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« L’ethnomusicologie chantante »
Cas d’implication des chercheurs dans le mouvement
revivaliste en Union Soviétique et en Russie1
Olga Velitchkina
S
igne de l’époque postmoderne, la réflexion sur la prise de position et l’engagement du chercheur vis-à-vis de son terrain d’étude est au centre des préoccupations des sciences humaines. D’un côté, l’apprentissage par l’ethnomusicologue
de la musique qu’il étudie, recommandé il y a déjà longtemps (cf. la « bi-musicalité »
de Mantle Hood, 1960), est reconnue maintenant comme un outil de recherche
indispensable. Avec le temps, cette approche s’est élargie jusqu’à inclure une pratique artistique à part entière menée par un chercheur au sein de la tradition ou de
la communauté étudiée (où il peut parfois jouer un rôle d’interprète, d’arrangeur,
d’expert et de pédagogue). De l’autre côté, l’extension de la position de « parti pris »
de la part du chercheur peut aller jusqu’à la promotion et au militantisme auprès
des musiciens locaux issus de la communauté qui fait l’objet de son étude.
Malgré les nombreux arguments de celles et ceux qui militent en faveur de
cette position, il me semble utile de discuter ici de quelques exemples controversés
qui permettent de poser la problématique des limites de ce modèle de recherche.
En particulier, l’engagement des spécialistes du folklore et des ethnomusicologues dans le mouvement revivaliste qui se développe autour d’une tradition en
déclin représente à mes yeux un des cas qui nécessitent une contextualisation
plus globale et la prise en compte des enjeux socioculturels et idéologiques de
1 Ma participation au mouvement revivaliste en
Russie à partir des années 1980 et mes questionnements sur cette expérience ont été à l’origine de la communication faite lors des Journées
d’étude de la Société française d’ethnomusicologie de 2014 sur l’ethnomusicologie appliquée.
J’ai complété cette expérience par des interviews
d’acteurs de ce mouvement et par de nombreuses discussions lors des colloques et des
rencontres informelles. Je remercie tous ceux qui
ont contribué à l’élaboration de cet article, et particulièrement E. Boghina, N. Giliarova, E. Alekseev,
V. Chtchourov, et A. Kabanov, ainsi que F. Kovalenko et S. Rouxel-Nercessian pour leur relecture.
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Cahiers d’ethnomusicologie 29 / 2016
la société donnée. Autrement dit, il semble justifié de se demander jusqu’où nous
pouvons aller dans notre désir de préserver une pratique musicale telle quelle,
au risque de nier le droit des communautés locales de choisir elles-mêmes les
modalités d’évolution de leur expression, même si ces dernières ne mènent pas
toujours dans la direction que nous souhaiterions. Quel est alors le rôle de l’ethnomusicologue dans le façonnage d’une pratique qu’il n’est censé qu’observer
sur le terrain ? Est-il dans son droit d’évoluer dans sa pratique artistique comme
n’importe quel autre musicien vis-à-vis de la tradition qu’il représente en tant
qu’expert ? À quel moment les enjeux artistiques et scientifiques entrent-ils en
conflit, et le désir de préserver l’intégrité d’une musique devient-il nuisible plutôt
que bénéfique pour la tradition même ? Et finalement, dans quelle mesure les
credo esthétique et scientifique se mêlent-ils et influencent-ils la pratique et vice
versa ? Telles sont les questions qui seront traitées ici en prenant pour exemple
le mouvement revivaliste en Russie et en ex-URSS.
Les repères historiques
Si l’on peut dire que le revivalisme folklorique en URSS a suivi globalement les
mêmes étapes qu’en Europe et aux États-Unis, la réalité soviétique lui a donné
des traits spécifiques liés au contexte idéologique, social et politique du pays 2.
Appelé à l’époque le « mouvement folklorique des jeunes », le revivalisme est né
dans les années 1960 d’un phénomène socioculturel plus large, qui, faisant suite
à un dégel politique, consistait à rechercher une nouvelle identité anti-étatique et
anti-totalitariste. Dans le domaine de la musique, cette recherche englobait l’adhésion à des pratiques et à des styles divers non approuvés, voire interdits par l’État,
comme le jazz, la chanson dite « des bardes » (bardovskaya pesnia)3, et la musique
de compositeurs avant-gardistes. Le revivalisme représentait une forme de révolte
contre une version stylisée et idéologisée du folklore paysan promue par le régime.
Jusqu’à la fin des années 1960, la musique traditionnelle russe était
représentée sur scène uniquement par des grandes formations dites « chœurs
populaires académiques » subventionnées par l’État, dont le répertoire était composé d’arrangements de chansons populaires et de pièces de compositeurs
soviétiques. Leur manière de chanter, ni populaire, ni lyrique, a été spécialement
élaborée pour ce type de représentations 4. Des groupes à l’esthétique similaire
2 Ce phénomène commence à susciter la
réflexion et l’autoréflexion de la part des spécialistes russes, mais reste très peu connu en-dehors
de l’ex-URSS. Parmi les ouvrages en russe, citons
les plus importants : Alekseev 1988, Joulanova
1999, Dorokhova 2005 et 2010. En dehors du
pays, seulement un ouvrage en anglais traite du
revivalisme russe (Olson 2004).
3 Ce qu’on appelle aussi la chanson des « auteurscompositeurs-interprètes » en français.
4 L’histoire de l’élaboration et de la promotion
de ce style de représentation scénique du folklore en URSS peut constituer, en soi, un sujet de
recherche sur la politique de représentation musicale, mais il est au-delà des limites de cet article.
Dossier / Velitchkina
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existaient dans toutes les républiques soviétiques et les républiques autonomes,
ainsi que chez les minorités ethniques. Il n’y avait qu’une dizaine de chœurs représentant le folklore russe parmi ces formations. Dans le réseau des pratiques en
amateurs, également soutenues par l’État, dans des petites villes et jusqu’aux villages, les formations reproduisaient, à leur échelle, une image et une esthétique
de chœurs officiels, ce qui estompait la vraie tradition populaire rurale encore
existante, mais qui n’était pas du tout valorisée ni même visible au dehors des
villages 5. Au début des années 1960, ce modèle des chœurs scéniques, figé
depuis des décennies, s’est trouvé en crise profonde et a suscité la critique des
musicologues. Selon l’éminent folkloriste de l’époque Feodosiï Roubtsov, ces
chœurs pseudo-folkloriques donnaient une image artificiellement construite des
« paysans à la russe » (Roubtsov 1973 [1970], exprimé en français dans l’original)6.
Ce clivage profond entre la « vraie musique traditionnelle » et sa représentation scénique a été perçu comme une grande injustice par la jeune génération
de musiciens qui a eu la chance de participer à des missions de collecte de
chants menées dans des campagnes 7. Nombreux sont ceux qui se souviennent
du véritable choc qui s’est produit lors de leur première rencontre avec la tradition
villageoise, dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence. Tout naturellement, ils
se sont mis à chanter des chants traditionnels sans arrangements, en imitant les
villageois. Ils ont par la suite été appelés « les musicologues chantants ». En dépit
d’une différence dans la terminologie, ces pratiques peuvent être considérées
comme un cas d’ethnomusicologie appliquée, car elles ont été créées et portées
par des spécialistes du folklore musical, conscients des dimensions culturelles et
politiques de leurs actions et militant pour la sauvegarde du patrimoine menacé 8.
D’ailleurs, l’enseignement du folklore aux étudiants des Conservatoires supérieurs a toujours eu un aspect pratique : le professeur était censé être en mesure
5 Pour plus de détails, voir Kosacheva (1990 :
17-18).
6 De nombreux articles critiques paraissent dans
les années 1960 dans les revues et journaux
musicaux (Krasovskaïa 1969, Roubtsov 1973
[1970], etc.).
7 La participation aux missions de collecte de
chants populaires dans les villages fut instaurée
depuis 1949 pour les étudiants du Conservatoire
supérieur Tchaïkovski (musicologues et compositeurs) et plus tard a été aussi proposée dans
la plupart des institutions d’enseignement supérieur musical et dans des universités (facultés
de philologie et littérature russe). Dans certains
cas (dont le Conservatoire Supérieur à Moscou),
elle a été prise en charge par une institution. La
date de 1949 (très tôt !) attire naturellement notre
attention ici ; ceci pourrait être la conséquence
« pratique et bénéfique » du fameux décret de
1948 accusant les intellectuels et les artistes
russes d’un engouement pour le formalisme et
d’un éloignement du peuple ; ce décret aurait eu
des effets dévastateurs sur la culture russe en
général. Comme c’était souvent le cas, l’intérêt de
l’État pour la promotion du folklore avait un caractère purement idéologique, mais au final a eu un
effet positif en relativisant les pertes de postes
scientifiques alloués aux études de musique
populaire survenues au même moment au sein
du Conservatoire (je remercie N. Guiliarova de
m’avoir éclairée sur ce sujet).
8 Édouard Alekseev, le plus reconnu dans les
années 1980 des ethnomusicologues soviétiques, a écrit dans son livre : « Le choix auquel
font face aujourd’hui les folkloristes est cruel :
soit prendre aujourd’hui le rôle de médecinsthérapeutes pour prolonger autant que possible
l’existence de l’objet de leurs observations, soit
accepter dès demain le rôle d’anatomopathologistes… » (1988 : 21, traduction O.V.).
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Fig. 1. L’ensemble vocal Pesen Zemli et sa directrice Ekaterina Dorokhova
(premier plan, au milieu). Photo Azzurro Matto, Isabelle Meister, 1994.
Dossier / Velitchkina
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d’illustrer ses propos par le chant, et les étudiants devaient savoir exécuter par
cœur un certain nombre de chansons populaires sélectionnées 9.
Les milieux revivalistes en URSS se sont ainsi trouvés dès le début grandement influencés par les spécialistes de musique traditionnelle, qui non seulement avaient une position d’autorité en matière de répertoire et de style, mais
pratiquaient eux-mêmes ce chant. Dans ce domaine, les folkloristes, contrairement à la plupart des ethnomusicologues en Occident, faisaient leurs recherches
sur le terrain de leur propre culture d’origine et dans leur langue maternelle (les
Russes en Russie, les Géorgiens en Géorgie, etc.). Cela a facilité le rapprochement avec le revivalisme, mais au risque de confondre les enjeux scientifiques
et artistiques, de masquer les divergences entre le chercheur (et ses intérêts
scientifiques), et l’interprète qui s’inscrit nécessairement dans la dynamique relationnelle avec son public et un contexte culturel plus global que celui d’un village.
Discours sur l’authenticité
L’opposition à l’esthétique du pseudo-folklore a amplifié l’importance du discours
sur « l’authenticité » dans le milieu revivaliste. Pour marquer la distinction, les
ensembles revivalistes réclamaient l’adhésion au style dit « interprétation authentique ». Un certain consensus permettait d’établir les frontières entre le folklore
et le « fakelore », même si en vérité chacun déclinait ce terme en fonction de
son orientation culturelle plus globale et de son penchant vers un certain type
de public 10.
L’analyse permet de distinguer au moins trois approches d’interprétation
« authentique » du folklore, dont les démarches respectives sont axées sur la
patrimonialisation, sur l’interprétation artistique, et sur la « re-contextualisation »
de chants traditionnels villageois auprès de la jeunesse urbaine.
Viatcheslav Chtchourov, folkloriste et fondateur de l’ensemble semi-professionnel Solovka, est une figure emblématique de cette démarche. Il se compare
souvent à un « chercheur d’or » : son objectif est de trouver et valoriser ce qu’il appelle
« les chefs-d’œuvre de l’art musical populaire ». Chtchourov a été, en 1966, l’initiateur des premiers concerts ethnographiques et de l’édition de disques de folklore
authentique, ainsi que d’émissions de radio et télévision. À cela s’ajoutent des missions d’enregistrement menées dans les années 1990 spécialement dans le but
9 Mentionnons, parmi les professeurs du Conservatoire de Moscou, Kliment Kvitka, Anna Roudneva, Natalia Giliarova et Vatcheslav Chtchourov,
à l’Académie Gnessin – Evgeni Gippius.
10 Il est intéressant de constater que les revivalistes ont préféré utiliser un mot d’origine étrangère, autentitchnyi, même s’il y a des mots en
russe qui ont exactement le même sens. On peut
voir dans cette utilisation la volonté d’adhésion à
une idée qui peut unir différents courants par ailleurs assez divergents. Une telle idée me semble
en opposition avec l’esthétique de la représentation du folklore soutenue par l’État.
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Cahiers d’ethnomusicologie 29 / 2016
de réaliser l’édition de CDs en coopération avec le label PAN Records (15 disques
sur la musique populaire d’ex-URSS édités et encore quelques-uns en attente).
Chtchourov met en pratique, en tant que chanteur, sa vision de la tradition : lors de concerts commentés, il propose la sélection de morceaux, parmi
lesquels les chants lents (le genre le plus complexe dans la tradition musicale
russe) et les danses occupent une place prédominante, tous appris à partir des
notations des enregistrements faits pendant les missions de terrain, sans aucun
ajout. Pourtant, en exécutant exactement les mêmes notes, il embellit le timbre et
arrondit le son, le rendant moins « criard » que chez les villageois. Il est conscient
de cette différence et explique qu’il ne vise pas à imiter les vieux chanteurs avec
leurs voix souvent défaillantes. Plus au fond, avec sa formation de chef de chœur
et son expérience de choriste de musique classique, il est soucieux d’atteindre
un certain type de public – les musiciens et les amateurs éduqués et habitués à
la musique classique 11. Dans cette approche, « l’interprétation à l’authentique » de
la chanson populaire se borne donc à ce qui peut être restitué à partir de la notation, exactement comme si c’était une œuvre appartenant à la musique classique.
La deuxième approche était représentée dans les années 1970 par l’ensemble de Dmitri Pokrovski, puis par ses élèves et les chanteurs de son ensemble,
qui ont par la suite fondé leurs propres groupes (Boris Bazourov, Andrei Kotov,
Vladimir Alekseev, Tamara Smyslova). Si le public de Chtchourov est resté assez
restreint, l’activité de Pokrovski a véritablement changé le paysage musical du
pays et la perception du folklore, surtout parmi la jeunesse 12. Pokrovski a cherché
à conquérir le public en provoquant une confrontation entre les stéréotypes du
folklore instaurés par l’État, et la tradition authentique. Conçu au début comme
un groupe expérimental, l’ensemble n’avait pas pour but de mener une activité
artistique. Son objectif premier était de comprendre par la pratique le fonctionnement d’un groupe de chanteurs dans la tradition orale et les connexions entre
ce fonctionnement et les aspects « techniques » du chant 13. Mais cette expérimentation ethnomusicologique a évolué, rapidement, vers un ensemble professionnel qui s’est engagé dans des tournées à travers le pays. Graduellement, ses
concerts ont attiré davantage de public, avec un enthousiasme grandissant, et
des ensembles amateurs ont été créés sur le modèle de l’ensemble Pokrovski 14.
11 Ce constat a été fait lors de ma conversation
personnelle avec V. Chtchourov (le 23 janvier
2015).
12 Voir à ce propos un article d’Ekaterina Dorokhova (2010 : 60).
13 Pokrovski a été activement soutenu par le
Comité de Folklore de l’Union des Compositeurs
et surtout par l’éminent folkloriste Evgenii Gippius, qui a formulé les objectifs de cette formation expérimentale. Selon lui, les chanteurs de
l’ensemble devaient, sans imiter les chanteurs
villageois à la lettre, étudier auprès d’eux pour
comprendre les lois internes qui gouvernent
l’interprétation d’un chant dans chaque tradition
locale (Dorokhova 2010 : 57).
14 Les péripéties du groupe pendant l’époque
soviétique sont relatées en détail par Pokrovski
lui-même dans un article de Théodore Levin
(Slobin 1996 : 14-36). Signalons aussi un livre très
complet sur la vie et l’activité de Pokrovski avec
la réédition de toutes ses œuvres (Boudanova et
Morokhin 2004).
Dossier / Velitchkina
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Par sa véritable rupture avec l’esthétique du pseudo-folklore, par son goût du
régionalisme prononcé, par sa manière de chanter (beaucoup plus proche de
celle des villageois), et par son rôle dans la vie culturelle du pays, il s’est clairement inscrit dans le mouvement avant-gardiste et la contre-culture de cette
époque, même si, pour autant, il n’a passé aucun message politique à travers ses
concerts. Cet ensemble était même inscrit en tant que collectif officiel auprès de
Roskontsert, un bureau d’État pour l’organisation des tournées 15. Théodore Levin
a résumé cette position dans sa conférence au collège de Darthmouth en 2012 :
… dans un pays où la musique a si souvent été forcée d’être plus qu’elle-même
pour assumer un objectif au-delà de l’esthétique, en positionnant le musicien
en tant que victime, servante ou complice de politiciens ou bureaucrates, Dmitri
Pokrovski a lutté pour que sa musique soit appréciée et jugée, non pas à travers
une vision politique, mais tout simplement comme de la musique ; non pas en
tant que musique « russe », un concept qui n’était pour lui qu’une construction
artificielle et nationaliste, mais comme la musique de Pskov, de Belgorod ou de
Smolensk. Pokrovski a contesté l’idée même de la politisation de l’art en Union
Soviétique (Levin 2012, traduit par O.V.).
Au début, suivant les préceptes des folkloristes, Pokrovski s’est orienté consciemment vers la recherche et l’expérimentation. Il a été le premier à s’insérer dans un
groupe villageois de chanteurs traditionnels pour chanter avec eux afin de tirer
des conclusions scientifiques de cette expérience 16. Néanmoins, c’est son talent
de musicien pratiquant, d’organisateur, de directeur de groupe et de présentateur
qui a nourri sa recherche en ethnomusicologie (qui est restée, faute de temps,
d’envergure très limitée), et non le contraire. À part les concerts, l’ensemble a participé à de nombreux films et spectacles de réalisateurs et de metteurs en scène
« étoiles » de l’époque (Youri Lioubimov, Lev Dodine, Serguei Yourski, entre autres)
et, dans les années 1990, il a réalisé des projets avec des musiciens de la scène
de la « world music » et des musiciens classiques 17. Cette démarche de nature
clairement esthétique avait à la base la volonté d’inscrire la musique folklorique
dans la modernité de la vie artistique du pays (et du monde) et, plus encore, de la
placer à l’avant-garde des tendances artistiques. Ceci a par la suite provoqué le
refroidissement des relations, puis la divergence entre Pokrovski et le mouvement
15 Le phénomène d’existence « en marge », en
étant à la fois anti-étatiste et bénéficiaire des ressources de l’État, est assez connu dans la culture
soviétique. L’ensemble Pokrovski en représentait
un bon exemple.
16 Dans son article « Le folklore et la perception musicale » (Pokrovsky 2004 [1980]), il
approche par ce moyen la classification tacite des
différentes fonctions des voix dans l’ensemble
des cosaques du Don, pratiquant le chant polyphonique. Une approche qui peut être mise en
parallèle avec l’utilisation des techniques expérimentales par les ethnomusicologues occidentaux
(Arom 1976, 2007).
17 Paul Winter, Peter Gabriel et autres (Levin
1996, Budanova 2004).
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Cahiers d’ethnomusicologie 29 / 2016
revivaliste, les spécialistes du folklore en tête, qui l’accusait de ne pas être assez
respectueux et « authentique » dans ses interprétations du folklore. Le paradoxe,
comme l’a noté Ekaterina Dorokhova, tenait au fait que l’ensemble était perçu par
ses fans comme un modèle d’authenticité (ce qui était une des raisons de son
succès), alors que Pokrovski lui-même soulignait qu’il ne cherchait surtout pas à
représenter « les paysans sur scène » :
Lorsque nous sommes sur scène, nous sommes des artistes. Ce que nous chantons et la manière dont nous le chantons et nous comportons sur scène, c’est
ce qui nous semble approprié afin de chanter, de danser et d’apporter aux gens
qui nous écoutent notre « quintessence » d’artistes modernes. Je ne vois pas de
différence entre nous, qui chantons des chants populaires, et un pianiste jouant
de la musique classique. Nos représentations ne sont pas des copies d’interprétations réelles ; vous ne trouverez pas d’interprètes populaires que nous imitons 18.
Le terme d’« authenticité » signifiait pour Pokrovski la vérité artistique, la liberté de
suivre des lois de scène, sans s’attacher à tout prix à la réalité ethnographique.
En cherchant à conquérir son public, il s’autorisait des exagérations dans ses
commentaires, accélérations de tempi de danse, ou combinaisons d’instruments
et de timbres, qui n’existaient pas dans la tradition – ce qui a été perçu par ses
adversaires comme une importante distorsion de la musique populaire. Cela a
conduit, dans les années 1990, à sa rupture avec le mouvement folklorique, qui
a pris une toute autre direction 19. Le temps passé depuis a atténué l’amertume,
et aujourd’hui des groupes qui s’orientent vers une interprétation scénique du
folklore ne sont plus perçus comme des « traîtres », même s’ils s’éloignent de plus
en plus de la tradition pure. En même temps, si Dmitri Pokrovski était encore en
vie, aurait-il fait partie du courant auquel il a tant contribué ? L’évidence de ses
dernières années démontre plutôt le contraire.
Il existe encore une troisième lecture du terme d’« authenticité » qui s’est
répandue dans le milieu revivaliste vers la fin des années 1970, au sein des
groupes apparus dans les centres urbains de nombreuses républiques de l’exUnion Soviétique, surtout là où le chant collectif faisait partie de la tradition
nationale (Russie, Ukraine, Biélorussie, Géorgie, républiques Baltes, etc.). Andreï
Kabanov, qui a eu un rôle actif au début dans l’ensemble Pokrovsky, est devenu
plus tard un des acteurs-clés de ce nouveau courant. Selon lui, pour sauver
le chant traditionnel de l’oubli, il fallait le faire vivre dans un nouveau contexte
urbain ; l’accent devait être mis sur l’activité, le processus, plutôt que sur la simple
18 Sténogramme de conférence de Pokrovski au
Comité du Folklore le 3 avril 1981, cité dans Dorokhova 2010 : 63.
19 Dans ses dernières années (il est décédé en
1996), Pokrovski s’est tourné vers l’interprétation
des œuvres de compositeurs modernes, écrites
spécialement pour son ensemble (Dorokhova
2010 : 70).
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Fig. 2. Concert dédié au 25e anniversaire de l’ensemble folklorique du Conservatoire de Moscou
(sur scène, des anciens et des nouveaux membres). Moscou, salle Malyi du Conservatoire.
Photo M. Gorshkov, 2003.
interprétation lors de concerts, ainsi que sur l’adhésion d’un grand nombre d’amateurs à cette pratique culturelle. Depuis la fin des années 1970, Andreï Kabanov
mène une véritable expérience socioculturelle afin de « greffer » la tradition villageoise dans le milieu urbain, et essaie de « recontextualiser » le chant traditionnel
dans un milieu d’amateurs citadins (Kabanov 1980, 1985). C’est ce troisième
courant qui nous intéressera par la suite.
Les revivalistes et les villageois
Pour rappel, vers la fin des années 1950, la moitié de la population de l’URSS
vivait encore dans des villages. L’urbanisation rapide et assez douloureuse, survenue dans des années 1960-1970, a changé profondément les données socioculturelles. Après l’adoption de la loi reconnaissant l’égalité des droits entre les
citadins et les villageois, la population jeune et active a déménagé en ville, laissant les villages pratiquement déserts. C’est en réponse à ce changement que le
mouvement de revalorisation de la culture paysanne s’est développé dans la littérature et les arts. En même temps, la propagation des médias dans les villages et
le changement de mode de vie ont conduit à ce que le contexte d’interprétation
du chant traditionnel n’ait plus sa place dans la vie villageoise de tous les jours.
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Cahiers d’ethnomusicologie 29 / 2016
De plus, la politique socio-économique du pouvoir dite oukroupnenie (remembrement), qui consistait à encourager les habitants des villages « sans perspective »
à déménager dans les centres dotés d’infrastructures, a contribué au ravage de
la culture locale. La tradition musicale ne se perpétuait plus dans la plupart des
endroits, car le mode de vie avait irrévocablement changé ; dans ce contexte
de dégradation de la vie culturelle des villages, le chant est devenu presque un
synonyme d’ivrognerie et les anciens n’osaient plus le pratiquer en public. Les
chansons les plus vieilles ont cessé de faire partie de la vie villageoise et n’ont
été chantées que pour les enregistrements organisés par des équipes de chercheurs. Le reste du temps, la tradition n’a été conservée que dans la mémoire.
Les folkloristes, menant leurs enquêtes dans ce contexte d’urgence, se
précipitaient pour enregistrer ce qui était en voie de disparition ; au fil des années,
ils devaient se contenter de fragments de ce qui avait été auparavant la musique
vivante. Les enregistrements effectués sur le terrain, à cause d’une qualité technique déplorable et des défauts d’interprétation (les chanteurs étant souvent très
âgés), s’avéraient inexploitables publiquement. Les ensembles revivalistes dirigés
par les chercheurs représentaient avant tout un moyen pour partager les trouvailles des folkloristes avec le public. Ces ensembles se sont donc conscientisés
comme chargés d’une mission d’« archives vivantes », et se sont considérés de
plus en plus comme les vrais héritiers et les représentants de la tradition, d’où
leur zèle à reproduire à la lettre les moindres détails, sans se permettre une quelconque liberté. Peu à peu, cette pratique a été institutionnalisée jusqu’à ce que,
dans le programme de la nouvelle spécialisation « ethnomusicologue » (ouverte
par le Ministère de la Culture en 2003, en remplacement de celle de « musicologue-folkloriste »), la direction d’ensemble folklorique soit reconnue comme une
des composantes essentielles du métier.
Chaque groupe revivaliste se spécialisait dans la tradition d’une région
géographique particulière ou même dans la musique d’un ou deux villages. Le
choix dépendait parfois des intérêts scientifiques des chercheurs qui dirigeaient
ou conseillaient le groupe, mais les participants du groupe n’étaient pas des descendants des membres de la communauté choisie et n’avaient aucun lien de
parenté avec eux 20. Les membres du groupe s’imprégnaient du style local, en
utilisant les enregistrements d’archives et en faisant eux-mêmes des enregistrements, en se rendant régulièrement dans les villages choisis, en participant
aux événements de la vie locale, si c’était encore possible. Ainsi, une sorte de
« signature communale » (pour utiliser le terme de Monique Desroches, 2011 : 70)
était reproduite hors contexte de la commune réelle qui était à l’origine de cette
20 A l’époque, la plupart des recherches des folkloristes russes concernaient l’établissement des
traits spécifiques à des traditions locales ; cette
recherche a été menée à l’aide de missions de
collecte sur tout le territoire d’une province. Ces
missions à grande échelle nécessitaient souvent
la participation d’une équipe recrutée parmi les
étudiants ou les amateurs-revivalistes.
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musique, et parfois avec une vérité convaincante 21. De plus, les jeunes citadins
ont noué des liens d’amitié avec les musiciens villageois. Ces derniers se sentaient valorisés par l’attention portée à leur musique, alors que leur patrimoine
avait été pendant longtemps ignoré par le pouvoir local et souvent méprisé par
leurs voisins. Dans certains cas, les efforts des revivalistes ont pu aider les
communautés à renouer avec leur propre patrimoine musical. Dans beaucoup
d’autres, l’indifférence et l’ignorance du pouvoir local et la crise généralisée de la
culture villageoise n’ont pas pu être surmontées.
Dans les endroits où la tradition locale continuait à vivre, le répertoire
des chanteurs villageois divergeait de plus en plus de la pratique des ensembles
revivalistes. Tandis que les chanteurs les plus âgés appartenaient clairement à
la culture traditionnelle, la génération des villageois élevée à l’époque soviétique
trouvait les romances et les chansons entendues à la radio (c.-à-d. soviétiques
et « pseudo-folkloriques ») plus à son goût, même s’ils pouvaient chanter, à la
demande des citadins, le répertoire plus traditionnel. Quant aux groupes revivalistes, leur répertoire restait centré sur les chants les plus anciens, correspondant
aux jugements de valeur et à la vision passéiste des spécialistes du folklore.
Parfois, les villageois ne reconnaissaient plus leurs propres chansons interprétées
par les revivalistes 22 . Laura Olson, une chercheuse américaine, constate ainsi la
perturbation et même le tort causé à la tradition par des folkloristes trop zélés :
… l’ironie de la situation est que les traditions rituelles anciennes qui tirent leur origine des régions rurales ne sont plus vues par les locaux comme quelques chose
qui leur appartient. Au lieu de cela, les habitants de petits villages voient les chansons « folk » populaires au niveau national comme les « leurs ». Une grande partie
de ce répertoire a été créée et promue par le système soviétique. Les villageois
s’identifient avec ce qu’ils entendent dans les médias – ce qui était populaire à la
radio nationale quand ils étaient jeunes. Entre-temps, les intellectuels, qui ont été
aliénés par l’industrialisation et l’uniformité nationale fabriquée par les Soviétiques,
se sont tournés vers ces “anciennes réserves” locales afin d’y trouver une forme
d’authenticité. […] Ainsi, si entre les années 1930 et les années 1980 les fonctionnaires soviétiques de la culture et des jeunes ont été violents envers la culture
villageoise en la méprisant publiquement, les trois dernières décennies ont vu des
folkloristes zélés produire un effet insidieux en la vénérant (Olson 2004, 183).
21 La preuve : un des ensembles revivalistes,
Pesen Zemli, dirigé par Ekaterina Dorokhova, a
servi comme cas d’étude de plurivocalité russe
pour des ethnomusicologues français (voir Arom
et Meyer 1993).
22 Un épisode raconté par Ekaterina Dorokhova
et relaté dans le livre de Laura Olson (2004 : 183)
est très parlant à cet égard. Il s’agit d’un groupe
revivaliste qui interprète une chanson ancienne
enregistrée dans un village auparavant, devant
les chanteurs du même village, mais qui ne la
connaissent guère, parce qu’elle est déjà oubliée.
Une femme villageoise qui les écoute remarque :
« eux (les revivalistes) chantent le folklore, mais ce
que nous chantons, ce sont les chansons populaires ». Le mot « folklore », d’origine étrangère,
signifie pour les villageois un phénomène auquel
ils ne s’associent pas.
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Ce constat ne semble pas être reconnu par les revivalistes russes. Néanmoins,
dans une situation de déclin de la tradition, il est raisonnable de se demander
sur quelle réalité se base l’interprétation dite « authentique » des revivalistes
aujourd’hui. Pour cela il faut se tourner vers la question du contexte d’interprétation.
Le contexte réinventé
Comme nous l’avons déjà vu, le contact direct entre les revivalistes et les villageois a eu lieu quand la tradition était déjà en grand déclin, et que l’on ne pouvait
plus observer le chant dans son cadre traditionnel. En conséquence, les jeunes
chanteurs revivalistes recréaient ce contexte perdu à partir des récits des villageois, mais aussi de la littérature ethnographique, des films de fiction et des
connaissances générales de chacun. Cet environnement fut donc réinventé par
les revivalistes, qui tendaient à voir le chant comme « objet patrimonial », à moitié
« authentique » et à moitié reconstruit dans l’esprit du romantisme nationaliste
du XIXe siècle. La revitalisation de la pratique musicale traditionnelle dans les
villages d’origine restant une exception, on peut constater que le mouvement
revivaliste aujourd’hui s’est concentré sur la création d’un nouveau cadre urbain
pour l’interprétation du chant traditionnel et s’est clairement défini comme un
phénomène de culture urbaine.
Dès ses débuts, sans but lucratif (qui a été interdit, au moins officiellement),
et en l’absence d’économie de marché dans le pays, le mouvement revivaliste ne
s’inscrivait pas dans la sphère des professionnels de la musique, et même les futurs
musicologues et ethnomusicologues ne considéraient pas cette activité comme
une source potentielle de revenus. La participation au mouvement signifiait plutôt
une adhésion à un mode de vie – il s’agissait de participer à des voyages, des festivals et des concerts, de chanter dans la rue, de se rassembler autour d’une table
amicale, tout le contraire de la version scénique de la musique folklorique sous le
patronage de l’État, considérée avec dédain dans le milieu des revivalistes. Assez
vite, les plus enthousiastes instaurèrent des occasions pour chanter des chansons calendaires pendant la saison adéquate – ils célébraient des fêtes réinventées, accompagnées par des préparations de nourriture, de costumes, suivaient
des préceptes de santé, des rituels, etc., le tout à partir de la culture villageoise
imaginée et reconstruite. Les groupes qui se construisaient autour des projets
éducatifs étaient souvent familiaux – les parents engageaient leurs enfants dans
l’activité revivaliste ou s’attachaient à l’activité initialement proposée aux enfants.
La nouvelle contextualisation a abouti à la formation d’une communauté culturelle
assez importante (en 2013, la fédération des groupes revivalistes – l’Union folklorique de Russie – comportait plus de 900 structures et ensembles revivalistes
établis dans 78 régions, avec 59 centres régionaux, réunissant plus de 5000 personnes). Des structures de ce type existent aussi dans d’autres pays de l’ex-URSS.
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Le développement d’une économie de marché après l’effondrement de
l’Union Soviétique a entraîné des changements dans ce modèle de fonctionnement, avec la possibilité de gagner de l’argent en devenant professionnel dans le
milieu revivaliste, et comme conséquence l’apparition de la concurrence. Parmi
les musiciens et les groupes qui cherchent à se professionnaliser, l’aspiration
à « l’interprétation authentique » laisse la place au développement de la « signature singulière » de l’interprétation de la musique paysanne 23. Mais l’authenticité
reste un sujet important pour beaucoup d’autres, qui poursuivent des activités
pédagogiques, y compris l’enseignement pratique du chant et des instruments
populaires. Par ces activités, la communauté revivaliste semble être capable de
continuer d’exister en ville sans revenir à la tradition villageoise qui a été, à l’origine, sa source d’inspiration. Le folklore paysan « authentique » devient comme un
objet d’art, source d’activité artistique, modèle de mode de vie, mais il constitue
aussi un enjeu économique et commercial. Un grand champ d’activité lié à la
fabrication des instruments de musique, des costumes et des produits d’artisanat
s’est ouvert autour du revivalisme folklorique et permet un développement économique assez important.
Dans ce contexte, les anciens revivalistes se sentent parfois les seuls
gardiens de la « vraie » tradition authentique, qu’ils sont habilités à transmettre
aux jeunes générations. Au fil des années, les chants villageois interprétés par
les revivalistes ont acquis un autre statut d’« authenticité » à leurs yeux, dans le
sens d’« une expérience et d’une pratique personnelle intenses, quelque chose
qui n’est pas simplement interprété, mais pleinement vécu » 24 ; autrement dit, qui
exprime la vérité profonde d’un individu, sa manière de voir le monde. C’est dans
ce sens que le discours sur l’authenticité est tenu aujourd’hui par ce groupe de
revivalistes. Ainsi, une interprétation de chant populaire n’est pas pour eux une
action artistique, mais de nouveau « plus qu’un chant ». C’est un mode de vie, l’adhésion que génère le questionnement sur les valeurs fondamentales, les enjeux
idéologiques, les appartenances socio-culturelles. C’est un mythe, mais un mythe
autoréflexif (Droujkin 2010 : 46).
23 Ce terme est proposé et élaboré par Monique
Deroches (Desroches 2011, voir aussi Gervasi
2012). En Russie on peut citer, par exemple,
Serguei Starostine, qui participe à des projets
de métissage avec le jazz (Moscow Art Trio), le
rock (Inna Jelannaya), et la « world music », Boris
Bazourov avec son projet d’« opéra populaire », et
beaucoup d’autres.
24 Conversation personnelle avec Natalia Guiliarova, directrice scientifique du Centre de la
Musique populaire du Conservatoire de Moscou
et fondatrice de l’ensemble folklorique du Conservatoire, le 4 février 2015.
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En guise de conclusion
Le mouvement revivaliste et l’engagement des spécialistes dans ce mouvement
en ex-URSS comptent aujourd’hui plus d’un demi-siècle d’histoire, une période
assez longue pour tenter d’en tirer quelques leçons.
En empruntant, avec son pays, le cheminement tortueux de l’histoire
récente, le mouvement revivaliste est passé de la phase révolutionnaire et subversive à celle de l’institutionnalisation, utilisée par le pouvoir, en quête d’une nouvelle
identité nationale. Il bénéficie aujourd’hui du soutien étatique et se place sous la
tutelle de structures gouvernementales telles que le Ministère de la Culture, et
sous l’autorité de l’Église orthodoxe. Le phénomène de récupération de certains
groupes revivalistes par les courants nationalistes, déjà apparu dans des années
1990 (Slobin 1996, Olson 2004), s’est encore accentué au XXIe siècle. Les ethnomusicologues participent aux jurys des concours de chorales et ensembles
scéniques de chant populaire organisés par les structures étatiques. Bien
entendu, ils décernent des prix et donnent des diplômes à ceux qui chantent et
jouent dans le style le plus proche, selon eux, de la version reconstituée par les
revivalistes qui devient une nouvelle version canonisée et figée de la tradition 25.
Pourtant, la différence entre les groupes revivalistes et ceux des villageois reste
ineffaçable, et doit être simplement assumée.
Malgré sa récente diversification, le mouvement revivaliste se présente
encore comme le seul « vrai » et « authentique » par rapport à la tradition villageoise. Pourtant, l’exactitude de cette représentation peut être discutée : comment, à partir d’un enregistrement de villageois âgés de 80 ans, et qui souvent
n’ont pas chanté ensemble depuis des années, peut-on aboutir à une interprétation traduisant la « vérité » de la source et qui, de plus, pourrait entrer dans le
processus de patrimonialisation ? Comment peut-on être sûr que, sur cet enregistrement particulier, les interprètes sont bons, chantent à la bonne hauteur,
que l’ensemble est complet, l’équilibre entre les voix atteint ? Malheureusement,
les remarques et les réflexions des interprètes eux-mêmes sur un enregistrement n’ont pas (ou presque pas) été notées par les folkloristes d’autrefois. Dans
la plupart des cas, on ne dispose que d’enregistrements sonores fragmentaires
et isolés. Leur insuffisance devient vite évidente pour tous ceux qui aspirent à
approcher la tradition par la voie pratique. La confiance dans la connaissance de
l’expert – spécialiste de la musique traditionnelle de cette région – ne résout pas
tous les problèmes liés à l’interprétation. Un « ethnomusicologue chantant », en
25 Les folkloristes géorgiens, par exemple
refusent de donner des prix de concours aux
musiciens qui remplacent le pandouri – instrument traditionnel géorgien, par la balalaïka
russe (tout en jouant les mêmes pièces de leurs
répertoires), qui est utilisée par des musiciens
villageois – car ce dernier instrument est moins
cher et plus facile à se procurer. Doit-on agir dans
ce sens comme gardiens de la tradition pure et
n’est-ce pas là causer une nouvelle violence à la
tradition telle qu’elle est aujourd’hui ?
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fin de compte, ne fournit que sa propre interprétation de cette musique. Même
si sa version est éclairée par la connaissance du style, elle ne peut être qu’une
interprétation artistique et pas une simple reconstruction.
Une solution semble évidente : si c’est possible, revenir dans le même village et vérifier auprès des musiciens locaux. Mais que faire si la chanson déjà bien
implantée dans le mouvement revivaliste n’existe plus dans son village d’origine ?
Faut-il l’oublier encore une fois, ou essayer de la réintégrer dans la culture villageoise ? Dans quelle mesure la tradition des vieux chants villageois, oubliée dans
les campagnes, et que de jeunes citadins se sont réappropriée, reste-t-elle fidèle
à son identité d’origine dans ce nouveau milieu ? Devient-elle plutôt une nouvelle
tradition, une nouvelle pratique dans la recherche d’une identité culturelle ?
« L’authenticité » si recherchée par le mouvement revivaliste a maintenant
tendance à se transformer en réalité inventée – pseudo-réalité – qui se trouve
isolée du monde réel. Il semble que le contrôle des folkloristes a d’abord infusé,
mais plus tard figé la pratique artistique. Cet effet d’action à double tranchant
dans l’optique de la déontologie spécifique à l’étude des pratiques de la musique
de tradition orale doit être considéré avec beaucoup de prudence. Toute tentative de restauration, même avec les meilleures intentions, peut à un moment se
trouver en décalage avec la réalité de la tradition ; le terme « authentique » n’est
qu’un trompe-l’œil. Un des défis d’aujourd’hui est de trouver une ligne de distinction, en travaillant au cas par cas, entre ce qu’il est possible de restituer en
consensus avec les communautés locales et ce qui appartient seulement au vécu
artistique des musicologues chantants.
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Dossier / Velitchkina
Résumé. Fruit de la réflexion sur une participation au mouvement folklorique en ex-URSS et son observation, cet article analyse les pratiques
artistiques et les discours des folkloristes sur l’authenticité, acteurs de
ce mouvement, en les replaçant dans un cadre socioculturel plus large.
Pendant plus d’un demi-siècle de son histoire, le mouvement de revivalisme folklorique s’est développé en opposition à la version scénique de
pseudo-folklore promue par l’État, ce qui a accru l’importance du discours sur l’authenticité de l’interprétation du chant villageois proposé par
les revivalistes. Pourtant, le déclin grandissant de la tradition villageoise
face auquel le mouvement s’est trouvé a suscité un décalage entre les
groupes revivalistes et les groupes villageois, dont le répertoire a progressivement changé. Cette situation suscite une réflexion sur le rôle
joué par l’ethnomusicologue pratiquant la musique de son terrain, et sur
les rapports entre ses enjeux scientifiques et artistiques, qui méritent
d’être regardés avec une certaine prudence.
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