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Trois essais sur la philosophie bouddhique
Stéphane Arguillère
Papier N°33
Septembre 1996
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Trois essais sur la philosophie bouddhique
I. Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité dans le bouddhisme tardif
(p. 3)
II. La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif I
(essai sur l'âme et l'Intelligence dans la pensée de Klong-chen rab'byams) (p. 21)
III. Introduction à la lecture des textes philosophiques en langue
tibétaine: le Traité de la distinction des vues de Go-ram-pa bSod-nams
seng-ge, première partie (p. 83)
Présentation
Les trois textes qui suivent ont été disposés de telle sorte que l'on puisse procéder
dans la lecture du plus accessible à un public versé dans la philosophie, mais peu averti
des doctrines du bouddhisme, vers des analyses plus fortement chargées d'éléments
historiques et philologiques.
L'essai qui suit immédiatement cette introduction, intitulé Ce qui fait le fil
conducteur de l'ipséité selon le bouddhisme tardif, est conçu comme une sorte de
dissertation, qui ne retient des systèmes philosophiques du bouddhisme que quelques
aperçus spéculatifs, quelques suggestions fondamentales, sans alourdir le propos de
considérations relatives au détail des attendus des concepts proposés, à leur origine et à
leur développement.
Le second texte, relatif à la psychologie et à la noétique spéculatives du
bouddhisme tardif, reprend le contenu des recherches menées dans le cadre du séminaire
du même nom; cette fois nous suivons principalement un auteur, Klong-chen rab'byams, philosophe, mystique et poète tibétain du XIVème siècle. Dans cette mesure,
nous ne nous sommes plus permis de gommer toutes les aspérités, toutes les
redondances apparentes, tous les motifs de perplexité que comporte la lettre de son
œuvre; même si les considérations d'histoire de la philosophie au sens strict sont encore
très peu abondantes dans cette seconde partie, elle est cependant largement une série de
commentaires de textes.
Enfin, dans la troisième section de ce volume, apparaissent les fruits de notre
séminaire d'Introduction à la lecture des textes philosophiques en langue tibétaine, centré
sur un écrit de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge (XVème siècle), le traité De la distinction
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des vues. Nous nous appliquons dans cette dernière partie du travail ici présenté à
l'expression même de la pensée tibétaine dans sa littéralité; nous donnons une édition
romanisée de la partie étudiée du texte tibétain, en regard de sa version française, non
seulement pour souligner qu'il s'agissait en bonne partie, dans ce séminaire mené en
association avec la Cinquième Section (Sciences Religieuses) de l'École Pratique des
Hautes Études, de travaux dirigés de traduction, mais encore à l'usage des lecteurs
tibétisants, et notamment des auditeurs futurs de ce séminaire, qui doit se tenir sur
plusieurs années encore.
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Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité
selon le bouddhisme tardif
[Introduction] — Il est bien connu que le bouddhisme s'oppose à la plupart des
doctrines qui ont fleuri en Inde par sa doctrine de l'anåtman, terme que l'on peut rendre
littéralement par “inipséité”. Mais le bouddhisme n'est pas moins soucieux de rendre
raison des apparences qu'il n'est radical dans leur critique; et, davantage, c'est pour ainsi
dire en démontant le mécanisme de l'apparence qu'il en détruit les séductions. À ce titre,
il m'a semblé plus intéressant d'insister sur un versant du bouddhisme, moins connu que
sa réfutation de l'ipséité; à savoir, l'explication de la pseudo-ipséité des phénomènes
subjectifs.
I. — D'une manière générale, et dès les origines, le bouddhisme réduit la personne
à une collection de processus en dépendance fonctionnelle: tels sont les fameux agrégats
(skandha), par exemple, et les douze maillons (niddåna) de la coproduction
conditionnée (prat¥tyasamutpåda). Si l'on veut s'en tenir au simple motif spéculatif de
ces doctrines constantes du bouddhisme, il s'agit essentiellement d'un modèle qui, pour
détruire le mythe d'une subjectivité substantiellement identique à la faveur d'un simple
flux du vécu dont les moments sont causalement corrélés, n'en préserve pas moins une
base pour penser l'ipséité du sujet, précisément par le fait de cette concaténation causale
de tous les moments du processus. Ainsi n'est-ce pas du point de vue de la constance
matérielle qu'une vague a de l'unité; de même un feu, sans cesse nouveau, paraît s'abolir à
chaque instant pour faire place à un autre, mais il n'en a pas moins une certaine identité
conférée par la continuité du processus. De même tout être sensible, humain ou animal,
en dépit de son défaut de subsistance ontologique, n'en est pas moins doté d'une certaine
ipséité, tenant à la corrélation causale des constituants de sa série (saµtati).
II. — On voit ici que la raison de nier l'ipséité sur le plan ontologique est la raison
même qui la préserve dans l'ordre de la pratique mondaine. Il en va de la série psychique,
selon les anciennes doctrines que Vasubandhu rapporte dans l'Abhidharma-koßa-ßåstra,
comme d'une corde: celle-ci en effet ne présente point d'unité substantielle, puisqu'elle
n'est que l'assemblage d'innombrables brins, qui se tiennent les uns les autres de proche
en proche, sans aucun fil conducteur qui parcoure la corde du début à la fin. Or ce défaut
d'unité ontologique n'est en rien contraire à son unité pragmatique, qui se voit à l'usage
que l'on en peut faire, par exemple pour tirer un objet placé à distance. Davantage, il en
est une condition nécessaire. En effet, l'unité monadique, l'ipséité de ce qui ne comporte
pas de parties, serait contraire à l'efficience, qui pour le bouddhisme constitue l'essence
de l'être: ce qui est simple au point de ne pas admettre en soi de différences modales ne
saurait devenir; ce qui, sans s'altérer, n'agit point, n'est rien. Une telle conception trouve
6
son illustration dans les nombreuses réfutations de l'existence de Dieu que comportent
les textes bouddhiques1 : les bouddhistes voient en effet une contradiction flagrante entre
l'unité simple que l'on conçoit en Dieu, et les facultés actives que l'on veut qu'il ait, telles
l'omniscience ou la toute-puissance.
Si l'unité simple, éternellement inerte, répugne à l'être, comment prendrait-on au
sérieux l'hypothèse d'une unité multiple? Quel sens y aurait-il à parler d'une unité
substantielle subsumant des déterminités diverses? Comment, pour reprendre le fameux
exemple hégelien du cube de sel, un même étant pourrait-il être à la fois cubique, blanc et
salé? Ne faut-il pas plutôt dire que l'unité du cube de sel n'est qu'une simple imputation
nominale ou mentale, surimposée à un divers de déterminités coprésentes? Telle est, en
bref, la conclusion de la célèbre analyse de Candrak¥rti, qui dans le
Madhyamakåvatåra2 se livre à la critique de l'existence prétendue de la nature de "char",
entendue comme essence substantiellement unifiante, infuse dans l'agrégat de ses parties
constituantes. Le char n'est au demeurant que l'illustration d'un raisonnement qui
s'applique essentiellement à l'ipséité subjective. Toute l'affaire, pour le bouddhisme, qui
a en commun avec les systèmes brahmaniques la pensée de ce que l'on appelle très
improprement la métempsychose, est de savoir comment l'auteur de l'acte (karman) est
bien "le même" que celui qui, plus tard, pâtira de la rétribution de ses actes, ou plutôt, de
leurs effets selon la causalité naturellement morale du karman. Le problème de l'ipséité
se pose dans la pensée indienne sous les espèces d'une question juridique et morale
autant que métaphysique : le criminel est-il encore, au moment subséquent, le même qu'il
était lors de son crime? Et sinon, s'il est devenu autre, mérite-t-il le châtiment? Ou
plutôt, dans l'hypothèse (commune à la quasi totalité des doctrines indiennes) d'une
rétribution des actes (karman), n'y a-t-il pas quelque injustice à ce que je goûte les fruits
de mes actes passés, si au juste l'auteur de l'acte et celui qui en éprouve les suites ne sont
pas un seul et même individu? C'est ainsi qu'un auteur tibétain du XIXème siècle, 'Jammgon 'Ju Mi-pham, oppose aux conceptions brahmaniques la pensée bouddhique
relativement à l'unité de la série psychique3 :
"...Tandis que notre tradition est à même de résoudre cette difficulté, vous
[Naiyåyika] ne le pouvez en aucune manière: lorsque l’on dit que “l’acte mûrit sur son
auteur”, cela [n'] est posé [que] du point de vue de l’unité de la série. Il est impossible
1
— Cf. par exemple le Ma-rgyud ye-shes thig-le'i mchan-'grel thar-lam rab-gsal, œuvre de sLob-dpon
bsTan-'dzin rnam-dag, auteur tibétain contemporain d'obédience Bon-po, pp.15-18 de l'édition de
Dolanji.
2
— Madhyamakåvatåra, chp. VI, k° 177-178 et surtout 193-205
3
— Dans son Shes-'grel ketaka, commentaire au Chapitre IX du Bodhicaryåvatåra de Íåntideva, Œuvres
complètes, vol.14 de l'édition Bouthanaise de Dil-go mKhyen-brtse Rin-po-che, pp. 57 - 58.
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que l’on aperçoive le fruit tant que la cause n’est pas révolue, puisqu’il faut que le fruit
soit issu de la cause. Si donc [on se trouve] au moment de la production de l’effet, cela
implique que la cause est révolue4 . L’effet est projeté (‘byin) par l’efficace (dbang) des
concaténations, [d’une manière] déterminée (nges). Un effet tel que celui [dont nous
parlons] mûrit dans le série subjective [où] l’ensemble des causes est présent au
complet. Il ne [se produit] pas ailleurs, de même qu’une graine jetée en terre ne se
développe pas sur de la pierre. C’est ainsi qu’en ce fondant sur l'unité d’une série
ininterrompue [d'occurrences] des cinq agrégats en un flux [dont les moments successifs
sont] apparentés, on pose l’identité de celui qui accomplit l’acte et de celui qui en
éprouve les fruits; il en va de même [pour ce qui est de l’attitude que nous adoptons à
l’égard] de tous les usages de l’entendement mondain.
Mais, demandera-t-on, s’il en est ainsi, du fait de l’identité de la série, n’est-elle
pas pourvue d’une unique ipséité? Il n’en est rien. La série est une imputation, à l’instar
d’un collier; en vérité, elle n’est point. Il est facile de comprendre que le corps dans sa
vieillesse et dans sa jeunesse, ainsi que dans ses naissances passées et futures, n’est
point identique. Exprimons-le au point de vue de l’esprit: puisque l’esprit passé, qui est
révolu, n’est point, et que l’esprit futur, étant non-advenu, n’est pas, il n’est point
[dans le passé et dans l'avenir] d’ipséité, car cette [inexistence] répugne à la thèse de
l’existence du Soi. Si toutefois l’on pensait que ce présent esprit qui [maintenant se]
produit est le soi, comme cet esprit actuel [p.58] est voué à l’anéantissement, l’ipséité
elle-même s’abolirait. Vous qui prétendez que le Soi est parvenu jusqu’ici depuis le
passé, et qu’il s’en ira dans l’au-delà, [eh bien!] l’esprit en train de se produire lui-même
(skyes sems kyang) n’est pas le Soi.
C’est en ce sens que [dans] le Madhyamakåvatåra (VI, 104) [nous lisons les
lignes suivantes]:
“Les dharma qui sont tributaires de Maitreya et d’Upagupta
N’appartiennent [certes] point à une même série, en raison de leur altérité;
[Mais des événements] qui diffèrent par le caractère propre
Ne sauraient [davantage] appartenir à une même série. ”5
4
— Le moment de conscience antérieur, déterminé comme cause du moment de conscience postérieur,
est donc aboli au moment de la production de ce dernier, en vertu de la conception de la série psychique
comme un faisceau de séquences d'instants atomiques de conscience. Dès lors, on peut se demander d'où
il tient son efficace causale, étant révolu au moment où il est censé engendrer son effet. Les auteurs
bouddhistes ont proposé plusieurs types de solution à cette aporie.
5
— Ce passage, glosé par Mi-pham dans son dBu-ma la ‘jug-pa’i ‘grel-pa Zla-ba’i zhal lung Dri-med
shel phreng (Œuvres complètes, édition citée, vol. I, p.637), appartient au contexte de la polémique antiidéaliste menée par Candrak¥rti dans son traité. Montrant l’altérité réciproque des séries psychiques,
Candrak¥rti souligne leur disparate interne : il n’y a pas moins d’altérité ontologique entre deux
moments d’une même série qu’entre deux moments appartenant à deux séries différentes, malgré la
continuité ou cohérence interne qui se voit dans le déroulement des moments de chacune. La
concaténation causale des moments d’une série, qui lui donne assurément une certaine unité pragmatique,
8
Cela afin de réfuter [l’idée selon laquelle] la série serait le Soi. Ainsi par exemple,
soit le bambou, au tronc gorgé d’eau (rlon-pa), dénué de parties solides, intérieurement
vide, creux (gsob can); si on le dissèque, on n’[y] trouve nulle substance (snying-po)
ferme et solide, et il semble s’évanouir (phar phar med ‘gro bzhin). De même l’ipséité
que l’on recherche au moyen d’une investigation radicale (rnam-par dpyad-pas) n’estelle point établie en eccéité [=dans l'absolu] (de-kho-na-nyid du). "
En effet, pourrait-on surenchérir, la négation de l'unité substantielle prétendue de
l'étant implique assurément qu'il devient inconcevable dans l'absolu! En effet, ce qui,
selon la fameuse formule de Leibniz, n'est pas une chose, n'est pas une chose.
Cette conséquence est assumée franchement par les auteurs bouddhistes de la
tradition madhyamaka, qui professent la vacuité de tous les phénomènes. Mieux, selon
eux, cette déficience ontologique est la condition nécessaire de leur existence au point de
vue phénoménal: pour ces philosophes, la substantialité serait contraire à l'efficace
causale. C'est en ce sens que Någårjuna, le grand philosophe dont la pensée est à l'origine
du système madhyamaka, a pu écrire cette stance célèbre, dans les
MËlamadhyamakakårikå6 :
“Si la vacuité est logique, tout est logique; si elle est absurde, tout est absurde.”
Et il s'en explique plus loin dans le même chapitre de ce traité7 :
“C'est la production par condition que nous appelons vacuité. La vacuité [ellemême] est imputée sur un substrat [et n'a pas d'être indépendamment des phénomènes
vides]. C'est elle qui est la voie moyenne.”
Ce passage s'éclaire si l'on suit les explications fournies par Candrak¥rti, dans son
commentaire classique, la Prasannapadå Madhyamakav®tti. On dit d'une manière
générale que les phénomènes sont vides, pour autant que leur unité substantielle
prétendue, qui apparaît à un entendement égaré, s'évanouit et s'avère introuvable
lorsqu'on se livre à un examen critique. Assurément, ce qui, tel le "fils de la femme
ne saurait fonder son ipséité dans l’absolu. Candrak¥rti souligne ce qu’il y a d’étrange à donner l’altérité
des séries comme raison du fait que l’un n’éprouve pas les fruits des actes de l’autre, étant donné que
cette même altérité se trouve également entre les moments divers d’une même série. On consulterait avec
profit l’auto-commentaire de Candrak¥rti (dans sa version tibétaine, édition citée p.144); le De-kho-nanyid gsal-ba’i sgron-me de Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros (1349 - 1412) , p.165 de l’édition citée; le
dBu-ma dgongs-pa rab-gsal de Tsong-kha-pa (1357 - 1419) (édition de Sarnath, pp. 266 sqq.); le Nges
don gnad kyi †¥ka de Íåkya mChog-ldan (1428 - 1507) (édition du Si-khron Mi-rigs dpe-skrun khang,
pp.182 - 183), etc. L’explication de Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros est la plus simple, et c’est elle que
j’ai paraphrasée ci-dessus. Ce passage est aussi expliqué par Driessens dans son Entrée au milieu, p.208.
6
— MËlamadhyamakakårikå, chp. XXIV, k°14; Cf.. J. May, Candrak¥rti: Prasannapadå
Madhyamakav®tti,
7
— MËlamadhyamakakårikå, chp. XXIV, k°18, ibid.p.237.
9
stérile" ou la "céleste efflorescence", n'est, même au point de vue superficiel, ni
producteur ni produit, ne saurait avoir le moindre être dans l'absolu. Il n'en reste pas
moins que ce qui est effectivement produit et producteur, comme la série psychique des
êtres sensibles, n'a point d'être en soi, puisqu'il n'existe pas par soi. C'est donc parce
qu'ils sont produits que les étants sont dépourvus d'ipséité dans l'absolu, et en sont
pourvus du point de vue superficiel.
Cette analyse, que pour des raisons d'ordre sotériologique le bouddhisme ancien
applique de manière privilégiée à l'ipséité subjective, vaut aussi bien, dans la perspective
du réalisme résiduel qui caractérise les strates archaïques de la pensée bouddhique, pour
les étants insensibles. Ce que je dis d'une série psychique pour autant qu'elle est une
série causale se dira aussi bien de n'importe quelle autre série causale8 ; et la portée
universelle de cette doctrine en fait peut-être, paradoxalement, l'insuffisance. En effet,
l'ipséité subjective n'est tout de même pas absolument du même ordre que l'identité des
étants qui n'ont pas le sentiment de leur existence, et sont plus dépourvus encore de
cette tendance à “se prendre pour (un) soi" (åtmagråha), propre, selon le bouddhisme,
aux êtres sensibles. Comme le dit fort bien Heidegger dans Les Problèmes fondamentaux
de la phénoménologie (trad. Courtine, p. 242):
“Le Dasein n'est pas simplement, comme étant en général, identique à soi-même
au sens ontologico-formel où chaque chose est identique à elle-même; le Dasein n'a pas
non plus simplement conscience de cette identité, à la différence des choses de la nature,
mais le Dasein comporte une identité à soi-même spécifique: l'ipséité (Selbstheit). son
mode-d'être est tel qu'en un sens il s'appartient en propre, il se possède soi-même et
pour cette seule raison peut se perdre.”
C'est pour saisir ce qu'il en est dans le bouddhisme de la question de l'ipséité prise
sous cet angle qu'il convient d'interroger les positions de l'idéalisme bouddhique
(vijñånavåda). On trouve dans cette doctrine la conjonction de deux problématiques
qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser au premier abord, ne se composent pas
sans une certaine tension: d'une part, un idéalisme subjectif9 qui n'est pas sans affinités
8
— La conséquence n'est pas rejetée par les écoles du mahåyåna; seulement les tendances idéalistes
(l'école d'Asa∫ga et Vasubandhu d'une part, et l'école madhyamaka-yogåcåra de Íåntarak∑ita d'autre part)
n'admettent d'efficace causale que dans le cas de la série psychique (les causalités objectives sont purement
phénoménales, et l'enchaînement bien lié des états du monde n'est qu'un épiphénomène de la causalité
interne de la série psychique). Quant à l'école extrême de Candrak¥rti, elle nie au fond l'idée de l'efficace
causale en général, et considère paradoxalement que les phénomènes s'entre-suivent tout simplement
d'une manière réglée, sans plus…
9
— Je maintiens cette comparaison, en dépit des protestations de Chaterjee, dans son livre: The
Yogåcåra Idealism, Chp. XI, p.204: "Nothing has done more injustice to the Yogåcåra than the line of
interpretation which makes it an Indian edition of Berkeley. It has been labelled subjective idealism,
sensationism, impressionism, and what not." Au demeurant, cette comparaison est tout à fait unilatérale
et provisoire; mais elle n'en est pas pour autant dénuée de valeur comme première approximation. Elle
me semble d'autant plus pertinente que la doctrine de Berkeley présente à la fois une part indéniable
10
avec celui de Berkeley, mais qui le surpasse en radicalité, en trouvant le moyen de faire
l'économie de l'occasionnalisme théologique; et, d'autre part, une conception de la
conscience aperceptive qui peut être rapprochée de la doctrine sartrienne de la
conscience non-thétique (de) soi.
III. [L'aperception dans l'idéalisme bouddhique] — En un sens il paraît qu'un
idéalisme conséquent, qui doit refuser de durcir l'opposition de la conscience et de ses
objets, implique nécessairement une pensée de la conscience de soi: si les contenus de la
conscience sont comme des modes de celle-ci10 , en les connaissant elle devra aussi se
connaître. Mais le paradoxe apparaît, dès lors que l'on pose que la conscience qui se
connaît elle-même à l'occasion d'une conscience d'objet, ne se connaît pas comme cet
objet, mais comme conscience de celui-ci. Ici se réintroduit la scission entre forme et
contenu, que l'on croyait oubliée; l'unité de la conscience et des contenus de conscience
est compromise. Voyons plus précisément ce que devient l'ipséité de la conscience dans
l'idéalisme bouddhique ou vijñånavåda.
III.1.a. [La triple nature ou triple quiddité] — Il n'est rien, selon cette doctrine, qui
ne se ramène à la conscience. Celle-ci est une sorte de monade sans portes ni fenêtres;
mais, à la différence de la monade leibnizienne ou des esprits du système de Berkeley,
elle n'est régie par aucune nécessité étrangère, mais se développe selon une causalité
entièrement intérieure et auto-référente. L'expérience de la conscience, ne comportant de
la sorte rien qui lui soit donné de l'extérieur, peut être envisagée sous un triple point de
vue: celui de l'imaginaire (parikalpita), du dépendant (paratantra) et de l'absolu
(parini∑panna)11 . Par imaginaire, on entend, comme l'aurait dit Descartes, l'être formel
d'évidente vérité, et une série d'apories qui ne peuvent être résolues que moyennant un dépassement de
ses positions dans le sens des doctrines de l'idéalisme bouddhique.
10
— Comme le dit Descartes, Méditations métaphysiques, III, §[17]: "...on doit savoir que toute idée
étant un ouvrage de l'esprit, sa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucune réalité formelle, que celle
qu'elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est à dire une
manière ou façon de penser." Ou, mieux encore, Berkeley, dans les Principles of Human Knowledge, I,
§[7]: "...there is no other substance than spirit, or that which perceives." Mais, relativement au problème
qui nous occupe, ce puissant philosophe semble avoir vu les apories de la problématique de l'aperception
dans un système d'idéalisme subjectif, puisqu'il ajoute (I, §[27]): "Such is the nature of spirit (...) that it
cannot be by itself perceived, but only by the effects which he produces." Seulement, on pourrait lui
reprocher de se tirer à peu de frais de cet embarras, en posant une hypothèse qui répugne absolument à ses
démonstrations immatérialistes, à savoir, l'idée d'une chose qui existe mais n'est point connue: car si le
substrat spirituel est comme tel inconnu, en quoi diffère-t-il de la matière, dont l'existence a été réfutée par
l'auteur? Au demeurant, on en dirait autant de l'existence de Dieu; et ainsi le système de Berkeley détruit
lui-même les conclusions théologiques où il voulait aboutir.
11
— Sur ce triple caractère (tri-lak∑aˆa) ou triple nature (tri-svabhåva), on se reportera avec profit au
Mahåyåna-saµgraha d'Asa∫ga, chp. II, dans la traduction Lamotte, La somme du grand véhicule
d'Asa∫ga, t. II, pp. 87 sqq., ou au Tri-svabhåva-nirdeßa de Vasubandhu (trad. S. Anacker, Seven works
of Vasubandhu, p.291), par exemple.
11
de ce qui "est objectivement ou par représentation dans l'entendement par son idée12 ",
et qui selon cette doctrine est imaginaire, d'où sa désignation. Expliqué dans ce même
langage, le "dépendant" serait l'idée en elle-même, ou l'être formel de l'idée pour autant
qu'elle est un simple mode de l'esprit. Par "absolu", enfin, on entend, selon le Trisvabhåva-nirdeßa de Vasubandhu, "la complète inexistence de l'imaginaire dans le
dépendant", autrement dit, l'immanence parfaite de tous les phénomènes à la conscience,
dont ils ne sont que d'illusoires manifestations ou manifestations.
III.1.b. [Le modèle du trompe-l'œil] — Essayons de faire mieux sentir le caractère
et les rapports de ces trois natures au moyen d'une analogie13 : supposons un paysage
peint en trompe-l'œil sur un mur; Le caractère imaginaire serait analogue au paysage
effectivement existant qu'un entendement abusé croit percevoir, là où il n'y a en fait que
de la peinture appliquée sur un mur. Le caractère "continûment introuvable" de ce
paysage à l'examen de cette peinture serait comme le caractère absolu, défini par Asa∫ga
et Vasubandhu (les maîtres fondateurs de l'idéalisme bouddhique) comme la "complète
inexistence de tout caractère d'objectivité dans le caractère dépendant". Le caractère
dépendant serait la peinture comme telle, abstraction faite des imputations chimériques
que l'on peut se forger (le caractère imaginaire) ou de leur négation (le caractère absolu).
Plus précisément, elle serait cette peinture envisagée comme œuvre de l'artiste, comme
réellement effectuée au terme de son travail, et comme agissante elle-même, en tant
qu'elle touche la sensibilité du spectateur.
III.2.a. [Première thèse: la conscience (considérée dans son caractère dépendant)
se réduit à ses contenus de perception] — Considérons le caractère dépendant comme
tel. La tendance générale de l'idéalisme bouddhique est d'identifier purement et
simplement la conscience avec son contenu factice: elle n'est ni le témoin de son
expérience, ni à proprement parler la matière ou l'étoffe de celle-ci, elle est purement et
simplement cette expérience qu'elle éprouve et qu'elle forge. La réduction des objets à la
conscience qui les éprouve doit s'entendre, dans cette doctrine, réciproquement, comme
impliquant une réduction symétrique de la conscience à son expérience actuelle. Et c'est
en ce sens qu'il faut lire ce passage du Mahåyåna-saµgraha d'Asa∫ga (II,6):
III.2.b. [Objection] — "Vous dites: “Ces idées (vijñapti) ne sont rien qu'idée
(vijñaptimåtra) puisqu'il n'y a pas d'objet (arthåbhåvåt). Quel exemple en a-t-on? —Le
rêve (svapna), etc., peut servir d'exemple. Ainsi, dans le rêve, où il n'y a pas d'objet
12
— Méditations métaphysiques, III §[17]: "...quo res est objective in intellectu per ideam…"
13
— Comparaison suggérée par le rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso de Klong-chen rab-'byams,
ainsi que par un passage du commentaire de Mi-pham au Madhyånta-vibhanga, traité attribué à Maitreya:
Cf. Œuvres complètes de Mi-pham, vol. IV., p. 663.
12
(artha), mais une connaissance sans plus (vijñanamåtra), divers objets —couleurs, sons,
odeurs, saveurs et tangibles, maisons, bois, terres et montagnes— se manifestent;
pourtant il n'y a là aucun objet réel. Par cette comparaison, on comprendra comment,
partout ailleurs [et non pas seulement dans le rêve], il n'y a rien qu'idée
(vijñaptimåtratå)."
La distinction berkeleyenne des "idées" et des "esprits" est vaine; seules existent
les "idées", qui n'ont que faire d'un spectateur subjectif, d'un percipiens. S'il leur fallait,
pour être perçues, un regard qui par surcroît se posât sur elles, on retomberait en effet
dans les apories du réalisme; si les phénomènes étaient distincts de la conscience, il
faudrait encore, comme le dirait Protagoras parlant par la bouche de Socrate dans le
Théétète, "quelque chose d'intermédiaire", une représentation du phénomène, puis une
représentation de cette représentation, et ainsi de suite à l'infini. Une réduction
conséquente du pôle objectif des représentations à la conscience ne saurait laisser
subsister en elle un pôle subjectif, comme l'avait bien vu Hume, et comme l'énonce
clairement Klong-chen rab-'byams, le grand philosophe rnying-ma-pa du quatorzième
siècle tibétain, lorsqu'il écrit14 les lignes suivantes:
"Lorsqu'on aura compris le caractère onirique des apparences de l'objet saisi,
S'étant de la sorte défait de la représentation d'une chose à saisir, on se sera par le
fait même départi du "saisisseur":
Par la suspension de l'objet (yul), le sujet (yul-can) est suspendu."
III.2.c. [Inipséité de la conscience dans sa confusion avec les contenus de son
expérience] — Dès lors, il semble que, comme tout à l'heure le char ou le cube de sel, la
conscience ne soit plus qu'une désignation collective pour le divers phénoménal, arrangé
en une série, dont les éléments sont causalement interdépendants. Si la conscience
s'absorbe entièrement dans le contenu de son expérience, sans rien garder à part soi, si
comme le dit Sartre, la conscience "s'épuise" dans son objet15 , il faudra dire qu'à l'instar
du cube de sel, ou du char dont nous parlions il y a un instant, la conscience n'est qu'un
nom appliqué à une collection disparate et mouvante. Si tout est conscience, la
conscience n'est plus rien; sa trop grande extension la vide de toute teneur propre.
L'ipséité subjective semble en ce sens fort compromise, non moins que le moi dans la
pensée de Hume.
14
— dans son rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso, p.6 de l'édition Sikkhimaise de rDo-grub-chen
Rin-po-che.
15
— "Toute conscience est positionnelle en ce qu'elle se transcende pour atteindre un objet, et elle
s'épuise dans cette position même..." (L'Etre et le Néant, Introduction, chp. III: "Le cogito préréflexif et
l'être du percipere".
13
III.3. [Seconde figure: la différence de la conscience de soi] — Cependant, même
si l'on ne peut poser une différence réelle entre la conscience et ce dont la conscience, de
même que, dans la pensée d'Aristote il n'y a pas de différence réelle entre la matière et la
substance dont elle est la matière16 , mais une différence formelle, de même, pourquoi ne
parviendrait-on pas à penser la conscience comme telle, abstraitement, en vertu d'une
différence de raison entre la conscience et son contenu? Peut-être trouverait-on par là
une voie pour saisir l'ipséité de la conscience, qui nous a échappé.
Tel est l'enjeu, précisément, de la réflexion de l'idéalisme bouddhique sur la svasa◊vedana, la conscience de soi, thématique traitée dans un registre qui, on l'a vu, n'est
pas sans évoquer la conscience non-thétique de soi ou cogito préréflexif de Sartre17 .
Cette doctrine, qui semble avoir été élaborée initialement dans toute sa portée par les
grands fondateurs de la logique bouddhiste, Dignåga et Dharmak¥rti18 , veut penser le
fait que la conscience, sans être une lumière hétérogène jetée sur les apparences, tout en
n'étant que la phosphorescence propre des phénomènes internes et externes, est ainsi
faite que toute conscience d'objet est accompagnée d'une conscience de soi. Cette
conscience reste certes non-thétique; et, comme l'écrit Sartre, "nous ne devons pas la
16
— "La matière est inconnaissable par soi", Métaphysique Z 10, 1036a9; ou encore, en H 1, 1042a26:
"Or le substrat est substance, et c'est, en un sens, la matière (et j'appelle matière ce qui, n'étant pas un
être déterminé en acte, est, en puissance seulement, un être déterminé), en un autre sens, la forme ou
configuration (ce qui, étant un être déterminé, n'est séparable que par une distinction logique), et, en un
troisième sens, le composé de la matière et de la forme, seul soumis à la génération et à la corruption, et
existant à l'état séparé d'une manière absolue." Si seul le composé existe à l'état séparé, il n'en reste pas
moins qu'entre la forme et la matière qui le compose, la première aurait tout de même plus de titre que la
seconde à l'existence séparée; car tout l'être de la substance composée tombe du côté de l'essence, et la
matière prise à part n'est que l'inessentiel comme tel, vide indéterminé et privation. Elle peut cependant
être conçue abstraitement, car elle n'est pas pur néant, dans la mesure où le composé ne se réduit pas à la
forme seule; et elle présente à ce titre une différence formelle avec ce dont elle est l'étoffe.
17
— "...la condition nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soit connaissante de son
objet, c'est qu'elle soit conscience d'elle-même comme étant cette connaissance. C'est une condition
nécessaire: si ma conscience n'était pas conscience d'être conscience de table, elle serait donc conscience
de cette table sans avoir conscience de l'être ou, si l'on veut, une conscience qui s'ignorerait soi-même,
une conscience inconsciente -ce qui est absurde." (L'Etre et le néant, Introduction, chp. III). Comp.
Dharmak¥rti, dans un vers célèbre rapporté par Mådhava dans son Sarvadarßana saµgraha: "Si la
perception ne se percevait pas, les objets eux-mêmes ne pourraient être perçus."
18
— Pour un bref exposé de leurs doctrines, cf. Nyåya-bindu, de Dharmak¥rti, avec son commentaire,
la Nyåya-bindu-t¥kå de Dharmottara, k°10 et son commentaire, en version anglaise (médiocre) dans Th.
Stcherbatsky, Buddhist Logic, t. II, pp.29-30; cf. également Th. Stcherbatsky, La théorie de la
connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs, chp. XII, "la conscience de soi (svasaµvedana)"
On consulterait avec profit le chapitre V des Pramåˆa-vårttika-kårikå de Dharmak¥rti avec leurs
commentaires tibétains, comme l'excellent Legs-bshad snang-ba'i gter de Mi-pham, et le chapitre IX du
Tshad-ma rigs gter de Sa-skya paˆ∂ita. Pour une critique brahmanique de ces doctrines, on pourra
consulter la M¥må◊så-ßloka-vårttikade Kumårila Bha††a, dont les chapitres de critique du bouddhisme
ont été traduits en anglais par Vijaya Rani, The Buddhist Philosophy as presented in M¥må◊så-ßlokavårttika, spécialement, sur ce point, pp. 69-72. Les auteurs bouddhistes ont aussi, pour une part, rejeté
cette conception de l'aperception; et leurs arguments ont été présentés avec finesse et profondeur par Mipham dans son Shes-'grel Ketaka, pp.17-23 du tome XIV des Œuvres complètes dans l'édition mKhyenbrtse.
14
considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d'existence qui soit
possible pour une conscience de quelque chose." Il s'agit d'un concept paradoxal: la
forme universelle conscience, qui doit accompagner tout contenu d'expérience possible,
aurait un quasi-contenu propre, mais d'un autre ordre que le contenu factice de
l'expérience. Qu'est-ce donc que le "soi" de la conscience de soi selon les auteurs de
l'idéalisme bouddhique?
Le "soi" de la conscience de soi semble se réduire au pur "éprouver" de
l'expérience. Selon nos auteurs, il est à l'expérience ce que la lumière est aux couleurs, ce
que la brillance du miroir est aux images qui paraissent en lui. Il ne s'agit pas pourtant
d'en faire un fond éternel de subjectivité, spectateur non-engagé des apparences, tel le
pur témoin des doctrines Upani∑adiques. En effet, il n'a rien de subsistant: quoi que
formellement toujours identique, il est toujours matériellement autre; il est comparable à
l'éclat incessant et toujours pareil que jette une flamme toujours nouvelle. Il n'en reste
pas moins qu'il est un élément, certes concrètement indissociable de l'expérience, mais
formellement distinct d'elle, qui dans sa formalité vide reste toujours identique à soi: la
conscience de soi qui naît à l'occasion de la conscience du blanc ne diffère somme toute
que numériquement, et non qualitativement, de celle qui accompagne la perception du
cubique ou du salé, par exemple. De la sorte, il faut ajouter à notre première figure de
l'ipséité subjective, celle de l'identité personnelle fondée sur la concaténation causale des
moments de la série psychique, plutôt que sur quelque un lien substantifiant perpétuel,
une seconde modalité de cette ipséité, qui tient au fait, pourrait-on dire, que "le Je pense
doit pouvoir accompagner toutes mes représentations".
III.4. [Réduction de tout le contenu de la conscience au simple "Je = Je" de la
conscience de soi] — Livrons-nous cependant à un examen rapproché de la psychologie
spéculative de l'idéalisme des logiciens bouddhistes. Il est tout d'abord à remarquer que,
dans leurs œuvres proprement logiques, ces auteurs, qui ont en vue l'élaboration d'une
sorte de "machine de guerre de la foi", concèdent à ce titre au sens commun un grand
nombre de thèses qu'ils ne jugent pas contraires au bouddhisme comme tel, bien qu'euxmêmes les récusent en dernière analyse. Construisant ainsi leurs démonstrations sans
remettre en question un certain réalisme19 , ils posent que la conscience de soi est une
fonction de ce que nous pourrions appeler le sens commun (manas), et qu'il s'agit d'une
sorte de sentiment intime de tout ce qui est immanent à la conscience. Il peut paraître
déroutant que Dharmottara, le commentateur du Nyåya-bindu, puisse d'une part écrire20
19
— Très précisément, celui, mitigé, des Sautråntika, philosophes bouddhistes du petit véhicule
(h¥nayåna), qui ne nient pas l'existence de la chose en soi, mais distinguent cependant la chose telle
qu'elle est en elle-même et ma représentation (tib. rnam-pa) de la chose.
20
— Nyåya-bindu-†¥kå, (11.5) sqq.
15
que la conscience de soi "n'est pas en elle-même un phénomène mental (particulier),
distinct de tous les autres", ou encore qu'il "n'y a point de phénomène mental qui puisse
être inconscient de sa propre existence", et, d'autre part, restreindre l'extension de
l'aperception à un registre limité de phénomènes. Tout se passe dans ce texte, comme s'il
y avait une part de la conscience -(ce que l'on nomme la "conscience mentale", le
pendant bouddhique du sens commun de notre tradition)- qui était avertie
immédiatement de ses propres contenus, et médiatement seulement des données des
sens particuliers ou des événements du monde, toutes choses qui paraissent exemptes de
tout sentiment de leur propre être. C'est qu'il faut tenir compte du contexte réaliste que
l'auteur adopte pour des raisons pragmatiques, de force persuasive des arguments contre
les adeptes des écoles brahmaniques. Si l'on replace ces formules de circonstance dans le
cadre de l'idéalisme auquel il adhérait en vérité, cette distinction d'une partie de la
conscience immédiatement avertie de soi, et d'une autre part qui ne le serait
qu'indirectement, peut parfaitement s'entendre. En effet, même si la conscience ne peut
sortir d'elle-même, même si lorsqu'elle tend vers le dehors elle retombe toujours en ellemême, elle n'en est pas moins traversée par un processus d'extériorisation, qui fait que
certaines de ses parties lui sont pour ainsi dire moins intérieures que d'autre. A témoin
les textes que cette tradition consacre aux phénomènes de l'endormissement, du rêve et
du réveil, de la mort et de la renaissance: le sommeil profond est conçu comme une sorte
de résorption de la conscience en elle-même, tandis que le réveil se caractérisera par une
manière de désemboîtement graduel des instances psychiques, qui sortent les unes des
autres comme d'une graine un germe, une tige, des branches, des feuilles... Même si c'est
au fond une même lumière qui baigne tous le phénomènes, même si la conscience ne sort
pas d'elle-même pour se perdre dans l'inconscience21 , il n'en reste pas moins que, dans
cette immanence, tout se passe comme s'il y avait un foyer de lumière, d'où la clarté
rayonnât alentour. C'est en ce sens que le modèle de la lampe (qui ne peut éclairer ce qui
lui est étranger si elle n'est pas claire en elle-même) ne perd pas toute sa valeur dans un
modèle radicalement idéaliste, si tant est qu'il n'y a rien d'absurde à faire d'une instance
particulière de la conscience (le manas) l'opérateur de la conscience de soi. Or cette
construction paradoxale nous permet de retourner entièrement la question de l'ipséité
subjective: dans cette optique philosophique, essentiellement étrangère à tout dualisme
du sujet et de l'objet, autant il était pertinent en apparence de réduire, à la manière de
Hume, la conscience aux apparences, comme la simple phosphorescence du perçu,
autant il est permis de procéder inversement, en soulignant combien les phénomènes ne
21
— Il faudrait d'ailleurs se demander si l'ålayavijñåna peut être pensé comme un inconscient psychique,
ainsi qu'on serait tenté de le faire, au prix d'une comparaison peut-être hâtive. Ce qui est apparaît, c'est
que la conscience en général est caractérisée par une sorte d'être-hors-de-soi, d'aliénation, propre à porter
au sein de cet étant auto-constitué de manière immanente une certaine opacité à soi (voir la deuxième
section de ce volume, où il est largement question de la conscience (ou âme) dans une perspective à la
fois psychologique et ontologique).
16
sont qu'autant de diffractions de la conscience, et se réduisent tous, à ce titre, à l'identité
formelle de la conscience non-thétique de soi. Il sont pour ainsi dire à l'état dissous dans
l'élément de cette identité formelle et vide du "Je = Je". C'est pour illustrer ce paradoxe
que Stcherbatsky, dans son livre sur La théorie de la connaissance et la logique chez les
bouddhistes tardifs22 , s'est livré à cette étonnante mise en scène du paradigme de la
lampe, modèle classique de l'aperception:
"...comme les représentations objectivées ne sont pas autre chose que la
conscience même, n'y ayant pas d'objets extérieurs qui leur correspondraient, la
conscience apparaît (...) comme une lampe qui brille dans un espace vide et n'éclaire que
soi."23
La conscience semblait n'exister que dans ses modes; mais ceux-ci n'en existent pas
moins seulement en elle, et comme ses illusoires transformations. Les philosophes qui
s'imaginent être parvenus à un ferme point d'arrêt lorsqu'ils ont dégagé la "sphère
égologique réduite", la conscience prise comme monade avec ses contenus, se
méprennent gravement. Il y a à cela diverses raisons, dont l'une est précisément
l'impossibilité de maintenir dans leur solide opposition réciproque les déterminités
particulières des apparences diverses, dès lors qu'elles ont été reconnues dans leur
immanence à la conscience. C'est ici qu'apparaît la dialectique de ce que nous avons
appelé plus haut la nature dépendante et la nature absolue: notre analogie du trompel'œil peint sur un mur laissait croire que la peinture comme telle subsisterait inentamée à
la suspension de la croyance en la réalité du paysage qu'elle figure. Or la négation de
l'imaginaire fait s'effondrer le dépendant, qui s'écroule dans l'absolu: tout se passe
comme si le trompe- l'œil, dans sa matérialité même, avait été étayé dans la croyance en
la réalité formelle du paysage qu'il figure objectivement, et que la suppression de celle-ci
lui ôte tout fondement. C'est en ce sens que Klong-chen rab-'byams peut écrire24 les
vers suivants:
"Au moment où, la croyance en un sujet ayant été renversée, la croyance en un
objet se disloque,
Le champ phénoménal qui, à l'examen, est sans cohésion, parait s'effondrer..."
Dès lors, ce n'est plus la conscience de soi qui est un épiphénomène de la
conscience d'objet, mais l'inverse; ce n'est pas du côté du divers phénoménal que tombe
22
— Chp. XII, p. 169.
— Sa-skya paˆ∂ita, le très grand philosophe tibétain du début du treizième siècle, présente une
solution assez curieuse pour sauver la distinction des perceptions objectives et des illusions subjectives,
tout en maintenant cette immanence absolue de la conscience. Celle-ci est esquissée dans les deux
derniers quatrains du premier chapitre de son Trésor des raisonnements logiques (Tshad-ma rigs gter):
"Don du snang-ba blo nyid yin / /sNang-ba de nyid phyi na med / /Bag-chags brtan dang mi brtan la /
/bDen dang rdzun-pa'i rnam-bzhag byed / / Ji srid phyi-rol khas-len-pa / /De srid rgyu la gzung-yul
zer / /Shes-bya nang-gir zhugs-pa na / / Yul dang yul-can grub-pa med / "
24
— sGyu-ma ngal-gso, chp. I, p. 7
23
17
tout le réel, mais du côté de la pure conscience non-thétique de soi. La conscience n'est
jamais consciente que de soi; et comme c'est elle et elle seule qu'elle éprouve, elle n'est de
part en part qu'une identité à soi réfléchie en soi-même, et son ipséité ne se trouve pas à
côté des phénomènes et comme les accompagnant, mais en eux-mêmes qui se réduisent à
elle. Selon cette troisième figure de l'ipséité, la conscience n'est pas seulement identique à
soi dans la consécution réglée des moments du contenu, ou dans l'unité abstraite et vide
de la forme conscience de soi qui les accompagne à chaque fois, mais encore dans l'unité
indissociable de celle-ci et du contenu de l'expérience, qui n'en est pour ainsi dire que la
diffraction, ou l'expression.
III. 5. [L'Esprit objectif dans l'idéalisme bouddhique] — L'ipséité subjective n'est
certes pas encore suffisamment pensée dans cette identification abstraite de la
conscience de soi et de son monde. En effet, ce contenu qui lui est adjoint comme son
illusoire expression ne lui est pas associé d'une manière simplement fortuite. On ne peut
dire des contenus de l'expérience de la conscience, dans l'idéalisme bouddhique, ce que
Hegel dit25 des représentations relativement à la monade dans le système de Leibniz,
lorsqu'il écrit que "la monade leibnizienne développe à partir d'elle-même ses
représentations; pourtant elle n'est pas la force qui les engendre et les lie, mais elles
montent en elle comme des bulles; elles sont indifférentes, immédiates les unes en regard
des autres, et aussi en regard de la monade elle-même." En effet, toutes les
représentations sont assurément de cette étoffe qu'est la conscience, mais, bien
qu'adventices au regard de sa pure essence, elles ne sont pas pour autant
accidentellement conjointes à elles, comme le sont au miroir les images qui paraissent en
lui. Elles sont bien plutôt l'être-là de la conscience de soi, sa position de soi dans son
œuvre. Comment cela? C'est que le mot de karma (tib. las) ne signifie rien d'autre
qu'œuvre ou travail. Or c'est le concept qui sert à penser le rapport de la conscience
comme telle à son être-là phénoménal: elle est ce qu'elle a fait, elle est sa propre œuvre,
elle se produit elle-même radicalement par son travail. Il n'y a pas à poser la pure
conscience de soi, d'une part, et son contenu factice produit en corrélation fonctionnelle,
d'autre part, comme si la conscience restait étrangère au processus causal qui s'enchaîne
en elle. Le monde de chacun est le fruit de ses actes, comme Vasubandhu l'énonce
25
— Dans la Science de la logique, Logique de l'essence, I, chp. I, trad. Labarrière & Jarczyk pp. 1213. Les traducteurs ajoutent à ce passage une note fort intéressante, qui fera mieux voir en quoi il se
rapporte au présent sujet: "Tout au long de son oeuvre, Hegel fait grief à Kant et à Fichte de s'en être tenu
à un idéalisme subjectif qui implique nécessairement que le monde soit compris comme un donné
extérieur et immédiat. Dans le cas de Leibniz, le procès, quoique inverse, aboutit au même résultat: les
déterminations proviennent bien de la monade, mais elles se déposent à l'extérieur de la pure positivité
qu'elle est. Ici et là un monde étranger borne le Je et se juxtapose à lui; pour Hegel, au contraire, le
monde est le lieu où paraît l'objectivité du sujet."
18
clairement dans la Viµßatikå et le démontre dans le commentaire qu'il donne de son
propre traité versifié26 . La conscience est aussi bien, comme concrètement indissociable
de sa facticité, et à ce titre, à la fois agent, matériau et produit de son propre travail. S'il
ne faut donc pas aller jusqu'à dire, avec Marx, que "ce n'est pas la conscience qui
détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience", c'est la détermination
réciproque de la conscience et de la vie qu'il faut penser. Nous revenons ici à un point de
vue concret sur la conscience, en qui nous avions abstraitement scindé, puis réuni d'une
manière seulement formelle, la conscience de soi et le contenu de l'expérience. Or ce n'est
pas par l'effet d'une extrapolation fantaisiste que l'on présente maintenant la conscience
sous les traits du "travailleur" ou de l'étant qui par son labeur se produit radicalement
soi-même: Asa∫ga, le grand fondateur de l'idéalisme bouddhique, présente en effet les
caractères (lak∑aˆa) de la conscience27 en insistant 28 sur le fait qu'elle est à la fois cause
et effet, œuvre et artisan. C'est ainsi que la conscience possède, dans le bouddhisme, en
plus de l'identité à soi (de (a) la cohérence du contenu et de (b) l'unité formelle) et de la
conscience de soi, un autre trait propre (et même peut-être le plus essentiel) de l'ipséité:
l'auto-finalité de la "fin en soi", dans la production radicale de soi. C'est en effet d'une
manière très forte, selon l'idéalisme bouddhique, que pour la conscience "il y va dans son
être de cet être même".
IV. [Travail, aliénation, finalité] — Il est hélas impossible de développer comme il
le mériterait ce portrait de la conscience sous la figure du travailleur. L'idéalisme
bouddhique a en effet développé un système extrêmement subtil et complexe pour
rendre compte de cette auto-production de la conscience sans portes ni fenêtres, qui
tient à une manière de "dialectique du moi et de l'inconscient", pour reprendre le titre
26
— Cf. S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, chp. VI: "The Twenty Verses and their commentary".
— En fait, de la conscience-réceptacle (ålayavijñåna); mais cette nuance est sans importance, car ce qui
se dit de celle-ci se dit de la conscience absolument parlant, car les sept autres instances de la conscience
n'en sont qu'autant de développements illusoires (parinåma).
27
28
— Mahåyåna-saµgraha chp. I, §.[14]; Lamotte, La Somme du grand véhicule d'Asa∫ga, t. II, pp.3132: "Voici terminée l'étude sur les synonymes de la “connaissance-réceptacle”. Abordons maintenant
l'étude de ses caractères (lak∑aˆa). Sommairement, ils sont au nombre de trois: caractère propre
(svalak∑aˆa), caractère d'être cause (hetutvalak∑aˆa) et caractère d'être fruit (phalatvalak∑aˆa).
1. D'abord, le caractère propre de la connaissance-réceptacle: en vertu des imprégnations (våsanå) de
tous les dharma souillés [qui la parfument], la connaissance-réceptacle est la cause génératrice de ces
dharma, car elle a la faculté d'en contenir les germes (b¥japarigrahanopetvåt).
2. En outre, son caractère d'être cause: cette connaissance-réceptacle munie de tous ses germes
(sarvab¥jaka) est toujours présente comme cause de ces dharma souillés.
3.
Enfin, son caractère d'être fruit: la connaissance-réceptacle naît en vertu des imprégnations
éternelles (anådikålikå våsanå) de ces mêmes dharma souillés."
19
français d'un fameux écrit de Jung29 . En revanche, pour en rester dans le simple horizon
d'une épure spéculative de ces modèles, on peut ici se souvenir de la formule
heideggerienne qui nous avait orienté vers la problématique de l'ipséité dans l'horizon
spécifiquement subjectif: ne disait-il pas du Dasein que "son mode d'être est tel qu'en
un sens il s'appartient en propre, il se possède soi-même et pour cette seule raison peut
se perdre"? Or cette conscience qui se fait elle-même dans son labeur est essentiellement
une conscience aliénée, pour le bouddhisme, car son activité laborieuse est aussi bien une
fuite en avant de soi dans l'égarement; et la temporalité de la conscience est mue par
l'inquiétude qui habite ce travail. Heidegger souligne d'ailleurs quelque part la relation
étroite qui chez Hegel unit travail et souffrance30 , et elle tient assurément à une certaine
inadéquation de l'être-là phénoménal et de l'essence, qui fait que le premier est en luimême tendu au-delà de lui-même, dans l'épreuve de son éloignement de soi et dans sa
nostalgie de soi. Si tant est que tout mouvement doit se penser comme "l'être en acte de
ce qui est en puissance, en tant qu'il est en puissance", ne faut-il pas dire que l'inquiet
labeur de la conscience et son objectivation constante en un flot de représentations sont
l'indice de sa dépossession de soi31 , de son inauthenticité première qui, comme épreuve
de la privation d'authenticité, la travaille, et l'invitant sans cesse à rentrer "chez soi", la
fait toujours sortir de tout être-là factice donné? Tout mouvement ne doit-il pas se
penser dans l'horizon d'un retour vers le lieu naturel, et la conscience en travail n'est-elle
pas nécessairement une conscience exilée de soi? De même que, lorsque dans le contexte
aristotélicien, la cause formelle, agissant comme cause finale, meut de l'intérieur le
développement d'un organisme, la substance comme composé étant-là et la substance
comme essence sont la même chose, mais qui est séparée de soi et rapportée à soi en
elle-même, de même ici, dans l'auto-finalité de la conscience, la conscience en travail et la
29
— Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten. On peut consulter, en anglais, une
bonne introduction systématique à ces doctrines, très éclairante en ce qui concerne cette auto-production
de la conscience: The Yogåcåra Idealism d'Ashok Kumar Chatterjee, éd. Motilal Banarsidass, Delhi,
Varanasi, Patna, Madras, 1962, 1975, 1987. En langue française, on pourra se reporter à un ouvrage
collectif publié sous la direction de L. Silburn, Le Bouddhisme, Fayard 1977, chp. VI. Cette seconde
présentation a pourtant peut-être le défaut de tirer le bouddhisme en général et le vijñånavåda en
particulier dans un sens mystique qui tend à le rapprocher d'une manière excessive des vues
brahmaniques. Il aurait peut-être mieux valu privilégier la formulation classique du système par
Vasubandhu, ou du moins la distinguer des doctrines légèrement différentes, et d'interprétation difficile,
du Lankåvatåra-SËtra.
30
— Questions I, "De La Ligne", pp.223 sqq.: "Pour pouvoir retracer plus clairement les relations
maîtresses de l'implication intime du “travail” et de la “souffrance”, il ne faudrait pas moins que pouvoir
pénétrer l'unité qui forme le tracé de la métaphysique hégelienne en unifiant La Phénoménologie de
l'Esprit et la Science de la logique. Ce tracé fondamental est l'“absolue négativité” en tant que “force
infinie” de la réalité, c'est-à-dire du “concept existant”..."
31
— On peut d'ailleurs se demander si tel ne serait pas le motif spéculatif caché de la polémique que les
bouddhistes de l'école du madhyamaka ont mené contre l'idée d'une possession absolue de soi de la
conscience dans l'intuition aperceptive (tib. rang-rig mngon-sum). Parce que la conscience est comme
telle un être hors de soi, un être égaré, un clair-obscur d'incertitude, elle ne saurait se connaître elle-même
qu'en se surpassant, en se sursumant vers la "sagesse de la propre Intelligence" (tib. rang-rig-pa'i yeshes), comme 'Jam-mgon Mi-pham le montre magistralement dans Le Joyau opalescent, glose du
chapitre de l'éminent discernement (tib. Shes-'grel ketaka).
20
finalité de ce travail sont à la fois identiques et différentes. Cette thématique se trouve
pensée, dans l'œuvre de Klong-chen rab-'byams, sous le concept de rigs (skt. gotra) ou
"parenté", qui semble réintroduire une certaine conception de la finalité dans le
bouddhisme, en essayant de penser comment la conscience (rnam-shes ou sems) est
tendue en elle-même vers elle-même et au-delà d'elle-même, vers la sagesse primordiale
(ye-shes) ou Intelligence (rig-pa). Cette "parenté" est pensée comme un principe
dynamique interne qui appelle la conscience vers son être le plus propre, par l'épreuve
en elle de la privation de celui-ci. Ce qui est remarquable ici, c'est que ce mode-d'être vers
lequel la conscience est ainsi portée par le mouvement de son inquiétude interne, ce à
dessein de quoi elle se transcende dans son travail, n'est pas lui-même à proprement
parler de l'ordre de la conscience. Ce que l'on appelle sagesse primordiale (ye-shes) ou
Intelligence (rig-pa) est en effet au-delà de toute causalité, imprédicable en termes
d'identité à soi, puisque dépourvu de toute déterminité, même seulement formelle et
vide, dépourvu même de toute aperception, puisqu'au fond celle-ci reste un concept
confus que l'on ne peut pas vraiment distinguer de la connaissance réflexive de soi32 .
Enfin, cette Intelligence est assurément établie en soi-même dans un calme repos qui
ignore travail et souffrance, et toute ordination à une fin plus ultime qu'elle-même.
[Conclusion] Tel est le véritable soi de la conscience de soi, mais dont la
conscience, être d'égarement, était pour elle-même la taie occultante. Ici, nous atteignons
à la clef de l'ipséité de la subjectivité dans le bouddhisme, semblerait-il, où la conscience
entre enfin en possession d'elle-même. Mais, ce faisant, la nuée de la conscience égarée
s'est résorbée dans un ciel limpide, dévoilant le spectacle du soleil, dont auparavant elle
masquait la lumière, tout en la révélant à demi, infuse dans sa translucidité partielle, dans
le demi-jour de son opacité incomplète. En soulevant le voile qu'elle était elle-même, la
conscience s'est ainsi surpassée dans un être qui d'une certaine façon ne relève plus
proprement de la subjectivité (à peu près pour les mêmes raisons que celles qui amènent
Plotin à dire33 , avec certes bien des nuances, que l'Un ne se connaît pas lui-même), ni de
l'ipséité, puisque celle-ci impliquait, plus que l'identité à soi-même "au sens où chaque
chose est identique à elle-même", ou "la conscience de cette identité", cette appartenance
à soi-même dans l'auto-finalité, qui est le propre d'un être qui se réfléchit en soi-même
ou se rapporte à soi-même, parce qu'il est exilé de soi. Le soi ultime de la conscience est
inipséité (anåtman)...
32
— en tant qu'une conscience de soi sans opposition interne entre un sujet épistémologique et un objet
épistémologique est impossible, et que la différence de ceux-ci ne saurait être seulement modale, mais
doit être également réelle, pour autant, comme le dit un sËtra, que l'épée ne peut se trancher elle-même,
ni le doigt se toucher lui-même, ni, comme l'ajoute plaisamment 'Jam-mgon Mi-pham (op. cit., p.18), le
contorsionniste ne peut s'asseoir sur sa propre épaule.
33
— Ennéade VI, 7, [39], par exemple; ou encore VI, 9, [6].
21
[Épilogue, en réponse à une question] — Question: "Quel est le statut de cet "être qui ne
relève plus de la subjectivité … ni de l'ipséité? Rejoint-on une forme de réalisme
ontologique?" — La seconde section de ce volume, en tant quelle aborde la noétique ou
théorie de l'Intelligence, a vocation à compléter le présent essai sur ce point. Ayant
abordé, au terme de ce parcours parent de la conversion plotinienne, aux rives de
l'Intelligence, nous allons maintenant l'explorer un peu, avant de retrouver la conscience
(ou l'âme) à la faveur d'un cheminement inversé (de procession, si l'on veut).
22
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24
LA PSYCHOLOGIE ET LA NOETIQUE SPECULATIVES DU
BOUDDHISME TARDIF
CONTRIBUTION À L'APPROFONDISSEMENT DE LA
MÉTAPHYSIQUE PAR UNE MÉDITATION RADICALE SUR
L'ESSENCE DU NIHILISME
INTRODUCTION
§.1 BILAN HEIDEGGERIEN DE L'HISTOIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE
Le tableau que dresse Heidegger de l'état de la philosophie en Occident nous aide à
percevoir à quel point, dans le registre ontologique, elle s'est peu à peu opacifiée et
sclérosée, tendant à l'oubli de la portée véritable des questions qui l'animaient à son
commencement.
Que cet oubli, que cet obscurcissement, ne soit en rien unilatérale décadence d'une
pensée qui s'enfonce dans l'insignifiance, c'est ce que résume les fameux vers de
Hölderlin, si inlassablement répétés par Heidegger: "là où est le plus grand péril, croît
aussi ce qui sauve"34 . Et précisément, ce bilan de l'histoire de la métaphysique comporte
en plusieurs points l'indication de la direction que devrait prendre une pensée vraiment
soucieuse de surmonter la perspective de l'onto-théologie, sans pour autant, sous
l'emprise du spécieux mot d'ordre du "dépassement de la métaphysique", s'enfoncer plus
encore dans l'oubli de l'être, par un déni pur et simple de la radicalité propre au
questionnement philosophique.
Peut-être faut-il en effet, comme philosophe, s'estimer insatisfait d'une démarche
qui se contenterait d'errer en surface, de gloser sur des objets fragmentaires, de décrire,
de soupçonner, de déconstruire? Si la philosophie doit être par essence la discipline qui
tend à rendre raison de ses démarches et de ses contenus à tous les niveaux de son
développement 35 , on est fondé à regretter la belle totalité des grands systèmes de
métaphysique, auxquels cependant on sait ne plus pouvoir adhérer.
34
Acheminement vers la Parole, p. 105 : "Il ne s'agit ni de démolir, ni même de renier la métaphysique.
Vouloir de telles choses, ce serait, prétention puérile, ravaler l'histoire."
35
Certes, Heidegger nous invite souvent à "comprendre les auteurs mieux qu'ils ne se sont compris euxmêmes"; et pourtant, ne dit-il pas aussi que "toute grande pensée se comprend elle-même, c'est-à-dire se
comprend soi, dans les limites qui lui sont sa mesure assignée, toute grande pensée se comprend ellemême le mieux." (Acheminement vers la Parole, p. 125 de la traduction Beaufret- Brokmeier - Fédier, éd.
Tel). La clef de la conjonction de ces deux positions apparemment contradictoires se trouve sûrement
dans ces deux phrases tirées du cours de 1924 sur Le Sophiste, que J. Taminiaux met en exergue de son
livre Lectures de l'ontologie fondamentale: "De toute manière il est de prime abord suspect de prendre
25
Il n'est pas utile de reprendre ici en détail l'analyse heideggerienne de la manière
dont la métaphysique atteint à sa perfection, et ainsi à sa mort, chez Hegel (comme il
apparaît dans le cours sur La "Phénoménologie de l'Esprit" de Hegel); on sait également
comment cet auteur conçoit la place de Nietzsche dans l'histoire de la métaphysique,
comme dernier métaphysicien, pour autant que, tout en percevant déjà les limites de
l'onto-théologie, il se tient toutefois encore dans la sphère de la métaphysique, et ne
réussit pas à ouvrir un champ de pensée nouveau, plus radical. Mais on ne voit guère en
quoi ce que Heidegger dit de Nietzsche ne peut au même titre se dire de lui-même: il ne
semble pas en effet (et l'inachèvement de Etre et temps en était d'emblée le signe) que ce
philosophe soit parvenu à ouvrir une brèche dans le champ clos de l'onto-théologie: il se
tient certes sur le seuil, mais il regarde encore vers l'intérieur; c'est lui sans doute, plutôt
que Nietzsche, qui est la dernière grande figure de la métaphysique.
Si tant est que le philosophe ait à comprendre ses prédécesseurs, mieux qu'ils ne
se sont eux-mêmes compris (comme le rappelle souvent Heidegger), il nous faut donc
tâcher de progresser dans l'optique de la tâche qu'il se proposait, à partir de la
méditation des thèmes centraux de son œuvre. Prenons pour modèle la réflexion
heideggerienne sur la pensée de Nietzsche, et efforçons-nous de lire cet auteur comme il
voulait être lu.
§.2 LE NIHILISME; NÉCESSITÉ DE LE PENSER; QUELLE EST SON
ESSENCE
La reprise chez Heidegger de la thématique nietzschéenne du nihilisme est sans
doute d'une importance insigne pour qui cherche dans cette pensée un indice pour
trouver l'issue du dédale de l'onto-théologie. Si le nihilisme est la figure dernière de la
métaphysique, et si d'autre part il faut avec Heidegger suivre l'aphorisme de Hölderlin
que nous avons rappelé, il convient en effet que l'on s'emploie à penser le nihilisme, car
la métaphysique ne saurait être surmontée, que par un approfondissement de celui-ci.
Exemple pris entre mille, cette remarque tirée de la lettre à Jünger (De "La ligne", in
Questions I) souligne la nécessité où nous nous trouvons d'assumer cette tâche:
“...Le mouvement du nihilisme, dans sa dimension planétaire, dans sa
multiformité, dans sa hâte dévorante est devenu davantage une évidence. Il n'y a pas
aujourd'hui d'esprit pénétrant qui voudrait nier que le nihilisme, sous les formes les plus
diverses et les plus cachées, soit "l'état normal" de l'humanité (voy. Nietzsche, La
Volonté de puissance, n°23). La meilleure preuve en sont les tentatives exclusivement réactionnaires qui sont faites contre le nihilisme et qui, au lieu de se laisser conduire à un
appui sur ce qu'un auteur met lui-même à l'avant-plan. Il s'agit plutôt de prêter attention à ce qu'il passe
sous silence."
26
dialogue avec son essence, travaillent à la restauration du bon vieux temps. C'est
chercher son salut dans la fuite, en ce sens que l'on fuit devant ce que l'on ne veut pas
voir : la problématicité de la position métaphysique de l'homme.”
Tout se passe comme si l'Occident restait muet devant le nihilisme, incapable,
sous son empire, de le penser à fond. Si Jünger dans Le Travailleur s'élève par sa
conception du "travail" quelque peu au-dessus du niveau atteint par Nietzsche, si “par
là la représentation métaphysique sous la lumière de la volonté de puissance est arrachée
de façon décisive au domaine biologico-anthropologique qui a si exagérément fourvoyé la
marche de Nietzsche”36 , s'il amène au jour une détermination de l'essence de la
technique comme “symbole de la forme du travailleur”37 , il ne saisit pas encore avec
une pénétration suffisante ce “cercle, qui enferme en lui la relation réciproque du
déterminant (le travail) et du déterminé (le travailleur)” 38 . Heidegger lui-même a-t-il dit
le dernier mot sur la question, à la faveur de sa méditation sur la technique? Qui, en
occident, peut prétendre avoir (sans inconséquence) élaboré un vrai système du
nihilisme?
§.3 L'ACHEVEMENT DU NIHILISME DANS LA PENSÉE DE L'IDÉALISME
BOUDDHIQUE
Or un tel système, nous le trouvons constitué, presque depuis l'époque du
commencement de la philosophie grecque, dans la pensée bouddhique. Ce n'est pas que
le bouddhisme soit au sens vulgaire du terme un nihilisme; mais l'on y trouve, plus
particulièrement à partir de l'essor de l'idéalisme bouddhique (dès avant le IVèmeS ap.
JC) une pensée de ce “cercle, qui enferme en lui la relation réciproque du déterminant (le
travail) et du déterminé (le travailleur)”, sous la figure d'un système où l'âme individuelle
(avec son monde ambiant) est effectivement envisagée comme un "étant qui se produit
radicalement soi-même en son être".
Une remarque terminologique, en passant: j'emploierai systématiquement le mot
âme pour rendre le sanskrit citta, et le mot tibétain correspondant sems. J'ai bien
conscience d'aller ainsi à l'encontre des usages les mieux établis, qui veulent que l'on
traduise ces termes par esprit, ou pensée, contre un substantialisme métaphysique
prétendument adhérent au terme d'âme. Il est clair que le bouddhisme pense l'âme plutôt
comme processus que comme être; mais précisément elle se trouve ainsi naturalisée,
pensée comme un processus réel, et non comme un flux du vécu à la manière
husserlienne. Le terme d'âme comme tel ne comporte aucune présupposition
métaphysique; seuls peuvent le soupçonner des ignorants qui ne savent pas que son
36
37
38
De "La Ligne", p.215
Ibid., p. 216, avec la référence au texte de Jünger.
Ibid., p. 218.
27
pendant latin était utilisé par les matérialistes antiques autant que par les platoniciens
par exemple. Choisir une terminologie de style cartésien contre un vocabulaire de plus
ancienne ascendance serait flatter peut-être le goût dominant; cela n'aurait guère de
pertinence philosophique.
L'idéalisme bouddhique a conçu, en amplifiant d'anciennes et constantes doctrines
du bouddhisme, un modèle de causalité circulaire, où l'âme, réagissant à l'appel d'un
monde ambiant, lequel (à son insu) est son image et son œuvre, s'altère elle-même, et
produit de la sorte, en se produisant soi-même, le monde à venir. On imagine aisément la
curieuse interférence de la psychologie empirique et de l'ontologie, qui doit s'ensuivre de
telles problématiques; mais on n'en saurait imaginer la force spéculative sans se plonger
dans les traités des grands auteurs de cette tradition. Quoiqu'il en soit, il nous suffit de
dire, pour clore ce développement, qu'une méditation du nihilisme qui voudrait
approfondir la perspective qu'ouvre la lettre à Jünger où il est traité De "La Ligne", ne
saurait faire l'économie de l'étude de la philosophie bouddhique. Qu'il soit donc bien
clair que notre entreprise n'a rien à faire avec la simple érudition orientaliste, celle qui
relève de la science qui "ne pense pas".
§.4 POSSIBILITÉ DE PRINCIPE DE L'ENTREPRISE
Cette tâche est nécessaire; elle peut encore s'autoriser d'un chapitre de
l'Acheminement vers la parole, où Heidegger, à la faveur d'un fameux dialogue (réel ou
fictif) avec un interlocuteur japonais, souligne l'importance de l'ouverture d'un dialogue
avec la pensée de l'Extrême-Orient.
Il est vrai que l'ignorance qu'on peut lui supposer de cette pensée ôte une part de
son poids à cette suggestion. Il n'en reste pas moins qu'il témoigne du moins de ce que la
pertinence d'un tel dialogue n'est pas inconcevable, dans l'état où est parvenue la pensée
occidentale.
Heidegger reste assurément prudent quant à sa possibilité, eu égard à l'éloignement
qu'il suppose entre les deux mondes, celui de l'Europe -ou de l'Allemagne- et celui de
l'Extrême-Orient, écart qui tient à la différence du déploiement de l'être dans des langues
aussi différentes. Dans D'un entretien de la parole, son interlocuteur japonais ne lui
facilite pas les choses, en soulignant étrangement une certaine faiblesse conceptuelle qui
lui semble marquer la langue japonaise, dès lors qu'il s'agit de construire une esthétique
philosophique. Je ne saurais me prononcer en ce qui concerne la langue japonaise, que
j'ignore. Mais nombre de grands traités du bouddhisme tardif, dont la teneur spéculative
est considérable, ont été lus au Japon depuis plus de mille ans, en Chinois, et
commentés en japonais. Il est ridicule de prétendre que toute forme de pensée
28
spéculative soit étrangère à l'esprit japonais, après cette fréquentation si longue du
concept.
Certes, ce qui de la scolastique bouddhique japonaise est accessible dans nos
langues (il faut saluer, en France, le travail de plusieurs spécialistes du bouddhisme
japonais, dont M. J.N. Robert) ne me paraît pas être comparable aux fruits de la pensée
tibétaine pour ce qui est de la précision et de la systématicité; toutefois, on peut se
demander si l'interlocuteur japonais de Heidegger n'était pas plus versé dans la
philosophie occidentale que dans sa propre tradition.
Dans un passage (pp. 99-100 de l'éd. Tel), il apparaît qu'il n'ignore pas un couple
de notions absolument classiques du bouddhisme, mais qu'il survalorise peut-être des
termes de traduction du sanskrit en leur faisant dire ce que le sanskrit ne dit pas. Bref, il
retient du bouddhisme japonais ce qui est clairement plus japonais que bouddhiste. Si le
texte doit se comprendre au sens de l'impossibilité, au Japon, de construire une
esthétique à forte armature conceptuelle sans le secours de la pensée allemande, la même
chose pourrait aussi bien être dite de la pensée française; s'il s'agit de nier toute existence
d'une pensée spéculative et systématique au Japon, le texte est tout à fait stupéfiant. Et
pourtant, c'est ce qu'il semble dire (p. 88 de l'édition Tel):
"D.: —Avez-vous besoin de concepts?
J.: — Selon toute vraisemblance. Car depuis la rencontre avec la pensée
européenne, une incapacité de notre langue est venue au jour.
D.: — Comment cela?
J.: —Il lui manque la force de définition grâce à laquelle des objets peuvent être
représentés les uns par rapport aux autres dans un ordre clair, c'est-à-dire dans des
relations mutuelles de hiérarchie et de subordination."
Et ainsi de suite. Il faudrait demander à M. Bernard Stevens, qui au Collège dirige
un programme centré sur l'école de Kyôto, la clef de ces déclarations extravagantes.
Toujours est-il qu'elles n'engagent que leur auteur, et qu'il serait plaisant de se fonder sur
de tels propos pour imaginer que le bouddhisme tardif, vecteur principal de la pensée en
Extrême-Orient comme en Haute-Asie, ne soit fait que de nébuleuses méditations
poétiques, comme porte à le croire un livre heureusement déjà oublié, Heidegger et le
Zen (1984), œuvre superflue d'un certain Jean-François Duval.
C'est au contraire parce que le bouddhisme tardif comporte la pensée spéculative
la plus haute et la plus clairement articulée qui ait vu le jour hors de l'occident, qu'il est
relativement libre des idiotismes linguistiques et culturels, et pour cela assez aisément
29
transposable en nos langues, en dépit du caractère tout à fait étranger des terroirs où il a
fleuri. Au demeurant, il se peut que le Tibétain soit une langue plus propre à la
philosophie que le Japonais; à de plus savants que moi d'en juger. Il se peut aussi que la
langue tibétaine, bien qu'étrangère à la famille indo-européenne au même titre que la
langue japonaise, soit pour une raison qui m'échappe, moins opaque pour nous, voire,
plus transparente en soi?
§.5 DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE ET PHILOLOGIQUE; QUESTION DE
LA PAROLE
Pour que notre recherche soit complète, il faudrait qu'à la fin se rencontrent ses
deux dimensions, celle, qui se veut philosophique, du présent séminaire, et celle, surtout
philologique, d'un atelier de traduction qui depuis la rentrée universitaire l'accompagne.
Nous nous réservons d'ailleurs la tâche de montrer finalement, au terme des six années
imparties à notre direction de programme, la profonde conspiration de ces deux facettes
de notre travail. C'est une fin unique qui est recherchée en suivant deux fils conducteurs
différents. Il est à croire que, s'il nous est donné de contribuer à l'approfondissement de
la métaphysique par une méditation radicale sur l'essence du nihilisme, ainsi que nous
l'espérons, la question de la Parole pourra finalement être éclairée d'une lumière nouvelle.
Quoi qu'il en soit, dans chacun des deux univers culturels, le nôtre et celui où se
déploie la pensée indo-tibétaine, l'élément de la parole où vient au jour l'étant comme tel
est certes fortement singularisé39 . Mais cet abîme supposé est peut-être surfait;
Heidegger, qui ne pratiquait aucune langue asiatique, pouvait bien s'exagérer l'étrangeté
de cette autre tradition philosophique 40 . Elle impliquerait qu'un autre Dasein humain
puisse nous être fermé par essence, au même titre que la pierre, ontologiquement obtuse,
qui ne nous laisse pas la faculté de nous transposer en elle. Comme il le dit lui-même à
un autre propos dans un passage du cours sur Les Concepts fondamentaux de la
métaphysique41 : “Pouvoir se transposer en d'autres êtres humains, au sens de les
accompagner, d'accompagner le Dasein en eux, cela a toujours déjà lieu en raison du
Dasein de l'homme en tant que Dasein. Car Dasein, être le là, signifie être-ensembleavec-d'autres, et cela à la manière du Dasein , ce qui veut dire exister ensemble. La
question: "pouvons-nous, nous les êtres humains, nous transposer dans un autre être
humain?", est vide d'interrogation parce qu'elle n'est pas une question possible. Elle est
vide de sens, elle est absurde, parce qu'elle est par principe superflue.” L'exotisme dans
39
Chercher dans la Lettre sur l'humanisme l'origine de la détermination de la Parole comme la "maison
de l'être". Comp. avec sa glose dans l'Acheminement vers la Parole, pp. 106 sqq.
40
Acheminement vers la Parole, p. 108 : "…D'autant plus que pour les peuples d'Extrême-Orient et
d'Europe tout ce qui concerne le déploiement de parole (et non seulement les langues) est de fond en
comble autre."
41
Traduction D. Panis, p. 304.
30
la pensée est un mythe; et si rien d'humain ne nous est étranger, à plus forte raison, une
pensée aussi rationnelle et bien articulée que peut l'être le bouddhisme ne saurait être
inaccessible. Il faudrait être bien anthropologue pour s'étonner de ce que les productions
culturelles les plus complexes et les plus spirituelles d'un peuple étranger nous sont plus
transparentes que "la pensée sauvage".
31
§.6 CONTRE LE MYTHE DE L'ALTÉRITÉ RADICALE
En tout état de cause, de l'incommunicabilité postulée des deux mondes doit
décider seule une confrontation pensante avec les grandes œuvres de la philosophie de
l'Asie; tout autre jugement serait sans poids.
N'a-t-on pas forgé un mythe de l'étrangeté non seulement afin de s'épargner un
difficile travail de traduction, mais encore dans l'idée quelque peu spécieuse d'exagérer
la facticité culturelle, le caractère historiquement conditionné et donc contingent de la
philosophie occidentale? N'est-ce pas de part et d'autre un identique mépris du concept
qui s'exprime? N'est-il pas vrai qu'il n'y a au fond qu'un seul art de bien penser? Ne
préjuge-t-on pas trop des différences culturelles? Et n'est-il pas temps qu'enfin l'on
secoue le joug d'une ethnologie qui, sans parvenir elle-même à une clarté radicale dans ses
concepts et ses démarches, se faisait naguère encore l'école de la confusion antiphilosophique, en jouant précisément de ce mythe de l'altérité?
Quoi qu'il en soit, cela nous rappelle que le travail, dont on vient de montrer la
nécessité au point de vue du contenu philosophique, il faut aussi en souligner la
possibilité, s'il est vrai d'une part que la pratique des traités de la scolastique tibétaine
doive nous convaincre qu'il n'y a nulle opacité de principe de ces pensées pour l'esprit
européen, et si d'autre part nous sommes avertis de ce qu'avec Heidegger le destin
philosophique de l'Occident est devenu en quelque sorte conscient de soi-même: ce n'est
plus à l'aveugle et comme par caprice, sans se connaître lui-même, que le philosophe
d'Occident se lance maintenant dans ce qui, il y a quelques décennies encore, eut été un
comparatisme confus et arbitraire.
Quant à la possibilité de fait, le travail de traduction que j'anime dans un autre
séminaire lié au Collège International de Philosophie, me paraît être d'une positivité
propre à confondre toute objection de principe, née d'un attachement immodéré à la
thématique de l'altérité ou de l'étrangeté des pensées non-européennes.
Je suis naturellement sensible au souci de l'intraduisible qui s'illustrait dans un
numéro récent de la revue Rue Descartes. Mais s'il arrive que l'on se heurte à des écueils,
à des termes ou à des tournures idiomatiques irréductibles, je crois qu'il est assez malsain
de majorer les obstacles qu'ils constituent à l'intelligibilité de la pensée tibétaine. Certains
sont sensibles avant tout aux opacités irréductibles, cela les regarde; je préfère, en ce qui
me concerne, m'émerveiller de la transparence (presque) parfaite de la pensée tibétaine,
qui n'a rien pour dérouter absolument le philosophe, dès lors qu'il n'est pas incapable de
toute finesse philologique. Qu'au sein d'une telle transparence soit logé un abîme, c'est ce
32
qui apparaîtra dans l'exposition de cette pensée et dans sa confrontation au nihilisme
moderne.
§.7 CONCLUSION
À son terme, on reprendra le point de départ de cette recherche, à savoir la
question du nihilisme (comme figure ultime de la métaphysique) chez Heidegger. Mais,
comme il est bien connu que la philosophie n'existe qu'“à corps perdu”, cette recherche,
sans s'embarrasser de préliminaires infinis, devra surtout se justifier en développant son
contenu.
Il s'agit de nous livrer à une analyse des textes tibétains eux-mêmes, où se trouve
exposée une psychologie philosophique et une noétique spéculative, dont on montrera
qu'elles se situent absolument en dehors de la sphère de l'onto-théologie, tout en
constituant le substrat d'une ontologie à la fois formellement distincte de celles qui se
sont développées dans la tradition occidentale, et appelée par le mouvement propre de
l'histoire de la métaphysique. Bref, nous entendons le mot d'ordre du dépassement de la
métaphysique en un sens quasi-hégelien, au sens où la conscience surmonte l'une de ses
figures, sans pour autant en faire table rase. C'est dire, en un sens, que nous avons le
projet d'une métaphysique encore plus radicale.
33
II. QUELQUES REMARQUES LIMINAIRES
Une remarque de méthode, pour commencer: je dois attirer l'attention des
participants à ce séminaire sur la difficulté de la tâche à laquelle nous nous essayons ici:
il nous faut en effet à la fois présenter des notions absolument inconnues même d'un
public versé en philosophie occidentale, en montrer l'articulation systématique propre
d'une part, et la pertinence pour la modernité occidentale d'autre part, et enfin, faire tout
cela sans tomber dans le travers d'une exposition préparatoire trop élémentaire, qui
serait lassante. Ces exigences diverses sont assez malaisément conciliables, en particulier
dans la mesure où le temps qui nous est imparti est très limité. L'on ne nous en voudra
pas de négliger de présenter ici de manière détaillée le concept heideggerien du nihilisme,
et de délaisser plus encore une analyse de son évolution dans la pensée de Heidegger,
depuis sa préfiguration dans Etre et Temps jusqu'à son apogée dans les cours sur
Nietzsche et son prolongement ultérieur dans le discours sur la technique.
Dans cette entreprise d'autres - chacun des auditeurs de ce séminaire, et les
commentateurs particulièrement versés dans l'œuvre de Heidegger - connaîtront autant
ou plus de succès que nous n'en saurions rencontrer. À l'inverse, les textes indiens ou
tibétains que nous devons aborder ici sont par ailleurs très peu accessibles, et la
présentation que nous souhaitons en donner pourrait bien être irremplaçable, dans l'état
actuel des études bouddhiques en France.
Pour le détail de la pensée heideggerienne du nihilisme, il convient de se reporter
d'une part au second volume du cours sur Nietzsche, que nous croiserons souvent dans
notre exploration de la pensée bouddhique, et d'autre part à la lettre adressée à Jünger,
que nous avons déjà évoquée, qui se trouve dans le volume Questions I sous le titre: De
"La ligne". Comme point de départ de notre réflexion, prenons simplement cette
détermination de l'essence du nihilisme comme la pensée de l'étant qui se produit
radicalement lui-même en son être, essence qui s'incarne chez Jünger dans "la figure du
travailleur". Cette définition ne se donne pas pour quelque chose de clair et simple; il
s'agit plutôt d'une formule qui vaut d'être questionnée, d'un point de départ pour qui
veut, à la suite de Heidegger, tenter une méditation radicale de l'essence du nihilisme.
En quel sens peut-on dire que cette question de l'étant qui se produit radicalement
lui-même en son être se trouve au centre de la pensée bouddhique? Seul un exposé
abrégé mais systématique de la théorie de l'âme (tib. sems, skt. citta) sous sa forme
aboutie peut en donner une juste idée. Nous allons en fait parcourir une première fois
rapidement le chemin qui sera détaillé dans les cinq prochaines années de ce séminaire,
dans l'idée, pour ainsi dire, de planter le décor.
34
Le présent séminaire s'intitule: la psychologie et la noétique spéculative du
bouddhisme tardif; autant dire qu'il va être question de l'âme et de l'Intelligence, deux
termes que nous empruntons à la tradition platonicienne pour rendre au plus près deux
vocables tibétains, sems et rig-pa. Quant au bouddhisme tardif, l'allusion précédente à
deux éléments de la terminologie philosophique tibétaine vise à souligner que nous ne
prendrons pas notre point de départ dans l'Inde, berceau du bouddhisme, mais au Tibet,
où il ne s'est développé que bien plus tardivement. Plus précisément, et même si ce n'est
pas exclusif, la référence majeure de notre travail sera l'œuvre de Klong-chen rab-'byams
(1308-1363). Le choix d'un auteur si tardif marque résolument notre rejet de l'angle
exclusivement philologique et historique dans la perspective d'une compréhension
philosophique de la pensée du bouddhisme. Malgré le caractère en apparence iconoclaste
d'une telle décision du point de vue de l'érudition orientaliste, elle n'a rien pour dérouter
tout auditeur un tant soit peu versé dans la philosophie en général: il est trop clair que le
point de vue généalogique est toujours solidaire d'une volonté de réduction. Or nous ne
voyons pas l'histoire du bouddhisme comme une dérive graduelle à partir d'une vérité
initialement donnée, mais au contraire comme la venue au jour progressive de toutes les
implications spéculatives de la prédication originelle du Buddha historique. C'est en ce
sens qu'il ne nous apparaît nullement scandaleux de partir d'une œuvre qui, pour être
postérieure chronologiquement, n'en est pas moins antérieure logiquement, dans la
mesure où c'est en elle que s'accomplit la révélation la plus claire du sens de la doctrine
initiale.
Le peu de séances qui nous est imparti nous incite à aller droit à l'essentiel. Il faut
donc renoncer entièrement à la perspective de reconstruire le système de Klong-chen
rab-'byams à partir de la base et sans rien présupposer: cela demanderait tellement de
temps, qu'à la fin de notre dernière séance nous n'en serions encore qu'aux rudiments.
Cela nous interdit également de souligner constamment les enjeux de la pensée tibétaine
pour notre modernité, bien que cet aspect des choses ait appartenu au projet initial de ce
séminaire. Un tel état de choses nous astreint aussi à un certain dogmatisme dans la
présentation: nous verrons les points essentiels, mais il ne sera pas souvent possible de
les démonter suffisamment.
Ce qui nous intéresse, donc, ce sont ces deux termes que nous nommerons l'âme et
l'Intelligence. La référence plotinienne n'est pas gratuite: comme chez Plotin, ces deux
termes se définissent par la dérivation du premier à partir du second, de l'âme à partir de
l'Intelligence, dérivation qui doit se penser à la fois dans la perspective d'un rapport de
fondation et d'un rapport de distanciation, d'écartement, d'égarement de l'âme dans sa
procession à partir de l'Intelligence.
35
À cet égard, et pour pouvoir aller plus directement à l'essentiel, on supposera
acquise une certaine connaissance des Ennéades de Plotin (surtout III, V et VI) et des
deux synthèses qui, dans l'état actuel des choses, semblent les plus significatives à
propos de l'œuvre de Klong-chen rab-'byams: avant tout Tulku Thondup, Buddha Mind,
an Anthology of Longchen Rabjam's Writings on Dzogpa Chenpo, Snow Lion
Publications, Ithaca, New York, USA, 1989; et puis, en français, le livre de notre ami
Philippe Cornu, Longchenpa, La liberté naturelle de l'Esprit, Seuil, Point Sagesses, 1990
(?). Les trois volumes d'Herbert v. Guenther, Kindly Bent to Ease Us, ne sont pas
absolument inutilisables; ils offrent d'utiles suggestions philosophiques, mais cet auteur
est généralement plus imaginatif que rigoureux, en dépit de la pédante armature
terminologique dont il charge ses traductions. Ces trois livres seront nos interlocuteurs
constants, étant donné le parallélisme de leur contenu et de notre travail de cette année.
L'âme, pour Klong-chen rab-'byams, c'est l'Intelligence aliénée, sortie de soi,
devenue inintelligente. Comme chez Plotin, l'âme est fondée dans l'Intelligence et y a
l'essence de son être, et en même temps elle ne se conçoit comme telle que dans son
arrachement à elle, dans le fait que, "nature curieuse d'action", elle se détourne de
l'Intelligence. Nous verrons comment cette constitution de l'âme dans l'acte d'une
extraversion, d'une sortie de soi, est capitale pour bien comprendre son essence
paradoxale, sa structure d'être essentiellement en extériorité -conscience en opposition à
son objet, existence à côté de son essence, et à côté de soi dans l'extranéation constante
de le durée.
Cette genèse transcendantale de l'âme à partir de l'Intelligence est certes parallèle à
son pendant plotinien (particulièrement Enn. III, 7); et pourtant, je prétends qu'il s'agit
chez Klong-chen rab-'byams de tout autre chose, parce que l'Intelligence et l'âme sont
conçues d'une manière absolument différente, au fond, dans les deux systèmes. Les
parallèles de structures sont séduisants, ils permettent d'emprunter à néoplatonisme une
terminologie utile pour transposer en philosophie occidentale la pensée de Klong-chen
rab-'byams; mais ces parallèles structurels ne nous offrent que des analogies de rapports,
et non des similitudes de contenu. Il faut donc prendre garde à ne pas se départir de la
prudence, que de notre côté nous prenons bien garde de toujours maintenir; il n'est pas
question ici de faire de la philosophie comparée, au plus mauvais sens du terme (celui
qui recouvre les rapprochements les plus oiseux), mais seulement de trouver des
expédients utiles pour traduire, pour donner à entendre en français les œuvres de Klongchen rab-'byams.
L'âme ne se conçoit que dans son exil, dans son égarement. Nous allons voir
progressivement en quoi tout en elle est démembrement, mise à distance de soi. Et pour
comprendre cela, le plus expédient est de partir des textes de Klong-chen rab-'byams qui
36
nous donnent à voir la genèse transcendantale de l'âme à partir de l'Intelligence, puis de
lire ceux où les déterminités de l'âme sont posées par contraste avec celles de
l'Intelligence, pour ne parler qu'à la fin de l'âme telle qu'elle se vit elle-même, dans le
complet oubli de l'Intelligence d'où elle procède.
Si l'Intelligence se comprend en soi et par soi, si elle est antérieure en soi, elle est
postérieure pour nous autres, qui en observant notre présente condition, nous
découvrons dans l'état d'âmes égarées. Il est donc pertinent de présenter l'Intelligence par
contraste avec l'âme. Mais quant à l'âme, c'est une nécessité d'essence que de la présenter
en la rapportant à l'Intelligence, puisque l'âme est essentiellement un être sorti de soi, un
être qui n'a pas en soi son centre de gravité, un être désaxé et voué à l'errance.
L'Intelligence est pour nous un autre; l'âme est en soi un autre.
Le roman de l'âme est sans commencement, selon le bouddhisme; les textes que
nous allons lire, qui représentent l'âme naissante, sont donc à coup sûr des textes
mythiques, quoi qu'en dise J. L. Achard dans ses Testaments de vajradhåra et des
porteurs-de-science. S'il récuse la caractérisation de ces doctrines comme mythiques, ce
n'est que faute de bien comprendre ce que les philosophes entendent par mythe. Comme
le dit Plotin (Ennéade III, 5, chp. IX, 24-29), "les mythes doivent, d'une part, diviser en
des temps différents ce dont ils parlent, et d'autre part séparer les uns des autres nombre
de composants qui, bien qu'ils coexistent dans l'unité, se distinguent pourtant par leur
rang ou leurs puissances."
Ici, le rapport de l'Intelligence à l'âme, qui ressortit à certains égards à la logique de
l'essence, au sens où l'âme est le phénomène ou le réel (dharma) dont l'Intelligence est
l'essence ou la Réalité (dharmatå); représenter ce rapport sous la forme d'une genèse où
l'âme se forme par dérivation à partir de l'Intelligence, faire de l'Intelligence le passé de
l'âme, n'a rien pour étonner le lecteur de la Science de la logique de Hegel, qui sait bien
que l'essence, c'est l'être passé, mais intemporellement passé; c'est par ailleurs le
discours mythique le plus caractérisé, et cela ne veut nullement dire qu'il n'y ait là qu'une
fable.
Pour établir cependant que ce mythe n'est pas une simple fable, il faudrait d'abord
justifier le point de départ qu'il se donne, l'état du Fond primordialement pur; ce point
de départ, étant absolument fondateur, ne peut certes être déduit, mais on peut y
accéder au moyen d'un chemin de pensée assez parallèle à la conversion au sens
plotinien. Ce chemin est nommé, dans son aspect d'instruction spirituelle, une
confrontation; et parmi les diverses méthodes de confrontation, si certaines font appel
avant tout à l'expérience directe des adeptes, d'autres comportent des jalons
philosophiques. Le précédent essai esquissait une voie d'accès à l'Intelligence à partir
37
d'une méditation critique sur l'ipséité et la subjectivité. Mais le type même de la
confrontation philosophique est présenté dans le traité de Mañjußr¥mitra connu en
tibétain sous le titre de Byang-chub sems goms-pa rDo la gser bzhun. La pensée qui s'y
exprime étant parfaitement conforme à celle de Klong-chen rab-'byams, il est permis de
le prendre comme témoin. Là encore, faute de temps, nous sommes condamnés à poser
arbitrairement ce point de départ; quant au traité de Mañjußr¥mitra, on pourra le lire
dans la traduction de Kennard Lipman, Primordial experience, qui est étrange, mais qui a
du moins le mérite d'exister.
III. PRESENTATION DE QUELQUES TEXTES
Il s'agira donc tout d'abord de montrer l'âme naissante, dans son surgissement du
Fond primordial et dans sa rupture avec lui. Plus particulièrement, il faut commencer par
nous demander sur quel Fond primordial se détache l'âme. Cela a été bien précisé: les
textes que nous allons lire aujourd'hui et dans les prochaines séances sont de nature
semi-mythologique; la spéculation et l'image s'y mêlent, mais le cadre général est celui
d'un mythe de commencement et de chute.
Sans m'engager dans les détails de ce mythe, détails qui ont, en dépit de leur
apparente extravagance, une double justification —philosophique d'une part et
méditative d'autre part— je vais présenter, à l'aide de quelques passages de deux textes
de Klong-chen rab-'byams, le Trésor du véhicule suprême (Theg-mchog rin-po-che'i
mdzod)42 et son abrégé (et parfois complément), le Trésor du sens des mots (Tshig-don
rin-po-che'i mdzod) 43 , les grandes lignes de la thématique de la condition primordiale du
"corps du vase de jouvence" et de son éclatement, de l'épanchement originel des
manifestations du Fond et des débuts de l'égarement, par lequel l'âme en s'écartant du
Fond se constitue comme telle. On se fera ainsi une idée du commencement de l'âme
errante, autrement dit du saµsåra (ou existence cyclique) selon la doctrine de notre
auteur. J'ai consulté également le troisième et dernier volume du Kun-mkhyen shing-rta
de 'Jigs-med gling-pa (1729-1798). Cet auteur plus récent est généralement d'une fidélité
à Klong-chen rab-'byams qui, à nos yeux de modernes attachés à la notion d'auteur,
confine au plagiat; il apporte cependant quelques formulations nouvelles, parfois
quelques ajouts et quelques éclaircissements.
III.1. Le Fond et la manifestation du Fond
III.1.a. Présentation liminaire des premiers chapitres du Trésor du sens des mots
Le Trésor du sens des mots (Tshig-don mdzod) est, on l'a dit, un résumé d'un
autre traité de Klong-chen rab-'byams, le Trésor du véhicule suprême (Theg-mchog
42
43
Désormais TCDz
Désormais TDDz
38
mdzod), lequel est l'explication la plus détaillée de la spiritualité de l'école de la Grande
complétude (rdzogs-chen man-ngag-sde) dans les Sept trésors (mDzod-bdun). En tant
que tel, le Trésor du sens des mots forme, comme son nom l'indique, une sorte de
compendium de ces enseignements, dont le Trésor du sens des mots constitue la somme.
Dans ses premiers chapitres, ce traité expose en premier lieu la condition
primordiale, avant que les âmes (sems) se forment, avant donc que ceux qui sont voués à
devenir les êtres animés (sems-can) ne soient constitués dans cette condition déchéante,
et que les Buddha ne soient des Buddha. Cet "avant" se prend bien sûr au sens d'une
priorité ontologique et non d'une antériorité chronologique, si l'on veut traduire ce mythe
en langage philosophique. Puis le Trésor du sens des mots expose de quelle manière, à
partir de cet état, celui qui allait devenir le Buddha primordial, nommé "Excellent à tous
égards", Kun-tu bzang-po, en sanskrit Samantabhadra, s'est libéré. Enfin, on y assistera à
la constitution de l'âme, autrement dit à l'égarement initial des êtres animés.
Ces trois points étant posés, il est à remarquer que le personnage de l'Excellent à
tous égards est ambigu: si l'égarement originel des êtres animés les constitue assurément
à distance du Fond originel, si leur condition de migrants ('gro-ba) s'explique à l'origine
par l'égarement ('khrul-pa) qui les a rendus étrangers à leur première condition,
l'Excellent à tous égards, l'être éveillé par excellence, apparaît et n'apparaît pas comme la
simple personnification de cette condition originelle.
En effet, dans ce texte, il est rapporté à elle ou réintégré en elle par la médiation
d'un acte de reconnaissance, d'une opération d'Intelligence. C'est entre autres qu'il est
l'archétype de l'adepte, appelé, lui, à surmonter l'âme en Intelligence au fil d'une pratique
méthodique et successive. Il n'en reste pas moins que nous aurons à réfléchir sur ce qui,
du mythe, peut être pris littéralement; ce n'est pas arbitrairement, mais par
confrontation aux autres œuvres de Klong-chen rab-'byams, que nous procéderons à une
telle opération de d'exégèse. Chez notre auteur, pour le dire à la manière du PseudoAréopagite, "le rayon théarchique" n'est pas toujours "enveloppé par le voile de
l'allégorie"; il exprime sa pensée sans le détour de la métaphore dans nombre de passages
du Trésor du sens des mots et ailleurs, notamment dans le Trésor de joyaux de l'Élément
Réel (Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod) et dans le Trésor de joyau du mode-d'être
(gNas-lugs rin-po-che'i mdzod), ainsi que dans leurs commentaires. Il est vrai que dans
ces deux derniers traités, l'extrême clarté de la doctrine confine à l'éblouissement, tant
leur élévation contemplative et spéculative est déroutante.
Comme le dit le Trésor du sens des mots [TDDz p. 161], "Pour exposer cela, il y a
trois [points à traiter]: Le mode-d'être du Fond du commencement originel (Ye-thog
gzhi'i gnas-lugs); puis le mode d'émergence des "manifestations du Fond" (de-las gzhisnang gi 'char-lugs); et le mode de libération de l'Excellent à tous égards (Kun-du bzang-
39
po grol-lugs-ste). Le premier [de ces trois points] compte deux [sections]: l'exposé
général du décompte [ou des catégories (rnam-grangs)] des sept [thèses sur le] Fond
(gzhi-bdun) et l'exposé détaillé du fond originel de pureté primordiale (ka-dag gi yegzhi)".
III.1.b. Les sept thèses à propos du Fond primordial
La présentation des sept points de vue sur le Fond originel est capitale; elle est
souvent mal comprise, voire entièrement omise dans la bibliographie sur ce sujet en
langues occidentales. Ainsi Tulku Thondup dans Buddha Mind est-il entièrement muet
sur le sujet; Guenther de même, et J. L. Achard ne rentre pas dans de tels détails dans
ses Testaments de Vajradhara. C'est le mérite de Ph. Cornu en revanche de s'y essayer
brièvement dans La liberté naturelle de l'esprit (pp. 153 - 154), mais il n'en souligne
guère les enjeux.
J'admets que la doctrine est peut-être exagérément subtile dans ses détails; mais
loin d'être vaine, elle est riche du moins de plusieurs clefs générales indispensables. Je
dirais même que ce qui, à première vue, a l'allure d'un fatras scolastique, se révèle après
examen être un développement dialectique parfaitement continu, où les sept thèses se
succèdent dans un ordre tout à fait intelligible. Nous lirons bien sûr en parallèle les deux
traités, le Trésor du véhicule suprême, parfois profus, mais plus facile, et le Trésor du
sens des mots, plus ramassé, mais quelquefois aride dans sa concision.
Quant à l'origine de ces distinctions de sept thèses, dont la dernière seule est
adéquate au gré de Klong-chen rab-'byams (ou la première, selon l'ordre adopté, qui n'est
pas constant), elle est incertaine; elle n'est pas le fait de cet auteur, puisqu'il cite à
l'appui de son exposé plusieurs tantra de la Grande complétude. Quant à la date
d'apparition de ces textes source de la doctrine présentée ici, tels le Tantra qui réduit les
discours en poussière (sGra thal-'gyur) et le Tantra de la sextuple sphère (Klong-drugpa), elle reste absolument incertaine aux yeux mêmes des philologues de profession, qui
ont pu tenter d'en déterminer les premières occurrences. Sur ces questions historiques,
on peut se reporter à la thèse de M. Samten G. Karmay, The Great Perfection (rDzogschen), A Philosophical and Meditative Teaching in Tibetan Buddhism (Brill, Leiden,
1988). Ce travail d'une science considérable tente une première archéologie de la tradition
de la Grande complétude; c'est une référence indispensable pour les recherches
historiques. Il apporte également nombre d'éclaircissements philosophiques dans une
perspective historique et critique.
Je laisse tout de même de côté ces question d'érudition: il suffira pour nous de
poser que ces sept points de vue correspondent à sept représentations possibles du
fond, sans chercher si à travers la critique des six thèses erronées, quelques tendances
anciennes ou quelques anciens auteurs sont visés. Il s'agit en effet de six thèses fausses
40
et d'une thèse juste, ce que dit bien Philippe Cornu lorsqu'il écrit que "seul le premier
point, la base en tant que pureté primordiale, est ultimement juste."
Mais dans un second temps, il semble dire que, somme toute, les six autres points
de vue sont également justes, pourvu qu'on les prenne d'une manière synoptique, sans
s'attacher à leur opposition abstraite. C'est du moins ce que je comprends lorsqu'il
poursuit: "Tous les autres sont partiels et sont considérés comme des points de vue
erronés quand on les soutient isolément. Seule leur réunion dans la pureté primordiale
décrit la Base avec précision." Cette idée d'une synthèse des six positions unilatérales,
corrigeant ce qu'isolément elles pouvaient avoir d'imparfait, me paraît incertaine; je crois
seulement que le passage du Trésor du Véhicule suprême, sur lequel se fonde Ph. Cornu,
veut dire que chacune des six thèses fausses est motivée par un aspect que comporte
effectivement le Fond, et qu'à ce titre l'erreur même est au moins l'image, la métaphore de
la vérité. Mais l'image "porte absence et présence, plaisir et déplaisir": sa ressemblance
est tout autant séduction trompeuse que féconde indication.
Quelles sont donc les sept thèses sur le Fond originel? Il est conçu comme (1)
spontanément établi (lhun-grub), ou (2) comme indéterminé (ma nges-pa dans le Tshig
don mdzod; nges-med dans le Theg-mchog mdzod); (3) comme fondement substantiel de
sens certain (nges-pa don gyi dngos gzhi); (4) comme pouvant se transformer de toute
manière (cir yang bsgyur du btub-pa); (5) comme pouvant être conçu de toute manière
(cir yang khas-blang du btub-pa); (6) comme divers ou bariolé (sna-tshogs ou khra-bo)
et enfin (7), ce qui est la vue juste, comme primordialement pur (ka-dag).
Ces sept thèses expriment sept manières de se représenter le rapport de ce Fond
avec ce qu'il fonde, à savoir les apparences illusoires d'une part, et les qualités de l'Éveil
d'autre part. Il est certain qu'il s'agit de sept représentations d'une même réalité, et à ce
titre nous n'avons pas affaire à une pure équivoque, où l'objet même de la controverse
resterait incertain. Selon le texte plus ancien du Trésor du véhicule suprême (p. 274),
ces six thèses erronées seraient fonction des positions philosophiques de ceux qui les
professent, autrement dit, elles procéderaient de la surimposition à la vue de la Grande
complétude de grilles de lectures qui la rabaissent44 .
Nous ne lirons pas les deux textes dans l'ordre que leur a donné l'auteur, mais
plutôt en donnant pour chaque thèse à la fois ce qu'elle signifie, ce en quoi elle est une
métaphore du véritable mode-d'être du Fond originel, et à quel titre elle est une erreur.
Une fois comprise la logique de cette dialectique des figures du Fond, c'est-à-dire après
l'exposé des deux premières thèses, on pourra progresser plus rapidement.
44
Ou d'une surimposition de doctrines moins relevées du rDzogs-chen aux doctrines supérieures du
sNying-tig, comme il apparaît dans une allusion du Theg-mchog mdzod au sems-sde, soulignée plus loin.
41
III.1.b.a. Le Fond originel conçu comme spontanément établi (lhun-grub)
Tout d'abord, un éclaircissement sur le terme de spontanément établi, rendant le
tibétain lhun-grub: cette expression tibétaine a été diversement traduite par
spontanément présent, ou par spontanément parfait.
Il est vrai que le terme grub, qui sert traditionnellement à rendre les composés
sanskrits formés sur la racine sanskrite siddh-, est équivoque. En effet, comme son
pendant sanskrit, il rend à la fois l'idée de production (dans l'être), voire de perfection
(production menée jusqu'à son achèvement), avec éventuellement la connotation de
perfection spirituelle, et l'idée de démonstration, non seulement au sens du caractère
démonstratif des arguments, mais aussi bien au sens du caractère établi (prouvé) de la
conclusion d'un syllogisme. Enfin, dans le registre de la méditation, il exprime à la fois
l'ascèse elle-même, ou la pratique, et son fruit, son résultat, à savoir les qualités obtenues
par l'adepte au terme de sa pratique.
Certes, la langue tibétaine joue sur les flexions du verbe pour discerner des nuances
perfectives ou imperfectives, etc.; mais enfin, notre expression lhun-grub n'en totalise
pas moins les diverses nuances suivantes: (1) une réalité qui se pose elle-même dans
l'être, qui existe par soi, voire, si l'expression a un sens, qui est causa sui; (2) une vérité
qui se prouve soi-même, qui est index sui; (3) le résultat parfait en soi et par soi, que
vise l'adepte de ces traditions. En somme, du spontanément établi dans l'être, dans la
vérité et dans la perfection spirituelle. L'expression française que j'ai choisie me paraît
suffisamment inclusive pour envelopper les trois sens principaux, et suffisamment
littérale pour n'ajouter à l'indétermination de la formule tibétaine nulle précision
arbitraire.
Mais qu'en est-il plus précisément de cette thèse du Fond originel spontanément
établi?
Selon le Theg-mchog mdzod (vol. I, p. 275), si l'on conçoit le Fond originel comme
"spontanément établi, [c'est dans la mesure où] l'on considère qu'en la nature de
l'Intelligence, [des] qualités sont originairement présentes sur le mode du soleil et de son
rayonnement, et qu'elle est immaculée." C'est là, bien que ma version en diffère dans
quelques détails insignifiants, le passage traduit par Ph. Cornu dans La liberté naturelle
de l'esprit; il exprime, on va le voir, un point de vue tout à fait recevable en tant que tel;
il faudra chercher en quel sens il doit être rejeté.
Expliquons d'abord à quel titre la caractérisation du Fond primordial comme
spontanément établi peut passer pour correcte. Tout d'abord, si l'on se souvient du texte
plotinien, qui fait apparaître l'Intelligence dans une sorte de décollement réflexif à partir
de l'Un (je pense à l'Ennéade VI, 7 ou Traité 38, dont P. Hadot a donné une version sans
42
conteste meilleure que la vieille traduction Bréhier, et accompagnée d'un commentaire qui
souligne cette problématique de la constitution originaire de l'Intelligence (l'Esprit)), il
peut paraître curieux que notre auteur parle ici d'Intelligence à l'égard d'une réalité qui
forme bien le pendant de l'Un de Plotin.
En effet, le terme le plus proprement appliqué au Fond primordial considéré
séparément de ce qui doit procéder de lui, c'est celui de gzhon-nu bum-pa'i sku, ou
"Corps du vase de jouvence", formule curieuse que l'on pourrait peut-être traduire par
"juvénile introversion". L'Intelligence n'est nommée, on le verra, qu'à une étape
ultérieure; et dans ses premières apparitions, elle se trouve dans la formule: rig-pa gzhi
las 'phags, autrement dit, "l'Intelligence fulgure du Fond". De là à faire du Fond originel,
nommé par la métaphore du "vase de jouvence", une substance à part, dont l'Intelligence
viendrait à sourdre, dont elle procéderait, il n'y a qu'un pas; il ne faudrait pas le franchir
cependant.
C'est pour éviter ce contresens que je propose l'expression de "juvénile
introversion" en ce qui concerne le Fond originel: car il faut qu'il soit clair que c'est
l'Intelligence involutée qui constitue elle-même le Fond originel. Dire qu'elle fulgure du
Fond, c'est dire tout simplement qu'elle s'extravertit et se déploie; il ne faudrait pas
prendre au pied de la lettre les métaphores qui nous la figurent comme une lampe dans
un vase clos. Ces images tendent en effet à faire croire qu'il y a une lampe d'une part, un
vase d'autre part; que ce sont deux substances distinctes. Tel n'est pas le sens de l'image
de la lampe dans un vase: elle illustre au contraire le fait que, si le vase s'ouvre ou se
brise, la lumière qui jaillit de toutes parts n'est pas créée en cet instant, mais révèle tout
simplement ses qualités, qui étaient cachées.
Revenons donc à notre passage du Theg mchog mdzod, qui disait "qu'en la nature
de l'Intelligence, [des] qualités sont originairement présentes sur le mode du soleil et de
son rayonnement, et qu'elle est immaculée." De quelles qualités s'agit-il? S'il s'agissait
des pures qualités de l'Éveil, il est clair pour notre auteur qu'elles y demeurent en effet
de toute éternité, quoique sur un mode très paradoxal. Le modèle du soleil et de ses
rayons est appliqué à cet égard par Klong-chen rab-'byams lui-même dans d'autres
traités. Ainsi dans le Lung gi gter mdzod (p. 53):
"Depuis le commencement originel en effet, Corps et prime-sagesses sont
spontanément parfaits dans la quiddité de l'Intelligence; [et ceci] sans mouvement ni
altération [au sein de cette quiddité], comme dans le cas du soleil et de ses rayons. Soit la
prime-sagesse qui en soi se produit pour soi; Corps, Parole et Ame inépuisables y sont
parfaits en tant que nature du nimbe qui l'orne (rgyan gyi 'khor-lo)."
43
Le nimbe ornemental, la parure que ses rayons font au soleil, est une illustration
récurrente de la manière dont les qualités de l'Éveil sont liées à l'Intelligence: ni
identiques, ni séparées, mais procédant d'elle comme le divertissement de son
expressivité.
Mais ce n'est pas de cela qu'il est question lorsque le Fond originel est pensé
comme spontanément établi. En effet, un vers du sGra thal-'gyur, un tantra de la
Grande complétude, vient éclairer notre lanterne: "sNa-tshogs ngos nas lhun-grub
la…", c'est-à-dire, "du point de vue de la multiplicité, spontanément établi", autrement
dit, "du point de vue de [sa] multiplicité [supposée, le Fond est conçu comme]
spontanément établi". L'erreur consiste donc à poser des attributs ou des modes
effectivement déterminés au sein du Fond originel. Un autre tantra, le Tantra de la
sextuple sphère, précise: "lhun-grub nyid du gnas-pa la / sna-tshogs 'dus-pas snyingpor snang." Cela signifie que "pour ceux qui se placent dans [la perspective de]
l'établissement spontané, il [le Fond] apparaît comme une essence condensant la
multiplicité". Autrement dit, on admet peut-être une rupture de niveau entre le Fond et
ce qu'il fonde, entre la substance et ses attributs et modes, mais on veut que le Fond soit
malgré tout essentiellement doté de tous les attributs qu'il soutient.
L'Intelligence est couramment illustrée, dans son rapport aux phénomènes, par
l'image du miroir et de ses reflets; il faudrait ici imaginer des reflets qui seraient imprimés
dans la matière même du miroir, des images adhérentes à sa surface. Et c'est ce dont ne
veut pas notre auteur, qui refuse que le miroir soit captif des images qu'il héberge: il s'en
explique en effet quelques lignes plus bas (p. 276). "Si [les modes du Fond] étaient
spontanément établis, on tournerait perpétuellement dans le cycle; de ce fait la libération
serait illogique, [le cycle] étant spontanément établi." Qu'est-ce à dire? C'est que, si les
modalités d'existence sous-tendues par l'Intelligence appartenaient à son essence, qui est
éternelle, alors notre condition présente, ce cycle ou saµsåra, dont le Buddha a souligné
le caractère foncièrement pénible, serait coéternel au Fond. Ou bien, si l'on veut que la
libération soit possible, que le nirvåˆa soit accessible, il faut aussi qu'il ait toujours
existé, et il ne saurait être obtenu. C'est ce qu'écrit encore Klong-chen rab-'byams: "Il
s'ensuivrait que le dépassement des tourments lui-même ne dépendrait [dans son
obtention] de nulle condition, telle que la reconnaissance de soi. On serait en effet
spontanément établi dans le nirvåˆa depuis le début." Bref, ce qui est visé dans cette
critique de la doctrine du Fond spontanément établi, c'est l'idée d'un Fond originel
essentiellement marqué de déterminations, qui en fait sont tout à fait adventices.
La thèse attaquée est cependant un peu plus riche: elle se complète de l'éventualité
d'un Fond spontanément établi en tant que base commune du cycle et de son
dépassement. L'idée n'est pas univoque et la critique de Klong-chen rab-'byams est
44
subtile. Il suppose premièrement que cette base commune du cycle et de son
dépassement pourrait être spontanément établie selon son mode-d'être propre,
indifférent à l'égard de ces deux conditions. Mais s'il en était ainsi, le cycle et le
dépassement ne se produiraient jamais sur une telle base déterminée à leur rester
indifférente. Puis il fait l'hypothèse implicite d'un Fond comportant de manière
immanente ces deux situations, non dans la simultanéité, car l'une répugne à l'autre, mais
dans la succession. On n'est pas loin de la représentation spinoziste d'une substance
impliquant une infinité d'attributs et de modes s'entresuivant selon un ordre nécessaire.
Mais s'il en était ainsi, dit Klong-chen-pa, "on se libérerait sans effort"; ce qui serait fort
agréable, n'était le fatalisme latent de cette position: on serait en fait une pièce d'une
machinerie infinie, éternellement déterminée. Plus encore (et ici le rapprochement avec le
spinozisme n'était peut-être pas si vain, étant donné les apories de la durée dans
l'Éthique), notre auteur ajoute (p. 277) que "la cause et l'effet seraient contemporains."
À vrai dire l'alternative est stricte: les partisans de ce Fond spontanément établi
doivent ou bien nous enfermer dans un saµsåra perpétuel (puisqu'il suffit d'observer
notre situation présente pour voir le ridicule de l'idée d'un nirvåˆa perpétuel), ou bien,
s'ils veulent croire à un Fond commun du cycle et de son dépassement, affirmer leur
coexistence perpétuelle (voire éternelle) dans un seul et même sujet. C'est affirmer
massivement l'identité des contraires; c'est une thèse absurde et dénuée de sens. Ou
plutôt, c'est poser la possibilité de l'existence simultanée de déterminations contraires
dans une même substance; ce qui n'est pas absurde peut-être, mais répugne absolument
aux tendances constantes de l'ontologie bouddhique (esquissées dans notre précédent
essai). Quant à la première hypothèse, pour être moins extravagante, elle n'en est pas
moins désespérante; c'est elle qu'illustre ce passage de la Sextuple sphère, cité plus bas
par Klong-chen rab-'byams, qui évoque le charbon dont la noirceur ne part pas quand on
le nettoie: si les maux de l'existence sont inhérents à ce qui en fait le fond, il est vain de
vouloir s'en départir.
Le même thème est traité dans le Tshig-don rin-po-che'i mdzod (pp. 163-164). Le
texte est tout à fait parallèle, à ceci près que l'auteur y insiste davantage sur le versant
optimiste -mais absurdement optimiste- de la thèse, à savoir, l'idée que les qualités de
l'Éveil seraient purement et simplement innées. La chose est intéressante, dans la mesure
où il y a bien une tension dans sa doctrine entre l'insistance sur la coéternité des qualités
éveillées à l'Intelligence (sur le modèle du soleil et de ses rayons, que l'on a déjà vu), et la
position de la nécessité d'un cheminement pour révéler ces qualités.
Dans la section suivante de ce volume, on trouvera les éléments de la théorie de la
non-contradiction de l'accès graduel et de l'accès subit à partir précisément d'une analyse
de l'articulation et de l'opposition de l'âme et de l'Intelligence, ou de la conscience
45
(vijñåna) et de la sagesse (jñåna), chacun de ces deux registres ayant sa temporalité
propre. Ici, il est net que les difficultés de la doctrine du Fond spontanément établi
tiennent à l'omission de la distance, du déchirement qui oppose l'âme à l'Intelligence. Si
l'âme est pensée, pour le dire en terme spinozistes, comme un mode d'un attribut de la
Substance, en effet il faut bien la penser comme participant de l'infinité de celle-ci. Or
c'est ce que ne veut pas Klong-chen rab-'byams, et ce passage en revue des sept thèses
sur le Fond a aussi vocation à briser l'illusion à laquelle on pourrait incliner, de croire en
une immanence de l'âme au Fond.
Il s'agit de penser un Fond primordial à la fois parfait en son genre, et constitué de
telle sorte qu'en lui serait ouverte la possibilité de l'errance, de l'égarement. Le Fond
spontanément établi est une fiction qui clôture l'ouverture du Fond, en voulant à tout
prix qu'il soit déterminé, fût-ce par une infinité de modes en une infinité d'attributs. On
verra plus tard que la richesse infinie du Fond n'est pas de cet ordre, et n'obstrue
nullement sa liberté radicale.
Ici le texte de 'Jigs-med gling-pa n'est vraiment qu'une paraphrase des deux œuvres
de Klong-chen rab-'byams, et il n'apporte rien de nouveau. Nous pouvons donc passer à
la seconde des sept thèses sur le Fond originel.
III.1.b.b. Le Fond originel conçu comme comme indéterminé (ma nges-pa)
Reprenons d'abord le texte de la p. 275 du Theg-mgog mdzod, où se trouve le
passage, traduit par Ph. Cornu, qui présente le sens selon lequel les six thèses
unilatérales peuvent d'abord paraître recevables. On en lit dans la Liberté naturelle de
l'esprit la traduction suivante: "La base est présentée comme étant incertaine, car rien
n'existe qui puisse être désigné comme "ceci" ou "cela" dans l'essence de rig-pa. Cette
grande absence de directions, de distinctions et d'élaborations fait que l'on dit de la base
qu'elle est incertaine." Je traduirais le même passage avec quelques différences dans le
choix de la terminologie: le Fond est interprété comme "indéterminé, [dans le mesure où]
l'on conçoit que, puisque la quiddité (ngo-bo) de l'Intelligence (rig-pa) n'est pas établie
(ma grub-pa) dans une univocité (gcig tu) assignable ('di yin), elle est non-orientée, sans
parties, exempte d'épanchements discursifs [ou inexpliquée]".
Il s'agit manifestement d'une thèse tout à fait opposée à la première, qui prise à la
rigueur, aboutissait à la conception d'un Fond pour ainsi dire encombré, voire obstrué
par les déterminités qu'il fonde. Au contraire, ici, on insiste sur le caractère inassignable
de l'Intelligence, dont on ne saurait dire "c'est cela", c'est-à-dire, qui apparaît comme
essentiellement indéterminée (plutôt qu'incertaine). Comme dans le cas du Fond
spontanément établi, l'idée est littéralement irréprochable, mais présente des
implications fâcheuses.
46
Ici encore, lisons un passage du Chos dbyings mdzod, où ce concept
d'indétermination est pris en bonne part. Ainsi trouve-t-on les lignes suivantes à la p. 19
de l'édition mKhyen-brtse:
"La prime-sagesse qui en soi se produit pour soi, vérité (don) originellement sans
pareille,
Se condense en une goutte unique qui, ne naissant point, ne s'abolit pas,
Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte d'orientations [internes
divergentes] comme de [toute] borne."
Ce texte est assez proche de celui qui définit le Fond indéterminé. Il est en effet à
savoir que la prime-sagesse (ye-shes) est un autre nom de l'Intelligence. L'expression que
je traduis, un peu lourdement, par prime-sagesse qui en soi se produit pour soi est plus
synthétique en tibétain, puisqu'elle se dit ran-byung ye-shes. Littéralement, on pourrait
parler de prime-science auto-produite, voire, spontanée. Mais ce serait minimiser la
portée de la formule tibétaine. Byung veut dire advenir, venir à la rencontre, autant que
se produire. J'ai gardé l'idée de se produire, pour autant qu'elle comporte en français
l'heureuse ambiguïté de la production au sens ontologique et de la production au sens où
l'on dit d'un acteur qu'il se produit sur scène.
Expliquons donc ce que veut dire (du moins dans ce contexte précis) l'expression
rang-byung. Dans le premier sens, l'Intelligence se produit par soi (rang gis byung-ba),
au sens où elle ne dépend de rien en son être; elle est absolument parlant, sur son mode
propre. L'expression rang-byung se prend ici au sens métaphorique, comme le caractère
de causa sui appliqué à Dieu, dont les philosophes ne croient pas réellement qu'il se
produise lui-même dans une opération de création de soi. De plus, rang-byung signifie
que l'Intelligence se produit en soi (rang la byung-ba, premier sens), c'est-à-dire, se
déploie sur la scène qu'elle ouvre elle-même, voire, qu'elle est elle-même; dans son
divertissement (rol-pa), elle ne s'écarte jamais de sa propre sphère (klong). Enfin, elle se
produit pour soi (rang la byung-ba, second sens), au sens où elle est aussi bien le
spectateur de cette scène qu'elle se donne en soi-même.
Pour appréhender cette idée plus clairement, et revenir à notre thèse du Fond
indéterminé sous son aspect défendable, et même très légitime, il faut penser à
l'illustration la plus fréquente peut-être de la nature de l'Intelligence: celle du miroir. Le
miroir en effet, s'il est l'étoffe même des reflets qui paraissent en lui, reste pourtant
quant à soi indéterminé, ouvert à toute image possible, indéfiniment disposé à tout
embrasser, sans que jamais nulle image ne laisse en lui plus de trace que "le vol de
l'oiseau dans le ciel", selon une expression très courante. C'est en ce sens, en première
approximation du moins, que la nature de l'Intelligence peut se conserver en son égalité
immuable en dépit de tous les états d'âme dont elle se fait le substrat.
47
D'où notre texte du Chos-dbyings mdzod, sur lequel nous devons revenir:
"La prime-sagesse qui en soi se produit pour soi, vérité (don) originellement sans
pareille,
Se condense en une goutte unique qui, ne naissant point, ne s'abolit pas,
Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte d'orientations [internes
divergentes] comme de [toute] borne."
La prime sagesse qui en soi se produit pour soi, autrement dit ce vivant miroir
perpétuel, matrice de toute situation possible, est une vérité originellement sans
pareille, dans la mesure où cette vérité-là, l'ouverture, la transparence de la clarté, la
"clairière" comme dirait Heidegger, où se révèlent toutes les vérités particulières
possibles (celles qui sont du niveau de l'image réfléchie), est ab origine incomparable,
étant le Fond de toute autre vérité possible. Ce n'est pas une vérité déterminée, mais
l'évidence même, lumineuse par soi, qui éventuellement transparaît dans toute
perception et dans tout discours vrai, mais que toute perception et tout discours voilent
aussi bien. Cette vérité se condense en une goutte unique, qui ne naissant point ne
s'abolit pas, autrement dit, sa nature reste foncièrement simple, sans disparité interne,
ponctuelle, bien qu'elle embrasse également toute chose, comme le dit le vers suivant. Le
thème du point infinitésimal, universellement inclusif, a ses pendants occidentaux,
notamment dans la littérature alchimique; et par ailleurs il se trouve conjoint dans un
fameux texte de Nicolas de Cues avec l'image du miroir, lorsque dans l'Idiota de mente il
parle du miroir en pointe de diamant, image de la mens une fois soulignée par M.
Magnard dans son séminaire.
Cette nature "ponctuelle", c'est-à-dire simple et indivise, embrasse donc toutes
choses avec égalité, à l'exemple d'un miroir, et c'est ce que signifie la fin de notre passage
du Trésor de l'Élément Réel, "Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte
d'orientations [internes divergentes] comme de [toute] borne."
Cela dit, reste à savoir pourquoi notre auteur tient à répudier cette vision du Fond.
Elle est résumée en quelques mots dans le Trésor du sens des mots (p. 164) :
"puisqu'elle n'est [de] nulle quiddité, sa nature n'est point déterminée d'une manière
univoque; elle se manifeste sous quelque [forme] que, purement et simplement,
l'entendement veuille lui imputer." Le Tantra qui réduit les discours en poussière (sGra
thal-'gyur) (TCDz, p. 275) nous donne en vers la formule de sa condamnation: "'Gyu
tshad cha nas nges-med do", c'est-à-dire littéralement: "du point de vue de la mesure du
mouvement, indéterminé". Voici comment nous entendons cette formule lapidaire:
comprenant le Fond à partir de la mouvante multiplicité qu'il sous-tend, et que
l'entendement lui impute arbitrairement, ils le tiennent pour indéterminé. Autrement dit,
le Fond est ici conçu comme une sorte de substance plastique pliable à toute
construction imaginaire; ici il apparaît comme "cette étoffe dont sont faits nos songes".
48
Une citation du Tantra de la sextuple sphère vient confirmer cette lecture: "Nges-pa
med-par gnas-pa la/ 'gyu-byed yid bcas rnam-par snang". Quel est le sens de cette
formule? "À ceux qui se placent au point de vue de l'indétermination, [le Fond] apparaît
(snang) comme (rnam-par) pourvu (bcas) de l'entendement (yid) mobile [ou mobilisant]
('gyu byed)." Pour rendre cette phrase tout à fait limpide, il faudrait sans doute présenter
la théorie assez complexe du sextuple entendement (yid drug). C'est ce dont on
s'acquittera plus tard. Ce qui importe pour l'instant, c'est de savoir tout simplement que
le Fond est ici conçu, non seulement comme une substance plastique indéterminée, mais
comme une telle substance qui serait effectivement modalisée par des caractères
n'appartenant qu'à l'âme, et non à l'Intelligence, et qui la modèleraient selon leur destin
propre.
C'est bien ce qu'exprime notre auteur, à la p. 277 du premier volume du Thegmchog mdzod: "sa condition (gshis) n'étant point établie, [le Fond serait] indéterminé;
indéterminé pour autant qu'il s'altérerait en fonction des circonstances". Il est à
remarquer, pour les chercheurs qui se consacreraient à la pensée de la Grande
complétude, que cette thèse est illustrée par un texte non identifié de la rubrique de l'âme
(sems-sde). Cette référence allusive disparaît dans le Tshig don mdzod; elle n'est pas
reprise dans le Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (le passage parallèle se
trouve pp. 29-30 du troisième volume). Je crois cependant utile de le souligner, dans la
mesure où les différences doctrinales, qui sont parfois posées entre les trois rubriques de
la Grande complétude et leur subdivisions internes, sont particulièrement obscures (en
dépit des longues dissertations que Klong-chen rab-'byams leur consacre dans le Thegmchog mdzod, pp. 104-115 particulièrement) et mériteraient d'être étudiées pour ellesmêmes.
Quelle sont les arguments opposés par Klong-chen rab-'byams à cette thèse, et
que peut-on en tirer quant au sens exact de celle-ci? Premièrement, l'auteur (TCDz. p.
277) ne veut pas d'un Fond qui pourrait en même temps et sous le même rapport
comporter deux déterminations contraires, ce qui est un corrélat de l'idée du Fond
indéterminé. Ce qui se dégage de la suite du texte, c'est avant tout la crainte d'une
confusion universelle des contraires sur la base d'une telle indétermination: si la première
doctrine, celle du fond spontanément établi, allait de pair avec une sorte de rigidification
des possibles, voire de fatalisme, la seconde comporte une sorte de liberté confuse. Elle
implique non seulement la possibilité d'une substance comportant simultanément des
déterminations contraires, mais encore celle, ruineuse pour la sotériologie bouddhique,
d'un Fond si sujet à toutes les métamorphoses, qu'après avoir obtenu l'Éveil des Buddha,
on retomberait dans la condition cyclique, et ainsi de suite sans trêve, et au hasard.
L'auteur, qui est bon dialecticien à ses heures, fait observer que l'indétermination
même est détermination ("yang gzhi de nges-pa can du thal te ma-nges-pa'o zhes gcig tu
49
dam-'cha'-bar nges-pa'i phyir ro"): si toute détermination est négation, comme le dit
Spinoza, réciproquement l'indétermination, comme négation de la détermination, est
détermination. Ou, pour le dire dans le style sartrien, ne pas choisir, c'est encore choisir
de ne pas choisir.
En somme, il faudrait concevoir le Fond à la fois comme ouvert à la possibilité de
l'égarement (contre la première thèse), et comme comportant un aspect spontanément
parfait, selon lequel il a une affinité avec l'Éveil, qui fait que l'on ne saurait se départir de
ce dernier une fois atteint (contre la thèse du fond indéterminé). En somme, ce qu'il nous
faut, et ce qui est très difficile à penser, c'est un fondement qui soit aussi bien un
sommet, non une matière première indéfiniment plastique, mais une sorte de clef de
voûte portant tout l'édifice de l'égarement et de la libération, et se portant aussi soimême dans sa perfection propre, tout en récapitulant dans sa sphère la totalité de ce
qu'elle fonde. On voit donc que le terme de Fond ou de base ne doit pas nous égarer du
côté de la recherche d'un simple substrat indéfini, d'une étoffe sujette à toutes les
teintures, d'une argile pliable à tous les modelages.
Le Tshig don mdzod ajoute à la réfutation une rigueur un peu pesante dans
l'argumentaire, mais la doctrine est la même. Le texte de 'Jigs-med gling-pa soutient notre
analyse mais n'apporte rien de décisif. Nous passons donc à l'étape suivante de ce qui
commence à apparaître comme une dialectique des figures du Fond.
III.1.b.c. Le Fond originel conçu comme fondement substantiel de sens certain
(nges-pa don gyi dngos gzhi)
Cette troisième doctrine comporte une première tentative de synthèse des deux
exigences, celle d'une pureté du Fond qui se conserve sur son mode propre en dépit des
avatars de l'existence errante de l'âme, et celle d'une possibilité de fondation de toute la
multiplicité bigarrée de l'égarement. C'est ainsi que cette doctrine se résume, selon le
Tshig don mdzod (p. 165), par la formule suivante: "La quiddité [du Fond] est immuable
à l'exemple de l'espace; mais [son] mode de manifestation n'est point incapable
d'altération, à l'exemple de l'eau." Le premier exemple est limpide; le second demande un
éclaircissement, d'autant plus qu'il semblera être contredit dans la suite du texte. L'eau
dont il est question, c'est l'eau de la mer ou d'une rivière, qui pour se conserver en
somme égale à elle-même dans tous ses états, n'en est pas moins brassée de vagues et de
courants qui la font apparaître sous mille aspects. Il est à remarquer que de cette eau on
ne dit pas qu'elle est effectivement sujette à quelque altération, mais plus précisément
qu'elle n'en est point incapable. C'est insister sur le caractère superficiel et sans
conséquence de cette modification toute apparente; c'est par contraste souligner cette
égalité foncière à soi que ne compromet nulle variation de surface.
50
Il est clair en effet que l'accent porte ici - et c'est ce qui fera le défaut de la thèse sur la fixité du Fond. Il s'agissait de corriger l'illusion d'un Fond indéfiniment plastique
(deuxième thèse) sans retomber dans la représentation d'un Fond auquel tous ses
attributs et modes seraient essentiels (première thèse); on invente donc un Fond à la fois
stable (comme le premier) et dénué d'attributs essentiels (comme le second). C'est ce que
dit le passage du Theg-mchog mdzod (p. 275) traduit par Philippe Cornu: "la base est
présentée comme certaine ou établie, car rig-pa dans son essence est immobile et
immuable." Je le retraduis à ma façon: "[On conçoit le Fond comme] déterminé, en
concevant la quiddité de l'Intelligence comme immuable et inaltérable."
Qu'une telle thèse, ici encore, soit vraie à la lettre tout en étant fausse dans son
unilatéralité, c'est ce que je ne crois pas avoir besoin d'établir, cette fois, en ayant recours
au Trésor des Écritures. L'Intelligence en effet est certes éternelle, et comme telle pardelà toute altération comme tout mouvement. Mais il n'en est pas moins clair que
concevoir l'éternel sous les espèces du fixe, du stable, c'est le confondre avec le
perpétuel; c'est représenter ce qui est atemporel sous la forme de l'indéfiniment
perdurable. Cette troisième thèse n'est en somme pas moins réifiante que les deux
premières.
Dans le Theg-mchog mdzod (pp. 278-279) notre auteur en présente la réfutation:
selon cette thèse, "en quiddité elle n'est sujette (mi btub) à [nulle] altération (bsgyur du)
[sur] le mode (tshul) des non-êtres apparents (med-snang)."
La formule est un peu curieuse et surtout excessivement lapidaire. La suite nous
permettra de comprendre qu'il s'agit de poser un fond immuable non seulement quant à
sa quiddité, ou son essence, mais encore quant à son apparence 45 . Celle-ci était illustrée
par cette eau dite non impropre aux métamorphoses, mais dont il faut insister sur la
conservation à l'identique sous tous ses masques. À cet égard, la quatrième thèse
apportera un correctif en supposant un Fond immuable en essence, mais infiniment
plastique dans ses manifestations. Il est très clair d'une part que l'agencement des six
thèses rejetées par Klong-chen rab-'byams est tout à fait dialectique, et d'autre part qu'il
est précisément question d'ontologie et de rien d'autre, ce qui est de nature à surprendre
les connaisseurs de la philosophie bouddhique. Ici, peu à peu, on s'arrache aux diverses
thèses ontico-ontologiques, autrement dit, à toutes ces doctrines qui prennent le Fond
pour quelque étant.
45
— Comme on le verra plus clairement au fil des analyses qui seront présentées dans les années
suivantes de ce séminaire, l'opposition de l'essence et de l'apparence (gnas-snang) est un trait
caractéristique de la réalité superficielle, qui n'est jamais précisément ce qu'elle est (et cela en raison de sa
liaison avec l'âme comme être sorti de sa condition vraie). Certes, du point de vue superficiel de
l'apparence (snang-tshul), l'essence est extérieure; mais du point de vue de l'essence (gnas-tshul),
l'opposition est surmontée et l'apparence embrassée et reprise dans l'essence. Cette pensée est développée
par 'Ju Mi-pham dans le gNyug-sems 'od-gsal skor gsum. Il s'ensuit que l'opposition de l'essence et de
l'apparence n'est pas rigoureuse en ce qui concerne le Fond.
51
Revenons au Trésor du véhicule suprême (TCDz):
"C'est pourquoi il ne convient pas (mi thad) que d'un tel Fond (gzhi de las) soit
issu ('byung-bar) le cycle ('khor-ba), et (cing) nul (su yang) ne pourra (mi rung) se
libérer."
Là encore, ce passage est très dense; il faudrait l'amplifier. Je le comprends ainsi:
puisque le Fond est immuable non seulement dans son essence mais encore dans son
apparence, nulle chose n'en saurait être dérivée. Dès lors, ou bien le cycle des existences
est étranger à son essence, et il n'en dérivera pas; ou bien son essence comporte le cycle,
et dans ce cas c'est la libération, autrement dit le dépassement de l'existence cyclique, qui
devient rigoureusement impossible. L'argument est réversible et fonctionne aussi en
posant un nirvåˆa inhérent à l'essence du Fond:
"[Ou] si le dépassement (myang 'das) était [donné] (yod) depuis le
commencement (thog-ma nas), il n'y aurait pas de différence (khyad med) [entre cette
thèse] et [celles,] sempiternalistes (rtag-pa), des infidèles (mu-stegs); or (la) [cela]
contredit ('gal) la thèse ('dod-pa) [selon laquelle] on se libère (grol-bar) sur la base de
causes et conditions (rgyu rkyen las)."
Cette thèse [selon laquelle] on se libère sur la base de causes et conditions est la
pensée générale du bouddhisme, qui fait de l'Éveil non une grâce par lequel se
dispenserait spontanément le divin, mais l'œuvre de l'adepte. Il est curieux malgré tout
qu'elle soit ici alléguée sans plus, étant donné le fait que la tradition de la Grande
complétude, à laquelle adhère notre auteur, n'est pas sans la remettre en question. Je
pense que ce qui préoccupe essentiellement Klong-chen rab-'byams, c'est, dans cette
rigidité ontique attribuée ici au Fond, l'incapacité qui en découlerait pour ce Fond de
fonder également l'égarement et la libération, l'occultation et le dévoilement.
Le texte du Trésor du véhicule suprême n'est pas ici simplement résumé, mais
aussi complété, par le Trésor du sens des mots (TDDz, p.165):
"Si [l'on voulait que le Fond] soit purement et simplement (kho-na) inaltérable
('gyur-med), cela reviendrait au même (gcig-par thal-ba) que professer [de concert avec
les doctrines brahmaniques] une ipséité perpétuelle (bdag rtag-pa). [Ici la ponctuation
du texte est corrompue, et semble inviter à une autre lecture, également acceptable sur le
plan du sens, mais qui semble peu vraisemblable d'un point de vue grammatical: "cela
entraînerait fatalement la thèse d'une ipséité perpétuelle (bdag rtag-pa) et
[substantiellement] une."] Il s'ensuivrait fatalement l'impossibilité de [se] libérer par
l'effort, puisque l'Intelligence impure ne serait pas susceptible de devenir une Intelligence
pure. Si [le partisan de cette thèse] souscrit [à ce corollaire de sa position], il s'ensuivra
cet inconvénient, que [pour lui] il sera vain de comprendre le Fond comme de méditer le
52
chemin, et qu'il sera impossible de renverser l'égarement au moyen de la compréhension
du Fond."
Dans le Trésor du véhicule suprême, un contradicteur imaginaire prend la défense
de la thèse du Fond déterminé, en posant entre le cycle et le dépassement un rapport de
type phénomène / essence. Il s'agit de dire que le Fond est en soi éternellement parfait,
mais qu'il peut apparaître imparfait. Mais la doctrine (qui pourrait s'autoriser de tel
passage du Dharmadharmatåvibha∫ga attribué à Maitreya) est inconsistante, dans la
mesure où la possibilité de cette distinction apparence / essence est exclue par la manière
même dont on a d'abord conçu le Fond. Celui-ci a été posé dans une stabilité si massive,
si monolithique, qu'il est impossible de poser en lui le décollement, la distanciation
interne qui rendrait possible l'apparition d'une apparence distincte de l'essence:
"Et si même [le contradicteur] professait que, la quiddité du cycle étant
dépassement, elle ne changera pas [lors de la délivrance, on lui répondrait que] si la
quiddité [du saµsåra] était nirvåˆa, il ne serait pas utile de [s'en] libérer, de même qu'il
n'y a pas lieu de rendre le feu chaud maintenant [puisqu'il est d'ores et déjà chaud par
nature]."
On voit bien qu'ici encore, le défaut stigmatisé tient à l'idée d'une fixité, d'une
déterminité absolument stable, du Fond. Dans le Theg-mchog mdzod, l'auteur invente
pourtant une réponse assez subtile à ses propres objections, réponse qu'il récuse
ensuite. Cette réponse consiste à poser un Fond stable dans sa perfection propre, mais
apparaissant à l'entendement (blo) sous diverses guises, en fonction des modifications
du point de vue de cet entendement. Autrement dit, l'idée précédemment rejetée est
réaffirmée, moyennant la supposition d'un sujet, extérieur au Fond, qui le contemple et,
le cas échéant, se méprend sur sa nature.
Mais d'où vient cet entendement, et d'où se place-t-il pour parler? Quel est ce
point de vue? Lisons le texte:
[p. 279] — "Cela [=se libérer du cycle des existences] est utile du point de vue
[superficiel de] l'entendement", dira-t-on. — Mais cela répugne à [votre thèse, qui
comporte que] son mode de manifestation [même, et non seulement son essence,] est
immuable. —[Soit; cependant,] on dira [encore] que [tel] est le mode de manifestation du
Cycle, mais non celui du Fond. —[Cela] implique fatalement (thal) que le Fond soit
pourvu de ces deux [modes]; hors du Fond (gzhi las logs nas) il ne [saurait] en effet y
avoir (yod-pa'i phyir, sic pour med-pa'i phyir) [quelque] mode de manifestation cyclique
[que ce soit]." — L'argumentation se poursuit ainsi quelques lignes encore; nous croyons
superflu de la suivre en détail, et préférons en réserver la traduction pour une future
publication.
53
Au demeurant, le sens intentionnel du raisonnement est lumineusement dégagé par
le passage parallèle du Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (vol. IV p. 30):
"Ayant compris ce Fond, conçu comme déterminé, il faudrait que l'objet de
compréhension (rtogs-gzhi) ait comporté le nirvåˆa avant même [l'opération de]
compréhension, ce qui s'accorde avec l'opinion sempiternaliste des infidèles, et contredit
la thèse d'une libération par causes et conditions (…)."
En somme, comme d'ailleurs on le verra plus clairement à la lecture du troisième
essai compris dans ce volume, plusieurs auteurs tibétains sont soucieux de conjuguer
l'accès graduel et l'éternité de l'Intelligence, en rejetant aussi bien l'idée d'un cheminement
qui forge de toutes pièces les qualités de l'Éveil, que la représentation d'une préexistence
perpétuelle de l'Éveil comme en deçà de l'illusion, "sous le voile de måyå", comme
diraient les brahmanes. l'Intelligence est éternelle, et pourtant elle se révèle un jour; elle
est toujours parfaite, et pourtant cette perfection, en soi complète par soi, ne surgit qu'à
la faveur de la sublimation progressive de l'âme en Intelligence. Ou encore, l'Intelligence
est le Fond primordial de l'âme, mais d'un autre côté elle n'existe qu'après que l'âme l'a
longtemps cherchée. L'âme trouve son fondement en se surmontant; dans son Fond elle
s'abolit, englobée (zlum-pa) dans la sphère d'Intelligence sans avant ni après.
III.1.b.d Le Fond originel conçu comme pouvant se transformer de toute manière
(cir yang bsgyur du btub-pa)
Nous avons parcouru les trois premières thèses d'une manière assez détaillée; on y
voyait (1) le Fond conçu comme une substance universellement inclusive et réellement
déterminée par tous les modes et attributs qu'il fonde (gzhi lhun-grub); (2) puis il
apparaissait comme une substance indéterminée, susceptible de se recevoir toute
information possible, comme la matière première des aristotéliciens; (3) puis il était
conçu comme un fondement universel se maintenant égal à travers ses métamorphoses
apparentes, unissant donc à la plasticité la stabilité. Cependant, le retour massif de la
stabilité, de la fixité ontologique, se faisait tout de même au détriment de l'ouverture et
de la plasticité. Or dans la quatrième thèse que nous allons maintenant présenter
brièvement, notre auteur essaie de donner plus de consistance à cette idée d'une
souplesse du Fond, puisqu'il est conçu cette fois comme pouvant se transformer de
toute manière (cir yang bsgyur du btub-pa).
Ce contraste entre la troisième et la quatrième conceptions du Fond (l'une plus
fixiste et l'autre intégrant davantage le mouvement) est heureusement soulignée par Ph.
Cornu dans le même passage de sa Liberté naturelle de l'esprit (p. 153), où il écrit les
lignes suivantes, transposant un passage du TCDz (p. 275 du vol. I):
"La base est présentée comme certaine ou établie, car rigpa dans son essence est
immobile et immuable.
54
La base est présentée comme étant capable de devenir n'importe quoi, car on
affirme qu'au sein de l'essence de rigpa émerge n'importe quoi."
Je traduirais la deuxième formule d'une manière légèrement différente: "concevant
qu'en la quiddité de l'Intelligence, toute [chose] peut se faire jour ('char), on professe
qu'elle est susceptible de se modifier de tout manière."
Il y a là de ma part certainement un jeu de mots sur 'char, qui veut dire
certainement apparaître, tout simplement, mais avec une connotation de surgissement,
restituée dans la version de Ph. Cornu par le verbe français émerger. Mais le verbe
tibétain shar s'applique préférentiellement au soleil ou à quelque autre luminaire, qui en
émergeant de la nuit dans sa clarté propre, illumine et révèle en même temps le paysage
alentour. Il me semble que le tibétain shar dénote avant tout le premier aspect -émerger
de la nuit dans sa clarté propre, dans sa lumineuse évidence- tandis que 'char signifierait
le second aspect -révéler toutes choses par l'effusion de cette lumière qui les arrache aux
ténèbres. Par exemple, l'expression: Ka-dag rang byung rang shar, titre d'un cycle de
révélations de Rig-'dzin rGod-ldem, s'entend: la pureté primordiale, qui se produisant en
soi et pour soi, surgit par soi dans sa clarté propre. Mais ici nous avons le verbe 'char; il
dénote métaphoriquement le type de rapport du Fond aux phénomènes qu'il fonde: le
Fond est à la fois comme un soleil qui les révèle, qui leur confère leur visibilité propre, et
la source de leur être. Nous ne hasarderons pas ici un parallèle avec la République de
Platon, où le soleil du Bien est aussi bien ratio cognoscendi que ratio essendi des Idées
(immédiatement) comme des phénomènes du monde sensible (médiatement). Toujours
est-il, si nous voulons le dire à la faveur d'une expression française aussi heureusement
ambiguë, que l'Intelligence est ce qui donne le jour aux phénomènes, c'est-à-dire à la fois
les engendre et les illumine. Il faudrait être poète pour traduire, et même seulement pour
lire Klong-chen rab-'byams, sans manquer de voir ce genre de subtilités. C'est de la
manière la plus naturelle qu'il conjoint l'être comme fondement et l'être comme
"clairière", pour le dire à la manière de Heidegger.
Reprenons donc notre première sentence: "concevant qu'en la quiddité de
l'Intelligence, toute [chose] peut se faire jour ('char), on professe qu'elle est susceptible
de se modifier de tout manière." la formule s'entend, dans son sens le plus favorable, et
auquel l'auteur ne trouverait rien à redire, si l'on médite les images lumineuses connotées
par la formule. Il s'agit de penser que l'Intelligence à la fois manifeste les choses (comme
la lumière d'une lampe révèle toutes choses dans une pièce obscure), et se manifeste sous
la forme de toutes ces choses (comme une lumière blanche diffractée par un prisme se
donne sous la forme de toutes le spectre des couleurs diaprées). Bref l'Intelligence est de
toute chose et de toute âme le cœur révélateur, qui la pose dans l'être et lui confère sa
clarté propre comme en l'éclairant du dedans.
55
Quel est donc le défaut de cette thèse qui paraît nous tirer de la perspective bornée
des trois précédentes? Elle se trouve définie plus précisément plus loin dans le TCDz (p.
279): "[sa] quiddité étant indivise et non orientée, son apparence (snang tshul) est
sujette à toute altération." Qu'est-ce à dire? Sans suivre le détail de l'argumentation, il
apparaît que notre auteur fait grief à cette doctrine de deux lectures différentes qui en
sont possibles, et qui toutes deux sont irrecevables: soit on retombe dans les apories du
Fond indéterminé (deuxième thèse), en posant comme Fond un fantôme inconsistant,
sans teneur propre, au risque d'une confusion universelle sur le plan des phénomènes;
soit on essaie de donner au Fond une teneur essentielle propre, mais dans ce cas c'est sa
disponibilité pour toute métamorphose qui devient inintelligible. Ce qui est mal maîtrisé
dans cette thèse, c'est la distinction de l'essence et de l'apparence, artifice qui est censé
permettre de concilier la diversité changeante de ce que soutient le Fond, avec sa
persistance selon son mode propre. Or comme le fait observer l'auteur, tant qu'on en
reste à une ontologie sommaire, qui se paie de mots, on demeure captif d'alternatives
ruineuses, comme celles de la permanence et de l'impermanence: le fond est-il
permanent? Il sera impropre à recevoir en soi des modes divers et changeants. Est-il
impermanent? Il n'y a plus guère de sens alors à parler d'un Fond, puisqu'enfin il se
confond avec le flot changeant des phénomènes.
Bref, la quatrième thèse ne présente qu'une synthèse toute verbale et stérile de la
deuxième et de la troisième. Le Trésor du sens des mots (TDDz, œuvre du même auteur,
Klong-chen rab-'byams, mais plus tardive) n'apporte rien de nouveau au texte du Trésor
du véhicule suprême, et les précisions données par le passage parallèle du Kun-mkhyen
shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (vol. IV p. 30) sont trop subtiles pour valoir d'être
mentionnées dans cet exposé. Passons donc à la cinquième thèse.
III.1.b.e. Le Fond originel conçu comme quelque chose dont tout peut être pensé
(cir yang khas-blang du btub-pa)
L'intitulé même de la thèse en souligne d'emblée l'étrangeté. Il s'agit en substance
de vider l'absolu de toute déterminité pour sortir de l'alternative de la stabilité et de la
métamorphose. Si le Fond a en propre de n'être en soi rien d'arrêté, comme un espace
béant, il accueillera sans doute en lui tous les aléas du monde phénoménal, sans y perdre
sa caractéristique essentielle, puisque celle-ci consiste à ne pas en avoir. Ce qui a en
propre de n'avoir rien en propre ne peut certes pas être dépossédé; dire que l'on ne peut
mettre le néant en danger est une affirmation aussi oiseuse qu'elle est irréfutable.
Que dit la thèse, selon son acception favorable? Ph. Cornu écrit, toujours en
traduisant un passage de la p. 275 du TCDz:
56
"La base est présentée comme étant capable de soutenir n'importe quoi car, en
disant que l'essence de rigpa est la source de tous les phénomènes du saµsåra et du
nirvâna, on affirme que la base est susceptible d'être le soutien de toutes choses."
Cette fois, il faut dire que nous ne comprenons pas du tout le texte dans le même
sens; car je crois que si khas len-pa veut bien dire soutenir, c'est au sens seulement de
soutenir une thèse, autrement dit, de professer une doctrine. Ce n'est pas la base -ou le
Fond - qui est capable de soutenir n'importe quoi; c'est plutôt qu'il pourrait faire
également l'objet de n'importe quelle affirmation. On pourrait en dire tout et n'importe
quoi; il pourrait sans difficulté être décrit dans les termes les plus contradictoires.
Cela dit, il est vrai que ce passage n'est pas très explicite. Voici comment nous le
traduirions:
"Pensant qu'en la quiddité de l'Intelligence se produit [indifféremment] tout ce qui
relève du cycle et du dépassement, on [la] conçoit comme quelque chose dont n'importe
quoi peut être pensé."
Sur ce point, le Tshig don mdzod (p. 166) seul est passablement explicite:
"La quiddité de toutes les substances étant infondée et se faisant jour sous [des
formes] diversifiées, elle est donc [indifféremment] conçue comme n'importe quoi."
C'est une manière de penser qui rappelle celle du fondateur indien de la
philosophie
du
madhyamaka,
Någårjuna,
lorsqu'il
écrit
dans
les
MËlamadhyamakakårikå la stance célèbre:
"Si la vacuité est rationnelle, tout est rationnel;
Si la vacuité est absurde, tout est absurde."
Cette formule un peu absconse, que nous avons commentée dans le précédent
essai, veut dire que les phénomènes ne sont possibles, en tant que phénomènes, que
parce qu'ils n'ont pas d'être absolument parlant. Pour le dire très schématiquement, si les
choses existaient par essence, si elles se posaient elles-mêmes dans l'être, si elles étaient
causa sui (pour autant que le terme ait un sens intelligible), il s'ensuivrait du moins un
monde absolument fixe, inerte, sans interaction ni communication, où chaque chose
reposerait sempiternellement dans sa propre suffisance close sur soi. C'est donc grâce à
un certain défaut ontologique, c'est grâce à l'indigence de chaque étant, que le monde est
possible comme un flux de phénomènes interdépendants, corrélés, en constant devenir.
À ce titre, la vacuité, qui est le nom de ce défaut d'être dans le madhyamaka, n'est pas
seulement ce par quoi les phénomènes ne sont presque rien, elle est aussi ce par quoi
leur existence, ou du moins leur manifestation, est rendue possible. Bref, pour résumer
tout cela en une formule plus frappante: c'est parce que rien n'existe que tout existe;
autrement dit, dans le style de la scolastique bouddhique, la vacuité est indissociable de
57
la coproduction conditionnée; loin d'être contradictoires, inexistence dans l'absolu et
existence de surface sont véritablement comme l'envers et l'endroit d'une même condition
ontologique.
Notre propos n'est pas ici l'interprétation du madhyamaka; il en sera question
dans le troisième essai compris dans ce volume, relatif aux lectures diverses dont cette
doctrine a pu faire l'objet au Tibet. Toujours est-il que c'est à partir de ce genre de
considérations que la cinquième thèse sur le Fond devient intelligible. En effet, on
appelle ici du nom métaphorique de Fond ce simple caractère infondé des phénomènes,
lequel est selon le madhyamaka précisément ce qui fait l'ouverture du processus de
l'existence. Rappelons la formule du Trésor du sens des mots:
"La quiddité de toutes les substances étant infondée et se faisant jour sous [des
formes] diversifiées, elle est donc [indifféremment] conçue comme n'importe quoi."
"La quiddité de toutes les substances" n'est rien d'autre que leur manque de
substantialité; leur quiddité est de n'en avoir pas. Cette quiddité est naturellement
"infondée", ou plutôt "infondation" (autre lecture possible du vocable tibétain gzhi
med). C'est bien cette radicale infondation qui permet l'ouverture du processus de
l'interdépendance des phénomènes; on peut bien dire à ce titre qu'elle "se fait jour sous
[des formes] diversifiées". Au juste, de cette vacuité on ne peut rien dire; toute
définition, toute tentative de détermination étant également vouée à l'échec, en un sens
toutes se valent; c'est parce qu'elle est inconcevable qu'elle "est donc [indifféremment]
conçue comme n'importe quoi."
Mais ce qui se joue en même temps dans cette thèse, c'est manifestement une
tentative en vue de surmonter la distinction entre essence et apparence du Fond,
introduite dans les deux dernières thèses pour concilier les métamorphoses infinies des
phénomènes avec la stabilité supposée du Fond. Ici, la quiddité du Fond n'est plus que
la nature même des phénomènes, considérée seulement d'une manière abstraite et
générale. De ce fait, il y a un progrès certain par rapport aux deux thèses précédentes: il
n'y a plus de contradiction entre cette quiddité et la production des phénomènes.
Dans le détail, les réfutations de cette thèse ne sont pas très intéressantes; nous
nous en dispenserons. Le point central est avant tout que dans cette perspective, en
définitive, il n'y a plus de Fond du tout; il n'est qu'une abstraction vide, parce qu'il s'est
dissous dans le processus phénoménal.
(F) Le Fond originel conçu comme divers (sna-tshogs)
Cette thèse est la plus paradoxale de toutes, car si elle confond comme la première
des six le Fond avec la totalité des phénomènes, elle enlève même à cette totalité l'unité
substantielle qui lui était supposée dans la doctrine du Fond spontanément établie. Ici, le
58
Fond n'est vraiment qu'un nom, pas même une désignation abstraite pour la condition
phénoménale en général, mais un terme générique enveloppant tout indifféremment. Le
Fond, ici, c'est le tout, pris en vrac et sans aucun principe d'unification. Ce n'est pas
même le Fond du divers, c'est le divers même, dans tout son disparate et son
incohérence.
Enfin dans cette dernière des six thèses erronées, c'est le concept même d'un
Fond qui disparaît sans laisser aucune trace. Nous cherchions la nature des choses, et on
nous donne une simple liste des choses, dans leur profusion infinie et chaotique. il n'y a
rien à ajouter sur cette thèse tout à fait inepte.
Nous avons donc achevé notre tour d'horizon des six thèses erronées sur le Fond.
Récapitulons rapidement l'ensemble, pour montrer la logique de ce qui apparaissait
d'abord comme un inventaire incohérent:
T ABLEAU DES SIX T HESES RELATIVES AU FOND
dans le TCDz et le TDDz
Multiplicité
Unité
Essence
gzhi lhun-grub
substance unique
dotée de modes
multiples
Essence et apparence
gzhi ma-nges-pa (4) gzhi cir yang bsgyur
essence unique sous
du btub-pa
des formes multiples
même idée, mais
avec plus d'insistance
sur la plasticité
Apparence
(1)
(2) gzhi
nges-pa
substance unique
apparaissant sous la
forme d'une multiplicité
illusoire
(3)
(5) gzhi
cir yang du
khas-blangs su btub-pa
(6)
gzhi sna-tshogs-pa
Fond confondu
avec
Fond comme concept
la somme des détails
abstrait de la phénoménalité du monde phénoménal
IV. La juste conception du Fond originel
59
Après ces questions importantes, mais qui n'en avaient pas moins un caractère
simplement préparatoire relativement à notre objet central, il nous faut aborder enfin un
ensemble de points plus essentiels. Nous aborderons en effet (1) la juste conception du
Fond originel d'une part, et (2) la genèse de l'âme (dans une procession à partir du Fond
qui est aussi bien un arrachement, un éloignement et une perte de la condition de pureté
primordiale).
Dans son livre, La liberté naturelle de l'esprit, Philippe Cornu consacre près de
quarante pages (pp. 154 - 191) à ces thèmes. On y trouve une paraphrase de plusieurs
chapitres du Trésor du véhicule suprême (TCDz) de Klong-chen rab-'byams, agrémentée
de nombreuses citations de ce traité. On supposera ces pages connues dans leurs grandes
lignes; nous serons bref là où le travail de Ph. Cornu entre dans le détail. Nous aurons à
cœur, en revanche, de souligner les enjeux spéculatifs, qu'il n'est pas dans la vocation de
La liberté naturelle de l'esprit de développer. On consultera également avec profit les
pages 205 sqq. du livre de Tulku Thondup, Buddha Mind.
Le Fond originel de pureté primordiale
[IV.a — La nature du Fond ne se comprend qu'à partir de la considération de sa double
— Comprendre ce qu'est le Fond, ce n'est
pas envisager sa nature abstraitement de sa relation à ce qu'il fonde. Son essence ne se
découvre au contraire que par l'examen de sa fonction fondatrice. Nous revenons à notre
point de départ, objet d'une perplexité légitime: ni le Fond, ou Intelligence, ni l'âme, ne
s'entendent clairement si on les considère séparément. Certes, ces deux réalités ne sont
pas sur un pied d'égalité; certes l'âme est une forme de déviation de l'Intelligence, autant
ou plus qu'elle n'en est le phénomène, la manifestation. Certes, l'Intelligence pourrait
exister sans l'âme, et non l'inverse. Mais l'Intelligence ne se comprend dans son aspect de
Fond, et plus précisément de Fond d'avènement ('char gzhi), qu'à partir de la
considération de ce qui, précisément, advient à partir d'elle. Or l'Intelligence est Fond
d'avènement à deux égards, et en deux sens assez divers: (1) sa nature s'exprime
proprement dans ce que la tradition nomme l'épiphanie du Fond (gzhi-snang), qui en est
le "divertissement pur" (dag-pa'i rol-pa); (2) elle s'exprime de manière impropre dans la
constitution de l'âme, son "divertissement impur" (ma-dag-pa'i rol-pa). Nous allons
expliquer ces deux aspects de l'expressivité du Fond; il est à noter, avant toute autre
chose et pour éviter toute confusion, que pur et impur s'entendent ici sans trop de
connotations axiologiques: cette pureté n'a rien à faire avec la propreté, mais avec la
propriété; le divertissement pur, c'est l'effusion spontanée de l'Intelligence selon son
dynamisme propre, tandis que le divertissement impur est une expression distordue,
conditionnée, dévoyée de l'Intelligence.
dimension fondatrice; divertissement pur et impur]
60
— En tout état de cause, la
nature de l'Intelligence, ou Fond d'avènement, s'éclaire par la considération de sa double
expression. Celle-ci peut se comprendre analogiquement par comparaison avec la
manière dont l'Intelligence ou monde intelligible d'une part, et l'âme avec ce qui dépend
d'elle d'autre part, se fondent chacune à sa façon sur l'Un, dans le système de Plotin.
L'Un est leur base commune; mais l'Intelligence est une sorte de déploiement spontané et
de réflexion directe à l'infini de l'Un, tandis que l'âme ne se constitue qu'en se détournant
du principe, sur lequel cependant elle se fonde. Quand on y réfléchit, texte en main, les
parentés de structure entre les deux doctrines semblent assez remarquables.
[IV.b — Comparaison avec les trois hypostases plotiniennes]
[IV.c — La distinction du divertissement pur et du divertissement impur en relation avec la
distinction des deux point de vue, celui de l'Intelligence et celui de l'âme; asymétrie de ces deux
points de vue]
En vérité, la distinction des deux aspects de l'expression du Fond, ou de sa
manifestation, ne doivent pas s'entendre comme deux réalités en soi distinctes. C'est-àdire qu'on pourrait demander à qui prétendrait embrasser les deux aspects dans un seul
regard, les juxtaposer et les comparer, à quel point de vue il se place pour parler. Ce
n'est pas à dire qu'un tel point de vue soit impossible; il est censé être constitué dans la
théorie de la double science des Buddha. Mais, selon le bon précepte alchimique, il faut
toujours commencer en séparant les principes pour les mieux conjoindre ensuite; il faut
d'abord présenter les moments dans leur opposition abstraite, pour mieux montrer
ensuite leur synthèse. D'un certain côté, on peut dire que c'est la distinction des points
de vue -celui de l'Intelligence et celui de l'âme- qui fonde l'opposition des deux formes de
manifestation du Fond. Mais cette solution est encore trop simple, parce que
l'Intelligence est aussi l'essence de l'âme (sems-nyid), de sorte qu'en définitive le point de
vue de l'âme est en tant que tel nul et non avenu. Seul le point de vue de l'Intelligence est
en soi vrai; celui de l'âme n'est justifié qu'en tant qu'il est d'une certaine manière
enveloppé ou récapitulé dans celui de l'Intelligence. C'est pourquoi nous commençons
par présenter le point de vue de l'Intelligence, puis la genèse du point de vue de l'âme, à
partir d'une forme d'aliénation ou d'extranéation de l'Intelligence.
— Précisément, si l'on
considère l'Intelligence comme Fond de l'âme, mais en prenant la chose du point de vue
de l'Intelligence elle-même, on en vient à présenter le Fond originel comme pourvu de
trois aspects, en dépit de son essentielle unité; ces trois aspects, quiddité (ngo-bo),
nature (rang-bzhin) et compassion (thugs-rje), ont été présentés dans plusieurs livres;
mais il apparaît que l'on a parfois manqué de rigueur sur ce point, ou du moins que l'on
n'a pas toujours précisément replacé ces doctrines dans leur juste perspective.
[IV.d — Trois aspects du Fond: quiddité, nature et compassion]
— On pourrait
s'intéresser aux préfigurations de ces thèmes, qui me semblent devoir être cherchées dans
la théorie du triple Corps (trikåya) des Éveillés, et plus précisément dans la théorie du
[IV.e — Préhistoire de ces doctrines dans le corpus attribué à Maitreya]
61
rapport du Corps formel (rËpakåya) au Corps de Réalité (dharmakåya), telle qu'elle se
trouvé développée particulièrement dans les cinq traités attribués à Maitreya. Ainsi, le
nom même de "compassion" ne s'entend que lorsqu'on comprend la fonction de ce
troisième aspect dans l'œuvre salvatrice d'un Buddha. Tout se passe (toutes choses
égales d'ailleurs) comme si, en philosophie occidentale, des modèles empruntés à une
théologie de l'incarnation servaient à penser -par analogie et par opposition- le rapport
de Dieu aux créatures. Mais notre propos ici n'est pas de philologie historique; il n'est
pas même celui de l'histoire des idées, mais nous avons simplement en vue une lecture
philosophique de l'œuvre de Klong-chen rab-'byams.
Que sont donc ces trois aspects du Fond? Je passerai rapidement sur les deux
premiers, car ici c'est le troisième, la compassion (thugs-rje) qui doit retenir notre
attention.
[IV.f — Distinction de deux présentations du triple aspect du Fond dans le sNying-tig: celle,
conceptuelle, du khregs-chod, et celle, mythique, du thod-rgal] —
Il y a au juste deux manières
de présenter ces trois aspects: celle, atemporelle et plus conceptuelle, du système dit
"de l'abrupte infraction" (khregs-chod) et celle, de forme mythique et comportant une
apparence au moins de successivité, du système de la "transgression de [la limite]
supérieure" (thod-rgal). Cette distinction n'est pas une vaine subtilité, soit dit à
l'attention ceux qui sont le plus avertis de ces questions: dans le système doctrinal du
thod-rgal, il faudrait bien distinguer, dans la présentation de ces trois aspects, la
variation de leurs fonctions, voire de leur nature, selon les moments: celui du Fond
primordial dans son involution originelle, celui de l'épiphanie du Fond (gzhi-snang),
celui de l'égarement des êtres animés, avec le cas particulier du moment de l'état
intermédiaire entre la mort et la renaissance (spécialement le chos-nyid kyi bar-do), celui
du chemin des quatre visions, celui enfin de l'état d'Éveil achevé. Mais comme un tel
exposé serait trop lourd pour la présente occasion, nous le réservons pour une autre
occasion; nous prendrons ici les choses sous l'angle atemporel de l'abrupte infraction, qui
ne fait pas acception de ces moments divers de la base, du chemin et du fruit.
[IV.g — Présentation des trois aspects du Fond, quiddité, nature et compassion, ainsi que
— En fait, la meilleure
présentation liminaire de ces trois aspects (quiddité, nature et compassion), et des trois
aspects du troisième (expressivité, divertissement et parure), requiert l'usage de
métaphores. Ce n'est pas que la doctrine substitue à la rigueur des concepts la séduction
des images; mais, en première approche du moins, ces illustrations peuvent nous
permettre de prendre nos repères dans cette pensée plus que subtile.
des trois modalités de la compassion, à partir de l'exemple du miroir]
L'usage tibétain varie passablement les métaphores (dpe) qui servent à présenter la
nature du Fond, voire, les symboles (brda') qui ont vocation à nous y confronter. Mais
62
pour bien montrer l'articulation de ces divers modes d'un même Fond, nous utiliserons
une seule comparaison dans toute la richesse de ses aspects: celle du miroir. Le rapport
du miroir à ses images, la faculté qu'a le miroir de faire paraître des images infiniment
variées sans être lui-même altéré, bref, la constitution singulière de cet objet, va nous
permettre de découvrir analogiquement la nature du Fond.
— La quiddité (ngo-bo) est dite primordialement pure (ka-dag),
terme qui est parfois glosé par l'idée de vide (stong-pa). Le vide dont il est ici question,
ce n'est pas le vide de ce qui est inconsistant, ontologiquement déficient. C'est pourquoi,
je le souligne au passage, il est absurde d'identifier directement ce vide avec la vacuité
dont il est question dans la philosophie de la voie médiane ou madhyamaka. Il y a un
lien, naturellement, entre l'essence du Fond et le mode-d'être des phénomènes; mais sa
présentation philosophique est assez complexe46 . C'est plutôt le vide de ce dont la
nature n'est pas assignable, de ce qui est indéfiniment ouvert et se conserve toujours
dans sa pureté native, sans être jamais informé, façonné, par quelque transformation
adventice que ce soit. Soit un miroir: quelque image qui se dessine en lui, il reste pour
ainsi dire toujours vierge, sans nul trouble, immaculé en lui-même, innocent, comme s'il
ne lui était jamais arrivé de refléter nulle image. Il a une manière particulière d'être vide:
aussi variés que soient les reflets qui paraissent en lui, ils ne sont pas lui, ils
n'intéressent pas son essence, qui reste égale à elle-même, à la fois indéterminée (sans
forme ni couleur arrêtée) et parfaitement déterminée (se conservant toujours telle quelle,
sur son mode propre). Cet exemple vraiment lumineux nous fait sortir d'un seul coup
des apories des six thèses erronées sur le Fond.
[IV.h — Quiddité]
— On voit bien que ce qui est ici nommé pureté primordiale, ou
vacuité du Fond, n'est que l'envers, la face négative, de son ouverture à l'infinité des
possibles. Le miroir est vide, c'est-à-dire dénué de toute image inhérente; mais sa manière
d'être vide n'est pas celle d'un mur blanc dénué de tout ornement. C'est un vide plus
radical, car, si le mur blanc a du moins une couleur propre, le miroir, lui, n'en a pas; mais
en même temps cette vacuité est compensée par une sorte de fécondité illimitée, la
limpidité propre au miroir. Or cette limpidité, essentiellement liée au vide du miroir,
illustre admirablement ce que nous appelons la nature du Fond, dite spontanément
établie (lhun-grub), claire (gsal-ba) et infinie (ma-'gags). Comme la vacuité de la
quiddité du Fond pouvait prêter à certains rapprochements superficiels avec quelquesunes des thèses erronées sur le Fond, de même voyons-nous reparaître ici le caractère
spontanément établi, qui rappelle la première de ces thèses. Mais il est trop clair que le
sens n'est pas le même dans l'un et l'autre cas. La thèse du Fond spontanément établi
[IV.g — Nature]
46
— Même les constructions du système philosophique dit gZhan-stong-pa de Dol-bu-pa Shes-rab
rgyal-mtshan (voir dans l'essai suivant, la présentation de ses doctrines) restent trop naïves pour bien
saisir la nature de ce rapport entre pureté primordiale et vacuité.
63
nous montrait un Fond comme obstrué, étouffé par la trop grande richesse de sa
détermination; ici au contraire, il est aussi libre, béant, inconditionné, qu'il est
spontanément établi. Le caractère spontanément établi a ici trait à l'évidence propre du
Fond: l'Etre de tous les étants se présente dans sa clarté essentielle.
— Ce qui est clair, c'est que la septième thèse sur
le Fond, qui seule est juste, a en propre d'introduire ce que Heidegger appelle une
différence ontologique, c'est-à-dire ici l'impossibilité de comparer le genre d'être du
Fond, illustré par la limpidité du miroir, au genre d'être des phénomènes qu'il fonde,
illustré par les images qui paraissent dans le miroir. Il y a une disproportion absolue, une
incommensurabilité radicale. Cette discontinuité est très fortement soulignée par l'auteur;
c'est elle qui fait à la fois le caractère immédiat, transparent et facile de l'Intelligence, et
son caractère inaccessible. Toute image suppose le miroir déjà présent; nulle image
n'accède jamais à la condition de miroir. D'où peut-être la vanité de toute ascèse, de toute
recherche et de toute méthode. Mais les choses ne sont pas tout à fait aussi simples; on
y reviendra une fois déterminée la condition de l'âme errante.
[IV.h — La différence ontologique]
[IV.i — Articulation de l'Intelligence et des phénomènes: la compassion et ses trois modes]
— Le Fond et ce qu'il fonde, l'Intelligence et les phénomènes, sont donc en un sens
incommensurables et séparés par une différence abyssale. Mais ils n'en sont pas moins
articulés, conjoints d'une manière très singulière. Leur type de relation est formulé
particulièrement dans la présentation du troisième aspect, la compassion (thugs-rje), qui
est de loin le plus subtil, ou plutôt, celui dont la compréhension jette en retour la lumière
la plus vive - et la plus inattendue peut-être - sur les deux premiers.
Disons, en première esquisse, que la compassion du Fond est comparable à la
manière qu'a le miroir de s'emplir spontanément d'images, de refléter tout ce qui se
présente, bref, à cette sorte de dynamisme essentiel qui ne laisse jamais sans emploi la
clarté béante du miroir. Or cette compassion comporte à son tour trois modes ou trois
moments: expressivité (rtsal), divertissement (rol-pa) et parure (rgyan). Le Fond étant
comparé à un miroir, la fécondité de la limpidité du miroir, sa vertu réflexive, serait
l'expressivité; le dynamisme de cette puissance, la tendance au déploiement d'images
diverses, serait le divertissement. Les images comme telles, en tant qu'elles sont nées de
cette potentialité et de sa tendance vers l'acte, seraient alors appelées la "parure" de
l'Intelligence. Autrement dit, ces trois termes, expressivité, divertissement et parure,
nomment respectivement une virtualité, une tendance à l'effectuation de cette virtualité,
et l'effectuation elle-même. C'est là le sens de cette définition rigoureuse que Klong-chen
rab-'byams donne de ces trois termes, dans le Commentaire au sens de l'essence des
trois sections (pp. 36-37):
64
"L'expressivité est la puissance de l'Intelligence, qui manifeste aussi bien le
saµsåra que le nirvåˆa, à l'exemple de l'unique soleil qui fait s'épanouir le lotus, et le
nénuphar se clore.
Le divertissement, c'est l'Intelligence qui se déploie en son éclat, comme la lampe
qui se déploie en lumière, ou le soleil qui se divertit en ses rayons.
La parure désigne, au cours du déploiement d'une situation phénoménale, la
manifestation de l'Intelligence à elle-même, en tant qu'elle en orne l'essence, tel le ciel qui
se pare de l'arc-en-ciel, du soleil, de la lune et des étoiles."
On fera peut-être observer que ce passage n'est pas très concluant en faveur de
l'explication que l'on vient de donner. C'est qu'il exige un commentaire supplémentaire. Il
faut bien observer les exemples: l'expressivité est illustrée par "l'unique soleil qui fait le
s'épanouir lotus, et le nénuphar se clore". Le lotus et le nénuphar sont l'image des deux
modalités de l'existence, nirvåˆa et saµsåra. L'auteur veut dire que l'Intelligence est leur
Fond commun, du premier en vertu de son divertissement pur - l'épiphanie de
l'Intelligence, que nous allons expliquer tout à l'heure - et du second par son
divertissement impur -la genèse et l'errance de l'âme.
Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que l'expressivité (rtsal) est illustrée par le
soleil, le divertissement (rol-pa) par le rayonnement du soleil, et la parure (rgyan)
notamment par l'arc-en-ciel, qui lui-même est l'effet du rayonnement solaire. On a donc
bien trois aspects corrélés, mais dépendant hiérarchiquement les uns des autres: le
divertissement dépend fonctionnellement de l'expressivité, et la parure se fonde sur le
divertissement.
Nous ne prétendons pas que ces termes soient toujours employés rigoureusement,
surtout chez des auteurs secondaires; mais ici, nous avons besoin de la plus grande
exactitude pour débrouiller tous ces points très délicats. Avant de juger de la pertinence
de leur emploi métaphorique, il faut bien discerner leur sens propre.
— Ce qui ressort de cette
présentation du Fond, c'est que celui-ci ne s'entend pas précisément comme un principe
sans forme ni déterminités, comme un Fond lumineux et sans caractéristique, ouvrant la
simple possibilité du surgissement des phénomènes, mais indifférent à ce qui peut bien
advenir. Au contraire, en un sens tout ce que soutient le Fond est immanent à son
essence; ou plutôt, disons que la nécessité de l'essence du Fond veut qu'il déploie en soimême, sans se départir de sa nature, l'infinité de ses virtualités, que l'on appelle
proprement la sphère (klong) de l'Intelligence. Notons que, du moins dans la doctrine de
Klong-chen rab-'byams, tel est le sens précis du terme de Dharmadhåtu (tib. chosdbyings) ou Élément Réel: il s'agit de la totalité de cette diffraction interne de la lumière
de l'Intelligence, autrement dit, de la réflexion infiniment variée de l'Intelligence en elle[IV.j — L'épiphanie du Fond et le monde intelligible]
65
même. Ici le parallèle avec Plotin devient frappant, mais c'est sur ce point aussi que l'on
trouverait le principe de la différence radicale des deux doctrines.
Soit dit en passant, le fond de cette distinction tient au fait que chez Plotin, les
contenus du monde intelligible sont, pour le dire naïvement, à la fois essences et concepts
des étants du mondes sensible; tandis que Klong-chen-pa ne fonde jamais dans
l'épiphanie du Fond la possibilité de la conceptualité discursive. C'est à un autre niveau
du système, à un niveau moins élevé, que se trouve fondée la pertinence de la démarche
conceptuelle. On ne pense guère sous le couvert de l'Intelligence; nous y reviendrons.
Si une longue et belle citation peut être permise, qui sera aussi une récréation
contemplative, voici comment Plotin évoque la multiplicité intégrée du monde intelligible
dans l'Ennéade V, 8 [De la beauté intelligible], §§ 3-4 (trad. Bréhier pp. 138-140;):
"Quelle image pourrait-on s'en faire, puisque toute image semble tirée d'une chose
inférieure? Mais il faut que son image soit tirée d'elle-même, et qu'on ne la saisisse point
par image. (…) Partons de l'intelligence qui est en nous, après l'avoir purifiée, ou, si l'on
veut, partons des dieux et de l'intelligence telle qu'elle est en eux. Augustes et beaux sont
tous les dieux, et leur beauté est immense: mais qui fait donc qu'ils sont ainsi? C'est
l'intelligence, et c'est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible:
ce n'est pas la beauté de leurs corps (car, lorsqu'ils ont des corps, ce n'est pas par eux
qu'ils ont la divinité), c'est par l'intelligence qu'ils sont des dieux. En tant que dieux, ils
sont beaux; c'est qu'ils ne sont pas tantôt sages, tantôt privés de sagesse; toujours ils
sont sages, dans l'impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence; ils savent tout; ils
connaissent non pas les choses humaines, mais tout ce qui les concerne47 et tout ce que
contemple une intelligence. (…) Ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en
elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car là-bas, tout est ciel; la
terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes; tout est céleste
dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes
qu'aucune des choses qui sont là-bas; et c'est la région intelligible toute entière qu'ils
parcourent, en un repos éternel.
4. Là-bas, la vie est facile; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et
leur aliment; ils voient tout, non pas les choses sujettes à la génération, mais les choses
qui possèdent l'être, et eux-mêmes parmi elles; tout est transparent; rien d'obscur ni de
résistant; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité; c'est la lumière pour la
lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre: tout est partout, tout est
47
— Nous soulignons ce passage et quelques autres du même ordre, dans l'idée d'attirer l'attention sur la
question de la nature de l'omniscience des Éveillés dans le Mahåyåna. En effet, si d'un côté ceux-ci sont
réputés connaître toutes choses, non seulement dans leur nature fondamentale mais encore dans leur
détail, d'un autre côté il est clair (on y reviendra) qu'ils sont censés connaître toutes choses sur un mode
qui leur est propre, et sans se départir de leur parfaite pureté.
66
tout, chacun est tout; la splendeur est sans borne; chacun est grand, puisque le petit
même y est grand; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les
astres. Chacun a un caractère saillant, bien que tout apparaisse en lui. (…) Ce n'est pas
sur un sol étranger que chacun avance: l'endroit où il est, c'est cela même qu'il est;
l'endroit d'où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n'est pas
vrai qu'autre il est lui-même, autre la région qu'il habite: car son sujet, c'est l'intelligence,
et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse
naître toute cette lumière qui vient de lui: seulement, ici, de chaque partie différente vient
une lumière différente, et chacune est seulement une partie: là-bas, c'est du tout que
vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le tout; on
l'imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l'on
avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu'il y a à l'intérieur
de la terre; car cette fable nous suggère l'idée des yeux tels qu'ils sont là-bas. Il n'y a làbas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos; car il n'y avait
point de vide à combler, de manière qu'on fût satisfait d'être arrivé à bonne fin, en le
remplissant; l'on n'y voit pas un être distinct d'un autre, et le premier mal satisfait de ce
qui appartient au second; de plus il n'y a là-bas que des êtres sans usure. L'insatiabilité y
vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit: contemplant, on
contemple toujours davantage; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit
ainsi sa propre nature…"
67
V. L'ouverture du vase de jouvence
— Nous avons ainsi accédé au concept exact
du Fond, après les deux séances précédentes, consacrées aux thèses erronées à son
propos. En somme, il apparaît comme simple et inconditionné, et pourtant riche de
toute une explication de son essence simple, laquelle ne suppose nulle scission. Mais ce
qui est infiniment plus paradoxal encore, c'est ce que nous allons aborder aujourd'hui:
comment cette essence parfaite, cette sphère absolument bouclée en son infinité propre,
est naturellement sujette, moyennant un incompréhensible accident, à se faire Fond
d'avènement de l'âme égarée, autrement dit du divertissement impur.
[V.a. — récapitulation et problématique]
Le divertissement pur (dag-pa'i rol-pa), que le traité de la Quiétude
fantasmagorique (sGyu-ma ngal-gso) de Klong-chen rab-'byams nomme (selon le style
du gSang-ba snying-po) "fantasmagorie adéquate" (yang-dag sgyu-ma) est un prodige
qui dépasse l'entendement, certes, mais il est profondément rationnel et bien connu de
toute grande pensée spéculative, en Occident comme au Tibet; mais le divertissement
impur (ma-dag-pa'i rol-pa) ou "fantasmagorie imaginée à rebours" (log-rtog sgyu-ma)
est une énigme, voire, une absurdité - mais une absurdité qui a l'inconvénient d'être
jusqu'à un certain point réelle. Le problème auquel nous sommes ici confrontés est assez
symétrique à celui du "débouclage" de l'Esprit en soi, tel qu'il intervient, dans le système
de Hegel, au terme de la Science de la Logique de Hegel, au seuil de la Philosophie de la
Nature.
Présenté en termes d'expérience spirituelle, ce passage donne une certaine prise à
une intuition semi-conceptuelle; mais il est au fond presque insaisissable dans toute la
rigueur qu'exige une présentation spéculative. Il s'agit d'une véritable rupture de niveau,
dont la nature n'est pas moins énigmatique que celle d'une autre rupture symétrique,
celle qui constituera la réintégration de l'âme dans l'Intelligence (dont il faudra
comprendre aussi en quoi elle n'est pas une dissolution et une perte de la première dans
la seconde).
— Mais reprenons le fil de notre développement.
Le Fond primordial se déploie donc spontanément sous la forme d'une multiplicité
incluse dans l'unité, nommée épiphanie du Fond (gzhi snang). Il ne s'agit pas de quelque
éclatement ou démembrement, d'un éparpillement dans une multiplicité disparate,
pareille à celle dans laquelle nous vivons, et à laquelle, comme êtres animés, nous
appartenons; encore une fois, cette multiplicité reste enclose dans la sphère
d'Intelligence; elle est l'effusion de l'Intelligence en soi et pour soi, effusion d'ailleurs
éternelle, sans avant ni après, puisqu'elle est exigée par la nature même du Fond.
[V.b — Épiphanie du Fond, suite]
68
Quelques lignes, tirées du Tantra de bon augure paré de beauté, que cite notre
auteur dans son Trésor du sens des mots (p.175), évoqueront pour nous cette
manifestation de la "compassion" du Fond:
"En ce qui concerne la manifestation de la compassion, tout en ayant l'aspect du
vide, elle est claire et illimitée; elle est sans épanchements, mais s'épanche grandement;
tandis que sa nature est illimitée, grande est l'indétermination de la variété [qu'elle
comporte]. Puisque cela est clair, il n'y est point d'ombre; puisque c'est illimité, [c'est] la
grande absence (med-pa chen-po). Elle est vide de toute successivité, mais grandement
survient sous toute [guise]. Bien qu'elle ne soit pas adultérée, [il y a] la grande épiphanie
totale (yongs-su snang-ba chen-po). Elle est universellement infuse, et pourtant,
grandement, elle est uniment condensée. Elle est pure, mais grandement illimité est son
égarement. Elle est complète, et pourtant grande est l'unité de sa manifestation. Elle
consiste en la spaciosité (go) illimitée de la compassion."
[V.c — Reprise de la question des deux modalités, pure et impure, du divertissement] —
Reprenons sur un point capital, qui doit faire absolument l'objet de la plus grande
insistance, car il est central et systématiquement omis dans la littérature occidentale sur
la pensée de la Grande complétude. Il s'agit de la distinction du divertissement pur et du
divertissement impur (autrement dit, de la fantasmagorie adéquate et de la
fantasmagorie imaginée à rebours). En fait, cette épiphanie du Fond et nos existences
d'êtres animés errants ne sont pas au même titre la parure de l'Intelligence, autrement dit
la manifestation de son expressivité. C'est ce que personne ne veut comprendre; et l'on
nous a plus d'une fois adressé une fin de non recevoir, ou même les plus vives
protestations sur ce point, comme s'il s'agissait de quelque innovation vaine, davantage,
ruineuse, de notre part, alors même qu'elle repose sur les autorités les plus formellement
concluantes. C'est une question absolument nodale, car c'est là-dessus que se fonde la
possibilité d'une conception du chemin, dépassant l'alternative ruineuse du subitisme
intempérant et du gradualisme outré48 . Si l'on omet cette distinction, les plus graves
accusations des critiques tibétains de le Grande complétude sont justifiées. Et c'est sur
ce point que va reposer toute la suite de ma démonstration.
[V.d — Le point de vue de l'âme] —
Disons en un mot que toutes les apparences sont
le divertissement de l'Intelligence, si on les considère du point de vue de l'Intelligence;
elles le sont, si l'on veut parler en termes hégéliens, en soi mais non pour nous. Ce n'est
que pour l'être éveillé qu'elles le sont à la fois en soi et pour soi. Du point de vue de
l'âme, il n'en va pas de ainsi. On le comprendra mieux quand nous aurons vu la genèse de
l'âme. Ce point de vue est comme tel celui de l'extériorité — extériorité à soi de l'âme
48
De la même façon, dans le registre théologique chrétien, c'est certainement une insuffisante élaboration
de l'articulation entre le genre d'être de Dieu et celui des créatures qui fait donner tout à la grâce ou tout
aux œuvres.
69
errante, qui a perdu de vue sa propre essence (sems-nyid); extériorité des moments dans
le devenir, qui naît de cet égarement même; extériorité réciproque des cinq sens et des
objets qui se donnent à ces sens, etc. Si la littérature de la Grande complétude semble
parfois négliger absolument le point de vue de l'âme égarée, c'est pour plusieurs raisons
que nous avons déjà rapidement mentionnées, et sur lesquelles nous aurons à revenir
ultérieurement. Brièvement, disons que (1) le point de vue de l'âme est comme tel un
point de vue faux, en soi nul et non avenu; et (2) le discours du Trésor de l'Élément Réel
par exemple n'est pas seulement un discours descriptif d'une réalité ultime, inaperçue
par les égarés; il a aussi (et surtout) un caractère performatif: il fait être ce qu'il nomme; il
fait surgir l'Intelligence en la présentant; par lui ce qui n'est vrai qu'en soi devient vrai en
soi et pour soi.
[V.e — L'Intelligence préexiste-t-elle à la confrontation? Esquisse d'une solution de
— Ce n'est pas que l'Intelligence soit
forgée par les explications; elle est en soi éternelle; mais c'est à la faveur du discours de la
confrontation (ngo-sprod) qu'elle se révèle et que le point de vue erroné de l'âme se
sublime en point de vue éternel de l'Intelligence.
l'opposition abstraite du gradualisme et du subitisme]
La niaiserie d'un subitisme intempérant, méprisant toute méthode, tient au fait
qu'une telle approche repose sur une conception naïve de l'éternité. Cela sera longuement
souligné dans le troisième essai de ce volume49 : l'absolu est de l'ordre de l'éternel; mais
l'éternel n'est pas le sempiternel. L'éternel est étranger à la durée; il ne comporte nulle
successivité; il est tout l'inverse du sempiternel, qui est de l'indéfiniment perdurable. De
la sorte, dire que l'Intelligence est éternelle, cela n'implique nullement, si l'on entend bien
ce que l'on dit, qu'elle préexiste quelque part à sa révélation. Elle ne préexiste pas, car il
faudrait pour cela qu'elle soit répandue dans la durée; au moment où elle apparaît, elle
est. Il est également absurde de poser qu'elle ait existé auparavant, que d'affirmer qu'elle
soit produite en cet instant.
Mais j'anticipe sur le contenu de séances à venir; tout d'abord, il faut expliquer, à
partir de ce moment dit de l'épiphanie du Fond, la constitution de l'âme comme une
sortie et une perte de soi.
— Dans l'ordre des deux
traités de Klong-chen rab-'byams que nous suivons principalement jusqu'ici, ce qui vient
[V.f — Allusion à la libération originelle de Samantabhadra]
49
— Ces essais sont présentés dans un ordre qui n'a rien d'arbitraire, comme on l'a souligné au début;
mais par ailleurs il s'agit du compte-rendu de séances de séminaire qui ne se sont pas tenues dans cet
ordre (le séminaire de traduction, dont le contenu est repris dans le troisième essai, avait commencé dès
le début de l'année; de plus, les deux séminaires ont alterné d'une semaine à l'autre au second semestre,
de telle sorte qu'il y avait souvent une sorte d'effet de réflexion des analyses menées dans l'un sur celles
menées dans l'autre — tout cela disparaît naturellement dans la disposition adoptée pour cette
publication) ; c'est pourquoi certains points, qui avaient déjà été exposés très précisément dans le
séminaire de traduction, sont simplement rappelés ici. Il est permis d'espérer que cela ne nuira pas trop à
l'intelligibilité du propos.
70
immédiatement après la doctrine de l'épiphanie du Fond, c'est la théorie de la libération
du Buddha primordial Kun tu bzang-po ("Excellent à tous égards" / Samantabhadra).
Mais cela n'a pour l'instant à peu près aucun intérêt pour nous, sinon dans la mesure où
la présentation symétrique de la libération originelle de l'Excellent à tous égards et de
l'égarement originel des êtres animés met en valeur le fait que l'épiphanie du Fond, pour
être de l'ordre du divertissement pur (dag-pa'i rol-pa), n'en est pas moins
essentiellement constituée de telle sorte qu'elle ouvre la possibilité de l'égarement (donc
du divertissement impur, ma-dag-pa'i rol-pa) aussi bien que de la libération. Mais il ne
semble pas utile de rentrer dans tout ce détail; passons directement à l'égarement initial
des êtres animés, autrement dit, à la constitution de l'âme.
— Se
perdre, c'est bien sûr s'engager sur des mauvais chemins, dans l'errance de l'erreur; c'est
aussi s'égarer soi-même, se perdre de vue, se détourner de ce que l'on est essentiellement,
et de la sorte, au sens le plus large, s'aliéner: à la fois s'adultérer et s'enchaîner.
[V.g — Les premiers moments de l'égarement selon le Trésor du sens des mots]
[TDDz, p. 187] "…C'est parce qu'on ne se reconnaît pas dans l'épiphanie du Fond
que l'on s'égare. Selon le [Tantra qui] réduit [les discours] en poussière:
“Faute d'avoir reconnu l'unité lors [de la situation de] pureté primordiale,
On ne comprend pas que la Réalité [c'est-à-dire la variété infinie de l'épiphanie du
Fond] est soi-même;
Et de ce fait, on s'engage [dans l'existence, nyer len = se constituer en quintuple
agrégat] en accord avec cette cause [fondamentale qu'est la méconnaissance de l'unité de
la sphère d'Intelligence].
Quant au support objectif, ce sont les couleurs [parues lors de l'épiphanie du
Fond];
Desquelles [est issu], en raison de la condition causale de la dualité subtile,
Le karma du cycle des existences qui les prend pour objet.”"
Quelques mots d'explication avant de poursuivre la lecture du Trésor du sens des
mots. Tout d'abord, il est à savoir que l'auteur et le Tantra qu'il cite font référence à la
théorie des quatre espèces de conditions, qui forme le pendant bouddhique de la théorie
aristotélicienne des quatre causes; nous y reviendrons dans le détail à partir de
l'Abhidharmasamuccaya d'Asa∫ga. Toujours est-il que le premier germe de l'égarement,
c'est cette "condition causale de la dualité subtile", qui est présentée comme une
incapacité à se reconnaître soi-même dans l'infinie multiplicité de l'épiphanie du Fond. Il
y avait une variété, mais intégrée; ici, pour le dire en termes plotiniens empruntés au
Parménide de Platon, on tend à passer de l'"un multiple" (l'Intelligence) aux "multiples
uns" (les âmes). Cette condition causale (ou cause efficiente principale) ne saurait agir
71
seule; il faut au dualisme sujet-objet une matière, une occasion, et celui-ci est donné par
la multiplicité interne de l'épiphanie du Fond.
— "De quelle
manière cela se produit-il? Quand elle se fait jour (shar) sous la forme de l'épiphanie du
Fond, l'expressivité de la compassion survient spontanément sous l'aspect d'une
conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyodnus). Celle-ci ne se reconnaissant point elle-même [dans les manifestations du Fond
auxquelles elle se trouve confrontée], elle (en vient à) se trouver associée à la triple
inintelligence." (TDDz, suite de la même page)
[V.h — La "conscience lucide et propre à analyser le domaine objectif"]
Cette sorte de discours, de même d'ailleurs que la citation précédente des
Ennéades, relève apparemment du registre mythique, au sens philosophique du terme.
C'est-à-dire que, si la genèse de l'égarement qui est ici présentée comporte une logique
parfaite dans la succession des moments, c'est le tout premier, celui qui vient d'être
mentionné et autour duquel tous les suivants vont cristalliser, qui est inconcevable.
Certes, il suffit peut-être qu'un moindre fragment de sable ou de nacre s'introduise dans
l'huître pour provoquer la formation d'une perle; mais ici, vraisemblablement, cet infime
corps étranger qu'est le doute, le dualisme subtil, ne saurait s'introduire dans la sphère
d'Intelligence. Cependant, le discours sur la genèse de l'âme serait impossible sans cette
fiction; et d'ailleurs l'auteur sait parfaitement qu'il s'agit d'une fiction explicative. Au
demeurant, il n'est pas étonnant que la genèse de l'illusion ne se puisse exposer que
moyennant une fiction absurde: l'inintelligence (ma-rig-pa) est comme telle inintelligible,
de même que l'obscurité ou toute autre privation (défaut d'être) est imperceptible.
Tel était du moins mon point de vue jusqu'au moment où, reprenant les textes
pour préparer cette séance de notre séminaire, j'en suis venu à me demander si
finalement il n'y aurait pas là une sorte de déduction, au sens où l'idéalisme post-kantien
emploie ce mot, du divertissement impur à partir du divertissement pur.
À cet égard, il faut dire un mot de cette instance paradoxale dont procède le
dualisme subtil (lequel étant supposé, tout le reste suivra en un dispositif automatique
se construisant mécaniquement soi-même, selon un ordre nécessaire): reprenons le texte
qui parle "d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine
objectif (yul-dpyod-nus)." Telle est la croisée des chemins, le point à partir duquel l'âme
va se cristalliser. Il s'agit d'une conscience (shes-pa) lucide, et même "clairement
intelligente" (gsal rig), mais dont la lucidité, au lieu de se complaire dans l'infinie
plénitude intégrée du divertissement pur, a la faculté du discernement objectif (yul dpyod
nus), autrement dit une qualité qui lui permet de considérer les contenus intelligibles
séparément ou abstraitement les uns des autres. Dans le verbe dpyod-pa, il y a en effet
une connotation de séparation, d'analyse au sens propre, qui me paraît assez proche de
72
l'idée plotinienne de la dianoia, ou du concept hégelien de l'entendement. Or ici, il s'agit
manifestement d'un entendement coextensif à l'Intelligence, présent en elle selon son
essence et avant même tout égarement. C'est sur ce point que nous devrions concentrer
notre attention, pour comprendre comment cette sorte de lucidité séparatrice est à la fois
inhérente à l'Intelligence et constitutive de l'inintelligence, dès lors qu'elle passe de la
simple distinction des contenus imbriqués de l'épiphanie du Fond à leur saisie en
extériorité réciproque.
[V.i — Illustration de la nature de cette "conscience clairement intelligente, douée de
discernement objectif", par un passage de la préface de la Science de la Logique de Hegel,
soulignant la coappartenance de l'entendement et de la raison]
Hélas, à ce qu'il semble, les textes ne sont guère explicites, et se contentent de
passer très rapidement sur cette énigme. On en est réduit à chercher une solution à cette
aporie en Occident, par exemple dans ce texte de la Préface de la Science de la Logique
de Hegel:
"…c'est seulement à la nature du contenu qu'il revient de se mouvoir dans le
connaître scientifique, en tant que c'est cette réflexion propre du contenu qui seulement
pose et produit à la fois sa détermination même.
L'entendement détermine et fixe les déterminations; la raison est négative et
dialectique, parce qu'elle réduit à rien les déterminations de l'entendement; elle est
positive parce qu'elle produit l'universel, et subsume en lui le particulier. De même que
l'on a coutume de prendre l'entendement comme quelque-chose de séparé de la raison en
général, de même aussi a-t-on coutume de prendre la raison dialectique comme quelquechose de séparé de la raison positive. Mais dans sa vérité la raison est esprit, et celui-ci
est supérieur à l'un et à l'autre, il est une raison d'entendement ou un entendement de
raison."
On pourrait poursuivre la lecture de ce texte; on peut craindre qu'il ne soit aride et
que le rapport de son contenu à ce qui présentement nous occupe n'apparaisse guère50 .
Pourtant, pour le ramener à notre problématique et le reformuler dans notre
terminologie, il me semble dire que c'est la même puissance qui fait que l'Intelligence ne
reste pas figée dans l'inertie morte d'une unité vide (mais se donne un riche contenu
différencié), et qui est aussi à l'origine de la possibilité de cette scission, de ce
démembrement qui s'effectue dans l'autonomisation et l'égarement de l'âme. Et cette
puissance a un nom: il s'agit du divertissement (rol-pa).
50
— Il faut rappeler qu'il s'agit ici du compte-rendu de leçons, et non d'un texte originellement écrit pour
une telle publication.
73
Cette hypothèse une fois formée, la confirmation en est aisée: il suffit de
reprendre le texte précédent:
"Quand elle se fait jour (shar) sous la forme de l'épiphanie du Fond, l'expressivité
de la compassion survient spontanément sous l'aspect d'une conscience lucide (shes-pa
gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyod-nus). Celle-ci ne se
reconnaissant point elle-même [dans les manifestations du Fond auxquelles elle se trouve
confrontée], elle (en vient à) se trouver associée à la triple inintelligence."
Qu'est-ce que la manifestation de l'expressivité (rtsal) de la compassion? Nous
l'avons vu: c'est le divertissement (rol-pa). Dès lors, il apparaît que ce divertissement ne
fonde pas seulement une démultiplication du contenu (la parure (rgyan) de
l'Intelligence), mais encore, qu'en lui l'Intelligence se constitue en une conscience qui, à
l'égal de l'entendement dont parle Hegel, "fixe les déterminations". Autrement dit,
comme il d'ailleurs est naturel dans le monde de l'Intelligence, où sujet et objet, forme et
contenu, ne se font pas encore face dans une opposition abstraite, la prolifération de la
teneur intelligible ne va pas sans l'apparition d'une conscience scindante, d'une
conscience divisante, autrement dit, "d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre
à analyser le domaine objectif (yul-dpyod-nus)". Or apparemment le paradoxe est celuici: soit cette conscience; appelons-la entendement, non au sens du terme tibétain blo que
nous traduisons généralement ainsi, mais en pensant au sens que Hegel donne à ce
vocable. Il est dans sa nature que d'un côté elle permette la diffraction interne de
l'essence simple de l'Intelligence, et que d'un autre côté, de même qu'elle constitue la
possibilité d'une différence au sein de l'identité de l'Intelligence, elle constitue aussi
l'Intelligence comme une sphère dont quelque chose pourrait différer, comme un Élément
à l'extérieur duquel il pourrait encore y avoir quelque chose.
Si cette hypothèse que nous nous permettons de hasarder était confirmée, il
s'ensuivrait cette conséquence intéressante, que l'inintelligence serait essentiellement liée
à l'Intelligence, en vertu de la structure même de l'Intelligence, comme un envers est
corrélé à un endroit. Le monde sensible, c'est le monde intelligible repris en contrepoint;
c'en est l'image inversée, dont la nécessité est dictée par la structure même de la première
image. Et sans cela, comme les Éveillés, qui ont rompu tout lien avec l'égarement,
connaîtraient-ils les souffrances des êtres animés? — Cependant le type de liaison qui
peut exister entre l'Intelligence et le divertissement impur, fruit de l'inintelligence, n'est
pas analogue à celui que nous avons vu entre l'Intelligence et l'épiphanie du Fond.
L'inintelligence est liée à l'Intelligence comme l'extérieur à l'intérieur; si au sein de
l'Intelligence, le même et l'autre sont intégrés, le rapport entre elle et l'inintelligence est
un rapport d'altérité non surmonté dans l'identité. Et pourtant, tout se passe comme si le
même posait son autre, comme si l'intérieur se donnait un extérieur.
74
Je vous livre ici des réflexions qui ne sont pas entièrement abouties: mais j'ai le
sentiment qu'il faut tâcher de saisir exactement au sein même de l'épiphanie du Fond, le
pivot du saµsåra et du nirvåˆa, de l'égarement et de la libération, précisément à ce
point du divertissement de la compassion.
—Revenons au Trésor du sens des
mots; le Trésor du véhicule suprême me semble en effet être moins précis, quoi que plus
abondant, sur ce point:
[V.j — La triple inintelligence d'où procède l'âme]
"1) La non-intelligence de l'identité [à soi] du principe (rgyu bdag-nyid gcig-pa'i
ma-rig-pa) est l'inconscience [du fait que] ce qui se produit en tant que [cette]
conscience est l'eccéité (de nyid).
2) L'inintelligence connaturelle, c'est la production conjointe de [cette] conscience
et de l'inconscience de sa propre nature.
3) L'inintelligence imaginante, c'est le moment (cha) de la discriminationanalytique (dpyod-pa) [qui prend] ce qui apparaît à [cette conscience] elle-même pour
autre [qu'elle]."
VI. Genèse de l'âme, suite et fin
[VI. a — Récapitulation. Extériorité de l'égarement relativement à l'Intelligence; implication
— Dans le précédent chapitre, nous avons abordé enfin la
question de la genèse de l'âme (sems) à partir de l'Intelligence (rig-pa). Nous nous
sommes principalement préoccupés de la nature essentielle ou accidentelle de
l'inintelligence relativement à l'intelligence. Cette question n'est pas d'une solution aisée.
En un sens, le domaine de l'inintelligence reste un extérieur relativement à l'Intelligence,
laquelle est parfaite en soi et bouclée sur soi, bien qu'elle soit infinie et récapitule tout en
elle-même. En tant que l'égarement est à l'extérieur de cette sphère, on ne peut se
représenter leur relation elle-même que comme une relation d'extériorité, d'indifférence;
d'un autre côté, dans la mesure où l'Intelligence enveloppe toutes choses en elle selon
son mode propre, l'idée d'extériorité est en définitive malaisée à maintenir. De plus, de
l'autre côté, l'âme, née de l'égarement, reste en elle-même référée à ce Fond d'où elle
procède, bien qu'elle s'en détourne; et c'est ce que signifie le terme de sems-nyid, essence
de l'âme, qui est l'un des noms de l'Intelligence.
du premier dans la seconde]
— Reprenons notre réflexion au point où
nous en étions parvenus, à savoir, à l'exposé du triple aspect de l'inintelligence. Je vous
rappelle le texte, tiré du Trésor du sens des mots, sur lequel nous avions achevé la
séance précédente:
[VI.b — Triple aspect de l'inintelligence]
75
"1) La non-intelligence de l'identité [à soi] du principe (rgyu bdag-nyid gcig-pa'i
ma-rig-pa) est l'inconscience [du fait que] ce qui se produit en tant que [cette]
conscience est l'eccéité (de nyid).
2) L'inintelligence connaturelle, c'est la production conjointe de [cette] conscience
et de l'inconscience de sa propre nature.
3) L'inintelligence imaginante, c'est le moment (cha) de la discriminationanalytique (dpyod-pa) [qui prend] ce qui apparaît à [cette conscience] elle-même pour
autre [qu'elle]."
— Les trois moments de l'inintelligence
sont les trois facettes d'une même conscience fautrice d'extériorité: elle se scinde de son
principe (l'Intelligence pure); elle est scindée en elle-même par l'oubli de sa propre
nature; elle s'objecte ce qui lui apparaît, ou pose son objet comme un non-moi. Soit dit
au passage, ce sont là trois caractères que l'on pourrait retrouver, précisément, dans la
conscience telle qu'elle est présentée dans le système de Hegel, et notamment dans la
Phénoménologie de l'Esprit.
[VI.c — Trois moments d'une seule essence]
Le Trésor du sens des mots (TDDz) poursuit:
"Ces trois [inintelligences] sont les divers moments que comporte l'unique essence
de [cette] seule conscience; en raison de [cette implication réciproque des trois modes de
l'inintelligence], lors de l'analyse-distinctive de ce qui par soi se manifeste [à soi], on ne
reconnaît ni [d'une part] le Fond avec [sa] quiddité, [sa] nature et [sa] compassion, ni
[d'autre part] l'épiphanie du Fond avec la manifestation de [ses huit] modes d'avènement
spontanément établis en tant que nature [respectivement] du Fond et de l'épiphanie du
Fond; [p.188] et c'est du fait que l'on croit appréhender (bzung-ba) une différence
(khyad-par) par laquelle s'opposeraient (gzhan yin-par) [le Fond, la conscience
discernante et l'épiphanie du Fond] que l'on s'égare."
— Ce
paragraphe et le passage suivant du Trésor du sens des mots ont également été traduits
par Tulku Thondup (Buddha Mind p. 2O8); nous avons tiré profit de la lecture de sa
version. Toutefois, nous ne croyons pas devoir comprendre le texte exactement dans le
sens où il le sollicite. C'est-à-dire qu'il insiste sur l'incapacité de cette conscience
discernante (shes-pa gsal rig yul dpyod nus-pa) à reconnaître l'identité du Fond et de
l'épiphanie du Fond, comme s'il s'agissait d'un spectacle objectivement donné, à l'égard
duquel cette conscience, comme un spectateur confronté à la scène du déploiement du
principe, se méprendrait.
[VI.d — Tulku Thondup Rinpoche et le statut de la conscience discernante]
Dans ce cas, le problème est précisément celui que nous avons posé la fois
précédente: d'où vient ce spectateur? D'où vient qu'une instance dite clairement
76
intelligente peut être ainsi placée en vis-à-vis, en opposition au divertissement pur de
l'Intelligence? La lecture de Tulku Thondup (et sans doute est-ce là l'interprétation
dominante) est de celles qui ne craignent pas de faire de cette genèse de l'âme un discours
simplement mythique, en introduisant dans la sphère d'Intelligence ce regard second, ce
point de vue extérieur porté sur cette sphère, à partir duquel on présentera toute la
constitution de l'âme comme une manière de cristallisation.
Quant à
l'hypothèse de lecture que je vous propose, elle pourrait s'illustrer par cette analogie:
soit une lumière immaculée, et soit un prisme qui la diffracte; soit enfin le jeu de couleurs
diaprées issues du prisme. Supposons d'abord, pour ne pas succomber à ce que l'image a
d'inexact, que ces trois choses ne sont que les moments divers d'une même essence, de
sorte que la lumière serait à elle-même son propre prisme, et que les couleurs irisées
soient en elle-même, et soient elle-même. L'aspect de l'Intelligence correspondant au
prisme séparateur -cette conscience discernante (shes-pa gsal rig yul dpyod nus-pa) - est
à la fois ce par quoi se constitue la sphère d'Intelligence dans son infinie richesse, et la
source d'un envers, d'un extérieur de la sphère d'Intelligence, soit le domaine de l'âme
dont nous allons explorer aujourd'hui la texture. Disons encore, par métaphore, que le
principe de la différence réciproque des couleurs au sein de la lumière est aussi bien le
principe de l'existence d'une ombre à côté de la lumière.
[VI.e — Une analogie illustrant notre conception de la conscience discernante]
C'est pourquoi il importe de ne pas placer la conscience discernante (shes-pa gsal
rig yul dpyod nus-pa) pour ainsi dire en face du spectacle de l'épiphanie du Fond; c'est
elle aussi bien qui le déploie, en même temps qu'elle appartient à son règne; mais le
principe du déploiement (lié à la compassion du Fond) est ainsi fait qu'il tend à se poser
comme un regard extérieur; il n'est pas un regard dont l'extériorité à l'égard du Fond soit
simplement donnée, mais il est un moment du Fond qui, source de différence au sein du
Fond, tend à se différencier du Fond.
C'est pourquoi il ne faut pas croire que l'égarement consiste à ne pas reconnaître
l'unité du Fond et de son épiphanie; il faut ajouter avant tout que c'est l'instance
différenciante du Fond qui tend à se différencier elle-même du Fond, donc à s'oublier et à
se perdre soi-même.
[VI. f — L'inintelligence comme durcissement de la différence; l'Intelligence préserve de la
fluidité dans la différence] —
On passe donc bien de la différence intégrée dans l'identité à
la différence différente de l'identité; l'inintelligence apparaît comme le durcissement de
cette opposition. D'où d'ailleurs le fait que dans un monde fondé dans l'inintelligence, les
lieux, les temps et les choses existent en extériorité réciproque, c'est-à-dire dans une
identité à soi qui n'est pas moins une différence à l'égard de l'autre. Dans le cas des
Éveillés, la fluidité doit bien être préservée, puisque apparemment ils peuvent évoluer
77
simultanément dans les deux mondes, celui de la différence intégrée dans l'identité et
celui de la différence désintégrée.
— Une question se pose ici, qui
doit être résolue: dans ce roman de l'âme qu'est le début du Trésor du sens des mots,
aussi bien d'ailleurs que dans le texte de l'Ennéade III, 7 que nous avons entrevu, tout se
passe comme s'il n'était question que du destin d'une âme particulière (soit à chaque fois
celle du lecteur ou de l'auditeur, si l'on prend en compte la dimension méthodique de
pédagogie spirituelle de ces textes). Or la question est la suivante: si, selon la lettre du
texte, rien n'empêche qu'il y ait une pluralité d'âmes, si la richesse infinie de la sphère
d'Intelligence peut certainement s'accommoder d'une infinité symétrique du côté de
l'égarement, comment chacun peut-il être bien sûr qu'il n'est pas seul au monde?
[VI.g — Le nombre des âmes; problème du solipsisme]
Cette question peut paraître étrange au sens commun; mais si l'on se place dans la
perspective de l'idéalisme bouddhique, la démonstration de l'existence d'autrui (non
comme simple perception de ma conscience, mais, disons, comme existence pour soi)
paraît d'une difficulté insurmontable. Or il me semble que nous tenons là le principe
d'une possible solution de cette question, solution qui, comme il fallait s'y attendre, est
un peu dans le goût leibnizien: pour la mentionner en abrégé, on peut se demander s'il ne
devrait pas y avoir autant d'âmes, précisément, qu'il y a de différences au sein de la
sphère d'Intelligence, dans la mesure où la source première de l'âme est le durcissement
de la différence réciproque des aspects de l'épiphanie du Fond.
Leibniz écrit au § 57 de la Monadologie les lignes suivantes:
"…Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est
comme multipliée perspectivement; il arrive de même, que par la multitude infinie des
substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que
les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade."
[VI.h — Source ultime de l'ipséité dans la différence intégrée de la sphère de l'Intelligence;
— On trouverait infiniment d'autres
passages, se rapportant à cette question, dans l'œuvre de Leibniz; au fond, ce qu'il dit
des esprits ou Monades, Plotin le disait déjà des Idées dans le monde intelligible: les
Idées plotiniennes sont, si l'on ose dire, vivantes et conscientes; leur être consiste à se
penser éternellement elles-mêmes, mais en même temps, s'intelligeant elles-mêmes, elles
intelligent toutes les autres, selon une perspective singulière bien qu'universellement
inclusive. Il en va de même ici; mais le bouddhisme s'opposerait à la doctrine de la
Monadologie en refusant en quelque sorte d'aligner le monde de l'égarement sur la sphère
d'Intelligence. Selon Leibniz, il semble qu'un regard, qui saurait embrasser la totalité du
monde, en verrait la nécessité et la perfection; or le bouddhisme se refuse absolument à
comment à cet égard l'ipséité est préservée dans l'Éveil]
78
toute Théodicée, à toute justification théologique du monde et de son auteur prétendu51 .
Bref, nous tenons là une solution possible au problème de la multiplicité des âmes et de
leur nombre, de même qu'une réponse à la question de la préservation de la singularité
subjective au moment de l'Éveil: (1) il doit y avoir un nombre infini d'âmes au principe;
(2) quant aux Éveillés, qui ont abandonné la condition d'êtres animés (sems-can) dès lors
que leur âme (sems) s'est sublimée en Intelligence (rig-pa), ils subsistent dans leur
singularité au sein de l'Élément Réel (chos-dbyings), en tant qu'un des infinis points de
vue intégrés possibles sur cette infinité de la sphère d'Intelligence. C'est d'ailleurs
précisément ce qu'évoquent les métaphores du Gaˆ∂avyËhasËtra, dont on trouve
quelques passages paraphrasés dans la troisième série des Essais sur le bouddhisme Zen
de Suzuki (pp. 140-143).
[VI.i — Reprise de la genèse de l'âme; différence de principe entre lokadhåtu et
dharmadhåtu] —
Mais revenons à le genèse de l'âme dans le Trésor du sens des mots, afin
de comprendre, précisément, ce qui fera l'extériorité de principe du lokadhåtu (ou
élément mondain, tib. 'jigs-rten gyi khams) et du dharmadhåtu (ou Élément Réel, tib.
chos kyi dbyings), étant bien entendu que les deux se répondent, se correspondent:
"De plus, du fait de la modalité impure (ma dag-pa'i cha las) [composée de] la
triple inintelligence et des quatre conditions [qui en constituent] la visée (dmigs-pa), on
s'égare [en prenant la structure unitaire de] la conscience-de-phénomène (snang-ba la
shes-pa) pour [une paire d'opposés] sujet-objet. Alors, du fait de l'avènement sans
limites des six entendements-sujets (yid-drug 'dzin-pa), survient l'accumulation
d'imprégnations des six obnubilations (nyon-mongs drug). L'Intelligence est donc
entravée, et l'on s'égare à l'endroit de la manifestation des six domaines d'objectifs. (...)
En ce qui concerne les six domaines objectifs, il s'agit: (1) des formes, (2) des sons,
(3) des odeurs, (4) des saveurs, (5) des contacts, et (6) des choses (chos). Les six
obnubilations, ce sont (1) l'ignorance, (2) la concupiscence, (3) la haineuse colère, (4)
l'hébétude, (5) l'orgueil, et (6) l'envie."
51
— Ce n'est pas si simple cependant, puisqu'il apparaît qu'il existe en effet un point de vue totalisant,
celui des Éveillés qui contemplent toutes choses dans l'Élément Réel (Dharmadhåtu); que dans cette
perspective tout apparaît en effet comme nécessaire et pur; que de plus dans cette version bouddhique de
l'"entendement divin" de notre philosophie classique, la sagesse qui contemple et la réalité contemplée
sont une seule et même chose, la distance avec les spéculations de Leibniz n'est pas si insurmontable.
Malgré tout, la perspective d'ensemble est tout à fait différente; la misère de l'âme abandonnée à sa
partialité et à sa finitude n'est pas minimisée à partir de considérations transcendantes. La splendeur de
l'Élément Réel n'est jamais présentée comme un élément de consolation à l'égard des souffrances du
monde; bien plutôt, elle est présentée comme une perfection éternellement donnée en soi, mais qui pour
moi et pour les autres être animés doit seulement advenir. Autrement dit, même si le Dharmadhåtu n'est
pas précisément projeté dans l'avenir, il est cependant présenté plutôt comme un idéal auquel il faut
s'égaler que comme une réalité donnée dont on pourrait simplement prendre acte. C'est ce que représente
le parcours de Sudhana dans le Gaˆ∂avyËha-sËtra (cf. Th. Cleary, The Flower Ornament Scripture).
79
— Klong-chen rab-'byams fait suivre ce passage
d'une discussion de la différence de l'inintelligence (skt. avidyå, tib. ma-rig-pa) et de
l'hébétude ou stupeur (tib. gti-mug; skt. moha). Il ressort essentiellement de ce texte
que l'inintelligence a une portée plus fondamentale, puisqu'en un sens large elle englobe
tous les phénomènes conditionnés, et forme le support de toutes les obnubilations
(kleßa), tandis que l'hébétude est simplement l'une des espèces du genre kleßa, et n'est
pas comme telle fondatrice du saµsåra. Le texte poursuit en apportant quelques détails
complémentaires à la caractérisation de l'inintelligence:
[VI.j — Inintelligence et hébétude]
— [p. 188, l. 6] "Si l'on subdivise
l'inintelligence, les trois [aspects] de [l'inintelligence comme] cause ont déjà été
expliquées; sa quiddité [comporte par ailleurs] six modalités. Selon le [Tantra de
l'Intelligence] qui par soi survient (Rig-pa rang-shar rgyud):
[VI.k — Six modalités de l'inintelligence]
“L'inintelligence est comme cela:
1) le principe, c'est l'inintelligence de l'âme.
2) L'égarement, c'est l'inintelligence de l'objet.
3) L'occasion de l'égarement ('khrul gzhi), c'est l'inintelligence du Fond."
[VI.l — Trois premiers modes de l'inintelligence] —
On peut suspendre un instant cette
liste pour faire observer que ces trois premiers modes de la quiddité de l'inintelligence
correspondent à ceux qui nous avons déjà vus. En effet, le premier, "le principe, (…)
l'inintelligence de l'âme", n'est rien d'autre que l'oubli de soi de la conscience discernante;
le second, "l'inintelligence de l'objet", c'est son incompréhension de la nature de
l'épiphanie du Fond; et le troisième, "l'inintelligence du Fond", s'explique de lui-même.
Mais prenons garde aux trois derniers membres de la liste, qui doivent nous apporter des
éléments nouveaux:
"4) La préhension, c'est l'inintelligence imaginante.
5) L'amendement, c'est l'inintelligence du chemin.
6) l'inconscience (ma-shes-pa, skt. ajñåna), c'est l'inintelligence de l'abrutissement
(mongs-pa).
Ainsi, les six inintelligences ayant paru, on ne voit pas sa propre manifestation.”"
— La préhension ('dzin-pa) peut être
un nom pour la subjectivité comme telle; en tout cas il est question ici d'intelligence
imaginante (rtog-pa'i ma-rig-pa); l'imagination veut ici rendre un terme tibétain rtog-pa,
qui est l'équivalent conventionnel de la kalpanå des textes sanskrits, que J. May, dans sa
traduction de la Prasannapadå de Candrak¥rti rend diversement, selon le contexte, par
notion, hypostase, forger le concept de…, hypothèse. En ce qui concerne des composés
[VI.m — Le quatrième mode de l'inintelligence]
80
voisins, il donne encore: concevoir la notion de…, construire un concept sur…,
hypostasier, créer (concevoir) des hypostases, supposer, faire une hypothèse, et enfin
s'imaginer. Disons en tout état de cause qu'il ne s'agit pas de concevoir une chose, au
sens d'égaler en pensée son essence, ou de produire une idée adéquate à celle-ci; le terme
comporte une forte insistance sur la productivité, sur la spontanéité de l'esprit, sur l'idée
comme être factice, forgé, fictif. Dès lors un rtog-pa est plutôt une fiction, une
représentation de l'imagination, qu'un concept; disons qu'il faut ici entendre l'imagination
en un sens élargi. Toute activité de la pensée, en tant qu'elle produit des modèles,
procède par approximations, invente, essaie, explore, appartient à ce registre, autant que
la production purement fantastique ou fantasmatique. Je crois cependant qu'il faut éviter
le terme de concept pour rendre cette expression et ses dérivés en français; ce serait
éclairer d'un jour trop péjoratif toute activité de la pensée, notamment de la pensée
philosophique. Mais laissons cela de côté; la question de la nature et de la valeur de la
pensée conceptuelle ne peut être envisagée au présent niveau de l'analyse. En effet, la
pensée philosophique appartient au domaine de l'âme, dont nous ne faisons aujourd'hui
qu'esquisser les prémisses.
Quoi qu'il en soit, pour en revenir à l'inintelligence imaginante ou fictionnante, il
s'agit en somme de l'instance qui va forger toute une complexité arbitraire à partir de la
méprise initiale. Pour s'égarer entièrement, il ne suffit pas de se méprendre en un point,
mais il faut encore développer tout un écheveau inextricable de vaines suppositions, de
telle sorte que l'on soit embrouillé au point d'être absolument incapable de revenir au
point de départ. Ajoutons encore que l'idée de rtog-pa comporte une double face, non
seulement la face subjective de la faculté d'imaginer, mais encore la face objective de
l'imaginaire qui en procède. Allons plus loin: ce n'est pas uniquement l'activité intérieure
de l'âme naissante qui relève de l'imagination, mais encore les perceptions qu'elle
développe alentour. C'est en ce sens qu'il faut prendre la mesure, extraordinairement
inclusive, du terme de rtog-pa et de son composé rnam-rtog (skt. saµkalpa), que l'on
pourrait gloser par l'expression de confection imaginaire: tous les objets du monde, tels
qu'ils apparaissent à l'âme, sont entièrement, de part en part, de l'ordre de la confection
imaginaire. N'oublions pas en effet (on y reviendra l'an prochain) que nous nous situons
ici dans un registre proche de celui de la pensée de l'idéalisme bouddhique ou
vijñånavåda.
— "L'amendement, c'est l'inintelligence
du chemin", disait encore le texte du Trésor du sens des mots. Cette simple formule,
abrupte et un peu obscure, est d'une portée extraordinaire, qui ne se révélera
complètement qu'au fur et à mesure du déroulement de ce séminaire. En effet, elle énonce
la sentence de mort contre toute conception du cheminement spirituel, qui escompterait
l'obtention du bonheur et de la sagesse au prix d'une simple métamorphose de l'âme, où
[VI.n — Le cinquième mode de l'inintelligence]
81
celle-ci n'irait pas jusqu'à se surmonter en Intelligence. Comme le dit un Tantra de la
Grande complétude, autant nettoyer un bloc de charbon dans l'espoir de le blanchir.
Par ailleurs, cette formule souligne en somme que l'idée d'un cheminement, d'un
progrès tendu vers plus de satisfaction, est l'une des composantes originaires de
l'égarement de l'âme. On le verra: le passage du temps n'est pas séparable de l'inquiétude
de l'âme, toujours soucieuse et nostalgique d'un bien-être, qui à chaque fois se dérobe. Le
"chemin" n'est donc pas une idée proprement religieuse; toute mondanité en général est
cheminante, même si elle n'aboutit à rien, sinon à la répétition de la déconvenue et au
recul des horizons visés. Il faudrait plutôt dire qu'à bien des égards, l'idée d'un itinéraire,
si chère aux mystiques de toutes les religions comme aux pédagogues, aux doctrinaires du
progrès, etc., est peut-être bien la projection de la logique même de l'égarement là où
c'est l'affranchissement à l'égard de celui-ci qui est visé52 .
— Si l'activisme, aussi bien spirituel que
mondain, si l'affairement sous toutes ses formes est banni par cette définition de
l'"amendement", c'est-à-dire de la vaine tendance à corriger la situation présente, le
quiétisme, qui en est l'image du côté de la passivité, n'est pas épargné:
[VI.o — Le sixième mode de l'inintelligence]
"L'inconscience (ma-shes-pa, skt. ajñåna), c'est l'inintelligence de l'abrutissement
(mongs-pa)."
Ce qui est visé dans cette phrase, ce sont les recueillements d'inconscience,
quiétude factice obtenue par le figement de toute l'activité imaginante. Ce gel plus ou
moins durable de l'activité fictionnante n'est pas comme tel libérateur, car en lui la
finitude de l'âme n'est pas surmontée. Au contraire: une telle inertie, en dépit de son
agrément comme anesthésique temporaire des souffrances de la vie, a quelque chose de
bestial et d'indigne de l'origine de l'âme.
[VI.p — Le sextuple entendement] —
Klong-chen rab-'byams poursuit la spécification
des caractères des divers constituants de l'égarement; ainsi procure-t-il la liste des six
entendements (yid drug), liste d'ailleurs symétrique à celle des six modalités de
l'inintelligence:
[p.189] "De plus, de là (à savoir, des six inintelligences) il apparaît les six
entendements préhensiles [ou subjectifs] ('dzin-pa'i yid drug). On les appelle: (1)
l'entendement conjoint à l'inintelligence; (2) l'entendement de la conscience
d'entendement (manovijñåna); (3) l'entendement toujours en quête (kun tu 'tshol-ba'i
yid) ; (4) l'entendement déterminateur (gtan la 'bebs-pa'i yid); (5) l'entendement
complètement grossier (rnam-par rags-pa'i yid), et (6) l'entendement qui "se pose de
manière assurée" (nges-par 'jog-pa). [Ce sont] respectivement (rim-pa ltar), (1)
52
— Absurdité de toute forme de pélagianisme
82
l'entendement doué de mobilité ('gyu-ba dang bcas-pa); (2) le [caractère] aperceptif de la
conscience (shes-pas rang rig-pa); (3) la [simple] appréhension du domaine objectif; (4)
l'appréhension déterminante du domaine objectif; (5) le trouble (yengs-pa) à l'égard du
domaine objectif, dont la grossièreté (rags-pa) tient à [son caractère d'] obnubilation; et
6) celui [qui se] tient uniment focalisé à l'intérieur; telle est le sextuple abrutissement
(cha drug gi rmongs-pa).”"
— "En second lieu,
l'explication développée de la nature (du mode de production de l'égarement) comporte
deux (parties).
[VI.q — Suite de la genèse de l'âme selon le Trésor du sens des mots]
(1) Le caractère essentiel (ngo-bo'i cha) du mode d'égarement;
(2) l'explication extensive des espèces des conditions.
En ce qui concerne le premier [de ces deux points], lors de la manifestation de la
base d'égarement commune, en raison des souillures [constituées par] l'inconscience [où
est tombée] l'Intelligence [à l'égard de] sa propre quiddité, l'Intelligence elle-même s'est
sclérosée en égarement. Bien que ce qui est à connaître (shes-bya), l'Intelligence, soit
l'immaculé par excellence, elle en est venue à être pourvue de souillure (dri-bcas su
song). Comprimée par les rets de l'âme, l'Intelligence dont la quiddité est
primordialement pure est embourbée et saturée (sbags-pa) par l'imaginaire. Les six
entendements l'ayant entravée (bcings), elle est prise au filet de particules atomiques
[qu'est] le corps; et la claire lumière s'en trouve éclipsée (bag la zha'o).
D'autre part, (1) l'inconscience du fait que l'épiphanie du Fond provient de nousmêmes [en tant qu'Intelligence] est la condition causale; (2) le fait que celle-ci se fasse
jour sous forme objective (de nyid yul du shar-bas…) [au moment de l'épiphanie du
Fond] est la condition objective; (3) l'appréhension du moi et du mien est la condition
régente (bdag-po'i rkyen); (4) la conjonction de ces trois [conditions] en un même
instant est la condition immédiatement antécédente."
—
Il est à noter, avant toute autre chose, que, somme toute, les trois premières conditions
correspondent à la triple inintelligence, dans la liste à trois termes, ou aux trois premiers
termes, dont procèdent les trois autres, dans la liste à six termes. En effet, la condition
causale (ou cause efficiente principale) correspond à l'oubli de la nature du Fond; la
condition objective n'est autre que la méconnaissance de l'épiphanie du Fond; et la
condition régente ou condition subjective n'est autre que l'ignorance de soi-même, dont
était grevée la conscience discernante dont nous avons abondamment parlé la dernière
fois. Enfin la quatrième condition, ou condition immédiatement antécédente
(Malebranche eût dit: la cause occasionnelle) de l'égarement, c'est la simple conjonction
des trois aspects de l'inintelligence (qui d'ailleurs n'a rien d'une rencontre fortuite).
[VI.r — Correspondance des quatre conditions et des trois modalités de l'Inintelligence]
83
Il est remarquable qu'en ce passage, Klong-chen rab-'byams (qui sur ce point
comme le plus souvent peut en citant les grands tantra du rdzogs-chen étayer ses
définitions) utilise une terminologie très classique, dont il fait un usage qui s'écarte
quelque peu de ce qui se rencontre d'ordinaire.
— Ces catégories
interviennent en effet dans l'explication générale de la causalité, et prennent une
singulière importance dans les théories idéalistes de la perception. À cet égard, nous
aurons largement l'occasion de les envisager à la faveur des deux prochaines années de ce
séminaire, qui constitueront pour ainsi dire une promenade à travers la vaste littérature
du vijñånavåda. Mais pour le dire brièvement, la condition causale, ce sont les
imprégnations psychiques (bag-chags) des actes passés, lesquelles sont la cause
fondamentale de nos perceptions, selon les vijñånavådin; la condition objective, c'est la
présence de l'objet de perception dans le champ perceptif ouvert par la faculté
concernée; la condition régente, c'est la présence de cette faculté et de l'organe sensible
qui la porte du côté du sujet; enfin la condition immédiatement antécédente, ce sont les
perceptions de l'instant antérieur; l'expérience étant un songe bien lié, elle ne comporte
aucune discontinuité véritable (hormis celle qui va essentiellement de pair avec la
conception instantanéiste du temps dans le bouddhisme, conception qui voit dans la
durée une grandeur discrète).
[VI.s — Sur les quatre conditions dans l'idéalisme bouddhique]
Le temps, précisément, qui nous est imparti, s'achève; il faut conclure. La genèse
de l'âme n'est pas achevée; nous n'en avons découvert que les signes avant-coureurs.
Mais en somme, comme on l'a souligné, une fois produits les premiers germes, tout le
reste suit d'une manière automatique. Au demeurant, il n'est guère possible de présenter
la nature de l'âme autrement qu'en développant tout le mécanisme de son autoproduction circulaire; or cela doit précisément nous occuper durant les deux années à
venir. Ce séminaire comptera sept séances l'an prochain; nous commencerons par donner
les derniers éléments de la genèse de l'âme, puis nous nous engagerons dans l'exposé de
sa causalité circulaire.
84
Bibliographie complémentaire
(ne comportant que les œuvres citées uniquement dans cet essai)
Ph. Cornu, La liberté naturelle de l'esprit, Seuil, coll. Points sagesses, 1994
Ph. Cornu, Le miroir du cœur, Tantra du Dzogchen, Seuil, coll. Points sagesses,
1994
H. v. Guenther, Kindly Bent to Ease Us, Dharma Publishing, Berkeley, California,
vol. I: 1975; vol. II & III: 1976
'Jigs-med gling-pa, Yon-tan rin-po-che'i mdzod, Œuvres complètes (édition 'Jamdbyangs mkhyen-brtse), vol. I
'Jigs-med gling-pa, Yon-tan rin-po-che'i mdzod kyi rgya-cher 'grel rnam-mkhyen
shing-rta, Œuvres complètes (édition 'Jam-dbyangs mkhyen-brtse), vol. I-IV (seuls
quelques passages du vol. IV ont été consultés et confrontés avec leurs pendants chez
Klong-chen rab-'byams)
'Ju Mi-pham, Byang-chub sems bsgom-pa rdo la gser bzhun gyi mchan-'grel dekho-na-nyid gsal-ba'i sgron-me, Œuvres complètes, édition 'Jam-dbyangs mkhyenbrtse, vol. XIII, pp. 465 sqq.
'Ju Mi-pham, gNyug-sems 'od-gsal skor-gsum (trois traités: (1) gNyug-sems
gzhung rdo-rje snying-po; (2) gNyung-sems gzhi lam 'bras-bu'i shan-'byed blo-gros
snang-ba; (3) gNyug-sems zur dpyad rdo-rje rin-po-che'i phreng-ba): Œuvres
complètes, vol. XXIV
Karmay, Samten Gyaltsen, The Great Perfection (rDzogs-chen), A Philosophical
and Meditative Teaching of Tibetan Buddhism, Brill, Leiden, 1989.
Karmay, Samten Gyaltsen
— 1973-74 "Problèmes historiques et doctrinaux de la philosophie du rDzogschen", Annuaires de l'École Pratique des Hautes Études, Vol. 82, pp. 53-57
— 1975 "A discussion on the doctrinal position of rDzogs-chen from the 10th to
the 13th centuries", JA Vol. 263, pp. 147-56
— 1985 "The Rdzogs-chen in its Earliest tex: A Manuscript from Tun-huang",
Soundings in Tibetan Civilisation, New Delhi, pp. 272-82
Klong-chen rab-'byams, Theg-pa'i mchog rin-po-che'i mdzod, vol. Ga et Nga des
Sept trésors (Theg-mchog rdzogs-chen bka' gter gyi bcud 'dus mdzod chen rnam bdun),
éd. 'Jam-dbyangs mkhyen-brtse (reproduction de l'édition de référence A-'dzam 'brug-pa
/ imprimerie de sDe-dge)
Klong-chen rab-'byams, gNas-lugs rin-po-che'i mdzod, vol. Ca des Sept trésors
Klong-chen rab-'byams, gNas-lugs rin-po-che'i mdzod 'grel sde gsum snying-po'i
don 'grel (commentaire du précédent), vol. Ca des Sept trésors
Klong-chen rab-'byams, Tshig don rin-po-che'i mdzod, vol. Ca des Sept trésors
85
Klong-chen rab-'byams, Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod, vol. Cha des Sept
trésors
Klong-chen rab-'byams, Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod kyi 'grel-pa Lung gi
gter mdzod (commentaire du précédent), vol. Cha des Sept trésors
Klong-chen rab-'byams, rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso et son
commentaire, rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso'i 'grel-pa shing-rta bzang-po, éd;
rDo-grub-chen, reproduisant l'édition de référence A-'dzam 'brug-pa / imprimerie de
sDe-dge
Lipman K. Primordial Experience
Maitreya, Cinq Traités de — (textes attribués à Maitreya par la tradition
tibétaine). Nous avons utilisé l'édition chinoise du Mi-rigs dpe skrun-khang (Byams chos
sde lnga, 1991) pour les textes eux-mêmes, et plusieurs traductions. Voir surtout la
bibliographie de l'essai suivant.
Manjußr¥mitra, Bodhicittavanopalasuvarˆadruta (?) (= Byang-chub sems bsgompa rdo la gser bzhun) : voir 'Ju Mi-pham, Byang-chub sems bsgom-pa rdo la gser
bzhun gyi mchan-'grel de-kho-na-nyid gsal-ba'i sgron-me et Lipman, Primordial
Experience
Plotin, Ennéades, trad. Bréhier, Belles-Lettres, Paris, 1924-1938; trad. partielle P.
Hadot, Cerf, Paris, 1988, 1990…
Tulku Thondup, Buddha Mind, An Anthology of Longchen Rabjam's Writings about
Dzogchen, Snow Lion, Ithaca (New-York), 1989
86
Lexique français-tibétain
des termes essentiels propres à la pensée du rDzogs-chen,
apparaissant dans cette étude
Ame : sems, skt. citta
Analyse (ou discrimination analytique) : dpyod-pa
Commencement originel : Ye-thog
Confection imaginaire : rnam-rtog
Condition : ngang (au sens de condition humaine, par exemple); rkyen (s'il s'agit
de causes et conditions)
Conscience : rnam-shes, shes-pa
Conscience discernante : shes-pa (gsal rig yul) dpyod nus-pa
Corps du vase de jouvence : voir ci-dessous Juvénile introversion
Domaine-objectif : yul
Entendement : yid (six entendements) ou blo
Épiphanie du Fond : gzhi snang
Essence de l'âme : sems-nyid
Etres animés: sems-can
Éveillés : sangs-rgyas
Excellent à tous égards : Kun tu bzang-po
Expressivité : rtsal
Divertissement : rol-pa — divertissement pur: dag-pa'i rol-pa; —
divertissement impur: ma-dag-pa'i rol-pa
Fantasmagorie adéquate : yang-dag-pa'i sgyu-ma; — fantasmagorie conçue à
rebours : log-par rtog-pa'i sgyu-ma
Fond : gzhi
Fond originel : ye gzhi
Fulgurer : 'phags (dans l'expression: rig-pa gzhi las 'phags, "l'Intelligence fulgure
du Fond")
Hébétude : gti-mug
Imagination : rtog-pa
Immuable : 'pho-med
Inaltérable : mi 'gyur-ba, 'gyur-med
Inintelligence : ma-rig-pa — Non-intelligence de l'identité à soi du
principe: rgyu bdag-nyid gcig-pa'i ma-rig-pa — Inintelligence connatrelle: lhan-cig
skyes-pa'i ma-rig-pa — Inintelligence imaginante : kun tu rtogs-pa'i ma-rig-pa
Indéterminé : ma-nges-pa
Intelligence : rig-pa
Juvénile introversion : gzhon-nu bum-pa'i sku
Migrants : 'gro-ba
Originellement : ye nas
Parure : rgyan
Préhensible : bzung-ba
Préhensile : 'dzin-pa
Prime-sagesse : ye-shes
Primordialement : thog-ma nas
Pureté primordiale : ka-dag
Spontanément établi : lhun-grub
87
88
INTRODUCTION A LA LECTURE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES
EN LANGUE T IBETAINE
Les pages qui suivent reprennent l'essentiel du contenu d'un séminaire de
traduction qui s'est tenu en 95-96 au Collège. Nous en avons conservé la forme
d'ensemble, bien que nombre d'explications complémentaires en aient été supprimées.
De ce fait, il est très visible à la lecture qu'il s'agit de leçons, que celles-ci comportent
certaines répétitions, ou encore certaines digressions, motivées par les question, les
doutes, les objections des participants du séminaire. En tout état de cause, il s'agit d'un
document de travail; même si la composition en est passablement inachevée, il devait
être rendu accessible en l'état pour permettre la poursuite de nos travaux au courant de
l'année 96-97. Nous l'avons fait suivre d'un bref lexique Tibétain-Français des termes
philosophiques apparaissant dans le texte traduit, avec dans la plupart des cas les
équivalents sanskrits. Il ne s'agit pas de notre part d'une prétention à imposer quelque
terminologie que ce soit; simplement, nous avons cru bon de faire quelques
propositions, qui seront encore affinées et discutées à la faveur des prochaines années
de ce séminaire.
Présentation
“Le texte que je propose que nous lisions ensemble cette année est le traité de La
distinction des vues, rayon de Lune des points-clefs du véhicule suprême, œuvre de Goram-pa bSod-nams seng-ge, l'un des plus grands philosophes du XVème siècle tibétain,
l'un des plus grands esprits qui ait illustré la tradition sa-skya-pa53 , et par conséquent
l'un des penseurs les plus considérables du Tibet. Il s'agit d'une présentation du
madhyamaka54 ; elle se distingue de toute autre par plusieurs caractères qui motivent le
choix que j'en ai fait.
53
Sur ce courant de la tradition tibétaine, on ne trouve guère en français que quelques notations éparses
dans Les religions du Tibet et de la Mongolie, G. Tucci et W. Heissig, Payot 1973, et le petit volume
Histoire et doctrines de la tradition Sakyapa, Sherab Gyaltsen Amipa, Dervy-Livres, 1987. En ce qui
concerne la philosophie, on consultera notamment avec profit les travaux de Jackson sur le mKhas-'jug de
Sa-skya Paˆ∂ita (1182-1251): D. P. Jackson, The Entrance Gate for the Wise (Section III) - Sa-skya
Paˆ∂ita on Indian and Tibetan Traditions of Pramåˆa and Debate, 2 vol., Wiener Studien zur
Tibetologie und Buddhismuskunde, Heft 17.1 - 17.2. Cependant, cette branche de la religion tibétaine
ayant été extraordinairement féconde dans le domaine spéculatif, on ne peut guère tirer d'indications
générales d'une simple étude sur la pensée d'un de ses grands initiateurs, même aussi excellente que
peuvent l'être celles de Jackson.
54
Le madhyamaka est l'un de deux grands courants de la pensée du bouddhisme tardif ou mahåyåna.
Bien que la tradition bouddhique lui cherche des sources dans certains sermons (sËtra) attribués au
Buddha lui-même, il est permis de dire que ce système a pour source majeure l'œuvre de Någårjuna (Inde,
premier siècle de notre ère). On en découvrira plusieurs lectures possibles dans le texte de Go-ram-pa;
cette doctrine n'est pas sans une certaine parenté avec celle d'un Pyrrhon, mais elle s'en distingue par le
souci de maintenir la possibilité de jugements vrais, fondant une pratique juste, dans le domaine
conventionnel ou superficiel (autrement dit, dans le registre de l'apparence, dont la production
conditionnée fait l'objet d'une analyse rigoureuse). Les paradoxes, ou les apories de l'œuvre de Någårjuna,
ont donné une impulsion à la pensée bouddhique, dont la veine, au Tibet, ne s'est pas tarie jusqu'en ce
89
Premièrement, le style de Go-ram-pa m'a semblé être d'une clarté remarquable, en
comparaison de celui de quelques autres auteurs d'une stature équivalente.
Pour autant, La distinction des vues n'est pas dénuée de valeur philosophique.
Bien au contraire -et telle est la deuxième raison de mon choix- j'y trouve rassemblées en
une petite centaine de pages les solutions de nombre d'apories qui m'avaient paru
insurmontables plusieurs années durant. J'ai donc pensé que l'intérêt passionnant du
texte serait de nature à soutenir nos efforts, qui courent le risque d'être parfois
découragés par la grande difficulté de la tâche à laquelle nous nous attelons, celle de lire
des textes philosophiques en langue tibétaine.
Une troisième raison de ma décision en faveur de ce texte, c'est qu'il témoigne de la
richesse de la philosophie au Tibet, dont nous verrons bien qu'elle n'a rien d'une simple
redite de la pensée bouddhique indienne. En effet, l'auteur expose l'interprétation qui lui
semble être la plus juste du madhyamaka en l'opposant à celle qu'ont développé deux
autres des plus grands penseurs tibétains, Dol-bu-pa et Tsong-kha-pa. Ainsi, dans un
texte relativement bref, nous disposons d'un éventail de positions doctrinales assez
diversifié, permettant de démontrer par l'exemple que la philosophie au Tibet a connu
une vie extraordinairement dynamique, du moins de la fin du XIIIème siècle (Dol-bu-pa)
au courant du XVème siècle (Go-ram-pa). La lecture de cette Distinction des vues nous
permettra donc de mettre la première pierre à l'édifice d'une contribution à l'histoire de la
philosophie au Tibet, dont j'ai l'ambitieux projet.
La quatrième raison qui m'a fait pencher en faveur de La distinction des vues, c'est
qu'elle illustre, comme vous le verrez à la lecture, un trait tout à fait typique de la
scolastique tibétaine: elle tente une articulation systématique de tout le corpus du
mahåyåna, où chaque texte ne s'entend qu'au miroir de tous les autres. Plus
concrètement, il apparaît que les penseurs tibétains tentent de composer en un système
unique les quatre grands corpus qui alimentent leur pensée: (1) les traités de logique de
l'école de Dignåga et Dharmak¥rti55 ; (2) le madhyamaka avec les difficultés
d'interprétation et de classification qu'il comporte; (3) les "cinq dharma de Maitreya"; et
(4) la littérature tantrique. Ainsi par exemple la réflexion relative à l'aperception (skt.
siècle. Un grand texte classique de ce courant de pensée est accessible dans une excellente traduction
française: Candrak¥rti — Prasannapadå madhyamakav®tti, trad. J. May, Adrien-Maisonneuve 1959.
Comme introduction à la pensée de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge et aux controverses présentées ici, on
lira avec profit volume Comprendre la vacuité - Deux commentaires du chapitre IX de la Marche vers
l'Éveil de Shântideva, trad. P. Carré et al., Padmakara, Peyzac-le-Moustier, 1993. Quant aux diverses
tendances que les doxographes tibétains y ont distinguées (svåtantrika, pråsa∫gika et leurs subdivisions),
on découvrira ce dont il s'agit à la lecture du traité De la distinction des vues.
55
Sur la logique bouddhiste en général, voir (faute de mieux) Stcherbatsky, Buddhist Logic, vol. XXVI
de la Bibliotheca buddhica, 1934; réédité par Oriental Books Reprint Corporation, New Delhi, 1984; du
même auteur, La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs, Paris, Geuthner,
1926.
90
svasaµvedana, tib. rang-rig)56 , loin de se cantonner dans le registre de l'exégèse des
traités de logique (qui en est la terre natale), a partie liée d'une part avec la discussion des
thèses idéalistes57 dans leur rapport à la vue madhyamaka pråsa∫gika, et ce d'une
double manière: d'une part en rapport avec les réfutations de l'idéalisme, dont la plus
magistrale se trouve chez Candrak¥rti (dans le Chapitre VI du Madhyamakåvatåra)58 et
chez (le pseudo?) Någårjuna (dans la Bodhicittavivaraˆa59 ); d'autre part en rapport avec
l'expérience ultime de l'absolu, connue dans une intuition qui pour être sans objet ne doit
pas pour autant être une absolue hébétude, et que certains commentateurs tibétains
tendent à ce titre à aligner sur l'aperception ineffable des sautråntika et des
vijñånavådin. Or l'empiétement des doctrines indiennes les unes sur les autres ne s'arrête
pas là, puisque la nature de cette sagesse ultime, que les traités du madhyamaka laissent
indéterminée, est souvent cherchée par les auteurs tibétains dans les Cinq dharma de
Maitreya. Non seulement cela redouble la question du rapport des thèses idéalistes et du
madhyamaka, puisqu'il est clair que, s'agissant des traités attribués à Maitreya, même
s'ils sont pour certains d'entre eux (selon le jugement des Tibétains) madhyamika dans
l'intention, ils n'en relèvent pas moins du vijñånavåda dans la forme et dans le
vocabulaire. Mais ce qui démultiplie encore les tenants et les aboutissants de la
problématique, c'est que cet usage des Cinq dharma amène fatalement à une
confrontation de cette "sagesse aperceptive" (rang-rig-pa'i ye-shes), dont on fait le fin
mot du madhyamaka, avec le tathågatagarbha60 de l'Uttaratantraßåstra (ou
Ratnagotravibhåga). On se demandera dès lors si cette sagesse est innée ou acquise; on
s'avancera dans les méandres de la controverse relative au subitisme. Or la lecture du
Ratnagotravibhåga n'est pas elle-même innocente, puisque non contents de confronter
ce traité aux spéculations que l'on a dites, les Tibétains ne laissent pas de l'étudier à la
lumière du Kålacåkra-tantra par exemple, ou, pour les rNying-ma-pa, du rDzogschen61 : on voit par cette illustration l'entrecroisement inextricables des quatre registres
mentionnés plus haut. Et ce n'est là qu'un exemple; on devine la combinatoire infinie qui
peut résulter de la variation d'un seul de ces multiples paramètres corrélatifs. Avec cette
nuance capitale, cependant, qu'en tant qu'ils sont corrélatifs ils varient ensemble. Dès
56
La problématique bouddhique de l'aperception est esquissée dans l'essai joint au présent volume: Ce
qui fait le fil conducteur de l'ipséité subjective selon le bouddhisme tardif.
57
De l'école dite vijñånavåda, dont les doctrines seront détaillées et discutées dans les prochaines
années des séminaires liés à la présente Direction de Programme. Pour une présentation générale, cf. A.
K. Chaterjee, The Yogåcåra Idealism, Motilal Banarsidas, Delhi, 1962, 1975, 1987; on peut lire
également en français un texte fondateur de ce courant, comportant l'exposé systématique de ses doctrines:
É. Lamotte, La somme du grand véhicule d'Asa∫ga (Mahåyånasaµgraha), Université de Louvain, 1973
(2 vol.). Voir aussi S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, Motilal Banarsidas, Delhi, 1984, 1986…
58
Voir Driessens, L'entrée au milieu, Éditions Dharma, Anduze 1985, pp. 195 sqq.
59
Cf. Lindtner, Nagarjuniana, 1982, reprise: Motilal Banarsidas, Delhi 1987, pp. 180 sqq.
60
Ou "nature de Buddha", censée être présente chez tous, même au moment de l'égarement, mais qui
est diversement conçue par les philosophes bouddhistes.
61
Sur les doctrines du rDzogs-chen des rNying-ma-pa, on trouvera des éclaircissements dans ce même
volume, dans le texte du séminaire sur La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif.
91
lors on se prend à rêver d'une analyse qui, dégageant la forme de ce réseau, mettrait au
jour les structures élémentaires de la philosophie tibétaine. Sa complexité nous le cache,
mais dès que l'on commence à en soupçonner l'existence, on a le sentiment que, si la
diversité des doctrines philosophiques tibétaines est presque inépuisable, la contexture
des questions, autrement dit la problématique totale, pourrait bien être, au fond,
pratiquement unique. L'unité formelle rend raison de la variation du contenu: c'est en
raison de l'implication réciproque de toutes les questions selon un même ordre, que la
moindre variation de détail dans le contenu entraîne une révolution de l'ensemble.
De cette hypothèse de travail, on peut tirer un intéressant corrélat: dans une telle
structure systématique, chaque fragment est pars totalis; il reflète et il exprime le tout.
Dès lors, sans aller jusqu'à prétendre qu'il serait possible d'induire infailliblement le tout
de la pensée d'un auteur de la tradition tibétaine à partir d'une seule de ses positions, il
est permis d'espérer que l'on trouvera dans chacun de ses traités l'image de sa pensée
totale. En étudiant le lTa-ba'i shan-'byed, nous découvrirons ce point capital pour la
compréhension de la pensée tibétaine, à savoir, le mode d'articulation des questions et
des références, autrement dit, la structure de la problématique totale qui la sous-tend, et
dont il restera à voir si elle n'est pas relativement commune à la plupart des philosophes
tibétains.
La cinquième et dernière raison qui m'a poussé à choisir ce texte pour notre
séminaire est plus personnelle; mais on me permettra tout de même, je pense, d'en faire
état. Il y avait longtemps que je m'interrogeais sur le sens exact de plusieurs thèses
fondamentales du madhyamaka; ma perplexité s'est peu à peu accrue du fait de
contradictions entre plusieurs tendances d'interprétation de cette doctrine, qui ont cours
dans différentes traditions du bouddhisme tibétain. Ces doutes se sont encore précisés
lorsque j'ai essayé de comprendre le rapport de Klong-chen rab-'byams à la vue
pråsa∫gika en travaillant sur la voie graduée du rDzogs-pa chen-po ngal-gso skor
gsum 62 . J'en ai trouvé une résolution partielle dans le Shes-'grel ketaka de 'Ju Mi-pham;
mais je dois dire que c'est la lecture de Go-ram-pa qui a été vraiment déterminante pour
moi. Très sincèrement, je ne me cache pas de trouver la Distinction des vues magistrales;
comme j'essaie d'être philosophe, et non seulement historien des idées, je ne m'interdis
pas de donner mon assentiment aux thèses dont j'estime, pour le dire avec Descartes,
n'avoir aucune occasion de douter, qu'elle aient été énoncées par des penseurs d'Occident
ou d'Orient. Je ne veux pas seulement exposer les idées d'un religieux tibétain du
quinzième siècle, ce serait d'une érudition par trop futile; je ne veux pas même seulement
procurer une formation à la lecture des textes philosophiques tibétains; mais je souhaite
m'appliquer à une entreprise d'une valeur scientifique et morale bien supérieure, à la
62
Sur ce texte, voir Guenther, Kindly Bent to Ease Us, Dharma Publishing, Berkeley, California, 1975
(vol. I), 1976 (vol. II et III).
92
tâche archaïque mais indépassable de la philosophie, que je ne craindrais pas de nommer,
avec Malebranche, La recherche de la vérité.
93
Biographie de l'auteur63
Go-ram-pa naquit en 1429 dans la province du Khams. Sa biographie, conforme au
modèle canonique, insiste sur sa précocité intellectuelle et son altruisme spontané. Il
reçut les vœux d'un certain abbé nommé Byang-chub sems-dpa' Kun-dga' 'bum. Il
commença l'étude de la logique et de la dialectique (tshad-ma) et se mit à mémoriser des
textes; il se distingua rapidement parmi les élèves de Kun-dga' 'bum.
À l'âge de dix-neuf ans, il avait maîtrisé nombre de textes, notamment dans le
domaine de la logique et de la Prajñåpåramitå64 .
Go-ram-pa avait donc dix-neuf ans lorsqu'il décida d'entreprendre un voyage au
Tibet central afin d'y compléter ses études. L'année suivante, accompagnée d'un certain
nombre d'autres jeunes étudiants, il partit pour Lha-sa via le Kong-lam, bSam-yas, et
gSang-phu. Et durant l'été de la même année, il se rendit au monastère de Na-len-dra (ou
Na-lin-dra)65 , où enseignait le célèbre érudit et philosophe Rong-ston shes-bya kun-rigs
(ou kun-gzigs). Il faut dire deux mots de ce maître: c'est à sa pensée que se rattache le
plus directement celle de bSod-nams seng-ge. Rong-ston (1367-1449), né dans le rGyalmo-rong et lié au Bon66 par ses origines familiales, fut élève de g.Yag ston 67 ; il a
notamment composé un grand commentaire de l'Abhisamayåla∫kåra, particulièrement
réputé, et une glose des MËlamadhyamaka-kårikå de Någårjuna, intitulé La révélation
du Simplement-tel-quel (De-kho-na-nyid snang-ba). Dans ce grand commentaire, assez
semblable par sa facture à l'Océan dialectique (Rigs-pa'i rgya-mtsho), qui en est le
63
Les éléments biographiques suivants sont tirés de la biographie de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge par
son disciple Kong-ston, intitulée Ngo-mtshar rin-po-che'i phreng-ba. Cette biographie, publiée par
Dhongthog Rinpoché à Delhi en 1973, m'a été signalée par Mme Blondeau; le texte tibétain est
accessible à la bibliothèque de l'INALCO, et il en existe une version anglaise dans le livre de Peter Della
Santina, Madhyamaka Schools in India (Motilal Banarsidas, Delhi, etc., 1986). Je me permets d'attirer
votre attention sur ce livre: en dépit des nombreux défauts qu'il comporte quant à l'interprétation du
madhyamaka, et de son caractère assez paraphrastique à l'égard de ses sources tibétaines, il a du moins le
mérite de donner une esquisse générale de l'histoire du madhyamaka telle que l'œuvre de Go-ram-pa la
présente.
64
Il à remarquer, à ce propos, que lorsqu'il est question de Prajñåpåramitå dans le contexte des études
scolastiques tibétaines, il s'agit essentiellement de l'Abhisamayåla∫kåra, un texte attribué à Maitreya, où
sont censées se trouver les clefs (man-ngag, upadeßa) de la Prajñåpåramitå. Plus exactement, on dit que
les sËtra de la Prajñåpåramitå ont un double sens, le sens profond (zab-pa) et le sens vaste (rgyas-pa).
Le sens profond, c'est l'exposé de ce qui est à comprendre (shes-bya, rtogs-bya), autrement dit, la
présentation du mode-d'être (gnas-lugs) des choses, qui est le principal objet du madhyamaka. Quant au
sens vaste (rgyas-pa), il s'agit essentiellement de la théorie de la compréhension de ce mode-d'être, de ses
étapes et de sa nature; c'est cela qui est présenté dans l'Abhisamayåla∫kåra, allusivement mentionné sous
le nom de "Sher-phyin". Soit dit pour anticiper ce dont il va être question dans le traité de Go-ram-pa, on
peut déjà se demander si ce qui est vraiment profond, ce n'est pas tant chacun de ces aspects pris à part,
mais leur articulation concrète, leur synthèse où chacun des deux moments prend son plein sens.
65
À propos de ce monastère, cf. D. P. Jackson, The Early Abbots of 'Phan-po Na-len-dra: The
Vicissitudes of a Great Tibetan Monastery in the 15th Century, Wiener Studien zur Tibetologie und
Buddhismuskunde, Heft 23.
66
Religion tibétaine très proche du bouddhisme par ses doctrines et ses pratiques, mais qui se réclame
d'autres fondateurs.
67
Alias Paˆ-chen g.Yag, auteur de l'un des plus célèbres commentaires du Trésor de la science
dialectique (Tshad-ma rigs-pa'i gter) de Sa-skya paˆ∂ita
94
pendant dans l'œuvre de Tsong-kha-pa, Rong-ston ne se contente pas de commenter le
texte de Någårjuna, mais en il compare et départage les diverses interprétations
indiennes. Rong-ston est censé avoir été le premier philosophe à avoir récusé d'une
manière conséquente la doctrine de Tsong-kha-pa. Parmi ses nombreux élèves, il faut
compter aussi, à part bSod-nams seng-ge, mNyam-med Shes-rab rgyal-mtshan, le plus
grand penseur bon-po de ce temps68 .
Quoi qu'il en soit, bSod-nams seng-ge fut très favorablement impressionné par
Rong-ston, et il décida de passer l'été à Na-len-dra; durant ce laps de temps, il parvint à
égaler les élèves les plus brillants du maître.
À l'automne, bSod-nams seng-ge arriva à Lha-sa, où il rencontra le savant Lingsman paˆ∂ita Shes-rab dpal-ldan-pa dont il reçut quelques enseignements, comme le lung
du Mañjußr¥-nåmasa∫giti, ou Litanie des noms de Mañjußr¥. Ce texte, que l'on peut lire
en français dans l'excellente version de Patrick Carré69 , est connu pour résumer à la
manière hermétique, sous la forme d'une prière adressée à Mañjußr¥, tous les points
essentiels du tantrisme bouddhique (et même du rDzogs-chen des rNying-ma-pa).
Hélas, c'est cette même année (1449) que Rong-ston mourut; et notre auteur ne
put donc approfondir ses études sous sa direction. Le successeur de Rong-ston à Nalen-dra était un certain bKra-shis rnam-rgyal (1399-1458), dont Jackson70 a établi qu'il
devait être soucieux de conciliation avec les dGe-lugs-pa. C'est pourtant Rong-ston qui
l'avait expressément désigné comme son successeur, en dépit de son opposition
philosophique personnelle à l'œuvre de Tsong-kha-pa. Il semble donc, selon Jackson,
que l'évolution de la situation politique, l'ait conduit à penser qu'il serait nécessaire à la
survie du monastère de Na-len-dra de ménager doctrinalement les dGe-lugs-pa. Ses
craintes semblent avoir été motivées, si l'on considère la catastrophe de nature encore
incertaine qui semble s'être abattue sur le Na-len-dra dans les dernières années du
XVème siècle, lorsque sMon-lam dpal siégeait sur le trône de Tsong-kha-pa à dGa'-ldan.
Toujours est-il que cet infléchissement doctrinal de Na-len-dra eut pour conséquence, à
défaut de protéger ce monastère, de déplacer le centre des études sa-skya-pa au
68
C'est du moins ce que donne à penser une biographie de Shes-rab rgyal-mtshan, incluse dans
le g.Yung-drung bon gyi bstan 'byung phyogs-bstus d'un certain dPal-ldan tshul-khrims (Bod ljongs mi
dmangs dpe skrun khang, 1988). On y lit en effet les vers suivants (p. 241):
"Rong-ston chen-po shes-bya kun-mkhyen las/ dBu tshad phar phyin 'dul mngon bcas-pa yi/
mTshan-nyid gzhung lugs kun la thos bsam sbyang/ Lung rigs smra-ba'i dbang-phyug chen-por gyur/"
Il faudrait donc étudier l'œuvre de Shes-rab rgyal-mtshan en parallèle avec celle de Go-ram-pa et celle de
Rong-ston, pour se faire une idée d'un remarquable mouvement de pensée qui, bien que tardif, n'est pas
enfermé dans des frontières sectaires. Nous pouvons faire cette observation sans craindre qu'elle donne lieu
à de mauvaises polémiques, associant Go-ram-pa au Bon pour disqualifier sa doctrine; quelques disciples
de Tsong-kha-pa sont tombés dans ce travers, mais bien heureusement l'époque où l'on se servait de tels
arguments est révolue.
69
P. Carré, Le Choral du Nom de Mañjußr¥, éd. Arma Artis, Châteauneuf de Marzenc, 1995
70
Jackson, op. cit.
95
monastère de 'Bras-yul, où professait un certain Sangs-rgyas 'phel, disciple de Rongston plus fidèle à l'inspiration du maître. bSod-nams seng-ge s'y rendit et en devint
l'élève. Comme à Na-lin-dra, tous à 'Bras-yul furent admiratifs de son intelligence
prodigieuse.
Il décida ensuite de se rendre à E-wam chos-gdan (ou chos-sde) pour étudier le
tantrisme auprès du maître Kun-dga' bzang-po, autrement connu sous le titre de Ngorchen rDo-rje 'chang Kun-dga' bzang-po. C'est de ce maître qu'il reçut l'ordination
complète à l'âge de vingt-six ans. Il reçut de lui et de son disciple dKon-mchog rgyalmtshan (alias Mus-chen sems-dpa' chen-po) l'enseignement des Tantra. Il ne semble pas
s'être satisfait d'une simple compréhension intellectuelle des instructions qu'il avait
reçues, mais les avoir également mises en pratique.
En 1461, bSod-nams seng-ge, âgé de trente-deux ans, décida de quitter le
monastère d'E-wam chos-gdan, accompagné de son demi-frère aîné, dans l'intention de
retourner dans le Khams pour y revoir ses parents et pour y méditer. En route ils firent
étape à 'Bras-yul, où bSod-nams seng-ge avait étudié la philosophie sous la direction de
Sangs-rgyas 'phel. Il s'y distingua lors d'une disputation philosophique entre les
meilleurs savants. Sa maîtrise de la controverse impressionna vivement ceux qui y
assistèrent à ce débat, notamment du fait que bSod-nams seng-ge s'était essentiellement
consacré au tantrisme depuis plusieurs années. Le supérieur de ce collège, Sangs-rgyas
'phel, le pria donc d'y demeurer comme professeur, tout en poursuivant ses études. Tel
n'était pas le souhait de bSod-nams seng-ge; mais il y consentit en raison d'une
intervention de dKon-mchog rgyal-mtshan en ce sens. Il quitta donc son demi-frère qui
poursuivit seul le voyage qu'ils avaient entrepris vers le Khams.
Peu après, en raison du départ de deux professeurs éminents du collège, bSodnams seng-ge fut appelé à des fonctions plus élevées. Puis, lorsque Sangs-rgyas 'phel
voulut recevoir de dKon-mchog rgyal-mtshan des instructions complémentaires sur les
tantra, il demanda à notre auteur de le remplacer temporairement dans sa charge de
supérieur de 'Bras-yul. bSod-nams seng-ge se chargea donc de l'enseignement de la
Prajñåpåramitå, de la logique, de la discipline monacale et de l'Abhidharma. Comme la
compréhension des étudiants prospérait grâce à ses cours, sa réputation se propagea
dans le dBus-gtsang. C'est alors qu'il composa, entre autres traités, un commentaire de
La parfaite distinction de la triple discipline éthique (sDom gsum rab-dbye) de Sa-skya
paˆ∂ita et un résumé des points essentiels de l'Abhisamayåla∫kåra (et non "un résumé de
la Prajñåpåramitå", comme l'écrit l'auteur du livre Madhyamaka Schools in India).
Quand Sangs-rgyas 'phel revint à 'Bras-yul, Go-ram-pa fut convié à E-wam chossde par dKon-mchog rgyal-mtshan. Il y approfondit sa connaissance des tantra, médita,
dispensa son enseignement et composa un certain nombre de biographies et de traités
96
tantriques. C'est à cette époque qu'à la requête d'un certain bSod-nams chos kyi kun-dga'
dpal bzang-po il accepta l'idée de fonder un monastère qui lui serait propre. Peu après, il
établit un petit collège monastique à rTa-nag gser-gling dans le gTsang. Son but était de
diffuser l'étude de la philosophie bouddhique au Tibet, dans l'optique doctrinale de
Rong-ston et des autres maîtres de la tradition de Sa-skya.
Le collège trouva son site définitif à rTa-nag rin-chen rtse, où bSod-nams seng-ge
s'installa en 1474; il fut baptisé du nom de Thub-bstan rnam-rgyal. Go-ram-pa y exposa
les grands textes classiques du mahåyåna et composa un grand nombre de traités divers,
dont on peut prendre connaissance en consultant la table de ses œuvres, dont une
édition est comprise dans le Sa-skya bka'-'bum complété, tel qu'il a été publié au Japon
(consultable au Centre d'Études Tibétaines des Instituts d'Asie du Collège de France).
Plus tard dans sa vie, Go-ram-pa fut appelé à la charge d'abbé d'E-wam chos-sde,
où il enseigna largement les tantra, exposant notamment le cycle du Lam-'bras ou La
voie avec son fruit. Il ne délaissa pas pour autant son propre monastère de Thub-bstan
rnam-rgyal, mais partagea son temps entre les deux institutions. Lorsqu'il se fût retiré de
ses fonctions à E-wam chos-sde, il se consacra entièrement à la direction de Thub-bstan
chos-gling.
Il fut invité à de nombreux endroits, tout particulièrement à Sa-skya, où il donna
des enseignements. À la fin de sa vie, la vénération dont il fut entourée semble avoir été
immense. C'est sur le chemin du retour de son second voyage à Sa-skya, en 1490, qu'il
mourut brusquement. Les reliques de son bûcher funéraire furent conservées à Thubbstan chos-gling. Sa mort fut suivie de près par la catastrophe de Na-len-dra71 …
71
Cf. D. P. Jackson, op. cit.
97
Version française
La distinction des vues,
rayon de lune des points-clefs du
véhicule suprême
Hommage au maître et à
Mañjußr¥nåtha!
Le miséricordieux char solaire du
maˆ∂ala de prime-sagesse
S'adapte aux particularités des
êtres à convertir telles qu'elles sont 72 ;
Et nous avons foi en l'Éveillé, ce
soleil
Paré de l'éclatante lumière des
activités qui entraînent graduellement
[les êtres vers des états meilleurs].
Cette
voie
médiane
qui,
bannissant les extrémismes de la
perpétuité et de l'anéantissement,
Et comprise à la mesure de
l'étagement des entendements,
Confère les Éveils des trois
véhicules73 ,
A été diversement entendue en
notre neigeux [pays].
Or [chacun] dit: "telle est la
siccéité (de nyid) du parfait point de vue
Reçu par Någårjuna".
72
— De même que le soleil (ici désigné par une
métaphore convenue, qui rappelle le char de
Phœbus de notre mythologie) dispense une
lumière qui pour être unique, n'en profite pas
d'une manière moins diverses aux plantes
variées, de même l'unique sagesse des Éveillés
se monnaie-t-elle au gré d'une pédagogie
modelée selon les besoins et les capacités des
êtres. L'image rappelle celle du "nuage de la
religion" dans le cinquième chapitre du SËtra
du lotus (cf. Burnouf, Lotus de la bonne loi,
Imprimerie Nationale, 1852, pp. 75 sqq.)
73
— Celui des ßråvaka, celui des
pratyekabuddha et celui des bodhisattva.
98
Texte tibétain74
Lta-ba shan-'byed thegmchog gnad kyi zla zer zhes byaba |
[p. 1] Bla-ma dang mgon-po 'Jampa'i dbyangs la phyag 'tshal lo ||
| Ye-shes dkyil-'khor thugs-rje'i rta
ljang gis |
| gDul-bya'i ri la ci ltar 'os-pa
bzhin|
| Rim-par drang-ba'i phrin-las gzi
'od can |
| Sangs-rgyas nyi-ma de la bdagcag dad |
| Gang zhig rtogs na blo yi rim-pa
bzhin |
| Theg-pa gsum gyi byang-chub
sbyin byed-pa'i |
| rTag chad mtha' spang dbu-ma'i
lam 'di la |
| Gangs-can 'di la rtogs-pa tha-dad
gyur |
| De la klu-sgrub snying-po'i
bzhed-pa yi |
| Yang-dag lta-ba'i de nyid 'di yin
zhes |
74
— Par commodité, nous avons travaillé sur
la petite édition du C.I.H.T.S. de Sarnath
(1988);
celle-ci est très fautive et mal
imprimée, mais nous n'avons pas jugé utile,
dans cette publication dont le caractère est celui
d'un document de travail provisoire, de signaler
toutes nos corrections.
99
[C'est en me] fondant sur les
œuvres de [tous] les saints [auteurs]
[p. 2] Que j'ai énoncé cette
distinction radicale.
D'une manière générale, tout
adepte de l'un des quatre systèmes
philosophiques voudra que la voie
médiane bannissant la perpétuité et
l'anéantissement soit précisément celle
qu'expose son propre système. Dès
lors, les substantialistes ne nommeront
pas "médian" le dernier des quatre
systèmes philosophiques; ils diront [de
lui qu'il] "professe l'absence d'essence".
Cependant,
"[Parmi] les [points de vue des]
adeptes eux-mêmes, en raison de la
différence des entendements,
Ils se réfutent les uns les autres
par ordre hiérarchique."
| Dam-pa rnams kyi gsung-rab la
brten nas |
| rNam-par dbye-ba 'di ni kho-bos
smra ||
De la spyir grub-mtha' smra-ba
bzhi-po thams-cad kyang rang rang gi
grub-mtha' nas bshad-pa'i lam de nyid
rtag chad spangs-pa'i dbu-ma'i lam du
'dod cing | de'i tshe dngos-por smra-ba
dag gis grub-mtha' bzhi phyi-ma la dbuma zhes mi brjod-par ngo-bo-nyid medpar smra-ba zhes brjod do ||
'On kyang |
rNal-'byorpa yang blo khyad kyis
|
| Gong-ma gong-ma rnams kyis
gnod
|
Commentaire: En ce qui concerne les quatre écoles philosophiques, selon la classification
adoptée par tous les doxographes tibétains à l'époque de la composition de ce texte (avec
des différences, selon les auteurs, dans la définition des écoles, et quelques hésitations
dans la classification de tel ou tel auteur particulier), il s'agit (1) des
vaibhå∑ika (réalisme atomistique du h¥nayåna); (2) des sautråntika (réalisme critique
du h¥nayåna); (3) des vijñånavådin (idéalisme du mahåyåna); et (4) des madhyamika
(doctrine de l'irréalité universelle du mahåyåna).
Quant au distique cité à la fin, c'est un passage du Bodhicaryåvatåra de Íåntideva
(chp. IX, k° 3-4), d'une importance capitale. En effet, l'une des difficultés majeures de la
doctrine pråsa∫gika du madhyamaka, c'est que, dans sa détermination des deux réalités
(bden-pa gnyis), elle accepte certes une réalité absolue (don-dam-pa'i bden-pa) très
éloignée de la perception commune; mais il n'en va pas de même pour la réalité
superficielle (kun-rdzob-pa'i bden-pa), à l'égard de laquelle elle prétend se régler sur "la
convention mondaine" ('jigs-rten-pa'i tha-snyad) ou l'opinion commune ('jigs-rten la
grags-pa, litt. "ce qui se dit dans le monde").
100
Or il est très clair que les thèses générales qui sous-tendent la pratique
bouddhique, à commencer par l'explication de l'interdépendance (ou coproduction
conditionnée), sont très éloignées de la simple opinion commune irréfléchie. Dès lors,
quand un pråsa∫gika condescend à sortir du rôle facile du réfutateur universel, comment
s'y prend-il pour répondre aux objections que l'on peut lui faire sur tous les points de la
doctrine bouddhique qui relèvent de la réalité superficielle? Dans la tradition sa-skya-pa,
cette question avait été soulevée par exemple dans le Trésor de la science dialectique
(Tshad-ma rigs-pa'i gter) de Sa-skya Paˆ∂ita. On y lit en effet dans le premier chapitre
les deux vers suivants:
"Kun-rdzob 'jigs-rten grags-pa la
brTen na tshad-ma'i rnam-bzhag 'gal.75 "
C'est-à-dire: "si [l'on établissait] le superficiel en se fondant sur l'opinion
commune, on contredirait les déterminations de la théorie de la connaissance." Ce que
Sa-skya Paˆ∂ita récuse, selon l'auto-commentaire76 , c'est une interprétation de ce qu'il
faut entendre par "convention mondaine" ou "opinion commune" qui ne lui semble pas
s'imposer. Il admet manifestement que l'on puisse déterminer la nature de la réalité
conventionnelle à partir de la conscience qu'en ont des "individus mondains" (gang-zag
'jigs-rten-pa) mais non en fonction de "facultés cognitives mondaines" (blo 'jigs-rtenpa). Si je comprends bien cette distinction, cela veut dire qu'il est permis de se fonder
sur la perception d'êtres ordinaires, mais dans la seule mesure où ils s'en remettent à la
juridiction des moyens de connaissance droits; ce qu'il faut récuser, c'est l'idée selon
laquelle l'opinion commune non soumise à la moindre critique suffirait.
'Ju Mi-pham rnam-rgyal rgya-mtsho (1846-1912), le très grand philosophe
rNying-ma-pa, dont les positions sur la doctrine pråsa∫gika sont très proches de celles
de Go-ram-pa, trouve précisément dans ce passage du Bodhicaryåvatåra une solution à
cette difficulté:
"Il apparaît qu'en fait d'individus comprenant un tel objet -les deux vérités- il y a
deux sortes de "mondanité": celle des adeptes (yogin) qui sont pourvus des qualités de la
quiétude (zhi-[gnas]) et de l'éminente [perception (lhag-[mthong]), et celle qui est
ordinaire, de ceux qui n'en sont pas pourvus; il n'en est pas de troisième. Or en ce qui
concerne la vision ordinaire du monde, elle est infirmée par la vision [p.10] yogique.
Pour ce qui est de l'infirmation [des positions] des adeptes eux-mêmes, en raison des
différences dans leur entente (blo) du mode-d'être, chaque système invalide les points de
vue du système immédiatement inférieur, et, de la sorte, les supprime. À mesure que
75
76
Pp. 3-4 de l'édition chinoise du Mi-rigs dpe skrun khang
p. 54 de la même édition; comp. g.Yag-†¥, p. 19
101
s'améliore l'entente (blo) du mode-d'être, [les systèmes] qui ont de [meilleurs]
fondements rationnels réfutent les moins relevés: mais la réciproque n'est pas vraie:
"De même que la visée (dmigs-pa) d'un œil affecté de cataracte
Ne saurait invalider une conscience (shes) [visuelle] exempte de cataracte,
De même, qu'un entendement qui se détourne de la pure sagesse
Invalide un entendement immaculé, est une chose impossible."
(Madhyamakåvatåra, VI, 70)" [Ketaka pp. 9-10]
Cette prise de position de Mi-pham ne signifie pas qu'à chaque nouveau palier de
la pensée bouddhique, à chaque système philosophique (grub-mtha') nouveau, il
faudrait faire table rase du passé, autrement dit, repartir de zéro. L'idée de Mi-pham,
celle de Go-ram-pa, celle aussi de Klong-chen rab-'byams, c'est qu'à chaque degré
supérieur, ce qui était tenu au degré immédiatement inférieur pour la réalité absolue est
reconnu comme réalité superficielle. Les divers niveaux des écoles philosophiques du
bouddhisme formeraient à cet égard une sorte d'échelle (comme le dit un célèbre passage
de Jñånagarbha), une progression où tout ce qui est dépassé n'en est pas moins conservé.
Dans l'application de cette thèse à l'interprétation de la réalité superficielle, veut dire que
le madhyamaka dans ses formes les plus avancées ne saurait retomber au-dessous des
acquis des écoles inférieures. Notamment, cela implique, contre la doctrine professée par
Tsong-kha-pa, qu'il est impossible de revenir au réalisme des écoles du petit véhicule,
dès lors qu'il a été réfuté par les raisonnements du vijñånavåda (voir ci-dessous l'exposé
de la thèse de Tsong-kha-pa sur cette question ).
Nous reviendrons sur ce point, mais je crois nécessaire de le souligner dès
maintenant. D'un côté, il est visible que la tendance incarnée par Tsong-kha-pa est avant
tout soucieuse de rester fidèle à la lettre de Candrak¥rti: d'après les stances (kårikå) 126
et 136 du Madhyamakåvatåra, l'idéalisme des vijñånavådin ne relève en effet ni de la
réalité absolue (puisqu'il est réfuté dans l'absolu, Go-ram-pa n'en disconvient pas), ni de
la réalité superficielle (puisqu'il contredit les conventions du monde). D'un autre côté,
dès lors que l'on admet dans la détermination du superficiel (tha-snyad kyi rnam-bzhag)
le moindre écart relativement à la convention irréfléchie du monde ('jigs-rten la gragspa), ne faut-il pas alors tout concéder, et accepter la vérité, dans le registre superficiel,
du plus profond des systèmes de phénoménologie bouddhique, celui des vijñånavådin?]
C'est-à-dire que, selon les adeptes
de la voie médiane, de quelque manière
que les systèmes philosophiques
inférieurs bannissent les limitesextrêmes de la perpétuité et de
l'anéantissement,
[toutefois]
que
ils
ce
professent
qui
est
102
Zhes-pa'i tshul gyis dbu-ma-pa
rnams kyis ni | grub-mtha' 'og-ma dag
gis rtag chad kyi mtha' ci-ltar spangs
substantiel existe par essence.
Ils n'ont donc pas surmonté à tous
égards (gang rung) les limites-extrêmes
de la perpétuité et de l'anéantissement.
De ce fait, [s'il est dit que] "pour
atteindre l'un quelconque des trois
Éveils, un tel bannissement des limitesextrêmes de la perpétuité et du néant est
requis", [p. 3] il [reste à] déterminer les
autorités canoniques relatives [d'une
part] au mode de bannissement des
limites extrêmes de la perpétuité et de
l'anéantissement [prescrit] par leurs
| rTag chad kyi mtha' gang rung
las ma 'das la |
des na byang-chub
gsum-po gang rung bsgrub-pa la rtag
chad kyi mtha' spong-ba'i tshul 'di ltar
dgos so zhes rang gi grub-pa'i mtha' las
rtag chad kyi mtha' spong tshul dang |
de'i sgo nas byang-chub gsum sgrub
tshul gyi gzhung 'dzug-par mdzad do |
kyang dngos-po ngo-bo-nyid kyis yodpar smra-bas |
propres systèmes philosophiques et
[d'autre part] au mode d'obtention de
[chacun des] trois Éveils par ce biais.
À cet égard, d'ailleurs, il y a
certes bien de la différence dans la
manière
d'exposer
les
traités
fondamentaux et dans la détermination
de la [réalité] conventionnelle parmi les
"médianistes" de l'Inde. Toutefois, il ne
semble pas qu'il y ait [entre eux] la
moindre dissemblance quant aux points
essentiels de la vue ultime.
| De la yang 'Phags yul gyi dbu-ma
chen-po rnams kyis ni gzhung gyi 'chad
tshul dang | tha-snyad kyi rnam bzhag
la mi 'dra-ba'i khyad-par mang du mdzad
kyang mthar-thug gi lta-ba'i gnad la mi'dra-ba'i khyad-par mdzad-pa mi snang
ngo |
Commentaire: C'est là une déclaration qui s'oppose vivement à la pensée de
Tsong-kha-pa, pour qui les deux grandes branches du madhyamaka, svåtantrika et
pråsa∫gika, présentent une différence de profondeur dans leur compréhension de la
réalité absolue. On le reverra: Go-ram-pa nie cette différence; Mi-pham, lui, est prêt à
renverser la hiérarchie, car il trouve la présentation de l'absolu chez les svåtantrikayogacåra (autrement dit dans l'école de Íåntarak∑ita) plus explicite, sinon plus profonde
dans l'intention. En fait, il faudrait approfondir l'histoire des classifications du
madhyamaka esquissée par Mimaki dans son travail autour du Blo-gsal grub-mtha'. En
103
effet, dès lors que l'on accepte la taxonomie adoptée par les dGe-lugs-pa, et qui est
devenue dominante au Tibet (bien que Mimaki n'en ait pas retrouvé l'origine exacte), il
devient très difficile de prendre de la distance relativement à leurs évaluations de telle ou
telle prétendue branche du madhyamaka. Il faudrait consacrer beaucoup de temps au
dBu-ma spyi ston de Go-ram-pa, par exemple, pour découvrir une présentation des
écoles du madhyamaka à la fois systématique et étrangère au système dominant du
Tibet moderne.]
[Or] parmi ceux qui sont censés
(bzhin) professer le madhyamaka en
notre amas de monts enneigés, il y a
trois [tendances] distinctes, à savoir,
ceux qui prônent la limite-extrême de la
perpétuité en tant que [voie] médiane;
ceux qui prônent la limite-extrême de
l'anéantissement en tant que [voie]
médiane; et ceux qui prônent l'absence
de limite-extrême en tant que [voie]
médiane.
[De ceux qui prônent la limiteextrême de la perpétuité en tant que
[voie] médiane]
En ce qui concerne la première
tendance, [il s'agit des] thèses de
l'omniscient Dol-bu-pa shes-rab rgyalmtshan [maître Jo-nang-pa, 1292| Gangs-ri'i khrod 'dir ni dbu-mai
lta-ba khas-len bzhin du mthar-thug gi
lta-ba'i gnad la mi-'dra-ba gsum du snang
ste 'di ltar |
rTag-mtha' la dbu-mar
smra-ba dang | chad-mtha' la dbu-mar
smra-ba dang | mtha'-bral la dbu-mar
smra-ba'o ||
(rTag-mtha' la dbu-mar smra-ba'i
lugs brjod-pa)
1361], savant au plus haut point,
d'éminente compassion, dont les
expériences
méditatives
et
les
compréhensions [étaient] souveraines.
Selon [cette interprétation], la vacuité a
deux modes: la vacuité [vide] d'essence
propre et la vacuité [vide] d'essence
étrangère. [p. 4] De même la réalité estelle double: réalité superficielle et réalité
absolue. La quiddité, elle, est triple:
entièrement imaginaire, hétéronome et
parfaitement établie.
Parmi
ces
[dernières],
l'entièrement imputée et l'hétéronome
constituent la réalité superficielle.
Lugs dang-po ni | mkhyen-rab
dang thugs-rje phul du byung zhing
nyams dang rtogs-pa'i dbang-phyug
kun-mkhyen Dol-bu-pa Shes-rab rgyalmtshan gyi bzhed pa la | stong-pa-nyid
ni rnam-pa gnyis te | rang gi ngo-bos
stong-pa-nyid dang | gzhan gyi ngo-bos
stong pa nyid do | | bDen-pa yang
gnyis te kun-rdzob kyi bden-pa dang |
don-dam-pa'i bden-pa'o | | Ngo-bo nyid
kyang rnam-pa gsum ste | Kun-brtags
104
dang | gzhan-dbang dang | yongs-grub
bo |
| De la kun-brtags dang | gzhandbang ni kun-rdzob bden-pa gang yin la |
Commentaire: Ces catégories (entièrement imputé, hétéronome et parfaitement
établi) n'ont rien de nouveau; ce sont des concepts classiques du vijñånavåda. Ce qui est
assez singulier, c'est la superposition du madhyamaka et du vijñånavåda dont témoigne
la doctrine de Dol-bu-pa. Certes, Go-ram-pa lui-même n'est pas exempt d'une telle
tendance; mais elle est chez lui beaucoup plus maîtrisée. En effet, chez Dol-bu-pa, il
semble au fond que l'idéalisme finisse par absorber entièrement le madhyamaka; le
madhyamaka n'est plus qu'un nom, ou une forme vide entièrement investie par la vue
cittamåtra. Davantage, le vijñånavåda de Dol-bu-pa n'est guère orthodoxe: en effet, ce
sont des doctrines tantriques, et notamment celles du Kalacåkra, que Dol-bu-pa
exprime dans ce langage qui ne leur convient guère. le problème est donc de savoir si
Dol-bu-pa est le meilleur interprète du madhyamaka, comme le disent encore les gZhanstong-pa de nos jours (surtout certains bKa'-brgyud-pa); s'il n'est pas plutôt un
vijñånavådin, comme le pense Go-ram-pa; ou bien si le mélange curieux qu'il a produit
n'est pas franchement étranger à l'orthodoxie bouddhique, comme l'a pensé Red-mda'-ba,
et après lui un bon nombre d'auteurs dGe-lugs-pa et Sa-skya-pa. Les arguments de Redmda'-ba et la réponse de Go-ram-pa sont présentés plus loin dans le texte.
Donnons ici une présentation plus classique de cette triple quiddité selon les
traités classiques de l'idéalisme bouddhique. Dans le dBus-mtha' rnam 'byed (autrement
dit le Madhyåntavibhåga) attribué par la tradition tibétaine à Maitreya, la voie médiane
est présentée telle que les vijñånavådin la conçoivent. Voici le texte des stances 2 et 4 du
premier chapitre, accompagnées de la traduction de Stcherbatsky, publiée en 1936 (vol.
XXX de la Bibliotheca buddhica); je la mentionne plutôt comme une curiosité
d'antiquaire, car nous allons traduire le même passage tout autrement en nous fondant
sur les commentaires de Rong-ston (plus simple) et de 'Ju Mi-pham (plus riche, mais
complexe):
"The Universal Constructor of
phenomena exists!
(But he himself) does not contain
any division
In two parts, (the apprehended
and the apprehending).
The
Absolute
however
is
contained in him, And in the Absolute
again he is included.
Neither is it asserted
That all (the Elements) are unreal,
105
"Yang-dag ma yin kun-rtog
yod/
De la gnyis-po yod ma yin/
Nor are they all realities;
Because there is existence,
And also non-existence,
De-lta-bas na thams-cad bshad/
Yod-pas med-pas yod-pas na/
sTong-pa-nyid ni 'di la yod/
De la yang ni de yod do/
sTong-pa ma yin mi stong min/
And (again) existence:
This is the Middle Path!"
De ni dBu-ma'i lam yin no/
Je cite ce charabia, entre autres, pour nous convaincre qu'il est plus facile de lire
les textes bouddhiques en version tibétaine que dans les langues occidentales. De plus,
on m'a reproché naguère de ne pas faire assez état de la bibliographie occidentale: je
corrige donc ce défaut, tout en illustrant par l'exemple la raison pour laquelle je croyais
alors pouvoir n'en tenir aucun compte.
Cette remarque est cependant plus piquante sans doute que pertinente, dans la
mesure où toutes les traductions du Madhyånta-vibhåga ne sont pas aussi mauvaises.
Celle de Stefan Anacker, dans son excellent livre Seven Works of Vasubandhu (Motilal
Banarsidas, 1984, 1986), est incomparablement meilleure.
Tout d'abord, voyons comment ce passage est glosé par Rong-ston dans son
commentaire, dBus dang mtha' rnam-par 'byed-pa'i rnam-bshad Mi-pham dgongs
rgyan77 :
"Tout d'abord, afin de réfuter la
Comme c'est en ayant en vue [le
sous-estimation,
fait qu'elles sont] vides de [la dualité]
Il faut dire que l'imagination de ce
préhensible-préhensile (objet / sujet)
qui au juste n'est point [=l'hétéronome]
[que cette universelle vacuité a été
existe substantiellement.
affirmée], il n'y a point de contradiction.
Or si l'on dit que [cela] va à
Pour ce qui est de récuser la
l'encontre de l'exposé de la vacuité de
surestimation,
toutes choses
disons [ou: il est dit <dans le
texte>]
qu'en
cette
imagination
77
Dhongthog R. 1979; au C.E.T. ATT 164
106
[=l'hétéronome] les deux [aspects] saisi
et saisissant [=l'entièrement imaginaire]
n'ont point d'existence substantielle.
Et c'est en vue de réfuter la sousestimation de cette vacuité de dualité
sujet-objet [=le parfaitement établi]
que l'on dit que cette vacuité,
précisément, se trouve en cette
imagination [l'hétéronome] en tant que
sa réalité (essence).
Et à l'égard de cette vacuité cette
imagination est comme [son] "réel"
(phénomène)."
Dang-po ni skur-pa 'debs-pa
dgag-pa'i phyir
Yang-dag min-pa'i kun-tu-rtog-pa
rdzas su yod ces bya.
'O na chos thams-cad stong-panyid du bshad-pa dang 'gal lo zhe na
gzung-'dzin gnyis kyis stong-pa la
dgongs pas mi 'gal lo/
sGro-btags-pa dgag-pa'i don du
kun-tu rtog-pa de la gzung-ba
dang 'dzin-pa gnyis-po rdzas su yod-pa
min zhes bya'o/
gZung-'dzin gnyis kyi stong-panyid la skur-pa 'debs-pa dgag-pa'i phyir
du
stong-nyid 'di ni kun-tu rtog-pa 'di
la chos-nyid du yod-pa ces bya'o/
sTong-pa-nyid de la yang ni kun
tu rtog-pa de chos-can gyi tshul du yod
do/
Il faudrait ici expliquer en profondeur les termes de chos-nyid et chos-can (Réalité
et réel, essence et phénomène); mais cela nous entraînerait trop loin et je crois préférable
de réserver cette question pour un autre jour.
Avant de poursuivre la lecture du texte de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge, je
propose que nous reprenions et approfondissions ces questions, à la lumière, cette fois,
d'un texte de 'Ju Mi-pham (1846-1912).
Tout d'abord, quelques mots sur cet auteur. Il s'agit d'un philosophe rNying-mapa, à ma connaissance un des rares auteurs importants de la fin du siècle dernier et du
début de ce siècle. Il est à la fois très proche, dans son exégèse du madhyamaka, de la
tradition de Go-ram-pa, très soucieux de fidélité à l'œuvre de Klong-chen rab-'byams
(1308-1363), et remarquablement inventif sur nombre de points. Il est bien sûr très
difficile de mieux situer un auteur aussi récent dans l'ensemble du développement
historique de la pensée au Tibet, tant que la tradition philosophique tibétaine n'aura pas
été au moins survolée à travers l'ensemble de ses plus grands noms, ce qui exigerait le
travail soutenu de toute une équipe de chercheurs pendant un certain nombre d'années.
107
Quoi qu'il en soit de ses sources, le commentaire de Mi-pham sur le même
passage78 explique tout d'abord la triple quiddité à partir de la métaphore (classique en
Inde) du serpent que l'on prend pour une corde. Cela permet d'illustrer le sens du vers
obscur "yod-pas med-pas yod-pas na" (c'est-à-dire, littéralement: parce que [ceci] est,
parce que [cela] n'est point, et parce que [cela] est"). En effet, la corde est (existe); le
serpent que l'on y croyait voir n'est point; et en fait, si l'on peut dire, l'absence du
serpent est dans la corde. De même, selon l'idéalisme bouddhique, au moment même où
nous sommes plongés dans le saµsåra, seule existe conventionnellement notre
"conscience hétéronome" (gzhan-dbang gi rnam-shes), c'est-à-dire, la consciencesubstrat universel (kun-gzhi rnam-shes) et les sept autres instances psychiques qui,
selon l'idéalisme bouddhique, se produisent en dépendance les unes des autres. C'est ce
processus de l'existence qui se produit elle-même sans but que notre texte appelle aussi
kun-rtog, "[activité de] construction imaginaire". Mais si la conscience illusionnée existe
(conventionnellement), le dualisme objet-sujet (tib. bzung-'dzin, "préhensiblepréhensile") que comporte son illusion, lui, est purement fictif. La conscience (rnamshes) ressemble à la corde, et le dualisme sujet-objet au serpent perçu illusoirement sur
la base de la corde. La conscience existe (conventionnellement), mais le dualisme sujetobjet n'existe pas; l'absence de ce dualisme existe, car elle est le véritable mode-d'être de
la conscience.
Ce schéma semble assez simple; mais il faut cependant le compléter un peu. En
effet, dans l'exemple du serpent et de la corde, ce n'est pas la corde qui se prend pour un
serpent, mais c'est un observateur extérieur qui se méprend de la sorte. Or dans le cas
qui nous intéresse, la conscience est le sujet (auteur) de la méprise en même temps que
son objet. Elle est ce qui se trompe en plus d'être ce à propos de quoi il y a erreur. C'est
pourquoi elle ne peut pas reconnaître son erreur sans se transformer radicalement. C'est
ce qu'implique ce passage du commentaire de Mi-pham, qui est d'une très grande
subtilité:
"[633] En notre impure situation [actuelle] où le Cycle semble se manifester, ce
qui n'est que construction-imaginaire79 , et qui n'est pas adéquatement80 , existe
substantiellement81 en tant que base d'apparition de tout cela82 . Ainsi nul ne peut nier
ce pur et simple avènement des apparences du Cycle, qui est indiscutable. Mais une
telle manifestation ne [nous] est donnée que par l'effet de notre propre imagination; et il
est établi qu'elle n'est absolument rien hormis cela. De ce fait, comme on ne sous-estime
78
79
80
81
82
Œuvres complètes, vol. IV, commentaire du dBu-mtha' rnam 'byed, pp. 663 et suivantes.
Au sens actif: activité de fictionner.
Autrement dit, dans l'absolu.
C'est-à-dire, est doué d'efficience causale au plan de l'apparence
Tous les phénomènes du Cycle.
108
pas la [réalité] conventionnelle, on pose que le Cycle existe du point de vue entièrementimaginaire. C'est cela que l'on nomme: l'hétéronome impur.
Mais les deux [aspects] saisi et saisissant, tels qu'ils apparaissent à cette
conscience hétéronome, ou [activité de] construction imaginaire, eux, ne sont point
établis comme tels. Il en va comme des hauts et des bas qui paraissent en un dessin
[=des montagnes et des vallées peintes sur un tableau], ou d'une statue qui semble un
homme. Cela n'existe point selon sa quiddité propre, à part d'une pure et simple
imputation. C'est en ce sens que cette vacuité qui [consiste] à être vide des deux
[aspects] saisi-saisissant, est en cette conscience hétéronome, ou [activité de]
construction imaginaire, sur le mode de la Réalité [ou essence] (chos-nyid), ou du
parfaitement-établi. Et à l'égard de cette vacuité, cette [activité de] construction
imaginaire est sur le mode du réel [ou phénomène] (chos-can). Il est certain que ces deux
[choses] sont la nature et ce qui est doté de cette nature; et quand on l'a compris, on ne
peut les concevoir disjointes, à l'exemple du feu et de sa chaleur.
[p. 664] Quand on l'a compris, il se produit une sagesse qui n'a de regards que
pour la nature de la Réalité.
C'est ainsi que puisque l'[activité de] construction imaginaire existe sub- stantiellement, autrement dit, existe infailliblement en convention, elle n'est pas pur vide;
mais puisque bien qu'elle existe, le faux-semblant d'un double [aspect] préhensiblepréhensile n'est point, elle n'est pas non plus non-vide."
Dans le Madhyåntavibhåga, le terme de "construction imaginaire" est délibérément
utilisé d'une manière ambiguë, à la fois pour nommer l'activité de construction imaginaire
d'une réalité illusoire (surtout), et la réalité illusoire qui est construite par l'imagination
(secondairement). Cette ambiguïté voulue souligne le fait qu'on ne peut séparer la
conscience (gzhan-dbang gi rnam-shes) de son illusion (le kun-btags); lorsque l'illusion
se défait, la conscience (rnam-shes) cesse d'exister, c'est-à-dire cède la place à la primesagesse (ye-shes).
On peut ainsi se demander si l'image que la tradition tibétaine donne souvent de
l'idéalisme des vijñånavådin n'est pas quelque peu réductrice. Dans les textes de
doxographie (grub-mtha'), on retrouve sans cesse l'idée que les vijñånavådin tiennent le
dualisme sujet-objet pour illusoire, mais considèrent la conscience qui lui sert de base
comme substantielle (dngos-su yod-pa). Pour certains, cela implique que leur
compréhension de la vacuité est moins radicale que celle des adeptes du madhyamaka.
Or une telle critique est lourde de présupposés: il n'est pas dit en effet (et Mi-pham
démontre même le contraire) que l'on ne puisse concilier substantialité (autrement dit
efficience causale dans le registre phénoménal) et vacuité (inconsistance ontologique du
point de vue d'un entendement critique).
109
Afin de réévaluer toutes ces questions, afin aussi de poursuivre la recherche que
nous avons engagée avec ce texte, il m'apparaît de plus en plus nécessaire que, dans les
années à venir, nous poursuivions notre étude par une analyse générale de l'idéalisme
bouddhique.
Avant de reprendre le travail de traduction, que nous avions dû laisser de côté
pour quelques explications complémentaires sur la triple quiddité dans l'idéalisme
bouddhique, il me faut ajouter une remarque sur les questions que nous avons abordées,
en rapport avec le thème de l'intersubjectivité83 .
On peut se demander en effet si, sans poser la moindre efficace causale dans les
rapports entre deux séries psychiques, on ne pourrait pourtant un autre type de relation
entre elles, dans lequel elles seraient réciproquement constituantes.
Je pense tout simplement à ce dont parle Lacan lorsqu'il traite du "stade du
miroir", où manifestement le regard d'autrui est ce qui permet au sujet de se constituer en
un "moi", lequel est d'ailleurs d'emblée aliéné, puisqu'il est suspendu à un regard dont
par principe il n'est pas le maître.
Ce n'était qu'une remarque en passant, que je soumets à votre méditation. Elle
n'est pas sans incidence: elle impliquerait en effet que, dans le régime d'existence qui est
celui du saµsåra, il n'y a peut-être aucune possibilité d'être un "moi isolé", même si par
ailleurs les séries causales sont sans porte ni fenêtre. Peut-être que leur clôture sur ellemême n'est pas indifférente à leur constitution dans une "croisée des regards". Peut-être
bien qu'en définitive il n'y a pas opposition entre l'autonomie causale des séries d'une
part, et leur constitution intersubjective d'autre part; peut-être s'agit-il dans ces deux
phénomènes apparemment contraires (être le produit de sa propre activité / être captivé
par le regard d'autrui) des deux moments d'une seule structure d'être (être toujours
extérieur à soi dans le mouvement d'une production toujours inquiète, jamais aboutie /
être dépossédé de toute coïncidence à soi par la médiation de l'autre sujet)?
83
Les lignes suivantes apparaîtront au lecteur comme une digression assez gratuite. Elles ont cependant
leur raison d'être: les participants de ce séminaire de traduction avaient en effet soulevé toutes sortes de
questions relatives aux doctrines de l'idéalisme bouddhique; la discussion, et les explications
complémentaires que nous avons dû apporter, ne sont pas reprises ici. Cependant, à la lecture de l'article
sur Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité, qui ouvre ce volume, on comprendra aisément ce qui est
visé ici.
110
Or qu'est-ce donc que la réalité
superficielle? C'est ce qui à l'exemple du
rêve ou d'une illusion magique est
originairement vide d'essence propre. Et
c'est à ce titre que la vacuité de ces [deux
premières quiddités] est appelée une
vacuité d'essence propre. Elle est de la
quiddité d'une pure et simple négation
absolue (med-dgag), donc elle est une
vacuité morte (bems-po), une vacuité
d'anéantissement; c'est une vacuité
unilatérale, et [telle] n'est pas la réalité
absolue, [laquelle est] adéquatement
vide, et non à rebours. C'est en ayant en
vue ce [caractère d’] être "vide de soimême" de la superficialité que les sËtra
de la Prajñåpåramitå parlent de toutes
choses, de la forme à l'omniscience, [p.
5] en termes de vacuité d'essence
propre.
Dans l'exposé de leur pensée
(dgongs-'grel), [à savoir] les Amas de
raisonnements de Någårjuna, c'est ce
vide de soi-même, vacuité nihiliste [qui
n'est que] négation absolue, qui
essentiellement est présenté.
Mais ces sËtra et ces traités
n'exposent pas la réalité absolue d'une
manière complète et claire.
Lorsque les sËtra de la
Prajñåpåramitå disent de toutes choses
(de la forme jusqu'à l'omniscience)
qu'elles ne sont point [du tout], c'est en
ayant en vue l'entièrement-imaginaire; et
les enseignements [qui expriment la
nature des choses par le biais d'exemples
tels que] l'illusion magique ou le songe
Kun-rdzob bden-pa gang yin-pa
de ni | rmi-lam dang | sgyu-ma la sogspa bzhin du gdod-ma nas rang gi ngobos stong-pa'i phyir | de dag gi stongpa-nyid de ni rang gi ngo-bos stong-pa
nyid ces-bya la |
de yang med-par
dgag-pa tsam gyi ngo-bo-nyid yin-pas
chad-pa'i stong-pa-nyid dang | bem-po
stong-pa-nyid dang |
nyi-tshe-ba'i
stong-pa-nyid yin gyi yang-dag-par
phyin-ci-ma-log-pa'i stong-pa don-dampa'i bden-pa min no | | Kun-rdzob rangstong yin-pa 'di la sgongs nas | Sherphyin mdo las |
gzugs nas rnammkhyen gyi bar gyi chos thams-cas rang
gi ngo-bos stong-pa-nyid du gsungs-pa
yin la ||
de'i dgongs 'grel Klu-grub-zhabs
kyi rigs-tshogs rnams las kyang rangstong med-dgag chad-pa'i stong-nyid de
gtso-bor bstan-pa yin gyi |
mDo dang bstan-bcos de dag gis
kyang don-dam bden-pa rdzogs-pa dang
gsal-por bstan-pa ni med do |
| Sher-phyin gyi mdo las gzugs
nas rnam-mkhyen gyi bar gyi chos
thams-cad med do | | zhes gsungs-pa
kun-brtags dang | sgyu-ma dang | rmilam la sogs-pa bstan-pa ni | gzhandbang la dgongs nas gsungs-pa yin gyi |
yongs-grub don-dam-pa'i bden-pa medpa
dang
111
visent l'hétéronome. Toutefois ce
n'est [certes] pas le parfaitement établi,
[autrement dit] la réalité absolue, qui est
présenté en termes de néant (med-pa)
ou [d'apparence] mensongère. D'ailleurs,
c'est ce qu'exprime l'Abrégé du sens de
la Prajñåpåramitå en huit milles
[stances]:
"Le termes de néant (med)
Nie toute permanence;
Des exemples tels que celui de
l'illusion magique
Illustrent parfaitement l'hétérono-me;
Et l'enseignement relatif à la
quadruple pureté
Est
une
présentation
du
parfaitement-établi."
[p. 6] La Réalité parfaitement
établie, la réalité absolue, n'est pas vide
de sa propre essence; elle est vide de
l'essence superficielle des choses
composées [qui sont de la] nature (ngobo) de l'entièrement-imaginaire et de
l'hétéronome.
|
min te |
Chos-nyid yongs-grub don-dampa'i bden-pa ni rang gi ngo-bos stong-pa
min gyi kun-brtags gzhan-dbang gyi
ngo-bo 'dus-byas kyi chos kun-rdzob
kyi ngo-bos stong-pa'i phyir na
rdzun-pa sogs su ston-pa ni
Elle est donc vide de l'essence de
ce qui est autre [qu'elle-même]. C'est elle
qui est l'adéquate vacuité non-erronée, la
réalité absolue, le Corps de Réalité, la
parfaite limite-extrême (yang-dag-pa'i
mtha'), la siccéité, la vacuité parée du
meilleur de tous les modes. En elle sont
présentes depuis le commencement les
infinies qualités incomposées, telles que
les forces et les intrépidités, les marques
et les signes.
brGyad-stong don bsdus las |
Med das bya-ba'i tshig gis ni |
| rTag-pa thams-cad 'gog-pa ste |
| sGyu-ma la sogs dpe yis ni |
| gZhan gyi dbang ni yongs su
bstan |
| rNam-par dag-pa bzhir bstan nas
|
| Yong su grub-pa bstan-pa yin |
Ces gsungs-pas so ||
gzhan gyi ngo-bos stong-pa yin la
| de ni yang-dag-pa phyin-ci-ma-logpa'i stong-nyid don-dam-pa'i bden-pa
dang | chos kyi sku dang | yang-dagpa'i mtha' dang | de-bzhin-nyid dang |
rnam-pa thams-cad kyi mchog dang
ldan-pa'i stong-pa nyid yin no | De la
stobs dang mi 'jigs-pa dang | mtshan
dang dpe-byad la sogs-pa 'dus-pa mabyas-pa'i yon-tan dpag tu med-pa gdodma nas gnas-pa yin te |
112
Commentaire: il y a ici une rupture de niveau dans la doctrine de Dol-bu-pa: on
passe en effet de la position de la triple quiddité des vijñånavådin, où le parfaitementétabli était la simple inexistence de la dualité sujet-objet (entièrement-imputée) dans
l'hétéronome, assortie éventuellement de la sagesse connaissant cette non-dualité, à une
assimilation du parfaitement-établi à la nature de Buddha, considérée d'ailleurs comme
éternellement dotée de toutes les qualités de l'Éveil.
Cette pensée est sans doute conforme à la lettre de nombre de passages des Cinq
Dharma de Maitreya. Ce qui chez Dol-bu-pa est un peu étrange, au fond, c'est la
superposition de la problématique de la vacuité, telle qu'elle est développée par le
madhyamaka, de cette terminologie de la triple quiddité, propre aux vijñånavådin, et de
la théorie de la nature de Buddha.
Mais est-ce si scandaleux, au fond? Après tout, nombre de sËtra classés dans le
troisième Cycle de la prédication du Buddha, notamment le Saµdhinirmocana-sËtra
('Phags-pa dgongs-pa nges-'grel), dont nous avons une traduction française de Lamotte
(L'explication des mystères, 1935), procèdent ainsi à une superposition des catégories du
yogåcåra sur les textes de la Prajñåpåramitå. Tandis ces derniers ne font guère allusion
à l'idéalisme bouddhique (pour des raisons historiques évidentes aux yeux des
philologues), et ne peuvent donc être invoqués à son encontre, les sËtra du troisième
Cycle sont nombreux à développer clairement l'idée selon laquelle la vacuité présentée
dans le second Cycle n'avait d'autre fin que d'introduire progressivement les esprits
puérils à la révélation du sugatagarbha.
Ce qui est fascinant, c'est donc que de telles idées aient été si violemment récusées
par certains penseurs Tibétains. On sait en effet que l'école Jo-nang-pa, qui au Tibet
représentait par excellence ces doctrines a été proscrite et persécutée sous le règne du
cinquième dalaï-lama. Quant aux détails de cette persécution, les historiens eux-mêmes
ne semblent guère avoir de certitudes.
Dans le monde du bouddhisme sino-japonais, où la lecture assidue des sËtra
(sermons attribués au Buddha) et leur exégèse avait beaucoup plus d'importance qu'au
Tibet, la doctrine de Dol-bu-pa n'aurait choqué personne. On peut se demander ce qui a
motivé une telle animosité à l'égard d'une pensée qui exprime du moins une lecture
possible de l'enseignement du Buddha.
La question de savoir lequel des Cycles de l'enseignement du Buddha délivre le
sens ultime de cet enseignement est un objet de controverse au Tibet jusqu'à nos jours;
mais il n'y a guère que les dGe-lugs-pa pour affirmer que c'est le second qui prime,
tandis que les auteurs des autres écoles penchent pour le troisième, en général.
113
Dès lors, il ne faut pas croire que l'opposition de Go-ram-pa à la vue gzhan-stong
soit absolument frontale. Il lui reproche (1) de se poser comme une lecture du
madhyamaka, ce qui est intenable; (2) de présenter la nature de Buddha d'une manière
trop substantialiste (comme une perfection sous-jacente à l'illusion, comme "un joyau
dans sa gangue").
Par ailleurs, il y a nettement un lien entre les polémiques contre le subitisme
chinois, inaugurées par Sa-skya Paˆ∂ita, et ces attaques contre Dol-bu-pa. Sans parler de
la dimension politique de ces attaques, qui à l'époque de Sa-skya Paˆ∂ita comme au
temps de Go-ram-pa visent les bKa'-brgyud-pa et leur mahåmudrå assimilée à la
doctrine chinoise du Tch'an, il y a de part et d'autre la crainte que la méthode devienne
superflue, et que la sagesse, entendue comme confrontation libératrice à la nature de
l'esprit (ngo-sprod), suffise pour assurer l'Éveil. Dans deux traités de Sa-skya Paˆ∂ita
notamment, le Thub-pa'i dgongs gsal et le sDom-gsum rab dbye, les enjeux pratiques de
ces controverses doctrinales apparaissent clairement: il s'agit d'éviter le danger d'un
subitisme intempérant.
Il me semble que ces critiques des auteurs Sa-skya-pa sont parfaitement
recevables si on les prend au sens d'une insistance sur la distinction de la conscience
(rnam-shes) et de la prime-sagesse (ye-shes), ou, en termes rNying-ma-pa, de l'âme
(sems) et de l'Intelligence (rig-pa).
Les rNying-ma-pa eux-mêmes, ou du moins les auteurs rigoureux comme Klongchen rab-'byams, ne disent jamais que la nature de l'âme ordinaire (sems) soit pure; ils
disent que le sems est vide de nature propre, et que le ye-shes se découvre dans cette
vacuité, par-delà l'esprit sems. Quant au terme de sems-nyid, il est trop clair qu'il ne
désigne pas "l'âme elle-même", mais l'essence de l'âme, comme chos-nyid ne désigne pas
le réel tel quel, les choses mêmes (chos ou chos-can) que la Réalité ou l'essence des
choses. Quoi qu'il en soit de ces termes, les rNying-ma-pa ne font pas de l'esprit
ordinaire un Buddha. Les passages équivoques d'un texte comme le Roi créateur de
toutes choses (Kun-byed rgyal-po) s'éclairent, si l'on sait que le mot sems n'y est pas un
synonyme de rnam-shes, mais l'abrégé de byang-chub sems, qui dans ce contexte est un
équivalent de rig-pa (Intelligence) ou de rang-byung ye-shes (prime-sagesse qui en soi se
produit pour soi).
Lisons d'ailleurs quelques lignes de ce tantra:
[p.9] "Je suis l'auteur apparu
avant qu'il y eût des choses (…)
Je suis l'âme-éveillée (byang-chub
sems), auteur de toutes choses.
Dans le temps où je n'étais pas
encore,
114
Chos thams-cad kyi sngon-rol du
byed-pa-po nga byung (…)
Il n'y avait pas encore d'essence
productrice des phénomènes.
Dans le temps où je n'étais pas
encore,
Il n'y avait pas de souverain qui
produisît tous les phénomènes.
Dans le temps où je n'étais pas
encore, il n'y avait personne pour tenir
lieu d'enseignant.
Dans le temps où je n'étais pas
encore,
Il n'y avait de toute éternité rien à
enseigner.
Dans le temps où je n'étais pas, il
n'y avait de toute éternité rien de tel
qu'une assemblée.
Esprit adamantin, que le doute ne
naisse pas en toi!
Car toi-même, grand héros,
Tu es une émanation de mon
essence."
| Nga ni kun byed byang-chub
sems |
| Nga med-pa'i sngon rol na |
{Chos rnams 'byung-ba'i snyingpo med |
| Nga med-pa yin sngon rol na |
| Chos kun byed-pa'i rgyal-po
med|
| Nga med-pa yi sngon rol na |
| Ston-pa bya-ba ye-nas med |
| Nga med-pa yi sngon rol na |
| bsTan-pa bya-ba ye nas med |
| Nga med-pa yi sngon rol na |
| 'Khor zhes-bya-ba ye nas med |
| Sems-dpa' rdo-rje rtog ma skye |
| Sems-dpa' chen-po khyod ni
kyang |
| Nga yi ngo-bo sprul-pa yin |
Ce texte paradoxal est extraordinairement éclairant si l'on sait le lire. Il y est
question d'une Réalité (chos-nyid) éternelle et de son émergence dans le temps; du
rapport de cette Réalité à l'enseignant, à l'auditeur et à la vérité enseignée.
D'aucuns ont cherché dans ce tantra la réapparition dans le bouddhisme du
concept d'un Dieu créateur. C'est pure ignorance, dans la mesure où ce genre d'égologie
de la nature ultime est tout à fait courante dans les tantra en général. Ainsi, qui a ouvert
ne serait-ce qu'une fois les tantra de Hevajra, par exemple, sait que le Heruka qui
personnalise la nature ultime de toutes choses parle au nom de celle-ci à la première
personne.
115
Ce qu'exprime ce tantra, c'est le type de rapport qui se trouve entre les
phénomènes des trois temps et ce ye-shes qui à la fois les connaît et se connaît non
distinct de leur nature ultime. Pour cette prime-sagesse omnisciente, toutes choses dans
les trois temps sont ressaisies en elle-même, dans sa propre sphère (klong), comme son
propre déploiement, le divertissement (rol-pa) de son expressivité (rtsal), comme
diraient les rdzogs-chen-pa. C'est en ce sens et à ce niveau qu'il y a une "âme éveillée,
auteur de toutes choses". Et cela n'empêche pas que, du point de vue superficiel, les
apparences procèdent les unes des autres comme un réseau de causes et d'effets.
Cela n'empêche pas non plus que cette sagesse surgisse, du point de vue de
l'adepte, en un certain temps, situable dans la durée de sa pratique. Et c'est ainsi que je
comprends toutes ces formules sur le thème: "dans le temps avant que je fusse…" Il me
semble que cela veut dire que tous les phénomènes, qui d'un point de vue ordinaire ne
sont qu'apparences inconsistantes, trouvent enfin leur fondement au moment où l'âme
(sems) est surmonté en Intelligence (rig-pa), la conscience (rnam-shes) en prime-sagesse
(ye-shes), bref, comme disent encore les rNying-ma-pa, quand le réel en Réalité s'épuise
(chos-can chos-nyid du zad-pa).
Ce qui se reconnaît à ce moment là est, comme le dit 'Ju Mi-pham, rtag-pa chenpo, éternel, et à ce titre au moment où il apparaît, "les trois temps sont sans durée", ainsi
que le souligne Klong-chen rab-'byams dans le rDzogs-pa chen-po sems-nyid rang grol.
De ce fait, il n'a été précédé de nul temps.
C'est à ce titre qu'on peut dire en deux sens que dans le temps avant qu'il ne soit il
n'y avait rien: (1) parce que l'éternel qui alors se découvre n'a été en soi précédé par rien;
(2) parce que ce qui, pour nous ou subjectivement, a précédé cet accès à la sphère
d'Intelligence était comme rien, c'est-à-dire ontologiquement infondé.
Le tantra dit aussi en substance qu'hors de cette sphère d'Intelligence il n'y a ni
maître ni disciple ni enseignement. Cela veut tout simplement dire que, si l'enseignement
a pour seul but de nous confronter à notre propre Intelligence, à vrai dire c'est par
l'Intelligence que l'Intelligence voit l'Intelligence. C'est en ce sens que notre texte s'achève
par cette parole du maître au disciple: "Esprit adamantin, que le doute ne naisse pas en
toi! Car toi-même, grand héros, tu es une émanation de mon essence." En un autre
passage, le Roi créateur de toutes choses dit aussi: "c'est à moi-même que j'enseigne ma
propre essence."
La métaphore est d'autant plus claire qu'en tibétain, ces enseignants sont des stonpa (monstrateurs) et ces enseignements des bstan-pa (monstrations). L'enseignant, c'est
ici l'Intelligence qui se montre; l'enseignement, l'Intelligence montrée et le disciple, cette
même Intelligence qui essentiellement est à soi-même découverte.
116
J'espère que ce développement, qui semblait nous éloigner quelque peu du sujet,
aura servi à montrer un peu plus clairement comment on peut poser une prime-sagesse
(ye-shes) éternelle, sans croire en une nature de l'esprit depuis toujours dotée, d'une
manière occulte, de propriétés éveillées. On peut à la fois dire (1) que l'âme est issue de
l'égarement et n'est en elle-même que le processus de l'illusion; (2) que cette âme
appartient comme telle au règne de la durée, et qu'à ce titre son expérience méditative,
etc., comporte nécessairement une progressivité, un caractère graduel; (3) qu'en même
temps cette âme est entièrement vide de toute consistance propre, ce qui est l'objet des
textes de madhyamaka tel celui que nous lisons; (4) que c'est en reconnaissant sa propre
inconsistance qu'elle se surmonte; (5) que ce dépassement d'elle-même est le moment
paradoxal où se fait jour non seulement un aspect des choses inconnu jusqu'alors, mais
encore un sujet nouveau correspondant à cette expérience nouvelle, sujet que l'on appelle
de divers noms, selon les contextes, ye-shes, rang gi rig-pa, rang-byung ye-shes ou
rang-rig-pa'i ye-shes, etc. (6) Mais que la sphère de l'Intelligence qui se fait jour alors
est sans durée, éternelle, au-delà de toute causalité. Ce que l'on reproche à Dol-bu-pa,
c'est de sembler dire trop naïvement que la nature de l'esprit ordinaire est éveillée.
Les deux points qu'il faudrait creuser tiennent à la nature paradoxale de
l'articulation sems / rig-pa ou rnam-shes / ye-shes, soit sur le plan ontologique soit sur le
plan de l'expérience spirituelle. C'est d'ailleurs l'objet de notre autre séminaire: La
psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif. La "psychologie" est la
théorie de l'âme (sems); la noétique est la théorie de l'Intelligence (rig-pa); et l'approche
adoptée est spéculative, dans la mesure où il est trop clair que ces deux concepts ne
sauraient être posés simplement en regard l'un de l'autre et maintenus dans leur ferme
opposition: une pensée d'entendement ne peut rien comprendre à leur relation, et comme
leur nature ne s'entend qu'à partir de ce rapport, celle-ci ne lui échappera pas moins.
Sur le plan ontologique, il faudrait réfléchir très rigoureusement à ce que veut dire
le rapport chos / chos-nyid. C'est l'objet d'un des Cinq Dharma de Maitreya, le
Dharmadharmatåvibhåga. Sur le plan spirituel, ce qui est paradoxal, ce sont les zones
de coexistence des deux ordres, sems successif et agissant et rig-pa simultané et en
repos. C'est entre autres choses de ce paradoxe qu'il est question dans le Chos-dbyings
mdzod de Klong-chen rab-'byams et dans son auto-commentaire, écrits à l'intention des
adeptes qui ont reçu la confrontation à l'Intelligence mais restent perplexes quant à la
certitude de l'intégration de toutes les expériences dans la sphère de celle-ci. C'est aussi
ce dont traite le gNas-lugs mdzod du même auteur, où il est question des engagements
(dam-tshig) du rDzogs-chen, c'est-à-dire de la manière de continuer dans cette
reconnaissance.
Il en [=cette nature de Buddha]
est en effet question dans l'Avataµsaka-
sËtra [au moyen de l'exemple] de la
grande pièce de soie des trois mille, et
117
plus en détail dans TathagåtagarbhasËtra
qui
lui
applique
neuf
84
métaphores .
84
Il s'agit précisément de ces neuf
comparaisons qui se trouvent reprises dans
l'Uttaratantra-ßåstra
Phal-po-che'i mdo las |
stong
gsum dar-yug chen-po'i dpe dang bcas te
gsungs-pa dang | De-bzhin-gshegs-pa'i
snying-po'i mdo las | dpe dgu dang
sbyar te rgyas-par gsungs-pa'i phyir ro |
118
D'autre part, elle est qualifiée [des
prédicats d'] éternelle et stable,
inébranlable, inaltérable; elle est pure,
bienheureuse, éternelle [p. 7] et [douée
d'] ipséité; elle est sainte transcendance.
Une telle réalité absolue vide
d'altérité est d'ailleurs clairement
enseignée (gsungs) dans les sËtra du
dernier [des trois Cycles de] la Parole
[de l'Éveillé], qui précisent exactement
[la nature de] l'absolu, tels … [liste des
sËtra].
| gZhan yang de ni rtag-pa brtanpa ther-zug-pa mi 'gyur-ba'i chos-can
gtsang-ba bde-ba rtag-pa bdag dam-pa'i
pha-rol tu phyin-pa yin no |
| De-lta-bu'i gzhan-stong dondam-pa'i bden-pa 'di yang | 'Phags-pa
gzungs kyi dbang-phyug rgyal-po'i mdo
dang | Lhag-bsam bstan-pa'i le'u dang |
dPal-phreng seng-ge'i nga-ro'i mdo dang |
'Phel-'grib med-par bstan-pa'i mdo dang |
rNga-bo che'i mdo dang |
Ye-shes
snang-ba rgyan gyi mdo dang | gTsug
[p. 8] Puisque dans une telle
[doctrine, d'une part chaque élément de]
la réalité superficielle est vide de sa
propre essence, et que [d'autre part] ces
[éléments] sont non-établis depuis
l'origine au sein de la Réalité (chos-nyid),
réalité absolue (don-dam-pa'i bden-pa),
on est libéré de la limite-extrême de la
perpétuité. Et comme la Réalité
parfaitement-établie n'est en aucune
manière un néant, mais est depuis le
commencement établie comme réelle,
Elle est clairement exposée dans
les commentaires de la pensée de ces
[sËtra], les Dharma de Maitreya
ultérieurs tels que le Mahåyånottaratantra-ßåstra, les traités des deux frères
Asa∫ga [et Vasubandhu] et les Amas
d'hymnes de Någårjuna, tel L'hymne à
l'Élément Réel médian.
na rin-po-che'i mdo dang |
Sor-mo'i
phreng-ba'i mdo dang | Mya-ngan 'daspa chen-po'i mdo la sogs-pa bka' tha-ma
dam-pa rnam-par nges-pa'i mdo rnams
las gsal-por gsungs shing |
de dag gi dgongs-'grel Theg-pa
chen-po rgyud bla-ma sogs Byams chos
phyi-ma rnams dang | Thogs-med skumched kyi bstan bcos rnams dang |
'Phags-pa Klu-sgrub kyi dBu-ma chosdbyings bstod-pa sogs bsTod -tshogs
rnams las gsal-bar bstan to ||
De la kun-rdzob bden-pa ni rang
rang gi ngo-bos stong-pa'i phyir dang |
de dag kyang chos-nyid don-dam-pa'i
bden-pa la gdod-ma nas ma grub-pa'i
phyir | rtag-pa'i mtha' las grol-ba |
Chos-nyid yongs-grub ni nam
yang med-pa min-pas gdod-ma nas
bden-pa dang rtag-pa sogs su grub-pa'i
phyir chad-pa'i mtha' las grol-bas de'i
phyir | 'di ni mtha' bral dbu-ma chenpo'i
lam
yin
te
|
119
permanente, et ainsi de suite, on
est donc libéré de la limite extrême de
l'anéantissement: voila bien la voie du
grand milieu exempt des limitesextrêmes. Discernons éminemment d'une
manière exacte et adéquate [en quel sens,
selon ce passage] du Kun btus [Tshadma kun-btus de Dignåga?]:
"Soit en une chose en laquelle
quelque chose n'est point; ayant vu
exactement que celle-là est vide de celleci, on voit exactement que quel que soit
ce qui en elle reste, cela en elle existe."
Tel est l'accès à la vacuité adéquat
tel qu'il est, dont on dit qu'il n'est pas
erroné. Et c'est en l'ayant en vue que le
Bhagavan a dit qu'il fallait "discerner
éminemment d'une manière exacte et
adéquate [en quel sens] l'être est et le
non-être n'est pas".
Voila donc pourquoi [p. 9] cette
tendance représente (yin) le cœur
sublime (snying-po dam-pa)
de
l'enseignement qui fut exposé par tous
les sËtra de sens certain, commenté par
les grands auteurs canoniques et médité
par les adeptes qui avaient obtenu des
accomplissements. [Telle est du moins
la doctrine] professée [par Dol-bu-pa
Shes-rab rgyal-mtshan et sa postérité].
[De ceux qui prônent la limiteextrême de l'anéantissement en tant que
[voie] médiane]
En ce qui concerne la deuxième
tendance, [c'est celle de] l'oriental
Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa'i dpal,
qui
120
Kun-bstus su |
Gang la gang med-pa de ni des
stong-pa yang-dag-par mthong ste |
'Di la lhag-ma gang yin-pa de ni
'dir yod-pa'o |
| Zhes yang-dag-pa ci-lta-ba bzhin
du rab tu shes so |
'Di ni stong-pa-nyid la 'jug-pa
yang-dag-pa ci-lta-ba ste | phyin-cima-log-pa zhes dang | 'di ladgongs nas
bcom-ldan-'das kyis yod-pa yang yodpar med-pa yang med-par yang-dagspar ci-lta-ba bzhin du rab tu shes so | |
zhes sogs 'byung-ba'i phyir |
commenta la pensée des Paroles
excellentes d'une manière personnelle
(rang stobs kyis), au moyen d'un
entendement délié [rompu aux] finesses
de l'analyse, et qui était embelli d'une
parure de qualités telles que la
compassion et la production de l'esprit
[d'éveil].
Dans [des écrits] tels que ses
exégèses détaillées (rnam-bshad) des
MËlamadhyamakakårikå
et
du
Madhyamakåvatåra, ainsi que dans
[son]
Intégral
discernement
de
l'interprétable et du certain (drang nges
rnam 'byed), par exemple, [il présente]
les points cruciaux de [la doctrine]
madhyamaka pråsa∫gika, incompris
[selon lui] des maîtres svåtantrika de
l'Inde [p. 10] comme de tous [ses]
De'i phyir lugs 'di ni nges-pa'i don
gyi mdo-sde rnams kyis bstan-pa |
shing-rta chen-po rnams kyis bkral-ba
grub-pa
brnyes-pa'i rnal-'byor-pa
rnams kyis bsgom-pa bstan-pa'i snyingpo dam-pa yin gyi | rang-stong tsam
gyis chog-par 'dzin-pa dag gis ni bstanpa'i snying-po stong-pa-nyid kyi don
legs-par rtogs-pa ma yin no | | zhes
bzhed do|
(Chad-mtha' dbu-mar smra-ba'i
lugs brjod-pa | )
Lugs gnyis-pa ni |
legs-par
dpyod-pa'i blo-gros kyis gsung-rab kyi
dgongs-pa rang stobs kyis 'grel zhing
prédécesseurs [dans la voie] médiane au
Tibet.
On voit [chez lui] une manière
singulière (thun-mong ma yin-pa) de
disposer les systèmes philosophiques et
d'expliquer les textes fondamentaux,
dont nous allons donner ici un simple
survol (rags rim tsam) des grandes
lignes fondamentales (nye-bar mkho-ba)
[en] trois chapitres: détermination de la
vacuité absolue; détermination des
apparences superficielles; ce qui s'ensuit
de ces deux [premiers groupes de
thèses].
[(a) détermination de la vacuité
absolue]
En ce qui concerne le premier
point, il est dit les Soixante-dix stances
121
sur la vacuité que "puisque c'est de la
méprise réaliste qui tient les substances
snying rje dang | sems-bskyed la
sogs-pa'i yon-tan gyi rgyan gyis mdzespa shar Tsong-kha-pa Blo-bzang gragspa'i dpal gyi zhal snga nas |
dBu-ma rtsa 'jug gyi rnam-bshad
dang | Drang nges rnam-'byed la sogspa rnams su 'phags yul gyi rang-rgyudpa'i slob-dpon chen-po rnams dang |
Bod yul du sngar byon-pa'i dbu-ma-pa
rnams kyis ma rtogs-pa'i dbu-ma thal'gyur-pa'i gnad 'di yin no |
| Zhes thun-mong ma yin-pa'i
grub-mtha'i 'jog tshul dang gzhung gi
bshad tshul mang-po zhig snang-ba la |
Don-dam stong-nyid kyi rnam-bzhag
dang |
kun-rdzob snang-ba'i rnambzhag dang | de dag las 'phros-pa'i don
gsum las|
Dang-po ni | sTong-nyid bdunbcu-pa las |
dngos-po la bden-par
'dzin-pa'i bden-'dzin las yan-lag bcugnyis 'byung-bas 'khor-ba'i rtsa-bar
122
'gyur-pa'i ma-rig-pa yin-par gsungs-pa
pour réelles que sont issus les
douze membres [de la production
conditionnée, c'est elle] l'inintelligence
[ignorance] qui est au fondement du
Cycle". Et selon les Quatre cent stances
[d' Óryadeva]:
"Le germe de l'existence est la
conscience;
Or les objets constituent son
domaine d'expérience.
Dès lors que l'on aura perçu en
l'objet [son] inipséité,
Le germe de l'existence en viendra
à s'abolir."
Par ailleurs, il est dit (?) que "qui
triomphera de l'hébétude aura vaincu
toutes les obnubilations;
dès lors qu'auront été perçues les
concaténations, [p. 11] l'hébétude ne se
produira plus."
De plus, selon les commentaires
de ces [textes], l'inintelligence liée à la
méprise réaliste est la source du Cycle;
dès lors, le réfutable du madhyamaka
n'est rien d'autre que la méprise réaliste
qui tient pour réelles les choses et les
personnes.
Pour l'abolir, ayant défini la
"réalité" qui en est l'objet d'attachement,
il faut la réfuter.
Pour ce qui est du degré de [cette]
réalité (?), selon les svåtantrika, si
l'objet, sans dépendre de l'entendement,
était établi du point de vue de son
propre mode-d'être, il serait établi
comme réel, établi dans l'absolu, établi
exactement [parlant] (yang-dag-par); tel
dang
|
est donc le réfutable. Toutefois, [l'objet
en question] étant conventionnellement
établi par sa
123
bZhi-brgya-pa las |
Srid-pa'i sa-bon rnam-shes te |
| Yul rnams de yi spyod yul lo |
| Yul la bdag-med mthong nas ni |
| Srid-pa'i sa-bon 'gag-par 'gyur |
| ces dang |
Yang gti-mug bcom-pas nyonmongs thams-cad bcom-par 'gyur zhing |
rTen-'brel mthong-bas gti-mug
'byung-bar mi 'gyur-bar gsungs-pa dang|
De dag gyi 'grel-pa rnams las
kyang | bden-'dzin gyi ma-rig-pa ni
'khor-ba'i rtsa-ba yin-par gsungs-pas |
dbu-ma'i dgag-bya ni gang-zag dang chos
la bden-par 'dzin-pa'i bden-'dzin kho na
yin la |
De 'gog-pa la de'i zhen yul bdenpa ngos-gzung nas de sun-phyung dgos
pas|
bDen-pa'i tshad la rang-rgyud-pa
rnams kyis blo la ma ltos-par yul rang gi
sdod-lugs kyi ngos nas grub-pa zhig yod
na | bden-par grub-pa dang | don-dampar grub-pa dang | yang-dag-par grubpa zhig yin-pas | de dag dgag-bya yinla | rang gi mtshan-nyid kyis grub-pa
dang | rang-bzhin gyis grub-pa dang |
caractéristique propre, ou par sa
nature propre, ou son essence propre,
ils professent que cela n'est point
réfutable.
124
ngo-bo-nyid kyis grub-pa ni thasnyad du yod-pas | dgag-pa min-par
bzhed do|
Commentaire: En ce qui concerne ces expressions, il y a là une collection de
subtilités introduites par Tsong-kha-pa, entièrement inconnues des plus grands auteurs
tibétains avant lui, et qui servent à poser une distinction de degrés de profondeur entre
les écoles svåtantrika et pråsa∫gika du madhyamaka. Là encore il faudrait un exposé
détaillé de ces points et un examen critique ((1) pertinence textuelle et (2) consistance
philosophique de cette lecture des classiques indiens du madhyamaka); mais comme
Go-ram-pa s'acquitte lui-même de ces deux tâches, je crois qu'il vaut mieux le suivre,
quitte à ajouter ensuite une récapitulation des grandes lignes et quelques compléments.
Pour ce qui est des pråsa∫gika, ce
dont les svåtantrika font [leur] objet de
réfutation est [à leur yeux seulement] le
réfutable grossier; [p. 12] en ce qui
concerne [le réfutable] subtil, tant qu'il y
a quelque chose que l'on trouve [lors de]
la recherche de l'objet imputé, cela est
| Thal-'gyur-pa rnams kyis ni | Rangrgyud-pa'i dgag-byar byed-pa de dag ni
dgag-bya rags-pa yin la | phra-ba ni |
btags don btsal-ba'i tshe rnyed-pa zhig
yod na bden-par grub-pa'i tshad yin-pas
[censé être] établi comme réel; tel est le
réfutable subtil. Or cela n'est pas
considéré par les svåtantrika comme un
réfutable; il s'agit [selon Tsong-kha-pa]
d'un point crucial propre à la tendance
pråsa∫gika.
| de nyid dgag-bya phra-ba yin la | de
ni rang-rgyud-pa rnams kyis dgag-byar
mi 'dod-pas thal-'gyur-ba'i lugs kyi gnad
thun-mong ma yin-pa'o |
Il semble utile de récapituler clairement les quelques aspects de la doctrine de
Tsong-kha-pa que nous venons de voir:
(1) "le réfutable du madhyamaka n'est rien d'autre que la méprise réaliste qui tient
pour réelles les choses et les personnes." La question de la nature du réfutable (dgagbya) est capitale dans le madhyamaka; en effet, et cela vaut chez Tsong-kha-pa plus
encore que chez Dol-bu-pa, la vacuité, mode-d'être (gnas-lugs) des choses, est une
négation (dgag-pa); aussi son concept ne prend-il sa teneur que de ce qui en lui est nié.
Deux doctrines de la vacuité s'opposent sur la base de deux conceptions de
l'opération de négation. La négation absolue (med-dgag) est pure et simple négation du
terme sur lequel elle porte, négation de l'existence même du sujet de la proposition; la
négation déterminée (min-dgag), en revanche, nie de lui certains prédicats, et non son
être même.
125
La logique de la négation déterminée joue particulièrement dans la doctrine de Dolbu-pa, et c'est ce qui vaut à la vacuité telle qu'il la comprend la désignation de vide
extrinsèque (gzhan-stong). La négation s'y entend au sens d'une négation de tous les
aspects superficiels, laquelle n'entame pas cependant les déterminités absolues du moded'être, ainsi qu'on l'a vu. Les pråsa∫gika ne se contentent pas, dans leurs traités, de cette
négation déterminée; Tsong-kha-pa va jusqu'à la négation absolue, et s'y arrête d'une
certaine manière; d'où le nihilisme attribué à son système.
Go-ram-pa, ainsi que son lointain successeur Mi-pham, tient non seulement la
négation déterminée mais encore la négation absolue pour insuffisantes: la première l'est
manifestement; la seconde s'emporte avec ce qu'elle nie, et ne peut selon ces auteurs être
maintenue comme telle, en dépit de ce qu'affirme Tsong-kha-pa. Plus précisément, selon
le traité De la distinction des vues, la négation absolue caractérise l'absolu catégoriel
(rnam-grangs-pa'i don-dam) ou absolu de comparaison (mthun-pa'i don-dam),
autrement dit une représentation approchante de l'absolu, mais non l'absolu proprement
dit (don-dam mtshan-nyid-pa).
Il importe donc, pour comprendre la vacuité, de bien définir l'objet de réfutation
ou réfutable (dgag-bya) d'une part, et le mode de négation d'autre part; enfin il est
capital de distinguer le degré d'exactitude attribué au discours (vise-t-il l'absolu de
comparaison? ou bien l'absolu proprement dit?).
(2) Selon Tsong-kha-pa, cette réalité prétendue des choses et des personnes, objet
de réfutation (dgag-bya) du madhyamaka, n'est pas définie de la même manière par les
svåtantrika et les pråsa∫gika. Pour cet auteur en effet, les premiers s'en tiennent à un
"objet de négation grossier" (dgag-bya rags-pa), défini comme existence supposée de
l'objet, en soi et par soi, indépendamment des facultés cognitives (blo). Mais les
svåtantrika, admettent, selon cet auteur, une existence conventionnelle de l'objet selon sa
caractéristique propre. Quant aux pråsa∫gika, ils seraient d'une plus grande radicalité
dans la négation, en ajoutant au "réfutable grossier" un "réfutable subtil": "tant qu'il y a
quelque chose que l'on trouve [au terme de] la recherche de l'objet imputé, cela est [censé
être] établi comme réel; tel est le réfutable subtil."
(3) La vue ultime du madhyamaka consisterait dans la pure et simple négation, ou
négation absolue, de ces deux objets de réfutation, grossier et subtil.
(4) Ceci implique le rejet de toute idée d'une contrepartie positive (à l'opposé du
système de Dol-bu-pa), aussi bien qu'une certaine manière de s'en tenir fermement à la
négation (contre la tendance d'un certain nombre de commentateurs anciens, dont la
doctrine est, sur ce point, suivie par Go-ram-pa). La logique des différentes
interprétations est claire: (a) thèse (Dol-bu-pa): il y a une affirmation cachée au fond de
toutes les négations du madhyamaka; (2) antithèse (Tsong-kha-pa): la thèse est entachée
126
de réalisme; il faut plus de radicalité dans la négation; mais dans ce cas, on fait
disparaître la nature de Buddha dotée de qualités positives des gzhan-stong-pa. Ce
changement de conception de la nature des choses implique une modification de la
conception du chemin vers l'Éveil: il ne s'agit plus de faire seulement affleurer des
qualités éternellement préexistantes, en les dégageant de surimpositions imaginaires,
mais bien plutôt de produire ces qualités dans l'esprit. Dès lors, il faut que la
compréhension de la vacuité soit conçue, d'une certaine façon, comme l'acquisition d'une
disposition de pensée juste, plutôt que comme la simple destruction de pensées fausses.
C'est pourquoi les dGe-lugs-pa (école de Tsong-kha-pa) veulent maintenir la négation,
sans la nier elle-même: il faut qu'il reste dans l'entendement de l'adepte sur le chemin une
certaine représentation de la vacuité; nier à la fois l'affirmation et la négation, ce serait
tomber dans l'hébétude, dans la confusion universelle. En somme, Tsong-kha-pa est plus
soucieux que Dol-bu-pa de l'aspect du concept de la vacuité, selon lequel il n'est pas
seulement une représentation plus ou moins adéquate de la nature des choses, mais
également un mode de l'entendement, qui exerce une certaine causalité sur celui-ci. Les
idées comme toutes choses, pour autant qu'elles ne sont pas rien, ont une efficience; les
modes de l'entendement doivent être conçus non seulement selon leur teneur objective,
mais encore selon leur réalité formelle, envisagée dans le mouvement de sa production
causale. Une idée indéterminée, une idée sans contenu objectif, n'est pas une idée; elle est
aussi dénuée de réalité formelle que de teneur objective (ou de sens). C'est pourquoi
Tsong-kha-pa et sa postérité sont soucieux de maintenir fermement une position
négative: si la négation s'emporte avec ce qu'elle nie, l'idée de vacuité s'évanouit, et sa
productivité, son impact psychique sera nul.
(c) synthèse: la doctrine de Go-ram-pa, que nous découvrirons plutôt l'année
prochaine. Cette doctrine conjoint un négativisme poussé, conforme à la tradition de
pensée de Någårjuna, et dépassant même le "nihilisme" des dGe-lugs-pa, à une
conception de la sagesse et du Dharmadhåtu, qui est conforme aux traités attribués à
Maitreya, et rejoint la position gzhan-stong-pa, mais sans cette naïveté grossière dans la
formulation, qui prêtait à une lecture éternaliste.
Mais revenons au texte de Go-ram-pa]
Une telle réalité, la réalité du
[caractère] introuvable [des choses]
lorsqu'on les recherche au moyen des
| De-lta-bu'i bden-pa de | dbuma'i gzhung las bshad-pa'i rigs-pa rnams
kyis btsal-ba'i tshe ma rnyed-pa'i bdenpa bkag tsam gyi stong-nyid med dgag
raisonnements qu'enseignent les traités
fondamentaux du madhyamaka, cette
vacuité absolument négative, c'est
de nyid dbu-ma'i lta-ba mthar-thug-pa
yin zhing |
précisément la vue ultime du
madhyamaka; c'est la réalité absolue
proprement dite, autrement dit, l'ultime
127
mode-d'être de toutes choses. Mais il ne
convient pas, au terme de la négation de
la réalité, de nier [même la tendance à]
s'attacher comme [si elle était elle-même
une chose] manifestement-[existante] à
cette vacuité de négation de [toute]
réalité. Il s'agit là en effet de
l'entendement qui comprend le moded'être de l'objet, et [d'autre part] le
réfutable
du
madhyamaka
est
simplement la
réalité;
or
cet
[entendement] n'est pas tenu pour réel.
Mais, se dira-t-on, cela [ne]
contredit [-il pas tel passage de
Någårjuna où,] disant:
"Ce n'est point être, ce n'est point
néant, ce n'est point être et néant,
Ce n'est pas non plus négation de
la quiddité des deux", [p. 13] [il] affirme
du mode-d'être de l'objet qu'il est dénué
des épanchements discursifs de la
quadruple limite-extrême et qu'il n'est
pas propre à être saisi par l'entendement
selon l'une quelconque des quatre
limites-extrêmes?
Pour ce qui est du sens [de ces
citations] elles veulent dire que, puisque
[les choses] dans l'absolu ne sont certes
pas être, [tandis que] superficiellement
elle ne sont pas non plus néant, il ne
convient pas que l'entendement luimême les prenne pour telles. Mais il ne
conviendrait pas que l'on professe la
formule "ni être ni néant" telle quelle [au
don-dam bden-pa mtshan-nyid-pa
yang yin la | chos rnams kyi gnas-lugs
mthar-thug-pa'ang yin no | | De ltar
bden-pa bkag zin nas bden-pa bkag-pa'i
stong-nyid der mngon-par zhen-pa ni
dgag tu mi rung ste | de yul gyi gnaslugs rtogs-pa'i blo yin-pa'i phyir dang
dbu-ma'i dgag-bya bden-pa kho na yin la
des bden-par ma bzung-ba'i phyir |
'O na | Yod min med min yod
med min | gnyis-ga'i bdag-nyid minpa'ang min |
| ces sogs yul gyi gnas-lugs mtha'bzhi-char gyi spros-pa dang bral-bar
gsungs-pa dang | blos mtha'-bzhi gang
du yang gzung du mi rung-bar gsungs-pa
rnams dang 'gal lo snyams na
de'i don ni | don-dam du yod-pa
yang ma yin | kun-rdzob tu med-pa
yang ma yin-pa'i phyir | blos kyang de
ltar 'dzin du mi rung zhes-pa'i don yin
gyi yod min med min sgra ji-bzhin du
khas-lan du mi rung ste | dgag-pa gnyis
kyi rnal ma go-bas | yod-pa ma yin na
med dgos shing | med-pa ma yin na
128
yod dgos-pa'i phyir | blos mtha' gang
pied de la lettre]. Celui qui, ne
comprenant pas la nature (rnal?) de la
double négation, [selon laquelle] ce qui
n'est point être est forcément néant,
tandis que ce qui n'est point néant est
être, [celui-là,] professant en fait de vue
du madhyamaka le fait
pour
l'entendement de ne se tenir à rien [=de
n'avoir pas du tout de représentations]
serait d'accord avec la vue des Ha-shang
de Chine. Donc, après que l'on a réfuté
la réalité, s'en tenir sans plus à la vacuité
du vide de réalité, tel est l'entendement
qui comprend le mode-d'être.
Si l'on a de la sorte bien défini la
méprise réaliste, on prendra conscience
qu'il y a une multiplicité d'imaginations
relatives à ce qui n'est pas la double
méprise de l'ipséité; ainsi on répudiera
toute les imaginations erronées [relatives
à] la thèse [qui prétend] récuser tout
objet de saisie de l'imagination au moyen
des raisonnements qui opèrent dans le
registre de l'eccéité85 .
[(b) détermination des apparences
superficielles]
Deuxièmement, en ce qui concerne
la détermination des apparences
superficielles, si les madhyamika
svåtantrika professent [qu'il y a] des
choses conventionnellement établies
selon leur caractéristique propre, ici [au
contraire, chez les pråsa∫gika,] on ne
considère pas qu'il en soit ainsi.
85
La thèse, précisément, des anciens (sngarabs-pa) et de Go-ram-pa lui-même. (Voir cidessous p. 126, texte tibétain pp. 24-25.
du
Pour ce qui est donc du mode de
position des personnes et des choses en
yang mi 'dzin-pa dbu-ma'i lta-bar 'dodpa ni rGya-nag Ha-shang gi lta-ba dang
mtshungs bas | bden-pa bkag zin nas
bden-pas stong-pa'i stong-nyid kho-nar
bzung-ba ni gnas-lugs rtogs-pa'i blo yin
no |
De-ltar bden-'dzin legs-par ngos
zin na bden-'dzin gnyis min-pa'i rtog-pa
du-ma zhig yod-par shes-par 'gyur-bas |
rtog-pas gang bzung gi yul thams-cad
de-kho-na-nyid la dpyod-pa'i rigs-pas
dgag-par 'dod-pa'i log-rtog thams-cad
zlog-par 'gyur ro |
gNyis-pa kun-rdzob snang-ba'i
rnam-bzhag ni | dbu-ma rang-rgyud-pa
rnams kyi tha-snyad du rang gi mtshannyid kyis grub-pa'i chos khas-len gyi
'dir khas mi len-pas
129
gang-zag dang chos tha-snyad du
convention, quand on impose une
désignation conventionnelle, telle que
"voici Devadatta", ou "ceci est l'oreille
de Devadatta", c'est par l'effet de cette
[seule] désignation conventionnelle que
Devadatta, l'oreille de Devadatta, etc.,
sont posées dans l'être. Or le fait même
qu'il n'y ait rien d'autre pour les poser,
[voila ce que] signifie [leur] existence
[simplement] conventionnelle.
Même si l'on ne trouve [rien]
lorsque l'on recherche quel sens il peut
bien y avoir à appliquer à ces [chose]
ces désignations conventionnelles, c'est
à
ces
pures
imputations
conventionnelles qu'il faut appliquer la
causalité, etc. C'est là une singularité de
cette tendance [Pråsa∫gika, selon
l'exégèse de Tsong-kha-pa].
Comment la causalité est-elle
conçue ('jog-pa'i tshul ni) [dans cette
doctrine qui] ne compte pas le substrat
universel au nombre des composantes
de la superficialité? Dans la mesure où
l'acte, étant aboli aussitôt qu'effectué, ne
se poursuit donc pas jusqu'au moment
de [son] effet, comment cet acte depuis
longtemps aboli pourrait-il produire un
effet? Selon les vaibhå∑ika, lors
[même] que l'acte est aboli, il se produit
un résidu perdurable (chud mi za-ba) de
[cet] acte, qui [en] produit le fruit. Les
sautråntika, [eux], pensent qu'est
produite l'obtention de l'acte, laquelle
engendre [son] résultat. Pour les
Cittamåtrin, c'est une imprégnation
déposée dans la conscience-substrat-
'jog-pa'i
tshul
ni
|
universel qui engendre le fruit de l'acte.
Tous
ces
130
'di ni Lha-sbyin no 'di ni Lhasbyin gyi rna-ba'o zhes sogs tha-snyad
btags-pa'i tshe na |
tha-snyad de'i
dbang gis Lha-sbyin dang | Lha-sbyin
gyi rna-ba la sogs-pa yod-par 'jog gi de
las gzhan-pa'i 'jog byed med-pa ni thasnyad du yod-pa'i don no |
| De dag la tha-snyad des btagspa'i don gang yin btsal-ba'i tshe na ma
rnyed kyang tha-snyad btags-pa tsam la
rgyu-'bras la sogs-pa 'jog ces-pa ni lugs
'di-pa'i thun-mong min-pa'o |
systèmes-là conçoivent la cause et
son effet comme établis dans l'altérité
par leur propre essence. Or c'est un
point crucial singulier dans cette [lecture
de la pensée pråsa∫gika que de
concevoir], après avoir réfuté ces
[thèses, que] l'acte produise un "aboli
substantiel", lequel produit le fruit de
[cet] acte.
Quand il arrive qu'à l'endroit d'un
quelconque bol d'eau, les [êtres] des six
destinées aient six perceptions, de l'eau,
du pus, [p. 16] et ainsi de suite, il n'y a
pas de différence entre leurs consciences
visuelles pour ce qui est du caractère
erroné ou non-erroné: de même qu'il y a
[là] le mode réel (rdzas cha) de l'eau, de
même y a-t-il également les modes réels
des autres substances.
| Kun-rdzob kyi nang-tshan gyi
'jog-tshul la kun-gzhi med kyang las'bras 'jog-pa'i tshul ni | Las byas mathag tu 'gag-pas las de 'bras-bu'i bar du
yang mi 'gro na las 'gag nas yun-ring-po
lon-pa des 'bras-bu ci-ltar bskyed ce na |
'Di la Bye-brag smra-bas las 'gag-pa na
las kyi chud mi za skye zhing des 'brasbu bskyed-par 'dod do| | mDo-sde-pas
las kyi thob-pa skye zhing des 'bras-bu
bskyed-par 'dod-do | | Sems-tsam-pas
bag-chags bzhag nas bag-chags des las'bras bskyed-par 'dod-pa rnams ni las'bras ngo-bo-nyid grub-pa'i gzhan du
'dod-pa'i lugs yin la | De dag bkag nas
'dir las kyis zhig-pa dngos-po-ba
bskyed-nas des las kyi 'bras-bu bskyedpa ni thun-mong min-pa'i gnad yin no |
[(c) ce qui s'ensuit de ces deux
[premiers groupes de thèses]]
Troisièmement, quant à ce qui
s'ensuit de ces deux [premiers groupes
de thèses, il y a cinq points à traiter]: la
définition de la double occultation; la
définition de la double ipséité; la
distinction de ce qui est à bannir et à
[p.15] comprendre dans le petit et le
grand véhicule; la manière dont [Tsongkha-pa] ne veut ni du substrat universel
ni de l'aperception, et professe donc
[l'existence d'] une réalité extérieure [à la
conscience]; les syllogismes autonomes
et la manière d'être exempt de [toute]
thèse.
En ce qui concerne le premier
point, [la définition de la double
occultation], la méprise relative à
131
l'ipséité des choses, dont les autres
madhyamika
gSum-pa de dag las 'phros-pa'i
don la | sgrib gnyis kyi ngos-'dzin |
theg-pa che ching gu spang rtogs kyi
khyad-par | kun-gzhi dans rang-rig mi
'dod-pas phyi don khas-len-pa'i tshul |
rang-rgyud kyi
Chu phor gang gi go sa na rigs
drug gis chu dang | rnag-khrag la sogspa'i mthong snang drug 'byung-ba'i tshe
mig-shes de dag la 'khrul ma 'khrul gyi
khyad-par med-pas chu'i rdzas-cha yodpa bzhin du dngos-po gzhan rnams kyi
rdzas-cha yod-pa'ang mtshungs-pa yin
no|
Dang-po ni | dbu-ma-pa gzhan
gyis shes-sgrib tu khas-blangs-pa'i chos
kyi bdag-'dzin ni 'di-pa'i lugs kyi nyonsgrib
yin
te
|
professent qu'elle relève de
l'occultation du connaissable, constitue
l'occultation des obnubilations selon
cette tendance, car elle est l'inintelligence
qui est comptée au nombre des douze
membres [de l'interdépendance].
Quant
à
l'occultation
du
connaissable, comme l'auto-commentaire
du Madhyamakåvatåra dit qu'"il s'agit
des imprégnations des obnubilations",
elle est l'aspect d'égarement [constitué
par] les imprégnations d'obnubilations
et leur fruit, la vision dualiste.
[p. 17] Deuxièmement, [voici la
doctrine de Tsong-kha-pa à propos de la
définition de la double ipséité]: tandis
que le maître Bhåvaviveka considère que
la conscience mentale est la personne,
selon cette tendance, [soit] la saisie
relative au sentiment du "je", [effectuée]
par la méprise égoïque spontanée; son
objet intentionnel est le "simple je".
Or le saisissable des attitudes
saisissantes est [supposé] établi comme
réel: le premier [=le "simple je"] est
donc la personne, ou l'ipséité [le soi],
tandis que le second est l'ipséité de la
personne. Quant à l'ipséité des choses,
[c'est
une
désignation
qui]
s'appliquerait, si cela existait, [au
caractère par quoi une chose serait]
établie comme réelle en vertu de soimême, sans dépendre de [nulle] autre
substance.
132
Troisièmement, comme il a été
expliqué plus haut, le grand et le petit
véhicule sont équivalents en ce qui
concerne la compréhension d'une vacuité
purement négative; comme il n'y a rien
yan-lag bcu-gnyis kyi nang-tshan
du gyur-pa'i ma-rig-pa yin-pa'i phyir ro|
| Shes-sgrib ni 'Jug-pa'i rang-'grel
las nyon-mongs-pa'i bag-chags yin-par
gsungs-pas | nyon-mongs-pa'i bg-chags
dang de'i 'bras-bu gnyis-snang 'khrul-pa'i
cha'o |
| gNyis-pa ni | sLob-dpon Legsldan-'byed kyis yid kyi rnam-par shespa gang-zag tu 'dod cing | 'di-pa'i lugs
kyi ngar-'dzin lhan-skyes kyis nga'o
de plus éminent que cela à
comprendre, il n'y a purement et
simplement aucune différence de vue
[entre le petit et le grand véhicule]. —
Mais, pensera-t-on, il n'y a alors aucune
différence [entre eux] quant au pouvoir
ou à l'impuissance à [nous] départir de
l'occultation du connaissable! — Il y a
certes une différence sur ce plan, due à
la différence des auxiliaires de la
conduites, tels que la méditation plus ou
moins prolongée, la compassion et le
développement de l'esprit d'Éveil; [p.
18] mais en ce qui concerne l'antidote
[principal]
à
l'occultation
des
connaissables, il n'y a rien de mieux et
snyam du bzung-ba de la dmigs-pa'i yul
ni nga tsam yin zhing |
'dzin stangs kyi bzung-bya ni
bden-par grub-pa yin-pas | dang-po ni
gang-zag kyang yin zhing | bdag kyang
yin la | phyi-ma ni gang-zag gi bdag yin
no | Chos kyi bdag ni dngos-po rnams
la gzhan la rag ma las-par rang-dbang du
grub-pa zhig yod na de nyid la 'jog go |
| gSum-pa ni | Theg-pa che chung
thams-cad kyis sngar bshad-pa ltar gyi
bden-pa bkag tsam gyi stong-nyid de
rtogs-par mtshungs shing de las lhag-pa'i
rtogs-bya med-pas lta-ba la khyad-par
med-pa
kho-na'o
|
|
même rien d'autre que la compréhension
de la vacuité [évoquée] antérieurement.
Quant aux différences relatives à
ce qui est banni, tandis que les arhat des
ßråvaka, en bannissant intégralement
l'occultation des obnubilations, se
départissent du tout de la méprise de
l'ipséité, comme [en revanche] les
[adeptes du] grand véhicule, tant qu'ils
n'ont pas obtenu la huitième terre, ne se
sont point départi de la méprise de
l'ipséité, lorsqu'ils en sont aux sept
terres impures, des manifestations
patentes (mngon-'gyur) de la méprise de
l'ipséité se produisent [en eux]. Aussi,
au temps où ils demeurent dans les sept
133
terres impures, ne se départissent-ils
que de l'occultation des obnubilations;
mais tant qu'il n'ont pas triomphé de la
méprise de l'ipséité et de ses "germes", il
leur est impossible de se bannir
l'occultation du connaissable. La
frontière
(sa-mtshams)
—'O na shes-sgrib spong nus mi
nus kyi khyad-par med-par 'gyur ro
snyam na |
goms-pa yun ring thung dang
snying-rje dang sems-bskyed la sogs-pa
spyod-pa'i grogs kyi khyad-par gyis
sgrib spong nus mi nus kyi khyad-par
byung-ba yin gyi |
shes-sgrib kyi
gnyen-po la yang sngar gyi stong-nyid
rtogs-pa'i lta-ba las lhag-pa'am gzhanpa'i gnyen-po ni med do |
du
désert
(ma-mtha')
du
bannissement de l'occultation du
connaissable est donc atteinte à partir de
la huitième terre.
| sPong-ba'i khyad-par la | nyanthos dgra-bcom-pas bden-'dzin ma luspa spangs-pas bden-'dzin ma lus-par
spong-ba yin la | theg-chen gyis ni sa
brgyad-pa ma thob kyi bar du bden'dzin ma spangs-pas ma dag sa bdun gyi
skabs su bden-'dzin mngon-gyur-ba
'byung-ba yin-pa'i phyir ro | | Des na
ma-dag sa bdun gyi gnas-skabs su nyonsgrib ko-na spong-ba yin gyi | bden'dzin sa-bon dang bcas-pa ma bcom gyi
bar du | shes-sgrib spong-ba mi sridpas shes-sgrib spong-ba'i ma mtha'i sa
msthams sa brgyad-pa nas 'dzin-pa yin
no |
Dès lors, dans cette tendance, on
ne souscrit pas aux classifications
(rnam-bzhag) [proposées] par la
tradition qui, attribuant la méprise de
l'ipséité à l'occultation du connaissable,
134
subdivise celui-ci [p. 19] en neuf
[degrés] de petite, moyenne ou grande
occultation du connaissable, [qui
seraient graduellement] bannis par les
neuf [étapes du] chemin de la méditation
lors de la deuxième terre, etc. C'est ce
que l'on va expliquer maintenant.
Tant que l'on n'a pas atteint le
chemin de la vision de l'un quelconque
des trois véhicules, c'est en méditant
continuellement
la
compréhension
intuitive préalablement acquise des seize
[aspects], telle l'impermanence, des
quatre vérités, qu'une personne peut se
départir de la manifestation [grossière]
des obnubilations des trois mondes.
Mais comme cette [personne] n'a point
compris l'inipséité des choses, elle ne
peut
bannir
même
la
simple
manifestation [grossière] de cette
obnubilation que [constitue] la méprise
de l'ipséité, dont [l'auteur] fait une
obnubilation. Elle ne peut rejeter que la
manifestation [grossière] de ces
obnubilations dont l'Abhidharma dit
qu'elles sont "pourvues d'un objet
intentionnel" (dmigs rnam can). Les
cinq vers du Bodhicaryåvatåra de "Si
tant est que le fondement de la doctrine
soit
le
bh¥k∑u…"
à "Cela étant,
méditons la vacuité" [IX, k° 44-45]
s'expliquent si on les applique à un tel
individu.
| Des na lugs 'di la bden-'dzin
shes-sgrib tu 'jog-pa'i lugs kyi | de la
shes-sgrib chung 'bring chen-po dgur
byas nas sa gnyis-po sogs sgom-lam
dgus spong-ba'i rnam-bzhag khas mi len
te da-dung 'chad-par 'gyur ro |
| Theg-pa gsum-po gang gi yang
mthong lam ma thob bar bden bzhi mi
rtag la sogs bcu-drug mngon-sum du
rtogs zin ergyun ldan du goms-par byaspas khams gsum gyi nyon-mongs
mngon-gyur-ba spangs-pa'i gang-zag
gcig yod la des chos kyi bdag-med ma
rtogs-pas bden-'dzin nyon-mongs su
byas-pa'i nyon-mongs mngon-gyur-ba
tsam spong-mi nus la | mNgon-pa nas
bshad-pa'i dmigs-rnam can gyi nyonmongs mngon-gyur-ba tsam spong-ba
yin no | | zhes dang | sPyod-'jug las |
bsTan rtsa dge-slong nyid yin na | |
zhes pa nas| Des na stong-nyid bsgompar bya | | zhes sogs kyi tshig-bcad
lnga-po
yang
|
[p. 20] Quatrièmement, certes,
parmi
les
autres
adeptes
du
madhyamaka il y en a pour professer
l'inexistence du substrat universel et
[l'existence] d'une réalité extérieure, et
135
d'autres qui nient la réalité extérieure
tout en souscrivant à la thèse du
substrat universel. Mais [ces opinions
se développent] au sein de systèmes où
ce qui est [dit] exister est censé exister
de par ses caractéristiques propres, et
[où] ce qui n'aurait pas d'existence de
par ses caractéristiques propres n'aurait
pas d'être [du tout]. Or [disent les
partisans de Tsong-kha-pa] si nous ne
professons pas le substrat universel,
c'est parce que nous savons poser la
relation entre l'acte et son fruit sans
[nous encombrer de l'hypothèse du]
substrat universel. Les sËtra de la
Prajñåpåramitå disent en effet des
objets extérieurs et de la conscience
qu'ils sont au même titre vides de nature
propre; et il faut faire comme dans
l'Abhidharma, qui explique de concert
leurs caractéristiques communes: en
effet, [d'une part] objets et consciences
étant [au même titre] les objets
d'application
d'imputations
conventionnelles, il sont également
introuvables à l'examen; et [d'autre part],
du point de vue conventionnel, on les
classe [les uns et les autres également]
parmi les existants superficiels; ils ne
présentent point de différence [à cet
égard
non
plus].
Cinquièmement, si l'on adhère à
[la thèse d'un] établissement par sa
caractéristique
propre,
il
faut
assurément [p. 21] faire usage de
syllogismes autonomes, comme le font
gang-zag 'di la sbyar te 'chad-par
byed do |
[p. 20] bZhi-pa ni | dbu-ma-pa
gzhan gyis kun-gzhi med cing | phyidon khas-len-pa yang yod la | 'ga'-zhig
phyi-don khas mi len-par kun-gzhi
khas-len-pa'ang yod mod kyi |
de dag ni yod na rang gi mtshannyid kyis yod dgos la rang gi mtshannyid kyis med na med dgos-par 'dodpa'i lugs yin la |
'dir ni kun-gzhi med kyang las'bras kyi 'brel-ba 'jog shes-pas kun-gzhi
khas mi len-zhing |
phyi-don dang shes-pa
Sherphyin gyi mdo las | rang-bzhin gyis
stong-par gsungs-par mtshungs shing
mNgon-pa las rang spyi'i mtshan-nyid
yod mnyam du bshad-pa ltar bya dgospas
don shes gnyis-ka la tha-snyad
btags-pa'i btags-don yod tshul dpyad na
mi rnyed-par mtshungs la de-ltar na'ang
tha-snyad kyi dbang gis kun-rdzob tu
yod-par 'jog-pa'ang khyad-par med-pa'i
phyir ro |
les substantialistes de notre parti
[=bouddhistes] ainsi que [des auteurs]
tels que Bhåvaviveka. Mais si l'on ne
pense pas qu'il y
ait même
conventionnellement des choses établies
136
de par leur caractéristique propre, il
n'est pas douteux que l'on doit s'abstenir
de faire usage de syllogismes
autonomes. On arrive à cette réfutation
en partant de [la question du] réfutable
subtil.
C'est parce que Bhåvaviveka et
ses pareils conçoivent des choses
existant de par leurs caractéristiques
propres qu'ils sont bien obligés
d'adhérer à [la méthode des] syllogismes
autonomes. En revanche, dans la mesure
où [les pråsa∫gika], tel le maître Candra
[k¥rti], ne conçoivent point de choses
existant de par leurs caractéristiques
lNga-pa ni rang gi mtshan-nyid
kyi grub-par 'dod na ni nges-par [p. 21]
rang-rgyud bya dgos te |
rang-sde
dngos-por smra-ba dang Legs-len-'byed
la sogs-pa bzhin no |
| Tha-snyad du yang rang gi
mtshan-nyid kyi grub-pa'i chos mi 'dod
na ni rang-rgyud khas mi len-par gdon
mi za-bar bya dgos-pas 'di dgag-bya
phra-mo nas 'gog-pa 'di la thug go
| Des na Legs-ldan-'byad la sogspas rang gi mthsan-nyid kyis grub-pa'i
chos khas-blangs-pas de bsgrub-pa'i
établies
de
par
leurs
caractéristiques propres.
[p. 22] [De ceux qui prônent
l'absence de limite-extrême en tant que
[voie] médiane]
propres, ils serait absurde qu'ils
adhèrent à [la méthode des] syllogismes
autonomes, ou qu'ils professent
[quelque] thèse [que ce soit]. Selon la
Prasannapadå, "il ne convient pas, si
l'on est adepte du madhyamaka, de
mettre en œuvre des inférences
autonomes, puisque l'on n'a pas
d'[autres] thèses par ailleurs." C'est-àdire que [Tsong-kha-pa] pose comme
ratio cognoscendi de la non-adhésion
aux syllogismes autonomes le fait qu'il
ne [faut] pas professer, [si l'on est
pråsa∫gika, qu'il y ait] des choses
phyir du rang-rgyud kyi gtan-tshigs
khas-blangs dgos la | sLob-dpon Zla-ba
la sogs-pas rang gi mthan-nyid kyis
grub-pa'i chos khas ma blangs-pas rangrgyud kyi rtags dang dam-bca' khas-lenpa'i don med do |
| Tshig gsal las dbu-ma yin na ni
rang gi rgyud kyi rjes su dpag-par byaba rigs-pa min te | phyogs gzhan khasblangs-pa med-pa'i phyir |
zhes
gsungs-pas kyang rang-rgyud khas mi
len-pa'i shes-byed du rang gi mtshannyid kyi grub-pa'i chos khas-len-pa [p.
22] med-pa bkod-pa yin no bzhed do | |
Quant à la troisième tendance, il
s'agit du la vue médiane dénuée de
limites extrêmes, que méditèrent et
enseignèrent à autrui les sages accomplis
du
Tibet,
la
mélodie
unique
137
qu'entonnaient d'une seule voix les
anciens maîtres de gSang-phu, tel le
grand rNgog lo-tsa-ba, régent de
l'anachorète en notre amas de neigeuses
montagnes; les vénérables sa-skya-pa
pères et fils, incomparables détenteurs
de l'enseignement du Vainqueur tant
dans le registre de l'étude que dans le
domaine de la pratique; des grands êtres
tels que Mar-pa et Mi-la, qui tenaient la
bannière de l'enseignement de la lignée
de la pratique; de l'initiateur [au Tibet]
de la tradition du madhyamaka exempt
de limites extrêmes, le traducteur Pa-
(mTha' bral la dbu-mar smra-ba'i
lugs brjod-pa)
Lugs gsum-pa ni |
Gangs-ri'i
khrod kyi Thub-pa'i rgyal-tshab rNgogle chen-po la sogs-pa gSang-phu'i dgeba'i bshes-gnyen gong-ma rnams dang |
bshad sgrub gnyis kyi dgos nas
rGyal-ba'i bstan-pa'dzin-pa la 'gran-zla
dang bral-ba rje-btsun Sa-skya yab sras
rnams dang |
sgrub-rgyud bstan-pa'i rgyalmtshan 'dzin-pa Mar-pa dang | Mi-la la
sogs-pa'i skyes chen rnams dang |
mtha'-bral dbu-ma'i srol-'byed lotsha-ba Pa-tshab Nyi-ma grags dang |
de'i dngos-slob Zhang thang-sagpa Ye-shes 'byung-gnas la sogs-pa dang|
rMa-bya Byang-chub brtson-'grus
dang | de'i rjes 'brang gZad-pa ring-mo
dang |
tshab [ou sPa tshab] Nyi-ma grags, et de
ses disciples véritables, tels Zhang
Thang sag-pa Ye-shes 'byung-gnas [Blue
Annals pp. 343-344]; de rMa-bya
Byang-chub brtson-'grus et de ses
successeurs [id. p. 334 et 343], [tel]
gZad-pa ring-mo (?); lCe-sgom Shes-rab
rdo-rje, qui expliqua la pensée du sens
certain après que la compréhension eut
jailli de l'intérieur; et ainsi de suite [p.
23] jusqu'aux deux savants sa-skya-pa
g.Yag [-phrug (ou g.Yag-brugs) Sangsrgyas dpal] et [Red-mda'-ba] gZhon-[nu
blo-gros].
rtogs-pa nang nas rdol-bas ngesdon gyi dgongs-pa rang-dbangdu 'chadpa lCe-sgom Shes-rab rdo-rje la sogs-pa
nas bzung ste dpal-ldan Sa-[p. 23]skya-pa'i mkhas-pa g.Yag gZhon gnyis
kyi bar du byon-pa'i Bod yul gyi
mkhas-grub mtha' bral dbu-ma'i lta-ba
rang gis bsgom zhing | gzhan la 'chadpa thams-cad mgren gcig dbyangs gcig tu
'di ltar gsung ste |
138
Que veut dire [le terme de]
"médian"? C'est ce qui est dénué de
toutes les limites-extrêmes telles que
l'existence et l'inexistence [privation,
absence], l'être et le néant. Il faut donc
bannir la méprise des limites-extrêmes
comme celle des caractéristiques. Or si
l'on ne réfute pas d'abord cette réalité
qui fait l'objet de la méprise réaliste, il
sera impossible d'abolir ensuite la
méprise réaliste [elle-même]. C'est
pourquoi il faut, au moyen des
raisonnements tels que celui sur le
défaut d'unité comme de multiplicité,
établir l'irréalité des substances externes
et internes. Cela constitue le réfutable
grossier, lequel est d'ailleurs la cause
principale du Cycle. En effet, dans les
autorités canoniques, les arguments
propres à réfuter la réalité qui en est
l'objet d'attachement sont profusément
exposés. Mais lorsqu'on l'a réfutée, et
que l'on se tient à la vacuité de réalité,
[p. 24] semblable par exemple à un
cavalier qui, pour ne pas choir à droite,
tomberait à gauche, on n'a pas [encore]
surmonté la limite-extrême du nihilisme.
Il faut donc la réfuter à son tour.
Puisque les méprises de la conjonction
[d'être et de néant] et de la disjonction
négative [ni être ni néant] doivent être
également réfutées, comme on ne
trouvera plus aucun d'objet pour une
saisie dans les termes des quatre limitesextrêmes,
on
nomme
conventionnellement "compréhension de
la vue médiane" le fait de ne rien tenir
pour "tel". Si au contraire il se trouvait
que, disant "telle est la vue médiane", on
139
dBu-ma'i don ni yod med dang yin
min la sogs-pa'i mtha' thams-cad dang
bral-ba yin-pas | mthar-'dzin-pa dang
mtshan-mar 'dzin-pa thams-cad spong
dgos-la |
de la thog-mar bden-par 'dzin-pa'i
yul gyi bden-pa ma bkag na mthar-'dzin
phyi-ma rnams dgag tu med-pas | gcig
dang du bral gyi rigs-pa rnams kyis phyi
nang gi dngos-po thams-cad bden med
du gtan la dbab-par bya dgos |
'di
dgag-bya
rags-pa
yin
zhing'khor-ba rgyu'i gtso-bo yang yinpas |
gzhung rnams las | de'i zhen-yul
bden-pa 'gog-byed kyi rigs-pa rgyas-par
gsungs-pa yin la |
se tînt à l'une des limitesextrêmes, que l'on se méprenne de
quelque façon que ce soit, dans le sens
du vide ou du non-vide, etc., on n'aurait
pas surmonté la méprise extrémiste, et
ce ne serait pas la vue médiane. Telle est
[du moins notre] thèse. Dans [un
passage de] son †ika de l'Introduction
au système du milieu, Tsong-kha-pa
écrit que "si l'on a de la sorte bien défini
la méprise réaliste, on prendra
conscience de ce qu'il y a une multiplicité
d'imaginations relatives à ce qui n'est
pas la double méprise de l'ipséité; ainsi
sogs gang du bzung yang mthar'dzin las ma 'das-pas dbu-ma'i lta-ba min
no bzhed do |
de bkag nas bden-pas [p. 24]
stong-pa-nyid du bzung-ba |
dper na rta la zhon-pa g.yas
phyogs su ma lhung yang |
g.yon
phyogs su shung-ba ltar chad-pa'i mthar
lhung-ba las ma 'das-pas de yang dgagpar bya-ba yin no |
| De'i phyir gnyis 'dzin dang
gnyis-min du 'dzin-pa yang bkag dgospas mtha' bzhi gang du yang bzung-ba'i
yul ma rnyed-pas |
Der 'dzin-pa med-pa la dbu-ma'i
lta-ba rtogs zhes tha-snyad 'dogs-pa yin
gyi |
dBu-ma'i lta-ba 'di'o zhes mtha'
gcig tu 'dzin-pa byung na stong mi stong
on répudiera toute les imaginations
erronées [relatives à] la thèse [qui
prétend] récuser tout objet de saisie de
l'imagination
au
moyen
des
raisonnements qui opèrent dans le
registre de l'eccéité". Ceci paraît viser
notre système philosophique. Quant à
l'établissement détaillé de notre doctrine
au moyen des raisonnements qui
détruisent les limites extrêmes et grâce à
des sources scripturaires fiables, il sera
exposé plus bas à l'occasion [du
chapitre] relatif à notre propre tradition.
140
Tsong-kha-pa'i 'Jug-pa'i ȥkar |
de-ltar bden-'dzin legs-par ngos-zin na
dgag-'dzin gnyis min-pa'i rtog-pa du-ma
zhig yod-pa shes-par 'gyur-bas rtog-pas
gang bzung gi yul thams-cad de-kho-nanyid la dpyod-pa'i rigs-pas 'gog-par
'dod-[p.25]-pa'i log-rtog thams-cad
bzlog-par 'gyur ro | | zhes gsungs-pa
yang grub-mtha' 'di la dgongs-par snang
ngo |
| Lugs 'di mtha' chod-pa'i rigs-pa dang |
yid-ches-pa'i lung gis zhib tu gtan la
dbab-pa ni | 'og rang lugs kyi skabs su
'chad do|
LEXIQUE FRANCAIS-TIBÉTAIN
des termes techniques
Absolu: don-dam, skt. paramårtha
Absolu catégoriel: rnam-grangs-pa’i don-dam
Absolu de comparaison: mthun-pa’i don-dam
Absolu non-catégoriel: rnam-grangs min-pa’i don-dam
Abstraction: sens occasionnel de ldog-pa.
Apparence: snang-ba; simple apparence ou pure apparence: snang-tsam
Antidote: gnyen-po
Ataraxie insensible: ‘du-shes med-pa’i snyoms-’jug = skt. asaµjñisamåpatti
Attribut: traduit occasionnellement yon-tan, autrement rendu par “qualité”.
Au juste...: yang-dag tu
Autonome: rang rkya thub-pa
Base de distinction: dbye-gzhi
Circonstanciel: gnas-skabs kyi...
Chose: chos éq. skt. dharma, ou chos-can, éq. skt. dharmin (lorsque ce terme est
couplé avec chos-nyid éq. skt. dharmatå )
Concaténation(s): rten-’brel, skt. nidåna
Configuration psychique: ‘du-byed, skt. saµskåra
141
Confusion: rmongs-pa, skt. moha
Conjonction: zung-’jug
Connaissable: shes-bya, skt. jñeya
Conscience: rnam-shes, skt. vijñåna
Consistance: snying-po
Construction imaginaire: rnam-rtog, kun-rtog, skt. parikalpa, vikalpa,
saµkalpa, etc.
Corps de nature mentale: yid kyi rang-bzhin gyi lus (se trouve chez les arhat du
petit véhicule)
Déterminité: mtshan-nyid, skt. lak∑ana
Déterminité propre: rang gi mtshan-nyid, skt. svalak∑ana .-dans un autre sens,
le même terme tibétain (ou sanskrit) désigne le pur singulier index sui, donné tel qu’il est
en lui-même dans une intuition ineffable, selon la doctrine des sautråntika et des
logiciens.
Dieu privé de sentiment: ‘du-shes med-pa’i lha, éq. skt. asaµjñisattva (?)
Dualiste: gnyis-snang
Égarement: ‘khrul-pa, skt. bhrånti
Élément: dbyings, skt. dhåtu (syn. de chos kyi dbyings, skt. dharmadhåtu,
lorsqu’il porte une majuscule)
Élément Réel: chos kyi dbyings, skt. dharmadhåtu
Éminent discernement: shes-rab, skt. prajñå (parfois aussi discernement).
Entendement: blo ou yid -sens très vaste en logique.
Essence: ngo-bo
Fantasmagorie: voir Illusion magique
Fantasmagorique: sgyu-ma’i... (épithète)
Forme: gzugs, skt. rËpa
Eccéité: de-kho-na-nyid, skt. tattva (comme nom de l’absolu dans le
madhyamaka)
Ignorance: ma-rig-pa, skt. avidyå
Illusion magique: sgyu-ma, skt. måyå
142
Imaginaire: brtag-pa, skt. kalpita —> entièrement-imaginaire, kun-brtags,
skt. parikalpita
Imagination: au sens de produit de l’—, fiction, voir: Construction imagininaire
Imputé, imputation: ‘dogs-pa, btags-pa, skt. prajñåpti ; —> entièrement
imputé, kun-btags
Infus: khyab-pa, dans son usage adjectival —> kun-khyab, universellement
infus
Inipséité: bdag-med, skt. nairåtmya
Inipséité subjective: gang zag gi bdag-med, skt.pudgalanairåtmya
Insensible (substance -): bems-po
Insubsistance, insubsistant: gnas-med
Intuition: mngon-sum (substantif), skt. pratyåk∑a
Intuitionner: mngon-pa, mngon-par byed-pa...
Irréalité: mi bden-pa, bden-med
Manifeste: mngon-sum (adjectif); parfois “il est manifeste que...” peut rendre le
verbe mthong-ba
Mode-d’être: gnas-lugs ou gnas-tshul
Moyen de connaissance droit: tshad-ma, skt. pramåˆa
Moyen de connaissance droite opérant dans le registre métaphorique: thasnyad du dpyod-pa’i tshad-ma
Nature [propre]: rang-bzhin, skt. svabhåva
Négation, négatif: dgag-pa, ‘gog-pa...
Négation absolue: med-dgag; simple négation absolue: med-dgag tsam
Négation déterminée: min-dgag, ma yin-pa’i dgag-pa.
Objet (épistémologique): yul
Objet relevant de… (telle faculté cognitive): spyod-yul -traduit quelquefois par
“champ d’expérience”
Obnubilations: nyon-mongs-pa, skt. kleßa
Occultation: sgrib-pa, skt. åvaraˆa; double occultation: sgrib gnyis;
occultation des obnubilations: nyon-mongs gyi sgrib-pa ou nyon-sgrib, skt.
kleßåvaraˆa; occultation du connaissable: shes-bya’i sgrib-pa, skt. jñeyåvaraˆa
143
Omniscience: thams-cad mkyen-pa ou rnam-mkhyen, skt. sarvajñåna
Particulier: bye-brag (-pa)
Principe de la voie: lam gyi gtso-bo -désigne la prajñåpåramitå
Proprement dit(e): mtshan-nyid-pa
Quiddité: ngo-boou ngo-bo-nyid
Réalité: chos-nyid, skt. dharmatå (avec majuscule); bden-pa (dans des
expressions comme “tenir pour reél...”, bden-par ‘dzin-pa)
Recueillement: ting-nge-’dzin, skt. samådhi
Sagesse: ye-shes, skt. jñåna
Sensation: tshor-ba, skt. vedåna
Sentiment: ‘du-shes, skt. saµjñå
Siccéité: de-bzhin-nyid, skt. tathåta
Singulier: nyi-tshe-ba (signifie aussi quelquefois: partiel, unilatéral)
Sombrer: nub-pa
Spécifiant: khyad-par du byed-pa
Spécifique, spécificité: khyad-pa
Substance: dngos-po, étant pourvu d’efficience, et à ce titre réel au point de vue
de la “superficialité adéquate” (yang-dag-pa’i kun-rdzob), du moins dans tous les
systèmes philosophiques du bouddhisme hormis les pråsa∫gika
Sujet (épistémologique): yul-can
Sujet (au point de vue de l’ontologie de la personne): gang-zag éq. skt.
pudgala
Sujet (ontologique), ou substrat: rten (le soi comme sujet inconscient des
déterminations individuelles dans le Nyåya , cf. Ketaka, p.55)
Tourment(s): sdug-bsngal
Ultime: mthar-thug
Universel: spyi; De portée universelle: spyi la khyab-pa
Unilatéral: phyogs re-ba, ou phyogs gcig-pa
Visée: dmigs-pa
144
Bibliographie complémentaire
S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, chp.VI: "The Twenty Verses and their
commentary"
Óryadeva, Catu˙ßataka, cité sous le titre de Quatre-cent stances, consulté dans la
version tibétaine de l'auto-commentaire, Byang-chub sems-dpa'i rnal-'byor spyod-pa
bzhi brgya-pa'i rgya-cher bshad-pa, 19th Kagyud Relief & Protection Commitee,
C.I.H.T.S., Sarnath, sans indication de date (1992?)
Avataµsaka-sËtra, voir ci-dessous: Th. Cleary, The Flower Ornament…
Candrak¥rti, Madhyamakåvatåra, consulté dans la version tibétaine comprenant
l’auto-commentaire, dBu-ma la ‘jug-pa’i bshad-pa, Central Institute of Higher Tibetan
Studies, Sarnath, Varanasi, 1992. Traduction française partielle: La Vallée Poussin,
Muséon, 1907, t. VIII, pp.249-317; 1910, t. XI, pp.271-358; 1911, t. XII, pp. 235-327.
Candrak¥rti, Prasannapadå Madhyamakav®tti: voir ci-dessous, Någårjuna,
MËlamadhyamakakårikå
P. Carré, Le Choral du Nom de Mañjußr¥, Arma Artis 1995
Th. Cleary, The Flower Ornament Scripture, The Avataµsaka-sËtra Translated
from the Chinese, Shambhala, Boston & London, vol. I: 1985; vol. II: 1986; vol. III:
1987
Conze, The Large Sutra on Perfect Wisdom, with the Divisions of the
Abhisamayåla∫kåra, Part I, London, Luzac, 1961; Part II and III, Madison, Wisconsin,
1964. Rééd.: Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1975, 1
vol.; réed. Motilal Banarsidass, Delhi, 1979
Br. Cutillo & Thubten Wangyal, Illuminations: a guide to essential Buddhist
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P. Della Santina, Madhyamaka Schools in India, Motilal Banarsidass, Delhi 1986
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Mañjußr¥nåmasa∫giti: cf. P. Carré, Le Choral…
Mi-pham, Shes-'grel Ketaka, tome XIV des Œuvres complètes (gSung-’bum)
dans l'édition mKhyen-brtse, qui ne comporte pas de mention de date et de lieu
(Bhutan?).
Mi-pham, dBu dang mtha’ rnam-par ‘byed-pa’i bstan-bcos kyi ‘grel-pa ‘Od-zer
phreng-ba, tome IV des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse.
Mi-pham, dBu-ma la ‘jug-pa’i ‘grel-pa Zla-ba’i zhal lung dri-med shel-phreng,
tome I des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse.
Mi-pham, Phyogs las rnam rgyal ru mtshon, commentaire du Tshad-ma rigs gter
de Sa-skya paˆ∂ita, vol. XI de l'édition mKhyen-brtse des œuvres complètes.
Mi-pham, gNyug-sems 'od-gsal skor-gsum (trois traités: (1) gNyug-sems gzhung
rdo-rje snying-po; (2) gNyung-sems gzhi lam 'bras-bu'i shan-'byed blo-gros snang-ba;
(3) gNyug-sems zur dpyad rdo-rje rin-po-che'i phreng-ba): Œuvres complètes, vol.
XXIV
Mnyam-med Shes-rab rgyal-mtshan (auteur Bon-po, élève de Rong-ston), Thar
lam gyi rim-pa gsal-bar byed-pa'i sgron-me etTheg-pa chen-po dbu-ma bden gnyis kyi
'grel-pa: voir le volume Sa lam bsdus don dBu-ma bden gnyis rtsa 'grel gSang don
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rnam-'byed kyi sa-bcad dang rtsa-ba, Yung Drung Bon Students ' Commitee,
C.I.H.T.S., Sarnath, 1992
Någårjuna (attribution douteuse), Bodhicittavivaraˆa, cf. Lindtner, Nagarjuniana
Ngor-chen rdo-rje 'chang Kun-dga' bzang-po dang Mus-chen sems-dpa' chen-po
rnam gnyis kyi rnam-thar, dPal Sa-skya'i chos-tshogs (Dehradun), sans indication de
date (vies de Ngor-chen et Mus-chen, extraites des biographies des maîtres du Lam'bras)
J. Powers, Wisdom of Buddha, The Saµdhinirmocana-Mahåyåna-sËtra, Dharma
Publishing, Berkeley, 1995
Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros, De-kho-na-nyid gsal-ba’i sgron-me
(commentaire du Madhyamakåvatårade Candrak¥rti), éd. Sakyapa’s Students’ Union,
C.I.H.T.S, Sarnath, 1990.
G. N. Roerich, The Blue Annals, Calcutta 1949
Rong-ston shes-bya kun rigs, dBu-ma rtsa-ba'i rnam-bshad zab-mo'i de-kho-nanyid snang-ba, commentaire des MMK de Någårjuna, Sakya Students' Union, C.I.H.T.S.,
Sarnath, Varanasi 1988
Rong-ston shes-bya kun rigs, dBus dang mtha' rnam-par 'byed-pa'i rnam-bshad
Mi-pham dgongs rgyan, Dhongthog R. 1979
Saµdhinirmocana-sËtra: cf. É. Lamotte, L'explication des mystères, et J. Powers,
Wisdom of Buddha
Sa-skya paˆ∂ita, Tshad-ma rigs gter (Trésor des raisonnements logiques) , Mirigs dpe-skrun-khang (Édition des minorités ethniques), Chine, 1988. Auto-commentaire
(Tshad-ma rigs-pa'i gter gyi rang 'grel), même édition.
Sa-skya paˆ∂ita, sDom -pa gsum gyi rab-tu dbye-ba'i bstan-bcos, édition moderne
(Népal?) sans indication de lieu ni de date.
Sa-skya paˆ∂ita, Thub-pa'i dgongs-pa rab-tu gsal-ba'i bstan-bcos, premier
volume des éditions tibétaines des œuvres complètes de cet auteur
Íåkya mchog-ldan, Nges-don gnad kyi †¥ka, Si-khron Mi-rigs dpe-skrun-khang,
1991. Autre édition: The Collected Works of gSer-mdog paˆ-chen Íåkya mchog-ldan,
Thimphu, 1978, New Delhi 1995-96 (second reprint), 24 volumes.
Th. Stcherbatsky, Madhyånata-vibhanga, Discourse on Discrimination between
Middle and Extremes ascribed to Bodhisattva Maitreya, vol. XXX de la Bibliotheca
Buddhica, 1936; rééd. Oriental Books Reprint Corporation, New Delhi, 1978
Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa, dBu-ma dgongs-pa rab-gsal (commentaire du
Madhyamakåvatåra de Candrak¥rti), éd. C.I.H.T.S., Sarnath, sans indication de date.
Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa, dBu-ma rtsa-ba'i tshig le'ur byas-pa shes-rab
ces bya-ba'i rnam-bshad rigs-pa'i rgya-mtsho (commentaire des MMK de Någårjuna),
éd. C.I.H.T.S., Sarnath, 1992
Suzuki, D.T., The La∫kåvatåra-SËtra, A Mahåyåna Text, Translated for the first
time from the original Sanskrit, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1932.