Alexandrie - Égypte
cr
li s
H arpo
Centre d’Études
Alexandrines
hin g
Du Nil
à Alexandrie
Histoires d’Eaux
ates P u b
Centre National de la
Recherche Scientiique
Exposition conçue par le
Centre d'Études Alexandrines
et réalisée conjointement avec
Le Laténium
Réalisation de l’exposition
CommissaiRes généRaux
Jean-Yves Empereur (CEAlex, CNRS)
Denis Ramseyer (Laténium)
CommissaiRe sCientifique
Isabelle Hairy (CEAlex, CNRS)
diReCtion du latenium
Marc-Antoine Kaeser
équipe de ConCeption
Burçak Madran (Tetrazon), muséographe ; Isabelle Hairy
(CEAlex, CNRS) ; assistants : Jacques Roethlisberger
(Laténium), Özgür Çimen (Tetrazon)
iConogRaphie
Oueded Sénoune (CEAlex)
gRaphisme
Isabelle Hairy, Amélie Lamarche (Amélie L.),
Burçak Madran, Jacques Roethlisberger
mode de Citation pRéConisé
maquettistes : des CiteRnes et des maChines de l’eau
Du Nil à Alexandrie, histoires d’eaux
Catalogue d’exposition, dir. Isabelle Hairy
Michel Coqueret (CEAlex), Ali Sayed Ali (CEAlex), Sheriff
El Sayed (CEAlex)
RédaCtion des textes et des CaRtels
© éditions haRpoCRates
Alexandrie (Égypte), 2009.
ISBN : 977-5845-24-6
Dar el Kotob : 17105 - 2009
Isabelle Hairy, Laurent Borel (CEAlex, CNRS), Philippe
Fleury (Université de Caen), Kathrin Machinek (CEAlex),
Géraldine Nater (Laténium), Marie-Christine Petitpa
(CEAlex) Oueded Sennoune (CEAlex), Patrice Pomey
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
La
citerne
Ibn Battouta
dans le quartier de
Kôm
el-Nadoura
L
Kathrin
Machinek
a citerne appelée Ibn Battouta se trouve dans le quartier populaire de Kôm el-Nadoura à Alexandrie, dans
la rue Kobri el-qadim. Le quartier se situe au sud de la colline éponyme et du quartier ottoman et à l’est du
grand port industriel. L’architecture de cette partie de la ville est caractérisée par des immeubles de hauteur
moyenne, souvent délabrés, qui abritent un habitat simple et une multitude de petits ateliers artisanaux (1.). La
construction de la citerne est datée entre le Xe et le XVe siècle. Elle tient son nom du voyageur maghrébin Ibn
Battouta, qui passa deux fois à Alexandrie au cours de ses périples, au XIVe siècle, et nous laissa des récits
précieux de ses visites. Il s’agit de l’une des grandes citernes publiques de l’époque médiévale. Sa morphologie
est typique des citernes de cette période : souterraine, elle est bâtie sur un plan carré. Son agencement
interne est constitué d’une série de colonnes entrecroisées d’arcs qui supportent sa toiture (2). Après une
phase d’abandon, elle fut réaménagée au XXe
mer
Méditerranée
siècle comme abri antiaérien. Cette citerne figure
N
aujourd’hui parmi les sites touristiques d’Alexandrie.
Dépourvu de toute signalétique, le monument est
difficile d’accès pour les amateurs d’architecture,
puisqu’il faut s’adresser au Service des Antiquités
pour obtenir la clef du site. Sa visite n’est pas facile
Ibn Battouta
non plus, car son réservoir est constamment inondé
458
par la nappe phréatique, dont le niveau atteint
environ 70 cm au-dessus du sol. Un petit jardin est
installé sur la toiture de l’édifice. Les soins que
lac Mariout
le jardinier apporte à sa pelouse et à ses fleurs
contribuent largement à maintenir des infiltrations
p 1. Localisation de la citerne Ibn Battouta
constantes dans le monument.
0
1000
mètres
2000
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
H
istoire du quartier
En 2003, une équipe d’architectes
archéologues
du
CEAlex,
– K. Machinek,
J.-Ch. Querette, A. Pelle,
C. Shaalan –, entreprit l’étude structurelle de
ce monument. Pendant plusieurs mois, la citerne it l’objet d’un travail de documentation
exhaustif sous forme de photographies et de
relevés architecturaux détaillés. Elle fut alors
repositionnée de manière exacte dans le cadastre* de la ville actuelle (3).
Il est intéressant de noter que le bâtiment est
désaxé d’environ 45° par rapport à la rue Kobri
el-qadim qui traverse tout le quartier. Les deux
citernes el-Gharaba, situées dans la même rue
un peu plus au sud, sont également positionnées
selon cet alignement (voir Y. Guyard, G. Hairy
et I. Hairy dans ce volume). Cette orientation
est cependant parallèle à l’actuelle rue Fouad,
qui reprend le tracé de la « voie canopique », artère principale de la ville antique reliant
les portes de l’est et de l’ouest de son enceinte. Toutes les autres rues de la cité étaient
orthogonales ou parallèles à cet axe de circulation. Au moment de la construction des
trois citernes, les traces de ce réseau viaire* antique devaient sans aucun doute encore
être lisibles dans cette partie de la ville.
Au Moyen Âge, Alexandrie était une cité portuaire arabe, située sur la frontière du pays.
Sa position nécessitait une défense constante contre les divers agresseurs venant de la
Méditerranée. Du IXe au XVIe siècle, les Alexandrins habitaient à l’intérieur de la puissante
muraille construite par le sultan Ibn Touloun (voir « Eau et fortiication » de l’auteur dans
ce volume). La ville entière se présentait alors comme une immense forteresse*. Dans ce
contexte urbain, la citerne Ibn Battouta se trouvait au centre-ville. Sa capacité importante, ainsi que celles des deux citernes el-Gharaba, indique que le quartier devait être
assez peuplé à cette époque. Il est vraisemblable que la couverture de la citerne supportait un espace apparenté à une place publique, avec un ou plusieurs oriices de puisage à
la disposition des habitants (4).
p 2. Vue de
l’intérieur de
la citerne Ibn
Battouta
Restitution en 3D
de W. Machinek.
459
q 3. Plan cadastral
du quartier
de Kôm el-Nadoura
Avec l’emplacement des citernes
Ibn Battouta et el-Gharaba
La carte de la ville dressée en 1798 par les topographes de l’expédition française sous les
ordres de Napoléon Bonaparte indique un groupement de plusieurs citernes au sud de la
colline Kôm el-Nadoura. Cet ensemble se trouvait à proximité d’une grande mosquée, ainsi que d’un aqueduc souterrain qui les approvisionnait probablement. L’aire méridionale
était occupée par des vastes palmeraies. Les citernes servaient sans doute à l’arrosage
de ces jardins, et malgré leur situation en dehors de la nouvelle ville,
on les utilisait toujours pour la consommation domestique. Gratien
Le Père, un savant de l’expédition d’Égypte en témoigne : « Les habitans les plus pauvres, qui n’ont dans leurs maisons ni puits ni citerne, sont contraints d’aller chercher dans les grandes citernes de
l’ancienne ville l’eau nécessaire à leurs besoins journaliers. »
briel-
Qadim
IbnBattouta
RueK
o
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
En 1517, les armées de l’Empire ottoman conquirent l’Égypte. Alexandrie devint alors turque. Les nouveaux occupants préférèrent s’installer extra muros, sur les terres vierges
de la péninsule au nord de la ville. Ils abandonnèrent petit à petit l’ancienne cité arabe
avec ses ruines antiques et médiévales. À la in du XVIIe siècle, l’ancienne ville était déserte et les alentours de la citerne Ibn Battouta étaient inhabités (5).
Gharaba
460
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la ville bâtie par les Ottomans se coninait à l’étroit isthme entre les deux ports. Mais l’explosion démographique de l’époque entraîna l’expansion de cette petite cité et
la réoccupation des terrains jadis abandonnés de l’ancienne cité.
Vers 1850, à la faveur d’une planiication urbaine, on élimina la limite
sud de la ville ottomane en arasant la portion de la muraille arabe
en contrebas de la colline. Ainsi le quartier de Kôm el-Nadoura fut
créé. Contrairement au petit parcellaire irrégulier de la ville turque
constitué de ruelles en chicanes, le nouveau quartier fut organisé
selon une trame orthogonale, avec comme axe principal la rue Kobri
el-qadim (6).
Lors d’un grand projet d’inventaire opéré par le Service des Travaux
Publics au Caire, en 1896, 121 citernes alexandrines furent répertoriées et dessinées. L’ingénieur A. Kamil dressa à cette occasion le plan
et la coupe, ainsi que le plan de situation de la citerne Ibn Battouta
qu’il nomma « Zawieh el-Magharba ». Sur ses documents igurent
également une canalisation, un puits, une sakieh* et une fontaine
publique à l’extérieur de la citerne. Ces représentations comportent
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
p 4. Positionnement de la citerne Ibn Battouta sur la
carte de Mahmoud el-Falaki, 1865
cependant quelques incohérences et nous ne pouvons pas les considérer comme totalement idèles
à l’architecture de l’édiice. Le plan reste schématique, la coupe ne correspond pas à nos observations
faites sur place et le nombre des oriices de puisage
du réservoir varie selon les plans (7 a-c).
C’est vers la in du XIXe siècle que la plupart des citernes cessèrent de servir au stockage d’eau potable à la suite de la mise en place d’un réseau de
canalisations modernes. En 1911, un décret municipal ordonna la fermeture des dernières citernes
publiques, pour éviter que l’eau stagnante qu’elles
contenaient ne provoque des épidémies. Après leur
abandon, de nombreuses citernes furent détruites,
d’autres servaient de dépotoirs aux Alexandrins. On
y versait des déchets au travers des puits toujours
apparents à la surface, comblant ainsi progressivement ces réservoirs souterrains. À cette époque, le Comité de Conservation des Monuments de
l’Art Arabe commença à s’intéresser aux citernes
d’Alexandrie. Avec beaucoup de regret, les membres
p 5. Positionnement de la citerne Ibn Battouta sur le
plan levé par les ingénieurs de Bonaparte en 1798
Description de l’Égypte, E.M., vol. II, pl. 84
461
p 6. Positionnement de la citerne Ibn Battouta sur la
carte dressée en 1887 par le Tanzim - G. Jondet, 1921, pl. XLVII
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
du Comité virent disparaître une part importante de ce patrimoine
et en irent rapport
dans les procès-verbaux de leurs séances.
u 9. Vue du plafond
moderne en béton armé
établi en 1940 - La structure
est posée sur l’ancien mur de
refend qui supportait les voûtes
en berceau de la toiture originale.
462
p 7 a. Coupe
de la citerne
Ibn Battouta
Levée et dressée
par A. Kamil en 1896.
Pendant la Seconde
Guerre mondiale, le
gouvernement égyptien
décida de transformer
plusieurs monuments
des grandes villes en
abris antiaériens. À
Alexandrie, il s’agissait
surtout des vastes
citernes souterraines
que l’on jugea appropriées pour la protection de la population civile. Quelques-unes
d’entre elles, dont la
citerne Ibn Battouta,
furent ainsi transformées en abri. Sur le
plan cadastral, on lit la
légende arabe suivante
qui désigne l’entrée
à l’abri souterrain :
« Modkhol makhbâ’ el
ghârât el gaweyyah » – « entrée de la cachette contre les attaques
aériennes » (8). Ces mesures prises par le gouvernement étaient
plus psychologiques que réellement eficaces. En effet, la population
ne prenait pas le danger des attaques aériennes trop au sérieux. De
plus, l’architecture des citernes ne permettait pas de supporter le
poids d’un plafond sufisamment résistant, étant uniquement conçu
pour recouvrir le réservoir (9).
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
p 7 b. Plan de situation de la citerne Ibn Battouta,
positionnement dans le parcellaire moderne
p 8. Positionnement de la citerne dans le cadastre actuel
Survey of Egypt, série 1/500e et 1/1000e de 1933-1948, pl. 784.
Levé et dressé par A. Kamil en 1896.
Description architecturale de l’état original
L’eau potable représentait une denrée précieuse dans cette contrée aride dépourvue de
sources naturelles d’eau douce. La nécessité de la stocker entraîna la création des citernes publiques à l’époque médiévale. Ces édiices se présentaient sous forme de grands
réservoirs clos, étanches, solides et préservant la fraîcheur de l’eau. Ils étaient déinis à
travers un type d’architecture caractéristique.
Des volumes souterrains de forme cubique furent aménagés dans le substrat naturel.
Leur capacité volumétrique pouvait atteindre 2500 m3. Les excavations étaient chemisées d’une maçonnerie en moellons calcaires sur les parois et le sol. Le réservoir était recouvert d’une toiture pour éviter les contaminations extérieures. Cette couverture était
463
464
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
t 7 c. Plan de la citerne Ibn Battouta
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
Levé et dressé par A. Kamil en 1896.
communément constituée d’une série de voûtes en
berceau parallèles reposant sur une structure porteuse interne. Enin, le parement intérieur des parois, du sol et de la toiture était revêtu d’un enduit
de tuileau étanche.
Ces structures publiques s’élevaient sur un, deux,
trois voire quatre niveaux. Des oriices de puisage
aménagés dans la toiture et dotés de systèmes
d’extraction mécaniques étaient utilisés par les habitants ain de puiser l’eau pour leur consommation
quotidienne. Leur entretien s’effectuait grâce à un
puits de curage qui permettait d’accéder au fond
de la cuve, dont la profondeur pouvait aller jusqu’à
13 m. De plan semi-circulaire, ce puits était positionné en règle générale sur le périmètre de l’édiice
et souvent dans un des angles. La descente s’opérait par un dispositif typique de paires d’échelons
aménagés en vis-à-vis dans les parois du puits. Cet
oriice permettait le nettoyage du réservoir avant le
remplissage annuel, ce qui était indispensable pour
garantir la bonne qualité de l’eau (10).
Le système porteur interne de ce type de citerne
est basé sur un module constructif de plan carré
dont les dimensions en moyenne sont de 2,50 m sur
2,50 m en plan et de 3,50 m en élévation. Le module
est constitué de quatre colonnes, reliées horizontalement les unes aux autres en partie supérieure par
des arcs surbaissés. La multiplication de ce module
en plan et en élévation crée une structure porteuse
de trame orthogonale, légère et ouverte (11).
p 10. Vue de l’intérieur de la citerne Ibn Battouta
t 11. Isométrie schématique
de la construction d’une
citerne médiévale
Le module de base constitué
de quatre colonnes et arcs dans
les angles d’un carré peut être
multiplié dans la surface
et en hauteur.
465
L’ensemble de cette structure constituée d’arcades* en trois dimensions est à la fois solide et
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
qu 12. Plan et coupes
de la citerne dans son état
original.
Coupe A-A
5
La structure interne Ibn Battouta se développe sur
un étage dans lequel 42 colonnes supportent 97
arcs. De fait, 56 modules de base sont ainsi alignés
en 8 travées* dans le sens nord-sud et en 7 travées
dans le sens est-ouest. Cet agencement de forme
légèrement trapézoïdale couvre une supericie totale de 361 m2, avec une longueur de 19 m et une
largeur de 19,60 m. La hauteur sous plafond de la
citerne est de 3,80 m à l’intrados* des voûtes reconstituées (12).
10 m
B
0
sufisamment lexible pour supporter les secousses
sismiques, fréquentes dans cette région. Les descentes de charges de la toiture sont transmises
vers le sol par les colonnes, tandis que
les arcs transmettent les poussées
latérales vers les pilastres* des parois
de la cuve. La structure porteuse est
ainsi stabilisée sur son pourtour par les
parois. Cette architecture en iligrane
permet non seulement la construction
d’importants volumes, mais aussi l’optimisation du rapport plein-vide en faveur du vide, offrant une capacité de
stockage optimale.
La toiture originale de la citerne Ibn Battouta a entièrement été remplacée par une dalle en béton armé
dans les années 1940. Nous pouvons cependant en
proposer une restitution sur la base de quelques
éléments encore visibles. Dans le sens transversal,
une des travées présente encore une série d’arcs
diaphragmes où l’on peut apercevoir la secA
tion semi-circulaire des anciennes voûtes en
berceau (9). Dans le sens longitudinal, sur les
extrados des arcs, au niveau des sommiers*, on voit
les vestiges des départs de voûtes arasées.
466
B
A
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
Les pilastres accolés aux parois forment des espaces apparentés à des niches. Les angles droits y sont façonnés ain de former des angles intérieurs arrondis. Techniquement,
cette mise en œuvre réduit l’accumulation de sédiments et facilite le nettoyage de la
citerne.
Coupe B-B
tp 12. Le réservoir a une
capacité volumétrique de 1463 m3,
distribuée sur une longueur de
19,60 m, une largeur de 19,19 m et
une hauteur de 3,80 m. La toiture
constituée de voûtes en berceau
était percée de six petits orifices
de puisage. Au milieu s’ouvrait
le grand puits principal et dans
l’angle nord-est le puits d’accès
pour le curage de la cuve.
Des 8 ouvertures d’origine de la citerne, visibles sur le plan de A. Kamil, seul le puits de
curage subsiste de nos jours (7c). Situé dans l’angle ouest de la citerne, il a été aménagé
en position saillante par rapport à la paroi. Le plan de A. Kamil nous montre que la toiture de la citerne était jadis dotée de six autres petits oriices de puisage sur plan circulaire. Ils étaient situés à intervalles réguliers sur le périmètre du réservoir et aménagés
dans le sommet des voûtes, au centre d’une travée. Un oriice de puisage plus grand que
les autres, de plan rectangulaire, était situé au-dessus de la travée centrale de l’édiice.
Bien qu’ayant disparu de nos jours, sa position est toujours lisible dans la structure
porteuse. Nous pouvons supposer qu’il s’agissait de l’oriice de puisage principal, destiné
à l’usage public.
L’architecture arabe à Alexandrie est souvent caractérisée par la mise en œuvre de pièces architecturales réemployées. Cet usage exprime l’aspect pratique des récupérations
de blocs solides et déjà taillés. Dans la structure de la citerne Ibn Battouta, la composition des colonnes est très variée. On y trouve des fûts en granit gris et rose d’Assouan,
des bases et des chapiteaux divers. Certains fûts sont composés de deux tambours*.
Au sommet des colonnes, la présence de chapiteaux n’est pas systématique. Seules
19 des 42 colonnes de la structure sont couronnées de blocs faisant ofice de chapiteau. Mais nous y trouvons seulement sept chapiteaux réemployés, les 12 autres blocs
étant des bases renversées utilisées comme chapiteaux. Pour la plupart, les chapiteaux
467
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
datent du IVe siècle ap. J.-C. Nous pouvons identiier parmi ces éléments un chapiteau ionique (13), un chapiteau à godrons, un chapiteau à feuilles lisses d’acanthe, un chapiteau
islamique (15) et trois chapiteaux de type corinthien (14).
Les chapiteaux corinthiens sont en marbre. Ils sont caractérisés par leur corbeille enveloppée de deux couronnes de feuilles d’acanthe*. Deux de ces pièces sont presque entièrement noyées dans la maçonnerie d’aménagements postérieurs. Sur l’un d’eux, un motif
axial qui représente un aigle demeure visible. On retrouve ce même motif sur le troisième
chapiteau corinthien, libre de toute maçonnerie postérieure. L’aigle y est endommagé
dans sa partie supérieure. Les ailes sont symétriquement déployées de part et d’autre du torse. Ce
chapiteau est décoré, sur sa face opposée, d’une
croix grecque, entourée d’une couronne de laurier.
Cette pièce provient vraisemblablement d’une église
paléochrétienne. Si la croix évoque le langage spirituel et religieux, l’aigle symbolise, dans ce contexte, la
victoire sur la mort et le caractère psychophore* de
l’oiseau emportant les âmes des défunts. L’aigle est
également le symbole de l’évangéliste Jean (14).
468
Parmi les autres chapiteaux, une pièce en particulier retient notre attention. Il s’agit d’un chapiteau
islamique de type bulbeux sassanide qui date de la
in du IXe siècle. La forme du bulbe imite un bourgeon
de lotus, leur mythique en Égypte et au-delà de ses
frontières orientales (15). Dans l’Égypte pharaonique,
le lotus symbolisait l’abondance et la réincarnation ;
le rapport de la vie à l’eau. Lors de la crue du Nil*,
les bourgeons s’ouvraient. Cette stylisation est probap 13. Vue de l’intérieur avec les cloisons
blement empruntée à l’iconographie indienne, où elle symqui subdivisent le réservoir - état actuel
bolise le soleil levant après la crue du Gange. En Égypte,
Les compartiments ont été créés lors de la Seconde
ce type de chapiteau islamique apparaît pour la première
Guerre mondiale pour servir de support aux
fois au Caire, dans le nilomètre* de Rhoda, daté de 861/
banquettes.
862 ap. J.-C. Cette pièce nous permet donc de dater
la construction de la citerne d’une période postérieure au Xe siècle. Une datation plus
précise pourra être effectuée ultérieurement par le biais d’une analyse des mortiers de
construction. Nos observations sur l’architecture et la topographie nous permettent de
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
situer la construction de la citerne Ibn Battouta à
une date postérieure au IXe siècle et antérieure à la
conquête de la ville par les Ottomans en 1517.
Description architecturale
de l’état actuel
Quelques siècles plus tard, la Seconde Guerre mondiale allait entraîner une dénaturation de l’édiice.
En effet, les modiications que subit la citerne dans
les années 1940 furent conséquentes. Si la structure porteuse originelle fut conservée, l’effet visuel
harmonieux de l’édiice avec sa forêt de colonnes fut
occulté par les aménagements modernes. L’espace
intérieur de la citerne fut subdivisé en quatre compartiments de taille identique par la construction
de trois cloisons de briques entre les colonnes. Des
baies, aménagées dans ces maçonneries, permettaient de circuler d’un compartiment à l’autre (16).
Trois escaliers en béton furent aménagés pour l’accès et la sortie du souterrain. L’espace fut exploité
à son maximum : l’installation de banquettes permettait à 350 personnes d’y prendre place. Il ne
subsiste de ces banquettes, probablement couvertes à l’origine de sièges en bois, que les soubassements en béton (17). L’aménagement de dispositifs
techniques tels qu’un système d’aération et des
installations sanitaires devint nécessaire : neuf
cabinets de toilette à la turque furent adossés à
la paroi orientale de l’édiice. Cependant, ce nombre
n’était sans doute pas sufisant pour la totalité
des occupants. Tous ces aménagements récents,
qui font maintenant partie de l’histoire, sont réversibles et n’ont pas endommagé le monument ;
seule l’ancienne toiture fut démontée et remplacée
par un plafond moderne. Il repose sur des murets en
p 14. Chapiteau protochrétien corinthien à feuilles
d’acanthe datant de la fin du IVe/début Ve siècle ap. J.-C.
En motif axial, ce chapiteau est décoré d’un côté d’un aigle, symbole
de l’apôtre Jean, et de l’autre d’une croix grecque.
q 15. Chapiteau islamique en forme de bulbe
datant du IXe siècle
469
DU..NIL..À..ALEXANDRIE
qu 16. Plan et coupes de la citerne Ibn Battouta
aménagé en abri antiaérien en 1940
brique, installés sur les arcades. L’épaisseur de la dalle en
béton armé, dissimulée sous
la terre arable du jardin, est
d’environ 0,70 m.
Coupe A-A
5
10 m
B
0
Nous ne savons pas si cette
citerne fut pleinement occupée
lors des alertes durant la Seconde
Guerre mondiale, comme en Europe où les
abris étaient souvent surchargés de réfugiés, au
point que des gens devaient rester debout. Mais la
faible épaisseur du plafond ne pouvait pas garantir une protection réelle contre un bombardement
lourd. En cas d’impact direct de bombe, l’édiice se
serait écroulé, entraînant la mort de la plupart de
ses occupants.
Ce monument d’une importance vitale pendant des siècles est aujourd’hui oublié de tous, et
ce, depuis une soixantaine d’années. Il sommeille
dorénavant dans les sous-sols d’un quartier
d’Alexandrie dificile d’accès, où aucun touriste
ne s’attarde. En attendant l’heure d’un réveil
hypothétique à une nouvelle fonction, il nous livre
petit à petit ses secrets.
hn
470
A
B
A
La citerne Ibn Battouta dans le quartier de Kôm el-Nadoura
t 16. Dans les axes des
Coupe B-B
colonnades on a construit
des cloisons, auxquelles
s’adossent des banquettes.
350 personnes pouvaient
prendre place dans l’abri.
De même, on installa des
systèmes de ventilation et
sanitaire avec neuf toilettes
turques. On pouvait
descendre dans l’abri par
le biais de trois cages
d’escaliers.
u 17. Vue interne
de la citerne
Le long des cloisons
modernes, s’alignent
les bases en béton
qui supportaient les
banquettes en bois.
471