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Papiers du Collège International de Philosophie, n° 33 (1996)

Seminars taught at the Collège International de Philosophie in 1995-1996. All in French with quite a lot of typos (this is some sort of provisional pre-publication, but there are some threads of research that I did not follow later on).

1 2 Trois essais sur la philosophie bouddhique Stéphane Arguillère Papier N°33 Septembre 1996 3 Trois essais sur la philosophie bouddhique I. Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité dans le bouddhisme tardif (p. 3) II. La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif I (essai sur l'âme et l'Intelligence dans la pensée de Klong-chen rab'byams) (p. 21) III. Introduction à la lecture des textes philosophiques en langue tibétaine: le Traité de la distinction des vues de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge, première partie (p. 83) Présentation Les trois textes qui suivent ont été disposés de telle sorte que l'on puisse procéder dans la lecture du plus accessible à un public versé dans la philosophie, mais peu averti des doctrines du bouddhisme, vers des analyses plus fortement chargées d'éléments historiques et philologiques. L'essai qui suit immédiatement cette introduction, intitulé Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité selon le bouddhisme tardif, est conçu comme une sorte de dissertation, qui ne retient des systèmes philosophiques du bouddhisme que quelques aperçus spéculatifs, quelques suggestions fondamentales, sans alourdir le propos de considérations relatives au détail des attendus des concepts proposés, à leur origine et à leur développement. Le second texte, relatif à la psychologie et à la noétique spéculatives du bouddhisme tardif, reprend le contenu des recherches menées dans le cadre du séminaire du même nom; cette fois nous suivons principalement un auteur, Klong-chen rab'byams, philosophe, mystique et poète tibétain du XIVème siècle. Dans cette mesure, nous ne nous sommes plus permis de gommer toutes les aspérités, toutes les redondances apparentes, tous les motifs de perplexité que comporte la lettre de son œuvre; même si les considérations d'histoire de la philosophie au sens strict sont encore très peu abondantes dans cette seconde partie, elle est cependant largement une série de commentaires de textes. Enfin, dans la troisième section de ce volume, apparaissent les fruits de notre séminaire d'Introduction à la lecture des textes philosophiques en langue tibétaine, centré sur un écrit de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge (XVème siècle), le traité De la distinction 4 des vues. Nous nous appliquons dans cette dernière partie du travail ici présenté à l'expression même de la pensée tibétaine dans sa littéralité; nous donnons une édition romanisée de la partie étudiée du texte tibétain, en regard de sa version française, non seulement pour souligner qu'il s'agissait en bonne partie, dans ce séminaire mené en association avec la Cinquième Section (Sciences Religieuses) de l'École Pratique des Hautes Études, de travaux dirigés de traduction, mais encore à l'usage des lecteurs tibétisants, et notamment des auditeurs futurs de ce séminaire, qui doit se tenir sur plusieurs années encore. 5 Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité selon le bouddhisme tardif [Introduction] — Il est bien connu que le bouddhisme s'oppose à la plupart des doctrines qui ont fleuri en Inde par sa doctrine de l'anåtman, terme que l'on peut rendre littéralement par “inipséité”. Mais le bouddhisme n'est pas moins soucieux de rendre raison des apparences qu'il n'est radical dans leur critique; et, davantage, c'est pour ainsi dire en démontant le mécanisme de l'apparence qu'il en détruit les séductions. À ce titre, il m'a semblé plus intéressant d'insister sur un versant du bouddhisme, moins connu que sa réfutation de l'ipséité; à savoir, l'explication de la pseudo-ipséité des phénomènes subjectifs. I. — D'une manière générale, et dès les origines, le bouddhisme réduit la personne à une collection de processus en dépendance fonctionnelle: tels sont les fameux agrégats (skandha), par exemple, et les douze maillons (niddåna) de la coproduction conditionnée (prat¥tyasamutpåda). Si l'on veut s'en tenir au simple motif spéculatif de ces doctrines constantes du bouddhisme, il s'agit essentiellement d'un modèle qui, pour détruire le mythe d'une subjectivité substantiellement identique à la faveur d'un simple flux du vécu dont les moments sont causalement corrélés, n'en préserve pas moins une base pour penser l'ipséité du sujet, précisément par le fait de cette concaténation causale de tous les moments du processus. Ainsi n'est-ce pas du point de vue de la constance matérielle qu'une vague a de l'unité; de même un feu, sans cesse nouveau, paraît s'abolir à chaque instant pour faire place à un autre, mais il n'en a pas moins une certaine identité conférée par la continuité du processus. De même tout être sensible, humain ou animal, en dépit de son défaut de subsistance ontologique, n'en est pas moins doté d'une certaine ipséité, tenant à la corrélation causale des constituants de sa série (saµtati). II. — On voit ici que la raison de nier l'ipséité sur le plan ontologique est la raison même qui la préserve dans l'ordre de la pratique mondaine. Il en va de la série psychique, selon les anciennes doctrines que Vasubandhu rapporte dans l'Abhidharma-koßa-ßåstra, comme d'une corde: celle-ci en effet ne présente point d'unité substantielle, puisqu'elle n'est que l'assemblage d'innombrables brins, qui se tiennent les uns les autres de proche en proche, sans aucun fil conducteur qui parcoure la corde du début à la fin. Or ce défaut d'unité ontologique n'est en rien contraire à son unité pragmatique, qui se voit à l'usage que l'on en peut faire, par exemple pour tirer un objet placé à distance. Davantage, il en est une condition nécessaire. En effet, l'unité monadique, l'ipséité de ce qui ne comporte pas de parties, serait contraire à l'efficience, qui pour le bouddhisme constitue l'essence de l'être: ce qui est simple au point de ne pas admettre en soi de différences modales ne saurait devenir; ce qui, sans s'altérer, n'agit point, n'est rien. Une telle conception trouve 6 son illustration dans les nombreuses réfutations de l'existence de Dieu que comportent les textes bouddhiques1 : les bouddhistes voient en effet une contradiction flagrante entre l'unité simple que l'on conçoit en Dieu, et les facultés actives que l'on veut qu'il ait, telles l'omniscience ou la toute-puissance. Si l'unité simple, éternellement inerte, répugne à l'être, comment prendrait-on au sérieux l'hypothèse d'une unité multiple? Quel sens y aurait-il à parler d'une unité substantielle subsumant des déterminités diverses? Comment, pour reprendre le fameux exemple hégelien du cube de sel, un même étant pourrait-il être à la fois cubique, blanc et salé? Ne faut-il pas plutôt dire que l'unité du cube de sel n'est qu'une simple imputation nominale ou mentale, surimposée à un divers de déterminités coprésentes? Telle est, en bref, la conclusion de la célèbre analyse de Candrak¥rti, qui dans le Madhyamakåvatåra2 se livre à la critique de l'existence prétendue de la nature de "char", entendue comme essence substantiellement unifiante, infuse dans l'agrégat de ses parties constituantes. Le char n'est au demeurant que l'illustration d'un raisonnement qui s'applique essentiellement à l'ipséité subjective. Toute l'affaire, pour le bouddhisme, qui a en commun avec les systèmes brahmaniques la pensée de ce que l'on appelle très improprement la métempsychose, est de savoir comment l'auteur de l'acte (karman) est bien "le même" que celui qui, plus tard, pâtira de la rétribution de ses actes, ou plutôt, de leurs effets selon la causalité naturellement morale du karman. Le problème de l'ipséité se pose dans la pensée indienne sous les espèces d'une question juridique et morale autant que métaphysique : le criminel est-il encore, au moment subséquent, le même qu'il était lors de son crime? Et sinon, s'il est devenu autre, mérite-t-il le châtiment? Ou plutôt, dans l'hypothèse (commune à la quasi totalité des doctrines indiennes) d'une rétribution des actes (karman), n'y a-t-il pas quelque injustice à ce que je goûte les fruits de mes actes passés, si au juste l'auteur de l'acte et celui qui en éprouve les suites ne sont pas un seul et même individu? C'est ainsi qu'un auteur tibétain du XIXème siècle, 'Jammgon 'Ju Mi-pham, oppose aux conceptions brahmaniques la pensée bouddhique relativement à l'unité de la série psychique3 : "...Tandis que notre tradition est à même de résoudre cette difficulté, vous [Naiyåyika] ne le pouvez en aucune manière: lorsque l’on dit que “l’acte mûrit sur son auteur”, cela [n'] est posé [que] du point de vue de l’unité de la série. Il est impossible 1 — Cf. par exemple le Ma-rgyud ye-shes thig-le'i mchan-'grel thar-lam rab-gsal, œuvre de sLob-dpon bsTan-'dzin rnam-dag, auteur tibétain contemporain d'obédience Bon-po, pp.15-18 de l'édition de Dolanji. 2 — Madhyamakåvatåra, chp. VI, k° 177-178 et surtout 193-205 3 — Dans son Shes-'grel ketaka, commentaire au Chapitre IX du Bodhicaryåvatåra de Íåntideva, Œuvres complètes, vol.14 de l'édition Bouthanaise de Dil-go mKhyen-brtse Rin-po-che, pp. 57 - 58. 7 que l’on aperçoive le fruit tant que la cause n’est pas révolue, puisqu’il faut que le fruit soit issu de la cause. Si donc [on se trouve] au moment de la production de l’effet, cela implique que la cause est révolue4 . L’effet est projeté (‘byin) par l’efficace (dbang) des concaténations, [d’une manière] déterminée (nges). Un effet tel que celui [dont nous parlons] mûrit dans le série subjective [où] l’ensemble des causes est présent au complet. Il ne [se produit] pas ailleurs, de même qu’une graine jetée en terre ne se développe pas sur de la pierre. C’est ainsi qu’en ce fondant sur l'unité d’une série ininterrompue [d'occurrences] des cinq agrégats en un flux [dont les moments successifs sont] apparentés, on pose l’identité de celui qui accomplit l’acte et de celui qui en éprouve les fruits; il en va de même [pour ce qui est de l’attitude que nous adoptons à l’égard] de tous les usages de l’entendement mondain. Mais, demandera-t-on, s’il en est ainsi, du fait de l’identité de la série, n’est-elle pas pourvue d’une unique ipséité? Il n’en est rien. La série est une imputation, à l’instar d’un collier; en vérité, elle n’est point. Il est facile de comprendre que le corps dans sa vieillesse et dans sa jeunesse, ainsi que dans ses naissances passées et futures, n’est point identique. Exprimons-le au point de vue de l’esprit: puisque l’esprit passé, qui est révolu, n’est point, et que l’esprit futur, étant non-advenu, n’est pas, il n’est point [dans le passé et dans l'avenir] d’ipséité, car cette [inexistence] répugne à la thèse de l’existence du Soi. Si toutefois l’on pensait que ce présent esprit qui [maintenant se] produit est le soi, comme cet esprit actuel [p.58] est voué à l’anéantissement, l’ipséité elle-même s’abolirait. Vous qui prétendez que le Soi est parvenu jusqu’ici depuis le passé, et qu’il s’en ira dans l’au-delà, [eh bien!] l’esprit en train de se produire lui-même (skyes sems kyang) n’est pas le Soi. C’est en ce sens que [dans] le Madhyamakåvatåra (VI, 104) [nous lisons les lignes suivantes]: “Les dharma qui sont tributaires de Maitreya et d’Upagupta N’appartiennent [certes] point à une même série, en raison de leur altérité; [Mais des événements] qui diffèrent par le caractère propre Ne sauraient [davantage] appartenir à une même série. ”5 4 — Le moment de conscience antérieur, déterminé comme cause du moment de conscience postérieur, est donc aboli au moment de la production de ce dernier, en vertu de la conception de la série psychique comme un faisceau de séquences d'instants atomiques de conscience. Dès lors, on peut se demander d'où il tient son efficace causale, étant révolu au moment où il est censé engendrer son effet. Les auteurs bouddhistes ont proposé plusieurs types de solution à cette aporie. 5 — Ce passage, glosé par Mi-pham dans son dBu-ma la ‘jug-pa’i ‘grel-pa Zla-ba’i zhal lung Dri-med shel phreng (Œuvres complètes, édition citée, vol. I, p.637), appartient au contexte de la polémique antiidéaliste menée par Candrak¥rti dans son traité. Montrant l’altérité réciproque des séries psychiques, Candrak¥rti souligne leur disparate interne : il n’y a pas moins d’altérité ontologique entre deux moments d’une même série qu’entre deux moments appartenant à deux séries différentes, malgré la continuité ou cohérence interne qui se voit dans le déroulement des moments de chacune. La concaténation causale des moments d’une série, qui lui donne assurément une certaine unité pragmatique, 8 Cela afin de réfuter [l’idée selon laquelle] la série serait le Soi. Ainsi par exemple, soit le bambou, au tronc gorgé d’eau (rlon-pa), dénué de parties solides, intérieurement vide, creux (gsob can); si on le dissèque, on n’[y] trouve nulle substance (snying-po) ferme et solide, et il semble s’évanouir (phar phar med ‘gro bzhin). De même l’ipséité que l’on recherche au moyen d’une investigation radicale (rnam-par dpyad-pas) n’estelle point établie en eccéité [=dans l'absolu] (de-kho-na-nyid du). " En effet, pourrait-on surenchérir, la négation de l'unité substantielle prétendue de l'étant implique assurément qu'il devient inconcevable dans l'absolu! En effet, ce qui, selon la fameuse formule de Leibniz, n'est pas une chose, n'est pas une chose. Cette conséquence est assumée franchement par les auteurs bouddhistes de la tradition madhyamaka, qui professent la vacuité de tous les phénomènes. Mieux, selon eux, cette déficience ontologique est la condition nécessaire de leur existence au point de vue phénoménal: pour ces philosophes, la substantialité serait contraire à l'efficace causale. C'est en ce sens que Någårjuna, le grand philosophe dont la pensée est à l'origine du système madhyamaka, a pu écrire cette stance célèbre, dans les MËlamadhyamakakårikå6 : “Si la vacuité est logique, tout est logique; si elle est absurde, tout est absurde.” Et il s'en explique plus loin dans le même chapitre de ce traité7 : “C'est la production par condition que nous appelons vacuité. La vacuité [ellemême] est imputée sur un substrat [et n'a pas d'être indépendamment des phénomènes vides]. C'est elle qui est la voie moyenne.” Ce passage s'éclaire si l'on suit les explications fournies par Candrak¥rti, dans son commentaire classique, la Prasannapadå Madhyamakav®tti. On dit d'une manière générale que les phénomènes sont vides, pour autant que leur unité substantielle prétendue, qui apparaît à un entendement égaré, s'évanouit et s'avère introuvable lorsqu'on se livre à un examen critique. Assurément, ce qui, tel le "fils de la femme ne saurait fonder son ipséité dans l’absolu. Candrak¥rti souligne ce qu’il y a d’étrange à donner l’altérité des séries comme raison du fait que l’un n’éprouve pas les fruits des actes de l’autre, étant donné que cette même altérité se trouve également entre les moments divers d’une même série. On consulterait avec profit l’auto-commentaire de Candrak¥rti (dans sa version tibétaine, édition citée p.144); le De-kho-nanyid gsal-ba’i sgron-me de Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros (1349 - 1412) , p.165 de l’édition citée; le dBu-ma dgongs-pa rab-gsal de Tsong-kha-pa (1357 - 1419) (édition de Sarnath, pp. 266 sqq.); le Nges don gnad kyi †¥ka de Íåkya mChog-ldan (1428 - 1507) (édition du Si-khron Mi-rigs dpe-skrun khang, pp.182 - 183), etc. L’explication de Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros est la plus simple, et c’est elle que j’ai paraphrasée ci-dessus. Ce passage est aussi expliqué par Driessens dans son Entrée au milieu, p.208. 6 — MËlamadhyamakakårikå, chp. XXIV, k°14; Cf.. J. May, Candrak¥rti: Prasannapadå Madhyamakav®tti, 7 — MËlamadhyamakakårikå, chp. XXIV, k°18, ibid.p.237. 9 stérile" ou la "céleste efflorescence", n'est, même au point de vue superficiel, ni producteur ni produit, ne saurait avoir le moindre être dans l'absolu. Il n'en reste pas moins que ce qui est effectivement produit et producteur, comme la série psychique des êtres sensibles, n'a point d'être en soi, puisqu'il n'existe pas par soi. C'est donc parce qu'ils sont produits que les étants sont dépourvus d'ipséité dans l'absolu, et en sont pourvus du point de vue superficiel. Cette analyse, que pour des raisons d'ordre sotériologique le bouddhisme ancien applique de manière privilégiée à l'ipséité subjective, vaut aussi bien, dans la perspective du réalisme résiduel qui caractérise les strates archaïques de la pensée bouddhique, pour les étants insensibles. Ce que je dis d'une série psychique pour autant qu'elle est une série causale se dira aussi bien de n'importe quelle autre série causale8 ; et la portée universelle de cette doctrine en fait peut-être, paradoxalement, l'insuffisance. En effet, l'ipséité subjective n'est tout de même pas absolument du même ordre que l'identité des étants qui n'ont pas le sentiment de leur existence, et sont plus dépourvus encore de cette tendance à “se prendre pour (un) soi" (åtmagråha), propre, selon le bouddhisme, aux êtres sensibles. Comme le dit fort bien Heidegger dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (trad. Courtine, p. 242): “Le Dasein n'est pas simplement, comme étant en général, identique à soi-même au sens ontologico-formel où chaque chose est identique à elle-même; le Dasein n'a pas non plus simplement conscience de cette identité, à la différence des choses de la nature, mais le Dasein comporte une identité à soi-même spécifique: l'ipséité (Selbstheit). son mode-d'être est tel qu'en un sens il s'appartient en propre, il se possède soi-même et pour cette seule raison peut se perdre.” C'est pour saisir ce qu'il en est dans le bouddhisme de la question de l'ipséité prise sous cet angle qu'il convient d'interroger les positions de l'idéalisme bouddhique (vijñånavåda). On trouve dans cette doctrine la conjonction de deux problématiques qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser au premier abord, ne se composent pas sans une certaine tension: d'une part, un idéalisme subjectif9 qui n'est pas sans affinités 8 — La conséquence n'est pas rejetée par les écoles du mahåyåna; seulement les tendances idéalistes (l'école d'Asa∫ga et Vasubandhu d'une part, et l'école madhyamaka-yogåcåra de Íåntarak∑ita d'autre part) n'admettent d'efficace causale que dans le cas de la série psychique (les causalités objectives sont purement phénoménales, et l'enchaînement bien lié des états du monde n'est qu'un épiphénomène de la causalité interne de la série psychique). Quant à l'école extrême de Candrak¥rti, elle nie au fond l'idée de l'efficace causale en général, et considère paradoxalement que les phénomènes s'entre-suivent tout simplement d'une manière réglée, sans plus… 9 — Je maintiens cette comparaison, en dépit des protestations de Chaterjee, dans son livre: The Yogåcåra Idealism, Chp. XI, p.204: "Nothing has done more injustice to the Yogåcåra than the line of interpretation which makes it an Indian edition of Berkeley. It has been labelled subjective idealism, sensationism, impressionism, and what not." Au demeurant, cette comparaison est tout à fait unilatérale et provisoire; mais elle n'en est pas pour autant dénuée de valeur comme première approximation. Elle me semble d'autant plus pertinente que la doctrine de Berkeley présente à la fois une part indéniable 10 avec celui de Berkeley, mais qui le surpasse en radicalité, en trouvant le moyen de faire l'économie de l'occasionnalisme théologique; et, d'autre part, une conception de la conscience aperceptive qui peut être rapprochée de la doctrine sartrienne de la conscience non-thétique (de) soi. III. [L'aperception dans l'idéalisme bouddhique] — En un sens il paraît qu'un idéalisme conséquent, qui doit refuser de durcir l'opposition de la conscience et de ses objets, implique nécessairement une pensée de la conscience de soi: si les contenus de la conscience sont comme des modes de celle-ci10 , en les connaissant elle devra aussi se connaître. Mais le paradoxe apparaît, dès lors que l'on pose que la conscience qui se connaît elle-même à l'occasion d'une conscience d'objet, ne se connaît pas comme cet objet, mais comme conscience de celui-ci. Ici se réintroduit la scission entre forme et contenu, que l'on croyait oubliée; l'unité de la conscience et des contenus de conscience est compromise. Voyons plus précisément ce que devient l'ipséité de la conscience dans l'idéalisme bouddhique ou vijñånavåda. III.1.a. [La triple nature ou triple quiddité] — Il n'est rien, selon cette doctrine, qui ne se ramène à la conscience. Celle-ci est une sorte de monade sans portes ni fenêtres; mais, à la différence de la monade leibnizienne ou des esprits du système de Berkeley, elle n'est régie par aucune nécessité étrangère, mais se développe selon une causalité entièrement intérieure et auto-référente. L'expérience de la conscience, ne comportant de la sorte rien qui lui soit donné de l'extérieur, peut être envisagée sous un triple point de vue: celui de l'imaginaire (parikalpita), du dépendant (paratantra) et de l'absolu (parini∑panna)11 . Par imaginaire, on entend, comme l'aurait dit Descartes, l'être formel d'évidente vérité, et une série d'apories qui ne peuvent être résolues que moyennant un dépassement de ses positions dans le sens des doctrines de l'idéalisme bouddhique. 10 — Comme le dit Descartes, Méditations métaphysiques, III, §[17]: "...on doit savoir que toute idée étant un ouvrage de l'esprit, sa nature est telle qu'elle ne demande de soi aucune réalité formelle, que celle qu'elle reçoit et emprunte de la pensée ou de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est à dire une manière ou façon de penser." Ou, mieux encore, Berkeley, dans les Principles of Human Knowledge, I, §[7]: "...there is no other substance than spirit, or that which perceives." Mais, relativement au problème qui nous occupe, ce puissant philosophe semble avoir vu les apories de la problématique de l'aperception dans un système d'idéalisme subjectif, puisqu'il ajoute (I, §[27]): "Such is the nature of spirit (...) that it cannot be by itself perceived, but only by the effects which he produces." Seulement, on pourrait lui reprocher de se tirer à peu de frais de cet embarras, en posant une hypothèse qui répugne absolument à ses démonstrations immatérialistes, à savoir, l'idée d'une chose qui existe mais n'est point connue: car si le substrat spirituel est comme tel inconnu, en quoi diffère-t-il de la matière, dont l'existence a été réfutée par l'auteur? Au demeurant, on en dirait autant de l'existence de Dieu; et ainsi le système de Berkeley détruit lui-même les conclusions théologiques où il voulait aboutir. 11 — Sur ce triple caractère (tri-lak∑aˆa) ou triple nature (tri-svabhåva), on se reportera avec profit au Mahåyåna-saµgraha d'Asa∫ga, chp. II, dans la traduction Lamotte, La somme du grand véhicule d'Asa∫ga, t. II, pp. 87 sqq., ou au Tri-svabhåva-nirdeßa de Vasubandhu (trad. S. Anacker, Seven works of Vasubandhu, p.291), par exemple. 11 de ce qui "est objectivement ou par représentation dans l'entendement par son idée12 ", et qui selon cette doctrine est imaginaire, d'où sa désignation. Expliqué dans ce même langage, le "dépendant" serait l'idée en elle-même, ou l'être formel de l'idée pour autant qu'elle est un simple mode de l'esprit. Par "absolu", enfin, on entend, selon le Trisvabhåva-nirdeßa de Vasubandhu, "la complète inexistence de l'imaginaire dans le dépendant", autrement dit, l'immanence parfaite de tous les phénomènes à la conscience, dont ils ne sont que d'illusoires manifestations ou manifestations. III.1.b. [Le modèle du trompe-l'œil] — Essayons de faire mieux sentir le caractère et les rapports de ces trois natures au moyen d'une analogie13 : supposons un paysage peint en trompe-l'œil sur un mur; Le caractère imaginaire serait analogue au paysage effectivement existant qu'un entendement abusé croit percevoir, là où il n'y a en fait que de la peinture appliquée sur un mur. Le caractère "continûment introuvable" de ce paysage à l'examen de cette peinture serait comme le caractère absolu, défini par Asa∫ga et Vasubandhu (les maîtres fondateurs de l'idéalisme bouddhique) comme la "complète inexistence de tout caractère d'objectivité dans le caractère dépendant". Le caractère dépendant serait la peinture comme telle, abstraction faite des imputations chimériques que l'on peut se forger (le caractère imaginaire) ou de leur négation (le caractère absolu). Plus précisément, elle serait cette peinture envisagée comme œuvre de l'artiste, comme réellement effectuée au terme de son travail, et comme agissante elle-même, en tant qu'elle touche la sensibilité du spectateur. III.2.a. [Première thèse: la conscience (considérée dans son caractère dépendant) se réduit à ses contenus de perception] — Considérons le caractère dépendant comme tel. La tendance générale de l'idéalisme bouddhique est d'identifier purement et simplement la conscience avec son contenu factice: elle n'est ni le témoin de son expérience, ni à proprement parler la matière ou l'étoffe de celle-ci, elle est purement et simplement cette expérience qu'elle éprouve et qu'elle forge. La réduction des objets à la conscience qui les éprouve doit s'entendre, dans cette doctrine, réciproquement, comme impliquant une réduction symétrique de la conscience à son expérience actuelle. Et c'est en ce sens qu'il faut lire ce passage du Mahåyåna-saµgraha d'Asa∫ga (II,6): III.2.b. [Objection] — "Vous dites: “Ces idées (vijñapti) ne sont rien qu'idée (vijñaptimåtra) puisqu'il n'y a pas d'objet (arthåbhåvåt). Quel exemple en a-t-on? —Le rêve (svapna), etc., peut servir d'exemple. Ainsi, dans le rêve, où il n'y a pas d'objet 12 — Méditations métaphysiques, III §[17]: "...quo res est objective in intellectu per ideam…" 13 — Comparaison suggérée par le rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso de Klong-chen rab-'byams, ainsi que par un passage du commentaire de Mi-pham au Madhyånta-vibhanga, traité attribué à Maitreya: Cf. Œuvres complètes de Mi-pham, vol. IV., p. 663. 12 (artha), mais une connaissance sans plus (vijñanamåtra), divers objets —couleurs, sons, odeurs, saveurs et tangibles, maisons, bois, terres et montagnes— se manifestent; pourtant il n'y a là aucun objet réel. Par cette comparaison, on comprendra comment, partout ailleurs [et non pas seulement dans le rêve], il n'y a rien qu'idée (vijñaptimåtratå)." La distinction berkeleyenne des "idées" et des "esprits" est vaine; seules existent les "idées", qui n'ont que faire d'un spectateur subjectif, d'un percipiens. S'il leur fallait, pour être perçues, un regard qui par surcroît se posât sur elles, on retomberait en effet dans les apories du réalisme; si les phénomènes étaient distincts de la conscience, il faudrait encore, comme le dirait Protagoras parlant par la bouche de Socrate dans le Théétète, "quelque chose d'intermédiaire", une représentation du phénomène, puis une représentation de cette représentation, et ainsi de suite à l'infini. Une réduction conséquente du pôle objectif des représentations à la conscience ne saurait laisser subsister en elle un pôle subjectif, comme l'avait bien vu Hume, et comme l'énonce clairement Klong-chen rab-'byams, le grand philosophe rnying-ma-pa du quatorzième siècle tibétain, lorsqu'il écrit14 les lignes suivantes: "Lorsqu'on aura compris le caractère onirique des apparences de l'objet saisi, S'étant de la sorte défait de la représentation d'une chose à saisir, on se sera par le fait même départi du "saisisseur": Par la suspension de l'objet (yul), le sujet (yul-can) est suspendu." III.2.c. [Inipséité de la conscience dans sa confusion avec les contenus de son expérience] — Dès lors, il semble que, comme tout à l'heure le char ou le cube de sel, la conscience ne soit plus qu'une désignation collective pour le divers phénoménal, arrangé en une série, dont les éléments sont causalement interdépendants. Si la conscience s'absorbe entièrement dans le contenu de son expérience, sans rien garder à part soi, si comme le dit Sartre, la conscience "s'épuise" dans son objet15 , il faudra dire qu'à l'instar du cube de sel, ou du char dont nous parlions il y a un instant, la conscience n'est qu'un nom appliqué à une collection disparate et mouvante. Si tout est conscience, la conscience n'est plus rien; sa trop grande extension la vide de toute teneur propre. L'ipséité subjective semble en ce sens fort compromise, non moins que le moi dans la pensée de Hume. 14 — dans son rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso, p.6 de l'édition Sikkhimaise de rDo-grub-chen Rin-po-che. 15 — "Toute conscience est positionnelle en ce qu'elle se transcende pour atteindre un objet, et elle s'épuise dans cette position même..." (L'Etre et le Néant, Introduction, chp. III: "Le cogito préréflexif et l'être du percipere". 13 III.3. [Seconde figure: la différence de la conscience de soi] — Cependant, même si l'on ne peut poser une différence réelle entre la conscience et ce dont la conscience, de même que, dans la pensée d'Aristote il n'y a pas de différence réelle entre la matière et la substance dont elle est la matière16 , mais une différence formelle, de même, pourquoi ne parviendrait-on pas à penser la conscience comme telle, abstraitement, en vertu d'une différence de raison entre la conscience et son contenu? Peut-être trouverait-on par là une voie pour saisir l'ipséité de la conscience, qui nous a échappé. Tel est l'enjeu, précisément, de la réflexion de l'idéalisme bouddhique sur la svasa◊vedana, la conscience de soi, thématique traitée dans un registre qui, on l'a vu, n'est pas sans évoquer la conscience non-thétique de soi ou cogito préréflexif de Sartre17 . Cette doctrine, qui semble avoir été élaborée initialement dans toute sa portée par les grands fondateurs de la logique bouddhiste, Dignåga et Dharmak¥rti18 , veut penser le fait que la conscience, sans être une lumière hétérogène jetée sur les apparences, tout en n'étant que la phosphorescence propre des phénomènes internes et externes, est ainsi faite que toute conscience d'objet est accompagnée d'une conscience de soi. Cette conscience reste certes non-thétique; et, comme l'écrit Sartre, "nous ne devons pas la 16 — "La matière est inconnaissable par soi", Métaphysique Z 10, 1036a9; ou encore, en H 1, 1042a26: "Or le substrat est substance, et c'est, en un sens, la matière (et j'appelle matière ce qui, n'étant pas un être déterminé en acte, est, en puissance seulement, un être déterminé), en un autre sens, la forme ou configuration (ce qui, étant un être déterminé, n'est séparable que par une distinction logique), et, en un troisième sens, le composé de la matière et de la forme, seul soumis à la génération et à la corruption, et existant à l'état séparé d'une manière absolue." Si seul le composé existe à l'état séparé, il n'en reste pas moins qu'entre la forme et la matière qui le compose, la première aurait tout de même plus de titre que la seconde à l'existence séparée; car tout l'être de la substance composée tombe du côté de l'essence, et la matière prise à part n'est que l'inessentiel comme tel, vide indéterminé et privation. Elle peut cependant être conçue abstraitement, car elle n'est pas pur néant, dans la mesure où le composé ne se réduit pas à la forme seule; et elle présente à ce titre une différence formelle avec ce dont elle est l'étoffe. 17 — "...la condition nécessaire et suffisante pour qu'une conscience connaissante soit connaissante de son objet, c'est qu'elle soit conscience d'elle-même comme étant cette connaissance. C'est une condition nécessaire: si ma conscience n'était pas conscience d'être conscience de table, elle serait donc conscience de cette table sans avoir conscience de l'être ou, si l'on veut, une conscience qui s'ignorerait soi-même, une conscience inconsciente -ce qui est absurde." (L'Etre et le néant, Introduction, chp. III). Comp. Dharmak¥rti, dans un vers célèbre rapporté par Mådhava dans son Sarvadarßana saµgraha: "Si la perception ne se percevait pas, les objets eux-mêmes ne pourraient être perçus." 18 — Pour un bref exposé de leurs doctrines, cf. Nyåya-bindu, de Dharmak¥rti, avec son commentaire, la Nyåya-bindu-t¥kå de Dharmottara, k°10 et son commentaire, en version anglaise (médiocre) dans Th. Stcherbatsky, Buddhist Logic, t. II, pp.29-30; cf. également Th. Stcherbatsky, La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs, chp. XII, "la conscience de soi (svasaµvedana)" On consulterait avec profit le chapitre V des Pramåˆa-vårttika-kårikå de Dharmak¥rti avec leurs commentaires tibétains, comme l'excellent Legs-bshad snang-ba'i gter de Mi-pham, et le chapitre IX du Tshad-ma rigs gter de Sa-skya paˆ∂ita. Pour une critique brahmanique de ces doctrines, on pourra consulter la M¥må◊så-ßloka-vårttikade Kumårila Bha††a, dont les chapitres de critique du bouddhisme ont été traduits en anglais par Vijaya Rani, The Buddhist Philosophy as presented in M¥må◊så-ßlokavårttika, spécialement, sur ce point, pp. 69-72. Les auteurs bouddhistes ont aussi, pour une part, rejeté cette conception de l'aperception; et leurs arguments ont été présentés avec finesse et profondeur par Mipham dans son Shes-'grel Ketaka, pp.17-23 du tome XIV des Œuvres complètes dans l'édition mKhyenbrtse. 14 considérer comme une nouvelle conscience, mais comme le seul mode d'existence qui soit possible pour une conscience de quelque chose." Il s'agit d'un concept paradoxal: la forme universelle conscience, qui doit accompagner tout contenu d'expérience possible, aurait un quasi-contenu propre, mais d'un autre ordre que le contenu factice de l'expérience. Qu'est-ce donc que le "soi" de la conscience de soi selon les auteurs de l'idéalisme bouddhique? Le "soi" de la conscience de soi semble se réduire au pur "éprouver" de l'expérience. Selon nos auteurs, il est à l'expérience ce que la lumière est aux couleurs, ce que la brillance du miroir est aux images qui paraissent en lui. Il ne s'agit pas pourtant d'en faire un fond éternel de subjectivité, spectateur non-engagé des apparences, tel le pur témoin des doctrines Upani∑adiques. En effet, il n'a rien de subsistant: quoi que formellement toujours identique, il est toujours matériellement autre; il est comparable à l'éclat incessant et toujours pareil que jette une flamme toujours nouvelle. Il n'en reste pas moins qu'il est un élément, certes concrètement indissociable de l'expérience, mais formellement distinct d'elle, qui dans sa formalité vide reste toujours identique à soi: la conscience de soi qui naît à l'occasion de la conscience du blanc ne diffère somme toute que numériquement, et non qualitativement, de celle qui accompagne la perception du cubique ou du salé, par exemple. De la sorte, il faut ajouter à notre première figure de l'ipséité subjective, celle de l'identité personnelle fondée sur la concaténation causale des moments de la série psychique, plutôt que sur quelque un lien substantifiant perpétuel, une seconde modalité de cette ipséité, qui tient au fait, pourrait-on dire, que "le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations". III.4. [Réduction de tout le contenu de la conscience au simple "Je = Je" de la conscience de soi] — Livrons-nous cependant à un examen rapproché de la psychologie spéculative de l'idéalisme des logiciens bouddhistes. Il est tout d'abord à remarquer que, dans leurs œuvres proprement logiques, ces auteurs, qui ont en vue l'élaboration d'une sorte de "machine de guerre de la foi", concèdent à ce titre au sens commun un grand nombre de thèses qu'ils ne jugent pas contraires au bouddhisme comme tel, bien qu'euxmêmes les récusent en dernière analyse. Construisant ainsi leurs démonstrations sans remettre en question un certain réalisme19 , ils posent que la conscience de soi est une fonction de ce que nous pourrions appeler le sens commun (manas), et qu'il s'agit d'une sorte de sentiment intime de tout ce qui est immanent à la conscience. Il peut paraître déroutant que Dharmottara, le commentateur du Nyåya-bindu, puisse d'une part écrire20 19 — Très précisément, celui, mitigé, des Sautråntika, philosophes bouddhistes du petit véhicule (h¥nayåna), qui ne nient pas l'existence de la chose en soi, mais distinguent cependant la chose telle qu'elle est en elle-même et ma représentation (tib. rnam-pa) de la chose. 20 — Nyåya-bindu-†¥kå, (11.5) sqq. 15 que la conscience de soi "n'est pas en elle-même un phénomène mental (particulier), distinct de tous les autres", ou encore qu'il "n'y a point de phénomène mental qui puisse être inconscient de sa propre existence", et, d'autre part, restreindre l'extension de l'aperception à un registre limité de phénomènes. Tout se passe dans ce texte, comme s'il y avait une part de la conscience -(ce que l'on nomme la "conscience mentale", le pendant bouddhique du sens commun de notre tradition)- qui était avertie immédiatement de ses propres contenus, et médiatement seulement des données des sens particuliers ou des événements du monde, toutes choses qui paraissent exemptes de tout sentiment de leur propre être. C'est qu'il faut tenir compte du contexte réaliste que l'auteur adopte pour des raisons pragmatiques, de force persuasive des arguments contre les adeptes des écoles brahmaniques. Si l'on replace ces formules de circonstance dans le cadre de l'idéalisme auquel il adhérait en vérité, cette distinction d'une partie de la conscience immédiatement avertie de soi, et d'une autre part qui ne le serait qu'indirectement, peut parfaitement s'entendre. En effet, même si la conscience ne peut sortir d'elle-même, même si lorsqu'elle tend vers le dehors elle retombe toujours en ellemême, elle n'en est pas moins traversée par un processus d'extériorisation, qui fait que certaines de ses parties lui sont pour ainsi dire moins intérieures que d'autre. A témoin les textes que cette tradition consacre aux phénomènes de l'endormissement, du rêve et du réveil, de la mort et de la renaissance: le sommeil profond est conçu comme une sorte de résorption de la conscience en elle-même, tandis que le réveil se caractérisera par une manière de désemboîtement graduel des instances psychiques, qui sortent les unes des autres comme d'une graine un germe, une tige, des branches, des feuilles... Même si c'est au fond une même lumière qui baigne tous le phénomènes, même si la conscience ne sort pas d'elle-même pour se perdre dans l'inconscience21 , il n'en reste pas moins que, dans cette immanence, tout se passe comme s'il y avait un foyer de lumière, d'où la clarté rayonnât alentour. C'est en ce sens que le modèle de la lampe (qui ne peut éclairer ce qui lui est étranger si elle n'est pas claire en elle-même) ne perd pas toute sa valeur dans un modèle radicalement idéaliste, si tant est qu'il n'y a rien d'absurde à faire d'une instance particulière de la conscience (le manas) l'opérateur de la conscience de soi. Or cette construction paradoxale nous permet de retourner entièrement la question de l'ipséité subjective: dans cette optique philosophique, essentiellement étrangère à tout dualisme du sujet et de l'objet, autant il était pertinent en apparence de réduire, à la manière de Hume, la conscience aux apparences, comme la simple phosphorescence du perçu, autant il est permis de procéder inversement, en soulignant combien les phénomènes ne 21 — Il faudrait d'ailleurs se demander si l'ålayavijñåna peut être pensé comme un inconscient psychique, ainsi qu'on serait tenté de le faire, au prix d'une comparaison peut-être hâtive. Ce qui est apparaît, c'est que la conscience en général est caractérisée par une sorte d'être-hors-de-soi, d'aliénation, propre à porter au sein de cet étant auto-constitué de manière immanente une certaine opacité à soi (voir la deuxième section de ce volume, où il est largement question de la conscience (ou âme) dans une perspective à la fois psychologique et ontologique). 16 sont qu'autant de diffractions de la conscience, et se réduisent tous, à ce titre, à l'identité formelle de la conscience non-thétique de soi. Il sont pour ainsi dire à l'état dissous dans l'élément de cette identité formelle et vide du "Je = Je". C'est pour illustrer ce paradoxe que Stcherbatsky, dans son livre sur La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs22 , s'est livré à cette étonnante mise en scène du paradigme de la lampe, modèle classique de l'aperception: "...comme les représentations objectivées ne sont pas autre chose que la conscience même, n'y ayant pas d'objets extérieurs qui leur correspondraient, la conscience apparaît (...) comme une lampe qui brille dans un espace vide et n'éclaire que soi."23 La conscience semblait n'exister que dans ses modes; mais ceux-ci n'en existent pas moins seulement en elle, et comme ses illusoires transformations. Les philosophes qui s'imaginent être parvenus à un ferme point d'arrêt lorsqu'ils ont dégagé la "sphère égologique réduite", la conscience prise comme monade avec ses contenus, se méprennent gravement. Il y a à cela diverses raisons, dont l'une est précisément l'impossibilité de maintenir dans leur solide opposition réciproque les déterminités particulières des apparences diverses, dès lors qu'elles ont été reconnues dans leur immanence à la conscience. C'est ici qu'apparaît la dialectique de ce que nous avons appelé plus haut la nature dépendante et la nature absolue: notre analogie du trompel'œil peint sur un mur laissait croire que la peinture comme telle subsisterait inentamée à la suspension de la croyance en la réalité du paysage qu'elle figure. Or la négation de l'imaginaire fait s'effondrer le dépendant, qui s'écroule dans l'absolu: tout se passe comme si le trompe- l'œil, dans sa matérialité même, avait été étayé dans la croyance en la réalité formelle du paysage qu'il figure objectivement, et que la suppression de celle-ci lui ôte tout fondement. C'est en ce sens que Klong-chen rab-'byams peut écrire24 les vers suivants: "Au moment où, la croyance en un sujet ayant été renversée, la croyance en un objet se disloque, Le champ phénoménal qui, à l'examen, est sans cohésion, parait s'effondrer..." Dès lors, ce n'est plus la conscience de soi qui est un épiphénomène de la conscience d'objet, mais l'inverse; ce n'est pas du côté du divers phénoménal que tombe 22 — Chp. XII, p. 169. — Sa-skya paˆ∂ita, le très grand philosophe tibétain du début du treizième siècle, présente une solution assez curieuse pour sauver la distinction des perceptions objectives et des illusions subjectives, tout en maintenant cette immanence absolue de la conscience. Celle-ci est esquissée dans les deux derniers quatrains du premier chapitre de son Trésor des raisonnements logiques (Tshad-ma rigs gter): "Don du snang-ba blo nyid yin / /sNang-ba de nyid phyi na med / /Bag-chags brtan dang mi brtan la / /bDen dang rdzun-pa'i rnam-bzhag byed / / Ji srid phyi-rol khas-len-pa / /De srid rgyu la gzung-yul zer / /Shes-bya nang-gir zhugs-pa na / / Yul dang yul-can grub-pa med / " 24 — sGyu-ma ngal-gso, chp. I, p. 7 23 17 tout le réel, mais du côté de la pure conscience non-thétique de soi. La conscience n'est jamais consciente que de soi; et comme c'est elle et elle seule qu'elle éprouve, elle n'est de part en part qu'une identité à soi réfléchie en soi-même, et son ipséité ne se trouve pas à côté des phénomènes et comme les accompagnant, mais en eux-mêmes qui se réduisent à elle. Selon cette troisième figure de l'ipséité, la conscience n'est pas seulement identique à soi dans la consécution réglée des moments du contenu, ou dans l'unité abstraite et vide de la forme conscience de soi qui les accompagne à chaque fois, mais encore dans l'unité indissociable de celle-ci et du contenu de l'expérience, qui n'en est pour ainsi dire que la diffraction, ou l'expression. III. 5. [L'Esprit objectif dans l'idéalisme bouddhique] — L'ipséité subjective n'est certes pas encore suffisamment pensée dans cette identification abstraite de la conscience de soi et de son monde. En effet, ce contenu qui lui est adjoint comme son illusoire expression ne lui est pas associé d'une manière simplement fortuite. On ne peut dire des contenus de l'expérience de la conscience, dans l'idéalisme bouddhique, ce que Hegel dit25 des représentations relativement à la monade dans le système de Leibniz, lorsqu'il écrit que "la monade leibnizienne développe à partir d'elle-même ses représentations; pourtant elle n'est pas la force qui les engendre et les lie, mais elles montent en elle comme des bulles; elles sont indifférentes, immédiates les unes en regard des autres, et aussi en regard de la monade elle-même." En effet, toutes les représentations sont assurément de cette étoffe qu'est la conscience, mais, bien qu'adventices au regard de sa pure essence, elles ne sont pas pour autant accidentellement conjointes à elles, comme le sont au miroir les images qui paraissent en lui. Elles sont bien plutôt l'être-là de la conscience de soi, sa position de soi dans son œuvre. Comment cela? C'est que le mot de karma (tib. las) ne signifie rien d'autre qu'œuvre ou travail. Or c'est le concept qui sert à penser le rapport de la conscience comme telle à son être-là phénoménal: elle est ce qu'elle a fait, elle est sa propre œuvre, elle se produit elle-même radicalement par son travail. Il n'y a pas à poser la pure conscience de soi, d'une part, et son contenu factice produit en corrélation fonctionnelle, d'autre part, comme si la conscience restait étrangère au processus causal qui s'enchaîne en elle. Le monde de chacun est le fruit de ses actes, comme Vasubandhu l'énonce 25 — Dans la Science de la logique, Logique de l'essence, I, chp. I, trad. Labarrière & Jarczyk pp. 1213. Les traducteurs ajoutent à ce passage une note fort intéressante, qui fera mieux voir en quoi il se rapporte au présent sujet: "Tout au long de son oeuvre, Hegel fait grief à Kant et à Fichte de s'en être tenu à un idéalisme subjectif qui implique nécessairement que le monde soit compris comme un donné extérieur et immédiat. Dans le cas de Leibniz, le procès, quoique inverse, aboutit au même résultat: les déterminations proviennent bien de la monade, mais elles se déposent à l'extérieur de la pure positivité qu'elle est. Ici et là un monde étranger borne le Je et se juxtapose à lui; pour Hegel, au contraire, le monde est le lieu où paraît l'objectivité du sujet." 18 clairement dans la Viµßatikå et le démontre dans le commentaire qu'il donne de son propre traité versifié26 . La conscience est aussi bien, comme concrètement indissociable de sa facticité, et à ce titre, à la fois agent, matériau et produit de son propre travail. S'il ne faut donc pas aller jusqu'à dire, avec Marx, que "ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience", c'est la détermination réciproque de la conscience et de la vie qu'il faut penser. Nous revenons ici à un point de vue concret sur la conscience, en qui nous avions abstraitement scindé, puis réuni d'une manière seulement formelle, la conscience de soi et le contenu de l'expérience. Or ce n'est pas par l'effet d'une extrapolation fantaisiste que l'on présente maintenant la conscience sous les traits du "travailleur" ou de l'étant qui par son labeur se produit radicalement soi-même: Asa∫ga, le grand fondateur de l'idéalisme bouddhique, présente en effet les caractères (lak∑aˆa) de la conscience27 en insistant 28 sur le fait qu'elle est à la fois cause et effet, œuvre et artisan. C'est ainsi que la conscience possède, dans le bouddhisme, en plus de l'identité à soi (de (a) la cohérence du contenu et de (b) l'unité formelle) et de la conscience de soi, un autre trait propre (et même peut-être le plus essentiel) de l'ipséité: l'auto-finalité de la "fin en soi", dans la production radicale de soi. C'est en effet d'une manière très forte, selon l'idéalisme bouddhique, que pour la conscience "il y va dans son être de cet être même". IV. [Travail, aliénation, finalité] — Il est hélas impossible de développer comme il le mériterait ce portrait de la conscience sous la figure du travailleur. L'idéalisme bouddhique a en effet développé un système extrêmement subtil et complexe pour rendre compte de cette auto-production de la conscience sans portes ni fenêtres, qui tient à une manière de "dialectique du moi et de l'inconscient", pour reprendre le titre 26 — Cf. S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, chp. VI: "The Twenty Verses and their commentary". — En fait, de la conscience-réceptacle (ålayavijñåna); mais cette nuance est sans importance, car ce qui se dit de celle-ci se dit de la conscience absolument parlant, car les sept autres instances de la conscience n'en sont qu'autant de développements illusoires (parinåma). 27 28 — Mahåyåna-saµgraha chp. I, §.[14]; Lamotte, La Somme du grand véhicule d'Asa∫ga, t. II, pp.3132: "Voici terminée l'étude sur les synonymes de la “connaissance-réceptacle”. Abordons maintenant l'étude de ses caractères (lak∑aˆa). Sommairement, ils sont au nombre de trois: caractère propre (svalak∑aˆa), caractère d'être cause (hetutvalak∑aˆa) et caractère d'être fruit (phalatvalak∑aˆa). 1. D'abord, le caractère propre de la connaissance-réceptacle: en vertu des imprégnations (våsanå) de tous les dharma souillés [qui la parfument], la connaissance-réceptacle est la cause génératrice de ces dharma, car elle a la faculté d'en contenir les germes (b¥japarigrahanopetvåt). 2. En outre, son caractère d'être cause: cette connaissance-réceptacle munie de tous ses germes (sarvab¥jaka) est toujours présente comme cause de ces dharma souillés. 3. Enfin, son caractère d'être fruit: la connaissance-réceptacle naît en vertu des imprégnations éternelles (anådikålikå våsanå) de ces mêmes dharma souillés." 19 français d'un fameux écrit de Jung29 . En revanche, pour en rester dans le simple horizon d'une épure spéculative de ces modèles, on peut ici se souvenir de la formule heideggerienne qui nous avait orienté vers la problématique de l'ipséité dans l'horizon spécifiquement subjectif: ne disait-il pas du Dasein que "son mode d'être est tel qu'en un sens il s'appartient en propre, il se possède soi-même et pour cette seule raison peut se perdre"? Or cette conscience qui se fait elle-même dans son labeur est essentiellement une conscience aliénée, pour le bouddhisme, car son activité laborieuse est aussi bien une fuite en avant de soi dans l'égarement; et la temporalité de la conscience est mue par l'inquiétude qui habite ce travail. Heidegger souligne d'ailleurs quelque part la relation étroite qui chez Hegel unit travail et souffrance30 , et elle tient assurément à une certaine inadéquation de l'être-là phénoménal et de l'essence, qui fait que le premier est en luimême tendu au-delà de lui-même, dans l'épreuve de son éloignement de soi et dans sa nostalgie de soi. Si tant est que tout mouvement doit se penser comme "l'être en acte de ce qui est en puissance, en tant qu'il est en puissance", ne faut-il pas dire que l'inquiet labeur de la conscience et son objectivation constante en un flot de représentations sont l'indice de sa dépossession de soi31 , de son inauthenticité première qui, comme épreuve de la privation d'authenticité, la travaille, et l'invitant sans cesse à rentrer "chez soi", la fait toujours sortir de tout être-là factice donné? Tout mouvement ne doit-il pas se penser dans l'horizon d'un retour vers le lieu naturel, et la conscience en travail n'est-elle pas nécessairement une conscience exilée de soi? De même que, lorsque dans le contexte aristotélicien, la cause formelle, agissant comme cause finale, meut de l'intérieur le développement d'un organisme, la substance comme composé étant-là et la substance comme essence sont la même chose, mais qui est séparée de soi et rapportée à soi en elle-même, de même ici, dans l'auto-finalité de la conscience, la conscience en travail et la 29 — Die Beziehungen zwischen dem Ich und dem Unbewussten. On peut consulter, en anglais, une bonne introduction systématique à ces doctrines, très éclairante en ce qui concerne cette auto-production de la conscience: The Yogåcåra Idealism d'Ashok Kumar Chatterjee, éd. Motilal Banarsidass, Delhi, Varanasi, Patna, Madras, 1962, 1975, 1987. En langue française, on pourra se reporter à un ouvrage collectif publié sous la direction de L. Silburn, Le Bouddhisme, Fayard 1977, chp. VI. Cette seconde présentation a pourtant peut-être le défaut de tirer le bouddhisme en général et le vijñånavåda en particulier dans un sens mystique qui tend à le rapprocher d'une manière excessive des vues brahmaniques. Il aurait peut-être mieux valu privilégier la formulation classique du système par Vasubandhu, ou du moins la distinguer des doctrines légèrement différentes, et d'interprétation difficile, du Lankåvatåra-SËtra. 30 — Questions I, "De La Ligne", pp.223 sqq.: "Pour pouvoir retracer plus clairement les relations maîtresses de l'implication intime du “travail” et de la “souffrance”, il ne faudrait pas moins que pouvoir pénétrer l'unité qui forme le tracé de la métaphysique hégelienne en unifiant La Phénoménologie de l'Esprit et la Science de la logique. Ce tracé fondamental est l'“absolue négativité” en tant que “force infinie” de la réalité, c'est-à-dire du “concept existant”..." 31 — On peut d'ailleurs se demander si tel ne serait pas le motif spéculatif caché de la polémique que les bouddhistes de l'école du madhyamaka ont mené contre l'idée d'une possession absolue de soi de la conscience dans l'intuition aperceptive (tib. rang-rig mngon-sum). Parce que la conscience est comme telle un être hors de soi, un être égaré, un clair-obscur d'incertitude, elle ne saurait se connaître elle-même qu'en se surpassant, en se sursumant vers la "sagesse de la propre Intelligence" (tib. rang-rig-pa'i yeshes), comme 'Jam-mgon Mi-pham le montre magistralement dans Le Joyau opalescent, glose du chapitre de l'éminent discernement (tib. Shes-'grel ketaka). 20 finalité de ce travail sont à la fois identiques et différentes. Cette thématique se trouve pensée, dans l'œuvre de Klong-chen rab-'byams, sous le concept de rigs (skt. gotra) ou "parenté", qui semble réintroduire une certaine conception de la finalité dans le bouddhisme, en essayant de penser comment la conscience (rnam-shes ou sems) est tendue en elle-même vers elle-même et au-delà d'elle-même, vers la sagesse primordiale (ye-shes) ou Intelligence (rig-pa). Cette "parenté" est pensée comme un principe dynamique interne qui appelle la conscience vers son être le plus propre, par l'épreuve en elle de la privation de celui-ci. Ce qui est remarquable ici, c'est que ce mode-d'être vers lequel la conscience est ainsi portée par le mouvement de son inquiétude interne, ce à dessein de quoi elle se transcende dans son travail, n'est pas lui-même à proprement parler de l'ordre de la conscience. Ce que l'on appelle sagesse primordiale (ye-shes) ou Intelligence (rig-pa) est en effet au-delà de toute causalité, imprédicable en termes d'identité à soi, puisque dépourvu de toute déterminité, même seulement formelle et vide, dépourvu même de toute aperception, puisqu'au fond celle-ci reste un concept confus que l'on ne peut pas vraiment distinguer de la connaissance réflexive de soi32 . Enfin, cette Intelligence est assurément établie en soi-même dans un calme repos qui ignore travail et souffrance, et toute ordination à une fin plus ultime qu'elle-même. [Conclusion] Tel est le véritable soi de la conscience de soi, mais dont la conscience, être d'égarement, était pour elle-même la taie occultante. Ici, nous atteignons à la clef de l'ipséité de la subjectivité dans le bouddhisme, semblerait-il, où la conscience entre enfin en possession d'elle-même. Mais, ce faisant, la nuée de la conscience égarée s'est résorbée dans un ciel limpide, dévoilant le spectacle du soleil, dont auparavant elle masquait la lumière, tout en la révélant à demi, infuse dans sa translucidité partielle, dans le demi-jour de son opacité incomplète. En soulevant le voile qu'elle était elle-même, la conscience s'est ainsi surpassée dans un être qui d'une certaine façon ne relève plus proprement de la subjectivité (à peu près pour les mêmes raisons que celles qui amènent Plotin à dire33 , avec certes bien des nuances, que l'Un ne se connaît pas lui-même), ni de l'ipséité, puisque celle-ci impliquait, plus que l'identité à soi-même "au sens où chaque chose est identique à elle-même", ou "la conscience de cette identité", cette appartenance à soi-même dans l'auto-finalité, qui est le propre d'un être qui se réfléchit en soi-même ou se rapporte à soi-même, parce qu'il est exilé de soi. Le soi ultime de la conscience est inipséité (anåtman)... 32 — en tant qu'une conscience de soi sans opposition interne entre un sujet épistémologique et un objet épistémologique est impossible, et que la différence de ceux-ci ne saurait être seulement modale, mais doit être également réelle, pour autant, comme le dit un sËtra, que l'épée ne peut se trancher elle-même, ni le doigt se toucher lui-même, ni, comme l'ajoute plaisamment 'Jam-mgon Mi-pham (op. cit., p.18), le contorsionniste ne peut s'asseoir sur sa propre épaule. 33 — Ennéade VI, 7, [39], par exemple; ou encore VI, 9, [6]. 21 [Épilogue, en réponse à une question] — Question: "Quel est le statut de cet "être qui ne relève plus de la subjectivité … ni de l'ipséité? Rejoint-on une forme de réalisme ontologique?" — La seconde section de ce volume, en tant quelle aborde la noétique ou théorie de l'Intelligence, a vocation à compléter le présent essai sur ce point. Ayant abordé, au terme de ce parcours parent de la conversion plotinienne, aux rives de l'Intelligence, nous allons maintenant l'explorer un peu, avant de retrouver la conscience (ou l'âme) à la faveur d'un cheminement inversé (de procession, si l'on veut). 22 Bibliographie S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, chp.VI: "The Twenty Verses and their commentary" Asa∫ga, Mahåyåna-saµgraha: É. Lamotte, La Somme du Grand véhicule d’Asa∫ga, Université de Louvain, Institut orientaliste, Louvain-la-Neuve, 1973. bsTan-'dzin rNam-dag (sLob-dpon) Ma-rgyud ye-shes thig-le'i mchan-'grel tharlam rab-gsal, Bonpo Monastic Centre, Dolanji (H.P., Inde), édition récente sans indication de date. Candrak¥rti, Madhyamakåvatåra, consulté dans la version tibétaine comprenant l’auto-commentaire, dBu-ma la ‘jug-pa’i bshad-pa, Central Institute of Higher Tibetan Studies, Sarnath, Varanasi, 1992. Traduction française partielle: La Vallée Poussin, Muséon, 1907, t. VIII, pp.249-317; 1910, t. 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Mi-pham, dBu-ma la ‘jug-pa’i ‘grel-pa Zla-ba’i zhal lung dri-med shel-phreng, tome I des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse. Någårjuna, MËlamadhyamakakårikå, consulté dans la version française incomplète, accompagnée du texte tibétain et du commentaire de Candrak¥rti: Jacques May, Candrak¥rti - Prasannapadå madhyamakav®tti, Paris, Maisonneuve, 1959 Platon, Théétète, Paris, “Les Belles Lettres”, 1926. Plotin, Ennéade VI, 7, trad. P.Hadot, Traité 38, Paris, Éditions du Cerf, 1987. Plotin, Ennéade VI, 9: trad. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1938. Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros, De-kho-na-nyid gsal-ba’i sgron-me (commentaire du Madhyamakåvatårade Candrak¥rti), éd. Sakyapa’s Students’ Union, C.I.H.T.S, Sarnath, 1990. Sa-skya pandita, Tshad-ma rigs gter (Trésor des raisonnements logiques) , Mirigs dpe-skrun-khang (Édition des minorités ethniques), Chine, 1988. 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Que cet oubli, que cet obscurcissement, ne soit en rien unilatérale décadence d'une pensée qui s'enfonce dans l'insignifiance, c'est ce que résume les fameux vers de Hölderlin, si inlassablement répétés par Heidegger: "là où est le plus grand péril, croît aussi ce qui sauve"34 . Et précisément, ce bilan de l'histoire de la métaphysique comporte en plusieurs points l'indication de la direction que devrait prendre une pensée vraiment soucieuse de surmonter la perspective de l'onto-théologie, sans pour autant, sous l'emprise du spécieux mot d'ordre du "dépassement de la métaphysique", s'enfoncer plus encore dans l'oubli de l'être, par un déni pur et simple de la radicalité propre au questionnement philosophique. Peut-être faut-il en effet, comme philosophe, s'estimer insatisfait d'une démarche qui se contenterait d'errer en surface, de gloser sur des objets fragmentaires, de décrire, de soupçonner, de déconstruire? Si la philosophie doit être par essence la discipline qui tend à rendre raison de ses démarches et de ses contenus à tous les niveaux de son développement 35 , on est fondé à regretter la belle totalité des grands systèmes de métaphysique, auxquels cependant on sait ne plus pouvoir adhérer. 34 Acheminement vers la Parole, p. 105 : "Il ne s'agit ni de démolir, ni même de renier la métaphysique. Vouloir de telles choses, ce serait, prétention puérile, ravaler l'histoire." 35 Certes, Heidegger nous invite souvent à "comprendre les auteurs mieux qu'ils ne se sont compris euxmêmes"; et pourtant, ne dit-il pas aussi que "toute grande pensée se comprend elle-même, c'est-à-dire se comprend soi, dans les limites qui lui sont sa mesure assignée, toute grande pensée se comprend ellemême le mieux." (Acheminement vers la Parole, p. 125 de la traduction Beaufret- Brokmeier - Fédier, éd. Tel). La clef de la conjonction de ces deux positions apparemment contradictoires se trouve sûrement dans ces deux phrases tirées du cours de 1924 sur Le Sophiste, que J. Taminiaux met en exergue de son livre Lectures de l'ontologie fondamentale: "De toute manière il est de prime abord suspect de prendre 25 Il n'est pas utile de reprendre ici en détail l'analyse heideggerienne de la manière dont la métaphysique atteint à sa perfection, et ainsi à sa mort, chez Hegel (comme il apparaît dans le cours sur La "Phénoménologie de l'Esprit" de Hegel); on sait également comment cet auteur conçoit la place de Nietzsche dans l'histoire de la métaphysique, comme dernier métaphysicien, pour autant que, tout en percevant déjà les limites de l'onto-théologie, il se tient toutefois encore dans la sphère de la métaphysique, et ne réussit pas à ouvrir un champ de pensée nouveau, plus radical. Mais on ne voit guère en quoi ce que Heidegger dit de Nietzsche ne peut au même titre se dire de lui-même: il ne semble pas en effet (et l'inachèvement de Etre et temps en était d'emblée le signe) que ce philosophe soit parvenu à ouvrir une brèche dans le champ clos de l'onto-théologie: il se tient certes sur le seuil, mais il regarde encore vers l'intérieur; c'est lui sans doute, plutôt que Nietzsche, qui est la dernière grande figure de la métaphysique. Si tant est que le philosophe ait à comprendre ses prédécesseurs, mieux qu'ils ne se sont eux-mêmes compris (comme le rappelle souvent Heidegger), il nous faut donc tâcher de progresser dans l'optique de la tâche qu'il se proposait, à partir de la méditation des thèmes centraux de son œuvre. Prenons pour modèle la réflexion heideggerienne sur la pensée de Nietzsche, et efforçons-nous de lire cet auteur comme il voulait être lu. §.2 LE NIHILISME; NÉCESSITÉ DE LE PENSER; QUELLE EST SON ESSENCE La reprise chez Heidegger de la thématique nietzschéenne du nihilisme est sans doute d'une importance insigne pour qui cherche dans cette pensée un indice pour trouver l'issue du dédale de l'onto-théologie. Si le nihilisme est la figure dernière de la métaphysique, et si d'autre part il faut avec Heidegger suivre l'aphorisme de Hölderlin que nous avons rappelé, il convient en effet que l'on s'emploie à penser le nihilisme, car la métaphysique ne saurait être surmontée, que par un approfondissement de celui-ci. Exemple pris entre mille, cette remarque tirée de la lettre à Jünger (De "La ligne", in Questions I) souligne la nécessité où nous nous trouvons d'assumer cette tâche: “...Le mouvement du nihilisme, dans sa dimension planétaire, dans sa multiformité, dans sa hâte dévorante est devenu davantage une évidence. Il n'y a pas aujourd'hui d'esprit pénétrant qui voudrait nier que le nihilisme, sous les formes les plus diverses et les plus cachées, soit "l'état normal" de l'humanité (voy. Nietzsche, La Volonté de puissance, n°23). La meilleure preuve en sont les tentatives exclusivement réactionnaires qui sont faites contre le nihilisme et qui, au lieu de se laisser conduire à un appui sur ce qu'un auteur met lui-même à l'avant-plan. Il s'agit plutôt de prêter attention à ce qu'il passe sous silence." 26 dialogue avec son essence, travaillent à la restauration du bon vieux temps. C'est chercher son salut dans la fuite, en ce sens que l'on fuit devant ce que l'on ne veut pas voir : la problématicité de la position métaphysique de l'homme.” Tout se passe comme si l'Occident restait muet devant le nihilisme, incapable, sous son empire, de le penser à fond. Si Jünger dans Le Travailleur s'élève par sa conception du "travail" quelque peu au-dessus du niveau atteint par Nietzsche, si “par là la représentation métaphysique sous la lumière de la volonté de puissance est arrachée de façon décisive au domaine biologico-anthropologique qui a si exagérément fourvoyé la marche de Nietzsche”36 , s'il amène au jour une détermination de l'essence de la technique comme “symbole de la forme du travailleur”37 , il ne saisit pas encore avec une pénétration suffisante ce “cercle, qui enferme en lui la relation réciproque du déterminant (le travail) et du déterminé (le travailleur)” 38 . Heidegger lui-même a-t-il dit le dernier mot sur la question, à la faveur de sa méditation sur la technique? Qui, en occident, peut prétendre avoir (sans inconséquence) élaboré un vrai système du nihilisme? §.3 L'ACHEVEMENT DU NIHILISME DANS LA PENSÉE DE L'IDÉALISME BOUDDHIQUE Or un tel système, nous le trouvons constitué, presque depuis l'époque du commencement de la philosophie grecque, dans la pensée bouddhique. Ce n'est pas que le bouddhisme soit au sens vulgaire du terme un nihilisme; mais l'on y trouve, plus particulièrement à partir de l'essor de l'idéalisme bouddhique (dès avant le IVèmeS ap. JC) une pensée de ce “cercle, qui enferme en lui la relation réciproque du déterminant (le travail) et du déterminé (le travailleur)”, sous la figure d'un système où l'âme individuelle (avec son monde ambiant) est effectivement envisagée comme un "étant qui se produit radicalement soi-même en son être". Une remarque terminologique, en passant: j'emploierai systématiquement le mot âme pour rendre le sanskrit citta, et le mot tibétain correspondant sems. J'ai bien conscience d'aller ainsi à l'encontre des usages les mieux établis, qui veulent que l'on traduise ces termes par esprit, ou pensée, contre un substantialisme métaphysique prétendument adhérent au terme d'âme. Il est clair que le bouddhisme pense l'âme plutôt comme processus que comme être; mais précisément elle se trouve ainsi naturalisée, pensée comme un processus réel, et non comme un flux du vécu à la manière husserlienne. Le terme d'âme comme tel ne comporte aucune présupposition métaphysique; seuls peuvent le soupçonner des ignorants qui ne savent pas que son 36 37 38 De "La Ligne", p.215 Ibid., p. 216, avec la référence au texte de Jünger. Ibid., p. 218. 27 pendant latin était utilisé par les matérialistes antiques autant que par les platoniciens par exemple. Choisir une terminologie de style cartésien contre un vocabulaire de plus ancienne ascendance serait flatter peut-être le goût dominant; cela n'aurait guère de pertinence philosophique. L'idéalisme bouddhique a conçu, en amplifiant d'anciennes et constantes doctrines du bouddhisme, un modèle de causalité circulaire, où l'âme, réagissant à l'appel d'un monde ambiant, lequel (à son insu) est son image et son œuvre, s'altère elle-même, et produit de la sorte, en se produisant soi-même, le monde à venir. On imagine aisément la curieuse interférence de la psychologie empirique et de l'ontologie, qui doit s'ensuivre de telles problématiques; mais on n'en saurait imaginer la force spéculative sans se plonger dans les traités des grands auteurs de cette tradition. Quoiqu'il en soit, il nous suffit de dire, pour clore ce développement, qu'une méditation du nihilisme qui voudrait approfondir la perspective qu'ouvre la lettre à Jünger où il est traité De "La Ligne", ne saurait faire l'économie de l'étude de la philosophie bouddhique. Qu'il soit donc bien clair que notre entreprise n'a rien à faire avec la simple érudition orientaliste, celle qui relève de la science qui "ne pense pas". §.4 POSSIBILITÉ DE PRINCIPE DE L'ENTREPRISE Cette tâche est nécessaire; elle peut encore s'autoriser d'un chapitre de l'Acheminement vers la parole, où Heidegger, à la faveur d'un fameux dialogue (réel ou fictif) avec un interlocuteur japonais, souligne l'importance de l'ouverture d'un dialogue avec la pensée de l'Extrême-Orient. Il est vrai que l'ignorance qu'on peut lui supposer de cette pensée ôte une part de son poids à cette suggestion. Il n'en reste pas moins qu'il témoigne du moins de ce que la pertinence d'un tel dialogue n'est pas inconcevable, dans l'état où est parvenue la pensée occidentale. Heidegger reste assurément prudent quant à sa possibilité, eu égard à l'éloignement qu'il suppose entre les deux mondes, celui de l'Europe -ou de l'Allemagne- et celui de l'Extrême-Orient, écart qui tient à la différence du déploiement de l'être dans des langues aussi différentes. Dans D'un entretien de la parole, son interlocuteur japonais ne lui facilite pas les choses, en soulignant étrangement une certaine faiblesse conceptuelle qui lui semble marquer la langue japonaise, dès lors qu'il s'agit de construire une esthétique philosophique. Je ne saurais me prononcer en ce qui concerne la langue japonaise, que j'ignore. Mais nombre de grands traités du bouddhisme tardif, dont la teneur spéculative est considérable, ont été lus au Japon depuis plus de mille ans, en Chinois, et commentés en japonais. Il est ridicule de prétendre que toute forme de pensée 28 spéculative soit étrangère à l'esprit japonais, après cette fréquentation si longue du concept. Certes, ce qui de la scolastique bouddhique japonaise est accessible dans nos langues (il faut saluer, en France, le travail de plusieurs spécialistes du bouddhisme japonais, dont M. J.N. Robert) ne me paraît pas être comparable aux fruits de la pensée tibétaine pour ce qui est de la précision et de la systématicité; toutefois, on peut se demander si l'interlocuteur japonais de Heidegger n'était pas plus versé dans la philosophie occidentale que dans sa propre tradition. Dans un passage (pp. 99-100 de l'éd. Tel), il apparaît qu'il n'ignore pas un couple de notions absolument classiques du bouddhisme, mais qu'il survalorise peut-être des termes de traduction du sanskrit en leur faisant dire ce que le sanskrit ne dit pas. Bref, il retient du bouddhisme japonais ce qui est clairement plus japonais que bouddhiste. Si le texte doit se comprendre au sens de l'impossibilité, au Japon, de construire une esthétique à forte armature conceptuelle sans le secours de la pensée allemande, la même chose pourrait aussi bien être dite de la pensée française; s'il s'agit de nier toute existence d'une pensée spéculative et systématique au Japon, le texte est tout à fait stupéfiant. Et pourtant, c'est ce qu'il semble dire (p. 88 de l'édition Tel): "D.: —Avez-vous besoin de concepts? J.: — Selon toute vraisemblance. Car depuis la rencontre avec la pensée européenne, une incapacité de notre langue est venue au jour. D.: — Comment cela? J.: —Il lui manque la force de définition grâce à laquelle des objets peuvent être représentés les uns par rapport aux autres dans un ordre clair, c'est-à-dire dans des relations mutuelles de hiérarchie et de subordination." Et ainsi de suite. Il faudrait demander à M. Bernard Stevens, qui au Collège dirige un programme centré sur l'école de Kyôto, la clef de ces déclarations extravagantes. Toujours est-il qu'elles n'engagent que leur auteur, et qu'il serait plaisant de se fonder sur de tels propos pour imaginer que le bouddhisme tardif, vecteur principal de la pensée en Extrême-Orient comme en Haute-Asie, ne soit fait que de nébuleuses méditations poétiques, comme porte à le croire un livre heureusement déjà oublié, Heidegger et le Zen (1984), œuvre superflue d'un certain Jean-François Duval. C'est au contraire parce que le bouddhisme tardif comporte la pensée spéculative la plus haute et la plus clairement articulée qui ait vu le jour hors de l'occident, qu'il est relativement libre des idiotismes linguistiques et culturels, et pour cela assez aisément 29 transposable en nos langues, en dépit du caractère tout à fait étranger des terroirs où il a fleuri. Au demeurant, il se peut que le Tibétain soit une langue plus propre à la philosophie que le Japonais; à de plus savants que moi d'en juger. Il se peut aussi que la langue tibétaine, bien qu'étrangère à la famille indo-européenne au même titre que la langue japonaise, soit pour une raison qui m'échappe, moins opaque pour nous, voire, plus transparente en soi? §.5 DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE ET PHILOLOGIQUE; QUESTION DE LA PAROLE Pour que notre recherche soit complète, il faudrait qu'à la fin se rencontrent ses deux dimensions, celle, qui se veut philosophique, du présent séminaire, et celle, surtout philologique, d'un atelier de traduction qui depuis la rentrée universitaire l'accompagne. Nous nous réservons d'ailleurs la tâche de montrer finalement, au terme des six années imparties à notre direction de programme, la profonde conspiration de ces deux facettes de notre travail. C'est une fin unique qui est recherchée en suivant deux fils conducteurs différents. Il est à croire que, s'il nous est donné de contribuer à l'approfondissement de la métaphysique par une méditation radicale sur l'essence du nihilisme, ainsi que nous l'espérons, la question de la Parole pourra finalement être éclairée d'une lumière nouvelle. Quoi qu'il en soit, dans chacun des deux univers culturels, le nôtre et celui où se déploie la pensée indo-tibétaine, l'élément de la parole où vient au jour l'étant comme tel est certes fortement singularisé39 . Mais cet abîme supposé est peut-être surfait; Heidegger, qui ne pratiquait aucune langue asiatique, pouvait bien s'exagérer l'étrangeté de cette autre tradition philosophique 40 . Elle impliquerait qu'un autre Dasein humain puisse nous être fermé par essence, au même titre que la pierre, ontologiquement obtuse, qui ne nous laisse pas la faculté de nous transposer en elle. Comme il le dit lui-même à un autre propos dans un passage du cours sur Les Concepts fondamentaux de la métaphysique41 : “Pouvoir se transposer en d'autres êtres humains, au sens de les accompagner, d'accompagner le Dasein en eux, cela a toujours déjà lieu en raison du Dasein de l'homme en tant que Dasein. Car Dasein, être le là, signifie être-ensembleavec-d'autres, et cela à la manière du Dasein , ce qui veut dire exister ensemble. La question: "pouvons-nous, nous les êtres humains, nous transposer dans un autre être humain?", est vide d'interrogation parce qu'elle n'est pas une question possible. Elle est vide de sens, elle est absurde, parce qu'elle est par principe superflue.” L'exotisme dans 39 Chercher dans la Lettre sur l'humanisme l'origine de la détermination de la Parole comme la "maison de l'être". Comp. avec sa glose dans l'Acheminement vers la Parole, pp. 106 sqq. 40 Acheminement vers la Parole, p. 108 : "…D'autant plus que pour les peuples d'Extrême-Orient et d'Europe tout ce qui concerne le déploiement de parole (et non seulement les langues) est de fond en comble autre." 41 Traduction D. Panis, p. 304. 30 la pensée est un mythe; et si rien d'humain ne nous est étranger, à plus forte raison, une pensée aussi rationnelle et bien articulée que peut l'être le bouddhisme ne saurait être inaccessible. Il faudrait être bien anthropologue pour s'étonner de ce que les productions culturelles les plus complexes et les plus spirituelles d'un peuple étranger nous sont plus transparentes que "la pensée sauvage". 31 §.6 CONTRE LE MYTHE DE L'ALTÉRITÉ RADICALE En tout état de cause, de l'incommunicabilité postulée des deux mondes doit décider seule une confrontation pensante avec les grandes œuvres de la philosophie de l'Asie; tout autre jugement serait sans poids. N'a-t-on pas forgé un mythe de l'étrangeté non seulement afin de s'épargner un difficile travail de traduction, mais encore dans l'idée quelque peu spécieuse d'exagérer la facticité culturelle, le caractère historiquement conditionné et donc contingent de la philosophie occidentale? N'est-ce pas de part et d'autre un identique mépris du concept qui s'exprime? N'est-il pas vrai qu'il n'y a au fond qu'un seul art de bien penser? Ne préjuge-t-on pas trop des différences culturelles? Et n'est-il pas temps qu'enfin l'on secoue le joug d'une ethnologie qui, sans parvenir elle-même à une clarté radicale dans ses concepts et ses démarches, se faisait naguère encore l'école de la confusion antiphilosophique, en jouant précisément de ce mythe de l'altérité? Quoi qu'il en soit, cela nous rappelle que le travail, dont on vient de montrer la nécessité au point de vue du contenu philosophique, il faut aussi en souligner la possibilité, s'il est vrai d'une part que la pratique des traités de la scolastique tibétaine doive nous convaincre qu'il n'y a nulle opacité de principe de ces pensées pour l'esprit européen, et si d'autre part nous sommes avertis de ce qu'avec Heidegger le destin philosophique de l'Occident est devenu en quelque sorte conscient de soi-même: ce n'est plus à l'aveugle et comme par caprice, sans se connaître lui-même, que le philosophe d'Occident se lance maintenant dans ce qui, il y a quelques décennies encore, eut été un comparatisme confus et arbitraire. Quant à la possibilité de fait, le travail de traduction que j'anime dans un autre séminaire lié au Collège International de Philosophie, me paraît être d'une positivité propre à confondre toute objection de principe, née d'un attachement immodéré à la thématique de l'altérité ou de l'étrangeté des pensées non-européennes. Je suis naturellement sensible au souci de l'intraduisible qui s'illustrait dans un numéro récent de la revue Rue Descartes. Mais s'il arrive que l'on se heurte à des écueils, à des termes ou à des tournures idiomatiques irréductibles, je crois qu'il est assez malsain de majorer les obstacles qu'ils constituent à l'intelligibilité de la pensée tibétaine. Certains sont sensibles avant tout aux opacités irréductibles, cela les regarde; je préfère, en ce qui me concerne, m'émerveiller de la transparence (presque) parfaite de la pensée tibétaine, qui n'a rien pour dérouter absolument le philosophe, dès lors qu'il n'est pas incapable de toute finesse philologique. Qu'au sein d'une telle transparence soit logé un abîme, c'est ce 32 qui apparaîtra dans l'exposition de cette pensée et dans sa confrontation au nihilisme moderne. §.7 CONCLUSION À son terme, on reprendra le point de départ de cette recherche, à savoir la question du nihilisme (comme figure ultime de la métaphysique) chez Heidegger. Mais, comme il est bien connu que la philosophie n'existe qu'“à corps perdu”, cette recherche, sans s'embarrasser de préliminaires infinis, devra surtout se justifier en développant son contenu. Il s'agit de nous livrer à une analyse des textes tibétains eux-mêmes, où se trouve exposée une psychologie philosophique et une noétique spéculative, dont on montrera qu'elles se situent absolument en dehors de la sphère de l'onto-théologie, tout en constituant le substrat d'une ontologie à la fois formellement distincte de celles qui se sont développées dans la tradition occidentale, et appelée par le mouvement propre de l'histoire de la métaphysique. Bref, nous entendons le mot d'ordre du dépassement de la métaphysique en un sens quasi-hégelien, au sens où la conscience surmonte l'une de ses figures, sans pour autant en faire table rase. C'est dire, en un sens, que nous avons le projet d'une métaphysique encore plus radicale. 33 II. QUELQUES REMARQUES LIMINAIRES Une remarque de méthode, pour commencer: je dois attirer l'attention des participants à ce séminaire sur la difficulté de la tâche à laquelle nous nous essayons ici: il nous faut en effet à la fois présenter des notions absolument inconnues même d'un public versé en philosophie occidentale, en montrer l'articulation systématique propre d'une part, et la pertinence pour la modernité occidentale d'autre part, et enfin, faire tout cela sans tomber dans le travers d'une exposition préparatoire trop élémentaire, qui serait lassante. Ces exigences diverses sont assez malaisément conciliables, en particulier dans la mesure où le temps qui nous est imparti est très limité. L'on ne nous en voudra pas de négliger de présenter ici de manière détaillée le concept heideggerien du nihilisme, et de délaisser plus encore une analyse de son évolution dans la pensée de Heidegger, depuis sa préfiguration dans Etre et Temps jusqu'à son apogée dans les cours sur Nietzsche et son prolongement ultérieur dans le discours sur la technique. Dans cette entreprise d'autres - chacun des auditeurs de ce séminaire, et les commentateurs particulièrement versés dans l'œuvre de Heidegger - connaîtront autant ou plus de succès que nous n'en saurions rencontrer. À l'inverse, les textes indiens ou tibétains que nous devons aborder ici sont par ailleurs très peu accessibles, et la présentation que nous souhaitons en donner pourrait bien être irremplaçable, dans l'état actuel des études bouddhiques en France. Pour le détail de la pensée heideggerienne du nihilisme, il convient de se reporter d'une part au second volume du cours sur Nietzsche, que nous croiserons souvent dans notre exploration de la pensée bouddhique, et d'autre part à la lettre adressée à Jünger, que nous avons déjà évoquée, qui se trouve dans le volume Questions I sous le titre: De "La ligne". Comme point de départ de notre réflexion, prenons simplement cette détermination de l'essence du nihilisme comme la pensée de l'étant qui se produit radicalement lui-même en son être, essence qui s'incarne chez Jünger dans "la figure du travailleur". Cette définition ne se donne pas pour quelque chose de clair et simple; il s'agit plutôt d'une formule qui vaut d'être questionnée, d'un point de départ pour qui veut, à la suite de Heidegger, tenter une méditation radicale de l'essence du nihilisme. En quel sens peut-on dire que cette question de l'étant qui se produit radicalement lui-même en son être se trouve au centre de la pensée bouddhique? Seul un exposé abrégé mais systématique de la théorie de l'âme (tib. sems, skt. citta) sous sa forme aboutie peut en donner une juste idée. Nous allons en fait parcourir une première fois rapidement le chemin qui sera détaillé dans les cinq prochaines années de ce séminaire, dans l'idée, pour ainsi dire, de planter le décor. 34 Le présent séminaire s'intitule: la psychologie et la noétique spéculative du bouddhisme tardif; autant dire qu'il va être question de l'âme et de l'Intelligence, deux termes que nous empruntons à la tradition platonicienne pour rendre au plus près deux vocables tibétains, sems et rig-pa. Quant au bouddhisme tardif, l'allusion précédente à deux éléments de la terminologie philosophique tibétaine vise à souligner que nous ne prendrons pas notre point de départ dans l'Inde, berceau du bouddhisme, mais au Tibet, où il ne s'est développé que bien plus tardivement. Plus précisément, et même si ce n'est pas exclusif, la référence majeure de notre travail sera l'œuvre de Klong-chen rab-'byams (1308-1363). Le choix d'un auteur si tardif marque résolument notre rejet de l'angle exclusivement philologique et historique dans la perspective d'une compréhension philosophique de la pensée du bouddhisme. Malgré le caractère en apparence iconoclaste d'une telle décision du point de vue de l'érudition orientaliste, elle n'a rien pour dérouter tout auditeur un tant soit peu versé dans la philosophie en général: il est trop clair que le point de vue généalogique est toujours solidaire d'une volonté de réduction. Or nous ne voyons pas l'histoire du bouddhisme comme une dérive graduelle à partir d'une vérité initialement donnée, mais au contraire comme la venue au jour progressive de toutes les implications spéculatives de la prédication originelle du Buddha historique. C'est en ce sens qu'il ne nous apparaît nullement scandaleux de partir d'une œuvre qui, pour être postérieure chronologiquement, n'en est pas moins antérieure logiquement, dans la mesure où c'est en elle que s'accomplit la révélation la plus claire du sens de la doctrine initiale. Le peu de séances qui nous est imparti nous incite à aller droit à l'essentiel. Il faut donc renoncer entièrement à la perspective de reconstruire le système de Klong-chen rab-'byams à partir de la base et sans rien présupposer: cela demanderait tellement de temps, qu'à la fin de notre dernière séance nous n'en serions encore qu'aux rudiments. Cela nous interdit également de souligner constamment les enjeux de la pensée tibétaine pour notre modernité, bien que cet aspect des choses ait appartenu au projet initial de ce séminaire. Un tel état de choses nous astreint aussi à un certain dogmatisme dans la présentation: nous verrons les points essentiels, mais il ne sera pas souvent possible de les démonter suffisamment. Ce qui nous intéresse, donc, ce sont ces deux termes que nous nommerons l'âme et l'Intelligence. La référence plotinienne n'est pas gratuite: comme chez Plotin, ces deux termes se définissent par la dérivation du premier à partir du second, de l'âme à partir de l'Intelligence, dérivation qui doit se penser à la fois dans la perspective d'un rapport de fondation et d'un rapport de distanciation, d'écartement, d'égarement de l'âme dans sa procession à partir de l'Intelligence. 35 À cet égard, et pour pouvoir aller plus directement à l'essentiel, on supposera acquise une certaine connaissance des Ennéades de Plotin (surtout III, V et VI) et des deux synthèses qui, dans l'état actuel des choses, semblent les plus significatives à propos de l'œuvre de Klong-chen rab-'byams: avant tout Tulku Thondup, Buddha Mind, an Anthology of Longchen Rabjam's Writings on Dzogpa Chenpo, Snow Lion Publications, Ithaca, New York, USA, 1989; et puis, en français, le livre de notre ami Philippe Cornu, Longchenpa, La liberté naturelle de l'Esprit, Seuil, Point Sagesses, 1990 (?). Les trois volumes d'Herbert v. Guenther, Kindly Bent to Ease Us, ne sont pas absolument inutilisables; ils offrent d'utiles suggestions philosophiques, mais cet auteur est généralement plus imaginatif que rigoureux, en dépit de la pédante armature terminologique dont il charge ses traductions. Ces trois livres seront nos interlocuteurs constants, étant donné le parallélisme de leur contenu et de notre travail de cette année. L'âme, pour Klong-chen rab-'byams, c'est l'Intelligence aliénée, sortie de soi, devenue inintelligente. Comme chez Plotin, l'âme est fondée dans l'Intelligence et y a l'essence de son être, et en même temps elle ne se conçoit comme telle que dans son arrachement à elle, dans le fait que, "nature curieuse d'action", elle se détourne de l'Intelligence. Nous verrons comment cette constitution de l'âme dans l'acte d'une extraversion, d'une sortie de soi, est capitale pour bien comprendre son essence paradoxale, sa structure d'être essentiellement en extériorité -conscience en opposition à son objet, existence à côté de son essence, et à côté de soi dans l'extranéation constante de le durée. Cette genèse transcendantale de l'âme à partir de l'Intelligence est certes parallèle à son pendant plotinien (particulièrement Enn. III, 7); et pourtant, je prétends qu'il s'agit chez Klong-chen rab-'byams de tout autre chose, parce que l'Intelligence et l'âme sont conçues d'une manière absolument différente, au fond, dans les deux systèmes. Les parallèles de structures sont séduisants, ils permettent d'emprunter à néoplatonisme une terminologie utile pour transposer en philosophie occidentale la pensée de Klong-chen rab-'byams; mais ces parallèles structurels ne nous offrent que des analogies de rapports, et non des similitudes de contenu. Il faut donc prendre garde à ne pas se départir de la prudence, que de notre côté nous prenons bien garde de toujours maintenir; il n'est pas question ici de faire de la philosophie comparée, au plus mauvais sens du terme (celui qui recouvre les rapprochements les plus oiseux), mais seulement de trouver des expédients utiles pour traduire, pour donner à entendre en français les œuvres de Klongchen rab-'byams. L'âme ne se conçoit que dans son exil, dans son égarement. Nous allons voir progressivement en quoi tout en elle est démembrement, mise à distance de soi. Et pour comprendre cela, le plus expédient est de partir des textes de Klong-chen rab-'byams qui 36 nous donnent à voir la genèse transcendantale de l'âme à partir de l'Intelligence, puis de lire ceux où les déterminités de l'âme sont posées par contraste avec celles de l'Intelligence, pour ne parler qu'à la fin de l'âme telle qu'elle se vit elle-même, dans le complet oubli de l'Intelligence d'où elle procède. Si l'Intelligence se comprend en soi et par soi, si elle est antérieure en soi, elle est postérieure pour nous autres, qui en observant notre présente condition, nous découvrons dans l'état d'âmes égarées. Il est donc pertinent de présenter l'Intelligence par contraste avec l'âme. Mais quant à l'âme, c'est une nécessité d'essence que de la présenter en la rapportant à l'Intelligence, puisque l'âme est essentiellement un être sorti de soi, un être qui n'a pas en soi son centre de gravité, un être désaxé et voué à l'errance. L'Intelligence est pour nous un autre; l'âme est en soi un autre. Le roman de l'âme est sans commencement, selon le bouddhisme; les textes que nous allons lire, qui représentent l'âme naissante, sont donc à coup sûr des textes mythiques, quoi qu'en dise J. L. Achard dans ses Testaments de vajradhåra et des porteurs-de-science. S'il récuse la caractérisation de ces doctrines comme mythiques, ce n'est que faute de bien comprendre ce que les philosophes entendent par mythe. Comme le dit Plotin (Ennéade III, 5, chp. IX, 24-29), "les mythes doivent, d'une part, diviser en des temps différents ce dont ils parlent, et d'autre part séparer les uns des autres nombre de composants qui, bien qu'ils coexistent dans l'unité, se distinguent pourtant par leur rang ou leurs puissances." Ici, le rapport de l'Intelligence à l'âme, qui ressortit à certains égards à la logique de l'essence, au sens où l'âme est le phénomène ou le réel (dharma) dont l'Intelligence est l'essence ou la Réalité (dharmatå); représenter ce rapport sous la forme d'une genèse où l'âme se forme par dérivation à partir de l'Intelligence, faire de l'Intelligence le passé de l'âme, n'a rien pour étonner le lecteur de la Science de la logique de Hegel, qui sait bien que l'essence, c'est l'être passé, mais intemporellement passé; c'est par ailleurs le discours mythique le plus caractérisé, et cela ne veut nullement dire qu'il n'y ait là qu'une fable. Pour établir cependant que ce mythe n'est pas une simple fable, il faudrait d'abord justifier le point de départ qu'il se donne, l'état du Fond primordialement pur; ce point de départ, étant absolument fondateur, ne peut certes être déduit, mais on peut y accéder au moyen d'un chemin de pensée assez parallèle à la conversion au sens plotinien. Ce chemin est nommé, dans son aspect d'instruction spirituelle, une confrontation; et parmi les diverses méthodes de confrontation, si certaines font appel avant tout à l'expérience directe des adeptes, d'autres comportent des jalons philosophiques. Le précédent essai esquissait une voie d'accès à l'Intelligence à partir 37 d'une méditation critique sur l'ipséité et la subjectivité. Mais le type même de la confrontation philosophique est présenté dans le traité de Mañjußr¥mitra connu en tibétain sous le titre de Byang-chub sems goms-pa rDo la gser bzhun. La pensée qui s'y exprime étant parfaitement conforme à celle de Klong-chen rab-'byams, il est permis de le prendre comme témoin. Là encore, faute de temps, nous sommes condamnés à poser arbitrairement ce point de départ; quant au traité de Mañjußr¥mitra, on pourra le lire dans la traduction de Kennard Lipman, Primordial experience, qui est étrange, mais qui a du moins le mérite d'exister. III. PRESENTATION DE QUELQUES TEXTES Il s'agira donc tout d'abord de montrer l'âme naissante, dans son surgissement du Fond primordial et dans sa rupture avec lui. Plus particulièrement, il faut commencer par nous demander sur quel Fond primordial se détache l'âme. Cela a été bien précisé: les textes que nous allons lire aujourd'hui et dans les prochaines séances sont de nature semi-mythologique; la spéculation et l'image s'y mêlent, mais le cadre général est celui d'un mythe de commencement et de chute. Sans m'engager dans les détails de ce mythe, détails qui ont, en dépit de leur apparente extravagance, une double justification —philosophique d'une part et méditative d'autre part— je vais présenter, à l'aide de quelques passages de deux textes de Klong-chen rab-'byams, le Trésor du véhicule suprême (Theg-mchog rin-po-che'i mdzod)42 et son abrégé (et parfois complément), le Trésor du sens des mots (Tshig-don rin-po-che'i mdzod) 43 , les grandes lignes de la thématique de la condition primordiale du "corps du vase de jouvence" et de son éclatement, de l'épanchement originel des manifestations du Fond et des débuts de l'égarement, par lequel l'âme en s'écartant du Fond se constitue comme telle. On se fera ainsi une idée du commencement de l'âme errante, autrement dit du saµsåra (ou existence cyclique) selon la doctrine de notre auteur. J'ai consulté également le troisième et dernier volume du Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (1729-1798). Cet auteur plus récent est généralement d'une fidélité à Klong-chen rab-'byams qui, à nos yeux de modernes attachés à la notion d'auteur, confine au plagiat; il apporte cependant quelques formulations nouvelles, parfois quelques ajouts et quelques éclaircissements. III.1. Le Fond et la manifestation du Fond III.1.a. Présentation liminaire des premiers chapitres du Trésor du sens des mots Le Trésor du sens des mots (Tshig-don mdzod) est, on l'a dit, un résumé d'un autre traité de Klong-chen rab-'byams, le Trésor du véhicule suprême (Theg-mchog 42 43 Désormais TCDz Désormais TDDz 38 mdzod), lequel est l'explication la plus détaillée de la spiritualité de l'école de la Grande complétude (rdzogs-chen man-ngag-sde) dans les Sept trésors (mDzod-bdun). En tant que tel, le Trésor du sens des mots forme, comme son nom l'indique, une sorte de compendium de ces enseignements, dont le Trésor du sens des mots constitue la somme. Dans ses premiers chapitres, ce traité expose en premier lieu la condition primordiale, avant que les âmes (sems) se forment, avant donc que ceux qui sont voués à devenir les êtres animés (sems-can) ne soient constitués dans cette condition déchéante, et que les Buddha ne soient des Buddha. Cet "avant" se prend bien sûr au sens d'une priorité ontologique et non d'une antériorité chronologique, si l'on veut traduire ce mythe en langage philosophique. Puis le Trésor du sens des mots expose de quelle manière, à partir de cet état, celui qui allait devenir le Buddha primordial, nommé "Excellent à tous égards", Kun-tu bzang-po, en sanskrit Samantabhadra, s'est libéré. Enfin, on y assistera à la constitution de l'âme, autrement dit à l'égarement initial des êtres animés. Ces trois points étant posés, il est à remarquer que le personnage de l'Excellent à tous égards est ambigu: si l'égarement originel des êtres animés les constitue assurément à distance du Fond originel, si leur condition de migrants ('gro-ba) s'explique à l'origine par l'égarement ('khrul-pa) qui les a rendus étrangers à leur première condition, l'Excellent à tous égards, l'être éveillé par excellence, apparaît et n'apparaît pas comme la simple personnification de cette condition originelle. En effet, dans ce texte, il est rapporté à elle ou réintégré en elle par la médiation d'un acte de reconnaissance, d'une opération d'Intelligence. C'est entre autres qu'il est l'archétype de l'adepte, appelé, lui, à surmonter l'âme en Intelligence au fil d'une pratique méthodique et successive. Il n'en reste pas moins que nous aurons à réfléchir sur ce qui, du mythe, peut être pris littéralement; ce n'est pas arbitrairement, mais par confrontation aux autres œuvres de Klong-chen rab-'byams, que nous procéderons à une telle opération de d'exégèse. Chez notre auteur, pour le dire à la manière du PseudoAréopagite, "le rayon théarchique" n'est pas toujours "enveloppé par le voile de l'allégorie"; il exprime sa pensée sans le détour de la métaphore dans nombre de passages du Trésor du sens des mots et ailleurs, notamment dans le Trésor de joyaux de l'Élément Réel (Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod) et dans le Trésor de joyau du mode-d'être (gNas-lugs rin-po-che'i mdzod), ainsi que dans leurs commentaires. Il est vrai que dans ces deux derniers traités, l'extrême clarté de la doctrine confine à l'éblouissement, tant leur élévation contemplative et spéculative est déroutante. Comme le dit le Trésor du sens des mots [TDDz p. 161], "Pour exposer cela, il y a trois [points à traiter]: Le mode-d'être du Fond du commencement originel (Ye-thog gzhi'i gnas-lugs); puis le mode d'émergence des "manifestations du Fond" (de-las gzhisnang gi 'char-lugs); et le mode de libération de l'Excellent à tous égards (Kun-du bzang- 39 po grol-lugs-ste). Le premier [de ces trois points] compte deux [sections]: l'exposé général du décompte [ou des catégories (rnam-grangs)] des sept [thèses sur le] Fond (gzhi-bdun) et l'exposé détaillé du fond originel de pureté primordiale (ka-dag gi yegzhi)". III.1.b. Les sept thèses à propos du Fond primordial La présentation des sept points de vue sur le Fond originel est capitale; elle est souvent mal comprise, voire entièrement omise dans la bibliographie sur ce sujet en langues occidentales. Ainsi Tulku Thondup dans Buddha Mind est-il entièrement muet sur le sujet; Guenther de même, et J. L. Achard ne rentre pas dans de tels détails dans ses Testaments de Vajradhara. C'est le mérite de Ph. Cornu en revanche de s'y essayer brièvement dans La liberté naturelle de l'esprit (pp. 153 - 154), mais il n'en souligne guère les enjeux. J'admets que la doctrine est peut-être exagérément subtile dans ses détails; mais loin d'être vaine, elle est riche du moins de plusieurs clefs générales indispensables. Je dirais même que ce qui, à première vue, a l'allure d'un fatras scolastique, se révèle après examen être un développement dialectique parfaitement continu, où les sept thèses se succèdent dans un ordre tout à fait intelligible. Nous lirons bien sûr en parallèle les deux traités, le Trésor du véhicule suprême, parfois profus, mais plus facile, et le Trésor du sens des mots, plus ramassé, mais quelquefois aride dans sa concision. Quant à l'origine de ces distinctions de sept thèses, dont la dernière seule est adéquate au gré de Klong-chen rab-'byams (ou la première, selon l'ordre adopté, qui n'est pas constant), elle est incertaine; elle n'est pas le fait de cet auteur, puisqu'il cite à l'appui de son exposé plusieurs tantra de la Grande complétude. Quant à la date d'apparition de ces textes source de la doctrine présentée ici, tels le Tantra qui réduit les discours en poussière (sGra thal-'gyur) et le Tantra de la sextuple sphère (Klong-drugpa), elle reste absolument incertaine aux yeux mêmes des philologues de profession, qui ont pu tenter d'en déterminer les premières occurrences. Sur ces questions historiques, on peut se reporter à la thèse de M. Samten G. Karmay, The Great Perfection (rDzogschen), A Philosophical and Meditative Teaching in Tibetan Buddhism (Brill, Leiden, 1988). Ce travail d'une science considérable tente une première archéologie de la tradition de la Grande complétude; c'est une référence indispensable pour les recherches historiques. Il apporte également nombre d'éclaircissements philosophiques dans une perspective historique et critique. Je laisse tout de même de côté ces question d'érudition: il suffira pour nous de poser que ces sept points de vue correspondent à sept représentations possibles du fond, sans chercher si à travers la critique des six thèses erronées, quelques tendances anciennes ou quelques anciens auteurs sont visés. Il s'agit en effet de six thèses fausses 40 et d'une thèse juste, ce que dit bien Philippe Cornu lorsqu'il écrit que "seul le premier point, la base en tant que pureté primordiale, est ultimement juste." Mais dans un second temps, il semble dire que, somme toute, les six autres points de vue sont également justes, pourvu qu'on les prenne d'une manière synoptique, sans s'attacher à leur opposition abstraite. C'est du moins ce que je comprends lorsqu'il poursuit: "Tous les autres sont partiels et sont considérés comme des points de vue erronés quand on les soutient isolément. Seule leur réunion dans la pureté primordiale décrit la Base avec précision." Cette idée d'une synthèse des six positions unilatérales, corrigeant ce qu'isolément elles pouvaient avoir d'imparfait, me paraît incertaine; je crois seulement que le passage du Trésor du Véhicule suprême, sur lequel se fonde Ph. Cornu, veut dire que chacune des six thèses fausses est motivée par un aspect que comporte effectivement le Fond, et qu'à ce titre l'erreur même est au moins l'image, la métaphore de la vérité. Mais l'image "porte absence et présence, plaisir et déplaisir": sa ressemblance est tout autant séduction trompeuse que féconde indication. Quelles sont donc les sept thèses sur le Fond originel? Il est conçu comme (1) spontanément établi (lhun-grub), ou (2) comme indéterminé (ma nges-pa dans le Tshig don mdzod; nges-med dans le Theg-mchog mdzod); (3) comme fondement substantiel de sens certain (nges-pa don gyi dngos gzhi); (4) comme pouvant se transformer de toute manière (cir yang bsgyur du btub-pa); (5) comme pouvant être conçu de toute manière (cir yang khas-blang du btub-pa); (6) comme divers ou bariolé (sna-tshogs ou khra-bo) et enfin (7), ce qui est la vue juste, comme primordialement pur (ka-dag). Ces sept thèses expriment sept manières de se représenter le rapport de ce Fond avec ce qu'il fonde, à savoir les apparences illusoires d'une part, et les qualités de l'Éveil d'autre part. Il est certain qu'il s'agit de sept représentations d'une même réalité, et à ce titre nous n'avons pas affaire à une pure équivoque, où l'objet même de la controverse resterait incertain. Selon le texte plus ancien du Trésor du véhicule suprême (p. 274), ces six thèses erronées seraient fonction des positions philosophiques de ceux qui les professent, autrement dit, elles procéderaient de la surimposition à la vue de la Grande complétude de grilles de lectures qui la rabaissent44 . Nous ne lirons pas les deux textes dans l'ordre que leur a donné l'auteur, mais plutôt en donnant pour chaque thèse à la fois ce qu'elle signifie, ce en quoi elle est une métaphore du véritable mode-d'être du Fond originel, et à quel titre elle est une erreur. Une fois comprise la logique de cette dialectique des figures du Fond, c'est-à-dire après l'exposé des deux premières thèses, on pourra progresser plus rapidement. 44 Ou d'une surimposition de doctrines moins relevées du rDzogs-chen aux doctrines supérieures du sNying-tig, comme il apparaît dans une allusion du Theg-mchog mdzod au sems-sde, soulignée plus loin. 41 III.1.b.a. Le Fond originel conçu comme spontanément établi (lhun-grub) Tout d'abord, un éclaircissement sur le terme de spontanément établi, rendant le tibétain lhun-grub: cette expression tibétaine a été diversement traduite par spontanément présent, ou par spontanément parfait. Il est vrai que le terme grub, qui sert traditionnellement à rendre les composés sanskrits formés sur la racine sanskrite siddh-, est équivoque. En effet, comme son pendant sanskrit, il rend à la fois l'idée de production (dans l'être), voire de perfection (production menée jusqu'à son achèvement), avec éventuellement la connotation de perfection spirituelle, et l'idée de démonstration, non seulement au sens du caractère démonstratif des arguments, mais aussi bien au sens du caractère établi (prouvé) de la conclusion d'un syllogisme. Enfin, dans le registre de la méditation, il exprime à la fois l'ascèse elle-même, ou la pratique, et son fruit, son résultat, à savoir les qualités obtenues par l'adepte au terme de sa pratique. Certes, la langue tibétaine joue sur les flexions du verbe pour discerner des nuances perfectives ou imperfectives, etc.; mais enfin, notre expression lhun-grub n'en totalise pas moins les diverses nuances suivantes: (1) une réalité qui se pose elle-même dans l'être, qui existe par soi, voire, si l'expression a un sens, qui est causa sui; (2) une vérité qui se prouve soi-même, qui est index sui; (3) le résultat parfait en soi et par soi, que vise l'adepte de ces traditions. En somme, du spontanément établi dans l'être, dans la vérité et dans la perfection spirituelle. L'expression française que j'ai choisie me paraît suffisamment inclusive pour envelopper les trois sens principaux, et suffisamment littérale pour n'ajouter à l'indétermination de la formule tibétaine nulle précision arbitraire. Mais qu'en est-il plus précisément de cette thèse du Fond originel spontanément établi? Selon le Theg-mchog mdzod (vol. I, p. 275), si l'on conçoit le Fond originel comme "spontanément établi, [c'est dans la mesure où] l'on considère qu'en la nature de l'Intelligence, [des] qualités sont originairement présentes sur le mode du soleil et de son rayonnement, et qu'elle est immaculée." C'est là, bien que ma version en diffère dans quelques détails insignifiants, le passage traduit par Ph. Cornu dans La liberté naturelle de l'esprit; il exprime, on va le voir, un point de vue tout à fait recevable en tant que tel; il faudra chercher en quel sens il doit être rejeté. Expliquons d'abord à quel titre la caractérisation du Fond primordial comme spontanément établi peut passer pour correcte. Tout d'abord, si l'on se souvient du texte plotinien, qui fait apparaître l'Intelligence dans une sorte de décollement réflexif à partir de l'Un (je pense à l'Ennéade VI, 7 ou Traité 38, dont P. Hadot a donné une version sans 42 conteste meilleure que la vieille traduction Bréhier, et accompagnée d'un commentaire qui souligne cette problématique de la constitution originaire de l'Intelligence (l'Esprit)), il peut paraître curieux que notre auteur parle ici d'Intelligence à l'égard d'une réalité qui forme bien le pendant de l'Un de Plotin. En effet, le terme le plus proprement appliqué au Fond primordial considéré séparément de ce qui doit procéder de lui, c'est celui de gzhon-nu bum-pa'i sku, ou "Corps du vase de jouvence", formule curieuse que l'on pourrait peut-être traduire par "juvénile introversion". L'Intelligence n'est nommée, on le verra, qu'à une étape ultérieure; et dans ses premières apparitions, elle se trouve dans la formule: rig-pa gzhi las 'phags, autrement dit, "l'Intelligence fulgure du Fond". De là à faire du Fond originel, nommé par la métaphore du "vase de jouvence", une substance à part, dont l'Intelligence viendrait à sourdre, dont elle procéderait, il n'y a qu'un pas; il ne faudrait pas le franchir cependant. C'est pour éviter ce contresens que je propose l'expression de "juvénile introversion" en ce qui concerne le Fond originel: car il faut qu'il soit clair que c'est l'Intelligence involutée qui constitue elle-même le Fond originel. Dire qu'elle fulgure du Fond, c'est dire tout simplement qu'elle s'extravertit et se déploie; il ne faudrait pas prendre au pied de la lettre les métaphores qui nous la figurent comme une lampe dans un vase clos. Ces images tendent en effet à faire croire qu'il y a une lampe d'une part, un vase d'autre part; que ce sont deux substances distinctes. Tel n'est pas le sens de l'image de la lampe dans un vase: elle illustre au contraire le fait que, si le vase s'ouvre ou se brise, la lumière qui jaillit de toutes parts n'est pas créée en cet instant, mais révèle tout simplement ses qualités, qui étaient cachées. Revenons donc à notre passage du Theg mchog mdzod, qui disait "qu'en la nature de l'Intelligence, [des] qualités sont originairement présentes sur le mode du soleil et de son rayonnement, et qu'elle est immaculée." De quelles qualités s'agit-il? S'il s'agissait des pures qualités de l'Éveil, il est clair pour notre auteur qu'elles y demeurent en effet de toute éternité, quoique sur un mode très paradoxal. Le modèle du soleil et de ses rayons est appliqué à cet égard par Klong-chen rab-'byams lui-même dans d'autres traités. Ainsi dans le Lung gi gter mdzod (p. 53): "Depuis le commencement originel en effet, Corps et prime-sagesses sont spontanément parfaits dans la quiddité de l'Intelligence; [et ceci] sans mouvement ni altération [au sein de cette quiddité], comme dans le cas du soleil et de ses rayons. Soit la prime-sagesse qui en soi se produit pour soi; Corps, Parole et Ame inépuisables y sont parfaits en tant que nature du nimbe qui l'orne (rgyan gyi 'khor-lo)." 43 Le nimbe ornemental, la parure que ses rayons font au soleil, est une illustration récurrente de la manière dont les qualités de l'Éveil sont liées à l'Intelligence: ni identiques, ni séparées, mais procédant d'elle comme le divertissement de son expressivité. Mais ce n'est pas de cela qu'il est question lorsque le Fond originel est pensé comme spontanément établi. En effet, un vers du sGra thal-'gyur, un tantra de la Grande complétude, vient éclairer notre lanterne: "sNa-tshogs ngos nas lhun-grub la…", c'est-à-dire, "du point de vue de la multiplicité, spontanément établi", autrement dit, "du point de vue de [sa] multiplicité [supposée, le Fond est conçu comme] spontanément établi". L'erreur consiste donc à poser des attributs ou des modes effectivement déterminés au sein du Fond originel. Un autre tantra, le Tantra de la sextuple sphère, précise: "lhun-grub nyid du gnas-pa la / sna-tshogs 'dus-pas snyingpor snang." Cela signifie que "pour ceux qui se placent dans [la perspective de] l'établissement spontané, il [le Fond] apparaît comme une essence condensant la multiplicité". Autrement dit, on admet peut-être une rupture de niveau entre le Fond et ce qu'il fonde, entre la substance et ses attributs et modes, mais on veut que le Fond soit malgré tout essentiellement doté de tous les attributs qu'il soutient. L'Intelligence est couramment illustrée, dans son rapport aux phénomènes, par l'image du miroir et de ses reflets; il faudrait ici imaginer des reflets qui seraient imprimés dans la matière même du miroir, des images adhérentes à sa surface. Et c'est ce dont ne veut pas notre auteur, qui refuse que le miroir soit captif des images qu'il héberge: il s'en explique en effet quelques lignes plus bas (p. 276). "Si [les modes du Fond] étaient spontanément établis, on tournerait perpétuellement dans le cycle; de ce fait la libération serait illogique, [le cycle] étant spontanément établi." Qu'est-ce à dire? C'est que, si les modalités d'existence sous-tendues par l'Intelligence appartenaient à son essence, qui est éternelle, alors notre condition présente, ce cycle ou saµsåra, dont le Buddha a souligné le caractère foncièrement pénible, serait coéternel au Fond. Ou bien, si l'on veut que la libération soit possible, que le nirvåˆa soit accessible, il faut aussi qu'il ait toujours existé, et il ne saurait être obtenu. C'est ce qu'écrit encore Klong-chen rab-'byams: "Il s'ensuivrait que le dépassement des tourments lui-même ne dépendrait [dans son obtention] de nulle condition, telle que la reconnaissance de soi. On serait en effet spontanément établi dans le nirvåˆa depuis le début." Bref, ce qui est visé dans cette critique de la doctrine du Fond spontanément établi, c'est l'idée d'un Fond originel essentiellement marqué de déterminations, qui en fait sont tout à fait adventices. La thèse attaquée est cependant un peu plus riche: elle se complète de l'éventualité d'un Fond spontanément établi en tant que base commune du cycle et de son dépassement. L'idée n'est pas univoque et la critique de Klong-chen rab-'byams est 44 subtile. Il suppose premièrement que cette base commune du cycle et de son dépassement pourrait être spontanément établie selon son mode-d'être propre, indifférent à l'égard de ces deux conditions. Mais s'il en était ainsi, le cycle et le dépassement ne se produiraient jamais sur une telle base déterminée à leur rester indifférente. Puis il fait l'hypothèse implicite d'un Fond comportant de manière immanente ces deux situations, non dans la simultanéité, car l'une répugne à l'autre, mais dans la succession. On n'est pas loin de la représentation spinoziste d'une substance impliquant une infinité d'attributs et de modes s'entresuivant selon un ordre nécessaire. Mais s'il en était ainsi, dit Klong-chen-pa, "on se libérerait sans effort"; ce qui serait fort agréable, n'était le fatalisme latent de cette position: on serait en fait une pièce d'une machinerie infinie, éternellement déterminée. Plus encore (et ici le rapprochement avec le spinozisme n'était peut-être pas si vain, étant donné les apories de la durée dans l'Éthique), notre auteur ajoute (p. 277) que "la cause et l'effet seraient contemporains." À vrai dire l'alternative est stricte: les partisans de ce Fond spontanément établi doivent ou bien nous enfermer dans un saµsåra perpétuel (puisqu'il suffit d'observer notre situation présente pour voir le ridicule de l'idée d'un nirvåˆa perpétuel), ou bien, s'ils veulent croire à un Fond commun du cycle et de son dépassement, affirmer leur coexistence perpétuelle (voire éternelle) dans un seul et même sujet. C'est affirmer massivement l'identité des contraires; c'est une thèse absurde et dénuée de sens. Ou plutôt, c'est poser la possibilité de l'existence simultanée de déterminations contraires dans une même substance; ce qui n'est pas absurde peut-être, mais répugne absolument aux tendances constantes de l'ontologie bouddhique (esquissées dans notre précédent essai). Quant à la première hypothèse, pour être moins extravagante, elle n'en est pas moins désespérante; c'est elle qu'illustre ce passage de la Sextuple sphère, cité plus bas par Klong-chen rab-'byams, qui évoque le charbon dont la noirceur ne part pas quand on le nettoie: si les maux de l'existence sont inhérents à ce qui en fait le fond, il est vain de vouloir s'en départir. Le même thème est traité dans le Tshig-don rin-po-che'i mdzod (pp. 163-164). Le texte est tout à fait parallèle, à ceci près que l'auteur y insiste davantage sur le versant optimiste -mais absurdement optimiste- de la thèse, à savoir, l'idée que les qualités de l'Éveil seraient purement et simplement innées. La chose est intéressante, dans la mesure où il y a bien une tension dans sa doctrine entre l'insistance sur la coéternité des qualités éveillées à l'Intelligence (sur le modèle du soleil et de ses rayons, que l'on a déjà vu), et la position de la nécessité d'un cheminement pour révéler ces qualités. Dans la section suivante de ce volume, on trouvera les éléments de la théorie de la non-contradiction de l'accès graduel et de l'accès subit à partir précisément d'une analyse de l'articulation et de l'opposition de l'âme et de l'Intelligence, ou de la conscience 45 (vijñåna) et de la sagesse (jñåna), chacun de ces deux registres ayant sa temporalité propre. Ici, il est net que les difficultés de la doctrine du Fond spontanément établi tiennent à l'omission de la distance, du déchirement qui oppose l'âme à l'Intelligence. Si l'âme est pensée, pour le dire en terme spinozistes, comme un mode d'un attribut de la Substance, en effet il faut bien la penser comme participant de l'infinité de celle-ci. Or c'est ce que ne veut pas Klong-chen rab-'byams, et ce passage en revue des sept thèses sur le Fond a aussi vocation à briser l'illusion à laquelle on pourrait incliner, de croire en une immanence de l'âme au Fond. Il s'agit de penser un Fond primordial à la fois parfait en son genre, et constitué de telle sorte qu'en lui serait ouverte la possibilité de l'errance, de l'égarement. Le Fond spontanément établi est une fiction qui clôture l'ouverture du Fond, en voulant à tout prix qu'il soit déterminé, fût-ce par une infinité de modes en une infinité d'attributs. On verra plus tard que la richesse infinie du Fond n'est pas de cet ordre, et n'obstrue nullement sa liberté radicale. Ici le texte de 'Jigs-med gling-pa n'est vraiment qu'une paraphrase des deux œuvres de Klong-chen rab-'byams, et il n'apporte rien de nouveau. Nous pouvons donc passer à la seconde des sept thèses sur le Fond originel. III.1.b.b. Le Fond originel conçu comme comme indéterminé (ma nges-pa) Reprenons d'abord le texte de la p. 275 du Theg-mgog mdzod, où se trouve le passage, traduit par Ph. Cornu, qui présente le sens selon lequel les six thèses unilatérales peuvent d'abord paraître recevables. On en lit dans la Liberté naturelle de l'esprit la traduction suivante: "La base est présentée comme étant incertaine, car rien n'existe qui puisse être désigné comme "ceci" ou "cela" dans l'essence de rig-pa. Cette grande absence de directions, de distinctions et d'élaborations fait que l'on dit de la base qu'elle est incertaine." Je traduirais le même passage avec quelques différences dans le choix de la terminologie: le Fond est interprété comme "indéterminé, [dans le mesure où] l'on conçoit que, puisque la quiddité (ngo-bo) de l'Intelligence (rig-pa) n'est pas établie (ma grub-pa) dans une univocité (gcig tu) assignable ('di yin), elle est non-orientée, sans parties, exempte d'épanchements discursifs [ou inexpliquée]". Il s'agit manifestement d'une thèse tout à fait opposée à la première, qui prise à la rigueur, aboutissait à la conception d'un Fond pour ainsi dire encombré, voire obstrué par les déterminités qu'il fonde. Au contraire, ici, on insiste sur le caractère inassignable de l'Intelligence, dont on ne saurait dire "c'est cela", c'est-à-dire, qui apparaît comme essentiellement indéterminée (plutôt qu'incertaine). Comme dans le cas du Fond spontanément établi, l'idée est littéralement irréprochable, mais présente des implications fâcheuses. 46 Ici encore, lisons un passage du Chos dbyings mdzod, où ce concept d'indétermination est pris en bonne part. Ainsi trouve-t-on les lignes suivantes à la p. 19 de l'édition mKhyen-brtse: "La prime-sagesse qui en soi se produit pour soi, vérité (don) originellement sans pareille, Se condense en une goutte unique qui, ne naissant point, ne s'abolit pas, Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte d'orientations [internes divergentes] comme de [toute] borne." Ce texte est assez proche de celui qui définit le Fond indéterminé. Il est en effet à savoir que la prime-sagesse (ye-shes) est un autre nom de l'Intelligence. L'expression que je traduis, un peu lourdement, par prime-sagesse qui en soi se produit pour soi est plus synthétique en tibétain, puisqu'elle se dit ran-byung ye-shes. Littéralement, on pourrait parler de prime-science auto-produite, voire, spontanée. Mais ce serait minimiser la portée de la formule tibétaine. Byung veut dire advenir, venir à la rencontre, autant que se produire. J'ai gardé l'idée de se produire, pour autant qu'elle comporte en français l'heureuse ambiguïté de la production au sens ontologique et de la production au sens où l'on dit d'un acteur qu'il se produit sur scène. Expliquons donc ce que veut dire (du moins dans ce contexte précis) l'expression rang-byung. Dans le premier sens, l'Intelligence se produit par soi (rang gis byung-ba), au sens où elle ne dépend de rien en son être; elle est absolument parlant, sur son mode propre. L'expression rang-byung se prend ici au sens métaphorique, comme le caractère de causa sui appliqué à Dieu, dont les philosophes ne croient pas réellement qu'il se produise lui-même dans une opération de création de soi. De plus, rang-byung signifie que l'Intelligence se produit en soi (rang la byung-ba, premier sens), c'est-à-dire, se déploie sur la scène qu'elle ouvre elle-même, voire, qu'elle est elle-même; dans son divertissement (rol-pa), elle ne s'écarte jamais de sa propre sphère (klong). Enfin, elle se produit pour soi (rang la byung-ba, second sens), au sens où elle est aussi bien le spectateur de cette scène qu'elle se donne en soi-même. Pour appréhender cette idée plus clairement, et revenir à notre thèse du Fond indéterminé sous son aspect défendable, et même très légitime, il faut penser à l'illustration la plus fréquente peut-être de la nature de l'Intelligence: celle du miroir. Le miroir en effet, s'il est l'étoffe même des reflets qui paraissent en lui, reste pourtant quant à soi indéterminé, ouvert à toute image possible, indéfiniment disposé à tout embrasser, sans que jamais nulle image ne laisse en lui plus de trace que "le vol de l'oiseau dans le ciel", selon une expression très courante. C'est en ce sens, en première approximation du moins, que la nature de l'Intelligence peut se conserver en son égalité immuable en dépit de tous les états d'âme dont elle se fait le substrat. 47 D'où notre texte du Chos-dbyings mdzod, sur lequel nous devons revenir: "La prime-sagesse qui en soi se produit pour soi, vérité (don) originellement sans pareille, Se condense en une goutte unique qui, ne naissant point, ne s'abolit pas, Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte d'orientations [internes divergentes] comme de [toute] borne." La prime sagesse qui en soi se produit pour soi, autrement dit ce vivant miroir perpétuel, matrice de toute situation possible, est une vérité originellement sans pareille, dans la mesure où cette vérité-là, l'ouverture, la transparence de la clarté, la "clairière" comme dirait Heidegger, où se révèlent toutes les vérités particulières possibles (celles qui sont du niveau de l'image réfléchie), est ab origine incomparable, étant le Fond de toute autre vérité possible. Ce n'est pas une vérité déterminée, mais l'évidence même, lumineuse par soi, qui éventuellement transparaît dans toute perception et dans tout discours vrai, mais que toute perception et tout discours voilent aussi bien. Cette vérité se condense en une goutte unique, qui ne naissant point ne s'abolit pas, autrement dit, sa nature reste foncièrement simple, sans disparité interne, ponctuelle, bien qu'elle embrasse également toute chose, comme le dit le vers suivant. Le thème du point infinitésimal, universellement inclusif, a ses pendants occidentaux, notamment dans la littérature alchimique; et par ailleurs il se trouve conjoint dans un fameux texte de Nicolas de Cues avec l'image du miroir, lorsque dans l'Idiota de mente il parle du miroir en pointe de diamant, image de la mens une fois soulignée par M. Magnard dans son séminaire. Cette nature "ponctuelle", c'est-à-dire simple et indivise, embrasse donc toutes choses avec égalité, à l'exemple d'un miroir, et c'est ce que signifie la fin de notre passage du Trésor de l'Élément Réel, "Indéterminée, universellement infuse, absolument exempte d'orientations [internes divergentes] comme de [toute] borne." Cela dit, reste à savoir pourquoi notre auteur tient à répudier cette vision du Fond. Elle est résumée en quelques mots dans le Trésor du sens des mots (p. 164) : "puisqu'elle n'est [de] nulle quiddité, sa nature n'est point déterminée d'une manière univoque; elle se manifeste sous quelque [forme] que, purement et simplement, l'entendement veuille lui imputer." Le Tantra qui réduit les discours en poussière (sGra thal-'gyur) (TCDz, p. 275) nous donne en vers la formule de sa condamnation: "'Gyu tshad cha nas nges-med do", c'est-à-dire littéralement: "du point de vue de la mesure du mouvement, indéterminé". Voici comment nous entendons cette formule lapidaire: comprenant le Fond à partir de la mouvante multiplicité qu'il sous-tend, et que l'entendement lui impute arbitrairement, ils le tiennent pour indéterminé. Autrement dit, le Fond est ici conçu comme une sorte de substance plastique pliable à toute construction imaginaire; ici il apparaît comme "cette étoffe dont sont faits nos songes". 48 Une citation du Tantra de la sextuple sphère vient confirmer cette lecture: "Nges-pa med-par gnas-pa la/ 'gyu-byed yid bcas rnam-par snang". Quel est le sens de cette formule? "À ceux qui se placent au point de vue de l'indétermination, [le Fond] apparaît (snang) comme (rnam-par) pourvu (bcas) de l'entendement (yid) mobile [ou mobilisant] ('gyu byed)." Pour rendre cette phrase tout à fait limpide, il faudrait sans doute présenter la théorie assez complexe du sextuple entendement (yid drug). C'est ce dont on s'acquittera plus tard. Ce qui importe pour l'instant, c'est de savoir tout simplement que le Fond est ici conçu, non seulement comme une substance plastique indéterminée, mais comme une telle substance qui serait effectivement modalisée par des caractères n'appartenant qu'à l'âme, et non à l'Intelligence, et qui la modèleraient selon leur destin propre. C'est bien ce qu'exprime notre auteur, à la p. 277 du premier volume du Thegmchog mdzod: "sa condition (gshis) n'étant point établie, [le Fond serait] indéterminé; indéterminé pour autant qu'il s'altérerait en fonction des circonstances". Il est à remarquer, pour les chercheurs qui se consacreraient à la pensée de la Grande complétude, que cette thèse est illustrée par un texte non identifié de la rubrique de l'âme (sems-sde). Cette référence allusive disparaît dans le Tshig don mdzod; elle n'est pas reprise dans le Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (le passage parallèle se trouve pp. 29-30 du troisième volume). Je crois cependant utile de le souligner, dans la mesure où les différences doctrinales, qui sont parfois posées entre les trois rubriques de la Grande complétude et leur subdivisions internes, sont particulièrement obscures (en dépit des longues dissertations que Klong-chen rab-'byams leur consacre dans le Thegmchog mdzod, pp. 104-115 particulièrement) et mériteraient d'être étudiées pour ellesmêmes. Quelle sont les arguments opposés par Klong-chen rab-'byams à cette thèse, et que peut-on en tirer quant au sens exact de celle-ci? Premièrement, l'auteur (TCDz. p. 277) ne veut pas d'un Fond qui pourrait en même temps et sous le même rapport comporter deux déterminations contraires, ce qui est un corrélat de l'idée du Fond indéterminé. Ce qui se dégage de la suite du texte, c'est avant tout la crainte d'une confusion universelle des contraires sur la base d'une telle indétermination: si la première doctrine, celle du fond spontanément établi, allait de pair avec une sorte de rigidification des possibles, voire de fatalisme, la seconde comporte une sorte de liberté confuse. Elle implique non seulement la possibilité d'une substance comportant simultanément des déterminations contraires, mais encore celle, ruineuse pour la sotériologie bouddhique, d'un Fond si sujet à toutes les métamorphoses, qu'après avoir obtenu l'Éveil des Buddha, on retomberait dans la condition cyclique, et ainsi de suite sans trêve, et au hasard. L'auteur, qui est bon dialecticien à ses heures, fait observer que l'indétermination même est détermination ("yang gzhi de nges-pa can du thal te ma-nges-pa'o zhes gcig tu 49 dam-'cha'-bar nges-pa'i phyir ro"): si toute détermination est négation, comme le dit Spinoza, réciproquement l'indétermination, comme négation de la détermination, est détermination. Ou, pour le dire dans le style sartrien, ne pas choisir, c'est encore choisir de ne pas choisir. En somme, il faudrait concevoir le Fond à la fois comme ouvert à la possibilité de l'égarement (contre la première thèse), et comme comportant un aspect spontanément parfait, selon lequel il a une affinité avec l'Éveil, qui fait que l'on ne saurait se départir de ce dernier une fois atteint (contre la thèse du fond indéterminé). En somme, ce qu'il nous faut, et ce qui est très difficile à penser, c'est un fondement qui soit aussi bien un sommet, non une matière première indéfiniment plastique, mais une sorte de clef de voûte portant tout l'édifice de l'égarement et de la libération, et se portant aussi soimême dans sa perfection propre, tout en récapitulant dans sa sphère la totalité de ce qu'elle fonde. On voit donc que le terme de Fond ou de base ne doit pas nous égarer du côté de la recherche d'un simple substrat indéfini, d'une étoffe sujette à toutes les teintures, d'une argile pliable à tous les modelages. Le Tshig don mdzod ajoute à la réfutation une rigueur un peu pesante dans l'argumentaire, mais la doctrine est la même. Le texte de 'Jigs-med gling-pa soutient notre analyse mais n'apporte rien de décisif. Nous passons donc à l'étape suivante de ce qui commence à apparaître comme une dialectique des figures du Fond. III.1.b.c. Le Fond originel conçu comme fondement substantiel de sens certain (nges-pa don gyi dngos gzhi) Cette troisième doctrine comporte une première tentative de synthèse des deux exigences, celle d'une pureté du Fond qui se conserve sur son mode propre en dépit des avatars de l'existence errante de l'âme, et celle d'une possibilité de fondation de toute la multiplicité bigarrée de l'égarement. C'est ainsi que cette doctrine se résume, selon le Tshig don mdzod (p. 165), par la formule suivante: "La quiddité [du Fond] est immuable à l'exemple de l'espace; mais [son] mode de manifestation n'est point incapable d'altération, à l'exemple de l'eau." Le premier exemple est limpide; le second demande un éclaircissement, d'autant plus qu'il semblera être contredit dans la suite du texte. L'eau dont il est question, c'est l'eau de la mer ou d'une rivière, qui pour se conserver en somme égale à elle-même dans tous ses états, n'en est pas moins brassée de vagues et de courants qui la font apparaître sous mille aspects. Il est à remarquer que de cette eau on ne dit pas qu'elle est effectivement sujette à quelque altération, mais plus précisément qu'elle n'en est point incapable. C'est insister sur le caractère superficiel et sans conséquence de cette modification toute apparente; c'est par contraste souligner cette égalité foncière à soi que ne compromet nulle variation de surface. 50 Il est clair en effet que l'accent porte ici - et c'est ce qui fera le défaut de la thèse sur la fixité du Fond. Il s'agissait de corriger l'illusion d'un Fond indéfiniment plastique (deuxième thèse) sans retomber dans la représentation d'un Fond auquel tous ses attributs et modes seraient essentiels (première thèse); on invente donc un Fond à la fois stable (comme le premier) et dénué d'attributs essentiels (comme le second). C'est ce que dit le passage du Theg-mchog mdzod (p. 275) traduit par Philippe Cornu: "la base est présentée comme certaine ou établie, car rig-pa dans son essence est immobile et immuable." Je le retraduis à ma façon: "[On conçoit le Fond comme] déterminé, en concevant la quiddité de l'Intelligence comme immuable et inaltérable." Qu'une telle thèse, ici encore, soit vraie à la lettre tout en étant fausse dans son unilatéralité, c'est ce que je ne crois pas avoir besoin d'établir, cette fois, en ayant recours au Trésor des Écritures. L'Intelligence en effet est certes éternelle, et comme telle pardelà toute altération comme tout mouvement. Mais il n'en est pas moins clair que concevoir l'éternel sous les espèces du fixe, du stable, c'est le confondre avec le perpétuel; c'est représenter ce qui est atemporel sous la forme de l'indéfiniment perdurable. Cette troisième thèse n'est en somme pas moins réifiante que les deux premières. Dans le Theg-mchog mdzod (pp. 278-279) notre auteur en présente la réfutation: selon cette thèse, "en quiddité elle n'est sujette (mi btub) à [nulle] altération (bsgyur du) [sur] le mode (tshul) des non-êtres apparents (med-snang)." La formule est un peu curieuse et surtout excessivement lapidaire. La suite nous permettra de comprendre qu'il s'agit de poser un fond immuable non seulement quant à sa quiddité, ou son essence, mais encore quant à son apparence 45 . Celle-ci était illustrée par cette eau dite non impropre aux métamorphoses, mais dont il faut insister sur la conservation à l'identique sous tous ses masques. À cet égard, la quatrième thèse apportera un correctif en supposant un Fond immuable en essence, mais infiniment plastique dans ses manifestations. Il est très clair d'une part que l'agencement des six thèses rejetées par Klong-chen rab-'byams est tout à fait dialectique, et d'autre part qu'il est précisément question d'ontologie et de rien d'autre, ce qui est de nature à surprendre les connaisseurs de la philosophie bouddhique. Ici, peu à peu, on s'arrache aux diverses thèses ontico-ontologiques, autrement dit, à toutes ces doctrines qui prennent le Fond pour quelque étant. 45 — Comme on le verra plus clairement au fil des analyses qui seront présentées dans les années suivantes de ce séminaire, l'opposition de l'essence et de l'apparence (gnas-snang) est un trait caractéristique de la réalité superficielle, qui n'est jamais précisément ce qu'elle est (et cela en raison de sa liaison avec l'âme comme être sorti de sa condition vraie). Certes, du point de vue superficiel de l'apparence (snang-tshul), l'essence est extérieure; mais du point de vue de l'essence (gnas-tshul), l'opposition est surmontée et l'apparence embrassée et reprise dans l'essence. Cette pensée est développée par 'Ju Mi-pham dans le gNyug-sems 'od-gsal skor gsum. Il s'ensuit que l'opposition de l'essence et de l'apparence n'est pas rigoureuse en ce qui concerne le Fond. 51 Revenons au Trésor du véhicule suprême (TCDz): "C'est pourquoi il ne convient pas (mi thad) que d'un tel Fond (gzhi de las) soit issu ('byung-bar) le cycle ('khor-ba), et (cing) nul (su yang) ne pourra (mi rung) se libérer." Là encore, ce passage est très dense; il faudrait l'amplifier. Je le comprends ainsi: puisque le Fond est immuable non seulement dans son essence mais encore dans son apparence, nulle chose n'en saurait être dérivée. Dès lors, ou bien le cycle des existences est étranger à son essence, et il n'en dérivera pas; ou bien son essence comporte le cycle, et dans ce cas c'est la libération, autrement dit le dépassement de l'existence cyclique, qui devient rigoureusement impossible. L'argument est réversible et fonctionne aussi en posant un nirvåˆa inhérent à l'essence du Fond: "[Ou] si le dépassement (myang 'das) était [donné] (yod) depuis le commencement (thog-ma nas), il n'y aurait pas de différence (khyad med) [entre cette thèse] et [celles,] sempiternalistes (rtag-pa), des infidèles (mu-stegs); or (la) [cela] contredit ('gal) la thèse ('dod-pa) [selon laquelle] on se libère (grol-bar) sur la base de causes et conditions (rgyu rkyen las)." Cette thèse [selon laquelle] on se libère sur la base de causes et conditions est la pensée générale du bouddhisme, qui fait de l'Éveil non une grâce par lequel se dispenserait spontanément le divin, mais l'œuvre de l'adepte. Il est curieux malgré tout qu'elle soit ici alléguée sans plus, étant donné le fait que la tradition de la Grande complétude, à laquelle adhère notre auteur, n'est pas sans la remettre en question. Je pense que ce qui préoccupe essentiellement Klong-chen rab-'byams, c'est, dans cette rigidité ontique attribuée ici au Fond, l'incapacité qui en découlerait pour ce Fond de fonder également l'égarement et la libération, l'occultation et le dévoilement. Le texte du Trésor du véhicule suprême n'est pas ici simplement résumé, mais aussi complété, par le Trésor du sens des mots (TDDz, p.165): "Si [l'on voulait que le Fond] soit purement et simplement (kho-na) inaltérable ('gyur-med), cela reviendrait au même (gcig-par thal-ba) que professer [de concert avec les doctrines brahmaniques] une ipséité perpétuelle (bdag rtag-pa). [Ici la ponctuation du texte est corrompue, et semble inviter à une autre lecture, également acceptable sur le plan du sens, mais qui semble peu vraisemblable d'un point de vue grammatical: "cela entraînerait fatalement la thèse d'une ipséité perpétuelle (bdag rtag-pa) et [substantiellement] une."] Il s'ensuivrait fatalement l'impossibilité de [se] libérer par l'effort, puisque l'Intelligence impure ne serait pas susceptible de devenir une Intelligence pure. Si [le partisan de cette thèse] souscrit [à ce corollaire de sa position], il s'ensuivra cet inconvénient, que [pour lui] il sera vain de comprendre le Fond comme de méditer le 52 chemin, et qu'il sera impossible de renverser l'égarement au moyen de la compréhension du Fond." Dans le Trésor du véhicule suprême, un contradicteur imaginaire prend la défense de la thèse du Fond déterminé, en posant entre le cycle et le dépassement un rapport de type phénomène / essence. Il s'agit de dire que le Fond est en soi éternellement parfait, mais qu'il peut apparaître imparfait. Mais la doctrine (qui pourrait s'autoriser de tel passage du Dharmadharmatåvibha∫ga attribué à Maitreya) est inconsistante, dans la mesure où la possibilité de cette distinction apparence / essence est exclue par la manière même dont on a d'abord conçu le Fond. Celui-ci a été posé dans une stabilité si massive, si monolithique, qu'il est impossible de poser en lui le décollement, la distanciation interne qui rendrait possible l'apparition d'une apparence distincte de l'essence: "Et si même [le contradicteur] professait que, la quiddité du cycle étant dépassement, elle ne changera pas [lors de la délivrance, on lui répondrait que] si la quiddité [du saµsåra] était nirvåˆa, il ne serait pas utile de [s'en] libérer, de même qu'il n'y a pas lieu de rendre le feu chaud maintenant [puisqu'il est d'ores et déjà chaud par nature]." On voit bien qu'ici encore, le défaut stigmatisé tient à l'idée d'une fixité, d'une déterminité absolument stable, du Fond. Dans le Theg-mchog mdzod, l'auteur invente pourtant une réponse assez subtile à ses propres objections, réponse qu'il récuse ensuite. Cette réponse consiste à poser un Fond stable dans sa perfection propre, mais apparaissant à l'entendement (blo) sous diverses guises, en fonction des modifications du point de vue de cet entendement. Autrement dit, l'idée précédemment rejetée est réaffirmée, moyennant la supposition d'un sujet, extérieur au Fond, qui le contemple et, le cas échéant, se méprend sur sa nature. Mais d'où vient cet entendement, et d'où se place-t-il pour parler? Quel est ce point de vue? Lisons le texte: [p. 279] — "Cela [=se libérer du cycle des existences] est utile du point de vue [superficiel de] l'entendement", dira-t-on. — Mais cela répugne à [votre thèse, qui comporte que] son mode de manifestation [même, et non seulement son essence,] est immuable. —[Soit; cependant,] on dira [encore] que [tel] est le mode de manifestation du Cycle, mais non celui du Fond. —[Cela] implique fatalement (thal) que le Fond soit pourvu de ces deux [modes]; hors du Fond (gzhi las logs nas) il ne [saurait] en effet y avoir (yod-pa'i phyir, sic pour med-pa'i phyir) [quelque] mode de manifestation cyclique [que ce soit]." — L'argumentation se poursuit ainsi quelques lignes encore; nous croyons superflu de la suivre en détail, et préférons en réserver la traduction pour une future publication. 53 Au demeurant, le sens intentionnel du raisonnement est lumineusement dégagé par le passage parallèle du Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (vol. IV p. 30): "Ayant compris ce Fond, conçu comme déterminé, il faudrait que l'objet de compréhension (rtogs-gzhi) ait comporté le nirvåˆa avant même [l'opération de] compréhension, ce qui s'accorde avec l'opinion sempiternaliste des infidèles, et contredit la thèse d'une libération par causes et conditions (…)." En somme, comme d'ailleurs on le verra plus clairement à la lecture du troisième essai compris dans ce volume, plusieurs auteurs tibétains sont soucieux de conjuguer l'accès graduel et l'éternité de l'Intelligence, en rejetant aussi bien l'idée d'un cheminement qui forge de toutes pièces les qualités de l'Éveil, que la représentation d'une préexistence perpétuelle de l'Éveil comme en deçà de l'illusion, "sous le voile de måyå", comme diraient les brahmanes. l'Intelligence est éternelle, et pourtant elle se révèle un jour; elle est toujours parfaite, et pourtant cette perfection, en soi complète par soi, ne surgit qu'à la faveur de la sublimation progressive de l'âme en Intelligence. Ou encore, l'Intelligence est le Fond primordial de l'âme, mais d'un autre côté elle n'existe qu'après que l'âme l'a longtemps cherchée. L'âme trouve son fondement en se surmontant; dans son Fond elle s'abolit, englobée (zlum-pa) dans la sphère d'Intelligence sans avant ni après. III.1.b.d Le Fond originel conçu comme pouvant se transformer de toute manière (cir yang bsgyur du btub-pa) Nous avons parcouru les trois premières thèses d'une manière assez détaillée; on y voyait (1) le Fond conçu comme une substance universellement inclusive et réellement déterminée par tous les modes et attributs qu'il fonde (gzhi lhun-grub); (2) puis il apparaissait comme une substance indéterminée, susceptible de se recevoir toute information possible, comme la matière première des aristotéliciens; (3) puis il était conçu comme un fondement universel se maintenant égal à travers ses métamorphoses apparentes, unissant donc à la plasticité la stabilité. Cependant, le retour massif de la stabilité, de la fixité ontologique, se faisait tout de même au détriment de l'ouverture et de la plasticité. Or dans la quatrième thèse que nous allons maintenant présenter brièvement, notre auteur essaie de donner plus de consistance à cette idée d'une souplesse du Fond, puisqu'il est conçu cette fois comme pouvant se transformer de toute manière (cir yang bsgyur du btub-pa). Ce contraste entre la troisième et la quatrième conceptions du Fond (l'une plus fixiste et l'autre intégrant davantage le mouvement) est heureusement soulignée par Ph. Cornu dans le même passage de sa Liberté naturelle de l'esprit (p. 153), où il écrit les lignes suivantes, transposant un passage du TCDz (p. 275 du vol. I): "La base est présentée comme certaine ou établie, car rigpa dans son essence est immobile et immuable. 54 La base est présentée comme étant capable de devenir n'importe quoi, car on affirme qu'au sein de l'essence de rigpa émerge n'importe quoi." Je traduirais la deuxième formule d'une manière légèrement différente: "concevant qu'en la quiddité de l'Intelligence, toute [chose] peut se faire jour ('char), on professe qu'elle est susceptible de se modifier de tout manière." Il y a là de ma part certainement un jeu de mots sur 'char, qui veut dire certainement apparaître, tout simplement, mais avec une connotation de surgissement, restituée dans la version de Ph. Cornu par le verbe français émerger. Mais le verbe tibétain shar s'applique préférentiellement au soleil ou à quelque autre luminaire, qui en émergeant de la nuit dans sa clarté propre, illumine et révèle en même temps le paysage alentour. Il me semble que le tibétain shar dénote avant tout le premier aspect -émerger de la nuit dans sa clarté propre, dans sa lumineuse évidence- tandis que 'char signifierait le second aspect -révéler toutes choses par l'effusion de cette lumière qui les arrache aux ténèbres. Par exemple, l'expression: Ka-dag rang byung rang shar, titre d'un cycle de révélations de Rig-'dzin rGod-ldem, s'entend: la pureté primordiale, qui se produisant en soi et pour soi, surgit par soi dans sa clarté propre. Mais ici nous avons le verbe 'char; il dénote métaphoriquement le type de rapport du Fond aux phénomènes qu'il fonde: le Fond est à la fois comme un soleil qui les révèle, qui leur confère leur visibilité propre, et la source de leur être. Nous ne hasarderons pas ici un parallèle avec la République de Platon, où le soleil du Bien est aussi bien ratio cognoscendi que ratio essendi des Idées (immédiatement) comme des phénomènes du monde sensible (médiatement). Toujours est-il, si nous voulons le dire à la faveur d'une expression française aussi heureusement ambiguë, que l'Intelligence est ce qui donne le jour aux phénomènes, c'est-à-dire à la fois les engendre et les illumine. Il faudrait être poète pour traduire, et même seulement pour lire Klong-chen rab-'byams, sans manquer de voir ce genre de subtilités. C'est de la manière la plus naturelle qu'il conjoint l'être comme fondement et l'être comme "clairière", pour le dire à la manière de Heidegger. Reprenons donc notre première sentence: "concevant qu'en la quiddité de l'Intelligence, toute [chose] peut se faire jour ('char), on professe qu'elle est susceptible de se modifier de tout manière." la formule s'entend, dans son sens le plus favorable, et auquel l'auteur ne trouverait rien à redire, si l'on médite les images lumineuses connotées par la formule. Il s'agit de penser que l'Intelligence à la fois manifeste les choses (comme la lumière d'une lampe révèle toutes choses dans une pièce obscure), et se manifeste sous la forme de toutes ces choses (comme une lumière blanche diffractée par un prisme se donne sous la forme de toutes le spectre des couleurs diaprées). Bref l'Intelligence est de toute chose et de toute âme le cœur révélateur, qui la pose dans l'être et lui confère sa clarté propre comme en l'éclairant du dedans. 55 Quel est donc le défaut de cette thèse qui paraît nous tirer de la perspective bornée des trois précédentes? Elle se trouve définie plus précisément plus loin dans le TCDz (p. 279): "[sa] quiddité étant indivise et non orientée, son apparence (snang tshul) est sujette à toute altération." Qu'est-ce à dire? Sans suivre le détail de l'argumentation, il apparaît que notre auteur fait grief à cette doctrine de deux lectures différentes qui en sont possibles, et qui toutes deux sont irrecevables: soit on retombe dans les apories du Fond indéterminé (deuxième thèse), en posant comme Fond un fantôme inconsistant, sans teneur propre, au risque d'une confusion universelle sur le plan des phénomènes; soit on essaie de donner au Fond une teneur essentielle propre, mais dans ce cas c'est sa disponibilité pour toute métamorphose qui devient inintelligible. Ce qui est mal maîtrisé dans cette thèse, c'est la distinction de l'essence et de l'apparence, artifice qui est censé permettre de concilier la diversité changeante de ce que soutient le Fond, avec sa persistance selon son mode propre. Or comme le fait observer l'auteur, tant qu'on en reste à une ontologie sommaire, qui se paie de mots, on demeure captif d'alternatives ruineuses, comme celles de la permanence et de l'impermanence: le fond est-il permanent? Il sera impropre à recevoir en soi des modes divers et changeants. Est-il impermanent? Il n'y a plus guère de sens alors à parler d'un Fond, puisqu'enfin il se confond avec le flot changeant des phénomènes. Bref, la quatrième thèse ne présente qu'une synthèse toute verbale et stérile de la deuxième et de la troisième. Le Trésor du sens des mots (TDDz, œuvre du même auteur, Klong-chen rab-'byams, mais plus tardive) n'apporte rien de nouveau au texte du Trésor du véhicule suprême, et les précisions données par le passage parallèle du Kun-mkhyen shing-rta de 'Jigs-med gling-pa (vol. IV p. 30) sont trop subtiles pour valoir d'être mentionnées dans cet exposé. Passons donc à la cinquième thèse. III.1.b.e. Le Fond originel conçu comme quelque chose dont tout peut être pensé (cir yang khas-blang du btub-pa) L'intitulé même de la thèse en souligne d'emblée l'étrangeté. Il s'agit en substance de vider l'absolu de toute déterminité pour sortir de l'alternative de la stabilité et de la métamorphose. Si le Fond a en propre de n'être en soi rien d'arrêté, comme un espace béant, il accueillera sans doute en lui tous les aléas du monde phénoménal, sans y perdre sa caractéristique essentielle, puisque celle-ci consiste à ne pas en avoir. Ce qui a en propre de n'avoir rien en propre ne peut certes pas être dépossédé; dire que l'on ne peut mettre le néant en danger est une affirmation aussi oiseuse qu'elle est irréfutable. Que dit la thèse, selon son acception favorable? Ph. Cornu écrit, toujours en traduisant un passage de la p. 275 du TCDz: 56 "La base est présentée comme étant capable de soutenir n'importe quoi car, en disant que l'essence de rigpa est la source de tous les phénomènes du saµsåra et du nirvâna, on affirme que la base est susceptible d'être le soutien de toutes choses." Cette fois, il faut dire que nous ne comprenons pas du tout le texte dans le même sens; car je crois que si khas len-pa veut bien dire soutenir, c'est au sens seulement de soutenir une thèse, autrement dit, de professer une doctrine. Ce n'est pas la base -ou le Fond - qui est capable de soutenir n'importe quoi; c'est plutôt qu'il pourrait faire également l'objet de n'importe quelle affirmation. On pourrait en dire tout et n'importe quoi; il pourrait sans difficulté être décrit dans les termes les plus contradictoires. Cela dit, il est vrai que ce passage n'est pas très explicite. Voici comment nous le traduirions: "Pensant qu'en la quiddité de l'Intelligence se produit [indifféremment] tout ce qui relève du cycle et du dépassement, on [la] conçoit comme quelque chose dont n'importe quoi peut être pensé." Sur ce point, le Tshig don mdzod (p. 166) seul est passablement explicite: "La quiddité de toutes les substances étant infondée et se faisant jour sous [des formes] diversifiées, elle est donc [indifféremment] conçue comme n'importe quoi." C'est une manière de penser qui rappelle celle du fondateur indien de la philosophie du madhyamaka, Någårjuna, lorsqu'il écrit dans les MËlamadhyamakakårikå la stance célèbre: "Si la vacuité est rationnelle, tout est rationnel; Si la vacuité est absurde, tout est absurde." Cette formule un peu absconse, que nous avons commentée dans le précédent essai, veut dire que les phénomènes ne sont possibles, en tant que phénomènes, que parce qu'ils n'ont pas d'être absolument parlant. Pour le dire très schématiquement, si les choses existaient par essence, si elles se posaient elles-mêmes dans l'être, si elles étaient causa sui (pour autant que le terme ait un sens intelligible), il s'ensuivrait du moins un monde absolument fixe, inerte, sans interaction ni communication, où chaque chose reposerait sempiternellement dans sa propre suffisance close sur soi. C'est donc grâce à un certain défaut ontologique, c'est grâce à l'indigence de chaque étant, que le monde est possible comme un flux de phénomènes interdépendants, corrélés, en constant devenir. À ce titre, la vacuité, qui est le nom de ce défaut d'être dans le madhyamaka, n'est pas seulement ce par quoi les phénomènes ne sont presque rien, elle est aussi ce par quoi leur existence, ou du moins leur manifestation, est rendue possible. Bref, pour résumer tout cela en une formule plus frappante: c'est parce que rien n'existe que tout existe; autrement dit, dans le style de la scolastique bouddhique, la vacuité est indissociable de 57 la coproduction conditionnée; loin d'être contradictoires, inexistence dans l'absolu et existence de surface sont véritablement comme l'envers et l'endroit d'une même condition ontologique. Notre propos n'est pas ici l'interprétation du madhyamaka; il en sera question dans le troisième essai compris dans ce volume, relatif aux lectures diverses dont cette doctrine a pu faire l'objet au Tibet. Toujours est-il que c'est à partir de ce genre de considérations que la cinquième thèse sur le Fond devient intelligible. En effet, on appelle ici du nom métaphorique de Fond ce simple caractère infondé des phénomènes, lequel est selon le madhyamaka précisément ce qui fait l'ouverture du processus de l'existence. Rappelons la formule du Trésor du sens des mots: "La quiddité de toutes les substances étant infondée et se faisant jour sous [des formes] diversifiées, elle est donc [indifféremment] conçue comme n'importe quoi." "La quiddité de toutes les substances" n'est rien d'autre que leur manque de substantialité; leur quiddité est de n'en avoir pas. Cette quiddité est naturellement "infondée", ou plutôt "infondation" (autre lecture possible du vocable tibétain gzhi med). C'est bien cette radicale infondation qui permet l'ouverture du processus de l'interdépendance des phénomènes; on peut bien dire à ce titre qu'elle "se fait jour sous [des formes] diversifiées". Au juste, de cette vacuité on ne peut rien dire; toute définition, toute tentative de détermination étant également vouée à l'échec, en un sens toutes se valent; c'est parce qu'elle est inconcevable qu'elle "est donc [indifféremment] conçue comme n'importe quoi." Mais ce qui se joue en même temps dans cette thèse, c'est manifestement une tentative en vue de surmonter la distinction entre essence et apparence du Fond, introduite dans les deux dernières thèses pour concilier les métamorphoses infinies des phénomènes avec la stabilité supposée du Fond. Ici, la quiddité du Fond n'est plus que la nature même des phénomènes, considérée seulement d'une manière abstraite et générale. De ce fait, il y a un progrès certain par rapport aux deux thèses précédentes: il n'y a plus de contradiction entre cette quiddité et la production des phénomènes. Dans le détail, les réfutations de cette thèse ne sont pas très intéressantes; nous nous en dispenserons. Le point central est avant tout que dans cette perspective, en définitive, il n'y a plus de Fond du tout; il n'est qu'une abstraction vide, parce qu'il s'est dissous dans le processus phénoménal. (F) Le Fond originel conçu comme divers (sna-tshogs) Cette thèse est la plus paradoxale de toutes, car si elle confond comme la première des six le Fond avec la totalité des phénomènes, elle enlève même à cette totalité l'unité substantielle qui lui était supposée dans la doctrine du Fond spontanément établie. Ici, le 58 Fond n'est vraiment qu'un nom, pas même une désignation abstraite pour la condition phénoménale en général, mais un terme générique enveloppant tout indifféremment. Le Fond, ici, c'est le tout, pris en vrac et sans aucun principe d'unification. Ce n'est pas même le Fond du divers, c'est le divers même, dans tout son disparate et son incohérence. Enfin dans cette dernière des six thèses erronées, c'est le concept même d'un Fond qui disparaît sans laisser aucune trace. Nous cherchions la nature des choses, et on nous donne une simple liste des choses, dans leur profusion infinie et chaotique. il n'y a rien à ajouter sur cette thèse tout à fait inepte. Nous avons donc achevé notre tour d'horizon des six thèses erronées sur le Fond. Récapitulons rapidement l'ensemble, pour montrer la logique de ce qui apparaissait d'abord comme un inventaire incohérent: T ABLEAU DES SIX T HESES RELATIVES AU FOND dans le TCDz et le TDDz Multiplicité Unité Essence gzhi lhun-grub substance unique dotée de modes multiples Essence et apparence gzhi ma-nges-pa (4) gzhi cir yang bsgyur essence unique sous du btub-pa des formes multiples même idée, mais avec plus d'insistance sur la plasticité Apparence (1) (2) gzhi nges-pa substance unique apparaissant sous la forme d'une multiplicité illusoire (3) (5) gzhi cir yang du khas-blangs su btub-pa (6) gzhi sna-tshogs-pa Fond confondu avec Fond comme concept la somme des détails abstrait de la phénoménalité du monde phénoménal IV. La juste conception du Fond originel 59 Après ces questions importantes, mais qui n'en avaient pas moins un caractère simplement préparatoire relativement à notre objet central, il nous faut aborder enfin un ensemble de points plus essentiels. Nous aborderons en effet (1) la juste conception du Fond originel d'une part, et (2) la genèse de l'âme (dans une procession à partir du Fond qui est aussi bien un arrachement, un éloignement et une perte de la condition de pureté primordiale). Dans son livre, La liberté naturelle de l'esprit, Philippe Cornu consacre près de quarante pages (pp. 154 - 191) à ces thèmes. On y trouve une paraphrase de plusieurs chapitres du Trésor du véhicule suprême (TCDz) de Klong-chen rab-'byams, agrémentée de nombreuses citations de ce traité. On supposera ces pages connues dans leurs grandes lignes; nous serons bref là où le travail de Ph. Cornu entre dans le détail. Nous aurons à cœur, en revanche, de souligner les enjeux spéculatifs, qu'il n'est pas dans la vocation de La liberté naturelle de l'esprit de développer. On consultera également avec profit les pages 205 sqq. du livre de Tulku Thondup, Buddha Mind. Le Fond originel de pureté primordiale [IV.a — La nature du Fond ne se comprend qu'à partir de la considération de sa double — Comprendre ce qu'est le Fond, ce n'est pas envisager sa nature abstraitement de sa relation à ce qu'il fonde. Son essence ne se découvre au contraire que par l'examen de sa fonction fondatrice. Nous revenons à notre point de départ, objet d'une perplexité légitime: ni le Fond, ou Intelligence, ni l'âme, ne s'entendent clairement si on les considère séparément. Certes, ces deux réalités ne sont pas sur un pied d'égalité; certes l'âme est une forme de déviation de l'Intelligence, autant ou plus qu'elle n'en est le phénomène, la manifestation. Certes, l'Intelligence pourrait exister sans l'âme, et non l'inverse. Mais l'Intelligence ne se comprend dans son aspect de Fond, et plus précisément de Fond d'avènement ('char gzhi), qu'à partir de la considération de ce qui, précisément, advient à partir d'elle. Or l'Intelligence est Fond d'avènement à deux égards, et en deux sens assez divers: (1) sa nature s'exprime proprement dans ce que la tradition nomme l'épiphanie du Fond (gzhi-snang), qui en est le "divertissement pur" (dag-pa'i rol-pa); (2) elle s'exprime de manière impropre dans la constitution de l'âme, son "divertissement impur" (ma-dag-pa'i rol-pa). Nous allons expliquer ces deux aspects de l'expressivité du Fond; il est à noter, avant toute autre chose et pour éviter toute confusion, que pur et impur s'entendent ici sans trop de connotations axiologiques: cette pureté n'a rien à faire avec la propreté, mais avec la propriété; le divertissement pur, c'est l'effusion spontanée de l'Intelligence selon son dynamisme propre, tandis que le divertissement impur est une expression distordue, conditionnée, dévoyée de l'Intelligence. dimension fondatrice; divertissement pur et impur] 60 — En tout état de cause, la nature de l'Intelligence, ou Fond d'avènement, s'éclaire par la considération de sa double expression. Celle-ci peut se comprendre analogiquement par comparaison avec la manière dont l'Intelligence ou monde intelligible d'une part, et l'âme avec ce qui dépend d'elle d'autre part, se fondent chacune à sa façon sur l'Un, dans le système de Plotin. L'Un est leur base commune; mais l'Intelligence est une sorte de déploiement spontané et de réflexion directe à l'infini de l'Un, tandis que l'âme ne se constitue qu'en se détournant du principe, sur lequel cependant elle se fonde. Quand on y réfléchit, texte en main, les parentés de structure entre les deux doctrines semblent assez remarquables. [IV.b — Comparaison avec les trois hypostases plotiniennes] [IV.c — La distinction du divertissement pur et du divertissement impur en relation avec la distinction des deux point de vue, celui de l'Intelligence et celui de l'âme; asymétrie de ces deux points de vue] En vérité, la distinction des deux aspects de l'expression du Fond, ou de sa manifestation, ne doivent pas s'entendre comme deux réalités en soi distinctes. C'est-àdire qu'on pourrait demander à qui prétendrait embrasser les deux aspects dans un seul regard, les juxtaposer et les comparer, à quel point de vue il se place pour parler. Ce n'est pas à dire qu'un tel point de vue soit impossible; il est censé être constitué dans la théorie de la double science des Buddha. Mais, selon le bon précepte alchimique, il faut toujours commencer en séparant les principes pour les mieux conjoindre ensuite; il faut d'abord présenter les moments dans leur opposition abstraite, pour mieux montrer ensuite leur synthèse. D'un certain côté, on peut dire que c'est la distinction des points de vue -celui de l'Intelligence et celui de l'âme- qui fonde l'opposition des deux formes de manifestation du Fond. Mais cette solution est encore trop simple, parce que l'Intelligence est aussi l'essence de l'âme (sems-nyid), de sorte qu'en définitive le point de vue de l'âme est en tant que tel nul et non avenu. Seul le point de vue de l'Intelligence est en soi vrai; celui de l'âme n'est justifié qu'en tant qu'il est d'une certaine manière enveloppé ou récapitulé dans celui de l'Intelligence. C'est pourquoi nous commençons par présenter le point de vue de l'Intelligence, puis la genèse du point de vue de l'âme, à partir d'une forme d'aliénation ou d'extranéation de l'Intelligence. — Précisément, si l'on considère l'Intelligence comme Fond de l'âme, mais en prenant la chose du point de vue de l'Intelligence elle-même, on en vient à présenter le Fond originel comme pourvu de trois aspects, en dépit de son essentielle unité; ces trois aspects, quiddité (ngo-bo), nature (rang-bzhin) et compassion (thugs-rje), ont été présentés dans plusieurs livres; mais il apparaît que l'on a parfois manqué de rigueur sur ce point, ou du moins que l'on n'a pas toujours précisément replacé ces doctrines dans leur juste perspective. [IV.d — Trois aspects du Fond: quiddité, nature et compassion] — On pourrait s'intéresser aux préfigurations de ces thèmes, qui me semblent devoir être cherchées dans la théorie du triple Corps (trikåya) des Éveillés, et plus précisément dans la théorie du [IV.e — Préhistoire de ces doctrines dans le corpus attribué à Maitreya] 61 rapport du Corps formel (rËpakåya) au Corps de Réalité (dharmakåya), telle qu'elle se trouvé développée particulièrement dans les cinq traités attribués à Maitreya. Ainsi, le nom même de "compassion" ne s'entend que lorsqu'on comprend la fonction de ce troisième aspect dans l'œuvre salvatrice d'un Buddha. Tout se passe (toutes choses égales d'ailleurs) comme si, en philosophie occidentale, des modèles empruntés à une théologie de l'incarnation servaient à penser -par analogie et par opposition- le rapport de Dieu aux créatures. Mais notre propos ici n'est pas de philologie historique; il n'est pas même celui de l'histoire des idées, mais nous avons simplement en vue une lecture philosophique de l'œuvre de Klong-chen rab-'byams. Que sont donc ces trois aspects du Fond? Je passerai rapidement sur les deux premiers, car ici c'est le troisième, la compassion (thugs-rje) qui doit retenir notre attention. [IV.f — Distinction de deux présentations du triple aspect du Fond dans le sNying-tig: celle, conceptuelle, du khregs-chod, et celle, mythique, du thod-rgal] — Il y a au juste deux manières de présenter ces trois aspects: celle, atemporelle et plus conceptuelle, du système dit "de l'abrupte infraction" (khregs-chod) et celle, de forme mythique et comportant une apparence au moins de successivité, du système de la "transgression de [la limite] supérieure" (thod-rgal). Cette distinction n'est pas une vaine subtilité, soit dit à l'attention ceux qui sont le plus avertis de ces questions: dans le système doctrinal du thod-rgal, il faudrait bien distinguer, dans la présentation de ces trois aspects, la variation de leurs fonctions, voire de leur nature, selon les moments: celui du Fond primordial dans son involution originelle, celui de l'épiphanie du Fond (gzhi-snang), celui de l'égarement des êtres animés, avec le cas particulier du moment de l'état intermédiaire entre la mort et la renaissance (spécialement le chos-nyid kyi bar-do), celui du chemin des quatre visions, celui enfin de l'état d'Éveil achevé. Mais comme un tel exposé serait trop lourd pour la présente occasion, nous le réservons pour une autre occasion; nous prendrons ici les choses sous l'angle atemporel de l'abrupte infraction, qui ne fait pas acception de ces moments divers de la base, du chemin et du fruit. [IV.g — Présentation des trois aspects du Fond, quiddité, nature et compassion, ainsi que — En fait, la meilleure présentation liminaire de ces trois aspects (quiddité, nature et compassion), et des trois aspects du troisième (expressivité, divertissement et parure), requiert l'usage de métaphores. Ce n'est pas que la doctrine substitue à la rigueur des concepts la séduction des images; mais, en première approche du moins, ces illustrations peuvent nous permettre de prendre nos repères dans cette pensée plus que subtile. des trois modalités de la compassion, à partir de l'exemple du miroir] L'usage tibétain varie passablement les métaphores (dpe) qui servent à présenter la nature du Fond, voire, les symboles (brda') qui ont vocation à nous y confronter. Mais 62 pour bien montrer l'articulation de ces divers modes d'un même Fond, nous utiliserons une seule comparaison dans toute la richesse de ses aspects: celle du miroir. Le rapport du miroir à ses images, la faculté qu'a le miroir de faire paraître des images infiniment variées sans être lui-même altéré, bref, la constitution singulière de cet objet, va nous permettre de découvrir analogiquement la nature du Fond. — La quiddité (ngo-bo) est dite primordialement pure (ka-dag), terme qui est parfois glosé par l'idée de vide (stong-pa). Le vide dont il est ici question, ce n'est pas le vide de ce qui est inconsistant, ontologiquement déficient. C'est pourquoi, je le souligne au passage, il est absurde d'identifier directement ce vide avec la vacuité dont il est question dans la philosophie de la voie médiane ou madhyamaka. Il y a un lien, naturellement, entre l'essence du Fond et le mode-d'être des phénomènes; mais sa présentation philosophique est assez complexe46 . C'est plutôt le vide de ce dont la nature n'est pas assignable, de ce qui est indéfiniment ouvert et se conserve toujours dans sa pureté native, sans être jamais informé, façonné, par quelque transformation adventice que ce soit. Soit un miroir: quelque image qui se dessine en lui, il reste pour ainsi dire toujours vierge, sans nul trouble, immaculé en lui-même, innocent, comme s'il ne lui était jamais arrivé de refléter nulle image. Il a une manière particulière d'être vide: aussi variés que soient les reflets qui paraissent en lui, ils ne sont pas lui, ils n'intéressent pas son essence, qui reste égale à elle-même, à la fois indéterminée (sans forme ni couleur arrêtée) et parfaitement déterminée (se conservant toujours telle quelle, sur son mode propre). Cet exemple vraiment lumineux nous fait sortir d'un seul coup des apories des six thèses erronées sur le Fond. [IV.h — Quiddité] — On voit bien que ce qui est ici nommé pureté primordiale, ou vacuité du Fond, n'est que l'envers, la face négative, de son ouverture à l'infinité des possibles. Le miroir est vide, c'est-à-dire dénué de toute image inhérente; mais sa manière d'être vide n'est pas celle d'un mur blanc dénué de tout ornement. C'est un vide plus radical, car, si le mur blanc a du moins une couleur propre, le miroir, lui, n'en a pas; mais en même temps cette vacuité est compensée par une sorte de fécondité illimitée, la limpidité propre au miroir. Or cette limpidité, essentiellement liée au vide du miroir, illustre admirablement ce que nous appelons la nature du Fond, dite spontanément établie (lhun-grub), claire (gsal-ba) et infinie (ma-'gags). Comme la vacuité de la quiddité du Fond pouvait prêter à certains rapprochements superficiels avec quelquesunes des thèses erronées sur le Fond, de même voyons-nous reparaître ici le caractère spontanément établi, qui rappelle la première de ces thèses. Mais il est trop clair que le sens n'est pas le même dans l'un et l'autre cas. La thèse du Fond spontanément établi [IV.g — Nature] 46 — Même les constructions du système philosophique dit gZhan-stong-pa de Dol-bu-pa Shes-rab rgyal-mtshan (voir dans l'essai suivant, la présentation de ses doctrines) restent trop naïves pour bien saisir la nature de ce rapport entre pureté primordiale et vacuité. 63 nous montrait un Fond comme obstrué, étouffé par la trop grande richesse de sa détermination; ici au contraire, il est aussi libre, béant, inconditionné, qu'il est spontanément établi. Le caractère spontanément établi a ici trait à l'évidence propre du Fond: l'Etre de tous les étants se présente dans sa clarté essentielle. — Ce qui est clair, c'est que la septième thèse sur le Fond, qui seule est juste, a en propre d'introduire ce que Heidegger appelle une différence ontologique, c'est-à-dire ici l'impossibilité de comparer le genre d'être du Fond, illustré par la limpidité du miroir, au genre d'être des phénomènes qu'il fonde, illustré par les images qui paraissent dans le miroir. Il y a une disproportion absolue, une incommensurabilité radicale. Cette discontinuité est très fortement soulignée par l'auteur; c'est elle qui fait à la fois le caractère immédiat, transparent et facile de l'Intelligence, et son caractère inaccessible. Toute image suppose le miroir déjà présent; nulle image n'accède jamais à la condition de miroir. D'où peut-être la vanité de toute ascèse, de toute recherche et de toute méthode. Mais les choses ne sont pas tout à fait aussi simples; on y reviendra une fois déterminée la condition de l'âme errante. [IV.h — La différence ontologique] [IV.i — Articulation de l'Intelligence et des phénomènes: la compassion et ses trois modes] — Le Fond et ce qu'il fonde, l'Intelligence et les phénomènes, sont donc en un sens incommensurables et séparés par une différence abyssale. Mais ils n'en sont pas moins articulés, conjoints d'une manière très singulière. Leur type de relation est formulé particulièrement dans la présentation du troisième aspect, la compassion (thugs-rje), qui est de loin le plus subtil, ou plutôt, celui dont la compréhension jette en retour la lumière la plus vive - et la plus inattendue peut-être - sur les deux premiers. Disons, en première esquisse, que la compassion du Fond est comparable à la manière qu'a le miroir de s'emplir spontanément d'images, de refléter tout ce qui se présente, bref, à cette sorte de dynamisme essentiel qui ne laisse jamais sans emploi la clarté béante du miroir. Or cette compassion comporte à son tour trois modes ou trois moments: expressivité (rtsal), divertissement (rol-pa) et parure (rgyan). Le Fond étant comparé à un miroir, la fécondité de la limpidité du miroir, sa vertu réflexive, serait l'expressivité; le dynamisme de cette puissance, la tendance au déploiement d'images diverses, serait le divertissement. Les images comme telles, en tant qu'elles sont nées de cette potentialité et de sa tendance vers l'acte, seraient alors appelées la "parure" de l'Intelligence. Autrement dit, ces trois termes, expressivité, divertissement et parure, nomment respectivement une virtualité, une tendance à l'effectuation de cette virtualité, et l'effectuation elle-même. C'est là le sens de cette définition rigoureuse que Klong-chen rab-'byams donne de ces trois termes, dans le Commentaire au sens de l'essence des trois sections (pp. 36-37): 64 "L'expressivité est la puissance de l'Intelligence, qui manifeste aussi bien le saµsåra que le nirvåˆa, à l'exemple de l'unique soleil qui fait s'épanouir le lotus, et le nénuphar se clore. Le divertissement, c'est l'Intelligence qui se déploie en son éclat, comme la lampe qui se déploie en lumière, ou le soleil qui se divertit en ses rayons. La parure désigne, au cours du déploiement d'une situation phénoménale, la manifestation de l'Intelligence à elle-même, en tant qu'elle en orne l'essence, tel le ciel qui se pare de l'arc-en-ciel, du soleil, de la lune et des étoiles." On fera peut-être observer que ce passage n'est pas très concluant en faveur de l'explication que l'on vient de donner. C'est qu'il exige un commentaire supplémentaire. Il faut bien observer les exemples: l'expressivité est illustrée par "l'unique soleil qui fait le s'épanouir lotus, et le nénuphar se clore". Le lotus et le nénuphar sont l'image des deux modalités de l'existence, nirvåˆa et saµsåra. L'auteur veut dire que l'Intelligence est leur Fond commun, du premier en vertu de son divertissement pur - l'épiphanie de l'Intelligence, que nous allons expliquer tout à l'heure - et du second par son divertissement impur -la genèse et l'errance de l'âme. Mais ce qu'il faut remarquer, c'est que l'expressivité (rtsal) est illustrée par le soleil, le divertissement (rol-pa) par le rayonnement du soleil, et la parure (rgyan) notamment par l'arc-en-ciel, qui lui-même est l'effet du rayonnement solaire. On a donc bien trois aspects corrélés, mais dépendant hiérarchiquement les uns des autres: le divertissement dépend fonctionnellement de l'expressivité, et la parure se fonde sur le divertissement. Nous ne prétendons pas que ces termes soient toujours employés rigoureusement, surtout chez des auteurs secondaires; mais ici, nous avons besoin de la plus grande exactitude pour débrouiller tous ces points très délicats. Avant de juger de la pertinence de leur emploi métaphorique, il faut bien discerner leur sens propre. — Ce qui ressort de cette présentation du Fond, c'est que celui-ci ne s'entend pas précisément comme un principe sans forme ni déterminités, comme un Fond lumineux et sans caractéristique, ouvrant la simple possibilité du surgissement des phénomènes, mais indifférent à ce qui peut bien advenir. Au contraire, en un sens tout ce que soutient le Fond est immanent à son essence; ou plutôt, disons que la nécessité de l'essence du Fond veut qu'il déploie en soimême, sans se départir de sa nature, l'infinité de ses virtualités, que l'on appelle proprement la sphère (klong) de l'Intelligence. Notons que, du moins dans la doctrine de Klong-chen rab-'byams, tel est le sens précis du terme de Dharmadhåtu (tib. chosdbyings) ou Élément Réel: il s'agit de la totalité de cette diffraction interne de la lumière de l'Intelligence, autrement dit, de la réflexion infiniment variée de l'Intelligence en elle[IV.j — L'épiphanie du Fond et le monde intelligible] 65 même. Ici le parallèle avec Plotin devient frappant, mais c'est sur ce point aussi que l'on trouverait le principe de la différence radicale des deux doctrines. Soit dit en passant, le fond de cette distinction tient au fait que chez Plotin, les contenus du monde intelligible sont, pour le dire naïvement, à la fois essences et concepts des étants du mondes sensible; tandis que Klong-chen-pa ne fonde jamais dans l'épiphanie du Fond la possibilité de la conceptualité discursive. C'est à un autre niveau du système, à un niveau moins élevé, que se trouve fondée la pertinence de la démarche conceptuelle. On ne pense guère sous le couvert de l'Intelligence; nous y reviendrons. Si une longue et belle citation peut être permise, qui sera aussi une récréation contemplative, voici comment Plotin évoque la multiplicité intégrée du monde intelligible dans l'Ennéade V, 8 [De la beauté intelligible], §§ 3-4 (trad. Bréhier pp. 138-140;): "Quelle image pourrait-on s'en faire, puisque toute image semble tirée d'une chose inférieure? Mais il faut que son image soit tirée d'elle-même, et qu'on ne la saisisse point par image. (…) Partons de l'intelligence qui est en nous, après l'avoir purifiée, ou, si l'on veut, partons des dieux et de l'intelligence telle qu'elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense: mais qui fait donc qu'ils sont ainsi? C'est l'intelligence, et c'est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible: ce n'est pas la beauté de leurs corps (car, lorsqu'ils ont des corps, ce n'est pas par eux qu'ils ont la divinité), c'est par l'intelligence qu'ils sont des dieux. En tant que dieux, ils sont beaux; c'est qu'ils ne sont pas tantôt sages, tantôt privés de sagesse; toujours ils sont sages, dans l'impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence; ils savent tout; ils connaissent non pas les choses humaines, mais tout ce qui les concerne47 et tout ce que contemple une intelligence. (…) Ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car là-bas, tout est ciel; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu'aucune des choses qui sont là-bas; et c'est la région intelligible toute entière qu'ils parcourent, en un repos éternel. 4. Là-bas, la vie est facile; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment; ils voient tout, non pas les choses sujettes à la génération, mais les choses qui possèdent l'être, et eux-mêmes parmi elles; tout est transparent; rien d'obscur ni de résistant; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité; c'est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre: tout est partout, tout est 47 — Nous soulignons ce passage et quelques autres du même ordre, dans l'idée d'attirer l'attention sur la question de la nature de l'omniscience des Éveillés dans le Mahåyåna. En effet, si d'un côté ceux-ci sont réputés connaître toutes choses, non seulement dans leur nature fondamentale mais encore dans leur détail, d'un autre côté il est clair (on y reviendra) qu'ils sont censés connaître toutes choses sur un mode qui leur est propre, et sans se départir de leur parfaite pureté. 66 tout, chacun est tout; la splendeur est sans borne; chacun est grand, puisque le petit même y est grand; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bien que tout apparaisse en lui. (…) Ce n'est pas sur un sol étranger que chacun avance: l'endroit où il est, c'est cela même qu'il est; l'endroit d'où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n'est pas vrai qu'autre il est lui-même, autre la région qu'il habite: car son sujet, c'est l'intelligence, et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naître toute cette lumière qui vient de lui: seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière différente, et chacune est seulement une partie: là-bas, c'est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le tout; on l'imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l'on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu'il y a à l'intérieur de la terre; car cette fable nous suggère l'idée des yeux tels qu'ils sont là-bas. Il n'y a làbas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos; car il n'y avait point de vide à combler, de manière qu'on fût satisfait d'être arrivé à bonne fin, en le remplissant; l'on n'y voit pas un être distinct d'un autre, et le premier mal satisfait de ce qui appartient au second; de plus il n'y a là-bas que des êtres sans usure. L'insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit: contemplant, on contemple toujours davantage; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature…" 67 V. L'ouverture du vase de jouvence — Nous avons ainsi accédé au concept exact du Fond, après les deux séances précédentes, consacrées aux thèses erronées à son propos. En somme, il apparaît comme simple et inconditionné, et pourtant riche de toute une explication de son essence simple, laquelle ne suppose nulle scission. Mais ce qui est infiniment plus paradoxal encore, c'est ce que nous allons aborder aujourd'hui: comment cette essence parfaite, cette sphère absolument bouclée en son infinité propre, est naturellement sujette, moyennant un incompréhensible accident, à se faire Fond d'avènement de l'âme égarée, autrement dit du divertissement impur. [V.a. — récapitulation et problématique] Le divertissement pur (dag-pa'i rol-pa), que le traité de la Quiétude fantasmagorique (sGyu-ma ngal-gso) de Klong-chen rab-'byams nomme (selon le style du gSang-ba snying-po) "fantasmagorie adéquate" (yang-dag sgyu-ma) est un prodige qui dépasse l'entendement, certes, mais il est profondément rationnel et bien connu de toute grande pensée spéculative, en Occident comme au Tibet; mais le divertissement impur (ma-dag-pa'i rol-pa) ou "fantasmagorie imaginée à rebours" (log-rtog sgyu-ma) est une énigme, voire, une absurdité - mais une absurdité qui a l'inconvénient d'être jusqu'à un certain point réelle. Le problème auquel nous sommes ici confrontés est assez symétrique à celui du "débouclage" de l'Esprit en soi, tel qu'il intervient, dans le système de Hegel, au terme de la Science de la Logique de Hegel, au seuil de la Philosophie de la Nature. Présenté en termes d'expérience spirituelle, ce passage donne une certaine prise à une intuition semi-conceptuelle; mais il est au fond presque insaisissable dans toute la rigueur qu'exige une présentation spéculative. Il s'agit d'une véritable rupture de niveau, dont la nature n'est pas moins énigmatique que celle d'une autre rupture symétrique, celle qui constituera la réintégration de l'âme dans l'Intelligence (dont il faudra comprendre aussi en quoi elle n'est pas une dissolution et une perte de la première dans la seconde). — Mais reprenons le fil de notre développement. Le Fond primordial se déploie donc spontanément sous la forme d'une multiplicité incluse dans l'unité, nommée épiphanie du Fond (gzhi snang). Il ne s'agit pas de quelque éclatement ou démembrement, d'un éparpillement dans une multiplicité disparate, pareille à celle dans laquelle nous vivons, et à laquelle, comme êtres animés, nous appartenons; encore une fois, cette multiplicité reste enclose dans la sphère d'Intelligence; elle est l'effusion de l'Intelligence en soi et pour soi, effusion d'ailleurs éternelle, sans avant ni après, puisqu'elle est exigée par la nature même du Fond. [V.b — Épiphanie du Fond, suite] 68 Quelques lignes, tirées du Tantra de bon augure paré de beauté, que cite notre auteur dans son Trésor du sens des mots (p.175), évoqueront pour nous cette manifestation de la "compassion" du Fond: "En ce qui concerne la manifestation de la compassion, tout en ayant l'aspect du vide, elle est claire et illimitée; elle est sans épanchements, mais s'épanche grandement; tandis que sa nature est illimitée, grande est l'indétermination de la variété [qu'elle comporte]. Puisque cela est clair, il n'y est point d'ombre; puisque c'est illimité, [c'est] la grande absence (med-pa chen-po). Elle est vide de toute successivité, mais grandement survient sous toute [guise]. Bien qu'elle ne soit pas adultérée, [il y a] la grande épiphanie totale (yongs-su snang-ba chen-po). Elle est universellement infuse, et pourtant, grandement, elle est uniment condensée. Elle est pure, mais grandement illimité est son égarement. Elle est complète, et pourtant grande est l'unité de sa manifestation. Elle consiste en la spaciosité (go) illimitée de la compassion." [V.c — Reprise de la question des deux modalités, pure et impure, du divertissement] — Reprenons sur un point capital, qui doit faire absolument l'objet de la plus grande insistance, car il est central et systématiquement omis dans la littérature occidentale sur la pensée de la Grande complétude. Il s'agit de la distinction du divertissement pur et du divertissement impur (autrement dit, de la fantasmagorie adéquate et de la fantasmagorie imaginée à rebours). En fait, cette épiphanie du Fond et nos existences d'êtres animés errants ne sont pas au même titre la parure de l'Intelligence, autrement dit la manifestation de son expressivité. C'est ce que personne ne veut comprendre; et l'on nous a plus d'une fois adressé une fin de non recevoir, ou même les plus vives protestations sur ce point, comme s'il s'agissait de quelque innovation vaine, davantage, ruineuse, de notre part, alors même qu'elle repose sur les autorités les plus formellement concluantes. C'est une question absolument nodale, car c'est là-dessus que se fonde la possibilité d'une conception du chemin, dépassant l'alternative ruineuse du subitisme intempérant et du gradualisme outré48 . Si l'on omet cette distinction, les plus graves accusations des critiques tibétains de le Grande complétude sont justifiées. Et c'est sur ce point que va reposer toute la suite de ma démonstration. [V.d — Le point de vue de l'âme] — Disons en un mot que toutes les apparences sont le divertissement de l'Intelligence, si on les considère du point de vue de l'Intelligence; elles le sont, si l'on veut parler en termes hégéliens, en soi mais non pour nous. Ce n'est que pour l'être éveillé qu'elles le sont à la fois en soi et pour soi. Du point de vue de l'âme, il n'en va pas de ainsi. On le comprendra mieux quand nous aurons vu la genèse de l'âme. Ce point de vue est comme tel celui de l'extériorité — extériorité à soi de l'âme 48 De la même façon, dans le registre théologique chrétien, c'est certainement une insuffisante élaboration de l'articulation entre le genre d'être de Dieu et celui des créatures qui fait donner tout à la grâce ou tout aux œuvres. 69 errante, qui a perdu de vue sa propre essence (sems-nyid); extériorité des moments dans le devenir, qui naît de cet égarement même; extériorité réciproque des cinq sens et des objets qui se donnent à ces sens, etc. Si la littérature de la Grande complétude semble parfois négliger absolument le point de vue de l'âme égarée, c'est pour plusieurs raisons que nous avons déjà rapidement mentionnées, et sur lesquelles nous aurons à revenir ultérieurement. Brièvement, disons que (1) le point de vue de l'âme est comme tel un point de vue faux, en soi nul et non avenu; et (2) le discours du Trésor de l'Élément Réel par exemple n'est pas seulement un discours descriptif d'une réalité ultime, inaperçue par les égarés; il a aussi (et surtout) un caractère performatif: il fait être ce qu'il nomme; il fait surgir l'Intelligence en la présentant; par lui ce qui n'est vrai qu'en soi devient vrai en soi et pour soi. [V.e — L'Intelligence préexiste-t-elle à la confrontation? Esquisse d'une solution de — Ce n'est pas que l'Intelligence soit forgée par les explications; elle est en soi éternelle; mais c'est à la faveur du discours de la confrontation (ngo-sprod) qu'elle se révèle et que le point de vue erroné de l'âme se sublime en point de vue éternel de l'Intelligence. l'opposition abstraite du gradualisme et du subitisme] La niaiserie d'un subitisme intempérant, méprisant toute méthode, tient au fait qu'une telle approche repose sur une conception naïve de l'éternité. Cela sera longuement souligné dans le troisième essai de ce volume49 : l'absolu est de l'ordre de l'éternel; mais l'éternel n'est pas le sempiternel. L'éternel est étranger à la durée; il ne comporte nulle successivité; il est tout l'inverse du sempiternel, qui est de l'indéfiniment perdurable. De la sorte, dire que l'Intelligence est éternelle, cela n'implique nullement, si l'on entend bien ce que l'on dit, qu'elle préexiste quelque part à sa révélation. Elle ne préexiste pas, car il faudrait pour cela qu'elle soit répandue dans la durée; au moment où elle apparaît, elle est. Il est également absurde de poser qu'elle ait existé auparavant, que d'affirmer qu'elle soit produite en cet instant. Mais j'anticipe sur le contenu de séances à venir; tout d'abord, il faut expliquer, à partir de ce moment dit de l'épiphanie du Fond, la constitution de l'âme comme une sortie et une perte de soi. — Dans l'ordre des deux traités de Klong-chen rab-'byams que nous suivons principalement jusqu'ici, ce qui vient [V.f — Allusion à la libération originelle de Samantabhadra] 49 — Ces essais sont présentés dans un ordre qui n'a rien d'arbitraire, comme on l'a souligné au début; mais par ailleurs il s'agit du compte-rendu de séances de séminaire qui ne se sont pas tenues dans cet ordre (le séminaire de traduction, dont le contenu est repris dans le troisième essai, avait commencé dès le début de l'année; de plus, les deux séminaires ont alterné d'une semaine à l'autre au second semestre, de telle sorte qu'il y avait souvent une sorte d'effet de réflexion des analyses menées dans l'un sur celles menées dans l'autre — tout cela disparaît naturellement dans la disposition adoptée pour cette publication) ; c'est pourquoi certains points, qui avaient déjà été exposés très précisément dans le séminaire de traduction, sont simplement rappelés ici. Il est permis d'espérer que cela ne nuira pas trop à l'intelligibilité du propos. 70 immédiatement après la doctrine de l'épiphanie du Fond, c'est la théorie de la libération du Buddha primordial Kun tu bzang-po ("Excellent à tous égards" / Samantabhadra). Mais cela n'a pour l'instant à peu près aucun intérêt pour nous, sinon dans la mesure où la présentation symétrique de la libération originelle de l'Excellent à tous égards et de l'égarement originel des êtres animés met en valeur le fait que l'épiphanie du Fond, pour être de l'ordre du divertissement pur (dag-pa'i rol-pa), n'en est pas moins essentiellement constituée de telle sorte qu'elle ouvre la possibilité de l'égarement (donc du divertissement impur, ma-dag-pa'i rol-pa) aussi bien que de la libération. Mais il ne semble pas utile de rentrer dans tout ce détail; passons directement à l'égarement initial des êtres animés, autrement dit, à la constitution de l'âme. — Se perdre, c'est bien sûr s'engager sur des mauvais chemins, dans l'errance de l'erreur; c'est aussi s'égarer soi-même, se perdre de vue, se détourner de ce que l'on est essentiellement, et de la sorte, au sens le plus large, s'aliéner: à la fois s'adultérer et s'enchaîner. [V.g — Les premiers moments de l'égarement selon le Trésor du sens des mots] [TDDz, p. 187] "…C'est parce qu'on ne se reconnaît pas dans l'épiphanie du Fond que l'on s'égare. Selon le [Tantra qui] réduit [les discours] en poussière: “Faute d'avoir reconnu l'unité lors [de la situation de] pureté primordiale, On ne comprend pas que la Réalité [c'est-à-dire la variété infinie de l'épiphanie du Fond] est soi-même; Et de ce fait, on s'engage [dans l'existence, nyer len = se constituer en quintuple agrégat] en accord avec cette cause [fondamentale qu'est la méconnaissance de l'unité de la sphère d'Intelligence]. Quant au support objectif, ce sont les couleurs [parues lors de l'épiphanie du Fond]; Desquelles [est issu], en raison de la condition causale de la dualité subtile, Le karma du cycle des existences qui les prend pour objet.”" Quelques mots d'explication avant de poursuivre la lecture du Trésor du sens des mots. Tout d'abord, il est à savoir que l'auteur et le Tantra qu'il cite font référence à la théorie des quatre espèces de conditions, qui forme le pendant bouddhique de la théorie aristotélicienne des quatre causes; nous y reviendrons dans le détail à partir de l'Abhidharmasamuccaya d'Asa∫ga. Toujours est-il que le premier germe de l'égarement, c'est cette "condition causale de la dualité subtile", qui est présentée comme une incapacité à se reconnaître soi-même dans l'infinie multiplicité de l'épiphanie du Fond. Il y avait une variété, mais intégrée; ici, pour le dire en termes plotiniens empruntés au Parménide de Platon, on tend à passer de l'"un multiple" (l'Intelligence) aux "multiples uns" (les âmes). Cette condition causale (ou cause efficiente principale) ne saurait agir 71 seule; il faut au dualisme sujet-objet une matière, une occasion, et celui-ci est donné par la multiplicité interne de l'épiphanie du Fond. — "De quelle manière cela se produit-il? Quand elle se fait jour (shar) sous la forme de l'épiphanie du Fond, l'expressivité de la compassion survient spontanément sous l'aspect d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyodnus). Celle-ci ne se reconnaissant point elle-même [dans les manifestations du Fond auxquelles elle se trouve confrontée], elle (en vient à) se trouver associée à la triple inintelligence." (TDDz, suite de la même page) [V.h — La "conscience lucide et propre à analyser le domaine objectif"] Cette sorte de discours, de même d'ailleurs que la citation précédente des Ennéades, relève apparemment du registre mythique, au sens philosophique du terme. C'est-à-dire que, si la genèse de l'égarement qui est ici présentée comporte une logique parfaite dans la succession des moments, c'est le tout premier, celui qui vient d'être mentionné et autour duquel tous les suivants vont cristalliser, qui est inconcevable. Certes, il suffit peut-être qu'un moindre fragment de sable ou de nacre s'introduise dans l'huître pour provoquer la formation d'une perle; mais ici, vraisemblablement, cet infime corps étranger qu'est le doute, le dualisme subtil, ne saurait s'introduire dans la sphère d'Intelligence. Cependant, le discours sur la genèse de l'âme serait impossible sans cette fiction; et d'ailleurs l'auteur sait parfaitement qu'il s'agit d'une fiction explicative. Au demeurant, il n'est pas étonnant que la genèse de l'illusion ne se puisse exposer que moyennant une fiction absurde: l'inintelligence (ma-rig-pa) est comme telle inintelligible, de même que l'obscurité ou toute autre privation (défaut d'être) est imperceptible. Tel était du moins mon point de vue jusqu'au moment où, reprenant les textes pour préparer cette séance de notre séminaire, j'en suis venu à me demander si finalement il n'y aurait pas là une sorte de déduction, au sens où l'idéalisme post-kantien emploie ce mot, du divertissement impur à partir du divertissement pur. À cet égard, il faut dire un mot de cette instance paradoxale dont procède le dualisme subtil (lequel étant supposé, tout le reste suivra en un dispositif automatique se construisant mécaniquement soi-même, selon un ordre nécessaire): reprenons le texte qui parle "d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyod-nus)." Telle est la croisée des chemins, le point à partir duquel l'âme va se cristalliser. Il s'agit d'une conscience (shes-pa) lucide, et même "clairement intelligente" (gsal rig), mais dont la lucidité, au lieu de se complaire dans l'infinie plénitude intégrée du divertissement pur, a la faculté du discernement objectif (yul dpyod nus), autrement dit une qualité qui lui permet de considérer les contenus intelligibles séparément ou abstraitement les uns des autres. Dans le verbe dpyod-pa, il y a en effet une connotation de séparation, d'analyse au sens propre, qui me paraît assez proche de 72 l'idée plotinienne de la dianoia, ou du concept hégelien de l'entendement. Or ici, il s'agit manifestement d'un entendement coextensif à l'Intelligence, présent en elle selon son essence et avant même tout égarement. C'est sur ce point que nous devrions concentrer notre attention, pour comprendre comment cette sorte de lucidité séparatrice est à la fois inhérente à l'Intelligence et constitutive de l'inintelligence, dès lors qu'elle passe de la simple distinction des contenus imbriqués de l'épiphanie du Fond à leur saisie en extériorité réciproque. [V.i — Illustration de la nature de cette "conscience clairement intelligente, douée de discernement objectif", par un passage de la préface de la Science de la Logique de Hegel, soulignant la coappartenance de l'entendement et de la raison] Hélas, à ce qu'il semble, les textes ne sont guère explicites, et se contentent de passer très rapidement sur cette énigme. On en est réduit à chercher une solution à cette aporie en Occident, par exemple dans ce texte de la Préface de la Science de la Logique de Hegel: "…c'est seulement à la nature du contenu qu'il revient de se mouvoir dans le connaître scientifique, en tant que c'est cette réflexion propre du contenu qui seulement pose et produit à la fois sa détermination même. L'entendement détermine et fixe les déterminations; la raison est négative et dialectique, parce qu'elle réduit à rien les déterminations de l'entendement; elle est positive parce qu'elle produit l'universel, et subsume en lui le particulier. De même que l'on a coutume de prendre l'entendement comme quelque-chose de séparé de la raison en général, de même aussi a-t-on coutume de prendre la raison dialectique comme quelquechose de séparé de la raison positive. Mais dans sa vérité la raison est esprit, et celui-ci est supérieur à l'un et à l'autre, il est une raison d'entendement ou un entendement de raison." On pourrait poursuivre la lecture de ce texte; on peut craindre qu'il ne soit aride et que le rapport de son contenu à ce qui présentement nous occupe n'apparaisse guère50 . Pourtant, pour le ramener à notre problématique et le reformuler dans notre terminologie, il me semble dire que c'est la même puissance qui fait que l'Intelligence ne reste pas figée dans l'inertie morte d'une unité vide (mais se donne un riche contenu différencié), et qui est aussi à l'origine de la possibilité de cette scission, de ce démembrement qui s'effectue dans l'autonomisation et l'égarement de l'âme. Et cette puissance a un nom: il s'agit du divertissement (rol-pa). 50 — Il faut rappeler qu'il s'agit ici du compte-rendu de leçons, et non d'un texte originellement écrit pour une telle publication. 73 Cette hypothèse une fois formée, la confirmation en est aisée: il suffit de reprendre le texte précédent: "Quand elle se fait jour (shar) sous la forme de l'épiphanie du Fond, l'expressivité de la compassion survient spontanément sous l'aspect d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyod-nus). Celle-ci ne se reconnaissant point elle-même [dans les manifestations du Fond auxquelles elle se trouve confrontée], elle (en vient à) se trouver associée à la triple inintelligence." Qu'est-ce que la manifestation de l'expressivité (rtsal) de la compassion? Nous l'avons vu: c'est le divertissement (rol-pa). Dès lors, il apparaît que ce divertissement ne fonde pas seulement une démultiplication du contenu (la parure (rgyan) de l'Intelligence), mais encore, qu'en lui l'Intelligence se constitue en une conscience qui, à l'égal de l'entendement dont parle Hegel, "fixe les déterminations". Autrement dit, comme il d'ailleurs est naturel dans le monde de l'Intelligence, où sujet et objet, forme et contenu, ne se font pas encore face dans une opposition abstraite, la prolifération de la teneur intelligible ne va pas sans l'apparition d'une conscience scindante, d'une conscience divisante, autrement dit, "d'une conscience lucide (shes-pa gsal rig) et propre à analyser le domaine objectif (yul-dpyod-nus)". Or apparemment le paradoxe est celuici: soit cette conscience; appelons-la entendement, non au sens du terme tibétain blo que nous traduisons généralement ainsi, mais en pensant au sens que Hegel donne à ce vocable. Il est dans sa nature que d'un côté elle permette la diffraction interne de l'essence simple de l'Intelligence, et que d'un autre côté, de même qu'elle constitue la possibilité d'une différence au sein de l'identité de l'Intelligence, elle constitue aussi l'Intelligence comme une sphère dont quelque chose pourrait différer, comme un Élément à l'extérieur duquel il pourrait encore y avoir quelque chose. Si cette hypothèse que nous nous permettons de hasarder était confirmée, il s'ensuivrait cette conséquence intéressante, que l'inintelligence serait essentiellement liée à l'Intelligence, en vertu de la structure même de l'Intelligence, comme un envers est corrélé à un endroit. Le monde sensible, c'est le monde intelligible repris en contrepoint; c'en est l'image inversée, dont la nécessité est dictée par la structure même de la première image. Et sans cela, comme les Éveillés, qui ont rompu tout lien avec l'égarement, connaîtraient-ils les souffrances des êtres animés? — Cependant le type de liaison qui peut exister entre l'Intelligence et le divertissement impur, fruit de l'inintelligence, n'est pas analogue à celui que nous avons vu entre l'Intelligence et l'épiphanie du Fond. L'inintelligence est liée à l'Intelligence comme l'extérieur à l'intérieur; si au sein de l'Intelligence, le même et l'autre sont intégrés, le rapport entre elle et l'inintelligence est un rapport d'altérité non surmonté dans l'identité. Et pourtant, tout se passe comme si le même posait son autre, comme si l'intérieur se donnait un extérieur. 74 Je vous livre ici des réflexions qui ne sont pas entièrement abouties: mais j'ai le sentiment qu'il faut tâcher de saisir exactement au sein même de l'épiphanie du Fond, le pivot du saµsåra et du nirvåˆa, de l'égarement et de la libération, précisément à ce point du divertissement de la compassion. —Revenons au Trésor du sens des mots; le Trésor du véhicule suprême me semble en effet être moins précis, quoi que plus abondant, sur ce point: [V.j — La triple inintelligence d'où procède l'âme] "1) La non-intelligence de l'identité [à soi] du principe (rgyu bdag-nyid gcig-pa'i ma-rig-pa) est l'inconscience [du fait que] ce qui se produit en tant que [cette] conscience est l'eccéité (de nyid). 2) L'inintelligence connaturelle, c'est la production conjointe de [cette] conscience et de l'inconscience de sa propre nature. 3) L'inintelligence imaginante, c'est le moment (cha) de la discriminationanalytique (dpyod-pa) [qui prend] ce qui apparaît à [cette conscience] elle-même pour autre [qu'elle]." VI. Genèse de l'âme, suite et fin [VI. a — Récapitulation. Extériorité de l'égarement relativement à l'Intelligence; implication — Dans le précédent chapitre, nous avons abordé enfin la question de la genèse de l'âme (sems) à partir de l'Intelligence (rig-pa). Nous nous sommes principalement préoccupés de la nature essentielle ou accidentelle de l'inintelligence relativement à l'intelligence. Cette question n'est pas d'une solution aisée. En un sens, le domaine de l'inintelligence reste un extérieur relativement à l'Intelligence, laquelle est parfaite en soi et bouclée sur soi, bien qu'elle soit infinie et récapitule tout en elle-même. En tant que l'égarement est à l'extérieur de cette sphère, on ne peut se représenter leur relation elle-même que comme une relation d'extériorité, d'indifférence; d'un autre côté, dans la mesure où l'Intelligence enveloppe toutes choses en elle selon son mode propre, l'idée d'extériorité est en définitive malaisée à maintenir. De plus, de l'autre côté, l'âme, née de l'égarement, reste en elle-même référée à ce Fond d'où elle procède, bien qu'elle s'en détourne; et c'est ce que signifie le terme de sems-nyid, essence de l'âme, qui est l'un des noms de l'Intelligence. du premier dans la seconde] — Reprenons notre réflexion au point où nous en étions parvenus, à savoir, à l'exposé du triple aspect de l'inintelligence. Je vous rappelle le texte, tiré du Trésor du sens des mots, sur lequel nous avions achevé la séance précédente: [VI.b — Triple aspect de l'inintelligence] 75 "1) La non-intelligence de l'identité [à soi] du principe (rgyu bdag-nyid gcig-pa'i ma-rig-pa) est l'inconscience [du fait que] ce qui se produit en tant que [cette] conscience est l'eccéité (de nyid). 2) L'inintelligence connaturelle, c'est la production conjointe de [cette] conscience et de l'inconscience de sa propre nature. 3) L'inintelligence imaginante, c'est le moment (cha) de la discriminationanalytique (dpyod-pa) [qui prend] ce qui apparaît à [cette conscience] elle-même pour autre [qu'elle]." — Les trois moments de l'inintelligence sont les trois facettes d'une même conscience fautrice d'extériorité: elle se scinde de son principe (l'Intelligence pure); elle est scindée en elle-même par l'oubli de sa propre nature; elle s'objecte ce qui lui apparaît, ou pose son objet comme un non-moi. Soit dit au passage, ce sont là trois caractères que l'on pourrait retrouver, précisément, dans la conscience telle qu'elle est présentée dans le système de Hegel, et notamment dans la Phénoménologie de l'Esprit. [VI.c — Trois moments d'une seule essence] Le Trésor du sens des mots (TDDz) poursuit: "Ces trois [inintelligences] sont les divers moments que comporte l'unique essence de [cette] seule conscience; en raison de [cette implication réciproque des trois modes de l'inintelligence], lors de l'analyse-distinctive de ce qui par soi se manifeste [à soi], on ne reconnaît ni [d'une part] le Fond avec [sa] quiddité, [sa] nature et [sa] compassion, ni [d'autre part] l'épiphanie du Fond avec la manifestation de [ses huit] modes d'avènement spontanément établis en tant que nature [respectivement] du Fond et de l'épiphanie du Fond; [p.188] et c'est du fait que l'on croit appréhender (bzung-ba) une différence (khyad-par) par laquelle s'opposeraient (gzhan yin-par) [le Fond, la conscience discernante et l'épiphanie du Fond] que l'on s'égare." — Ce paragraphe et le passage suivant du Trésor du sens des mots ont également été traduits par Tulku Thondup (Buddha Mind p. 2O8); nous avons tiré profit de la lecture de sa version. Toutefois, nous ne croyons pas devoir comprendre le texte exactement dans le sens où il le sollicite. C'est-à-dire qu'il insiste sur l'incapacité de cette conscience discernante (shes-pa gsal rig yul dpyod nus-pa) à reconnaître l'identité du Fond et de l'épiphanie du Fond, comme s'il s'agissait d'un spectacle objectivement donné, à l'égard duquel cette conscience, comme un spectateur confronté à la scène du déploiement du principe, se méprendrait. [VI.d — Tulku Thondup Rinpoche et le statut de la conscience discernante] Dans ce cas, le problème est précisément celui que nous avons posé la fois précédente: d'où vient ce spectateur? D'où vient qu'une instance dite clairement 76 intelligente peut être ainsi placée en vis-à-vis, en opposition au divertissement pur de l'Intelligence? La lecture de Tulku Thondup (et sans doute est-ce là l'interprétation dominante) est de celles qui ne craignent pas de faire de cette genèse de l'âme un discours simplement mythique, en introduisant dans la sphère d'Intelligence ce regard second, ce point de vue extérieur porté sur cette sphère, à partir duquel on présentera toute la constitution de l'âme comme une manière de cristallisation. Quant à l'hypothèse de lecture que je vous propose, elle pourrait s'illustrer par cette analogie: soit une lumière immaculée, et soit un prisme qui la diffracte; soit enfin le jeu de couleurs diaprées issues du prisme. Supposons d'abord, pour ne pas succomber à ce que l'image a d'inexact, que ces trois choses ne sont que les moments divers d'une même essence, de sorte que la lumière serait à elle-même son propre prisme, et que les couleurs irisées soient en elle-même, et soient elle-même. L'aspect de l'Intelligence correspondant au prisme séparateur -cette conscience discernante (shes-pa gsal rig yul dpyod nus-pa) - est à la fois ce par quoi se constitue la sphère d'Intelligence dans son infinie richesse, et la source d'un envers, d'un extérieur de la sphère d'Intelligence, soit le domaine de l'âme dont nous allons explorer aujourd'hui la texture. Disons encore, par métaphore, que le principe de la différence réciproque des couleurs au sein de la lumière est aussi bien le principe de l'existence d'une ombre à côté de la lumière. [VI.e — Une analogie illustrant notre conception de la conscience discernante] C'est pourquoi il importe de ne pas placer la conscience discernante (shes-pa gsal rig yul dpyod nus-pa) pour ainsi dire en face du spectacle de l'épiphanie du Fond; c'est elle aussi bien qui le déploie, en même temps qu'elle appartient à son règne; mais le principe du déploiement (lié à la compassion du Fond) est ainsi fait qu'il tend à se poser comme un regard extérieur; il n'est pas un regard dont l'extériorité à l'égard du Fond soit simplement donnée, mais il est un moment du Fond qui, source de différence au sein du Fond, tend à se différencier du Fond. C'est pourquoi il ne faut pas croire que l'égarement consiste à ne pas reconnaître l'unité du Fond et de son épiphanie; il faut ajouter avant tout que c'est l'instance différenciante du Fond qui tend à se différencier elle-même du Fond, donc à s'oublier et à se perdre soi-même. [VI. f — L'inintelligence comme durcissement de la différence; l'Intelligence préserve de la fluidité dans la différence] — On passe donc bien de la différence intégrée dans l'identité à la différence différente de l'identité; l'inintelligence apparaît comme le durcissement de cette opposition. D'où d'ailleurs le fait que dans un monde fondé dans l'inintelligence, les lieux, les temps et les choses existent en extériorité réciproque, c'est-à-dire dans une identité à soi qui n'est pas moins une différence à l'égard de l'autre. Dans le cas des Éveillés, la fluidité doit bien être préservée, puisque apparemment ils peuvent évoluer 77 simultanément dans les deux mondes, celui de la différence intégrée dans l'identité et celui de la différence désintégrée. — Une question se pose ici, qui doit être résolue: dans ce roman de l'âme qu'est le début du Trésor du sens des mots, aussi bien d'ailleurs que dans le texte de l'Ennéade III, 7 que nous avons entrevu, tout se passe comme s'il n'était question que du destin d'une âme particulière (soit à chaque fois celle du lecteur ou de l'auditeur, si l'on prend en compte la dimension méthodique de pédagogie spirituelle de ces textes). Or la question est la suivante: si, selon la lettre du texte, rien n'empêche qu'il y ait une pluralité d'âmes, si la richesse infinie de la sphère d'Intelligence peut certainement s'accommoder d'une infinité symétrique du côté de l'égarement, comment chacun peut-il être bien sûr qu'il n'est pas seul au monde? [VI.g — Le nombre des âmes; problème du solipsisme] Cette question peut paraître étrange au sens commun; mais si l'on se place dans la perspective de l'idéalisme bouddhique, la démonstration de l'existence d'autrui (non comme simple perception de ma conscience, mais, disons, comme existence pour soi) paraît d'une difficulté insurmontable. Or il me semble que nous tenons là le principe d'une possible solution de cette question, solution qui, comme il fallait s'y attendre, est un peu dans le goût leibnizien: pour la mentionner en abrégé, on peut se demander s'il ne devrait pas y avoir autant d'âmes, précisément, qu'il y a de différences au sein de la sphère d'Intelligence, dans la mesure où la source première de l'âme est le durcissement de la différence réciproque des aspects de l'épiphanie du Fond. Leibniz écrit au § 57 de la Monadologie les lignes suivantes: "…Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade." [VI.h — Source ultime de l'ipséité dans la différence intégrée de la sphère de l'Intelligence; — On trouverait infiniment d'autres passages, se rapportant à cette question, dans l'œuvre de Leibniz; au fond, ce qu'il dit des esprits ou Monades, Plotin le disait déjà des Idées dans le monde intelligible: les Idées plotiniennes sont, si l'on ose dire, vivantes et conscientes; leur être consiste à se penser éternellement elles-mêmes, mais en même temps, s'intelligeant elles-mêmes, elles intelligent toutes les autres, selon une perspective singulière bien qu'universellement inclusive. Il en va de même ici; mais le bouddhisme s'opposerait à la doctrine de la Monadologie en refusant en quelque sorte d'aligner le monde de l'égarement sur la sphère d'Intelligence. Selon Leibniz, il semble qu'un regard, qui saurait embrasser la totalité du monde, en verrait la nécessité et la perfection; or le bouddhisme se refuse absolument à comment à cet égard l'ipséité est préservée dans l'Éveil] 78 toute Théodicée, à toute justification théologique du monde et de son auteur prétendu51 . Bref, nous tenons là une solution possible au problème de la multiplicité des âmes et de leur nombre, de même qu'une réponse à la question de la préservation de la singularité subjective au moment de l'Éveil: (1) il doit y avoir un nombre infini d'âmes au principe; (2) quant aux Éveillés, qui ont abandonné la condition d'êtres animés (sems-can) dès lors que leur âme (sems) s'est sublimée en Intelligence (rig-pa), ils subsistent dans leur singularité au sein de l'Élément Réel (chos-dbyings), en tant qu'un des infinis points de vue intégrés possibles sur cette infinité de la sphère d'Intelligence. C'est d'ailleurs précisément ce qu'évoquent les métaphores du Gaˆ∂avyËhasËtra, dont on trouve quelques passages paraphrasés dans la troisième série des Essais sur le bouddhisme Zen de Suzuki (pp. 140-143). [VI.i — Reprise de la genèse de l'âme; différence de principe entre lokadhåtu et dharmadhåtu] — Mais revenons à le genèse de l'âme dans le Trésor du sens des mots, afin de comprendre, précisément, ce qui fera l'extériorité de principe du lokadhåtu (ou élément mondain, tib. 'jigs-rten gyi khams) et du dharmadhåtu (ou Élément Réel, tib. chos kyi dbyings), étant bien entendu que les deux se répondent, se correspondent: "De plus, du fait de la modalité impure (ma dag-pa'i cha las) [composée de] la triple inintelligence et des quatre conditions [qui en constituent] la visée (dmigs-pa), on s'égare [en prenant la structure unitaire de] la conscience-de-phénomène (snang-ba la shes-pa) pour [une paire d'opposés] sujet-objet. Alors, du fait de l'avènement sans limites des six entendements-sujets (yid-drug 'dzin-pa), survient l'accumulation d'imprégnations des six obnubilations (nyon-mongs drug). L'Intelligence est donc entravée, et l'on s'égare à l'endroit de la manifestation des six domaines d'objectifs. (...) En ce qui concerne les six domaines objectifs, il s'agit: (1) des formes, (2) des sons, (3) des odeurs, (4) des saveurs, (5) des contacts, et (6) des choses (chos). Les six obnubilations, ce sont (1) l'ignorance, (2) la concupiscence, (3) la haineuse colère, (4) l'hébétude, (5) l'orgueil, et (6) l'envie." 51 — Ce n'est pas si simple cependant, puisqu'il apparaît qu'il existe en effet un point de vue totalisant, celui des Éveillés qui contemplent toutes choses dans l'Élément Réel (Dharmadhåtu); que dans cette perspective tout apparaît en effet comme nécessaire et pur; que de plus dans cette version bouddhique de l'"entendement divin" de notre philosophie classique, la sagesse qui contemple et la réalité contemplée sont une seule et même chose, la distance avec les spéculations de Leibniz n'est pas si insurmontable. Malgré tout, la perspective d'ensemble est tout à fait différente; la misère de l'âme abandonnée à sa partialité et à sa finitude n'est pas minimisée à partir de considérations transcendantes. La splendeur de l'Élément Réel n'est jamais présentée comme un élément de consolation à l'égard des souffrances du monde; bien plutôt, elle est présentée comme une perfection éternellement donnée en soi, mais qui pour moi et pour les autres être animés doit seulement advenir. Autrement dit, même si le Dharmadhåtu n'est pas précisément projeté dans l'avenir, il est cependant présenté plutôt comme un idéal auquel il faut s'égaler que comme une réalité donnée dont on pourrait simplement prendre acte. C'est ce que représente le parcours de Sudhana dans le Gaˆ∂avyËha-sËtra (cf. Th. Cleary, The Flower Ornament Scripture). 79 — Klong-chen rab-'byams fait suivre ce passage d'une discussion de la différence de l'inintelligence (skt. avidyå, tib. ma-rig-pa) et de l'hébétude ou stupeur (tib. gti-mug; skt. moha). Il ressort essentiellement de ce texte que l'inintelligence a une portée plus fondamentale, puisqu'en un sens large elle englobe tous les phénomènes conditionnés, et forme le support de toutes les obnubilations (kleßa), tandis que l'hébétude est simplement l'une des espèces du genre kleßa, et n'est pas comme telle fondatrice du saµsåra. Le texte poursuit en apportant quelques détails complémentaires à la caractérisation de l'inintelligence: [VI.j — Inintelligence et hébétude] — [p. 188, l. 6] "Si l'on subdivise l'inintelligence, les trois [aspects] de [l'inintelligence comme] cause ont déjà été expliquées; sa quiddité [comporte par ailleurs] six modalités. Selon le [Tantra de l'Intelligence] qui par soi survient (Rig-pa rang-shar rgyud): [VI.k — Six modalités de l'inintelligence] “L'inintelligence est comme cela: 1) le principe, c'est l'inintelligence de l'âme. 2) L'égarement, c'est l'inintelligence de l'objet. 3) L'occasion de l'égarement ('khrul gzhi), c'est l'inintelligence du Fond." [VI.l — Trois premiers modes de l'inintelligence] — On peut suspendre un instant cette liste pour faire observer que ces trois premiers modes de la quiddité de l'inintelligence correspondent à ceux qui nous avons déjà vus. En effet, le premier, "le principe, (…) l'inintelligence de l'âme", n'est rien d'autre que l'oubli de soi de la conscience discernante; le second, "l'inintelligence de l'objet", c'est son incompréhension de la nature de l'épiphanie du Fond; et le troisième, "l'inintelligence du Fond", s'explique de lui-même. Mais prenons garde aux trois derniers membres de la liste, qui doivent nous apporter des éléments nouveaux: "4) La préhension, c'est l'inintelligence imaginante. 5) L'amendement, c'est l'inintelligence du chemin. 6) l'inconscience (ma-shes-pa, skt. ajñåna), c'est l'inintelligence de l'abrutissement (mongs-pa). Ainsi, les six inintelligences ayant paru, on ne voit pas sa propre manifestation.”" — La préhension ('dzin-pa) peut être un nom pour la subjectivité comme telle; en tout cas il est question ici d'intelligence imaginante (rtog-pa'i ma-rig-pa); l'imagination veut ici rendre un terme tibétain rtog-pa, qui est l'équivalent conventionnel de la kalpanå des textes sanskrits, que J. May, dans sa traduction de la Prasannapadå de Candrak¥rti rend diversement, selon le contexte, par notion, hypostase, forger le concept de…, hypothèse. En ce qui concerne des composés [VI.m — Le quatrième mode de l'inintelligence] 80 voisins, il donne encore: concevoir la notion de…, construire un concept sur…, hypostasier, créer (concevoir) des hypostases, supposer, faire une hypothèse, et enfin s'imaginer. Disons en tout état de cause qu'il ne s'agit pas de concevoir une chose, au sens d'égaler en pensée son essence, ou de produire une idée adéquate à celle-ci; le terme comporte une forte insistance sur la productivité, sur la spontanéité de l'esprit, sur l'idée comme être factice, forgé, fictif. Dès lors un rtog-pa est plutôt une fiction, une représentation de l'imagination, qu'un concept; disons qu'il faut ici entendre l'imagination en un sens élargi. Toute activité de la pensée, en tant qu'elle produit des modèles, procède par approximations, invente, essaie, explore, appartient à ce registre, autant que la production purement fantastique ou fantasmatique. Je crois cependant qu'il faut éviter le terme de concept pour rendre cette expression et ses dérivés en français; ce serait éclairer d'un jour trop péjoratif toute activité de la pensée, notamment de la pensée philosophique. Mais laissons cela de côté; la question de la nature et de la valeur de la pensée conceptuelle ne peut être envisagée au présent niveau de l'analyse. En effet, la pensée philosophique appartient au domaine de l'âme, dont nous ne faisons aujourd'hui qu'esquisser les prémisses. Quoi qu'il en soit, pour en revenir à l'inintelligence imaginante ou fictionnante, il s'agit en somme de l'instance qui va forger toute une complexité arbitraire à partir de la méprise initiale. Pour s'égarer entièrement, il ne suffit pas de se méprendre en un point, mais il faut encore développer tout un écheveau inextricable de vaines suppositions, de telle sorte que l'on soit embrouillé au point d'être absolument incapable de revenir au point de départ. Ajoutons encore que l'idée de rtog-pa comporte une double face, non seulement la face subjective de la faculté d'imaginer, mais encore la face objective de l'imaginaire qui en procède. Allons plus loin: ce n'est pas uniquement l'activité intérieure de l'âme naissante qui relève de l'imagination, mais encore les perceptions qu'elle développe alentour. C'est en ce sens qu'il faut prendre la mesure, extraordinairement inclusive, du terme de rtog-pa et de son composé rnam-rtog (skt. saµkalpa), que l'on pourrait gloser par l'expression de confection imaginaire: tous les objets du monde, tels qu'ils apparaissent à l'âme, sont entièrement, de part en part, de l'ordre de la confection imaginaire. N'oublions pas en effet (on y reviendra l'an prochain) que nous nous situons ici dans un registre proche de celui de la pensée de l'idéalisme bouddhique ou vijñånavåda. — "L'amendement, c'est l'inintelligence du chemin", disait encore le texte du Trésor du sens des mots. Cette simple formule, abrupte et un peu obscure, est d'une portée extraordinaire, qui ne se révélera complètement qu'au fur et à mesure du déroulement de ce séminaire. En effet, elle énonce la sentence de mort contre toute conception du cheminement spirituel, qui escompterait l'obtention du bonheur et de la sagesse au prix d'une simple métamorphose de l'âme, où [VI.n — Le cinquième mode de l'inintelligence] 81 celle-ci n'irait pas jusqu'à se surmonter en Intelligence. Comme le dit un Tantra de la Grande complétude, autant nettoyer un bloc de charbon dans l'espoir de le blanchir. Par ailleurs, cette formule souligne en somme que l'idée d'un cheminement, d'un progrès tendu vers plus de satisfaction, est l'une des composantes originaires de l'égarement de l'âme. On le verra: le passage du temps n'est pas séparable de l'inquiétude de l'âme, toujours soucieuse et nostalgique d'un bien-être, qui à chaque fois se dérobe. Le "chemin" n'est donc pas une idée proprement religieuse; toute mondanité en général est cheminante, même si elle n'aboutit à rien, sinon à la répétition de la déconvenue et au recul des horizons visés. Il faudrait plutôt dire qu'à bien des égards, l'idée d'un itinéraire, si chère aux mystiques de toutes les religions comme aux pédagogues, aux doctrinaires du progrès, etc., est peut-être bien la projection de la logique même de l'égarement là où c'est l'affranchissement à l'égard de celui-ci qui est visé52 . — Si l'activisme, aussi bien spirituel que mondain, si l'affairement sous toutes ses formes est banni par cette définition de l'"amendement", c'est-à-dire de la vaine tendance à corriger la situation présente, le quiétisme, qui en est l'image du côté de la passivité, n'est pas épargné: [VI.o — Le sixième mode de l'inintelligence] "L'inconscience (ma-shes-pa, skt. ajñåna), c'est l'inintelligence de l'abrutissement (mongs-pa)." Ce qui est visé dans cette phrase, ce sont les recueillements d'inconscience, quiétude factice obtenue par le figement de toute l'activité imaginante. Ce gel plus ou moins durable de l'activité fictionnante n'est pas comme tel libérateur, car en lui la finitude de l'âme n'est pas surmontée. Au contraire: une telle inertie, en dépit de son agrément comme anesthésique temporaire des souffrances de la vie, a quelque chose de bestial et d'indigne de l'origine de l'âme. [VI.p — Le sextuple entendement] — Klong-chen rab-'byams poursuit la spécification des caractères des divers constituants de l'égarement; ainsi procure-t-il la liste des six entendements (yid drug), liste d'ailleurs symétrique à celle des six modalités de l'inintelligence: [p.189] "De plus, de là (à savoir, des six inintelligences) il apparaît les six entendements préhensiles [ou subjectifs] ('dzin-pa'i yid drug). On les appelle: (1) l'entendement conjoint à l'inintelligence; (2) l'entendement de la conscience d'entendement (manovijñåna); (3) l'entendement toujours en quête (kun tu 'tshol-ba'i yid) ; (4) l'entendement déterminateur (gtan la 'bebs-pa'i yid); (5) l'entendement complètement grossier (rnam-par rags-pa'i yid), et (6) l'entendement qui "se pose de manière assurée" (nges-par 'jog-pa). [Ce sont] respectivement (rim-pa ltar), (1) 52 — Absurdité de toute forme de pélagianisme 82 l'entendement doué de mobilité ('gyu-ba dang bcas-pa); (2) le [caractère] aperceptif de la conscience (shes-pas rang rig-pa); (3) la [simple] appréhension du domaine objectif; (4) l'appréhension déterminante du domaine objectif; (5) le trouble (yengs-pa) à l'égard du domaine objectif, dont la grossièreté (rags-pa) tient à [son caractère d'] obnubilation; et 6) celui [qui se] tient uniment focalisé à l'intérieur; telle est le sextuple abrutissement (cha drug gi rmongs-pa).”" — "En second lieu, l'explication développée de la nature (du mode de production de l'égarement) comporte deux (parties). [VI.q — Suite de la genèse de l'âme selon le Trésor du sens des mots] (1) Le caractère essentiel (ngo-bo'i cha) du mode d'égarement; (2) l'explication extensive des espèces des conditions. En ce qui concerne le premier [de ces deux points], lors de la manifestation de la base d'égarement commune, en raison des souillures [constituées par] l'inconscience [où est tombée] l'Intelligence [à l'égard de] sa propre quiddité, l'Intelligence elle-même s'est sclérosée en égarement. Bien que ce qui est à connaître (shes-bya), l'Intelligence, soit l'immaculé par excellence, elle en est venue à être pourvue de souillure (dri-bcas su song). Comprimée par les rets de l'âme, l'Intelligence dont la quiddité est primordialement pure est embourbée et saturée (sbags-pa) par l'imaginaire. Les six entendements l'ayant entravée (bcings), elle est prise au filet de particules atomiques [qu'est] le corps; et la claire lumière s'en trouve éclipsée (bag la zha'o). D'autre part, (1) l'inconscience du fait que l'épiphanie du Fond provient de nousmêmes [en tant qu'Intelligence] est la condition causale; (2) le fait que celle-ci se fasse jour sous forme objective (de nyid yul du shar-bas…) [au moment de l'épiphanie du Fond] est la condition objective; (3) l'appréhension du moi et du mien est la condition régente (bdag-po'i rkyen); (4) la conjonction de ces trois [conditions] en un même instant est la condition immédiatement antécédente." — Il est à noter, avant toute autre chose, que, somme toute, les trois premières conditions correspondent à la triple inintelligence, dans la liste à trois termes, ou aux trois premiers termes, dont procèdent les trois autres, dans la liste à six termes. En effet, la condition causale (ou cause efficiente principale) correspond à l'oubli de la nature du Fond; la condition objective n'est autre que la méconnaissance de l'épiphanie du Fond; et la condition régente ou condition subjective n'est autre que l'ignorance de soi-même, dont était grevée la conscience discernante dont nous avons abondamment parlé la dernière fois. Enfin la quatrième condition, ou condition immédiatement antécédente (Malebranche eût dit: la cause occasionnelle) de l'égarement, c'est la simple conjonction des trois aspects de l'inintelligence (qui d'ailleurs n'a rien d'une rencontre fortuite). [VI.r — Correspondance des quatre conditions et des trois modalités de l'Inintelligence] 83 Il est remarquable qu'en ce passage, Klong-chen rab-'byams (qui sur ce point comme le plus souvent peut en citant les grands tantra du rdzogs-chen étayer ses définitions) utilise une terminologie très classique, dont il fait un usage qui s'écarte quelque peu de ce qui se rencontre d'ordinaire. — Ces catégories interviennent en effet dans l'explication générale de la causalité, et prennent une singulière importance dans les théories idéalistes de la perception. À cet égard, nous aurons largement l'occasion de les envisager à la faveur des deux prochaines années de ce séminaire, qui constitueront pour ainsi dire une promenade à travers la vaste littérature du vijñånavåda. Mais pour le dire brièvement, la condition causale, ce sont les imprégnations psychiques (bag-chags) des actes passés, lesquelles sont la cause fondamentale de nos perceptions, selon les vijñånavådin; la condition objective, c'est la présence de l'objet de perception dans le champ perceptif ouvert par la faculté concernée; la condition régente, c'est la présence de cette faculté et de l'organe sensible qui la porte du côté du sujet; enfin la condition immédiatement antécédente, ce sont les perceptions de l'instant antérieur; l'expérience étant un songe bien lié, elle ne comporte aucune discontinuité véritable (hormis celle qui va essentiellement de pair avec la conception instantanéiste du temps dans le bouddhisme, conception qui voit dans la durée une grandeur discrète). [VI.s — Sur les quatre conditions dans l'idéalisme bouddhique] Le temps, précisément, qui nous est imparti, s'achève; il faut conclure. La genèse de l'âme n'est pas achevée; nous n'en avons découvert que les signes avant-coureurs. Mais en somme, comme on l'a souligné, une fois produits les premiers germes, tout le reste suit d'une manière automatique. Au demeurant, il n'est guère possible de présenter la nature de l'âme autrement qu'en développant tout le mécanisme de son autoproduction circulaire; or cela doit précisément nous occuper durant les deux années à venir. Ce séminaire comptera sept séances l'an prochain; nous commencerons par donner les derniers éléments de la genèse de l'âme, puis nous nous engagerons dans l'exposé de sa causalité circulaire. 84 Bibliographie complémentaire (ne comportant que les œuvres citées uniquement dans cet essai) Ph. Cornu, La liberté naturelle de l'esprit, Seuil, coll. Points sagesses, 1994 Ph. Cornu, Le miroir du cœur, Tantra du Dzogchen, Seuil, coll. Points sagesses, 1994 H. v. Guenther, Kindly Bent to Ease Us, Dharma Publishing, Berkeley, California, vol. I: 1975; vol. II & III: 1976 'Jigs-med gling-pa, Yon-tan rin-po-che'i mdzod, Œuvres complètes (édition 'Jamdbyangs mkhyen-brtse), vol. I 'Jigs-med gling-pa, Yon-tan rin-po-che'i mdzod kyi rgya-cher 'grel rnam-mkhyen shing-rta, Œuvres complètes (édition 'Jam-dbyangs mkhyen-brtse), vol. I-IV (seuls quelques passages du vol. IV ont été consultés et confrontés avec leurs pendants chez Klong-chen rab-'byams) 'Ju Mi-pham, Byang-chub sems bsgom-pa rdo la gser bzhun gyi mchan-'grel dekho-na-nyid gsal-ba'i sgron-me, Œuvres complètes, édition 'Jam-dbyangs mkhyenbrtse, vol. XIII, pp. 465 sqq. 'Ju Mi-pham, gNyug-sems 'od-gsal skor-gsum (trois traités: (1) gNyug-sems gzhung rdo-rje snying-po; (2) gNyung-sems gzhi lam 'bras-bu'i shan-'byed blo-gros snang-ba; (3) gNyug-sems zur dpyad rdo-rje rin-po-che'i phreng-ba): Œuvres complètes, vol. XXIV Karmay, Samten Gyaltsen, The Great Perfection (rDzogs-chen), A Philosophical and Meditative Teaching of Tibetan Buddhism, Brill, Leiden, 1989. Karmay, Samten Gyaltsen — 1973-74 "Problèmes historiques et doctrinaux de la philosophie du rDzogschen", Annuaires de l'École Pratique des Hautes Études, Vol. 82, pp. 53-57 — 1975 "A discussion on the doctrinal position of rDzogs-chen from the 10th to the 13th centuries", JA Vol. 263, pp. 147-56 — 1985 "The Rdzogs-chen in its Earliest tex: A Manuscript from Tun-huang", Soundings in Tibetan Civilisation, New Delhi, pp. 272-82 Klong-chen rab-'byams, Theg-pa'i mchog rin-po-che'i mdzod, vol. Ga et Nga des Sept trésors (Theg-mchog rdzogs-chen bka' gter gyi bcud 'dus mdzod chen rnam bdun), éd. 'Jam-dbyangs mkhyen-brtse (reproduction de l'édition de référence A-'dzam 'brug-pa / imprimerie de sDe-dge) Klong-chen rab-'byams, gNas-lugs rin-po-che'i mdzod, vol. Ca des Sept trésors Klong-chen rab-'byams, gNas-lugs rin-po-che'i mdzod 'grel sde gsum snying-po'i don 'grel (commentaire du précédent), vol. Ca des Sept trésors Klong-chen rab-'byams, Tshig don rin-po-che'i mdzod, vol. Ca des Sept trésors 85 Klong-chen rab-'byams, Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod, vol. Cha des Sept trésors Klong-chen rab-'byams, Chos-dbyings rin-po-che'i mdzod kyi 'grel-pa Lung gi gter mdzod (commentaire du précédent), vol. Cha des Sept trésors Klong-chen rab-'byams, rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso et son commentaire, rDzogs-pa chen-po sgyu-ma ngal-gso'i 'grel-pa shing-rta bzang-po, éd; rDo-grub-chen, reproduisant l'édition de référence A-'dzam 'brug-pa / imprimerie de sDe-dge Lipman K. Primordial Experience Maitreya, Cinq Traités de — (textes attribués à Maitreya par la tradition tibétaine). Nous avons utilisé l'édition chinoise du Mi-rigs dpe skrun-khang (Byams chos sde lnga, 1991) pour les textes eux-mêmes, et plusieurs traductions. Voir surtout la bibliographie de l'essai suivant. Manjußr¥mitra, Bodhicittavanopalasuvarˆadruta (?) (= Byang-chub sems bsgompa rdo la gser bzhun) : voir 'Ju Mi-pham, Byang-chub sems bsgom-pa rdo la gser bzhun gyi mchan-'grel de-kho-na-nyid gsal-ba'i sgron-me et Lipman, Primordial Experience Plotin, Ennéades, trad. Bréhier, Belles-Lettres, Paris, 1924-1938; trad. partielle P. Hadot, Cerf, Paris, 1988, 1990… Tulku Thondup, Buddha Mind, An Anthology of Longchen Rabjam's Writings about Dzogchen, Snow Lion, Ithaca (New-York), 1989 86 Lexique français-tibétain des termes essentiels propres à la pensée du rDzogs-chen, apparaissant dans cette étude Ame : sems, skt. citta Analyse (ou discrimination analytique) : dpyod-pa Commencement originel : Ye-thog Confection imaginaire : rnam-rtog Condition : ngang (au sens de condition humaine, par exemple); rkyen (s'il s'agit de causes et conditions) Conscience : rnam-shes, shes-pa Conscience discernante : shes-pa (gsal rig yul) dpyod nus-pa Corps du vase de jouvence : voir ci-dessous Juvénile introversion Domaine-objectif : yul Entendement : yid (six entendements) ou blo Épiphanie du Fond : gzhi snang Essence de l'âme : sems-nyid Etres animés: sems-can Éveillés : sangs-rgyas Excellent à tous égards : Kun tu bzang-po Expressivité : rtsal Divertissement : rol-pa — divertissement pur: dag-pa'i rol-pa; — divertissement impur: ma-dag-pa'i rol-pa Fantasmagorie adéquate : yang-dag-pa'i sgyu-ma; — fantasmagorie conçue à rebours : log-par rtog-pa'i sgyu-ma Fond : gzhi Fond originel : ye gzhi Fulgurer : 'phags (dans l'expression: rig-pa gzhi las 'phags, "l'Intelligence fulgure du Fond") Hébétude : gti-mug Imagination : rtog-pa Immuable : 'pho-med Inaltérable : mi 'gyur-ba, 'gyur-med Inintelligence : ma-rig-pa — Non-intelligence de l'identité à soi du principe: rgyu bdag-nyid gcig-pa'i ma-rig-pa — Inintelligence connatrelle: lhan-cig skyes-pa'i ma-rig-pa — Inintelligence imaginante : kun tu rtogs-pa'i ma-rig-pa Indéterminé : ma-nges-pa Intelligence : rig-pa Juvénile introversion : gzhon-nu bum-pa'i sku Migrants : 'gro-ba Originellement : ye nas Parure : rgyan Préhensible : bzung-ba Préhensile : 'dzin-pa Prime-sagesse : ye-shes Primordialement : thog-ma nas Pureté primordiale : ka-dag Spontanément établi : lhun-grub 87 88 INTRODUCTION A LA LECTURE DES TEXTES PHILOSOPHIQUES EN LANGUE T IBETAINE Les pages qui suivent reprennent l'essentiel du contenu d'un séminaire de traduction qui s'est tenu en 95-96 au Collège. Nous en avons conservé la forme d'ensemble, bien que nombre d'explications complémentaires en aient été supprimées. De ce fait, il est très visible à la lecture qu'il s'agit de leçons, que celles-ci comportent certaines répétitions, ou encore certaines digressions, motivées par les question, les doutes, les objections des participants du séminaire. En tout état de cause, il s'agit d'un document de travail; même si la composition en est passablement inachevée, il devait être rendu accessible en l'état pour permettre la poursuite de nos travaux au courant de l'année 96-97. Nous l'avons fait suivre d'un bref lexique Tibétain-Français des termes philosophiques apparaissant dans le texte traduit, avec dans la plupart des cas les équivalents sanskrits. Il ne s'agit pas de notre part d'une prétention à imposer quelque terminologie que ce soit; simplement, nous avons cru bon de faire quelques propositions, qui seront encore affinées et discutées à la faveur des prochaines années de ce séminaire. Présentation “Le texte que je propose que nous lisions ensemble cette année est le traité de La distinction des vues, rayon de Lune des points-clefs du véhicule suprême, œuvre de Goram-pa bSod-nams seng-ge, l'un des plus grands philosophes du XVème siècle tibétain, l'un des plus grands esprits qui ait illustré la tradition sa-skya-pa53 , et par conséquent l'un des penseurs les plus considérables du Tibet. Il s'agit d'une présentation du madhyamaka54 ; elle se distingue de toute autre par plusieurs caractères qui motivent le choix que j'en ai fait. 53 Sur ce courant de la tradition tibétaine, on ne trouve guère en français que quelques notations éparses dans Les religions du Tibet et de la Mongolie, G. Tucci et W. Heissig, Payot 1973, et le petit volume Histoire et doctrines de la tradition Sakyapa, Sherab Gyaltsen Amipa, Dervy-Livres, 1987. En ce qui concerne la philosophie, on consultera notamment avec profit les travaux de Jackson sur le mKhas-'jug de Sa-skya Paˆ∂ita (1182-1251): D. P. Jackson, The Entrance Gate for the Wise (Section III) - Sa-skya Paˆ∂ita on Indian and Tibetan Traditions of Pramåˆa and Debate, 2 vol., Wiener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde, Heft 17.1 - 17.2. Cependant, cette branche de la religion tibétaine ayant été extraordinairement féconde dans le domaine spéculatif, on ne peut guère tirer d'indications générales d'une simple étude sur la pensée d'un de ses grands initiateurs, même aussi excellente que peuvent l'être celles de Jackson. 54 Le madhyamaka est l'un de deux grands courants de la pensée du bouddhisme tardif ou mahåyåna. Bien que la tradition bouddhique lui cherche des sources dans certains sermons (sËtra) attribués au Buddha lui-même, il est permis de dire que ce système a pour source majeure l'œuvre de Någårjuna (Inde, premier siècle de notre ère). On en découvrira plusieurs lectures possibles dans le texte de Go-ram-pa; cette doctrine n'est pas sans une certaine parenté avec celle d'un Pyrrhon, mais elle s'en distingue par le souci de maintenir la possibilité de jugements vrais, fondant une pratique juste, dans le domaine conventionnel ou superficiel (autrement dit, dans le registre de l'apparence, dont la production conditionnée fait l'objet d'une analyse rigoureuse). Les paradoxes, ou les apories de l'œuvre de Någårjuna, ont donné une impulsion à la pensée bouddhique, dont la veine, au Tibet, ne s'est pas tarie jusqu'en ce 89 Premièrement, le style de Go-ram-pa m'a semblé être d'une clarté remarquable, en comparaison de celui de quelques autres auteurs d'une stature équivalente. Pour autant, La distinction des vues n'est pas dénuée de valeur philosophique. Bien au contraire -et telle est la deuxième raison de mon choix- j'y trouve rassemblées en une petite centaine de pages les solutions de nombre d'apories qui m'avaient paru insurmontables plusieurs années durant. J'ai donc pensé que l'intérêt passionnant du texte serait de nature à soutenir nos efforts, qui courent le risque d'être parfois découragés par la grande difficulté de la tâche à laquelle nous nous attelons, celle de lire des textes philosophiques en langue tibétaine. Une troisième raison de ma décision en faveur de ce texte, c'est qu'il témoigne de la richesse de la philosophie au Tibet, dont nous verrons bien qu'elle n'a rien d'une simple redite de la pensée bouddhique indienne. En effet, l'auteur expose l'interprétation qui lui semble être la plus juste du madhyamaka en l'opposant à celle qu'ont développé deux autres des plus grands penseurs tibétains, Dol-bu-pa et Tsong-kha-pa. Ainsi, dans un texte relativement bref, nous disposons d'un éventail de positions doctrinales assez diversifié, permettant de démontrer par l'exemple que la philosophie au Tibet a connu une vie extraordinairement dynamique, du moins de la fin du XIIIème siècle (Dol-bu-pa) au courant du XVème siècle (Go-ram-pa). La lecture de cette Distinction des vues nous permettra donc de mettre la première pierre à l'édifice d'une contribution à l'histoire de la philosophie au Tibet, dont j'ai l'ambitieux projet. La quatrième raison qui m'a fait pencher en faveur de La distinction des vues, c'est qu'elle illustre, comme vous le verrez à la lecture, un trait tout à fait typique de la scolastique tibétaine: elle tente une articulation systématique de tout le corpus du mahåyåna, où chaque texte ne s'entend qu'au miroir de tous les autres. Plus concrètement, il apparaît que les penseurs tibétains tentent de composer en un système unique les quatre grands corpus qui alimentent leur pensée: (1) les traités de logique de l'école de Dignåga et Dharmak¥rti55 ; (2) le madhyamaka avec les difficultés d'interprétation et de classification qu'il comporte; (3) les "cinq dharma de Maitreya"; et (4) la littérature tantrique. Ainsi par exemple la réflexion relative à l'aperception (skt. siècle. Un grand texte classique de ce courant de pensée est accessible dans une excellente traduction française: Candrak¥rti — Prasannapadå madhyamakav®tti, trad. J. May, Adrien-Maisonneuve 1959. Comme introduction à la pensée de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge et aux controverses présentées ici, on lira avec profit volume Comprendre la vacuité - Deux commentaires du chapitre IX de la Marche vers l'Éveil de Shântideva, trad. P. Carré et al., Padmakara, Peyzac-le-Moustier, 1993. Quant aux diverses tendances que les doxographes tibétains y ont distinguées (svåtantrika, pråsa∫gika et leurs subdivisions), on découvrira ce dont il s'agit à la lecture du traité De la distinction des vues. 55 Sur la logique bouddhiste en général, voir (faute de mieux) Stcherbatsky, Buddhist Logic, vol. XXVI de la Bibliotheca buddhica, 1934; réédité par Oriental Books Reprint Corporation, New Delhi, 1984; du même auteur, La théorie de la connaissance et la logique chez les bouddhistes tardifs, Paris, Geuthner, 1926. 90 svasaµvedana, tib. rang-rig)56 , loin de se cantonner dans le registre de l'exégèse des traités de logique (qui en est la terre natale), a partie liée d'une part avec la discussion des thèses idéalistes57 dans leur rapport à la vue madhyamaka pråsa∫gika, et ce d'une double manière: d'une part en rapport avec les réfutations de l'idéalisme, dont la plus magistrale se trouve chez Candrak¥rti (dans le Chapitre VI du Madhyamakåvatåra)58 et chez (le pseudo?) Någårjuna (dans la Bodhicittavivaraˆa59 ); d'autre part en rapport avec l'expérience ultime de l'absolu, connue dans une intuition qui pour être sans objet ne doit pas pour autant être une absolue hébétude, et que certains commentateurs tibétains tendent à ce titre à aligner sur l'aperception ineffable des sautråntika et des vijñånavådin. Or l'empiétement des doctrines indiennes les unes sur les autres ne s'arrête pas là, puisque la nature de cette sagesse ultime, que les traités du madhyamaka laissent indéterminée, est souvent cherchée par les auteurs tibétains dans les Cinq dharma de Maitreya. Non seulement cela redouble la question du rapport des thèses idéalistes et du madhyamaka, puisqu'il est clair que, s'agissant des traités attribués à Maitreya, même s'ils sont pour certains d'entre eux (selon le jugement des Tibétains) madhyamika dans l'intention, ils n'en relèvent pas moins du vijñånavåda dans la forme et dans le vocabulaire. Mais ce qui démultiplie encore les tenants et les aboutissants de la problématique, c'est que cet usage des Cinq dharma amène fatalement à une confrontation de cette "sagesse aperceptive" (rang-rig-pa'i ye-shes), dont on fait le fin mot du madhyamaka, avec le tathågatagarbha60 de l'Uttaratantraßåstra (ou Ratnagotravibhåga). On se demandera dès lors si cette sagesse est innée ou acquise; on s'avancera dans les méandres de la controverse relative au subitisme. Or la lecture du Ratnagotravibhåga n'est pas elle-même innocente, puisque non contents de confronter ce traité aux spéculations que l'on a dites, les Tibétains ne laissent pas de l'étudier à la lumière du Kålacåkra-tantra par exemple, ou, pour les rNying-ma-pa, du rDzogschen61 : on voit par cette illustration l'entrecroisement inextricables des quatre registres mentionnés plus haut. Et ce n'est là qu'un exemple; on devine la combinatoire infinie qui peut résulter de la variation d'un seul de ces multiples paramètres corrélatifs. Avec cette nuance capitale, cependant, qu'en tant qu'ils sont corrélatifs ils varient ensemble. Dès 56 La problématique bouddhique de l'aperception est esquissée dans l'essai joint au présent volume: Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité subjective selon le bouddhisme tardif. 57 De l'école dite vijñånavåda, dont les doctrines seront détaillées et discutées dans les prochaines années des séminaires liés à la présente Direction de Programme. Pour une présentation générale, cf. A. K. Chaterjee, The Yogåcåra Idealism, Motilal Banarsidas, Delhi, 1962, 1975, 1987; on peut lire également en français un texte fondateur de ce courant, comportant l'exposé systématique de ses doctrines: É. Lamotte, La somme du grand véhicule d'Asa∫ga (Mahåyånasaµgraha), Université de Louvain, 1973 (2 vol.). Voir aussi S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, Motilal Banarsidas, Delhi, 1984, 1986… 58 Voir Driessens, L'entrée au milieu, Éditions Dharma, Anduze 1985, pp. 195 sqq. 59 Cf. Lindtner, Nagarjuniana, 1982, reprise: Motilal Banarsidas, Delhi 1987, pp. 180 sqq. 60 Ou "nature de Buddha", censée être présente chez tous, même au moment de l'égarement, mais qui est diversement conçue par les philosophes bouddhistes. 61 Sur les doctrines du rDzogs-chen des rNying-ma-pa, on trouvera des éclaircissements dans ce même volume, dans le texte du séminaire sur La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif. 91 lors on se prend à rêver d'une analyse qui, dégageant la forme de ce réseau, mettrait au jour les structures élémentaires de la philosophie tibétaine. Sa complexité nous le cache, mais dès que l'on commence à en soupçonner l'existence, on a le sentiment que, si la diversité des doctrines philosophiques tibétaines est presque inépuisable, la contexture des questions, autrement dit la problématique totale, pourrait bien être, au fond, pratiquement unique. L'unité formelle rend raison de la variation du contenu: c'est en raison de l'implication réciproque de toutes les questions selon un même ordre, que la moindre variation de détail dans le contenu entraîne une révolution de l'ensemble. De cette hypothèse de travail, on peut tirer un intéressant corrélat: dans une telle structure systématique, chaque fragment est pars totalis; il reflète et il exprime le tout. Dès lors, sans aller jusqu'à prétendre qu'il serait possible d'induire infailliblement le tout de la pensée d'un auteur de la tradition tibétaine à partir d'une seule de ses positions, il est permis d'espérer que l'on trouvera dans chacun de ses traités l'image de sa pensée totale. En étudiant le lTa-ba'i shan-'byed, nous découvrirons ce point capital pour la compréhension de la pensée tibétaine, à savoir, le mode d'articulation des questions et des références, autrement dit, la structure de la problématique totale qui la sous-tend, et dont il restera à voir si elle n'est pas relativement commune à la plupart des philosophes tibétains. La cinquième et dernière raison qui m'a poussé à choisir ce texte pour notre séminaire est plus personnelle; mais on me permettra tout de même, je pense, d'en faire état. Il y avait longtemps que je m'interrogeais sur le sens exact de plusieurs thèses fondamentales du madhyamaka; ma perplexité s'est peu à peu accrue du fait de contradictions entre plusieurs tendances d'interprétation de cette doctrine, qui ont cours dans différentes traditions du bouddhisme tibétain. Ces doutes se sont encore précisés lorsque j'ai essayé de comprendre le rapport de Klong-chen rab-'byams à la vue pråsa∫gika en travaillant sur la voie graduée du rDzogs-pa chen-po ngal-gso skor gsum 62 . J'en ai trouvé une résolution partielle dans le Shes-'grel ketaka de 'Ju Mi-pham; mais je dois dire que c'est la lecture de Go-ram-pa qui a été vraiment déterminante pour moi. Très sincèrement, je ne me cache pas de trouver la Distinction des vues magistrales; comme j'essaie d'être philosophe, et non seulement historien des idées, je ne m'interdis pas de donner mon assentiment aux thèses dont j'estime, pour le dire avec Descartes, n'avoir aucune occasion de douter, qu'elle aient été énoncées par des penseurs d'Occident ou d'Orient. Je ne veux pas seulement exposer les idées d'un religieux tibétain du quinzième siècle, ce serait d'une érudition par trop futile; je ne veux pas même seulement procurer une formation à la lecture des textes philosophiques tibétains; mais je souhaite m'appliquer à une entreprise d'une valeur scientifique et morale bien supérieure, à la 62 Sur ce texte, voir Guenther, Kindly Bent to Ease Us, Dharma Publishing, Berkeley, California, 1975 (vol. I), 1976 (vol. II et III). 92 tâche archaïque mais indépassable de la philosophie, que je ne craindrais pas de nommer, avec Malebranche, La recherche de la vérité. 93 Biographie de l'auteur63 Go-ram-pa naquit en 1429 dans la province du Khams. Sa biographie, conforme au modèle canonique, insiste sur sa précocité intellectuelle et son altruisme spontané. Il reçut les vœux d'un certain abbé nommé Byang-chub sems-dpa' Kun-dga' 'bum. Il commença l'étude de la logique et de la dialectique (tshad-ma) et se mit à mémoriser des textes; il se distingua rapidement parmi les élèves de Kun-dga' 'bum. À l'âge de dix-neuf ans, il avait maîtrisé nombre de textes, notamment dans le domaine de la logique et de la Prajñåpåramitå64 . Go-ram-pa avait donc dix-neuf ans lorsqu'il décida d'entreprendre un voyage au Tibet central afin d'y compléter ses études. L'année suivante, accompagnée d'un certain nombre d'autres jeunes étudiants, il partit pour Lha-sa via le Kong-lam, bSam-yas, et gSang-phu. Et durant l'été de la même année, il se rendit au monastère de Na-len-dra (ou Na-lin-dra)65 , où enseignait le célèbre érudit et philosophe Rong-ston shes-bya kun-rigs (ou kun-gzigs). Il faut dire deux mots de ce maître: c'est à sa pensée que se rattache le plus directement celle de bSod-nams seng-ge. Rong-ston (1367-1449), né dans le rGyalmo-rong et lié au Bon66 par ses origines familiales, fut élève de g.Yag ston 67 ; il a notamment composé un grand commentaire de l'Abhisamayåla∫kåra, particulièrement réputé, et une glose des MËlamadhyamaka-kårikå de Någårjuna, intitulé La révélation du Simplement-tel-quel (De-kho-na-nyid snang-ba). Dans ce grand commentaire, assez semblable par sa facture à l'Océan dialectique (Rigs-pa'i rgya-mtsho), qui en est le 63 Les éléments biographiques suivants sont tirés de la biographie de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge par son disciple Kong-ston, intitulée Ngo-mtshar rin-po-che'i phreng-ba. Cette biographie, publiée par Dhongthog Rinpoché à Delhi en 1973, m'a été signalée par Mme Blondeau; le texte tibétain est accessible à la bibliothèque de l'INALCO, et il en existe une version anglaise dans le livre de Peter Della Santina, Madhyamaka Schools in India (Motilal Banarsidas, Delhi, etc., 1986). Je me permets d'attirer votre attention sur ce livre: en dépit des nombreux défauts qu'il comporte quant à l'interprétation du madhyamaka, et de son caractère assez paraphrastique à l'égard de ses sources tibétaines, il a du moins le mérite de donner une esquisse générale de l'histoire du madhyamaka telle que l'œuvre de Go-ram-pa la présente. 64 Il à remarquer, à ce propos, que lorsqu'il est question de Prajñåpåramitå dans le contexte des études scolastiques tibétaines, il s'agit essentiellement de l'Abhisamayåla∫kåra, un texte attribué à Maitreya, où sont censées se trouver les clefs (man-ngag, upadeßa) de la Prajñåpåramitå. Plus exactement, on dit que les sËtra de la Prajñåpåramitå ont un double sens, le sens profond (zab-pa) et le sens vaste (rgyas-pa). Le sens profond, c'est l'exposé de ce qui est à comprendre (shes-bya, rtogs-bya), autrement dit, la présentation du mode-d'être (gnas-lugs) des choses, qui est le principal objet du madhyamaka. Quant au sens vaste (rgyas-pa), il s'agit essentiellement de la théorie de la compréhension de ce mode-d'être, de ses étapes et de sa nature; c'est cela qui est présenté dans l'Abhisamayåla∫kåra, allusivement mentionné sous le nom de "Sher-phyin". Soit dit pour anticiper ce dont il va être question dans le traité de Go-ram-pa, on peut déjà se demander si ce qui est vraiment profond, ce n'est pas tant chacun de ces aspects pris à part, mais leur articulation concrète, leur synthèse où chacun des deux moments prend son plein sens. 65 À propos de ce monastère, cf. D. P. Jackson, The Early Abbots of 'Phan-po Na-len-dra: The Vicissitudes of a Great Tibetan Monastery in the 15th Century, Wiener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde, Heft 23. 66 Religion tibétaine très proche du bouddhisme par ses doctrines et ses pratiques, mais qui se réclame d'autres fondateurs. 67 Alias Paˆ-chen g.Yag, auteur de l'un des plus célèbres commentaires du Trésor de la science dialectique (Tshad-ma rigs-pa'i gter) de Sa-skya paˆ∂ita 94 pendant dans l'œuvre de Tsong-kha-pa, Rong-ston ne se contente pas de commenter le texte de Någårjuna, mais en il compare et départage les diverses interprétations indiennes. Rong-ston est censé avoir été le premier philosophe à avoir récusé d'une manière conséquente la doctrine de Tsong-kha-pa. Parmi ses nombreux élèves, il faut compter aussi, à part bSod-nams seng-ge, mNyam-med Shes-rab rgyal-mtshan, le plus grand penseur bon-po de ce temps68 . Quoi qu'il en soit, bSod-nams seng-ge fut très favorablement impressionné par Rong-ston, et il décida de passer l'été à Na-len-dra; durant ce laps de temps, il parvint à égaler les élèves les plus brillants du maître. À l'automne, bSod-nams seng-ge arriva à Lha-sa, où il rencontra le savant Lingsman paˆ∂ita Shes-rab dpal-ldan-pa dont il reçut quelques enseignements, comme le lung du Mañjußr¥-nåmasa∫giti, ou Litanie des noms de Mañjußr¥. Ce texte, que l'on peut lire en français dans l'excellente version de Patrick Carré69 , est connu pour résumer à la manière hermétique, sous la forme d'une prière adressée à Mañjußr¥, tous les points essentiels du tantrisme bouddhique (et même du rDzogs-chen des rNying-ma-pa). Hélas, c'est cette même année (1449) que Rong-ston mourut; et notre auteur ne put donc approfondir ses études sous sa direction. Le successeur de Rong-ston à Nalen-dra était un certain bKra-shis rnam-rgyal (1399-1458), dont Jackson70 a établi qu'il devait être soucieux de conciliation avec les dGe-lugs-pa. C'est pourtant Rong-ston qui l'avait expressément désigné comme son successeur, en dépit de son opposition philosophique personnelle à l'œuvre de Tsong-kha-pa. Il semble donc, selon Jackson, que l'évolution de la situation politique, l'ait conduit à penser qu'il serait nécessaire à la survie du monastère de Na-len-dra de ménager doctrinalement les dGe-lugs-pa. Ses craintes semblent avoir été motivées, si l'on considère la catastrophe de nature encore incertaine qui semble s'être abattue sur le Na-len-dra dans les dernières années du XVème siècle, lorsque sMon-lam dpal siégeait sur le trône de Tsong-kha-pa à dGa'-ldan. Toujours est-il que cet infléchissement doctrinal de Na-len-dra eut pour conséquence, à défaut de protéger ce monastère, de déplacer le centre des études sa-skya-pa au 68 C'est du moins ce que donne à penser une biographie de Shes-rab rgyal-mtshan, incluse dans le g.Yung-drung bon gyi bstan 'byung phyogs-bstus d'un certain dPal-ldan tshul-khrims (Bod ljongs mi dmangs dpe skrun khang, 1988). On y lit en effet les vers suivants (p. 241): "Rong-ston chen-po shes-bya kun-mkhyen las/ dBu tshad phar phyin 'dul mngon bcas-pa yi/ mTshan-nyid gzhung lugs kun la thos bsam sbyang/ Lung rigs smra-ba'i dbang-phyug chen-por gyur/" Il faudrait donc étudier l'œuvre de Shes-rab rgyal-mtshan en parallèle avec celle de Go-ram-pa et celle de Rong-ston, pour se faire une idée d'un remarquable mouvement de pensée qui, bien que tardif, n'est pas enfermé dans des frontières sectaires. Nous pouvons faire cette observation sans craindre qu'elle donne lieu à de mauvaises polémiques, associant Go-ram-pa au Bon pour disqualifier sa doctrine; quelques disciples de Tsong-kha-pa sont tombés dans ce travers, mais bien heureusement l'époque où l'on se servait de tels arguments est révolue. 69 P. Carré, Le Choral du Nom de Mañjußr¥, éd. Arma Artis, Châteauneuf de Marzenc, 1995 70 Jackson, op. cit. 95 monastère de 'Bras-yul, où professait un certain Sangs-rgyas 'phel, disciple de Rongston plus fidèle à l'inspiration du maître. bSod-nams seng-ge s'y rendit et en devint l'élève. Comme à Na-lin-dra, tous à 'Bras-yul furent admiratifs de son intelligence prodigieuse. Il décida ensuite de se rendre à E-wam chos-gdan (ou chos-sde) pour étudier le tantrisme auprès du maître Kun-dga' bzang-po, autrement connu sous le titre de Ngorchen rDo-rje 'chang Kun-dga' bzang-po. C'est de ce maître qu'il reçut l'ordination complète à l'âge de vingt-six ans. Il reçut de lui et de son disciple dKon-mchog rgyalmtshan (alias Mus-chen sems-dpa' chen-po) l'enseignement des Tantra. Il ne semble pas s'être satisfait d'une simple compréhension intellectuelle des instructions qu'il avait reçues, mais les avoir également mises en pratique. En 1461, bSod-nams seng-ge, âgé de trente-deux ans, décida de quitter le monastère d'E-wam chos-gdan, accompagné de son demi-frère aîné, dans l'intention de retourner dans le Khams pour y revoir ses parents et pour y méditer. En route ils firent étape à 'Bras-yul, où bSod-nams seng-ge avait étudié la philosophie sous la direction de Sangs-rgyas 'phel. Il s'y distingua lors d'une disputation philosophique entre les meilleurs savants. Sa maîtrise de la controverse impressionna vivement ceux qui y assistèrent à ce débat, notamment du fait que bSod-nams seng-ge s'était essentiellement consacré au tantrisme depuis plusieurs années. Le supérieur de ce collège, Sangs-rgyas 'phel, le pria donc d'y demeurer comme professeur, tout en poursuivant ses études. Tel n'était pas le souhait de bSod-nams seng-ge; mais il y consentit en raison d'une intervention de dKon-mchog rgyal-mtshan en ce sens. Il quitta donc son demi-frère qui poursuivit seul le voyage qu'ils avaient entrepris vers le Khams. Peu après, en raison du départ de deux professeurs éminents du collège, bSodnams seng-ge fut appelé à des fonctions plus élevées. Puis, lorsque Sangs-rgyas 'phel voulut recevoir de dKon-mchog rgyal-mtshan des instructions complémentaires sur les tantra, il demanda à notre auteur de le remplacer temporairement dans sa charge de supérieur de 'Bras-yul. bSod-nams seng-ge se chargea donc de l'enseignement de la Prajñåpåramitå, de la logique, de la discipline monacale et de l'Abhidharma. Comme la compréhension des étudiants prospérait grâce à ses cours, sa réputation se propagea dans le dBus-gtsang. C'est alors qu'il composa, entre autres traités, un commentaire de La parfaite distinction de la triple discipline éthique (sDom gsum rab-dbye) de Sa-skya paˆ∂ita et un résumé des points essentiels de l'Abhisamayåla∫kåra (et non "un résumé de la Prajñåpåramitå", comme l'écrit l'auteur du livre Madhyamaka Schools in India). Quand Sangs-rgyas 'phel revint à 'Bras-yul, Go-ram-pa fut convié à E-wam chossde par dKon-mchog rgyal-mtshan. Il y approfondit sa connaissance des tantra, médita, dispensa son enseignement et composa un certain nombre de biographies et de traités 96 tantriques. C'est à cette époque qu'à la requête d'un certain bSod-nams chos kyi kun-dga' dpal bzang-po il accepta l'idée de fonder un monastère qui lui serait propre. Peu après, il établit un petit collège monastique à rTa-nag gser-gling dans le gTsang. Son but était de diffuser l'étude de la philosophie bouddhique au Tibet, dans l'optique doctrinale de Rong-ston et des autres maîtres de la tradition de Sa-skya. Le collège trouva son site définitif à rTa-nag rin-chen rtse, où bSod-nams seng-ge s'installa en 1474; il fut baptisé du nom de Thub-bstan rnam-rgyal. Go-ram-pa y exposa les grands textes classiques du mahåyåna et composa un grand nombre de traités divers, dont on peut prendre connaissance en consultant la table de ses œuvres, dont une édition est comprise dans le Sa-skya bka'-'bum complété, tel qu'il a été publié au Japon (consultable au Centre d'Études Tibétaines des Instituts d'Asie du Collège de France). Plus tard dans sa vie, Go-ram-pa fut appelé à la charge d'abbé d'E-wam chos-sde, où il enseigna largement les tantra, exposant notamment le cycle du Lam-'bras ou La voie avec son fruit. Il ne délaissa pas pour autant son propre monastère de Thub-bstan rnam-rgyal, mais partagea son temps entre les deux institutions. Lorsqu'il se fût retiré de ses fonctions à E-wam chos-sde, il se consacra entièrement à la direction de Thub-bstan chos-gling. Il fut invité à de nombreux endroits, tout particulièrement à Sa-skya, où il donna des enseignements. À la fin de sa vie, la vénération dont il fut entourée semble avoir été immense. C'est sur le chemin du retour de son second voyage à Sa-skya, en 1490, qu'il mourut brusquement. Les reliques de son bûcher funéraire furent conservées à Thubbstan chos-gling. Sa mort fut suivie de près par la catastrophe de Na-len-dra71 … 71 Cf. D. P. Jackson, op. cit. 97 Version française La distinction des vues, rayon de lune des points-clefs du véhicule suprême Hommage au maître et à Mañjußr¥nåtha! Le miséricordieux char solaire du maˆ∂ala de prime-sagesse S'adapte aux particularités des êtres à convertir telles qu'elles sont 72 ; Et nous avons foi en l'Éveillé, ce soleil Paré de l'éclatante lumière des activités qui entraînent graduellement [les êtres vers des états meilleurs]. Cette voie médiane qui, bannissant les extrémismes de la perpétuité et de l'anéantissement, Et comprise à la mesure de l'étagement des entendements, Confère les Éveils des trois véhicules73 , A été diversement entendue en notre neigeux [pays]. Or [chacun] dit: "telle est la siccéité (de nyid) du parfait point de vue Reçu par Någårjuna". 72 — De même que le soleil (ici désigné par une métaphore convenue, qui rappelle le char de Phœbus de notre mythologie) dispense une lumière qui pour être unique, n'en profite pas d'une manière moins diverses aux plantes variées, de même l'unique sagesse des Éveillés se monnaie-t-elle au gré d'une pédagogie modelée selon les besoins et les capacités des êtres. L'image rappelle celle du "nuage de la religion" dans le cinquième chapitre du SËtra du lotus (cf. Burnouf, Lotus de la bonne loi, Imprimerie Nationale, 1852, pp. 75 sqq.) 73 — Celui des ßråvaka, celui des pratyekabuddha et celui des bodhisattva. 98 Texte tibétain74 Lta-ba shan-'byed thegmchog gnad kyi zla zer zhes byaba | [p. 1] Bla-ma dang mgon-po 'Jampa'i dbyangs la phyag 'tshal lo || | Ye-shes dkyil-'khor thugs-rje'i rta ljang gis | | gDul-bya'i ri la ci ltar 'os-pa bzhin| | Rim-par drang-ba'i phrin-las gzi 'od can | | Sangs-rgyas nyi-ma de la bdagcag dad | | Gang zhig rtogs na blo yi rim-pa bzhin | | Theg-pa gsum gyi byang-chub sbyin byed-pa'i | | rTag chad mtha' spang dbu-ma'i lam 'di la | | Gangs-can 'di la rtogs-pa tha-dad gyur | | De la klu-sgrub snying-po'i bzhed-pa yi | | Yang-dag lta-ba'i de nyid 'di yin zhes | 74 — Par commodité, nous avons travaillé sur la petite édition du C.I.H.T.S. de Sarnath (1988); celle-ci est très fautive et mal imprimée, mais nous n'avons pas jugé utile, dans cette publication dont le caractère est celui d'un document de travail provisoire, de signaler toutes nos corrections. 99 [C'est en me] fondant sur les œuvres de [tous] les saints [auteurs] [p. 2] Que j'ai énoncé cette distinction radicale. D'une manière générale, tout adepte de l'un des quatre systèmes philosophiques voudra que la voie médiane bannissant la perpétuité et l'anéantissement soit précisément celle qu'expose son propre système. Dès lors, les substantialistes ne nommeront pas "médian" le dernier des quatre systèmes philosophiques; ils diront [de lui qu'il] "professe l'absence d'essence". Cependant, "[Parmi] les [points de vue des] adeptes eux-mêmes, en raison de la différence des entendements, Ils se réfutent les uns les autres par ordre hiérarchique." | Dam-pa rnams kyi gsung-rab la brten nas | | rNam-par dbye-ba 'di ni kho-bos smra || De la spyir grub-mtha' smra-ba bzhi-po thams-cad kyang rang rang gi grub-mtha' nas bshad-pa'i lam de nyid rtag chad spangs-pa'i dbu-ma'i lam du 'dod cing | de'i tshe dngos-por smra-ba dag gis grub-mtha' bzhi phyi-ma la dbuma zhes mi brjod-par ngo-bo-nyid medpar smra-ba zhes brjod do || 'On kyang | rNal-'byorpa yang blo khyad kyis | | Gong-ma gong-ma rnams kyis gnod | Commentaire: En ce qui concerne les quatre écoles philosophiques, selon la classification adoptée par tous les doxographes tibétains à l'époque de la composition de ce texte (avec des différences, selon les auteurs, dans la définition des écoles, et quelques hésitations dans la classification de tel ou tel auteur particulier), il s'agit (1) des vaibhå∑ika (réalisme atomistique du h¥nayåna); (2) des sautråntika (réalisme critique du h¥nayåna); (3) des vijñånavådin (idéalisme du mahåyåna); et (4) des madhyamika (doctrine de l'irréalité universelle du mahåyåna). Quant au distique cité à la fin, c'est un passage du Bodhicaryåvatåra de Íåntideva (chp. IX, k° 3-4), d'une importance capitale. En effet, l'une des difficultés majeures de la doctrine pråsa∫gika du madhyamaka, c'est que, dans sa détermination des deux réalités (bden-pa gnyis), elle accepte certes une réalité absolue (don-dam-pa'i bden-pa) très éloignée de la perception commune; mais il n'en va pas de même pour la réalité superficielle (kun-rdzob-pa'i bden-pa), à l'égard de laquelle elle prétend se régler sur "la convention mondaine" ('jigs-rten-pa'i tha-snyad) ou l'opinion commune ('jigs-rten la grags-pa, litt. "ce qui se dit dans le monde"). 100 Or il est très clair que les thèses générales qui sous-tendent la pratique bouddhique, à commencer par l'explication de l'interdépendance (ou coproduction conditionnée), sont très éloignées de la simple opinion commune irréfléchie. Dès lors, quand un pråsa∫gika condescend à sortir du rôle facile du réfutateur universel, comment s'y prend-il pour répondre aux objections que l'on peut lui faire sur tous les points de la doctrine bouddhique qui relèvent de la réalité superficielle? Dans la tradition sa-skya-pa, cette question avait été soulevée par exemple dans le Trésor de la science dialectique (Tshad-ma rigs-pa'i gter) de Sa-skya Paˆ∂ita. On y lit en effet dans le premier chapitre les deux vers suivants: "Kun-rdzob 'jigs-rten grags-pa la brTen na tshad-ma'i rnam-bzhag 'gal.75 " C'est-à-dire: "si [l'on établissait] le superficiel en se fondant sur l'opinion commune, on contredirait les déterminations de la théorie de la connaissance." Ce que Sa-skya Paˆ∂ita récuse, selon l'auto-commentaire76 , c'est une interprétation de ce qu'il faut entendre par "convention mondaine" ou "opinion commune" qui ne lui semble pas s'imposer. Il admet manifestement que l'on puisse déterminer la nature de la réalité conventionnelle à partir de la conscience qu'en ont des "individus mondains" (gang-zag 'jigs-rten-pa) mais non en fonction de "facultés cognitives mondaines" (blo 'jigs-rtenpa). Si je comprends bien cette distinction, cela veut dire qu'il est permis de se fonder sur la perception d'êtres ordinaires, mais dans la seule mesure où ils s'en remettent à la juridiction des moyens de connaissance droits; ce qu'il faut récuser, c'est l'idée selon laquelle l'opinion commune non soumise à la moindre critique suffirait. 'Ju Mi-pham rnam-rgyal rgya-mtsho (1846-1912), le très grand philosophe rNying-ma-pa, dont les positions sur la doctrine pråsa∫gika sont très proches de celles de Go-ram-pa, trouve précisément dans ce passage du Bodhicaryåvatåra une solution à cette difficulté: "Il apparaît qu'en fait d'individus comprenant un tel objet -les deux vérités- il y a deux sortes de "mondanité": celle des adeptes (yogin) qui sont pourvus des qualités de la quiétude (zhi-[gnas]) et de l'éminente [perception (lhag-[mthong]), et celle qui est ordinaire, de ceux qui n'en sont pas pourvus; il n'en est pas de troisième. Or en ce qui concerne la vision ordinaire du monde, elle est infirmée par la vision [p.10] yogique. Pour ce qui est de l'infirmation [des positions] des adeptes eux-mêmes, en raison des différences dans leur entente (blo) du mode-d'être, chaque système invalide les points de vue du système immédiatement inférieur, et, de la sorte, les supprime. À mesure que 75 76 Pp. 3-4 de l'édition chinoise du Mi-rigs dpe skrun khang p. 54 de la même édition; comp. g.Yag-†¥, p. 19 101 s'améliore l'entente (blo) du mode-d'être, [les systèmes] qui ont de [meilleurs] fondements rationnels réfutent les moins relevés: mais la réciproque n'est pas vraie: "De même que la visée (dmigs-pa) d'un œil affecté de cataracte Ne saurait invalider une conscience (shes) [visuelle] exempte de cataracte, De même, qu'un entendement qui se détourne de la pure sagesse Invalide un entendement immaculé, est une chose impossible." (Madhyamakåvatåra, VI, 70)" [Ketaka pp. 9-10] Cette prise de position de Mi-pham ne signifie pas qu'à chaque nouveau palier de la pensée bouddhique, à chaque système philosophique (grub-mtha') nouveau, il faudrait faire table rase du passé, autrement dit, repartir de zéro. L'idée de Mi-pham, celle de Go-ram-pa, celle aussi de Klong-chen rab-'byams, c'est qu'à chaque degré supérieur, ce qui était tenu au degré immédiatement inférieur pour la réalité absolue est reconnu comme réalité superficielle. Les divers niveaux des écoles philosophiques du bouddhisme formeraient à cet égard une sorte d'échelle (comme le dit un célèbre passage de Jñånagarbha), une progression où tout ce qui est dépassé n'en est pas moins conservé. Dans l'application de cette thèse à l'interprétation de la réalité superficielle, veut dire que le madhyamaka dans ses formes les plus avancées ne saurait retomber au-dessous des acquis des écoles inférieures. Notamment, cela implique, contre la doctrine professée par Tsong-kha-pa, qu'il est impossible de revenir au réalisme des écoles du petit véhicule, dès lors qu'il a été réfuté par les raisonnements du vijñånavåda (voir ci-dessous l'exposé de la thèse de Tsong-kha-pa sur cette question ). Nous reviendrons sur ce point, mais je crois nécessaire de le souligner dès maintenant. D'un côté, il est visible que la tendance incarnée par Tsong-kha-pa est avant tout soucieuse de rester fidèle à la lettre de Candrak¥rti: d'après les stances (kårikå) 126 et 136 du Madhyamakåvatåra, l'idéalisme des vijñånavådin ne relève en effet ni de la réalité absolue (puisqu'il est réfuté dans l'absolu, Go-ram-pa n'en disconvient pas), ni de la réalité superficielle (puisqu'il contredit les conventions du monde). D'un autre côté, dès lors que l'on admet dans la détermination du superficiel (tha-snyad kyi rnam-bzhag) le moindre écart relativement à la convention irréfléchie du monde ('jigs-rten la gragspa), ne faut-il pas alors tout concéder, et accepter la vérité, dans le registre superficiel, du plus profond des systèmes de phénoménologie bouddhique, celui des vijñånavådin?] C'est-à-dire que, selon les adeptes de la voie médiane, de quelque manière que les systèmes philosophiques inférieurs bannissent les limitesextrêmes de la perpétuité et de l'anéantissement, [toutefois] que ils ce professent qui est 102 Zhes-pa'i tshul gyis dbu-ma-pa rnams kyis ni | grub-mtha' 'og-ma dag gis rtag chad kyi mtha' ci-ltar spangs substantiel existe par essence. Ils n'ont donc pas surmonté à tous égards (gang rung) les limites-extrêmes de la perpétuité et de l'anéantissement. De ce fait, [s'il est dit que] "pour atteindre l'un quelconque des trois Éveils, un tel bannissement des limitesextrêmes de la perpétuité et du néant est requis", [p. 3] il [reste à] déterminer les autorités canoniques relatives [d'une part] au mode de bannissement des limites extrêmes de la perpétuité et de l'anéantissement [prescrit] par leurs | rTag chad kyi mtha' gang rung las ma 'das la | des na byang-chub gsum-po gang rung bsgrub-pa la rtag chad kyi mtha' spong-ba'i tshul 'di ltar dgos so zhes rang gi grub-pa'i mtha' las rtag chad kyi mtha' spong tshul dang | de'i sgo nas byang-chub gsum sgrub tshul gyi gzhung 'dzug-par mdzad do | kyang dngos-po ngo-bo-nyid kyis yodpar smra-bas | propres systèmes philosophiques et [d'autre part] au mode d'obtention de [chacun des] trois Éveils par ce biais. À cet égard, d'ailleurs, il y a certes bien de la différence dans la manière d'exposer les traités fondamentaux et dans la détermination de la [réalité] conventionnelle parmi les "médianistes" de l'Inde. Toutefois, il ne semble pas qu'il y ait [entre eux] la moindre dissemblance quant aux points essentiels de la vue ultime. | De la yang 'Phags yul gyi dbu-ma chen-po rnams kyis ni gzhung gyi 'chad tshul dang | tha-snyad kyi rnam bzhag la mi 'dra-ba'i khyad-par mang du mdzad kyang mthar-thug gi lta-ba'i gnad la mi'dra-ba'i khyad-par mdzad-pa mi snang ngo | Commentaire: C'est là une déclaration qui s'oppose vivement à la pensée de Tsong-kha-pa, pour qui les deux grandes branches du madhyamaka, svåtantrika et pråsa∫gika, présentent une différence de profondeur dans leur compréhension de la réalité absolue. On le reverra: Go-ram-pa nie cette différence; Mi-pham, lui, est prêt à renverser la hiérarchie, car il trouve la présentation de l'absolu chez les svåtantrikayogacåra (autrement dit dans l'école de Íåntarak∑ita) plus explicite, sinon plus profonde dans l'intention. En fait, il faudrait approfondir l'histoire des classifications du madhyamaka esquissée par Mimaki dans son travail autour du Blo-gsal grub-mtha'. En 103 effet, dès lors que l'on accepte la taxonomie adoptée par les dGe-lugs-pa, et qui est devenue dominante au Tibet (bien que Mimaki n'en ait pas retrouvé l'origine exacte), il devient très difficile de prendre de la distance relativement à leurs évaluations de telle ou telle prétendue branche du madhyamaka. Il faudrait consacrer beaucoup de temps au dBu-ma spyi ston de Go-ram-pa, par exemple, pour découvrir une présentation des écoles du madhyamaka à la fois systématique et étrangère au système dominant du Tibet moderne.] [Or] parmi ceux qui sont censés (bzhin) professer le madhyamaka en notre amas de monts enneigés, il y a trois [tendances] distinctes, à savoir, ceux qui prônent la limite-extrême de la perpétuité en tant que [voie] médiane; ceux qui prônent la limite-extrême de l'anéantissement en tant que [voie] médiane; et ceux qui prônent l'absence de limite-extrême en tant que [voie] médiane. [De ceux qui prônent la limiteextrême de la perpétuité en tant que [voie] médiane] En ce qui concerne la première tendance, [il s'agit des] thèses de l'omniscient Dol-bu-pa shes-rab rgyalmtshan [maître Jo-nang-pa, 1292| Gangs-ri'i khrod 'dir ni dbu-mai lta-ba khas-len bzhin du mthar-thug gi lta-ba'i gnad la mi-'dra-ba gsum du snang ste 'di ltar | rTag-mtha' la dbu-mar smra-ba dang | chad-mtha' la dbu-mar smra-ba dang | mtha'-bral la dbu-mar smra-ba'o || (rTag-mtha' la dbu-mar smra-ba'i lugs brjod-pa) 1361], savant au plus haut point, d'éminente compassion, dont les expériences méditatives et les compréhensions [étaient] souveraines. Selon [cette interprétation], la vacuité a deux modes: la vacuité [vide] d'essence propre et la vacuité [vide] d'essence étrangère. [p. 4] De même la réalité estelle double: réalité superficielle et réalité absolue. La quiddité, elle, est triple: entièrement imaginaire, hétéronome et parfaitement établie. Parmi ces [dernières], l'entièrement imputée et l'hétéronome constituent la réalité superficielle. Lugs dang-po ni | mkhyen-rab dang thugs-rje phul du byung zhing nyams dang rtogs-pa'i dbang-phyug kun-mkhyen Dol-bu-pa Shes-rab rgyalmtshan gyi bzhed pa la | stong-pa-nyid ni rnam-pa gnyis te | rang gi ngo-bos stong-pa-nyid dang | gzhan gyi ngo-bos stong pa nyid do | | bDen-pa yang gnyis te kun-rdzob kyi bden-pa dang | don-dam-pa'i bden-pa'o | | Ngo-bo nyid kyang rnam-pa gsum ste | Kun-brtags 104 dang | gzhan-dbang dang | yongs-grub bo | | De la kun-brtags dang | gzhandbang ni kun-rdzob bden-pa gang yin la | Commentaire: Ces catégories (entièrement imputé, hétéronome et parfaitement établi) n'ont rien de nouveau; ce sont des concepts classiques du vijñånavåda. Ce qui est assez singulier, c'est la superposition du madhyamaka et du vijñånavåda dont témoigne la doctrine de Dol-bu-pa. Certes, Go-ram-pa lui-même n'est pas exempt d'une telle tendance; mais elle est chez lui beaucoup plus maîtrisée. En effet, chez Dol-bu-pa, il semble au fond que l'idéalisme finisse par absorber entièrement le madhyamaka; le madhyamaka n'est plus qu'un nom, ou une forme vide entièrement investie par la vue cittamåtra. Davantage, le vijñånavåda de Dol-bu-pa n'est guère orthodoxe: en effet, ce sont des doctrines tantriques, et notamment celles du Kalacåkra, que Dol-bu-pa exprime dans ce langage qui ne leur convient guère. le problème est donc de savoir si Dol-bu-pa est le meilleur interprète du madhyamaka, comme le disent encore les gZhanstong-pa de nos jours (surtout certains bKa'-brgyud-pa); s'il n'est pas plutôt un vijñånavådin, comme le pense Go-ram-pa; ou bien si le mélange curieux qu'il a produit n'est pas franchement étranger à l'orthodoxie bouddhique, comme l'a pensé Red-mda'-ba, et après lui un bon nombre d'auteurs dGe-lugs-pa et Sa-skya-pa. Les arguments de Redmda'-ba et la réponse de Go-ram-pa sont présentés plus loin dans le texte. Donnons ici une présentation plus classique de cette triple quiddité selon les traités classiques de l'idéalisme bouddhique. Dans le dBus-mtha' rnam 'byed (autrement dit le Madhyåntavibhåga) attribué par la tradition tibétaine à Maitreya, la voie médiane est présentée telle que les vijñånavådin la conçoivent. Voici le texte des stances 2 et 4 du premier chapitre, accompagnées de la traduction de Stcherbatsky, publiée en 1936 (vol. XXX de la Bibliotheca buddhica); je la mentionne plutôt comme une curiosité d'antiquaire, car nous allons traduire le même passage tout autrement en nous fondant sur les commentaires de Rong-ston (plus simple) et de 'Ju Mi-pham (plus riche, mais complexe): "The Universal Constructor of phenomena exists! (But he himself) does not contain any division In two parts, (the apprehended and the apprehending). The Absolute however is contained in him, And in the Absolute again he is included. Neither is it asserted That all (the Elements) are unreal, 105 "Yang-dag ma yin kun-rtog yod/ De la gnyis-po yod ma yin/ Nor are they all realities; Because there is existence, And also non-existence, De-lta-bas na thams-cad bshad/ Yod-pas med-pas yod-pas na/ sTong-pa-nyid ni 'di la yod/ De la yang ni de yod do/ sTong-pa ma yin mi stong min/ And (again) existence: This is the Middle Path!" De ni dBu-ma'i lam yin no/ Je cite ce charabia, entre autres, pour nous convaincre qu'il est plus facile de lire les textes bouddhiques en version tibétaine que dans les langues occidentales. De plus, on m'a reproché naguère de ne pas faire assez état de la bibliographie occidentale: je corrige donc ce défaut, tout en illustrant par l'exemple la raison pour laquelle je croyais alors pouvoir n'en tenir aucun compte. Cette remarque est cependant plus piquante sans doute que pertinente, dans la mesure où toutes les traductions du Madhyånta-vibhåga ne sont pas aussi mauvaises. Celle de Stefan Anacker, dans son excellent livre Seven Works of Vasubandhu (Motilal Banarsidas, 1984, 1986), est incomparablement meilleure. Tout d'abord, voyons comment ce passage est glosé par Rong-ston dans son commentaire, dBus dang mtha' rnam-par 'byed-pa'i rnam-bshad Mi-pham dgongs rgyan77 : "Tout d'abord, afin de réfuter la Comme c'est en ayant en vue [le sous-estimation, fait qu'elles sont] vides de [la dualité] Il faut dire que l'imagination de ce préhensible-préhensile (objet / sujet) qui au juste n'est point [=l'hétéronome] [que cette universelle vacuité a été existe substantiellement. affirmée], il n'y a point de contradiction. Or si l'on dit que [cela] va à Pour ce qui est de récuser la l'encontre de l'exposé de la vacuité de surestimation, toutes choses disons [ou: il est dit <dans le texte>] qu'en cette imagination 77 Dhongthog R. 1979; au C.E.T. ATT 164 106 [=l'hétéronome] les deux [aspects] saisi et saisissant [=l'entièrement imaginaire] n'ont point d'existence substantielle. Et c'est en vue de réfuter la sousestimation de cette vacuité de dualité sujet-objet [=le parfaitement établi] que l'on dit que cette vacuité, précisément, se trouve en cette imagination [l'hétéronome] en tant que sa réalité (essence). Et à l'égard de cette vacuité cette imagination est comme [son] "réel" (phénomène)." Dang-po ni skur-pa 'debs-pa dgag-pa'i phyir Yang-dag min-pa'i kun-tu-rtog-pa rdzas su yod ces bya. 'O na chos thams-cad stong-panyid du bshad-pa dang 'gal lo zhe na gzung-'dzin gnyis kyis stong-pa la dgongs pas mi 'gal lo/ sGro-btags-pa dgag-pa'i don du kun-tu rtog-pa de la gzung-ba dang 'dzin-pa gnyis-po rdzas su yod-pa min zhes bya'o/ gZung-'dzin gnyis kyi stong-panyid la skur-pa 'debs-pa dgag-pa'i phyir du stong-nyid 'di ni kun-tu rtog-pa 'di la chos-nyid du yod-pa ces bya'o/ sTong-pa-nyid de la yang ni kun tu rtog-pa de chos-can gyi tshul du yod do/ Il faudrait ici expliquer en profondeur les termes de chos-nyid et chos-can (Réalité et réel, essence et phénomène); mais cela nous entraînerait trop loin et je crois préférable de réserver cette question pour un autre jour. Avant de poursuivre la lecture du texte de Go-ram-pa bSod-nams seng-ge, je propose que nous reprenions et approfondissions ces questions, à la lumière, cette fois, d'un texte de 'Ju Mi-pham (1846-1912). Tout d'abord, quelques mots sur cet auteur. Il s'agit d'un philosophe rNying-mapa, à ma connaissance un des rares auteurs importants de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle. Il est à la fois très proche, dans son exégèse du madhyamaka, de la tradition de Go-ram-pa, très soucieux de fidélité à l'œuvre de Klong-chen rab-'byams (1308-1363), et remarquablement inventif sur nombre de points. Il est bien sûr très difficile de mieux situer un auteur aussi récent dans l'ensemble du développement historique de la pensée au Tibet, tant que la tradition philosophique tibétaine n'aura pas été au moins survolée à travers l'ensemble de ses plus grands noms, ce qui exigerait le travail soutenu de toute une équipe de chercheurs pendant un certain nombre d'années. 107 Quoi qu'il en soit de ses sources, le commentaire de Mi-pham sur le même passage78 explique tout d'abord la triple quiddité à partir de la métaphore (classique en Inde) du serpent que l'on prend pour une corde. Cela permet d'illustrer le sens du vers obscur "yod-pas med-pas yod-pas na" (c'est-à-dire, littéralement: parce que [ceci] est, parce que [cela] n'est point, et parce que [cela] est"). En effet, la corde est (existe); le serpent que l'on y croyait voir n'est point; et en fait, si l'on peut dire, l'absence du serpent est dans la corde. De même, selon l'idéalisme bouddhique, au moment même où nous sommes plongés dans le saµsåra, seule existe conventionnellement notre "conscience hétéronome" (gzhan-dbang gi rnam-shes), c'est-à-dire, la consciencesubstrat universel (kun-gzhi rnam-shes) et les sept autres instances psychiques qui, selon l'idéalisme bouddhique, se produisent en dépendance les unes des autres. C'est ce processus de l'existence qui se produit elle-même sans but que notre texte appelle aussi kun-rtog, "[activité de] construction imaginaire". Mais si la conscience illusionnée existe (conventionnellement), le dualisme objet-sujet (tib. bzung-'dzin, "préhensiblepréhensile") que comporte son illusion, lui, est purement fictif. La conscience (rnamshes) ressemble à la corde, et le dualisme sujet-objet au serpent perçu illusoirement sur la base de la corde. La conscience existe (conventionnellement), mais le dualisme sujetobjet n'existe pas; l'absence de ce dualisme existe, car elle est le véritable mode-d'être de la conscience. Ce schéma semble assez simple; mais il faut cependant le compléter un peu. En effet, dans l'exemple du serpent et de la corde, ce n'est pas la corde qui se prend pour un serpent, mais c'est un observateur extérieur qui se méprend de la sorte. Or dans le cas qui nous intéresse, la conscience est le sujet (auteur) de la méprise en même temps que son objet. Elle est ce qui se trompe en plus d'être ce à propos de quoi il y a erreur. C'est pourquoi elle ne peut pas reconnaître son erreur sans se transformer radicalement. C'est ce qu'implique ce passage du commentaire de Mi-pham, qui est d'une très grande subtilité: "[633] En notre impure situation [actuelle] où le Cycle semble se manifester, ce qui n'est que construction-imaginaire79 , et qui n'est pas adéquatement80 , existe substantiellement81 en tant que base d'apparition de tout cela82 . Ainsi nul ne peut nier ce pur et simple avènement des apparences du Cycle, qui est indiscutable. Mais une telle manifestation ne [nous] est donnée que par l'effet de notre propre imagination; et il est établi qu'elle n'est absolument rien hormis cela. De ce fait, comme on ne sous-estime 78 79 80 81 82 Œuvres complètes, vol. IV, commentaire du dBu-mtha' rnam 'byed, pp. 663 et suivantes. Au sens actif: activité de fictionner. Autrement dit, dans l'absolu. C'est-à-dire, est doué d'efficience causale au plan de l'apparence Tous les phénomènes du Cycle. 108 pas la [réalité] conventionnelle, on pose que le Cycle existe du point de vue entièrementimaginaire. C'est cela que l'on nomme: l'hétéronome impur. Mais les deux [aspects] saisi et saisissant, tels qu'ils apparaissent à cette conscience hétéronome, ou [activité de] construction imaginaire, eux, ne sont point établis comme tels. Il en va comme des hauts et des bas qui paraissent en un dessin [=des montagnes et des vallées peintes sur un tableau], ou d'une statue qui semble un homme. Cela n'existe point selon sa quiddité propre, à part d'une pure et simple imputation. C'est en ce sens que cette vacuité qui [consiste] à être vide des deux [aspects] saisi-saisissant, est en cette conscience hétéronome, ou [activité de] construction imaginaire, sur le mode de la Réalité [ou essence] (chos-nyid), ou du parfaitement-établi. Et à l'égard de cette vacuité, cette [activité de] construction imaginaire est sur le mode du réel [ou phénomène] (chos-can). Il est certain que ces deux [choses] sont la nature et ce qui est doté de cette nature; et quand on l'a compris, on ne peut les concevoir disjointes, à l'exemple du feu et de sa chaleur. [p. 664] Quand on l'a compris, il se produit une sagesse qui n'a de regards que pour la nature de la Réalité. C'est ainsi que puisque l'[activité de] construction imaginaire existe sub- stantiellement, autrement dit, existe infailliblement en convention, elle n'est pas pur vide; mais puisque bien qu'elle existe, le faux-semblant d'un double [aspect] préhensiblepréhensile n'est point, elle n'est pas non plus non-vide." Dans le Madhyåntavibhåga, le terme de "construction imaginaire" est délibérément utilisé d'une manière ambiguë, à la fois pour nommer l'activité de construction imaginaire d'une réalité illusoire (surtout), et la réalité illusoire qui est construite par l'imagination (secondairement). Cette ambiguïté voulue souligne le fait qu'on ne peut séparer la conscience (gzhan-dbang gi rnam-shes) de son illusion (le kun-btags); lorsque l'illusion se défait, la conscience (rnam-shes) cesse d'exister, c'est-à-dire cède la place à la primesagesse (ye-shes). On peut ainsi se demander si l'image que la tradition tibétaine donne souvent de l'idéalisme des vijñånavådin n'est pas quelque peu réductrice. Dans les textes de doxographie (grub-mtha'), on retrouve sans cesse l'idée que les vijñånavådin tiennent le dualisme sujet-objet pour illusoire, mais considèrent la conscience qui lui sert de base comme substantielle (dngos-su yod-pa). Pour certains, cela implique que leur compréhension de la vacuité est moins radicale que celle des adeptes du madhyamaka. Or une telle critique est lourde de présupposés: il n'est pas dit en effet (et Mi-pham démontre même le contraire) que l'on ne puisse concilier substantialité (autrement dit efficience causale dans le registre phénoménal) et vacuité (inconsistance ontologique du point de vue d'un entendement critique). 109 Afin de réévaluer toutes ces questions, afin aussi de poursuivre la recherche que nous avons engagée avec ce texte, il m'apparaît de plus en plus nécessaire que, dans les années à venir, nous poursuivions notre étude par une analyse générale de l'idéalisme bouddhique. Avant de reprendre le travail de traduction, que nous avions dû laisser de côté pour quelques explications complémentaires sur la triple quiddité dans l'idéalisme bouddhique, il me faut ajouter une remarque sur les questions que nous avons abordées, en rapport avec le thème de l'intersubjectivité83 . On peut se demander en effet si, sans poser la moindre efficace causale dans les rapports entre deux séries psychiques, on ne pourrait pourtant un autre type de relation entre elles, dans lequel elles seraient réciproquement constituantes. Je pense tout simplement à ce dont parle Lacan lorsqu'il traite du "stade du miroir", où manifestement le regard d'autrui est ce qui permet au sujet de se constituer en un "moi", lequel est d'ailleurs d'emblée aliéné, puisqu'il est suspendu à un regard dont par principe il n'est pas le maître. Ce n'était qu'une remarque en passant, que je soumets à votre méditation. Elle n'est pas sans incidence: elle impliquerait en effet que, dans le régime d'existence qui est celui du saµsåra, il n'y a peut-être aucune possibilité d'être un "moi isolé", même si par ailleurs les séries causales sont sans porte ni fenêtre. Peut-être que leur clôture sur ellemême n'est pas indifférente à leur constitution dans une "croisée des regards". Peut-être bien qu'en définitive il n'y a pas opposition entre l'autonomie causale des séries d'une part, et leur constitution intersubjective d'autre part; peut-être s'agit-il dans ces deux phénomènes apparemment contraires (être le produit de sa propre activité / être captivé par le regard d'autrui) des deux moments d'une seule structure d'être (être toujours extérieur à soi dans le mouvement d'une production toujours inquiète, jamais aboutie / être dépossédé de toute coïncidence à soi par la médiation de l'autre sujet)? 83 Les lignes suivantes apparaîtront au lecteur comme une digression assez gratuite. Elles ont cependant leur raison d'être: les participants de ce séminaire de traduction avaient en effet soulevé toutes sortes de questions relatives aux doctrines de l'idéalisme bouddhique; la discussion, et les explications complémentaires que nous avons dû apporter, ne sont pas reprises ici. Cependant, à la lecture de l'article sur Ce qui fait le fil conducteur de l'ipséité, qui ouvre ce volume, on comprendra aisément ce qui est visé ici. 110 Or qu'est-ce donc que la réalité superficielle? C'est ce qui à l'exemple du rêve ou d'une illusion magique est originairement vide d'essence propre. Et c'est à ce titre que la vacuité de ces [deux premières quiddités] est appelée une vacuité d'essence propre. Elle est de la quiddité d'une pure et simple négation absolue (med-dgag), donc elle est une vacuité morte (bems-po), une vacuité d'anéantissement; c'est une vacuité unilatérale, et [telle] n'est pas la réalité absolue, [laquelle est] adéquatement vide, et non à rebours. C'est en ayant en vue ce [caractère d’] être "vide de soimême" de la superficialité que les sËtra de la Prajñåpåramitå parlent de toutes choses, de la forme à l'omniscience, [p. 5] en termes de vacuité d'essence propre. Dans l'exposé de leur pensée (dgongs-'grel), [à savoir] les Amas de raisonnements de Någårjuna, c'est ce vide de soi-même, vacuité nihiliste [qui n'est que] négation absolue, qui essentiellement est présenté. Mais ces sËtra et ces traités n'exposent pas la réalité absolue d'une manière complète et claire. Lorsque les sËtra de la Prajñåpåramitå disent de toutes choses (de la forme jusqu'à l'omniscience) qu'elles ne sont point [du tout], c'est en ayant en vue l'entièrement-imaginaire; et les enseignements [qui expriment la nature des choses par le biais d'exemples tels que] l'illusion magique ou le songe Kun-rdzob bden-pa gang yin-pa de ni | rmi-lam dang | sgyu-ma la sogspa bzhin du gdod-ma nas rang gi ngobos stong-pa'i phyir | de dag gi stongpa-nyid de ni rang gi ngo-bos stong-pa nyid ces-bya la | de yang med-par dgag-pa tsam gyi ngo-bo-nyid yin-pas chad-pa'i stong-pa-nyid dang | bem-po stong-pa-nyid dang | nyi-tshe-ba'i stong-pa-nyid yin gyi yang-dag-par phyin-ci-ma-log-pa'i stong-pa don-dampa'i bden-pa min no | | Kun-rdzob rangstong yin-pa 'di la sgongs nas | Sherphyin mdo las | gzugs nas rnammkhyen gyi bar gyi chos thams-cas rang gi ngo-bos stong-pa-nyid du gsungs-pa yin la || de'i dgongs 'grel Klu-grub-zhabs kyi rigs-tshogs rnams las kyang rangstong med-dgag chad-pa'i stong-nyid de gtso-bor bstan-pa yin gyi | mDo dang bstan-bcos de dag gis kyang don-dam bden-pa rdzogs-pa dang gsal-por bstan-pa ni med do | | Sher-phyin gyi mdo las gzugs nas rnam-mkhyen gyi bar gyi chos thams-cad med do | | zhes gsungs-pa kun-brtags dang | sgyu-ma dang | rmilam la sogs-pa bstan-pa ni | gzhandbang la dgongs nas gsungs-pa yin gyi | yongs-grub don-dam-pa'i bden-pa medpa dang 111 visent l'hétéronome. Toutefois ce n'est [certes] pas le parfaitement établi, [autrement dit] la réalité absolue, qui est présenté en termes de néant (med-pa) ou [d'apparence] mensongère. D'ailleurs, c'est ce qu'exprime l'Abrégé du sens de la Prajñåpåramitå en huit milles [stances]: "Le termes de néant (med) Nie toute permanence; Des exemples tels que celui de l'illusion magique Illustrent parfaitement l'hétérono-me; Et l'enseignement relatif à la quadruple pureté Est une présentation du parfaitement-établi." [p. 6] La Réalité parfaitement établie, la réalité absolue, n'est pas vide de sa propre essence; elle est vide de l'essence superficielle des choses composées [qui sont de la] nature (ngobo) de l'entièrement-imaginaire et de l'hétéronome. | min te | Chos-nyid yongs-grub don-dampa'i bden-pa ni rang gi ngo-bos stong-pa min gyi kun-brtags gzhan-dbang gyi ngo-bo 'dus-byas kyi chos kun-rdzob kyi ngo-bos stong-pa'i phyir na rdzun-pa sogs su ston-pa ni Elle est donc vide de l'essence de ce qui est autre [qu'elle-même]. C'est elle qui est l'adéquate vacuité non-erronée, la réalité absolue, le Corps de Réalité, la parfaite limite-extrême (yang-dag-pa'i mtha'), la siccéité, la vacuité parée du meilleur de tous les modes. En elle sont présentes depuis le commencement les infinies qualités incomposées, telles que les forces et les intrépidités, les marques et les signes. brGyad-stong don bsdus las | Med das bya-ba'i tshig gis ni | | rTag-pa thams-cad 'gog-pa ste | | sGyu-ma la sogs dpe yis ni | | gZhan gyi dbang ni yongs su bstan | | rNam-par dag-pa bzhir bstan nas | | Yong su grub-pa bstan-pa yin | Ces gsungs-pas so || gzhan gyi ngo-bos stong-pa yin la | de ni yang-dag-pa phyin-ci-ma-logpa'i stong-nyid don-dam-pa'i bden-pa dang | chos kyi sku dang | yang-dagpa'i mtha' dang | de-bzhin-nyid dang | rnam-pa thams-cad kyi mchog dang ldan-pa'i stong-pa nyid yin no | De la stobs dang mi 'jigs-pa dang | mtshan dang dpe-byad la sogs-pa 'dus-pa mabyas-pa'i yon-tan dpag tu med-pa gdodma nas gnas-pa yin te | 112 Commentaire: il y a ici une rupture de niveau dans la doctrine de Dol-bu-pa: on passe en effet de la position de la triple quiddité des vijñånavådin, où le parfaitementétabli était la simple inexistence de la dualité sujet-objet (entièrement-imputée) dans l'hétéronome, assortie éventuellement de la sagesse connaissant cette non-dualité, à une assimilation du parfaitement-établi à la nature de Buddha, considérée d'ailleurs comme éternellement dotée de toutes les qualités de l'Éveil. Cette pensée est sans doute conforme à la lettre de nombre de passages des Cinq Dharma de Maitreya. Ce qui chez Dol-bu-pa est un peu étrange, au fond, c'est la superposition de la problématique de la vacuité, telle qu'elle est développée par le madhyamaka, de cette terminologie de la triple quiddité, propre aux vijñånavådin, et de la théorie de la nature de Buddha. Mais est-ce si scandaleux, au fond? Après tout, nombre de sËtra classés dans le troisième Cycle de la prédication du Buddha, notamment le Saµdhinirmocana-sËtra ('Phags-pa dgongs-pa nges-'grel), dont nous avons une traduction française de Lamotte (L'explication des mystères, 1935), procèdent ainsi à une superposition des catégories du yogåcåra sur les textes de la Prajñåpåramitå. Tandis ces derniers ne font guère allusion à l'idéalisme bouddhique (pour des raisons historiques évidentes aux yeux des philologues), et ne peuvent donc être invoqués à son encontre, les sËtra du troisième Cycle sont nombreux à développer clairement l'idée selon laquelle la vacuité présentée dans le second Cycle n'avait d'autre fin que d'introduire progressivement les esprits puérils à la révélation du sugatagarbha. Ce qui est fascinant, c'est donc que de telles idées aient été si violemment récusées par certains penseurs Tibétains. On sait en effet que l'école Jo-nang-pa, qui au Tibet représentait par excellence ces doctrines a été proscrite et persécutée sous le règne du cinquième dalaï-lama. Quant aux détails de cette persécution, les historiens eux-mêmes ne semblent guère avoir de certitudes. Dans le monde du bouddhisme sino-japonais, où la lecture assidue des sËtra (sermons attribués au Buddha) et leur exégèse avait beaucoup plus d'importance qu'au Tibet, la doctrine de Dol-bu-pa n'aurait choqué personne. On peut se demander ce qui a motivé une telle animosité à l'égard d'une pensée qui exprime du moins une lecture possible de l'enseignement du Buddha. La question de savoir lequel des Cycles de l'enseignement du Buddha délivre le sens ultime de cet enseignement est un objet de controverse au Tibet jusqu'à nos jours; mais il n'y a guère que les dGe-lugs-pa pour affirmer que c'est le second qui prime, tandis que les auteurs des autres écoles penchent pour le troisième, en général. 113 Dès lors, il ne faut pas croire que l'opposition de Go-ram-pa à la vue gzhan-stong soit absolument frontale. Il lui reproche (1) de se poser comme une lecture du madhyamaka, ce qui est intenable; (2) de présenter la nature de Buddha d'une manière trop substantialiste (comme une perfection sous-jacente à l'illusion, comme "un joyau dans sa gangue"). Par ailleurs, il y a nettement un lien entre les polémiques contre le subitisme chinois, inaugurées par Sa-skya Paˆ∂ita, et ces attaques contre Dol-bu-pa. Sans parler de la dimension politique de ces attaques, qui à l'époque de Sa-skya Paˆ∂ita comme au temps de Go-ram-pa visent les bKa'-brgyud-pa et leur mahåmudrå assimilée à la doctrine chinoise du Tch'an, il y a de part et d'autre la crainte que la méthode devienne superflue, et que la sagesse, entendue comme confrontation libératrice à la nature de l'esprit (ngo-sprod), suffise pour assurer l'Éveil. Dans deux traités de Sa-skya Paˆ∂ita notamment, le Thub-pa'i dgongs gsal et le sDom-gsum rab dbye, les enjeux pratiques de ces controverses doctrinales apparaissent clairement: il s'agit d'éviter le danger d'un subitisme intempérant. Il me semble que ces critiques des auteurs Sa-skya-pa sont parfaitement recevables si on les prend au sens d'une insistance sur la distinction de la conscience (rnam-shes) et de la prime-sagesse (ye-shes), ou, en termes rNying-ma-pa, de l'âme (sems) et de l'Intelligence (rig-pa). Les rNying-ma-pa eux-mêmes, ou du moins les auteurs rigoureux comme Klongchen rab-'byams, ne disent jamais que la nature de l'âme ordinaire (sems) soit pure; ils disent que le sems est vide de nature propre, et que le ye-shes se découvre dans cette vacuité, par-delà l'esprit sems. Quant au terme de sems-nyid, il est trop clair qu'il ne désigne pas "l'âme elle-même", mais l'essence de l'âme, comme chos-nyid ne désigne pas le réel tel quel, les choses mêmes (chos ou chos-can) que la Réalité ou l'essence des choses. Quoi qu'il en soit de ces termes, les rNying-ma-pa ne font pas de l'esprit ordinaire un Buddha. Les passages équivoques d'un texte comme le Roi créateur de toutes choses (Kun-byed rgyal-po) s'éclairent, si l'on sait que le mot sems n'y est pas un synonyme de rnam-shes, mais l'abrégé de byang-chub sems, qui dans ce contexte est un équivalent de rig-pa (Intelligence) ou de rang-byung ye-shes (prime-sagesse qui en soi se produit pour soi). Lisons d'ailleurs quelques lignes de ce tantra: [p.9] "Je suis l'auteur apparu avant qu'il y eût des choses (…) Je suis l'âme-éveillée (byang-chub sems), auteur de toutes choses. Dans le temps où je n'étais pas encore, 114 Chos thams-cad kyi sngon-rol du byed-pa-po nga byung (…) Il n'y avait pas encore d'essence productrice des phénomènes. Dans le temps où je n'étais pas encore, Il n'y avait pas de souverain qui produisît tous les phénomènes. Dans le temps où je n'étais pas encore, il n'y avait personne pour tenir lieu d'enseignant. Dans le temps où je n'étais pas encore, Il n'y avait de toute éternité rien à enseigner. Dans le temps où je n'étais pas, il n'y avait de toute éternité rien de tel qu'une assemblée. Esprit adamantin, que le doute ne naisse pas en toi! Car toi-même, grand héros, Tu es une émanation de mon essence." | Nga ni kun byed byang-chub sems | | Nga med-pa'i sngon rol na | {Chos rnams 'byung-ba'i snyingpo med | | Nga med-pa yin sngon rol na | | Chos kun byed-pa'i rgyal-po med| | Nga med-pa yi sngon rol na | | Ston-pa bya-ba ye-nas med | | Nga med-pa yi sngon rol na | | bsTan-pa bya-ba ye nas med | | Nga med-pa yi sngon rol na | | 'Khor zhes-bya-ba ye nas med | | Sems-dpa' rdo-rje rtog ma skye | | Sems-dpa' chen-po khyod ni kyang | | Nga yi ngo-bo sprul-pa yin | Ce texte paradoxal est extraordinairement éclairant si l'on sait le lire. Il y est question d'une Réalité (chos-nyid) éternelle et de son émergence dans le temps; du rapport de cette Réalité à l'enseignant, à l'auditeur et à la vérité enseignée. D'aucuns ont cherché dans ce tantra la réapparition dans le bouddhisme du concept d'un Dieu créateur. C'est pure ignorance, dans la mesure où ce genre d'égologie de la nature ultime est tout à fait courante dans les tantra en général. Ainsi, qui a ouvert ne serait-ce qu'une fois les tantra de Hevajra, par exemple, sait que le Heruka qui personnalise la nature ultime de toutes choses parle au nom de celle-ci à la première personne. 115 Ce qu'exprime ce tantra, c'est le type de rapport qui se trouve entre les phénomènes des trois temps et ce ye-shes qui à la fois les connaît et se connaît non distinct de leur nature ultime. Pour cette prime-sagesse omnisciente, toutes choses dans les trois temps sont ressaisies en elle-même, dans sa propre sphère (klong), comme son propre déploiement, le divertissement (rol-pa) de son expressivité (rtsal), comme diraient les rdzogs-chen-pa. C'est en ce sens et à ce niveau qu'il y a une "âme éveillée, auteur de toutes choses". Et cela n'empêche pas que, du point de vue superficiel, les apparences procèdent les unes des autres comme un réseau de causes et d'effets. Cela n'empêche pas non plus que cette sagesse surgisse, du point de vue de l'adepte, en un certain temps, situable dans la durée de sa pratique. Et c'est ainsi que je comprends toutes ces formules sur le thème: "dans le temps avant que je fusse…" Il me semble que cela veut dire que tous les phénomènes, qui d'un point de vue ordinaire ne sont qu'apparences inconsistantes, trouvent enfin leur fondement au moment où l'âme (sems) est surmonté en Intelligence (rig-pa), la conscience (rnam-shes) en prime-sagesse (ye-shes), bref, comme disent encore les rNying-ma-pa, quand le réel en Réalité s'épuise (chos-can chos-nyid du zad-pa). Ce qui se reconnaît à ce moment là est, comme le dit 'Ju Mi-pham, rtag-pa chenpo, éternel, et à ce titre au moment où il apparaît, "les trois temps sont sans durée", ainsi que le souligne Klong-chen rab-'byams dans le rDzogs-pa chen-po sems-nyid rang grol. De ce fait, il n'a été précédé de nul temps. C'est à ce titre qu'on peut dire en deux sens que dans le temps avant qu'il ne soit il n'y avait rien: (1) parce que l'éternel qui alors se découvre n'a été en soi précédé par rien; (2) parce que ce qui, pour nous ou subjectivement, a précédé cet accès à la sphère d'Intelligence était comme rien, c'est-à-dire ontologiquement infondé. Le tantra dit aussi en substance qu'hors de cette sphère d'Intelligence il n'y a ni maître ni disciple ni enseignement. Cela veut tout simplement dire que, si l'enseignement a pour seul but de nous confronter à notre propre Intelligence, à vrai dire c'est par l'Intelligence que l'Intelligence voit l'Intelligence. C'est en ce sens que notre texte s'achève par cette parole du maître au disciple: "Esprit adamantin, que le doute ne naisse pas en toi! Car toi-même, grand héros, tu es une émanation de mon essence." En un autre passage, le Roi créateur de toutes choses dit aussi: "c'est à moi-même que j'enseigne ma propre essence." La métaphore est d'autant plus claire qu'en tibétain, ces enseignants sont des stonpa (monstrateurs) et ces enseignements des bstan-pa (monstrations). L'enseignant, c'est ici l'Intelligence qui se montre; l'enseignement, l'Intelligence montrée et le disciple, cette même Intelligence qui essentiellement est à soi-même découverte. 116 J'espère que ce développement, qui semblait nous éloigner quelque peu du sujet, aura servi à montrer un peu plus clairement comment on peut poser une prime-sagesse (ye-shes) éternelle, sans croire en une nature de l'esprit depuis toujours dotée, d'une manière occulte, de propriétés éveillées. On peut à la fois dire (1) que l'âme est issue de l'égarement et n'est en elle-même que le processus de l'illusion; (2) que cette âme appartient comme telle au règne de la durée, et qu'à ce titre son expérience méditative, etc., comporte nécessairement une progressivité, un caractère graduel; (3) qu'en même temps cette âme est entièrement vide de toute consistance propre, ce qui est l'objet des textes de madhyamaka tel celui que nous lisons; (4) que c'est en reconnaissant sa propre inconsistance qu'elle se surmonte; (5) que ce dépassement d'elle-même est le moment paradoxal où se fait jour non seulement un aspect des choses inconnu jusqu'alors, mais encore un sujet nouveau correspondant à cette expérience nouvelle, sujet que l'on appelle de divers noms, selon les contextes, ye-shes, rang gi rig-pa, rang-byung ye-shes ou rang-rig-pa'i ye-shes, etc. (6) Mais que la sphère de l'Intelligence qui se fait jour alors est sans durée, éternelle, au-delà de toute causalité. Ce que l'on reproche à Dol-bu-pa, c'est de sembler dire trop naïvement que la nature de l'esprit ordinaire est éveillée. Les deux points qu'il faudrait creuser tiennent à la nature paradoxale de l'articulation sems / rig-pa ou rnam-shes / ye-shes, soit sur le plan ontologique soit sur le plan de l'expérience spirituelle. C'est d'ailleurs l'objet de notre autre séminaire: La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif. La "psychologie" est la théorie de l'âme (sems); la noétique est la théorie de l'Intelligence (rig-pa); et l'approche adoptée est spéculative, dans la mesure où il est trop clair que ces deux concepts ne sauraient être posés simplement en regard l'un de l'autre et maintenus dans leur ferme opposition: une pensée d'entendement ne peut rien comprendre à leur relation, et comme leur nature ne s'entend qu'à partir de ce rapport, celle-ci ne lui échappera pas moins. Sur le plan ontologique, il faudrait réfléchir très rigoureusement à ce que veut dire le rapport chos / chos-nyid. C'est l'objet d'un des Cinq Dharma de Maitreya, le Dharmadharmatåvibhåga. Sur le plan spirituel, ce qui est paradoxal, ce sont les zones de coexistence des deux ordres, sems successif et agissant et rig-pa simultané et en repos. C'est entre autres choses de ce paradoxe qu'il est question dans le Chos-dbyings mdzod de Klong-chen rab-'byams et dans son auto-commentaire, écrits à l'intention des adeptes qui ont reçu la confrontation à l'Intelligence mais restent perplexes quant à la certitude de l'intégration de toutes les expériences dans la sphère de celle-ci. C'est aussi ce dont traite le gNas-lugs mdzod du même auteur, où il est question des engagements (dam-tshig) du rDzogs-chen, c'est-à-dire de la manière de continuer dans cette reconnaissance. Il en [=cette nature de Buddha] est en effet question dans l'Avataµsaka- sËtra [au moyen de l'exemple] de la grande pièce de soie des trois mille, et 117 plus en détail dans TathagåtagarbhasËtra qui lui applique neuf 84 métaphores . 84 Il s'agit précisément de ces neuf comparaisons qui se trouvent reprises dans l'Uttaratantra-ßåstra Phal-po-che'i mdo las | stong gsum dar-yug chen-po'i dpe dang bcas te gsungs-pa dang | De-bzhin-gshegs-pa'i snying-po'i mdo las | dpe dgu dang sbyar te rgyas-par gsungs-pa'i phyir ro | 118 D'autre part, elle est qualifiée [des prédicats d'] éternelle et stable, inébranlable, inaltérable; elle est pure, bienheureuse, éternelle [p. 7] et [douée d'] ipséité; elle est sainte transcendance. Une telle réalité absolue vide d'altérité est d'ailleurs clairement enseignée (gsungs) dans les sËtra du dernier [des trois Cycles de] la Parole [de l'Éveillé], qui précisent exactement [la nature de] l'absolu, tels … [liste des sËtra]. | gZhan yang de ni rtag-pa brtanpa ther-zug-pa mi 'gyur-ba'i chos-can gtsang-ba bde-ba rtag-pa bdag dam-pa'i pha-rol tu phyin-pa yin no | | De-lta-bu'i gzhan-stong dondam-pa'i bden-pa 'di yang | 'Phags-pa gzungs kyi dbang-phyug rgyal-po'i mdo dang | Lhag-bsam bstan-pa'i le'u dang | dPal-phreng seng-ge'i nga-ro'i mdo dang | 'Phel-'grib med-par bstan-pa'i mdo dang | rNga-bo che'i mdo dang | Ye-shes snang-ba rgyan gyi mdo dang | gTsug [p. 8] Puisque dans une telle [doctrine, d'une part chaque élément de] la réalité superficielle est vide de sa propre essence, et que [d'autre part] ces [éléments] sont non-établis depuis l'origine au sein de la Réalité (chos-nyid), réalité absolue (don-dam-pa'i bden-pa), on est libéré de la limite-extrême de la perpétuité. Et comme la Réalité parfaitement-établie n'est en aucune manière un néant, mais est depuis le commencement établie comme réelle, Elle est clairement exposée dans les commentaires de la pensée de ces [sËtra], les Dharma de Maitreya ultérieurs tels que le Mahåyånottaratantra-ßåstra, les traités des deux frères Asa∫ga [et Vasubandhu] et les Amas d'hymnes de Någårjuna, tel L'hymne à l'Élément Réel médian. na rin-po-che'i mdo dang | Sor-mo'i phreng-ba'i mdo dang | Mya-ngan 'daspa chen-po'i mdo la sogs-pa bka' tha-ma dam-pa rnam-par nges-pa'i mdo rnams las gsal-por gsungs shing | de dag gi dgongs-'grel Theg-pa chen-po rgyud bla-ma sogs Byams chos phyi-ma rnams dang | Thogs-med skumched kyi bstan bcos rnams dang | 'Phags-pa Klu-sgrub kyi dBu-ma chosdbyings bstod-pa sogs bsTod -tshogs rnams las gsal-bar bstan to || De la kun-rdzob bden-pa ni rang rang gi ngo-bos stong-pa'i phyir dang | de dag kyang chos-nyid don-dam-pa'i bden-pa la gdod-ma nas ma grub-pa'i phyir | rtag-pa'i mtha' las grol-ba | Chos-nyid yongs-grub ni nam yang med-pa min-pas gdod-ma nas bden-pa dang rtag-pa sogs su grub-pa'i phyir chad-pa'i mtha' las grol-bas de'i phyir | 'di ni mtha' bral dbu-ma chenpo'i lam yin te | 119 permanente, et ainsi de suite, on est donc libéré de la limite extrême de l'anéantissement: voila bien la voie du grand milieu exempt des limitesextrêmes. Discernons éminemment d'une manière exacte et adéquate [en quel sens, selon ce passage] du Kun btus [Tshadma kun-btus de Dignåga?]: "Soit en une chose en laquelle quelque chose n'est point; ayant vu exactement que celle-là est vide de celleci, on voit exactement que quel que soit ce qui en elle reste, cela en elle existe." Tel est l'accès à la vacuité adéquat tel qu'il est, dont on dit qu'il n'est pas erroné. Et c'est en l'ayant en vue que le Bhagavan a dit qu'il fallait "discerner éminemment d'une manière exacte et adéquate [en quel sens] l'être est et le non-être n'est pas". Voila donc pourquoi [p. 9] cette tendance représente (yin) le cœur sublime (snying-po dam-pa) de l'enseignement qui fut exposé par tous les sËtra de sens certain, commenté par les grands auteurs canoniques et médité par les adeptes qui avaient obtenu des accomplissements. [Telle est du moins la doctrine] professée [par Dol-bu-pa Shes-rab rgyal-mtshan et sa postérité]. [De ceux qui prônent la limiteextrême de l'anéantissement en tant que [voie] médiane] En ce qui concerne la deuxième tendance, [c'est celle de] l'oriental Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa'i dpal, qui 120 Kun-bstus su | Gang la gang med-pa de ni des stong-pa yang-dag-par mthong ste | 'Di la lhag-ma gang yin-pa de ni 'dir yod-pa'o | | Zhes yang-dag-pa ci-lta-ba bzhin du rab tu shes so | 'Di ni stong-pa-nyid la 'jug-pa yang-dag-pa ci-lta-ba ste | phyin-cima-log-pa zhes dang | 'di ladgongs nas bcom-ldan-'das kyis yod-pa yang yodpar med-pa yang med-par yang-dagspar ci-lta-ba bzhin du rab tu shes so | | zhes sogs 'byung-ba'i phyir | commenta la pensée des Paroles excellentes d'une manière personnelle (rang stobs kyis), au moyen d'un entendement délié [rompu aux] finesses de l'analyse, et qui était embelli d'une parure de qualités telles que la compassion et la production de l'esprit [d'éveil]. Dans [des écrits] tels que ses exégèses détaillées (rnam-bshad) des MËlamadhyamakakårikå et du Madhyamakåvatåra, ainsi que dans [son] Intégral discernement de l'interprétable et du certain (drang nges rnam 'byed), par exemple, [il présente] les points cruciaux de [la doctrine] madhyamaka pråsa∫gika, incompris [selon lui] des maîtres svåtantrika de l'Inde [p. 10] comme de tous [ses] De'i phyir lugs 'di ni nges-pa'i don gyi mdo-sde rnams kyis bstan-pa | shing-rta chen-po rnams kyis bkral-ba grub-pa brnyes-pa'i rnal-'byor-pa rnams kyis bsgom-pa bstan-pa'i snyingpo dam-pa yin gyi | rang-stong tsam gyis chog-par 'dzin-pa dag gis ni bstanpa'i snying-po stong-pa-nyid kyi don legs-par rtogs-pa ma yin no | | zhes bzhed do| (Chad-mtha' dbu-mar smra-ba'i lugs brjod-pa | ) Lugs gnyis-pa ni | legs-par dpyod-pa'i blo-gros kyis gsung-rab kyi dgongs-pa rang stobs kyis 'grel zhing prédécesseurs [dans la voie] médiane au Tibet. On voit [chez lui] une manière singulière (thun-mong ma yin-pa) de disposer les systèmes philosophiques et d'expliquer les textes fondamentaux, dont nous allons donner ici un simple survol (rags rim tsam) des grandes lignes fondamentales (nye-bar mkho-ba) [en] trois chapitres: détermination de la vacuité absolue; détermination des apparences superficielles; ce qui s'ensuit de ces deux [premiers groupes de thèses]. [(a) détermination de la vacuité absolue] En ce qui concerne le premier point, il est dit les Soixante-dix stances 121 sur la vacuité que "puisque c'est de la méprise réaliste qui tient les substances snying rje dang | sems-bskyed la sogs-pa'i yon-tan gyi rgyan gyis mdzespa shar Tsong-kha-pa Blo-bzang gragspa'i dpal gyi zhal snga nas | dBu-ma rtsa 'jug gyi rnam-bshad dang | Drang nges rnam-'byed la sogspa rnams su 'phags yul gyi rang-rgyudpa'i slob-dpon chen-po rnams dang | Bod yul du sngar byon-pa'i dbu-ma-pa rnams kyis ma rtogs-pa'i dbu-ma thal'gyur-pa'i gnad 'di yin no | | Zhes thun-mong ma yin-pa'i grub-mtha'i 'jog tshul dang gzhung gi bshad tshul mang-po zhig snang-ba la | Don-dam stong-nyid kyi rnam-bzhag dang | kun-rdzob snang-ba'i rnambzhag dang | de dag las 'phros-pa'i don gsum las| Dang-po ni | sTong-nyid bdunbcu-pa las | dngos-po la bden-par 'dzin-pa'i bden-'dzin las yan-lag bcugnyis 'byung-bas 'khor-ba'i rtsa-bar 122 'gyur-pa'i ma-rig-pa yin-par gsungs-pa pour réelles que sont issus les douze membres [de la production conditionnée, c'est elle] l'inintelligence [ignorance] qui est au fondement du Cycle". Et selon les Quatre cent stances [d' Óryadeva]: "Le germe de l'existence est la conscience; Or les objets constituent son domaine d'expérience. Dès lors que l'on aura perçu en l'objet [son] inipséité, Le germe de l'existence en viendra à s'abolir." Par ailleurs, il est dit (?) que "qui triomphera de l'hébétude aura vaincu toutes les obnubilations; dès lors qu'auront été perçues les concaténations, [p. 11] l'hébétude ne se produira plus." De plus, selon les commentaires de ces [textes], l'inintelligence liée à la méprise réaliste est la source du Cycle; dès lors, le réfutable du madhyamaka n'est rien d'autre que la méprise réaliste qui tient pour réelles les choses et les personnes. Pour l'abolir, ayant défini la "réalité" qui en est l'objet d'attachement, il faut la réfuter. Pour ce qui est du degré de [cette] réalité (?), selon les svåtantrika, si l'objet, sans dépendre de l'entendement, était établi du point de vue de son propre mode-d'être, il serait établi comme réel, établi dans l'absolu, établi exactement [parlant] (yang-dag-par); tel dang | est donc le réfutable. Toutefois, [l'objet en question] étant conventionnellement établi par sa 123 bZhi-brgya-pa las | Srid-pa'i sa-bon rnam-shes te | | Yul rnams de yi spyod yul lo | | Yul la bdag-med mthong nas ni | | Srid-pa'i sa-bon 'gag-par 'gyur | | ces dang | Yang gti-mug bcom-pas nyonmongs thams-cad bcom-par 'gyur zhing | rTen-'brel mthong-bas gti-mug 'byung-bar mi 'gyur-bar gsungs-pa dang| De dag gyi 'grel-pa rnams las kyang | bden-'dzin gyi ma-rig-pa ni 'khor-ba'i rtsa-ba yin-par gsungs-pas | dbu-ma'i dgag-bya ni gang-zag dang chos la bden-par 'dzin-pa'i bden-'dzin kho na yin la | De 'gog-pa la de'i zhen yul bdenpa ngos-gzung nas de sun-phyung dgos pas| bDen-pa'i tshad la rang-rgyud-pa rnams kyis blo la ma ltos-par yul rang gi sdod-lugs kyi ngos nas grub-pa zhig yod na | bden-par grub-pa dang | don-dampar grub-pa dang | yang-dag-par grubpa zhig yin-pas | de dag dgag-bya yinla | rang gi mtshan-nyid kyis grub-pa dang | rang-bzhin gyis grub-pa dang | caractéristique propre, ou par sa nature propre, ou son essence propre, ils professent que cela n'est point réfutable. 124 ngo-bo-nyid kyis grub-pa ni thasnyad du yod-pas | dgag-pa min-par bzhed do| Commentaire: En ce qui concerne ces expressions, il y a là une collection de subtilités introduites par Tsong-kha-pa, entièrement inconnues des plus grands auteurs tibétains avant lui, et qui servent à poser une distinction de degrés de profondeur entre les écoles svåtantrika et pråsa∫gika du madhyamaka. Là encore il faudrait un exposé détaillé de ces points et un examen critique ((1) pertinence textuelle et (2) consistance philosophique de cette lecture des classiques indiens du madhyamaka); mais comme Go-ram-pa s'acquitte lui-même de ces deux tâches, je crois qu'il vaut mieux le suivre, quitte à ajouter ensuite une récapitulation des grandes lignes et quelques compléments. Pour ce qui est des pråsa∫gika, ce dont les svåtantrika font [leur] objet de réfutation est [à leur yeux seulement] le réfutable grossier; [p. 12] en ce qui concerne [le réfutable] subtil, tant qu'il y a quelque chose que l'on trouve [lors de] la recherche de l'objet imputé, cela est | Thal-'gyur-pa rnams kyis ni | Rangrgyud-pa'i dgag-byar byed-pa de dag ni dgag-bya rags-pa yin la | phra-ba ni | btags don btsal-ba'i tshe rnyed-pa zhig yod na bden-par grub-pa'i tshad yin-pas [censé être] établi comme réel; tel est le réfutable subtil. Or cela n'est pas considéré par les svåtantrika comme un réfutable; il s'agit [selon Tsong-kha-pa] d'un point crucial propre à la tendance pråsa∫gika. | de nyid dgag-bya phra-ba yin la | de ni rang-rgyud-pa rnams kyis dgag-byar mi 'dod-pas thal-'gyur-ba'i lugs kyi gnad thun-mong ma yin-pa'o | Il semble utile de récapituler clairement les quelques aspects de la doctrine de Tsong-kha-pa que nous venons de voir: (1) "le réfutable du madhyamaka n'est rien d'autre que la méprise réaliste qui tient pour réelles les choses et les personnes." La question de la nature du réfutable (dgagbya) est capitale dans le madhyamaka; en effet, et cela vaut chez Tsong-kha-pa plus encore que chez Dol-bu-pa, la vacuité, mode-d'être (gnas-lugs) des choses, est une négation (dgag-pa); aussi son concept ne prend-il sa teneur que de ce qui en lui est nié. Deux doctrines de la vacuité s'opposent sur la base de deux conceptions de l'opération de négation. La négation absolue (med-dgag) est pure et simple négation du terme sur lequel elle porte, négation de l'existence même du sujet de la proposition; la négation déterminée (min-dgag), en revanche, nie de lui certains prédicats, et non son être même. 125 La logique de la négation déterminée joue particulièrement dans la doctrine de Dolbu-pa, et c'est ce qui vaut à la vacuité telle qu'il la comprend la désignation de vide extrinsèque (gzhan-stong). La négation s'y entend au sens d'une négation de tous les aspects superficiels, laquelle n'entame pas cependant les déterminités absolues du moded'être, ainsi qu'on l'a vu. Les pråsa∫gika ne se contentent pas, dans leurs traités, de cette négation déterminée; Tsong-kha-pa va jusqu'à la négation absolue, et s'y arrête d'une certaine manière; d'où le nihilisme attribué à son système. Go-ram-pa, ainsi que son lointain successeur Mi-pham, tient non seulement la négation déterminée mais encore la négation absolue pour insuffisantes: la première l'est manifestement; la seconde s'emporte avec ce qu'elle nie, et ne peut selon ces auteurs être maintenue comme telle, en dépit de ce qu'affirme Tsong-kha-pa. Plus précisément, selon le traité De la distinction des vues, la négation absolue caractérise l'absolu catégoriel (rnam-grangs-pa'i don-dam) ou absolu de comparaison (mthun-pa'i don-dam), autrement dit une représentation approchante de l'absolu, mais non l'absolu proprement dit (don-dam mtshan-nyid-pa). Il importe donc, pour comprendre la vacuité, de bien définir l'objet de réfutation ou réfutable (dgag-bya) d'une part, et le mode de négation d'autre part; enfin il est capital de distinguer le degré d'exactitude attribué au discours (vise-t-il l'absolu de comparaison? ou bien l'absolu proprement dit?). (2) Selon Tsong-kha-pa, cette réalité prétendue des choses et des personnes, objet de réfutation (dgag-bya) du madhyamaka, n'est pas définie de la même manière par les svåtantrika et les pråsa∫gika. Pour cet auteur en effet, les premiers s'en tiennent à un "objet de négation grossier" (dgag-bya rags-pa), défini comme existence supposée de l'objet, en soi et par soi, indépendamment des facultés cognitives (blo). Mais les svåtantrika, admettent, selon cet auteur, une existence conventionnelle de l'objet selon sa caractéristique propre. Quant aux pråsa∫gika, ils seraient d'une plus grande radicalité dans la négation, en ajoutant au "réfutable grossier" un "réfutable subtil": "tant qu'il y a quelque chose que l'on trouve [au terme de] la recherche de l'objet imputé, cela est [censé être] établi comme réel; tel est le réfutable subtil." (3) La vue ultime du madhyamaka consisterait dans la pure et simple négation, ou négation absolue, de ces deux objets de réfutation, grossier et subtil. (4) Ceci implique le rejet de toute idée d'une contrepartie positive (à l'opposé du système de Dol-bu-pa), aussi bien qu'une certaine manière de s'en tenir fermement à la négation (contre la tendance d'un certain nombre de commentateurs anciens, dont la doctrine est, sur ce point, suivie par Go-ram-pa). La logique des différentes interprétations est claire: (a) thèse (Dol-bu-pa): il y a une affirmation cachée au fond de toutes les négations du madhyamaka; (2) antithèse (Tsong-kha-pa): la thèse est entachée 126 de réalisme; il faut plus de radicalité dans la négation; mais dans ce cas, on fait disparaître la nature de Buddha dotée de qualités positives des gzhan-stong-pa. Ce changement de conception de la nature des choses implique une modification de la conception du chemin vers l'Éveil: il ne s'agit plus de faire seulement affleurer des qualités éternellement préexistantes, en les dégageant de surimpositions imaginaires, mais bien plutôt de produire ces qualités dans l'esprit. Dès lors, il faut que la compréhension de la vacuité soit conçue, d'une certaine façon, comme l'acquisition d'une disposition de pensée juste, plutôt que comme la simple destruction de pensées fausses. C'est pourquoi les dGe-lugs-pa (école de Tsong-kha-pa) veulent maintenir la négation, sans la nier elle-même: il faut qu'il reste dans l'entendement de l'adepte sur le chemin une certaine représentation de la vacuité; nier à la fois l'affirmation et la négation, ce serait tomber dans l'hébétude, dans la confusion universelle. En somme, Tsong-kha-pa est plus soucieux que Dol-bu-pa de l'aspect du concept de la vacuité, selon lequel il n'est pas seulement une représentation plus ou moins adéquate de la nature des choses, mais également un mode de l'entendement, qui exerce une certaine causalité sur celui-ci. Les idées comme toutes choses, pour autant qu'elles ne sont pas rien, ont une efficience; les modes de l'entendement doivent être conçus non seulement selon leur teneur objective, mais encore selon leur réalité formelle, envisagée dans le mouvement de sa production causale. Une idée indéterminée, une idée sans contenu objectif, n'est pas une idée; elle est aussi dénuée de réalité formelle que de teneur objective (ou de sens). C'est pourquoi Tsong-kha-pa et sa postérité sont soucieux de maintenir fermement une position négative: si la négation s'emporte avec ce qu'elle nie, l'idée de vacuité s'évanouit, et sa productivité, son impact psychique sera nul. (c) synthèse: la doctrine de Go-ram-pa, que nous découvrirons plutôt l'année prochaine. Cette doctrine conjoint un négativisme poussé, conforme à la tradition de pensée de Någårjuna, et dépassant même le "nihilisme" des dGe-lugs-pa, à une conception de la sagesse et du Dharmadhåtu, qui est conforme aux traités attribués à Maitreya, et rejoint la position gzhan-stong-pa, mais sans cette naïveté grossière dans la formulation, qui prêtait à une lecture éternaliste. Mais revenons au texte de Go-ram-pa] Une telle réalité, la réalité du [caractère] introuvable [des choses] lorsqu'on les recherche au moyen des | De-lta-bu'i bden-pa de | dbuma'i gzhung las bshad-pa'i rigs-pa rnams kyis btsal-ba'i tshe ma rnyed-pa'i bdenpa bkag tsam gyi stong-nyid med dgag raisonnements qu'enseignent les traités fondamentaux du madhyamaka, cette vacuité absolument négative, c'est de nyid dbu-ma'i lta-ba mthar-thug-pa yin zhing | précisément la vue ultime du madhyamaka; c'est la réalité absolue proprement dite, autrement dit, l'ultime 127 mode-d'être de toutes choses. Mais il ne convient pas, au terme de la négation de la réalité, de nier [même la tendance à] s'attacher comme [si elle était elle-même une chose] manifestement-[existante] à cette vacuité de négation de [toute] réalité. Il s'agit là en effet de l'entendement qui comprend le moded'être de l'objet, et [d'autre part] le réfutable du madhyamaka est simplement la réalité; or cet [entendement] n'est pas tenu pour réel. Mais, se dira-t-on, cela [ne] contredit [-il pas tel passage de Någårjuna où,] disant: "Ce n'est point être, ce n'est point néant, ce n'est point être et néant, Ce n'est pas non plus négation de la quiddité des deux", [p. 13] [il] affirme du mode-d'être de l'objet qu'il est dénué des épanchements discursifs de la quadruple limite-extrême et qu'il n'est pas propre à être saisi par l'entendement selon l'une quelconque des quatre limites-extrêmes? Pour ce qui est du sens [de ces citations] elles veulent dire que, puisque [les choses] dans l'absolu ne sont certes pas être, [tandis que] superficiellement elle ne sont pas non plus néant, il ne convient pas que l'entendement luimême les prenne pour telles. Mais il ne conviendrait pas que l'on professe la formule "ni être ni néant" telle quelle [au don-dam bden-pa mtshan-nyid-pa yang yin la | chos rnams kyi gnas-lugs mthar-thug-pa'ang yin no | | De ltar bden-pa bkag zin nas bden-pa bkag-pa'i stong-nyid der mngon-par zhen-pa ni dgag tu mi rung ste | de yul gyi gnaslugs rtogs-pa'i blo yin-pa'i phyir dang dbu-ma'i dgag-bya bden-pa kho na yin la des bden-par ma bzung-ba'i phyir | 'O na | Yod min med min yod med min | gnyis-ga'i bdag-nyid minpa'ang min | | ces sogs yul gyi gnas-lugs mtha'bzhi-char gyi spros-pa dang bral-bar gsungs-pa dang | blos mtha'-bzhi gang du yang gzung du mi rung-bar gsungs-pa rnams dang 'gal lo snyams na de'i don ni | don-dam du yod-pa yang ma yin | kun-rdzob tu med-pa yang ma yin-pa'i phyir | blos kyang de ltar 'dzin du mi rung zhes-pa'i don yin gyi yod min med min sgra ji-bzhin du khas-lan du mi rung ste | dgag-pa gnyis kyi rnal ma go-bas | yod-pa ma yin na med dgos shing | med-pa ma yin na 128 yod dgos-pa'i phyir | blos mtha' gang pied de la lettre]. Celui qui, ne comprenant pas la nature (rnal?) de la double négation, [selon laquelle] ce qui n'est point être est forcément néant, tandis que ce qui n'est point néant est être, [celui-là,] professant en fait de vue du madhyamaka le fait pour l'entendement de ne se tenir à rien [=de n'avoir pas du tout de représentations] serait d'accord avec la vue des Ha-shang de Chine. Donc, après que l'on a réfuté la réalité, s'en tenir sans plus à la vacuité du vide de réalité, tel est l'entendement qui comprend le mode-d'être. Si l'on a de la sorte bien défini la méprise réaliste, on prendra conscience qu'il y a une multiplicité d'imaginations relatives à ce qui n'est pas la double méprise de l'ipséité; ainsi on répudiera toute les imaginations erronées [relatives à] la thèse [qui prétend] récuser tout objet de saisie de l'imagination au moyen des raisonnements qui opèrent dans le registre de l'eccéité85 . [(b) détermination des apparences superficielles] Deuxièmement, en ce qui concerne la détermination des apparences superficielles, si les madhyamika svåtantrika professent [qu'il y a] des choses conventionnellement établies selon leur caractéristique propre, ici [au contraire, chez les pråsa∫gika,] on ne considère pas qu'il en soit ainsi. 85 La thèse, précisément, des anciens (sngarabs-pa) et de Go-ram-pa lui-même. (Voir cidessous p. 126, texte tibétain pp. 24-25. du Pour ce qui est donc du mode de position des personnes et des choses en yang mi 'dzin-pa dbu-ma'i lta-bar 'dodpa ni rGya-nag Ha-shang gi lta-ba dang mtshungs bas | bden-pa bkag zin nas bden-pas stong-pa'i stong-nyid kho-nar bzung-ba ni gnas-lugs rtogs-pa'i blo yin no | De-ltar bden-'dzin legs-par ngos zin na bden-'dzin gnyis min-pa'i rtog-pa du-ma zhig yod-par shes-par 'gyur-bas | rtog-pas gang bzung gi yul thams-cad de-kho-na-nyid la dpyod-pa'i rigs-pas dgag-par 'dod-pa'i log-rtog thams-cad zlog-par 'gyur ro | gNyis-pa kun-rdzob snang-ba'i rnam-bzhag ni | dbu-ma rang-rgyud-pa rnams kyi tha-snyad du rang gi mtshannyid kyis grub-pa'i chos khas-len gyi 'dir khas mi len-pas 129 gang-zag dang chos tha-snyad du convention, quand on impose une désignation conventionnelle, telle que "voici Devadatta", ou "ceci est l'oreille de Devadatta", c'est par l'effet de cette [seule] désignation conventionnelle que Devadatta, l'oreille de Devadatta, etc., sont posées dans l'être. Or le fait même qu'il n'y ait rien d'autre pour les poser, [voila ce que] signifie [leur] existence [simplement] conventionnelle. Même si l'on ne trouve [rien] lorsque l'on recherche quel sens il peut bien y avoir à appliquer à ces [chose] ces désignations conventionnelles, c'est à ces pures imputations conventionnelles qu'il faut appliquer la causalité, etc. C'est là une singularité de cette tendance [Pråsa∫gika, selon l'exégèse de Tsong-kha-pa]. Comment la causalité est-elle conçue ('jog-pa'i tshul ni) [dans cette doctrine qui] ne compte pas le substrat universel au nombre des composantes de la superficialité? Dans la mesure où l'acte, étant aboli aussitôt qu'effectué, ne se poursuit donc pas jusqu'au moment de [son] effet, comment cet acte depuis longtemps aboli pourrait-il produire un effet? Selon les vaibhå∑ika, lors [même] que l'acte est aboli, il se produit un résidu perdurable (chud mi za-ba) de [cet] acte, qui [en] produit le fruit. Les sautråntika, [eux], pensent qu'est produite l'obtention de l'acte, laquelle engendre [son] résultat. Pour les Cittamåtrin, c'est une imprégnation déposée dans la conscience-substrat- 'jog-pa'i tshul ni | universel qui engendre le fruit de l'acte. Tous ces 130 'di ni Lha-sbyin no 'di ni Lhasbyin gyi rna-ba'o zhes sogs tha-snyad btags-pa'i tshe na | tha-snyad de'i dbang gis Lha-sbyin dang | Lha-sbyin gyi rna-ba la sogs-pa yod-par 'jog gi de las gzhan-pa'i 'jog byed med-pa ni thasnyad du yod-pa'i don no | | De dag la tha-snyad des btagspa'i don gang yin btsal-ba'i tshe na ma rnyed kyang tha-snyad btags-pa tsam la rgyu-'bras la sogs-pa 'jog ces-pa ni lugs 'di-pa'i thun-mong min-pa'o | systèmes-là conçoivent la cause et son effet comme établis dans l'altérité par leur propre essence. Or c'est un point crucial singulier dans cette [lecture de la pensée pråsa∫gika que de concevoir], après avoir réfuté ces [thèses, que] l'acte produise un "aboli substantiel", lequel produit le fruit de [cet] acte. Quand il arrive qu'à l'endroit d'un quelconque bol d'eau, les [êtres] des six destinées aient six perceptions, de l'eau, du pus, [p. 16] et ainsi de suite, il n'y a pas de différence entre leurs consciences visuelles pour ce qui est du caractère erroné ou non-erroné: de même qu'il y a [là] le mode réel (rdzas cha) de l'eau, de même y a-t-il également les modes réels des autres substances. | Kun-rdzob kyi nang-tshan gyi 'jog-tshul la kun-gzhi med kyang las'bras 'jog-pa'i tshul ni | Las byas mathag tu 'gag-pas las de 'bras-bu'i bar du yang mi 'gro na las 'gag nas yun-ring-po lon-pa des 'bras-bu ci-ltar bskyed ce na | 'Di la Bye-brag smra-bas las 'gag-pa na las kyi chud mi za skye zhing des 'brasbu bskyed-par 'dod do| | mDo-sde-pas las kyi thob-pa skye zhing des 'bras-bu bskyed-par 'dod-do | | Sems-tsam-pas bag-chags bzhag nas bag-chags des las'bras bskyed-par 'dod-pa rnams ni las'bras ngo-bo-nyid grub-pa'i gzhan du 'dod-pa'i lugs yin la | De dag bkag nas 'dir las kyis zhig-pa dngos-po-ba bskyed-nas des las kyi 'bras-bu bskyedpa ni thun-mong min-pa'i gnad yin no | [(c) ce qui s'ensuit de ces deux [premiers groupes de thèses]] Troisièmement, quant à ce qui s'ensuit de ces deux [premiers groupes de thèses, il y a cinq points à traiter]: la définition de la double occultation; la définition de la double ipséité; la distinction de ce qui est à bannir et à [p.15] comprendre dans le petit et le grand véhicule; la manière dont [Tsongkha-pa] ne veut ni du substrat universel ni de l'aperception, et professe donc [l'existence d'] une réalité extérieure [à la conscience]; les syllogismes autonomes et la manière d'être exempt de [toute] thèse. En ce qui concerne le premier point, [la définition de la double occultation], la méprise relative à 131 l'ipséité des choses, dont les autres madhyamika gSum-pa de dag las 'phros-pa'i don la | sgrib gnyis kyi ngos-'dzin | theg-pa che ching gu spang rtogs kyi khyad-par | kun-gzhi dans rang-rig mi 'dod-pas phyi don khas-len-pa'i tshul | rang-rgyud kyi Chu phor gang gi go sa na rigs drug gis chu dang | rnag-khrag la sogspa'i mthong snang drug 'byung-ba'i tshe mig-shes de dag la 'khrul ma 'khrul gyi khyad-par med-pas chu'i rdzas-cha yodpa bzhin du dngos-po gzhan rnams kyi rdzas-cha yod-pa'ang mtshungs-pa yin no| Dang-po ni | dbu-ma-pa gzhan gyis shes-sgrib tu khas-blangs-pa'i chos kyi bdag-'dzin ni 'di-pa'i lugs kyi nyonsgrib yin te | professent qu'elle relève de l'occultation du connaissable, constitue l'occultation des obnubilations selon cette tendance, car elle est l'inintelligence qui est comptée au nombre des douze membres [de l'interdépendance]. Quant à l'occultation du connaissable, comme l'auto-commentaire du Madhyamakåvatåra dit qu'"il s'agit des imprégnations des obnubilations", elle est l'aspect d'égarement [constitué par] les imprégnations d'obnubilations et leur fruit, la vision dualiste. [p. 17] Deuxièmement, [voici la doctrine de Tsong-kha-pa à propos de la définition de la double ipséité]: tandis que le maître Bhåvaviveka considère que la conscience mentale est la personne, selon cette tendance, [soit] la saisie relative au sentiment du "je", [effectuée] par la méprise égoïque spontanée; son objet intentionnel est le "simple je". Or le saisissable des attitudes saisissantes est [supposé] établi comme réel: le premier [=le "simple je"] est donc la personne, ou l'ipséité [le soi], tandis que le second est l'ipséité de la personne. Quant à l'ipséité des choses, [c'est une désignation qui] s'appliquerait, si cela existait, [au caractère par quoi une chose serait] établie comme réelle en vertu de soimême, sans dépendre de [nulle] autre substance. 132 Troisièmement, comme il a été expliqué plus haut, le grand et le petit véhicule sont équivalents en ce qui concerne la compréhension d'une vacuité purement négative; comme il n'y a rien yan-lag bcu-gnyis kyi nang-tshan du gyur-pa'i ma-rig-pa yin-pa'i phyir ro| | Shes-sgrib ni 'Jug-pa'i rang-'grel las nyon-mongs-pa'i bag-chags yin-par gsungs-pas | nyon-mongs-pa'i bg-chags dang de'i 'bras-bu gnyis-snang 'khrul-pa'i cha'o | | gNyis-pa ni | sLob-dpon Legsldan-'byed kyis yid kyi rnam-par shespa gang-zag tu 'dod cing | 'di-pa'i lugs kyi ngar-'dzin lhan-skyes kyis nga'o de plus éminent que cela à comprendre, il n'y a purement et simplement aucune différence de vue [entre le petit et le grand véhicule]. — Mais, pensera-t-on, il n'y a alors aucune différence [entre eux] quant au pouvoir ou à l'impuissance à [nous] départir de l'occultation du connaissable! — Il y a certes une différence sur ce plan, due à la différence des auxiliaires de la conduites, tels que la méditation plus ou moins prolongée, la compassion et le développement de l'esprit d'Éveil; [p. 18] mais en ce qui concerne l'antidote [principal] à l'occultation des connaissables, il n'y a rien de mieux et snyam du bzung-ba de la dmigs-pa'i yul ni nga tsam yin zhing | 'dzin stangs kyi bzung-bya ni bden-par grub-pa yin-pas | dang-po ni gang-zag kyang yin zhing | bdag kyang yin la | phyi-ma ni gang-zag gi bdag yin no | Chos kyi bdag ni dngos-po rnams la gzhan la rag ma las-par rang-dbang du grub-pa zhig yod na de nyid la 'jog go | | gSum-pa ni | Theg-pa che chung thams-cad kyis sngar bshad-pa ltar gyi bden-pa bkag tsam gyi stong-nyid de rtogs-par mtshungs shing de las lhag-pa'i rtogs-bya med-pas lta-ba la khyad-par med-pa kho-na'o | | même rien d'autre que la compréhension de la vacuité [évoquée] antérieurement. Quant aux différences relatives à ce qui est banni, tandis que les arhat des ßråvaka, en bannissant intégralement l'occultation des obnubilations, se départissent du tout de la méprise de l'ipséité, comme [en revanche] les [adeptes du] grand véhicule, tant qu'ils n'ont pas obtenu la huitième terre, ne se sont point départi de la méprise de l'ipséité, lorsqu'ils en sont aux sept terres impures, des manifestations patentes (mngon-'gyur) de la méprise de l'ipséité se produisent [en eux]. Aussi, au temps où ils demeurent dans les sept 133 terres impures, ne se départissent-ils que de l'occultation des obnubilations; mais tant qu'il n'ont pas triomphé de la méprise de l'ipséité et de ses "germes", il leur est impossible de se bannir l'occultation du connaissable. La frontière (sa-mtshams) —'O na shes-sgrib spong nus mi nus kyi khyad-par med-par 'gyur ro snyam na | goms-pa yun ring thung dang snying-rje dang sems-bskyed la sogs-pa spyod-pa'i grogs kyi khyad-par gyis sgrib spong nus mi nus kyi khyad-par byung-ba yin gyi | shes-sgrib kyi gnyen-po la yang sngar gyi stong-nyid rtogs-pa'i lta-ba las lhag-pa'am gzhanpa'i gnyen-po ni med do | du désert (ma-mtha') du bannissement de l'occultation du connaissable est donc atteinte à partir de la huitième terre. | sPong-ba'i khyad-par la | nyanthos dgra-bcom-pas bden-'dzin ma luspa spangs-pas bden-'dzin ma lus-par spong-ba yin la | theg-chen gyis ni sa brgyad-pa ma thob kyi bar du bden'dzin ma spangs-pas ma dag sa bdun gyi skabs su bden-'dzin mngon-gyur-ba 'byung-ba yin-pa'i phyir ro | | Des na ma-dag sa bdun gyi gnas-skabs su nyonsgrib ko-na spong-ba yin gyi | bden'dzin sa-bon dang bcas-pa ma bcom gyi bar du | shes-sgrib spong-ba mi sridpas shes-sgrib spong-ba'i ma mtha'i sa msthams sa brgyad-pa nas 'dzin-pa yin no | Dès lors, dans cette tendance, on ne souscrit pas aux classifications (rnam-bzhag) [proposées] par la tradition qui, attribuant la méprise de l'ipséité à l'occultation du connaissable, 134 subdivise celui-ci [p. 19] en neuf [degrés] de petite, moyenne ou grande occultation du connaissable, [qui seraient graduellement] bannis par les neuf [étapes du] chemin de la méditation lors de la deuxième terre, etc. C'est ce que l'on va expliquer maintenant. Tant que l'on n'a pas atteint le chemin de la vision de l'un quelconque des trois véhicules, c'est en méditant continuellement la compréhension intuitive préalablement acquise des seize [aspects], telle l'impermanence, des quatre vérités, qu'une personne peut se départir de la manifestation [grossière] des obnubilations des trois mondes. Mais comme cette [personne] n'a point compris l'inipséité des choses, elle ne peut bannir même la simple manifestation [grossière] de cette obnubilation que [constitue] la méprise de l'ipséité, dont [l'auteur] fait une obnubilation. Elle ne peut rejeter que la manifestation [grossière] de ces obnubilations dont l'Abhidharma dit qu'elles sont "pourvues d'un objet intentionnel" (dmigs rnam can). Les cinq vers du Bodhicaryåvatåra de "Si tant est que le fondement de la doctrine soit le bh¥k∑u…" à "Cela étant, méditons la vacuité" [IX, k° 44-45] s'expliquent si on les applique à un tel individu. | Des na lugs 'di la bden-'dzin shes-sgrib tu 'jog-pa'i lugs kyi | de la shes-sgrib chung 'bring chen-po dgur byas nas sa gnyis-po sogs sgom-lam dgus spong-ba'i rnam-bzhag khas mi len te da-dung 'chad-par 'gyur ro | | Theg-pa gsum-po gang gi yang mthong lam ma thob bar bden bzhi mi rtag la sogs bcu-drug mngon-sum du rtogs zin ergyun ldan du goms-par byaspas khams gsum gyi nyon-mongs mngon-gyur-ba spangs-pa'i gang-zag gcig yod la des chos kyi bdag-med ma rtogs-pas bden-'dzin nyon-mongs su byas-pa'i nyon-mongs mngon-gyur-ba tsam spong-mi nus la | mNgon-pa nas bshad-pa'i dmigs-rnam can gyi nyonmongs mngon-gyur-ba tsam spong-ba yin no | | zhes dang | sPyod-'jug las | bsTan rtsa dge-slong nyid yin na | | zhes pa nas| Des na stong-nyid bsgompar bya | | zhes sogs kyi tshig-bcad lnga-po yang | [p. 20] Quatrièmement, certes, parmi les autres adeptes du madhyamaka il y en a pour professer l'inexistence du substrat universel et [l'existence] d'une réalité extérieure, et 135 d'autres qui nient la réalité extérieure tout en souscrivant à la thèse du substrat universel. Mais [ces opinions se développent] au sein de systèmes où ce qui est [dit] exister est censé exister de par ses caractéristiques propres, et [où] ce qui n'aurait pas d'existence de par ses caractéristiques propres n'aurait pas d'être [du tout]. Or [disent les partisans de Tsong-kha-pa] si nous ne professons pas le substrat universel, c'est parce que nous savons poser la relation entre l'acte et son fruit sans [nous encombrer de l'hypothèse du] substrat universel. Les sËtra de la Prajñåpåramitå disent en effet des objets extérieurs et de la conscience qu'ils sont au même titre vides de nature propre; et il faut faire comme dans l'Abhidharma, qui explique de concert leurs caractéristiques communes: en effet, [d'une part] objets et consciences étant [au même titre] les objets d'application d'imputations conventionnelles, il sont également introuvables à l'examen; et [d'autre part], du point de vue conventionnel, on les classe [les uns et les autres également] parmi les existants superficiels; ils ne présentent point de différence [à cet égard non plus]. Cinquièmement, si l'on adhère à [la thèse d'un] établissement par sa caractéristique propre, il faut assurément [p. 21] faire usage de syllogismes autonomes, comme le font gang-zag 'di la sbyar te 'chad-par byed do | [p. 20] bZhi-pa ni | dbu-ma-pa gzhan gyis kun-gzhi med cing | phyidon khas-len-pa yang yod la | 'ga'-zhig phyi-don khas mi len-par kun-gzhi khas-len-pa'ang yod mod kyi | de dag ni yod na rang gi mtshannyid kyis yod dgos la rang gi mtshannyid kyis med na med dgos-par 'dodpa'i lugs yin la | 'dir ni kun-gzhi med kyang las'bras kyi 'brel-ba 'jog shes-pas kun-gzhi khas mi len-zhing | phyi-don dang shes-pa Sherphyin gyi mdo las | rang-bzhin gyis stong-par gsungs-par mtshungs shing mNgon-pa las rang spyi'i mtshan-nyid yod mnyam du bshad-pa ltar bya dgospas don shes gnyis-ka la tha-snyad btags-pa'i btags-don yod tshul dpyad na mi rnyed-par mtshungs la de-ltar na'ang tha-snyad kyi dbang gis kun-rdzob tu yod-par 'jog-pa'ang khyad-par med-pa'i phyir ro | les substantialistes de notre parti [=bouddhistes] ainsi que [des auteurs] tels que Bhåvaviveka. Mais si l'on ne pense pas qu'il y ait même conventionnellement des choses établies 136 de par leur caractéristique propre, il n'est pas douteux que l'on doit s'abstenir de faire usage de syllogismes autonomes. On arrive à cette réfutation en partant de [la question du] réfutable subtil. C'est parce que Bhåvaviveka et ses pareils conçoivent des choses existant de par leurs caractéristiques propres qu'ils sont bien obligés d'adhérer à [la méthode des] syllogismes autonomes. En revanche, dans la mesure où [les pråsa∫gika], tel le maître Candra [k¥rti], ne conçoivent point de choses existant de par leurs caractéristiques lNga-pa ni rang gi mtshan-nyid kyi grub-par 'dod na ni nges-par [p. 21] rang-rgyud bya dgos te | rang-sde dngos-por smra-ba dang Legs-len-'byed la sogs-pa bzhin no | | Tha-snyad du yang rang gi mtshan-nyid kyi grub-pa'i chos mi 'dod na ni rang-rgyud khas mi len-par gdon mi za-bar bya dgos-pas 'di dgag-bya phra-mo nas 'gog-pa 'di la thug go | Des na Legs-ldan-'byad la sogspas rang gi mthsan-nyid kyis grub-pa'i chos khas-blangs-pas de bsgrub-pa'i établies de par leurs caractéristiques propres. [p. 22] [De ceux qui prônent l'absence de limite-extrême en tant que [voie] médiane] propres, ils serait absurde qu'ils adhèrent à [la méthode des] syllogismes autonomes, ou qu'ils professent [quelque] thèse [que ce soit]. Selon la Prasannapadå, "il ne convient pas, si l'on est adepte du madhyamaka, de mettre en œuvre des inférences autonomes, puisque l'on n'a pas d'[autres] thèses par ailleurs." C'est-àdire que [Tsong-kha-pa] pose comme ratio cognoscendi de la non-adhésion aux syllogismes autonomes le fait qu'il ne [faut] pas professer, [si l'on est pråsa∫gika, qu'il y ait] des choses phyir du rang-rgyud kyi gtan-tshigs khas-blangs dgos la | sLob-dpon Zla-ba la sogs-pas rang gi mthan-nyid kyis grub-pa'i chos khas ma blangs-pas rangrgyud kyi rtags dang dam-bca' khas-lenpa'i don med do | | Tshig gsal las dbu-ma yin na ni rang gi rgyud kyi rjes su dpag-par byaba rigs-pa min te | phyogs gzhan khasblangs-pa med-pa'i phyir | zhes gsungs-pas kyang rang-rgyud khas mi len-pa'i shes-byed du rang gi mtshannyid kyi grub-pa'i chos khas-len-pa [p. 22] med-pa bkod-pa yin no bzhed do | | Quant à la troisième tendance, il s'agit du la vue médiane dénuée de limites extrêmes, que méditèrent et enseignèrent à autrui les sages accomplis du Tibet, la mélodie unique 137 qu'entonnaient d'une seule voix les anciens maîtres de gSang-phu, tel le grand rNgog lo-tsa-ba, régent de l'anachorète en notre amas de neigeuses montagnes; les vénérables sa-skya-pa pères et fils, incomparables détenteurs de l'enseignement du Vainqueur tant dans le registre de l'étude que dans le domaine de la pratique; des grands êtres tels que Mar-pa et Mi-la, qui tenaient la bannière de l'enseignement de la lignée de la pratique; de l'initiateur [au Tibet] de la tradition du madhyamaka exempt de limites extrêmes, le traducteur Pa- (mTha' bral la dbu-mar smra-ba'i lugs brjod-pa) Lugs gsum-pa ni | Gangs-ri'i khrod kyi Thub-pa'i rgyal-tshab rNgogle chen-po la sogs-pa gSang-phu'i dgeba'i bshes-gnyen gong-ma rnams dang | bshad sgrub gnyis kyi dgos nas rGyal-ba'i bstan-pa'dzin-pa la 'gran-zla dang bral-ba rje-btsun Sa-skya yab sras rnams dang | sgrub-rgyud bstan-pa'i rgyalmtshan 'dzin-pa Mar-pa dang | Mi-la la sogs-pa'i skyes chen rnams dang | mtha'-bral dbu-ma'i srol-'byed lotsha-ba Pa-tshab Nyi-ma grags dang | de'i dngos-slob Zhang thang-sagpa Ye-shes 'byung-gnas la sogs-pa dang| rMa-bya Byang-chub brtson-'grus dang | de'i rjes 'brang gZad-pa ring-mo dang | tshab [ou sPa tshab] Nyi-ma grags, et de ses disciples véritables, tels Zhang Thang sag-pa Ye-shes 'byung-gnas [Blue Annals pp. 343-344]; de rMa-bya Byang-chub brtson-'grus et de ses successeurs [id. p. 334 et 343], [tel] gZad-pa ring-mo (?); lCe-sgom Shes-rab rdo-rje, qui expliqua la pensée du sens certain après que la compréhension eut jailli de l'intérieur; et ainsi de suite [p. 23] jusqu'aux deux savants sa-skya-pa g.Yag [-phrug (ou g.Yag-brugs) Sangsrgyas dpal] et [Red-mda'-ba] gZhon-[nu blo-gros]. rtogs-pa nang nas rdol-bas ngesdon gyi dgongs-pa rang-dbangdu 'chadpa lCe-sgom Shes-rab rdo-rje la sogs-pa nas bzung ste dpal-ldan Sa-[p. 23]skya-pa'i mkhas-pa g.Yag gZhon gnyis kyi bar du byon-pa'i Bod yul gyi mkhas-grub mtha' bral dbu-ma'i lta-ba rang gis bsgom zhing | gzhan la 'chadpa thams-cad mgren gcig dbyangs gcig tu 'di ltar gsung ste | 138 Que veut dire [le terme de] "médian"? C'est ce qui est dénué de toutes les limites-extrêmes telles que l'existence et l'inexistence [privation, absence], l'être et le néant. Il faut donc bannir la méprise des limites-extrêmes comme celle des caractéristiques. Or si l'on ne réfute pas d'abord cette réalité qui fait l'objet de la méprise réaliste, il sera impossible d'abolir ensuite la méprise réaliste [elle-même]. C'est pourquoi il faut, au moyen des raisonnements tels que celui sur le défaut d'unité comme de multiplicité, établir l'irréalité des substances externes et internes. Cela constitue le réfutable grossier, lequel est d'ailleurs la cause principale du Cycle. En effet, dans les autorités canoniques, les arguments propres à réfuter la réalité qui en est l'objet d'attachement sont profusément exposés. Mais lorsqu'on l'a réfutée, et que l'on se tient à la vacuité de réalité, [p. 24] semblable par exemple à un cavalier qui, pour ne pas choir à droite, tomberait à gauche, on n'a pas [encore] surmonté la limite-extrême du nihilisme. Il faut donc la réfuter à son tour. Puisque les méprises de la conjonction [d'être et de néant] et de la disjonction négative [ni être ni néant] doivent être également réfutées, comme on ne trouvera plus aucun d'objet pour une saisie dans les termes des quatre limitesextrêmes, on nomme conventionnellement "compréhension de la vue médiane" le fait de ne rien tenir pour "tel". Si au contraire il se trouvait que, disant "telle est la vue médiane", on 139 dBu-ma'i don ni yod med dang yin min la sogs-pa'i mtha' thams-cad dang bral-ba yin-pas | mthar-'dzin-pa dang mtshan-mar 'dzin-pa thams-cad spong dgos-la | de la thog-mar bden-par 'dzin-pa'i yul gyi bden-pa ma bkag na mthar-'dzin phyi-ma rnams dgag tu med-pas | gcig dang du bral gyi rigs-pa rnams kyis phyi nang gi dngos-po thams-cad bden med du gtan la dbab-par bya dgos | 'di dgag-bya rags-pa yin zhing'khor-ba rgyu'i gtso-bo yang yinpas | gzhung rnams las | de'i zhen-yul bden-pa 'gog-byed kyi rigs-pa rgyas-par gsungs-pa yin la | se tînt à l'une des limitesextrêmes, que l'on se méprenne de quelque façon que ce soit, dans le sens du vide ou du non-vide, etc., on n'aurait pas surmonté la méprise extrémiste, et ce ne serait pas la vue médiane. Telle est [du moins notre] thèse. Dans [un passage de] son †ika de l'Introduction au système du milieu, Tsong-kha-pa écrit que "si l'on a de la sorte bien défini la méprise réaliste, on prendra conscience de ce qu'il y a une multiplicité d'imaginations relatives à ce qui n'est pas la double méprise de l'ipséité; ainsi sogs gang du bzung yang mthar'dzin las ma 'das-pas dbu-ma'i lta-ba min no bzhed do | de bkag nas bden-pas [p. 24] stong-pa-nyid du bzung-ba | dper na rta la zhon-pa g.yas phyogs su ma lhung yang | g.yon phyogs su shung-ba ltar chad-pa'i mthar lhung-ba las ma 'das-pas de yang dgagpar bya-ba yin no | | De'i phyir gnyis 'dzin dang gnyis-min du 'dzin-pa yang bkag dgospas mtha' bzhi gang du yang bzung-ba'i yul ma rnyed-pas | Der 'dzin-pa med-pa la dbu-ma'i lta-ba rtogs zhes tha-snyad 'dogs-pa yin gyi | dBu-ma'i lta-ba 'di'o zhes mtha' gcig tu 'dzin-pa byung na stong mi stong on répudiera toute les imaginations erronées [relatives à] la thèse [qui prétend] récuser tout objet de saisie de l'imagination au moyen des raisonnements qui opèrent dans le registre de l'eccéité". Ceci paraît viser notre système philosophique. Quant à l'établissement détaillé de notre doctrine au moyen des raisonnements qui détruisent les limites extrêmes et grâce à des sources scripturaires fiables, il sera exposé plus bas à l'occasion [du chapitre] relatif à notre propre tradition. 140 Tsong-kha-pa'i 'Jug-pa'i È¥kar | de-ltar bden-'dzin legs-par ngos-zin na dgag-'dzin gnyis min-pa'i rtog-pa du-ma zhig yod-pa shes-par 'gyur-bas rtog-pas gang bzung gi yul thams-cad de-kho-nanyid la dpyod-pa'i rigs-pas 'gog-par 'dod-[p.25]-pa'i log-rtog thams-cad bzlog-par 'gyur ro | | zhes gsungs-pa yang grub-mtha' 'di la dgongs-par snang ngo | | Lugs 'di mtha' chod-pa'i rigs-pa dang | yid-ches-pa'i lung gis zhib tu gtan la dbab-pa ni | 'og rang lugs kyi skabs su 'chad do| LEXIQUE FRANCAIS-TIBÉTAIN des termes techniques Absolu: don-dam, skt. paramårtha Absolu catégoriel: rnam-grangs-pa’i don-dam Absolu de comparaison: mthun-pa’i don-dam Absolu non-catégoriel: rnam-grangs min-pa’i don-dam Abstraction: sens occasionnel de ldog-pa. Apparence: snang-ba; simple apparence ou pure apparence: snang-tsam Antidote: gnyen-po Ataraxie insensible: ‘du-shes med-pa’i snyoms-’jug = skt. asaµjñisamåpatti Attribut: traduit occasionnellement yon-tan, autrement rendu par “qualité”. Au juste...: yang-dag tu Autonome: rang rkya thub-pa Base de distinction: dbye-gzhi Circonstanciel: gnas-skabs kyi... Chose: chos éq. skt. dharma, ou chos-can, éq. skt. dharmin (lorsque ce terme est couplé avec chos-nyid éq. skt. dharmatå ) Concaténation(s): rten-’brel, skt. nidåna Configuration psychique: ‘du-byed, skt. saµskåra 141 Confusion: rmongs-pa, skt. moha Conjonction: zung-’jug Connaissable: shes-bya, skt. jñeya Conscience: rnam-shes, skt. vijñåna Consistance: snying-po Construction imaginaire: rnam-rtog, kun-rtog, skt. parikalpa, vikalpa, saµkalpa, etc. Corps de nature mentale: yid kyi rang-bzhin gyi lus (se trouve chez les arhat du petit véhicule) Déterminité: mtshan-nyid, skt. lak∑ana Déterminité propre: rang gi mtshan-nyid, skt. svalak∑ana .-dans un autre sens, le même terme tibétain (ou sanskrit) désigne le pur singulier index sui, donné tel qu’il est en lui-même dans une intuition ineffable, selon la doctrine des sautråntika et des logiciens. Dieu privé de sentiment: ‘du-shes med-pa’i lha, éq. skt. asaµjñisattva (?) Dualiste: gnyis-snang Égarement: ‘khrul-pa, skt. bhrånti Élément: dbyings, skt. dhåtu (syn. de chos kyi dbyings, skt. dharmadhåtu, lorsqu’il porte une majuscule) Élément Réel: chos kyi dbyings, skt. dharmadhåtu Éminent discernement: shes-rab, skt. prajñå (parfois aussi discernement). Entendement: blo ou yid -sens très vaste en logique. Essence: ngo-bo Fantasmagorie: voir Illusion magique Fantasmagorique: sgyu-ma’i... (épithète) Forme: gzugs, skt. rËpa Eccéité: de-kho-na-nyid, skt. tattva (comme nom de l’absolu dans le madhyamaka) Ignorance: ma-rig-pa, skt. avidyå Illusion magique: sgyu-ma, skt. måyå 142 Imaginaire: brtag-pa, skt. kalpita —> entièrement-imaginaire, kun-brtags, skt. parikalpita Imagination: au sens de produit de l’—, fiction, voir: Construction imagininaire Imputé, imputation: ‘dogs-pa, btags-pa, skt. prajñåpti ; —> entièrement imputé, kun-btags Infus: khyab-pa, dans son usage adjectival —> kun-khyab, universellement infus Inipséité: bdag-med, skt. nairåtmya Inipséité subjective: gang zag gi bdag-med, skt.pudgalanairåtmya Insensible (substance -): bems-po Insubsistance, insubsistant: gnas-med Intuition: mngon-sum (substantif), skt. pratyåk∑a Intuitionner: mngon-pa, mngon-par byed-pa... Irréalité: mi bden-pa, bden-med Manifeste: mngon-sum (adjectif); parfois “il est manifeste que...” peut rendre le verbe mthong-ba Mode-d’être: gnas-lugs ou gnas-tshul Moyen de connaissance droit: tshad-ma, skt. pramåˆa Moyen de connaissance droite opérant dans le registre métaphorique: thasnyad du dpyod-pa’i tshad-ma Nature [propre]: rang-bzhin, skt. svabhåva Négation, négatif: dgag-pa, ‘gog-pa... Négation absolue: med-dgag; simple négation absolue: med-dgag tsam Négation déterminée: min-dgag, ma yin-pa’i dgag-pa. Objet (épistémologique): yul Objet relevant de… (telle faculté cognitive): spyod-yul -traduit quelquefois par “champ d’expérience” Obnubilations: nyon-mongs-pa, skt. kleßa Occultation: sgrib-pa, skt. åvaraˆa; double occultation: sgrib gnyis; occultation des obnubilations: nyon-mongs gyi sgrib-pa ou nyon-sgrib, skt. kleßåvaraˆa; occultation du connaissable: shes-bya’i sgrib-pa, skt. jñeyåvaraˆa 143 Omniscience: thams-cad mkyen-pa ou rnam-mkhyen, skt. sarvajñåna Particulier: bye-brag (-pa) Principe de la voie: lam gyi gtso-bo -désigne la prajñåpåramitå Proprement dit(e): mtshan-nyid-pa Quiddité: ngo-boou ngo-bo-nyid Réalité: chos-nyid, skt. dharmatå (avec majuscule); bden-pa (dans des expressions comme “tenir pour reél...”, bden-par ‘dzin-pa) Recueillement: ting-nge-’dzin, skt. samådhi Sagesse: ye-shes, skt. jñåna Sensation: tshor-ba, skt. vedåna Sentiment: ‘du-shes, skt. saµjñå Siccéité: de-bzhin-nyid, skt. tathåta Singulier: nyi-tshe-ba (signifie aussi quelquefois: partiel, unilatéral) Sombrer: nub-pa Spécifiant: khyad-par du byed-pa Spécifique, spécificité: khyad-pa Substance: dngos-po, étant pourvu d’efficience, et à ce titre réel au point de vue de la “superficialité adéquate” (yang-dag-pa’i kun-rdzob), du moins dans tous les systèmes philosophiques du bouddhisme hormis les pråsa∫gika Sujet (épistémologique): yul-can Sujet (au point de vue de l’ontologie de la personne): gang-zag éq. skt. pudgala Sujet (ontologique), ou substrat: rten (le soi comme sujet inconscient des déterminations individuelles dans le Nyåya , cf. Ketaka, p.55) Tourment(s): sdug-bsngal Ultime: mthar-thug Universel: spyi; De portée universelle: spyi la khyab-pa Unilatéral: phyogs re-ba, ou phyogs gcig-pa Visée: dmigs-pa 144 Bibliographie complémentaire S. Anacker, Seven Works of Vasubandhu, chp.VI: "The Twenty Verses and their commentary" Óryadeva, Catu˙ßataka, cité sous le titre de Quatre-cent stances, consulté dans la version tibétaine de l'auto-commentaire, Byang-chub sems-dpa'i rnal-'byor spyod-pa bzhi brgya-pa'i rgya-cher bshad-pa, 19th Kagyud Relief & Protection Commitee, C.I.H.T.S., Sarnath, sans indication de date (1992?) Avataµsaka-sËtra, voir ci-dessous: Th. Cleary, The Flower Ornament… Candrak¥rti, Madhyamakåvatåra, consulté dans la version tibétaine comprenant l’auto-commentaire, dBu-ma la ‘jug-pa’i bshad-pa, Central Institute of Higher Tibetan Studies, Sarnath, Varanasi, 1992. Traduction française partielle: La Vallée Poussin, Muséon, 1907, t. VIII, pp.249-317; 1910, t. XI, pp.271-358; 1911, t. XII, pp. 235-327. Candrak¥rti, Prasannapadå Madhyamakav®tti: voir ci-dessous, Någårjuna, MËlamadhyamakakårikå P. Carré, Le Choral du Nom de Mañjußr¥, Arma Artis 1995 Th. Cleary, The Flower Ornament Scripture, The Avataµsaka-sËtra Translated from the Chinese, Shambhala, Boston & London, vol. I: 1985; vol. II: 1986; vol. III: 1987 Conze, The Large Sutra on Perfect Wisdom, with the Divisions of the Abhisamayåla∫kåra, Part I, London, Luzac, 1961; Part II and III, Madison, Wisconsin, 1964. Rééd.: Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1975, 1 vol.; réed. Motilal Banarsidass, Delhi, 1979 Br. Cutillo & Thubten Wangyal, Illuminations: a guide to essential Buddhist practices, traduction du traité de Sa-skya paˆ∂ita, Tub-pa'i dgongs-pa rab-tu gsal-ba'i bstan-bcos. Lotsawa, Novato, USA (California), 1988 P. Della Santina, Madhyamaka Schools in India, Motilal Banarsidass, Delhi 1986 Dignåga, Pramåˆasamuccaya, consulté dans la version tibétaine, Tsha-ma kun las btus-pa, éditée dans le premier volume de la série Tshad-ma rig-pa'i skor rgya gzhung rtsa 'grel bdam sgrigs (vol. I - IV, édition de rDo-rje rgyal-po, Mi rigs dpe skrun khang, 1988 (vol. I et II), 1989 (vol. III) et 1990 (vol. IV)) dPal-ldan tshul-khrims, g.Yung-drung bon gyi bstan 'byung phyogs-bstus, Bod ljongs mi dmangs dpe skrun khang, 1988 M. D. Eckel, Jñånagarbha on the Two Truths, An Eighth Century Handbook of Madhyamaka Philosophy, State University of New-York, 1987; rééd. Motilal Banarsidass, Delhi, 1992 G.W. Farrow & I. Menon, The Concealed Essence of the Hevajra Tantra, with the commentary Yogaratnamåla, Motilal Banarsidass, Delhi, 1992 Finot, Íåntideva — la marche à la lumière (Bodhicaryåvatåra), Bossard, Paris, 1920; rééd. Les Deux Océans, Paris, 1987 Go-ram-pa bSod-nams seng-ge, lTa-ba shan 'byed theg mchog gnad kyi zla zer, Sakya Students' Union, Central Institute of Higher Tibetan Studies, Sarnath, Varanasi, 1988 145 g.Yag-ston Sangs-rgyas dpal, sDe bdun gyi dgongs 'grel tshad-ma rigs-pa'i gter gyi de-kho-na-nyid gsal-bar byed-pa rigs-pa'i 'od stong 'phro-ba zhes-bya-ba, édition moderne sans indication de lieu ni de date Hevajra Tantra, Ed. and transl. by D. L. Snellgrove. Oxford University Press, 1959 D. P. Jackson, The Early Abbots of 'Phan-po Na-len-dra: The Vicissitudes of a Great Tibetan Monastery in the 15th Century, Wiener Studien zur Tibetologie und Buddhismuskunde, Heft 23. Klong-chen Rab-'byams, rDzogs-pa chen-po ngal-gso skor gsum, Sikkim, reproduction moderne de l'édition xylographique de référence (A 'dzam 'brug-pa), rDosgrub-chen Rin-po-che, sans indication de date Klu-bo mkhan-chen bSod-nams lhun-grub, Rigs lam gsal-ba'i sgron-me, éd. Krung-go bod kyi shes-rig dpe-skrun-khang Kong-ston, Ngo-mtshar rin-po-che'i phreng-ba, biographie de Go-ram-pa, publiée par Dhongthog Rinpoché à Delhi en 1973 É. Lamotte, La Somme du Grand véhicule d’Asa∫ga, Université de Louvain, Institut orientaliste, Louvain-la-Neuve, 1973 É. Lamotte, Saµdhinirmocana-sËtra, l'explication des mystères, Université de Louvain et Adrien-Maisonneuve, Louvain et Paris, 1935 La∫kåvatåra-SËtra: cf. Suzuki, The La∫kåvatåra-SËtra... Chr. Lindtner, Nagarjuniana, Studies in the Writings and Philosophy of Någårjuna, Institute for indisk filologi, 1982; rééd. Motilal Banarsidass, Delhi, 1987, 1990 J. May, Candrak¥rti - Prasannapadå madhyamakav®tti, Paris, Maisonneuve, 1959 Maitreya, Cinq Traités de — (textes attribués à Maitreya par la tradition tibétaine). Nous avons utilisé l'édition chinoise du Mi-rigs dpe skrun-khang (Byams chos sde lnga, 1991). Mañjußr¥nåmasa∫giti: cf. P. Carré, Le Choral… Mi-pham, Shes-'grel Ketaka, tome XIV des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse, qui ne comporte pas de mention de date et de lieu (Bhutan?). Mi-pham, dBu dang mtha’ rnam-par ‘byed-pa’i bstan-bcos kyi ‘grel-pa ‘Od-zer phreng-ba, tome IV des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse. Mi-pham, dBu-ma la ‘jug-pa’i ‘grel-pa Zla-ba’i zhal lung dri-med shel-phreng, tome I des Œuvres complètes (gSung-’bum) dans l'édition mKhyen-brtse. Mi-pham, Phyogs las rnam rgyal ru mtshon, commentaire du Tshad-ma rigs gter de Sa-skya paˆ∂ita, vol. XI de l'édition mKhyen-brtse des œuvres complètes. Mi-pham, gNyug-sems 'od-gsal skor-gsum (trois traités: (1) gNyug-sems gzhung rdo-rje snying-po; (2) gNyung-sems gzhi lam 'bras-bu'i shan-'byed blo-gros snang-ba; (3) gNyug-sems zur dpyad rdo-rje rin-po-che'i phreng-ba): Œuvres complètes, vol. XXIV Mnyam-med Shes-rab rgyal-mtshan (auteur Bon-po, élève de Rong-ston), Thar lam gyi rim-pa gsal-bar byed-pa'i sgron-me etTheg-pa chen-po dbu-ma bden gnyis kyi 'grel-pa: voir le volume Sa lam bsdus don dBu-ma bden gnyis rtsa 'grel gSang don 146 rnam-'byed kyi sa-bcad dang rtsa-ba, Yung Drung Bon Students ' Commitee, C.I.H.T.S., Sarnath, 1992 Någårjuna (attribution douteuse), Bodhicittavivaraˆa, cf. Lindtner, Nagarjuniana Ngor-chen rdo-rje 'chang Kun-dga' bzang-po dang Mus-chen sems-dpa' chen-po rnam gnyis kyi rnam-thar, dPal Sa-skya'i chos-tshogs (Dehradun), sans indication de date (vies de Ngor-chen et Mus-chen, extraites des biographies des maîtres du Lam'bras) J. Powers, Wisdom of Buddha, The Saµdhinirmocana-Mahåyåna-sËtra, Dharma Publishing, Berkeley, 1995 Red-mda’-ba gZhon-nu Blo-gros, De-kho-na-nyid gsal-ba’i sgron-me (commentaire du Madhyamakåvatårade Candrak¥rti), éd. Sakyapa’s Students’ Union, C.I.H.T.S, Sarnath, 1990. G. N. Roerich, The Blue Annals, Calcutta 1949 Rong-ston shes-bya kun rigs, dBu-ma rtsa-ba'i rnam-bshad zab-mo'i de-kho-nanyid snang-ba, commentaire des MMK de Någårjuna, Sakya Students' Union, C.I.H.T.S., Sarnath, Varanasi 1988 Rong-ston shes-bya kun rigs, dBus dang mtha' rnam-par 'byed-pa'i rnam-bshad Mi-pham dgongs rgyan, Dhongthog R. 1979 Saµdhinirmocana-sËtra: cf. É. Lamotte, L'explication des mystères, et J. Powers, Wisdom of Buddha Sa-skya paˆ∂ita, Tshad-ma rigs gter (Trésor des raisonnements logiques) , Mirigs dpe-skrun-khang (Édition des minorités ethniques), Chine, 1988. Auto-commentaire (Tshad-ma rigs-pa'i gter gyi rang 'grel), même édition. Sa-skya paˆ∂ita, sDom -pa gsum gyi rab-tu dbye-ba'i bstan-bcos, édition moderne (Népal?) sans indication de lieu ni de date. Sa-skya paˆ∂ita, Thub-pa'i dgongs-pa rab-tu gsal-ba'i bstan-bcos, premier volume des éditions tibétaines des œuvres complètes de cet auteur Íåkya mchog-ldan, Nges-don gnad kyi †¥ka, Si-khron Mi-rigs dpe-skrun-khang, 1991. Autre édition: The Collected Works of gSer-mdog paˆ-chen Íåkya mchog-ldan, Thimphu, 1978, New Delhi 1995-96 (second reprint), 24 volumes. Th. Stcherbatsky, Madhyånata-vibhanga, Discourse on Discrimination between Middle and Extremes ascribed to Bodhisattva Maitreya, vol. XXX de la Bibliotheca Buddhica, 1936; rééd. Oriental Books Reprint Corporation, New Delhi, 1978 Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa, dBu-ma dgongs-pa rab-gsal (commentaire du Madhyamakåvatåra de Candrak¥rti), éd. C.I.H.T.S., Sarnath, sans indication de date. Tsong-kha-pa Blo-bzang grags-pa, dBu-ma rtsa-ba'i tshig le'ur byas-pa shes-rab ces bya-ba'i rnam-bshad rigs-pa'i rgya-mtsho (commentaire des MMK de Någårjuna), éd. C.I.H.T.S., Sarnath, 1992 Suzuki, D.T., The La∫kåvatåra-SËtra, A Mahåyåna Text, Translated for the first time from the original Sanskrit, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1932.