de Jean-Joasaph dans
la libération de Jean V.
De retour à Constantinople, Jean V constata la progression des
Ottomans par la victoire de la Maritza (1371) sur les Serbes et devint
le vassal de Mourad I dès 1372. L’échec total de l’alliance avec les
Latins refroidit les relations de Jean V avec l’inspirateur de sa politique
prolatine, Démétrios Cydonès58 , converti lui-même à la foi romaine.
En 1363, mourut le patriarche Calliste. La vacance du trône
patriarcal dura presque un an, mais Jean V ne put empêcher le retour
au patriarcat de celui qui avait couronné son rival Mathieu
Cantacuzène, l’ancien patriarche Philothée Kokkinos (1353-1354),
disciple de Grégoire Palamas. Les patriarches Isidore (1347-1350) et
Calliste (1350-1353; 1354-1363) furent eux-mêmes des moines
hésychastes. Le premier eut le mérite d’avoir élevé à l’épiscopat un
grand nombre de défenseurs de la doctrine de Palamas, parmi lesquels
58
R.J. Loenertz, « Démétrius Cydonès. I, De la naissance à l’année 1373 »,
Orientalia Christiana Periodica, 36, 1970, p.67 « Cydonès quitta Venise plein
d’admiration pour la ville et la république, mais profondément déçu sur le
chapitre de l’aide matérielle qu’en on pouvait attendre. Et l’empereur
pareillement déçu, allait le faire sentir à Cydonès, sans toutefois se priver
tout d’abord de ses services. ».
104
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Grégoire Palamas lui-même, Calliste, Philothée, Arsène et d’autres.
Le second prépara le synode de 1351. Tous ces personnages se
trouvaient donc dans le même camp du point de vue de la controverse
palamite. Ce qui sépara Calliste et Philothée fut une question
proprement politique. Le premier, considérant que le couronnement
de Mathieu Cantacuzène était un acte d’usurpation contre Jean V,
refusa d’officier à la cérémonie et se retira du patriarcat. Au contraire,
Philothée, élu au patriarcat par la volonté de Jean VI, accepta de
couronner Mathieu, en créditant plus la politique d’indépendance
économique et militaire de Cantacuzène que l’asservissement de Jean
V aux intérêts génois dans l’Empire59 .
En ce qui concerne la querelle palamite, le synode de 1351 ne
l’avait pas éteinte, mais le parti antipalamite s’identifia peu à peu à
une nouvelle génération d’humanistes byzantins, les admirateurs de
la théologie et de la philosophie de l’Europe latine. Ceux-ci faisaient
partie de l’entourage de Jean V. Ainsi, bien que ce dernier eût signé
le tomos de 1351, et ne pouvait donc être soupçonné d’opinions
antipalamites, ses alliances familiales avec les comtes de Savoie,
ensuite celle avec les Génois Gattillusi s’ajoutant à son entourage
d’humanistes hellénisants l’inclinaient à une considération plus
attentive des occasions d’alliance militaire avec l’Occident à travers
l’union des Églises60 .
Cette préoccupation de Jean V n’aurait pas pu échapper au
patriarche de l’époque, Calliste, qui, bien qu’ayant soutenu sa
légitimité face à l’usurpation de Mathieu Cantacuzène, était
néanmoins un disciple du grand moine hésychaste Grégoire le Sinaïte,
défenseur de la doctrine de Palamas et opposant farouche à l’union
circonstancielle des Églises. Ainsi, l’intensification de la politique
59
60
D. M. Nicol, The Reluctant Emperor. A Biography of John Cantacuzene,
Byzantine Emperor and monk. c. 1295-1383, Cambridge, University Press,
1996, pp. 96-98, 100, 113-115, 128, 166-167.
Oskar Halecki, Un empereur de Byzance à Rome. Vingt ans de travail pour
l’union des Églises et pour la défense de l’Empire d’Orient, 1355-1375,
Varsovie, 1930, p. 31 et suivantes sur les pourparlers d’union de 1355.
105
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
prolatine de Jean V, qui prévoyait, dans une lettre qu’il adressait au
pape en 1357, le remplacement de Calliste par un pro-latin61 ,
provoqua la réaction anti-latine de Calliste, dont on trouve la trace
en plusieurs documents, comme l’homélie contre les Latins conservée
dans un manuscrit de Chilandar ou la lettre patriarcale à l’Église de
Bulgarie de décembre 1355, dans laquelle il affirme la nullité du
baptême par aspersion pratiqué par les Latins62 . L’opposition de
Calliste à une union des Églises aux conditions des Latins résulte
clairement d’une lettre qu’il envoie à Jean V pour le prévenir de ne
pas accepter des compromis au sujet de la foi dans ses négociations
d’alliance avec les Génois et les Vénitiens. Le contenu et le ton de
cette lettre marquent bien l’opposition de Calliste, les conseils sont
fermes et la formule finale laisse entendre que cette opinion est celle
d’un chrétien, donc orthodoxe, ce qui veut dire palamite aussi, qui
pense au salut de l’empire : « Concernant ces débats, mon humilité a
émis les propositions suivantes. Premièrement que l’Église de Dieu
soit préservée de toute tracasserie au nom des dogmes latins ; non
que je veuille dire que ta majesté a une autre opinion, mais il faut
écarter les soupçons de la foule. Deuxièmement, qu’aucune
dépendance de l’empire ne soit aliénée au profit d’une puissance
étrangère. Troisièmement, qu’il n’y ait aucune contribution financière
en plus, compte tenu de la misère de l’empire. Enfin, que le traité soit
passé sans serment, puisque la parole de ta majesté se suffit et n’a pas
besoin d’une confirmation par serment. Voilà ce que conseille
fermement mon humilité, selon l’opinion de tout chrétien attaché au
salut de l’empire»63 . Dans cette lettre, qui date de l’été ou l’automne
61
62
63
Halecki, op. cit., p. 62-63.
Halecki, p. 51-52; Miklosich et Müller, Acta patriarhatus Constantinopolitani,
Wien, 1860, I, no. 186, p. 436-442.
Jean Darrouzès, Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople, vol.
I, Les actes des patriarches, fasc. V, Les regestes de 1310 à 1376, Paris, 1977,
p. 364, No. 2437, acte daté de l’été - automne 1361, dans son commentaire
Darrouzès mentionne une lettre de Jean V à Innocent VI qui se déclare prêt
à remplacer Calliste s’il s’oppose à l’union ; p. 365, Darrouzès mentionne
l’homélie contre les Latins de Calliste.
106
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
1361, Calliste, en conseillant Jean V de préserver l’intégrité de l’empire
et de garder une certaine indépendance face au pouvoirs occidentaux,
continue la ligne politique de Cantacuzène.
Calliste est également l’auteur d’une pièce maîtresse de
l’hagiographie hésychaste, la Vie de Grégoire le Sinaïte64 . Dans ce
texte, il dépeint à deux reprises le portrait peu flatteur d’un empereur
Paléologue « latinophrone » - il se garde bien de prononcer son nom
damné - et dénonce clairement les troubles que cette admiration des
Latins peut provoquer dans l’Église. Le « modèle » Michel VIII est une
référence pour l’époque, Jean V l’utilisait aussi, dans sa lettre de 1357
à Innocent VI, pour engager le pape dans son projet d’union,
Cantacuzène à son tour, dans le dialogue avec le légat papal de 1367,
attaquait ce modèle à cause de son inefficacité pour le rapprochement
des Églises.
Dans le même ordre de la fidélité au palamisme, Calliste rejeta la
pseudo profession de foi orthodoxe écrite par Nicéphore Grégoras
quelque temps avant sa mort, mais il laissa le soin de rédiger la
réponse, datée entre juillet 1361 et début de 1362, au métropolite
Nil de Thessalonique. Grégoras s’était adressé à l’Église de Dieu en
achevant sa lettre par l’invocation de sa tête, le Christ, en oubliant
Calliste et donc en lui déniant toute prééminence dans l’Église.
L’insistance de Grégoras sur le Christ comme tête de l’Église peut
être une réplique à la reprise de formules plus osées dans la définition
de la fonction patriarcale, dont le Recueil juridique composé par le
64
I. Pomjalovskij, éditeur, Bios kai politéia tou en hagiois patros hémôn
Grègoriou tou Sinaitou sungraféis para tou hagiotatou archiépiskopou
Konstantinoupoléos, Kallistou, [Zapiski Istoriko-fil. Fakulteta Imperatorskago
S.-Peterburgskago Universiteta], Sankt Peterburg., 1894, au §14, p.17 et
encore une fois à la p. 32 Calliste parle d’un Paléologue latinophrone: «outos
polla kai chalépa péponthôs kai hupér éusébéias agonizoménos élaunoménos
té para tou tènikauta tèn basiléion archèn dioikountos Palaiologou ékéinou
tou latinophronos, dia tèn tou orthodoxou dogmatos – pheu moi –
kainotomian kai tèn éntéuthén épisumbasan tarachèn té kai zalèn tè ékklèsia
Théou… ».
107
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
moine Matthieu Blastarès nous fait état65 . Or ce recueil, utilisant le
chapitre de l’Eisagôgè de Photios où le patriarche était vu comme
une icône vivante du Christ, assignait au patriarche œcuménique la
présidence du synode et une autorité directe sur toutes les affaires
d’hérésie. Malgré ou peut être à cause de l’insolence de Grégoras,
Calliste laissa le refus se prononcer sous une autre signature. D’ailleurs,
Darrouzès interprète cette attitude comme un refus plus net66 .
Pour comprendre le rôle de plus en plus important du patriarche
dans les affaires publiques de l’époque rappelons brièvement les
relations du patriarcat œcuménique avec les Églises locales de sa
juridiction. Ainsi nous observons que la politique commune de
l’Empire et de l’Église envers les métropoles à l’extérieur du territoire
de l’Empire respecta une certaine ligne dès le début du règne de Jean
VI Cantacuzène: maintenir l’unité des métropoles traditionnelles,
renforcer leur liaison avec le patriarcat, réagir contre l’interférence
politique des archevêchés ou patriarcats autocéphales. Ainsi, face
aux Églises des autres États orthodoxes, le patriarcat de Constantinople
garda une prééminence reconnue, même lorsque le modèle de la
hiérarchie des princes présidée par les empereurs de Constantinople
n’était plus qu’une fiction. En tout cas la politique de Calliste et, encore
plus énergiquement, celle de Philothée envers la métropole de Rhôssie
furent d’assurer son unité, même si occasionnellement ils acceptèrent
une deuxième métropole tant souhaitée par les princes lithuaniens
65
66
Sinodikon sive pandectae canonum ss. Apostolorum, et conciliorum ab
Ecclesia graeca receptorum; nec non Canonicarum ss. patrum Epistolarum;
Una cum scholiis antiquorum singulis earum anexis, et scriptis aliis huc
spectantibus, Quorum plurima e Bibliothecae bodleiane aliquarum mss,
Tomus secundus, G. Beveridge, Oxonii, LOND, MDCLXXII, Matthei Monachi
sive Blastaris Syntagma Alphabeticum. Rerum omnium quae in sacris
divinisque canonibus comprehenduntur, elaboratur pariter & compositum
per minimum ex ieromonachis Matheum Blastarem, Litera P, p. 219, éditions
ultérieures dans PG tomes 144-145 et dans G.A. Rhallès et M. Potlès,
Syntagma tôn théion kai hiéron kanonôn, vol. I-VI, Athènes, 1852-1859,
Matthaiou tou Blastaréos. Syntagma kata stoichéion, vol. VI, Athènes, 1859.
Darrouzès, op. cit., N. 2438, pp. 365-366.
108
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
ou le roi de Pologne67 . De même, ils eurent une attitude unitaire
envers le schisme de l’Église serbe. Calliste jeta l’anathème contre le
patriarcat autoproclamé de Pec’ qui avait remplacé les évêques grecs
dans les territoires conquis sur l’Empire byzantin faisant parti de la
juridiction traditionnelle de Constantinople68 . Par la suite, Philothée
interdit la reconnaissance de l’ordination des prêtres serbes sur le
Mont Athos à cause de cet anathème jusqu’en 1371, quand Jean
Ugliesa reconnut l’autorité ecclésiastique du Patriarcat
œcuménique69 . Les deux patriarches tentèrent de mettre fin au
schisme avec l’Église serbe, Philothée le réussit en 1375, en ramenant
l’Église serbe presque à sa situation d’avant la création du patriarcat
par Dusan70 . Un troisième exemple de cette politique est la création
(1359) d’une métropole dans la principauté émergente de Valachie,
puis d’une seconde (1369) dans cette même principauté, les deux
étant occupées par des hiérarques grecs et proches collaborateurs
des patriarches. Ainsi, à travers les patriarcats de Calliste et Philothée,
la politique de contrôle ecclésiastique du monde orthodoxe, avec
ses échecs et ses réussites, reste une constante.
∨
∨
67
68
69
70
J. Meyendorff, Byzantium and the Rise of Russia. A Study of Byzantino-Russian
relations in the fourteenth century, Cambridge University Press, 1982,
pp. 145-199.
Darrouzès, op. cit., N. 2444, ce document de 1362 paraît être un faux,
néanmoins la tradition historique a retenu un anathème de Calliste contre le
∨
patriarcat de Pec’ et l’empereur Dusan, mais en 1352, très probablement à
l’injonction de Jean VI. En 1363, Calliste s’efforce de créer une alliance avec
les Serbes, en entreprenant d’abord un voyage à Serres, chez l’impératrice
Hélène, moniale Élisabeth, pour supprimer le schisme, l’Histoire de
Cantacuzène, Livre IV, chap. 50, p. 36-361 ; Halecki, p. 77-78.
Jean Darrouzès, Les regestes des actes du patriarcat de Constantinople, vol.
I, Les actes des patriarches, fasc. V, Les regestes de 1310 à 1376, Paris, 1977,
p. 452-453, No. 2539 et le commentaire. Sur la politique serbe de Calliste et
Philothée v. D. Nastase, « Le Mont Athos et la politique du patriarcat de
Constantinople de 1355 à 1375 », Summeikta, III, 1979, p. 121-177.
M. .M. Lascaris, « Le patriarcat de Pec’ a-t-il été reconnu par l’Église de
Constantinople en 1375 ? », in Mélanges Charles Diehl, vol. I, Histoire, Paris,
1930, pp. 171-175 ; V. Laurent, « L’archevêque de Pec’ et le titre de patriarche
après l’union de 1375 », Balcania, 7, 1944, pp. 306-307.
109
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Dans les années 1350 et 1360, l’intérêt pour la théologie latine se
mariait à l’antipalamisme, phénomène qui est à suivre sur l’exemple
des frères Cydonès. Ce « mariage » était dénoncé par Calliste, dans
une lettre au patriarche d’Antioche, à propos de Barlaam déjà : « …au
synode présidé par le père de notre empereur, Barlaam fut convaincu
d’introduire de nouveaux dogmes par ses écrits ; il refusa de s’amender,
revint à son vomissement en redevenant latin et fut soumis à
l’anathème »71 . Dans cette phrase Calliste force un peu la chronologie,
car Barlaam se convertit après sa condamnation. Les frères Cydonès
suivaient néanmoins l’exemple de Barlaam le Calabrais.
Le retour de Philothée sur le trône patriarcal présageait une
opposition encore plus rude à l’entourage antipalamite et
« latinophrone » de Jean V. Pour prévenir ces difficultés, l’empereur
avait pris le dessus en demandant à Philothée, lors de son élection,
de s’engager sur une voie pacifique face aux antipalamites 72 .
Philothée respecta cette trêve jusqu’au moment où la canonisation
de Palamas provoqua une nouvelle controverse.
Celle-ci eut comme point de départ la contestation de Prochoros
Cydonès, le frère de Démétrios Cydonès, le conseiller de Jean V dans
l’affaire de l’union des Églises. Les antipalamites s’étaient manifestés
déjà sous Calliste en accusant un autre moine hésychaste, proche de
Calliste, Niphon Scorpios, d’hérésie massalienne73 . En face de cette
attaque, conduite par certains moines de l’Athos, le patriarche Calliste
71
72
73
Ibid., N. 2415, daté entre 1359 et 1361, p. 344.
Démétrios Cydonès, Lettres, in Bibliothek der Griechischen Literatur.
Demetrios Kydones Briefe I, 2, traduction de F. Tinnefeld, Stuttgart, 1982,
pp. 393-396.
Dans la dispute palamite sous le nom d’hérésie massalienne ou messalienne,
en fonction de diverses traductions en français, se comprend l’hérésie qui
considère que l’essence divine est visible, elle est définie dans le Synodikon
de l’Orthodoxie, cf. Jean Gouillard, « Le Synodikon de l’Orthodoxie. Édition
et commentaire », in Travaux et Mémoires, 2, 1967, p. 81, « touto dé tôn
Massalianôn dussébéia sumféroménois, tèn Théian ousian horatèn éinai
légontôn » et p. 240, note 10, cette hérésie fut condamné au concile d’Ephèse,
cf. Acta conciliorum oecumenicorum, éd. E. Schwartz, I, I, VII, p.117, et par
la suite encore.
110
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
eut une attitude défensive, en se contentant d’innocenter Scorpios74 .
Philothée lors de son accession au trône patriarcal avait été contraint
par Jean V à une position semblable.
L’affaire Prochoros Cydonès débuta en 1366, à un moment d’absence
de Jean V de la capitale, Prochoros ayant publié ses opinions
antipalamites, Philothée décida de faire une enquête sur lui. Démétrios
reprocha vivement à Philothée d’avoir rompu la trêve qu’il avait promise
à son élection et d’avoir attaqué son frère. Dans un premier jugement au
Mont Athos, Prochoros confessa l’orthodoxie, mais reprit peu de temps
après ses opinions et, lors d’une seconde enquête, des écrits de Barlaam
de Calabre et d’Akindynos, les condamnés des synodes palamites, furent
trouvés dans sa cellule. Comme conséquence, Prochoros fut convoqué
pour se défendre devant le patriarche. Cette convocation était émise par
le patriarche sans consultation de l’empereur, qui s’y serait certainement
opposé, ce que l’on peut déduire des attaques et menaces violentes
mais inefficaces de Démétrios Cydonès, qui était dans le gouvernement
de Jean V à cette époque. Dans une situation semblable, presque trente
ans plutôt, lorsque le patriarche Calecas avait voulu résoudre la
polémique entre Palamas et Barlaam par un jugement du synode,
l’impératrice Anne, la mère de Jean V, s’y était opposée, car l’empereur
n’était pas dans la ville et n’aurait donc pas pu y assister75 . Devant le
jugement de Philothée, Jean V n’a pas réagi. Prochoros se présenta à
une première entrevue avec le patriarche, qui eut lieu en présence
d’autres métropolites sous la forme d’un jugement. Néanmoins, cette
première entrevue laissait ouverte la possibilité de finir vite l’affaire par
la résipiscence de Prochoros. Celui-ci refusa l’offre et ne comparut plus
aux autres séances du synode, par contre il attaqua directement le culte
local de Palamas initié par Philothée dans le monastère du Christ
Akataleptos à Constantinople.
74
75
Antonio Rigo, « Due note sul monachesimo athonita della metà del XIV
secolo », ZRVI (Recueil des travaux de l’Institut d’études byzantines), Belgrade,
XXVI, 1987, p. 87-113.
J. Meyendorff, Introduction à l’étude de Grégoire Palamas, éd. cit., p. 77,
cite Philothée, Éloge de Palamas.
111
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Le culte de Palamas avait commencé dès la mort de celui-ci,
célébrant des miracles manifestés auprès de son cercueil à
Thessalonique. Parallèlement, un culte local de Palamas fut initié
par ses disciples au Mont Athos. En 1363, le patriarche Calliste
ordonna aux évêques suffragants de la métropole de Thessalonique
de conduire une enquête sur les miracles de Grégoire Palamas et de
recueillir ainsi tous les témoignages76 . Presque un « dossier de
canonisation » fut rassemblé et envoyé à Constantinople qui permit à
Philothée la proclamation du culte universel de Grégoire Palamas.
Celle-ci fut publiée dans le même tomos du synode de mars - avril
1368 dans lequel figure aussi la condamnation de Prochoros, le
contestataire de la sainteté de Grégoire Palamas77 .
La réaction de Démétrios Cydonès contre le patriarche Philothée
fut forte à cette occasion. Elle causa probablement la fluctuation de
Prochoros entre soumission à l’autorité ecclésiastique et contestation
de celle-ci. Peu avant la condamnation de son frère, il écrivit la lettre
129 adressé au patriarche Philothée et composa la première invective
contre Philothée, qu’il met dans la bouche de son frère Prochoros78 .
La lettre de Démétrios à Philothée Kokkinos, numéroté T 68 par F.
Tinnefeld et datée d’avril 1368, est aussi une invective pleine de
menaces, qui vont dans un crescendo jusqu’au point où Cydonès dit
« qu’au moment où justice sera faite, l’empereur punira Philothée et
l’Église pour leurs mensonges dans les choses divines »79 . La menace
76
77
78
79
Antonio Rigo, « La canonizzazione di Gregorio Palama (1368) ed alcune
altri questioni », in Rivista di studi bizantini e neoelenici, n.s. 30, 1993,
pp. 155-202.
Darrouzès, Regestes, N. 2540 et N. 2541; R. J. Loenertz, « Démétrius Cydonès.
I, De la naissance à l’année 1373 », Orientalia Christiana Periodica, 36, 1970,
pp. 65-70 pour la chronologie des années 1368-1371.
R.J. Loenertz, « Démétrius Cydonès... » , p. 65.
Bibliothek der Griechischen Literatur. Demetrios Kydones Briefe I, 2, traduction
de F. Tinnefeld, Stuttgart, 1982, pp. 393-396, la lettre T 68; édition grecque
par Giovanni Mercati, Notizie di Procoro e Demetrio Cidone, Manuele Caleca
e Teodoro Meliteniota ed altri appunti per la storia de la teologie e della
letteratura bizantina del secolo XIV, Città del Vaticano, 1931, p. 293.
112
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
laisse bien comprendre qu’il s’agit dorénavant d’une lutte politique
plutôt que d’une controverse théologique.
Encore à l’automne 1367 les relations entre le palais impérial et le
patriarcat devaient être tendues, car les lettres d’Urbain V du 6
novembre 1367 invitaient à l’union avec l’Église romaine, sans
répondre aux propositions orthodoxes de rassembler un concile
œcuménique. Ce même automne, le synode permanent du patriarcat
refusa la demande de Jean V de céder des terres entre Selymbria et
Constantinople pour les distribuer aux soldats80 . Entre temps, Jean V
préparait son projet d’union et le parachevait à sa manière par le
voyage en Italie en 1369. La conversion personnelle de Jean V ne
provoqua ni une condamnation officielle par l’Église, ni une résistance,
comme celle opposée un siècle auparavant à l’union voulue par
Michel VIII Paléologue, parce que Jean V n’osa pas imposer son choix
à son Église. Néanmoins, un empereur devenu latin comme tête de
l’oikouménè orthodoxe correspondait mal au schéma traditionnel.
L’union de Lyon valut à Michel VIII la damnatio memoriae, celle de
Ferrare-Florence détermina la rupture de la communion des Églises
balkaniques, valaques et russe avec le patriarcat de Constantinople.
La conversion de Jean V pouvait-elle passer sans écho?
Prochoros Cydonès n’était pas le seul antipalamite. Son frère l’était
aussi, en plus il s’était converti à l’Église romaine. À son exemple,
nombre d’autres moines et intellectuels byzantins confessaient les
« erreurs des Latins » avec celles de Barlaam et Akindynos, selon la
formule des documents patriarcaux de l’époque. O. Halecki, dans sa
monographie de la conversion de Jean V, donne une liste de
personnalités de la Ville impériale converties au catholicisme81 . Les
80
81
P. Charanis, « The Monastic Properties and the State in the Byzantine Empire »,
DOP, IV, 1948, traduit l’acte du synode de Constantinople refusant de céder
à l’empereur Jean V des propriétés entre Constantinople et Selymbria in MM,
I, 506-507.
Halecki, op. cit., passim: Georges Tagaris, Jean Calophéros Lascaris, Maxime
Calophéros, Michel Strongilo, Jean le préteur, et d’autres encore dont on
suppose seulement la conversion, pp. 45-49.
113
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Actes du patriarcat de Constantinople enregistrent dans les années
1368 - 1371 plusieurs cas d’abjurations des dites « erreurs ». Par
exemple, en avril 6877/1369, « Un certain moine Théodoret abjure
les erreurs des Latins et de Barlaam (de Calabre) et d’Akindynos»82 ,
une autre abjuration de juin, la même année, finit avec la formule,
qui indique un certain rituel d’abjuration « aspazoménoi kai pasas
tas hagias oikouménikas kai mérikas sunodous »83 . Cinq documents
de ce type sont consignés dans la collection de Miklosich et Müller84 .
Outre les reconvertis, on enregistre aussi la conversion d’un Latin, le
marchand génois Philippe Lomellini. Ainsi on est en droit de voir
une offensive de l’orthodoxie palamite, sous la direction du patriarche
Philothée à partir du synode de mars - avril 1368. La rigueur du
patriarche Philothée envers les antipalamites continuera et au delà
de ces années troubles 1368-1371, de sorte qu’on enregistre des
examinations synodales d’errements barlaamites, des résipiscences
et professions de foi jusqu’à la fin de son patriarcat85 .
Quel est le rôle de Jean VI Cantacuzène dans ce contexte? D’abord
il fut un modèle en matière de relation de l’Empire et de l’Église, que
Jean V ne put pas suivre. Jean VI décida, comme empereur, de la
suppression d’une métropole, celle de Galitch en 1347, il conduisit
la politique de l’Église face aux princes russes et lithuaniens; il
82
83
84
85
Miklosich, Müller, Acta Patriarchatus Constantinopolitani MCCCXVMCCCCII, Vienne, 1860, p. 501.
Ibid., p. 504.
Ibid., p. 503, « anno 6877/1369 iunio, Demetrius, Chlorus (prêtre) et Daniel
(moine) [G.M. Proxorov, « Publicistika Ioanna Kantakuzina 1367-1371 »,
Vizantijskij Vremennik, t. XXIX, 1968, pp. 318-341 (Mosquensis Sinodal
graecus n° 223) lit par erreur trois frères Xlor, Dimitri et Daniil] abiurant
Latinorum et Barlaam et Acindyni errores »; p. 530, « anno 6878/1369 octobri,
Niphon Monachus abiurat errores Barlaam et Acindyni »; p. 506, « anno 6878/
1370 iunio, Philippus Lomelenus Latinorum errores abiurat »; p. 568, « anno
6879/1371 maio, Hieromonachus Simeon abiurat errores Barlaam et
Acindyni »; p. 574, « anno 6880/1371 octobri Professio fidei monachi
Xenophontis, abiurantis Barlaam et Acindyni errores ».
Darrouzès, Regestes, I, V, N. 2650, N. 2664.
114
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
convoqua le synode de 1351, le présida, y prit la parole pour formuler
les conclusions sur les vérités de la foi qui furent débattues, émit un
acte impérial pour confirmer juridiquement les résultats du synode,
qu’il signa en premier et qu’il apporta en personne à Sainte Sophie,
le déposant sur l’autel, pour qu’il fût lu dans l’église et signé par les
évêques conciliaires86 . En tous ces gestes, Jean VI reproduisait la
fonction traditionnelle de l’empereur byzantin face à l’Église87 .
Par rapport à ce modèle, le synode de 1368 présenta les anomalies
suivantes: tout en se trouvant dans la capitale, Jean V ne convoqua
pas le synode, n’y participa pas et ne signa pas le tomos synodal88 ,
alors que celui-ci décidait de la condamnation comme hérétique de
Prochoros Cydonès et de la reconnaissance universelle du culte de
Grégoire Palamas et confirmait encore une fois l’autorité universelle
des décisions synodales de 1341, 1347, 1351. Les manquements de
Jean V ne purent être ni accidentels, ni sans importance. L’absence
de Jean V au synode de 136889 et son remplacement par le patriarche
86
87
88
89
G.M. Proxorov, « Publicistika Ioanna Kantakuzina 1367-1371 », Vizantijskij
Vremennik, t. XXIX, 1968, pp. 318-341 (Mosquensis Sinodal graecus n° 223),
p. 322 apud Filothéou patriarchou Konstantinoupoléos logos historikos éis
tèn para tôn Latinôn gégonuian poliorkian kai halosin tès Hérakléias épi tès
basiléias tôn éusébôn basiléôn Kantakouzènou kai Palaiologou – Sullogè
Héllénikôn anékdotôn – éd. K. Triantaphulos et A. Grappoutos, t. I, Ie partie,
Venise, 1874, p. 8, le patriarche Philothée Kokkinos dit à propos de Jean VI
Cantacuzène, qu’il s’enorgueillissait plus avec l’orthodoxie et les dogmes
des Apôtres et des Pères qu’avec la couronne et l’habit impérial.
Histoire du Christianisme, tome V, sous la direction de A. Vauchez, chapitre
Ier, Une chrétienté impériale: Byzance, par E. Patlagean, p. 36; l’empereur
est toujours le président de droit du synode permanent (endêmousa), qui
comprend les archontes de la Grande Eglise, les métropolites de province,
des délégués de la puissance publique et surtout l’empereur dans les procès
d’hérésie.
Le tomos du synode de mars - avril 1368, P.G., t. 151, col. 715-716.
L’absence de Jean V dans les affaires de l’Eglise à partir de 1368 est à noter
aussi à propos de la politique de réconciliation avec l’Eglise serbe mené par
Philothée. Aucun des documents synodaux sur cette affaire n’est signé par
l’empereur, aucun acte impérial ne subsiste à ce sujet, dont l’importance
pour l’Empire n’est pas négligeable, v. Jean Darrouzès, Les regestes des actes
115
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
œcuménique, dans le rôle de président du concile sont marqués par
les rédactions de la fin du XIVe siècle du Synodikon de l’Orthodoxie90 .
Dans l’éloge du patriarche Philothée, parmi les autres mérites qui
font de lui un zélateur de l’orthodoxie, est mentionné celui d’avoir
présidé le saint synode91 . Dans le même document, dans la liste des
pieux empereurs dont on fait mémoire, Jean V est le seul empereur
parmi les Paléologues du XIVe siècle qui n’a pas le droit à un éloge92 .
En revanche, Cantacuzène s’impliqua directement dans les affaires
ecclésiastiques des années 1367-1368. Nous l’avons vu déjà mener
les débats sur l’union des Églises avec le légat Paul, dans lesquels il
s’avéra ferme en ce qui concerne l’enjeu strictement religieux de
l’union et la composition œcuménique du concile. Au reproche du
90
91
92
du patriarcat de Constantinople, vol. I, Les actes des patriarches, fasc. V, Les
regestes de 1310 à 1376, Paris, 1977, p. 453 commentaire au No. 2539 ; No.
2611. Une autre « affaire d’Eglise » du patriarcat de Philothée est la création
de la deuxième métropole pour la principauté de Valachie et la promotion
d’un métropolite abbé du monastère Vatopedi et par la suite protos du Mont
Athos, v. D. Nastase, « Le Mont Athos et la politique du patriarcat de
Constantinople de 1355 à 1375 », Summeikta III, 1979, p. 121-177.
Le Synodikon de l’Orthodoxie est un texte liturgique lu le premier dimanche
du carême de Pâques et qui célèbre la victoire sur l’iconoclasme en 843. A
ce texte furent ajoutés les successives confirmations de la vraie foi à travers
les querelles dogmatiques jusqu’au XIVe siècle, dont la dernière en date est
la victoire de l’orthodoxie lors des conciles palamites. Les décisions des
conciles de 1341, 1347 et 1351, les condamnations des hérétiques et la
commémoration des principaux acteurs se retrouve dans des manuscrits de
la fin du XIVe siècle.
Jean Gouillard, « Le synodikon de l’Orthodoxie. Édition et commentaire »,
Travaux et Mémoires, 2, 1967, pp. 1-316; p.104, lignes 902-905, 906-9 du
texte grecque de la commémoration de Philothée: « [à Thessalonique]
Philothée, le très saint patriarche œcuménique, qui, au prix d’innombrables
luttes, mû par le zèle de Dieu, a maintenu la foi orthodoxe, pleinement
dissipé les fauteurs des hérésies par la confession orthodoxe et a présidé au
saint synode (note de J. Guillard: Particulièrement au synode de 1368, qui
canonisa Grégoire Palamas) en paroles et en actes, éternelle sa mémoire ».
Ibid., p. 98-99, ligne 826 du texte grecque sur la commémoration de Jean V:
« Jean, (...) notre empereur, Paléologue », et p. 259 note 38.
116
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
légat Paul, affirmant que les Turcs constituaient une punition divine
pour les erreurs dogmatiques des Grecs, Cantacuzène répondit, au
§ 22, que même si les Turcs étaient une punition pour d’autres péchés
des Grecs, selon l’Évangile de Matthieu il ne fallait pas se méfier de
ceux qui tuent le corps car ils ne peuvent pas tuer l’âme93 . Dans ce
texte Cantacuzène oppose ceux qui tuent le corps, mais ne tuent pas
l’âme, car pratiquant une politique de tolérance religieuse, à ceux
qui tuent l’âme, par leur enseignement faux cela s’entend, même
s’ils épargnent le corps. En outre, cette réponse de Cantacuzène paraît
reprendre un thème utilisé par Grégoire Palamas à deux reprises,
d’abord dans un passage d’une Homélie pour la Pentecôte, où il fait
précisément référence au même verset de l’Évangile de Matthieu et
dans une logique semblable, « car si nous avons craint le bras des
ennemis, et ceci, malgré les paroles du Seigneur ‘‘ne craignez pas
ceux qui tuent le corps’’ (Mtt. X, 28), quel est l’homme intelligent qui
ne craindrait la main de Dieu, quand elle s’élève dans la colère,
contre celui qui refuse de croire? Oui, la colère se manifeste sur les
âmes de tous ceux qui marchent, sans se convertir, dans le chemin
de l’impudence et des injustices, et de ceux qui retiennent la vérité
captive de l’injustice (Rom. I,18)»94 ; ensuite dans un passage de
l’Homélie pour la Transfiguration, où « les méchants et les hérétiques »
tuent avec leur enseignement vénéneux l’âme et sont ainsi plus à
craindre que le serpent qui ne tue que le corps95 . En revenant au
93
94
95
G.M. Proxorov, « Publicistika Ioanna Kantakuzina 1367-1371 », Vizantijskij
Vremennik, t. XXIX, 1968, (Mosquensis Sinodal graecus n° 223), p. 325 et
333.
Grégoire Palamas, Pour la manifestation et le partage de l’esprit divin qui se
produisirent à la Pentecôte ; où il est aussi traité du repentir, Homélie XXIV,
(P.G., CLI, 308B-320C), traduite dans le volume Douze homélies pour les
fêtes, introduction et traduction Jerôme Cler, Paris, 1987, p. 181.
Grégoire Palamas, Pour la vénérable Transfiguration de notre Seigneur, Dieu,
et Sauveur Jésus-Christ; où il est démontré que la lumière qui y est apparue
est incréée, Homélie XXXIV, (P.G. CLI, 424B-436B), traduite dans le volume
Douze homélies pour les fêtes, introduction et traduction Jérôme Cler, Paris,
1987, p.186 : « Mais la bouche des méchants et des hérétiques est pleine
117
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
dialogue de Cantacuzène avec le légat Paul, notons l’ironie amère
qu’emploie Cantacuzène pour parler des enjeux de cette union,
appuyé sur une expérience politique assez importante, qui lui permit
d’être assez clairvoyant sur l’efficacité militaire de l’union :
« Avec un léger sourire, l’empereur tient alors ce discours:
« Une alliance suppose qu’avec le discours on donne
quelque chose de plus important: le pape peut donc donner
son manteau; et rien de plus. Ta promesse sera ainsi
accomplie, mais en ce qui nous concerne, nous n’en tirerons
aucun avantage. Mais ce n’est là que jeu de mots. Parlons
sérieusement, je déclare que nous accepterons
spontanément, sans aide, ni cadeau, les paroles du pape et
les vôtres, si seulement elles nous apparaissent comme des
doctrines correctes et vraies. Autrement, ni le feu, ni l’épée
ne nous détourneront de la vérité, car le Christ a dit: « Ne
craignez pas ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent
tuer l’âme »(Matthieu, X,28); et aussi « Nul ne peut arracher
mes brebis de la main de mon Père »(Jean, X, 29). »96 .
La deuxième citation évangélique de cet extrait, reçoit par contre
une résonance plus importante vue la participation de Jean V à ce
débat. Les « brebis » renvoient à l’image des élus, qui sont appelés à
la droite du Père, de l’autre côté se trouvent notamment les « chèvres »,
c’est-à-dire ceux qui n’ont pas voulu écouter la vérité de l’Évangile.
On peut lire cette citation comme un avertissement lancé à celui qui
96
d’un venin mortel. Si l’on mêle celui-ci aux paroles de la Vie, même ces
dernières deviennent mortelles pour qui les écoute sans garde. Fuyons donc
ceux qui n’accueille pas les interprétations de nos pères, … Fuyons-les avec
plus de hâte que devant un serpent : celui-ci en effet, mordant le corps, tue
ce qui est temporel, en le séparant de l’âme immortelle ; mais ceux-là en
s’emparant de l’âme elle-même avec leurs dents, la séparent de Dieu, ce qui
est la mort éternelle de l’âme immortelle. ».
Jean Meyendorff, « Projets de concile œcuménique en 1367: Un dialogue
inédit entre Jean Cantacuzène et le légat Paul », Dumbarton Oaks Papers,
14, 1960, pp. 147-177, § 22.
118
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
est d’un point de vu « constitutionnel » à Byzance un élu de Dieu,
mais qui risque par son choix et par ses actions ne pas l’être
véritablement.
Dans la polémique contre Prochoros Cydonès, Cantacuzène
intervint avec la rédaction d’une réfutation de ses traités. Selon G. M.
Proxorov, cette réfutation fut rédigée par Cantacuzène en préparation
du jugement de mars - avril 1368, Loenertz propose de le dater des
mois qui ont suivi le synode, mais en tout cas du vivant de Prochoros.
De plus, Cantacuzène s’appliqua à assurer une large diffusion de ses
écrits à la défense du palamisme grâce au travail assidu de son copiste
Manuel Tzycandylès. Selon le témoignage de Démétrios Cydonès il
envoyait des exemplaires à Chypre, à Antioche, en Géorgie, ce qui
nous laisse voir encore une fois la perspective panorthodoxe du
palamisme de Cantacuzène. C’est surtout la copie du traité de
Cantacuzène contre Prochoros Cydonès contenant la miniature du
concile de 1351, comme nous le verrons plus bas, qui s’avère être
l’écho et la continuation du synode de mars-avril 1368. La
condamnation de Prochoros fut la première occasion d’exalter les
décisions dogmatiques de 1351, de sorte que le tomos de 1368 dit
expressément: « Au sujet du Tomos (de 1351) nous déclarons à
nouveau le tenir pour colonne de l’orthodoxie » 97 . Ainsi,
Cantacuzène, présidant le synode de 1351, réfutant Prochoros, qui
contestait les décisions de ce synode, compléta en 1368 son œuvre
de 1351. C’est une belle occasion de gloser sur la signification d’un
événement symbole.
Dans une lettre adressée à Jean Cantacuzène, probablement en
1370, Démétrios dénonça la publicité que celui-ci avait faite à son
traité contre Prochoros Cydonès et lui demanda d’épargner la mémoire
de son frère98 . Cantacuzène répondit favorablement à l’objection de
97
98
Darrouzès, Regestes, I, V, N. 2541, p. 457.
Giovanni Mercati, Notizie di Procoro e Demetrio Cidone, Manuele Caleca e
Teodoro Meliteniota ed altri appunti per la storia de la teologie e della
letteratura bizantina del secolo XIV, Città del Vaticano, 1931, p.338-340, les
Antirrhétiques de Cantacuzène paraissent avoir été envoyés en Chypre, en
119
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
Cydonès. Voordeckers, dans son examen du codex Parisinus gr. 1242,
démontra l’élégance amicale de Cantacuzène qui ne poursuivait pas
des personnes mais des idées. Il établit que les deux cahiers du début
du codex Parisinus gr. 1242, aujourd’hui intégrés au début du traité
contre Isaac Argyre, appartenaient à une copie du traité contre
Prochoros Cydonès, qui contenait la miniature du concile de 1351.
Ce traité avait été exclu de ce recueil des œuvres théologiques de
Jean VI, par la volonté de l’auteur, le seul à pouvoir exprimer un tel
désir. Le copiste, pour sauver la miniature du concile, a coupé les
cahiers, a gratté sur les autres folios le texte, mais a dû conserver le
recto du folio avec la miniature. Ainsi on a la fin du traité de Cydonès
conservée sur le fo 5r. La finalité de toutes ces manœuvres était
notamment de faire un geste amical envers Démétrios Cydonès, le
frère du condamné. Le volume a probablement été offert à Nicolas
Cabasilas, ami intime des deux, mais défenseur du palamisme. Ainsi
Démétrios Cydonès a pu savoir que Jean-Joasaph épargnait la
mémoire de son frère99 . De plus, offrir ce beau volume conçu à la
défense du palamisme à Nicolas Cabasilas, ouvrit une nouvelle
perspective au dialogue entre la théologie dogmatique de Palamas et
la théologie sacramentelle de Cabasilas.
En conclusion, reprenons les principaux arguments de la
démonstration. Comme on vient de le voir plus haut, le traité, dont la
copie était ornée de la miniature du concile, réfutait Prochoros
Cydonès. L’exemplaire était donc en liaison directe avec le synode
de mars - avril 1368. Or, c’est notamment ce synode qui manqua
d’empereur et dont le tomos ne fut pas signé par l’empereur Jean V.
Ce traité contre Prochoros Cydonès, rédigé aux alentours de mars-avril
1368, fut inclu dans la copie de luxe dont la réalisation commença
99
Egypte, à Trébizonde et à Cherson; J. Darrouzès, « Lettre inédite de Jean
Cantacuzène relative à la controverse palamite », REB, XVII, 1959, pp. 7-27,
une lettre de Cantacuzène à l’évêque Jean de Carpasia, datée par Darrouzès
de 1369-1370, qui réfute une œuvre antipalamite.
E. Voordeckers, « Examen codicologique du codex Parisinus graecus 1242 »,
in Scriptorium, 21, 1967, p. 290.
120
Jean VI Cantacuzène, l’hésychasme et l’empire
en 1369, au plus tard. En 1370, la correction de cette copie était déjà
opérée. Cette chronologie coïncide avec le projet d’union des Églises
par la conversion personnelle de Jean V à Rome, annoncée déjà lors
de la lecture officielle de l’appel à l’union d’Urbain V, le 20 septembre
1368, dans l’hippodrome à Constantinople, et accomplie en octobre
1369 à Rome. La représentation des deux évêques, Calliste et
Philothée, en habits patriarcaux, c’est-à-dire avec des sakkoi aux croix
bleues sur les polistavria, crée un jeu de renvoi de signification entre
le concile de 1351 et celui de 1368100 , qui est tout à fait dans la
logique du tomos de 1368, car il était conçu comme une confirmation
de celui de 1351. La conversion de Jean V n’était pas un événement
de moindre importance et le patriarcat s’efforça d’y parer en
provoquant des retours à l’orthodoxie d’ancien latinophrones et par
une politique ecclésiastique et militaire indépendante de celle de
l’empereur et cela en vertu d’une habitude des Byzantins de réagir
contre les sympathies latines de leurs empereurs. Finalement, si
Cantacuzène a choisi de faire écho aux événements de ces années
dans cette copie de ses œuvres, qu’est le Parisinus gr. 1242, il le fait
en tant que moine palamite, muni de la Weltanschauung adéquate,
l’hésychasme eschatologique, pour tirer d’une telle circonstance une
leçon historique.
Jean VI Cantacuzène était l’empereur qui passa de l’état royal
vers l’état monastique, avant-garde de l’Ecclesia. C’est lui qui voulut
signifier le glissement de la légitimité eschatologique de l’Empire vers
l’Église. C’est lui qui commanda au copiste, comme auteur et
donnateur du recueil, le transfert du nimbe du portrait impérial vers
les synodaux, un détail dont la signification théologique nous paraît
maintenant vraisemblable.
Le triple portrait de Jean - Joasaph Cantacuzène dans le manuscrit
de ses œuvres reçoit ainsi une meilleure explication que celle que
fournirait l’orgueil démesuré de Cantacuzène.
100
Ibid.
121