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Étude de Jn 14, 23.pdf

Après une lecture exégétique approfondie de Jn 14, 23 dans le contexte de Jn 14, 21-23, on cherche à comprendre comment l'auteur du Quatrième Évangile ait pu mettre en premier et comme condition de l'amour de Dieu pour l'homme l'amour des disciples pour Jésus alors qu'ailleurs c'est toujours l'amour de Dieu et de Jésus qui est premier. On découvre alors le lien établit par l'auteur entre la théologie de l'alliance et la théologie du Temple.

PONTIFICIA UNIVERSITÀ DELLA SANTA CROCE FACOLTÀ DI TEOLOGIA Paul-Marie BOUTIN AMI INTIME DE LA TRINITÉ Lecture de Jn 14, 23 Tesi di Licenza diretta dal Rev. Prof. Marco V. FABBRI ROMA 2016 Au soir d’Amour, parlant sans parabole Jésus disait : "Si quelqu’un veut m’aimer Toute sa vie qu’il garde ma Parole Mon Père et moi viendrons le visiter. Et de son cœur faisant notre demeure Venant à lui, nous l’aimerons toujours !… Rempli de paix, nous voulons qu’il demeure En notre Amour !…" Vivre d’Amour, c’est te garder Toi-Même Verbe incréé, Parole de mon Dieu, Ah ! tu le sais, Divin Jésus, je t’aime L’Esprit d’Amour m’embrase de son feu C’est en t’aimant que j’attire le Père Mon faible cœur le garde sans retour. O Trinité ! vous êtes Prisonnière De mon Amour !… Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face ABRÉVIATIONS EMPLOYÉES Livres de la Bible Dt Deutéronome Ex Exode Ez Ézéchiel Gal Lettre aux Galates Jn Jean 1 Jn Première Lettre de Saint Jean Jr Jérémie Ml Malachi Pr Proverbes Ps Psaumes Autres NT Nouveau Testament PG Patrologie Grecque de Migne SG Summa contra Gentiles ST Summa Theologiae INTRODUCTION « Est-ce que je dois être aimable pour que Dieu puisse m’aimer ? » En arrivant il y a cinq ans à l’Université Pontificale de la Sainte Croix comme étudiant en première année du premier cycle de théologie, je me plongeais avec enthousiasme grâce au cours majeur du premier semestre dans la grandeur du Mystère de la Trinité. Alors que je portais en moi un grand nombre de questions sur la vie et son mystère, je découvrais qu’elles trouvaient toutes une réponse dans ce Mystère plus grand encore de la Vie Divine, du Dieu Un et Trine. Je faisais l’expérience, existentielle et intellectuelle, que c’était ce Mystère seulement qui permettait de répondre à toutes les interrogations de l’homme, que c’était seulement là que le cœur de l’homme pouvait trouver son repos. Lors de l’examen finale, je présentais une réflexion sur la présence - l’inhabitation - de la Trinité dans l’âme des croyants. Je me sentais donc naturellement porté à étudier la théologie dogmatique. Cependant la vie, maitresse de sagesse, m’a poussé vers une licence en théologie biblique. Or je cultivais déjà une passion, grâce à un de mes maîtres alors encore en vie, pour l’Évangile de saint Jean et tout particulièrement pour le long discours des chapitres 14 à 16 qui se transforme en prière au chapitre 17. Quelque chose m’attirait dans ces pages, sans que je puisse clairement saisir ce dont il s’agissait. Dès le début de ma licence, il me fut proposé d’étudier le verset 23 du chapitre 14 de saint Jean. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant que cela rejoignait exactement les thèmes qui m’avaient passionnés au-début de mes études de théologie. Je me mis alors à travailler la question autant que les cours de 8 licence et les autres activités m’en laissaient la possibilité en découvrant petit à petit la beauté du Mystère caché derrières ces mots : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons vers lui et, chez lui, pour nous nous ferons une demeure ». Les quelques lignes qui vont suivre sont le fruit de ces deux années de recherche. Les versets 15 à 24 du chapitre 14 du Quatrième Évangile sont structurés selon trois affirmations similaires du Maître : de l’amour pour Jésus découle l’observance des commandements (vv. 15.21) ou de la parole (v. 23) ; soit alors de Jésus intercède auprès du Père pour obtenir à celui qui l’aime l’Esprit (v. 16) soit celui-ci est aimé du Père (vv. 21.23). D’autres conséquences suivent dans les versets 21 et 23, nous aurons l’occasion de les analyser plus loin. Pour la théologie chrétienne le verset 23, en particulier, est assez surprenant, pour ne pas dire choquant, parce qu’il implique un rapport de cause/conséquence entre Dieu et l’homme dans lequel l’homme aurait l’initiative. N’est-il pas étonnant que l’homme doive d’abord aimer Jésus et garder sa parole pour ensuite être aimé de Dieu ? Selon la révélation chrétienne, n’est-ce pas Dieu qui créée l’homme et qui l’aime en premier ? Les réponses à cette interrogation peuvent varier. D’une part, on pourrait penser que saint Jean a déformé l’annonce de la Bonne Nouvelle car il dénaturerait l’amour divin tel qu’il est présenté dans les autres Évangiles et chez saint Paul en le rendant dépendant de l’amour humain1. D’autre part, on pourrait aussi envisager que ce verset soit un ajout tardif incohérent avec l’ensemble de la théologie johannique, il serait donc probablement nonjohannique. Pour cette raison on pourrait l’écarter du Quatrième Évangile. Avant de tirer des conclusions trop hâtives, il faut se poser la question suivante : estce que nous possédons tous les éléments syntaxiques que nous offre la grammaire grecque pour bien comprendre le sens de ce verset ? Comme l’a montré dans son mémoire de licence J. M. Njunge2, il se peut en effet que derrière une affirmation surprenante de l’évangéliste se 1. André Feuillet, Le mystère de l’amour divin dans la théologie johannique, J. Gabalda et C.ie, Paris, 1972, p. 6. Cet ouvrage nous a été d’une grande aide pour tout le travail. Il s’agit d’une magnifique introduction à la lecture des écrits johanniques et à la théologie johannique. 2. James Mwaura Njunge (2015), ‘Subject / Complement / Epexegetical Ὅti in the Gospels: Status 9 cache une structure syntaxique qui n’est plus connue de nos jours. Par l’analyse des versets 21-23, il s’agira pour nous de s’attacher à la lettre du texte afin de dégager le plus clairement possible la structure et l’articulation interne de ces versets. Grâce au parcours historique des commentaires au Quatrième Évangile que nous suivrons ensuite, nous découvrirons pourquoi il a été nécessaire d’introduire dans notre analyse grammaticale les deux versets précédents. En effet, dans la plupart des cas, en lisant directement le commentaire du verset 23, nous étions renvoyés au verset 21 où l’auteur qui relevait le problème offrait déjà une solution à la question posée dans le verset 23. Orientés par la solution théologique qu’offrent la plupart des commentaires étudiés, nous proposerons dans la dernière partie quelques tentatives de résolution théologique par lesquelles nous espérons montrer que ce verset n’est non seulement pas incohérent avec la théologie johannique ou avec la gratuité de l’amour divin, mais qu’il en tire les conséquences ultimes, qu’il nous montre le mystère de l’amour divin qui se manifeste jusqu’à son accomplissement, jusqu’au bout (cf. Jn 13, 1)3. Quaestionis’, Tesi di licenza (PUSC). Voir spécifiquement p. 109-130 et la conclusion p. 134-135. 3. Jn 13, 1 : εἰς τέλος ἠγάπησεν αὐτούς. I. ANALYSE SYNTAXIQUE DES VERSETS 21 À 23 I.1. VERSET 21 ([(Ὁ ἔχων τὰς ἐντολάς µου) (καὶ τηρῶν αὐτὰς)] [ἐκεῖνός] [ἐστιν] [ὁ ἀγαπῶν µε])· ([ὁ (δὲ) ἀγαπῶν µε] [ἀγαπηθήσεται4] [ὑπὸ τοῦ πατρός µου,]) ([κἀγὼ] [ἀγαπήσω] [αὐτὸν]) ([καὶ] [ἐµφανίσω] [αὐτῷ] [ἐµαυτόν.]) Dans le verset 21, la première proposition présente une première difficulté qu’il faut résoudre avant de poursuivre notre lecture. En effet, la phrase nominale a trois nominatifs, tous définis. Le premier nominatif est la proposition introduite par l’article défini ὁ et composée de deux participes présents substantivés ἔχων et τηρῶν reliés pas la conjonction de coordination καί. Le deuxième nominatif est le pronom démonstratif ἐκεῖνος. Le troisième nominatif est la proposition introduite par l’article défini ὁ suivi du participe présent substantivé ἀγαπῶν. Ils nous laissent donc perplexes quant au choix du sujet. De prime abord, la proposition introduite par ὁ ἔχων semble être le sujet. La traduction serait donc : « Celui qui a mes commandements et les garde, celui-là est celui qui m’aime ». Cependant la proposition est comme laissée en suspend et reprise par le pronom démonstratif ἐκεῖνος. Cette structure est caractéristique de Jn. Lorsqu’il sent que le nominatif est trop loin, il le On trouve τηρηθήσεται seulement dans P75. Probablement que la répétition des mêmes verbes et constructions a provoqué une confusion chez le copiste. 4. 12 rappelle par un pronom démonstratif. Le premier nominatif est appelé un casus pendens : dans la phrase le pronom désigne la proposition nominative ou le nominatif qui précède en la résumant. Selon Burney5, c’est une construction caractéristique de l’hébreu et de l’Araméen. Pour Lagrange6 soutenu en ce sens par Radermacher7 cela correspond à l’usage classique du grec, même si l’emploi fréquent d’une telle tournure « convient mieux aux Sémites à cause de leur manière plus énergique que variée »8. Ainsi l’importance de la personne désignée est mise en vedette. Selon Lagrange le pronom démonstratif se réfère à « celui qui aime »9. Cependant cela semble étonnant car ce serait l’unique cas dans la littérature biblique pour lequel ἐκεῖνος serait séparé de l’élément qu’il désigne par la copule qui le suivrait10. De plus cette affirmation de Lagrange contredit ce qu’il énonce plus tôt quant au casus pendens qui reprend ce qui précède et non pas ce qui suit. Si donc ἐκεῖνος était repris par ὁ ἀγαπῶν µε, alors sujet et prédicat seraient à choisir entre Ὁ ἔχων τὰς ἐντολάς µου καὶ τηρῶν αὐτὰς et ἐκεῖνος, alors que ὁ ἀγαπῶν µε serait en apposition à ἐκεῖνος. Il n’y aurait donc pas de casus pendens. L’analyse syntaxique ne nous permet donc pas à elle seule de distinguer avec certitude le sujet du prédicat. Ce qui reste ferme c’est que l’auteur veut mettre l’accent sur ce qui est désigné : « celui qui a et garde mes commandements »11. 5. Charles F. Burney, The Aramaic Origins of the Fourth Gospel, Clarendon Press, Oxford, 1922, p. 63. Selon l’auteur cela manifeste que ce n’est que la réception d’une construction araméenne exactement reproduite dans une traduction. Cf. p. 65. 6. Marie-Joseph Lagrange, Évangile selon Saint Jean, Librairie V. Lecoffre J. Gabalda & C.ie, Paris, 1936 , p. CX. 6 7. Cité dans James Hope Moulton, A Grammar of New Testament Greek, Volume II, T. & T. Clark, Edinburgh, 1963, p. 425. 8. Lagrange, Évangile, p. CXI. 9. Idem. 10. Nous nous permettons d’avancer cette affirmation après avoir recherché dans le texte biblique toutes les occurrences de ἐκεῖνος εἰµί. Après une longue recherche nous n’avons pas trouvé d’occurrence où ἐκεῖνος renvoie à ce qui se trouve après la copule. 11. On expliquera plus loin dans notre travail le fond vétérotestamentaire de cette expression et le sens particulier qu’elle peut prendre dans la théologie johannique. 13 Il est fréquent que le casus pendens soit repris par un pronom démonstratif qui peut être οὗτος ou plus rarement ἐκεῖνος. Si c’est ἐκεῖνος que l’auteur a voulu employer et non pas οὗτος, il doit bien y avoir un raison. Le premier désigne habituellement un élément plus lointain par rapport à οὗτος. Il indique quelque chose qui n’est pas immédiat. Et donc soit il désigne « celui qui aime », mais nous avons vu que cela ne pouvait pas être, soit il désigne « celui qui a mes commandements et les garde » plus proche de lui mais en l’éloignant alors de la copule et l’empêchant ainsi d’être sujet. On peut aussi revenir à la règle de base de la syntaxe grecque. Selon Humbert, « le sujet de la phrase (...) n’est ordinairement exprimé qu’après les mots qui font partie de la “seconde proposition”. Il est souvent repoussé plus avant dans la phrase et, quand celle-ci comporte le verbe être (ou ses synonymes) et un attribut au sujet, c’est souvent l’attribut qui précède le sujet (...) L’attribut qui détermine le sujet, l’objet qui détermine le verbe transitif sont donc exprimés avant ce qu’ils déterminent : c’est une application de ce principe très général, qui remonte à l’indo-européen, d’après lequel le déterminant précède le déterminé, c’est-à-dire l’ordre inverse du nôtre »12. Il faudrait donc lire « celui qui m’aime » comme sujet. Et c’est aussi ce qui correspond à la première impression de lecture : désignant « celui qui a mes commandements et les garde » par ἐκεῖνος l’auteur donne l’impression d’une certaine distance tout en maintenant une mise en vedette. En traduisant la phrase en français on obtient : « celui qui a mes commandements et les garde, celui-là [et non pas celui-ci] est celui qui m’aime ». De plus ce qui précède peut nous aider à clarifier quelque peu notre question. Au verset 15, le Seigneur a déclaré : Ἐὰν ἀγαπᾶτέ µε, τὰς ἐντολὰς τὰς ἐµὰς τηρήσετε13 (Jn 14,15). Il s’est donc déjà établi une priorité de l’ἀγάπη (agape) sur le fait de garder les commandements14. Pour autant, chez saint Jean, l’amour pour Jésus n’est jamais limité à un 12. Jean Humbert, Syntaxe grecque, C. Klincksieck, Nevers, 19603, §151. 13. « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements ». Il faut ici noter que l’apodose introduite par la protase « Ἐὰν ἀγαπᾶτέ µε » continue jusqu’au verset 17 inclus. Elle pose donc la même question que la proposition du verset 23 que nous nous étions proposés d’analyser mais formulée d’une autre manière : il semblerait que l’amour pour Jésus et le fait de garder ses 14. 14 sentiment ou à quelque chose de purement interne, il est appelé à se manifester dans le fait de garder les commandements. Il faut noter aussi autre chose. Au-début de ce long discours, Jésus disait à ses disciples : Μὴ ταρασσέσθω ὑµῶν ἡ καρδία 15 (Jn 14,1). Si les cœurs des disciples se troublent lorsqu’ils entendent l’annonce du départ de Jésus, c’est qu’ils l’aiment déjà. Ils seront donc à même de pouvoir garder ses commandements. Or en gardant les commandements du Seigneur, ils garderont en eux le souvenir de sa présence, de ses paroles et de ses œuvres. Ce qui est pour les disciples un autre motif de consolation. Pour en revenir au verset 21, la lecture du contexte et tout particulièrement du verset 15 nous invite à penser que « celui qui m’aime » est le sujet de la phrase nominale. Elle répond donc à la question : « qui est celui qui m’aime ? ». On se trouverait donc dans le cadre d’une phrase de révélation16 qui, à la question : « qui est celui qui m’aime ? », répond : « celui qui m’aime est celui-là qui a mes commandements et les garde »; ou encore : « comment peut-on connaître celui qui m’aime ? on peut connaître celui qui m’aime parce que il est celui qui a mes commandements et les garde ». Comment peut-on faire pour reconnaître celui qui aime Jésus ? Il suffit de trouver celui qui garde ses commandements. Cette manière de pensée est typique de la théologie johannique17. Il aurait pu employer comme au verset 15 une commandements précèdent son intercession en faveur des disciples auprès du Père et le don du Paraclet. Or la Charité ne peut pas exister sans le don de l’Esprit-Saint. Saint Jean semble donc se contredire. Saint Thomas résout admirablement la question dans son commentaire sur l’Évangile de saint Jean (Thomas d’Aquin, Super Evangelium Iohannis, §1909). On pourrait par ailleurs ajouter que le Seigneur lui-même offre une réponse à ce problème. Il précise en effet un peu plus loin en parlant de l’Esprit-Saint ὑµεῖς γινώσκετε αὐτό, ὅτι παρ᾿ ὑµῖν µένει καὶ ἐν ὑµῖν ἔσται (vous le connaissez car il demeure au milieu de vous et il sera en vous). Si les disciples aiment le Christ c’est qu’il leur ait déjà donné comme en anticipation du Mystère Pascal une première part de l’Esprit. 15. « Que votre cœur ne se trouble pas ». 16. Comme pour Gal 4,6 : « que vous êtes fils cela se voit au fait que l’Esprit de son Fils crie en vos cœurs : “Abba, Père” ». Pour cette question, voir Silverio Zedda, L’adozione a Figli di Dio et lo Spirito Santo : storia dell’interpretazione e teologia mistica di Gal 4,6, Pontificio istituto biblico, Roma, 1952. On la retrouve en effet par exemple en Jn 16, 27 : αὐτὸς γὰρ ὁ πατὴρ φιλεῖ ὑµᾶς, ὅτι ὑµεῖς ἐµὲ πεφιλήκατε καὶ πεπιστεύκατε ὅτι ἐγὼ παρὰ [τοῦ] θεοῦ ἐξῆλθον (« En effet que le Père lui-même vous aime cela est évident parce que vous m’avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu »). Le lecteur attentif sera surpris par la traduction du ὅτι. Mais cela correspondrait à une construction grecque où seraient sous-entendus un ὅτι introduisant une proposition sujet, la phrase δῆλόν ἐστιν et une proposition causale introduite par ὅτι. 17. 15 proposition conditionnelle d’éventualité, mais il a préféré se servir d’une structure qu’il affectionne tout particulièrement, le casus pendens, pour insister sur « celui qui garde les commandements » et sur l’aspect de manifestation. Comme arrêtés devant la syntaxe, nous ne sommes pas parvenus à résoudre la question. « Nous nous trouvons devant un champ dans lequel tous les vains efforts s’épuisent à vouloir trop savoir et aboutissent nécessairement par une minutieuse fouille ; un champ dans lequel seule l’humble acceptation de sa propre ignorance peut être une vraie sagesse et dont seul l’étonnement qui nous arrête devant l’ineffable mystère est la juste façon de croire en Dieu »18. C’est pourquoi nous sommes un peu perdus dans la minutie et nous n’avons pu trouver une solution qu’en prenant appui sur l’ensemble du texte. La processus continue grâce à la conjonction de coordination δέ qui marque une progression dans la pensée19, c’est-à-dire à l’introduction d’une idée nouvelle, qui correspond ici plus ou moins à « d’autre part » en français. Les deux καί successifs développent ensuite diverses aspects de la même idée. Mais encore une fois nous sommes surpris par l’affirmation que l’évangéliste met dans la bouche du Seigneur : « celui qui m’aime sera alors aimé de mon Père ». Est-ce qu’il faut aimer Jésus pour être aimé du Père ou est-ce que l’amour de Dieu est premier ? La suite de la phrase ne résout en rien la question puisque l’amour de Jésus pour une personne et sa manifestation à celle-ci sont présentés comme conséquences de l’amour de cette personne pour Lui. Nous renvoyons à cet sujet à Njunge, “Ὅti in the Gospels”, p. 134-135. 18. 19. Joseph Ratzinger, La Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Cerf, Paris, 20052, p. XXX. Steven E. Runge, Discourse Grammar of the Greek New Testament : A Practical Introduction for Teaching and Exegesis, Hendrickson Publishers Marketing, Peabody (Mass.), 2010, p. 31. 16 I.2. VERSET 22 Jn 14, 22 : Λέγει αὐτῷ Ἰούδας, οὐχ ὁ Ἰσκαριώτης20· κύριε, [καὶ]21 τί γέγονεν22 ὅτι ἡµῖν µέλλεις ἐµφανίζειν σεαυτὸν καὶ οὐχὶ τῷ κόσµῳ; Reprenant la dernière affirmation du Seigneur, Judas non pas l’Iscariote23 l’interrompt par une question introduite par le vocatif κύριε et l’expression τί γέγονεν ὅτι qui peut se traduire par « qu’est-il advenu pour que... ? » Il n’y a pas dans ce verset de difficulté majeure du point de vue de la syntaxe. On peut traduire ainsi : « Judas, non pas l’Iscariote, lui dit : Seigneur, qu’est-il advenu pour que tu sois sur le point de te manifester à nous et non pas au monde ? ». On notera cependant l’aspect surprenant de la question de Judas : alors que le Seigneur vient de parler de façon générale à la troisième personne du singulier, Judas pose la question comme si Jésus venait de s’adresser aux disciples. Ce qui veut dire qu’il semble s’inclure ainsi que les auditeurs présents parmi ceux qui aiment Jésus, gardent ses commandements et sont aimés du Père et de Jésus. Cela confirmerait ce que nous avons dit plus haut : le fait d’aimer Jésus et de garder ses commandements sera pour les disciples un motif de consolation parce qu’ils seront en retour aimé du Père, de Jésus et alors il se manifestera à eux. P75 a « οὐχ ὁ ἀπό Καρυωτου » ce qui renverrait à une des significations possibles de Ἰσκαριώτης : de Karyot (Walter Bauer, A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, « Ἰσκαριώθ »traduit par Frederick William Danker, University of Chicago Press, Chicago (Ill.), 20003). D présente la variante « (ὁ) Κανανιτης », ce qui serait le surnom de Judas dans les traditions sahidiques. Dans sa et ac2, on trouve Τοµας à cause de l’identification de Judas et Thomas dans l’église de langue syriaque. 20. Présent dans P66c ‫ א‬W Ψ 0250 f1.13 ! q syh, il ajoute une certaine emphase à la question. Il est absent de P A B D L Θ 33. 700. 1241 al lat sys.c.p co. Cela pourrait être l’original car καί pourrait être dû à la dittographie. Dans un manuscrit oncial, κύριε s’écrirait ΚΕ. Si les lettres ΚΕ étaient répétées elles pourraient bien être prises pour un équivalent de καί dès lors que ε pour αι est un iotacisme très commun. C’est-à-dire qu’à un certain point αι se prononce « e » comme si se trouvait écrit ε. Cf. Charles K. Barrett, The Gospel According to St. John: An Introduction with Commentary and Notes on the Greek Text, SPCK, London, 19822, p.465. 21. 66*.75 Le ἔστιν de D est probablement une harmonisation en faveur d’une expression plus habituelle. On ne trouve en effet « τί γέγονεν » que deux fois dans tout le NT. 22. 23. Il faudra aussi analyser qui est ce Judas et pourquoi l’auteur précise-t-il « non pas l’Iscariote ». 17 I.3. VERSET 23 Jn 14, 23 : Ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτῷ· ἐάν τις ἀγαπᾷ µε τὸν λόγον µου τηρήσει, καὶ ὁ πατήρ µου ἀγαπήσει αὐτὸν καὶ πρὸς αὐτὸν ἐλευσόµεθα24 καὶ µονὴν παρ᾿ αὐτῷ ποιησόµεθα25. Les deux propositions coordonnées qui forment la première partie du verset ἀπεκρίθη Ἰησοῦς καὶ εἶπεν αὐτῷ· - sont liées entre elles par la conjonction de coordination καί. La deuxième proposition introduit une complétive du discours direct où Jésus répond à la question de Judas, non pas l’Iscariote. Par l’emploi du discours direct, l’auteur opère un changement de focalisation : on ne parle plus de Jésus à la troisième personne du singulier, mais il parle de lui-même à la première personne. La réponse - ἐάν τις ἀγαπᾷ µε τὸν λόγον µου τηρήσει, καὶ ὁ πατήρ µου ἀγαπήσει αὐτὸν καὶ πρὸς αὐτὸν ἐλευσόµεθα καὶ µονὴν παρ᾿ αὐτῷ ποιησόµεθα - comprend deux parties. D’une part, il y a une première proposition subordonnée conditionnelle introduite par la conjonction de subordination ἐάν suivie d’un verbe au subjonctif présent. Elle constitue la protase et elle indique un fait général dont la réalisation permanente est l’objet d’une attente26. D’autre part, on trouve quatre propositions principales coordonnées par la On trouve ἐισελ- seulement dans P66 qui est probablement une manière d’anticiper ou d’insister sur la proposition qui suit. Le singulier ἐλεύσοµαι présent dans D et syc est une accommodation à des idées plus répandues (Barrett, The Gospel, p.466). 24. Comme pour le verbe précédent, le singulier ποιήσοµαι présent dans D e syc ac2 est une accommodation à des idées plus répandues (Barrett, The Gospel, p.466). Dans A Θ Ψ O250 !, l’actif ποιήσοµεν se distingue du moyen largement plus représenté par P66.75 ‫ א‬B L W 060 f13 1. 33. 565 . 579 al ; Did. A l’actif ποιέω peut se traduire par « être l’auteur de quelque chose » alors que le moyen dénote une action qui appartient d’une certaine façon à l’auteur ou qui est faite par quelqu’un avec ses propres ressources (le moyen dynamique ou subjectif). Avec le substantif µονή décliné à l’accusatif, il forme une paraphrase du verbe µένω afin d’exprimer l’idée du verbe « demeurer » de manière plus prononcée. Cf. Joseph Thayer, A Greek-English Lexicon of the New Testament, Harper & Brothers, New York, 1889, §4160. Il faudra donc noter dans le commentaire que l’auteur du quatrième Évangile insiste sur l’édification de la demeure réalisée par le Père et le Fils pour eux-mêmes afin qu’ils puissent y demeurer. Seuls le Père et le Fils peuvent réaliser pour eux-mêmes une demeure. Nous aurons l’occasion d’y revenir. 25. 26. Humbert, Syntaxe, §357. En d’autres termes, elle établit une condition spécifique qui doit être rencontrée - retenue comme vraie - avant que la proposition principale qui suit soit retenue comme vraie. Placer 18 conjonction de coordination καί dont les verbes sont à l’indicatif futur. Selon Runge, καί est employé pour joindre deux éléments de même statut et, en ajoutant ces actions l’une à l’autre, l’auteur laisse l’impression d’une succession d’actions proches entre elles ou alors que l’une mène à la suivante27. Et ceci se vérifie particulièrement dans le discours direct où l’utilisation de καί signale un lien plus proche entre les éléments que l’asyndète28. A l’indicatif futur, elles forment l’apodose de la phrase conditionnelle d’éventualité29. C’est donc une proposition du type : « si a, alors b et c et d et e » sans pour autant qu’il n’y ait de simultanéité entre les différentes parties. Du fait d’aimer « Jésus » découle comme naturellement une série de conséquences étroitement liées entre elles pour celui qui l’aime : il gardera sa parole, puis il sera aimé de son Père, puis Jésus et son Père viendront vers lui, puis ils feront une demeure pour eux en lui. Toutes ces actions qui ont différents agents – celui qui aime, le Père, le Père et le Fils – sont comme la conséquence immédiate de l’amour pour Jésus. Cela confirme aussi de manière indirecte notre lecture de la première partie du verset 21 : il est nécessaire d’aimer Jésus pour garder ses commandements30. Cependant au verset 21 celui qui aime Jésus et celui qui a et garde ses commandements sont identifiés, alors qu’ici le fait d’aimer Jésus est la condition nécessaire et la cause du fait de garder ses commandements ce qui rappelle la priorité de l’amour de Jésus sur l’observance de ses commandements que l’on pourrait oublier en ne lissant que le verset 21. la condition comme un cadre de référence met en lumière la contingence de la proposition principale, qui autrement pourrait sembler comme une affirmation jusqu’à ce que la condition ou exception soit lue à la fin. Vue son importance dans le processus, elle est donc habituellement placée au-début de la phrase. Cf. Runge, Discourse Grammar, p. 228. 27. Runge, Discourse Grammar, p.24. 28. Runge, Discourse Grammar, p.26. Voir aussi Humbert, Syntaxe, §756. De plus, selon C. K. Barrett la parataxe est très souvent employée par Jean (Cf. Barrett, The Gospel, p. 7), même si c’est moins fréquent que chez Matthieu (250), Luc (380) ou Marc (400) - Lagrange (Évangile, p. CVI) - Pour l’usage de la parataxis comme influence de l’hébreu dans le Nouveau Testament, voir Moulton, A Grammar, II, p. 420-423 29. 30. Humbert, Syntaxe, §357. On notera que les versets 15 et 21 parlent de « garder les commandements » alors qu’ici il s’agit de « garder la parole ». Il y a une nuance qu’il faudra relever plus tard. Qu’il nous suffise ici de dire que si le sens de ces expressions n’est pas identique, le parallélisme est évident. 19 La phrase est donc assez simple. On peut traduire ainsi : « Jésus répondit et dit : “si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera et nous viendrons chez lui et nous ferons pour nous une demeure chez lui” » (Jn 14, 23). I.4. PROBLÈMES THÉOLOGIQUES SOULEVÉS PAR CES VERSETS Il semblerait dans ces versets que l’amour de Dieu pour l’homme soit conditionné par l’obéissance de ce dernier. Or cela contredirait d’autres passages du Quatrième Evangile tels que Jn 3,1631.6,4432.13,3433.15,934.1235.17,2336 où l’amour de Dieu pour l’homme est clairement reconnu prioritaire à toute œuvre de ce dernier ou à l’amour de celui-ci pour Dieu. L’auteur de la première lettre de Saint Jean (que la tradition chrétienne et la plupart des auteurs modernes reconnaissent comme étant le même que celui du quatrième Evangile37) entre aussi en opposition explicite avec ce passage quand il déclare : ἐν τούτῳ ἐστὶν ἡ ἀγάπη, οὐχ ὅτι ἡµεῖς ἠγαπήκαµεν τὸν θεόν, ἀλλ᾿ ὅτι αὐτὸς ἠγάπησεν ἡµᾶς καὶ Jn 3, 16 : οὕτως γὰρ ἠγάπησεν ὁ θεὸς τὸν κόσµον, ὥστε τὸν υἱὸν τὸν µονογενῆ ἔδωκεν, ἵνα πᾶς ὁ πιστεύων εἰς αὐτὸν µὴ ἀπόληται ἀλλ᾿ ἔχῃ ζωὴν αἰώνιον. (« Car Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais ait la vie é ternelle. ») 31. Jn 6, 44 : οὐδεὶς δύναται ἐλθεῖν πρός µε ἐὰν µὴ ὁ πατὴρ ὁ πέµψας µε ἑλκύσῃ αὐτόν, κἀγὼ ἀναστήσω αὐτὸν ἐν τῇ ἐσχάτῃ ἡµέρᾳ. (« Nul ne peut venir à moi si le Pè re qui m'a envoyé ne l'attire; et moi, je le ressusciterai au dernier jour. ») 32. Jn 13, 34 : Ἐντολὴν καινὴν δίδωµι ὑµῖν, ἵνα ἀγαπᾶτε ἀλλήλους, καθὼς ἠγάπησα ὑµᾶς ἵνα καὶ ὑµεῖς ἀγαπᾶτε ἀλλήλους. (« Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres; comme je vous ai aimé s, aimez-vous les uns les autres. ») 33. Jn 15, 9 : Καθὼς ἠγάπησέν µε ὁ πατήρ, κἀγὼ ὑµᾶς ἠγάπησα· µείνατε ἐν τῇ ἀγάπῃ τῇ ἐµῇ. (« Comme le Pè re m'a aimé , moi aussi je vous ai aimé s. Demeurez en mon amour. ») 34. Jn 15, 12 : Αὕτη ἐστὶν ἡ ἐντολὴ ἡ ἐµή, ἵνα ἀγαπᾶτε ἀλλήλους καθὼς ἠγάπησα ὑµᾶς. (« Voici quel est mon commandement: vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. ») 35. Jn 17, 23 : ἐγὼ ἐν αὐτοῖς καὶ σὺ ἐν ἐµοί, ἵνα ὦσιν τετελειωµένοι εἰς ἕν, ἵνα γινώσκῃ ὁ κόσµος ὅτι σύ µε ἀπέστειλας καὶ ἠγάπησας αὐτοὺς καθὼς ἐµὲ ἠγάπησας. (« moi en eux et toi en moi, afin qu'ils soient parfaits dans l'unité , et que le monde reconnaisse que tu m'as envoyé et que tu les as aimé s comme tu m'as aimé . ») 36. 37. Si la question est encore débattue, on peut au moins reconnaître une très grande parenté entre ces écrits. Cf. Feuillet, Le mystère, p. 1. 20 ἀπέστειλεν τὸν υἱὸν αὐτοῦ ἱλασµὸν περὶ τῶν ἁµαρτιῶν ἡµῶν38 et plus loin ἡµεῖς ἀγαπῶµεν, ὅτι αὐτὸς πρῶτος ἠγάπησεν ἡµᾶς39. L’amour des disciples pour Jésus ou pour le Père est une conséquence de l’amour de Dieu pour les disciples. Il se pose donc ici un grave problème de cohérence avec les autres textes du même auteur et avec la théologie johannique. Avant de rejeter ce verset comme un ajout tardif malheureux étranger à l’auteur du Quatrième Évangile, nous nous proposons de tenter une résolution au problème posé. Nous le ferons avec l’aide des commentaires précédents au Quatrième Évangile. 38. 1 Jn 4, 10 : « En ceci consiste l'amour: ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés ». 39. 1 Jn 4, 19 : « Quant à nous, aimons, puisque lui nous a aimés le premier. » II. COMMENTAIRES II.1. COMMENTAIRES ANCIENS a. Saint Augustin Commentant l’évangile selon Saint Jean, Saint Augustin explique qu’en réponse à Jude, Jésus donne « la raison pour laquelle il se manifestera aux siens et non aux étrangers (…) cette raison c’est que les uns l’aiment et que les autres ne l’aiment pas »40. Reprenant le Ps 67, 7 selon une traduction peu fidèle aux LXX, il affirme que « la dilection qui “fait habiter ceux qui ont une même âme dans la maison” distingue les saints du monde. C’est dans cette maison que le Père et le Fils font leur demeure, eux qui donnent aussi la dilection à ceux auxquels, à la fin, ils se manifesteront eux-mêmes »41. Selon le commentateur, la dilection est donc la condition pour que puissent faire leur demeure le Père et le Fils. Prolongeant son commentaire sur la manière dont Jésus répond à Jude, Augustin continue : « Il s’était informé en effet sur la manifestation du Christ et il entendit parler de 40. Augustin d’Hippone, Tractatus in Iohannis evangelium, LXXVI, 2 : Ecce exposita est causa quare se suis manifestaturus est, non alienis, quos mundi nomine appellat; et ipsa est causa quod hi diligant, illi non diligant. 41. Idem, LXXVI, 2 : Dilectio sanctos discernit a mundo, « quae facit unanimes habitare in domo » (Ps 67, 7). In qua domo facit Pater et Filius mansionem; qui donant et ipsam dilectionem, quibus donent in fine etiam ipsam suam manifestationem: de qua discipulus magistrum interrogavit, ut non solum illi qui tunc audiebant per os eius, sed etiam nos per Evangelium eius hoc nosse possemus. 22 dilection et de demeure. Il y a donc une manifestation toute intérieure de Dieu que les impies ne connaissent absolument pas puisque Dieu le Père et le Saint-Esprit ne se manifestent pas à eux ; le Fils cependant a pu se manifester à eux, mais dans la chair ; cette manifestation n’est pas pareille à l’autre et, de quelque nature qu’elle soit, elle ne peut pas durer toujours pour eux, mais seulement pour un peu de temps et, qui plus est, en vue du jugement, non de la joie, en vue du jugement, non de la récompense »42. On peut donc parler d’une manifestation extérieure et d’une manifestation intérieure. Et c’est celle-ci qu’Augustin décrit quelques lignes plus loin : « Le Dieu Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, viennent à nous tandis que nous venons à eux, ils viennent en nous secourant, nous venons en leur obéissant, ils viennent en nous illuminant, nous venons en les contemplant, ils viennent en nous comblant, nous venons en accueillant leurs dons de telle sorte que la vision que nous avons d’eux n’est pas pour nous extérieure, mais intérieure, et que leur demeure en nous n’est pas transitoire, mais éternelle »43. Il y a la rencontre de deux amours qui vont l’un vers l’autre, dans une certaine circularité. S’établit alors une réciprocité entre la Trinité qui vient combler l’âme qui s’ouvre à elle avec docilité de ses dons. 42. Idem, LXXVI, 2 : Quaesierat enim de Christi manifestatione, et audivit de dilectione atque mansione. Est ergo quaedam Dei manifestatio interior, quam prorsus impii non noverunt, quibus Dei Patris et Spiritus sancti manifestatio nulla est: Filii vero potuit esse, sed in carne; quae nec talis est qualis illa, nec semper illis adesse potest qualiscumque sit, sed ad modicum tempus; et hoc ad iudicium, non ad gaudium; ad supplicium, non ad praemium. 43. Idem, LXXVI, 4 : Deus Trinitas, Pater et Filius et Spiritus sanctus, veniunt ad nos, dum venimus ad eos: veniunt subveniendo, venimus obediendo; veniunt illuminando, venimus intuendo; veniunt implendo, venimus capiendo: ut sit nobis eorum non extraria visio, sed interna; et in nobis eorum non transitoria mansio, sed aeterna. 23 Si saint Augustin ne relève pas de explicitement les difficultés présentes ici44, il conclut assez finement que l’évangéliste évoque une réciprocité qui s’établit dans la relation entre Dieu et les siens en mettant l’accent, surtout dans la dernière citation, sur la priorité divine. b. Saint Thomas d’Aquin En commentant le verset 21 du chapitre 14, Saint Thomas relève tout de suite le caractère étonnant de l’affirmation en des termes assez éloquents : « Or celui qui m’aime sera aimé de mon Père. Mais cela, au premier regard, semble absurde. En effet, est-ce que le Seigneur nous aime parce que nous l’aimons ? Loin de là ! Car il est dit : “Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui-même qui nous a aimés le premier” (1 Jn 4, 10). C’est pourquoi il ne faut pas dire que nous en avons l’intelligence à partir de ce qui a été dit auparavant : “qui a mes commandements et les garde, c’est celui-là qui m’aime ” (Jn 14, 15). En effet, il ne dit pas là qu’il aime parce qu’il garde les commandements : mais que parce qu’il aime, il accomplit les commandements. Et ainsi il faut dire ici que si quelqu’un aime le Christ, c’est parce qu’il est aimé par le Père, et non pas qu’il est aimé parce qu’il aime. Nous aimons donc le Fils parce que le Père nous aime. Car le propre du véritable amour, c’est qu’il entraine ceux qui sont aimés à l’amour de celui qui les aime – “D’un amour éternel je t’ai aimé, c’est pourquoi je t’ai attiré, ayant pitié de toi” (Jr 31, 3) »45. Sans aborder la question au 44. Il faut cependant noter qu’il avait d’une certaine façon déjà relevé la difficulté en commentant Jn 14, 15-17 : Ἐὰν ἀγαπᾶτέ µε, τὰς ἐντολὰς τὰς ἐµὰς τηρήσετε· κἀγὼ ἐρωτήσω τὸν πατέρα καὶ ἄλλον παράκλητον δώσει ὑµῖν, ἵνα µεθ᾿ ὑµῶν εἰς τὸν αἰῶνα ᾖ, τὸ πνεῦµα τῆς ἀληθείας, ὃ ὁ κόσµος οὐ δύναται λαβεῖν, ὅτι οὐ θεωρεῖ αὐτὸ οὐδὲ γινώσκει· ὑµεῖς γινώσκετε αὐτό, ὅτι παρ᾿ ὑµῖν µένει καὶ ἐν ὑµῖν ἔσται (« Si vous m'aimez, vous garderez mes commandements ; et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour qu'il soit avec vous à jamais, l'Esprit de Vérité, que le monde ne peut pas recevoir, parce qu'il ne le voit pas ni ne le reconnaît. Vous, vous le connaissez, parce qu'il demeure auprès de vous »). En effet, l’affirmation y est tout aussi surprenante car il semblerait que Jésus pose comme condition aux disciples pour recevoir l’Esprit de l’aimer et de garder ses commandements. Or peut-on aimer Jésus sans le Saint-Esprit ? Et peut-on garder ses commandements sans le Saint-Esprit ? Il reconnait donc dès le début de son commentaire à cette partie du discours d’adieu un rôle premier du Saint-Esprit déjà donné à ceux qui aiment Jésus. Cf. Augustin d’Hippone, Tract. in Io., LXXIV, 1-5. 45. Thomas d’Aquin, Super Ev. Io., §1934 : Quantum ad secundum dicit qui autem diligit me, diligetur 24 verset qui nous intéresse plus directement, saint Thomas reconnait donc qu’il y a ici une affirmation quelque peu surprenante de l’Évangéliste. Par ailleurs il cite 1 Jn 4, 10, comme il l’a fait plus tôt en commentant Jn 13, 3446 et comme il le fera pour Jn 16, 27. Il n’oublie donc jamais le primat de l’amour divin dans l’ordre des relations de l’homme avec Dieu. Et il ajoute : « Mais parce que l’amour du Père n’est pas sans l’amour du Fils, l’amour de l’un et de l’autre étant le même “car tout ce que le Père fait, cela le Fils aussi le fait pareillement” (Jn 5, 19), il ajoute : “et moi je l’aimerai”. Mais puisque le Père et le Fils aiment toutes choses de toute éternité, pourquoi dit-il “je l’aimerai”, au futur ? Il faut donc dire que l’amour, en tant qu’il est dans la volonté divine, est éternel ; mais que, en tant qu’il est manifesté dans la réalisation d’une œuvre et d’un effet, il est temporel. Et c’est pourquoi le sens est : “et moi je l’aimerai”, c’est-à-dire : je montrerai l’effet de mon amour, puisque de fait “je me manifesterai à lui”, “c’est-à-dire je l’aimerai pour me manifester”47 ». Dans le commentaire au verset 23, on ne trouve d’abord pas d’explication directe à la question telle que nous nous la sommes posée. En fait, l’Aquinate renvoie aux explications déjà données : « Le Seigneur expose ensuite le déroulement et l’ordre de cette manifestation. a patre meo. Sed hoc in primo aspectu videtur absurdum. Numquid enim Deus diligit nos, quia diligimus eum? Absit. Dicitur enim : « non quasi dilexerimus Deum sed quoniam ipse prior dilexit nos » (1 Jn 4, 10). Et ideo dicendum quod intellectum huius habemus ex his quae dicta sunt supra, scilicet, qui habet mandata mea, et servat ea, ille est qui diliget me. Non enim ibi dicitur quod ideo diligit quia servat mandata; sed quia diligit, ideo mandata implet. Et hoc modo dicendum est hic, quod ideo quis diligit Christum quia diligitur a patre, et non ideo diligitur quia diligit. Diligimus ergo filium, quia pater diligit nos. Habet enim hoc verus amor ut amatos ad amantis dilectionem trahat; « in caritate perpetua dilexi te, ideo, attraxi te, miserans » (Jer 31, 3). 46. Idem, §1838 : Tripliciter enim dilexit nos Christus: gratuite, efficaciter et recte. Gratuite, quia ipse incepit, nec expectavit quod nos inciperemus amare; « non quasi dilexerimus Deum, sed quoniam ipse prior dilexit nos » (1 Jn 4, 10). Plus loin il cite Jr 31, 3 comme lorsqu’il commente Jn 14, 21 : Christus autem intantum dilexit nos, inquantum similes sumus ei per gratiam adoptionis, diligendo secundum hanc similitudinem, ut ad Deum traheret, « in caritate perpetua dilexi te, ideo attraxi te miserans » (Jr 31, 3). 47. Idem, §1935 : Sed quia amor patris non est sine amore filii, cum idem sit amor utriusque, « quaecumque enim pater facit, haec et filius similiter facit » (Jn 5, 19), ideo subdit et ego diligam eum. Sed cum pater et filius omnia diligant ab aeterno; quare dicit diligam, in futuro? Dicendum est ergo, quod dilectio considerata prout est in divina voluntate, sic est aeterna; sed considerata secundum quod manifestatur in executione operis et effectus, est temporalis. Et ideo est sensus et ego diligam eum, idest effectum dilectionis ostendam, quia scilicet manifestabo ei meipsum: quia ad hoc diligam ut manifestem (Cf. Augustin d’Hippone, Tract. in Io., LXXV, 5). 25 Or il y a trois choses par lesquelles une manifestation divine est faite à un homme. La première est l’amour divin ; et quant à cela il dit : “mon Père l’aimera”. Plus haut on a expliqué pourquoi il dit “aimera” au futur, quant à l’effet de l’amour du Père, qui cependant a aimé de toute éternité quant à sa volonté de faire du bien - “J’ai aimé Jacob” (Ml 1,2). Et il ne dit pas : “moi je l’aimerai”, parce que cela leur a déjà été montré clairement auparavant “J’aime ceux qui m’aiment” (Pr 8,17). Il restait donc à leur faire comprendre que le Père les aimait - “Il a aimé les peuples ; tous les saints sont dans sa main” (Dt 33,3) »48. Saint Thomas replace ainsi le verset dans son contexte, c’est-à-dire comme une réponse à la question de Judas qui pour lui est celle d’un humble49. Les apôtres seraient-ils supérieurs aux autres pour recevoir une telle manifestation ? Ce à quoi le Christ répond en donnant la cause de sa manifestation à ses disciples et non au monde, c’est-à-dire en précisant ce qui rend l’homme capable de recevoir la manifestation de Dieu : la charité et l’obéissance. La première partie du verset 23 est donc interprétée non pas comme une condition première pour être aimé du Père, mais comme ce qui rend les hommes idoines à la manifestation de Dieu50. En ce sens, selon ce qui précède, l’amour du Père envers les hommes manifesté en Jésus-Christ rend les hommes capables d’aimer Jésus et de garder sa parole. Quant à la deuxième partie du verset, elle expose le déroulement et l’ordre de cette manifestation, selon 48. Idem §1943 : Consequenter cum dicit et pater meus diliget eum, ponitur processus et ordo manifestationis. Tria autem sunt per quae fit homini divina manifestatio. Primum est divina dilectio; et quantum ad hoc dicit pater meus diliget eum. Supra est dictum quare dicit diliget in futuro, quantum videlicet ad effectum dilectionis, qui tamen ab aeterno dilexit quantum ad voluntatem benefaciendi; « Iacob dilexi, Esau autem odio habui » (Mal 1, 2). Non autem dicit, ego diligam eum, quia hoc iam eis patuit supra; « ego diligentes me diligo » (Prov 8, 17). Restabat ergo ut insinuaret eis quia pater diligeret eos; « dilexit populos: omnes sancti in manu eius sunt » (Dt 4, 37). 49. Cf. Idem, §1939 : Sciendum est circa primum, quod sanctorum et humilium consuetudo est ut cum magna de se audiunt, stupeant et admirentur. 50. Cf. Idem, §1940 : Consequenter cum dicit respondit Iesus etc., ponitur Christi responsio, ubi primo assignat causam suae manifestationis discipulis, et non mundo; secundo manifestat quoddam quod dixit, ibi et sermonem quem audistis non est meus. In primo ostendit quare manifestaturus est se discipulis; secundo ostendit quare non manifestaturus est se mundo, ibi qui non diligit me, sermones meos non servat. Et in prima primo ponitur idoneitas discipulorum ad Christi manifestationem habendam; secundo insinuatur processus manifestationis et ordo, ibi et pater meus diliget eum. Circa primum duo ponit, quae reddunt hominem idoneum ad Dei manifestationem. Primum est caritas; secundum est obedientia. 26 trois choses par lesquelles elle s’opère : l’amour divin, la visitation divine et la persévérance dans ces deux choses, nécessaire à la manifestation de Dieu. L’amour divin et la visitation divine sont donc parties de la manifestation divine, et persévérer dans l’amour de Dieu et dans la visitation divine est nécessaire à la manifestation de Dieu51. Mais on ne sait plus si cette dernière est une cause de la manifestation ou son déroulement. Saint Thomas élargit ainsi le contexte tenter de trouver une solution à la question posée plus haut, et présente la deuxième partie du verset comme la réponse. II.2. COMMENTAIRES MODERNES a. Marie-Joseph Lagrange Le père M.-J. Lagrange voit dans les versets 22-24 la même doctrine qu’en 21, « approfondie en réponse à Jude »52. En commentant le verset 21 de manière assez nuancée il soulève le problème : « c’est la charité qui est le principal. L’amour pour le Fils provoque l’amour du Père. Ce n’est pas qu’on puisse aimer Dieu sans savoir été d’abord attiré par lui, Jean l’a dit très clairement (Jn 6, 44), mais nous sommes ici dans l’ordre de l’exécution des commandements, et Jésus parle des rapports entre Dieu et l’homme comme on parle de l’affection des hommes entre eux. Celui qui aime est aimé davantage à mesure qu’il témoigne plus d’amour, même par les parents de celui qu’il aime. Combien cela est plus vrai quand le Père et le Fils lui sont unis ! La récompense sera plus d’amour de la part du Christ et la promesse de se faire mieux connaître »53. L’amour pour Dieu dont il s’agit ici n’est donc pas premier ; mais grâce à l’amour premier du Père nous témoignons plus d’amour pour le 51. Cf. Idem, §1947 : Tertio ad Dei manifestationem necessaria est perseverantia utriusque, scilicet in dilectione Dei, et in eius visitatione ; et quantum ad hoc dicit et mansionem apud eum faciemus. 52. Lagrange, Évangile, p. 387. 53. Idem. 27 Fils et ainsi nous sommes plus aimés par le Christ. Cependant « plus d’amour » semble être un compromis. D’un côté l’auteur accepte que l’amour de la part du Christ soit donné comme récompense, de l’autre il pense que le Christ aime déjà le disciple. Il lui reste donc seulement que l’amour récompense du Christ s’ajoute à l’amour gratuit du Christ comme un surplus. Deux choses sont étonnantes ici. D’une part l’auteur parle de l’amour du Christ en oubliant d’évoquer de nouveau l’amour du Père. D’autre part il parle de ce surplus d’amour du Christ comme une récompense. Il faudrait bien comprendre ce que l’auteur entend par « plus d’amour ». Pour nous faire comprendre cette même idée au verset 23, l’auteur s’appuie sur une comparaison humaine : l’amitié. En ce sens il est très fidèle à la pensée de saint Jean qui plus tard fera dire à Jésus s’adressant à ses disciples : « je vous appelle amis » (Jn 15, 15)54. Le père M.-J. Lagrange précise dans ce sens sa pensée : « C’est une réponse de l’affection à l’affection, un véritable acte d’amitié (…) »55. Ce n’est donc pas d’un premier amour dont il s’agirait ici, mais de la Charité que Dieu a déposée dans le cœur de l’homme qui lui donne d’aimer Dieu et d’être aimé en retour par Dieu, dans un continuel échange d’amitié. b. Charles Harold Dodd Dans son The Interpretation of the Fourth Gospel56, l’exégète anglais ne relève pas directement la difficulté du passage. Cependant il en donne une lecture qu’il me semble opportun de rapporter ici. Parlant du retour du Christ, il montre qu’il doit être compris dans une eschatologie réalisée ; c’est-à-dire qu’après la résurrection en vivant de la vertu du Christ vivant, les disciples vivront dans un perpétuel échange d’amour avec le Christ57. La vraie 54. Jn 15, 15 : ὑµᾶς δὲ εἴρηκα φίλους. 55. Lagrange, Évangile, p. 389. 56. À proprement parler, il s’agit plutôt d’une monographie. Étant donné qu’elle est très complète et qu’elle apporte quelque chose de substantielle dans ce parcours historique des commentaires au Quatrième Évangile, nous nous permettons de la placer dans ce contexte. 57. Cf. Charles H. Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel, Cambridge University Press, 28 parousie est donc à trouver « dans l’échange de l’ἀγάπη divine, rendue possible par la mort et la résurrection du Christ »58. C’est pourquoi « après la mort de Jésus, et grâce à elle, ses disciples entreront en union avec lui comme leur Seigneur vivant, et par lui avec le Père, et pourront ainsi entrer dans la vie éternelle… c’est la vraie épiphanie, et c’est essentiellement l’épiphanie de l’amour de Dieu, comme l’évangéliste l’a montré clairement et de manière emphatique en 14, 21-24 »59. L’auteur ne manifeste donc pas clairement de l’étonnement quant à notre verset, mais il fait preuve d’originalité en montrant que cet amour donné puis reçu dont parle ici l’évangéliste est un échange d’amour divin similaire à l’échange qui a lieu entre le Père et le Fils, et que cette relation est possible pour qui reçoit la grâce dans la mort et la Résurrection de Jésus. c. Charles Kingsley Barrett En commentant, le v.21, C. K. Barrett fait remarquer que « Jean ne veut pas dire, même si son langage est tel que l’on pourrait le croire, que l’amour de Dieu est conditionné par l’obéissance de l’homme. Il ne contredit pas les passages60 comme Jn 3,16.13,34.15,9.12.17,23. Sa pensée est à ce point (et fréquemment dans le dernier discours) concentrée sur la mutualité de la relation entre Père, Fils et croyants (…). Parce que les disciples s’aiment les uns les autres ils apparaitront aux hommes comme membres de la famille divine ; leur amour pour le Christ, et leur union avec lui, signifie que le Père les aime Cambridge, 1968, p. 395. 58. Dodd, The Interpretation, p. 395 : « the answer shows that the true parusia is to be found in the interchange of divine ἀγάπη, made possible through Christ’s death and resurrection ». 59. Dodd, The Interpretation, p. 405 : « It means that after the death of Jesus, and because of it, His followers will enter into union with Him as their living Lord, and through Him with the Father, and so enter into eternal life. That is what He meant when He said, “I will come again and receive you to myself, that where I am you too may be” (cf. also 17:24). This is the true “epiphany”, and it is essentially an epiphany of the love of God, as the evangelist has set forth clearly and emphatically in 14:21-4 ». 60. Que nous avons déjà cités plus haut. 29 en lui. Ils jouissent de l’amour du Père simplement comme créatures (cf. 1 Jean 4, 10) ; mais comme Chrétiens ils sont entrés dans la même réciprocité d’amour qui unifie le Père et le Fils »61. L’auteur, à la différence des autres commentateurs, note de manière explicite le caractère incongru de l’expression de saint Jean et trouve une belle solution : sur la base de l’amour du Christ qu’ils ont reçus au lavement des pieds, anticipation de la Passion, ils sont entrés dans la relation qui unit le Père et le Fils. d. Raymond Edward Brown Raymond Brown, en commentant le verset 21, reprend Barrett qui affirmait que Jean ne veut pas dire que l’amour de Dieu est conditionné par l’obéissance de l’homme ; il est plutôt concentré sur le caractère mutuel de l’amour. Cependant, ajoute Brown, il faut reconnaître que dans le dualisme Johannique, comme l’amour spontané de Dieu est exprimé dans le don de son Fils, si quelqu’un se détourne du Fils, il perd l’amour de Dieu62. Il affirme par ailleurs que Jésus ne répond pas directement à la question de Judas même si, bien compris, ce qu’il dit est une réponse63. Un peu plus haut, il établissait un parallèle intéressant avec Jn 16, 21 : « car le Père vous aime lui-même parce que vous m’avez aimé »64. 61. Barrett The Gospel, p. 465 : « John does not mean, though his language is such as might be taken to imply, that God’s love is conditional upon man’s obedience. He is not contradicting such passages as 3:16; 13:34; 15:9,12; 17:23. His thought is at this point (and frequently in the last discourses) concentrated upon the mutuality of the relation between Father, Son and believers (...). Because the disciples love one another they will appear to men as members of the divine family; their love for Christ, and union with him, means that the Father loves them in him. They enjoy the Father’s love merely as creatures (cf. 1 John 4:10); but as Christians they have entered into the same reciprocity of love that unites the Father and the Son ». 62. Raymond E. Brown, The Gospel According to John I - XXI, Doubleday and Co., Garden City (NY), 1985, p. 640-641 : « Barrett, p. 388, says that John does not mean that God’s love is conditional upon man’s obedience; rather he is concentrating on the mutuality of love. Yet one must recognise that in Johannine dualism, since God’s spontaneous love is expressed in the gift of His Son, if one turns away from the Son, one forfeits God’s love ». me ». 63. Cf. Brown, The Gospel, p. 647. 64. Brown, The Gospel, p. 646 : « For the Father loves [philein] you Himself because you have loved 30 e. Rudolf Schnackenburg Selon Rudolf Schnackenburg, au début du verset 23 Jésus ne fait que répéter avec un changement minimal l’assurance que celui qui l’aime et garde sa parole expérimentera l’amour du Père65. Il nous renvoie donc à son commentaire du verset 21. Le disciple qui croit en Jésus et en ses paroles et qui vit en communion avec Dieu sera aussi aimé par le Père et ainsi arrivera au même but que Jésus. L’amour du Père est placé dans cette position parce que l’idée de trouver son chemin vers le Père est le point final du développement du thème ; c’est seulement après avoir dit ceci que Jésus assure le disciple qui atteint ce point qu’il l’aimera aussi et se manifestera à lui. Cette révélation précède l’effort du disciple, mais c’est en même temps un processus permanent. Jésus se révèlera avec plus de puissance - et plus intérieurement - au disciple qui se tourne avec plus de foi et d’amour vers son Seigneur en essayant d’accomplir ses commandements66. L’auteur ne questionne pas explicitement le verset qui nous intéresse comme nous l’avons fait parce que, pour lui, la manifestation de Jésus ne dépend pas de l’effort des disciples. Il s’agit plutôt d’un processus permanent : plus le disciples aime Jésus et est aimé du Père, plus Jésus se manifestera à lui dans son amour. f. Xavier Léon-Dufour La contribution essentielle de l’auteur est la reconnaissance d’une circularité. Analysant comme un tout les versets 21 à 24, Léon-Dufour relève lui aussi la question dès le verset 21 : « Qui a l’initiative de l’amour ? » demande-t-il. Et il répond clairement que l’amour n’est pas d’abord donné par le croyant qui pourrait provoquer l’amour de Dieu par sa fidélité, mais c’est le Père qui aime le premier67. Seulement « Dieu porte à son 65. Cf. Rudolf Schnackenburg, The Gospel According to St John, III: Commentary on chapters 13-21, Crossroad, New York, 1987, p. 81. 66. Cf. Schnackenburg, The Gospel, III, p. 80. 67. Cf. Xavier Léon-Dufour, Lecture de l’Évangile selon Jean, tome III, Seuil, Paris, 1999, p. 125. 31 accomplissement l’amour que, le premier, il a manifesté aux hommes en leur donnant le Fils unique pour qu’ils aient la vie (3, 16), un amour dont ils sont le terme depuis la création du monde »68. C’est donc un dialogue qui s’établit entre le Père et le disciple qui est, par la foi, devenu un avec le Fils. Cette profondeur de la communion accordée au disciple est soulignée par l’emploi du futur pour désigner l’expression de l’amour divin pour les hommes, alors qu’il est habituellement exprimé au passé comme origine de leur vie nouvelle. Et cela se manifestera par la venue du Père et du Fils qui aboutira à une demeure69. L’auteur met ainsi en avant l’aspect étonnant de l’expression en lien avec Jean 3, 16 comme nous l’avions déjà fait, et il trouve une porte de sortie en approfondissant théologiquement ce passage : il ne s’agit pas du premier amour du disciple pour Jésus, mais de l’amour suscité par l’amour du Père. Et le croyant qui maintenant aime entre dans la relation d’amour qui existe entre le Père et le Fils. g. Francis J. Moloney Dans le contexte de la péricope des versets 15-24, Moloney montre le prolongement du v. 23 sur le thème de l’amour pour Jésus et garder ses commandements. Il ne s’agit plus seulement, comme dans le reste du quatrième évangile, de croire en Jésus, mais de l’aimer70, la priorité est donnée au fait d’aimer Jésus71. De cet amour jaillira le fait de garder sa parole, et le Père aimera le disciple qui a cru et aimé. Dans le temps entre le départ de Jésus et son retour final, l’amour du Père assure la présence du Père et de Jésus absent. Et il y aura dans le futur pour ceux qui croient, aiment et gardent la parole l’espérance du retour finale de Jésus et du Père qui habiteront définitivement avec eux. Il semblerait donc que l’auteur ne relève nulle part la question que nous nous étions posée. 68. Idem. 69. Cf. Léon-Dufour, Lecture, tome III, p. 125-127. 70. Francis J. Moloney, The Gospel of John, Liturgical Press, Collegeville, Minn., 1998, p. 404. 71. Idem." III. COMMENTAIRE SUIVI DE JN 14, 23 Aucun des auteurs rencontré n’a tenté de résoudre la question grammaticalement mais tous se sont orientés vers une solution théologique. Ce qui corrobore notre analyse grammaticale et nous invite à poursuivre notre travail en ce sens. Comment peut-on concevoir que l’amour de l’homme soit la condition de l’amour du Dieu pour l’homme ? N’est-ce pas Dieu qui fait le premier pas en envoyant son Fils sur la terre ? Dans quel sens peut-on comprendre ce conditionnel « si quelqu’un m’aime » dans le contexte de l’Évangile selon Saint Jean ? Et comment est-ce que ce conditionnel tient tout le verset qui suit ? Pour tenter d’éclaircir le sens de ce verset il nous parait important d’analyser la réponse de Jésus pas à pas, en s’arrêtant sur chaque proposition pour la commenter longuement. III.1. SI QUELQU’UN M’AIME « Dieu a tant aimé le monde qu’il a envoyé le Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne soit pas perdu mais ait la vie éternelle » (Jn 3,16). Cet amour de Dieu qui se donne dans le Fils se manifeste à ceux qui sont dans le Cénacle d’une manière toute particulière : « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde les aima jusqu’au bout » (Jn 13, 1)72. C’est 72. Jn 13, 1 : Πρὸ δὲ τῆς ἑορτῆς τοῦ πάσχα εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἦλθεν αὐτοῦ ἡ ὥρα ἵνα µεταβῇ ἐκ τοῦ 34 l’amour le plus grand qui vient se manifester à eux dans la Personne du Verbe incarné. Dans l’amour humain, on aime habituellement ce qui est égal à soi-même73. Or Jésus qui est le Fils de Dieu manifeste dans le lavement des pieds un amour condescendant et bienveillant envers ses disciples : il est le maître (Jn 13, 13)74 et pourtant il se met à laver les pieds de ses disciples, il se fait leur serviteur. Pour ainsi dire il s’abaisse se faisant le plus petit de tous pour manifester à ses disciples jusqu’où va l’amour qu’il a envers eux : « jusqu’au bout » (Jn 13, 1). Par cet abaissement, Jésus veut révéler l’amour du Père pour le monde, le Verbe du Père s’est fait chair pour montrer au monde l’amour du Père75. Si l’amour de celui qui aime va jusqu’au bout il ne peut cesser de vouloir le bien de l’aimé ; si l’amour du Créateur se manifeste jusqu’à la fin, il ne peut cesser de vouloir le bien de la créature. Or le bien de la créature c’est de retrouver l’amitié avec Dieu qu’elle avait avant le péché de nos premiers parents. Dans le récit de la Genèse, le serpent introduit dans le cœur d’Ève le doute sur le bonté du commandement de Dieu de ne pas manger du fruit de l’arbre : Dieu aurait interdit à l’homme de manger de ce fruit afin qu’il ne devienne pas comme Dieu et non pas parce qu’il en mourrait76. Ainsi Dieu donnerait un commandement à l’homme pour le soumettre, pour établir avec lui un rapport d’esclavage. Le serpent introduit le doute de savoir si Dieu est vraiment du côté de l’homme, si Dieu est vraiment ami de l’homme77. Or la puissance divine κόσµου τούτου πρὸς τὸν πατέρα, ἀγαπήσας τοὺς ἰδίους τοὺς ἐν τῷ κόσµῳ εἰς τέλος ἠγάπησεν αὐτούς. 73. Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 7, 1158a-1159a (où Aristote va même jusqu’à dire : « il n’en est pas de même lorsqu’il y a trop de distance entre les individus ; l’amitié ne peut plus exister comme on le voit pour la Divinité ») et 8, 1159b. 74. Jn 13, 13 : ὑµεῖς φωνεῖτέ µε· ὁ διδάσκαλος, καί· ὁ κύριος, καὶ καλῶς λέγετε· εἰµὶ γάρ. 75. On peut comprendre en ce sens la fin du prologue : « Dieu personne ne l’a jamais vu, le fils unique de Dieu qui est dans le sein du Père, celui-là il nous l’a révélé » (Jn 1, 18 : Θεὸν οὐδεὶς ἑώρακεν πώποτε· µονογενὴς θεὸς ὁ ὢν εἰς τὸν κόλπον τοῦ πατρὸς ἐκεῖνος ἐξηγήσατο). C’est donc de la révélation de Dieu comme Père dont il s’agit. 76. 77. Cf. Gn 3, 1-4. Jusque dans le dernier livre de la Bible ce doute se lève dans le cœur de l’homme. On peut lire en effet dans le premier dialogue de Malachie : « Je vous ai aimés ! dit le Seigneur. - Cependant vous dites : En quoi nous as-tu aimés ? - Esaü n'était-il pas le frère de Jacob ? Oracle du Seigneur ; or j'ai aimé Jacob (...) » (Mal 35 ne pouvait pas ôter ce doute du cœur de l’homme. Ce pouvoir divin est déjà à l’œuvre dans la création, dans la libération d’Israël. Toute l’histoire d’Israël peut se résumer comme les diverses tentatives de Dieu de se créer un peuple qui réponde à l’amour par l’amour78, un partenaire d’alliance. Il ne s’agit pas de démontrer la puissance de Dieu ou sa force par rapport à l’homme, mais de changer le cœur de l’homme. Il fallait donc montrer à quel point Dieu est du côté de l’homme, à quel point il désire partager son sort. C’est pourquoi seul l’amour manifesté jusqu’au bout dans le Cénacle peut faire tomber le doute du cœur de l’homme afin qu’il reconnaissance que Dieu est pour lui : qu’il va jusqu’à se faire tout petit pour lui, jusqu’à mourir pour lui. Pour que l’homme comprenne jusqu’à quel point Dieu l’aime, Jésus embrasse toute la douleur de l’homme et porte l’amour jusqu’à son accomplissement. Après avoir vu tous les signes que Jésus avait accomplis, après avoir contemplé le Maître et Seigneur se mettre à les servir et leurs laver les pieds, après avoir contemplé combien Il les aime, les disciples et les croyants ont enfin cru à l’amour de Dieu pour eux. Mais pas tous : Judas Iscariote est sorti il y a quelques instants du lieu où les disciples étaient réunis. On comprend alors pourquoi l’esprit de Jésus est troublé en pensant à la trahison de Judas (Jn 13, 21)79. On retrouve derrière ce passage toute la tradition vétérotestamentaire qui évoque la trahison de l’ami80 qui ici faisait partie apparente du groupe des disciples. Ici encore Jésus aurait pu empêcher Judas de sortir, de trahir. Celui-ci aurait été un bon disciple, mais son cœur serait resté déformé par le doute. Dans cette figure la liberté de l’homme s’exprime, comme Jésus la laisse se déployer en se servant de la phrase conditionnelle de 1, 2). 78. À ce propos on pourra lire avec profit Feuillet, Le mystère, p. 91-95 sur la réciprocité dans la théologie de l’alliance, et sur la réciprocité en général tout le chapitre. Jn 13, 21 : Ταῦτα εἰπὼν [ὁ] Ἰησοῦς ἐταράχθη τῷ πνεύµατι καὶ ἐµαρτύρησεν καὶ εἶπεν· ἀµὴν ἀµὴν λέγω ὑµῖν ὅτι εἷς ἐξ ὑµῶν παραδώσει µε. 79. 80. Ps 55, 13-15.20 (//Ps 42, 5); Ps 41, 9; 2 Sam. 15, 12.16, 23 - qui exprime aussi la tristesse de l’homme qui trahit l’amitié divine dans la Gn. 36 notre verset « si quelqu’un m’aime » : l’amour de Jésus pour les disciples, l’amour de Dieu manifesté en Jésus, ne s’impose pas à eux, mais il se donne et s’offre. Or pour que cet amour puisse se donner et se manifester pleinement il faut qu’il soit reconnu comme tel. Avant de pouvoir répondre à l’amour par l’amour, il faut que l’amour donné soit reconnu et reçu : c’est la reconnaissance81 de l’amour de l’aimant par l’aimé. C’est pourquoi cet amour cherche à montrer ce qu’il est jusqu’au bout, jusqu’à la fin. Il veut aller aussi loin que possible dans l’amour afin d’en manifester la vérité toute entière. Jésus avait dit : « je suis le bon pasteur, le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis (...) je donne ma vie pour les brebis » (Jn 10, 11.14-15)82 et il dira plus loin : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13)83. Mais encore une fois cet amour ne limite pas la liberté de l’homme, mais au contraire la met en valeur en acceptant librement de s’y soumettre en mourant sur la Croix par les mains des hommes (Jn 10, 17-18.18, 11.36-37.19, 11)84. Jésus ne cherche pas 81. La reconnaissance dont nous parlons ici précède la connaissance car elle est exigence de réalisme, d’humilité. Il est nécessaire pour connaître d’être dans une disposition humble, accepter que les choses ne soient pas telles que je le voudrais, telles que je le désirerais. Elle la suit car elle oblige à repenser ce qui est déjà connu : c’est ce que font les disciples en méditant après la résurrection sur la réponse de Jn 2, 20, et en la comprenant ainsi sous un nouveau jour. Elle devient enfin gratitude quand elle contemple le don offert. Pour ces distinctions je m’inspire d’un texte de Frédéric Laupies sur la reconnaissance. Voir : http://frederic.laupies.fr/textes-etreflexions/reconnaissance/ consulté le 25/5/2016. On pourrait ainsi mieux comprendre les objections de ceux qui n’ont pas reconnu Jésus comme le Christ : ils ne l’ont pas connu parce qu’ils projetaient sur le Messie des attentes que Jésus ne réalisait pas, parce qu’ils n’ont pas su reconnaître dans les signes connus le signe de l’amour de Dieu manifesté en Jésus. Ils n’ont pas connu l’amour. Jn 10, 11.14-15 : Εγώ εἰµι ὁ ποιµὴν ὁ καλός. ὁ ποιµὴν ὁ καλὸς τὴν ψυχὴν αὐτοῦ τίθησιν ὑπὲρ τῶν προβάτων· Εγώ εἰµι ὁ ποιµὴν ὁ καλὸς καὶ γινώσκω τὰ ἐµὰ καὶ γινώσκουσίν µε τὰ ἐµά, καθὼς γινώσκει µε ὁ πατὴρ κἀγὼ γινώσκω τὸν πατέρα, καὶ τὴν ψυχήν µου τίθηµι ὑπὲρ τῶν προβάτων. 82. 83. Jn 15, 13 : µείζονα ταύτης ἀγάπην οὐδεὶς ἔχει, ἵνα τις τὴν ψυχὴν αὐτοῦ θῇ ὑπὲρ τῶν φίλων αὐτοῦ. Jn 10, 17-18 : Διὰ τοῦτό µε ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ ὅτι ἐγὼ τίθηµι τὴν ψυχήν µου, ἵνα πάλιν λάβω αὐτήν. οὐδεὶς αἴρει αὐτὴν ἀπ᾿ ἐµοῦ, ἀλλ᾿ ἐγὼ τίθηµι αὐτὴν ἀπ᾿ ἐµαυτοῦ. ἐξουσίαν ἔχω θεῖναι αὐτήν, καὶ ἐξουσίαν ἔχω πάλιν λαβεῖν αὐτήν· ταύτην τὴν ἐντολὴν ἔλαβον παρὰ τοῦ πατρός µου. Jn 18, 11 : εἶπεν οὖν ὁ Ἰησοῦς τῷ Πέτρῳ· βάλε τὴν µάχαιραν εἰς τὴν θήκην· τὸ ποτήριον ὃ δέδωκέν µοι ὁ πατὴρ οὐ µὴ πίω αὐτό; Jn 18, 37-38 : ἀπεκρίθη Ἰησοῦς· ἡ βασιλεία ἡ ἐµὴ οὐκ ἔστιν ἐκ τοῦ κόσµου τούτου· εἰ ἐκ τοῦ κόσµου τούτου ἦν ἡ βασιλεία ἡ ἐµή, οἱ ὑπηρέται οἱ ἐµοὶ ἠγωνίζοντο [ἂν] ἵνα µὴ παραδοθῶ τοῖς Ἰουδαίοις· νῦν δὲ ἡ βασιλεία ἡ ἐµὴ οὐκ ἔστιν ἐντεῦθεν. εἶπεν οὖν αὐτῷ ὁ Πιλᾶτος· οὐκοῦν βασιλεὺς εἶ σύ; ἀπεκρίθη ὁ Ἰησοῦς· σὺ λέγεις ὅτι βασιλεύς εἰµι. ἐγὼ εἰς τοῦτο γεγέννηµαι καὶ εἰς τοῦτο ἐλήλυθα εἰς τὸν κόσµον, ἵνα µαρτυρήσω τῇ ἀληθείᾳ· πᾶς ὁ ὢν ἐκ τῆς ἀληθείας ἀκούει µου τῆς φωνῆς. Jn 19, 11 : ἀπεκρίθη [αὐτῷ] Ἰησοῦς· οὐκ εἶχες ἐξουσίαν κατ᾿ ἐµοῦ οὐδεµίαν εἰ µὴ ἦν δεδοµένον σοι ἄνωθεν· διὰ τοῦτο ὁ παραδούς µέ σοι µείζονα ἁµαρτίαν ἔχει. 84. 37 des courtisants ou des flatteurs85, mais il veut établir une vraie amitié avec l’homme. Si celuici s’y refuse, il ne peut le forcer à recevoir sa vie, il ne peut donc pas la lui donner. Aussi parce que Jésus respecte infiniment cette liberté, il souhaite que l’homme puisse non seulement reconnaître cet amour le plus grand, mais qu’il puisse aussi y correspondre86. Car la reconnaissance ne suffit pas, sans quoi on resterait dans une certaine bienveillance de Jésus envers les disciples. En effet la bienveillance demande seulement de la reconnaissance, de la gratitude. Dans l’amitié il faut parler d’une vraie et propre réciprocité87. Il ne s’agit pas seulement de reconnaissance, ou de répondre à l’amour, mais de correspondre au don offert. « Car quand j’aurai été élevé de terre j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32)88. En effet, « le propre du véritable amour c’est d’entrainer ceux qui sont aimés à l’amour de celui qui les aime « D’un amour éternel je t’ai aimé c’est pourquoi je t’ai attiré, ayant pitié de toi » (Jr 31, 3) »89. Si l’amitié consiste plus à aimer qu’à être aimé, celui qui aime est heureux de porter l’aimé à l’excellence de l’amitié, à aimer à son tour90. Non pas seulement pour le bien de celui qui 85. Chez Aristote (Éthique à Nicomaque, VIII, 9-10, 1159a), la vraie amitié consiste plus à aimer qu’à être aimé. Cependant certains par ambition cherchent plus la considération des inférieurs. Mais Dieu n’a pas besoin de l’honneur des hommes, et il tend plus à aimer qu’à être aimé, car c’est là que réside l’excellence de l’amitié. 86. Mieux que répondre, nous préférons employer correspondre. De plus la différence entre la reconnaissance et le fait de correspondre à l’amour est présente dans l’évangile selon Saint Jean. Si le monde n’a pas reconnu l’amour du Père dans le Verbe incarné, Judas a connu cet amour au Cénacle mais n’a pas voulu y correspondre. La liberté de l’homme se déploie proprement dans ce passage entre le fait de reconnaître l’amour aimable et de correspondre à l’amour aimable en l’aimant en retour. Et c’est ce passage que Judas se refuse à accomplir. 87. Voir à ce sujet Éthique à Nicomaque VIII, 2 et Marie-Dominique Philippe, Le mystère de l’amitié divine, LUF-Egloff, Paris, 1949, p. 14-15 : « L’amitié, en effet, n’est pas autre chose que ce don de nous-mêmes à l’Ami, - ou plus exactement c’est le don mutuel de deux amis, puisque pour qu’il y ait amitié, il faut qu’il y ait amour réciproque : Quædam mutua amatio. Il faut que mon ami me considère comme son ami, c’est-à-dire que l’amour de l’un rencontre pour ainsi dire l’amour de l’autre. Voilà la différence avec la bienveillance. Celle-ci ne réclame de l’autre qu’un acte de reconnaissance, de gratitude. L’amitié exige que l’ami réponde à son ami par un acte d’amour et autant que possible par un amour qui cherche à être aussi fort que celui dont il est aimé ». 88. Jn 12, 32 : κἀγὼ ἐὰν ὑψωθῶ ἐκ τῆς γῆς, πάντας ἑλκύσω πρὸς ἐµαυτόν. 89. Thomas d’Aquin, Super Ev. Io., §1934: Habet enim hoc verus amor ut amatos ad amantis dilectionem trahat ; « in caritate perpetua dilexi te, ideo, attraxi te, miserans » (Jer 31, 3). 90. Pour ces réflexions, nous reprenons Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 10, 1159a-b. 38 aime, mais avant tout pour le bien de l’aimé. N’admire-t-on pas davantage ceux qui aiment plutôt que ceux qui sont aimés ? Par exemple, mère Teresa est beaucoup plus connue pour sa capacité à aimer que ceux qu’elle a aimés, et c’est ce qui fait qu’elle continue à susciter autant d’admiration. Pas seulement pour le fait d’aimer, mais pour sa grande capacité à aimer, pour l’intensité et l’immensité de son amour. Quant à l’amour de l’homme pour Jésus, la disproportion est telle que l’on pourrait se demander s’il ne serait pas plus opportun de le qualifier d’hommage91. Cependant, qu’y a-t-il de plus aimable que Jésus ? N’est-il pas infiniment bon et donc infiniment aimable ? On aime quelqu’un à la mesure de sa dignité : plus quelqu’un est bon, plus il est digne d’être aimé. Pour cette raison, celui qui aime Jésus à la mesure de son amabilité, aime à la mesure de Jésus lui-même, même s’il ne parvient pas à l’aimer autant qu’il est aimable. La différence de bonté qui réside entre Jésus et l’homme peut être comblée par la bonté même de Jésus qui est infiniment aimable et peut susciter chez l’homme un très grand amour. En effet, on mesure la vertu de celui qui aime en fonction de son amour : plus quelqu’un aime, plus il est considéré comme grand dans l’amour. Par le fait que l’homme aime Jésus selon la mesure avec laquelle il mérite d’être aimé, une véritable amitié peut s’établir entre lui et celui qui l’aime92. La bonté de Jésus se manifeste jusqu’à ce point, jusqu’à vouloir que l’homme puisse vraiment l’aimer comme lui est aimable. En effet, aimer est recherché pour l’acte lui-même d’aimer. Car tout acte d’une vertu est le bien de cette vertu. Donc tout acte d’amour est le bien de l’amitié93. On peut donc dire que Jésus aime notre amour. 91. Pour Aristote, il ne peut y avoir d’amitié entre Dieu et l’homme : « si l’un des amis est séparé par un intervalle considérable, comme par exemple Dieu est éloigné de l’homme, il n’y a plus d’amitié possible » (Éthique à Nicomaque, VIII, 9, 1159a4-5). 92. À ce propos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 10, 1159a33-36. Le passage est assez dense et compliqué, mais le commentaire de saint Thomas aide à mieux comprendre la subtilité du raisonnement du Stagirite (voir Thomas d’Aquin, Sententia libri Ethicorum, 1648-49). Une belle explication est aussi donnée dans Aristoteles ; René-AntoineGauthier et Jean-Yves Jolif, L’éthique à Nicomaque, Tome II : Commentaire. Deuxième partie. Livres VI-X, Publications universitaires, Louvain ; Béatrice-Nauwelaerts, Paris, 19702, p. 694. 93. Voir ST IIa.IIae, q. 27, a.1, ad. 2. 39 De plus, selon saint Augustin, chacun est tel qu’est son amour94 et le propre de l’amour est que l’objet aimé réagit sur ce qui aime de manière à le transformer à son image et à l’assimiler95. L’amour pour Jésus porte donc celui qui L’aime à être tel que Jésus. Ainsi parce que Jésus aime l’homme, Il le pousse à ne pas le laisser être haïssable tel que le péché le défigurait, mais à ressembler à celui qu’Il aime et qui L’aime. Pour que cela puisse se faire, il faut l’accueil de la grâce. C’est pourquoi Saint Thomas dit : « La grâce sanctifiante est en l'homme l’effet propre de la divine dilection. Or le propre de cette divine dilection semble être de donner à l'homme d'aimer Dieu. En effet, l'intention première de l'aimant est d'obtenir la réciprocité de l'amour de la part de celui qu’il aime, car l’effort de l'aimant est d'attirer à soi celui qu’il aime, et, s’il échoue, sa dilection s'évanouit. Par conséquent l’amour de Dieu chez l’homme est un effet de la grâce sanctifiante »96. Ce qui s’exprime à travers ces mots, c’est le désir de Dieu de s’unir à l’homme pour que l’homme soit uni à lui, car c’est l’essence même de l’amour que de tendre à une certaine union affective97. 94. Augustin, In Epistula Iohannis ad Parthos, II, II, 14 : Tenete potius dilectionem Dei, ut quomodo Deus est aeternus, sic et vos maneatis in aeternum: quia talis est quisque, qualis eius dilectio est. Terram diligis? terra eris. Deum diligis? quid dicam? deus eris? Non audeo dicere ex me, Scripturas audiamus: « Ego dixi: Dii estis, et filii Altissimi omnes » (Ps 81, 6). 95. Augustin, De Diversis Quaestionibus Octoginta Tribus, XXXV, 2 : Et quoniam id quod amatur, afficiat ex se amantem necesse est; fit ut sic amatum quod aeternum est, aeternitate animum afficiat. Quocirca ea demum vita beata quae aeterna est. Quid vero aeternum est quod aeternitate afficiat animum nisi Deus? Amor autem rerum amandarum caritas vel dilectio melius dicitur. Quare omnibus cogitationis viribus considerandum est saluberrimum illud praeceptum: « Diliges Dominum Deum tuum in toto corde tuo et in tota anima tua et in tota mente tua » (Mt 22, 37); et illud quod ait Dominus Iesus: « Haec est autem vita aeterna, ut cognoscant te solum verum Deum et quem misisti Iesum Christum » (Jn 17, 3). On peut aussi penser au fameux : amor meus pondus meus (Confess. 13, 9, 10) 96. CG III, 151. Gratia enim gratum faciens est in homine divinæ dilectionis effectus. Proprius autem divinæ dilectionis effectus in homine esse videtur quod Deum diligat. Hoc enim est præcipuum in intentione diligentis, ut a dilecto reametur: ad hoc enim præcipue studium diligentis tendit, ut ad sui amorem dilectum attrahat; et nisi hoc accidat, oportet dilectionem dissolvi. Igitur ex gratia gratum faciente hoc in homine sequitur, quod Deum diligat. - Nous nous permettons de nous poser la question suivante : la dilection dont Dieu aime l’homme peut-elle être dissoute ? 97. Cf. ST IIa.IIae., q. 27, a. 2, resp. : Importat enim quandam unionem secundum affectus amantis ad amatum, inquantum scilicet amans aestimat amatum quodammodo ut unum sibi, vel ad se pertinens, et sic movetur in ipsum. 40 Si l’aimant n’est pas aimé en retour par l’aimé, il ne pourra s’unir parfaitement avec lui. Le bien même de l’amour ne pourra être dispensé à la personne aimée qui l’obtient ou le reçoit seulement si celle-ci aime en retour. L’amour comme affirmation, comme vouloir le bien, est déjà un don et un bien. Cependant si je ne le reçois pas au moins de manière passive, je n’en verrai pas la positivité, et si je n’y réponds pas de manière active, c’est-à-dire si je ne l’aime pas à mon tour, je ne pourrai pas atteindre l’union avec cette personne qui est la fin de l’amour. Non seulement, mais je n’aurai pas l’amour. Or telle est la principale intention de l’aimant : que celui qui est aimé ai l’amour, nous l’avons déjà dit. Rien ne nous meut tant à aimer que de nous découvrir aimés98. On pourrait dire que Dieu aime notre amour, que le Père a donné son Fils, et que le Fils nous a tout donné pour l’amour de l’amour99. C’est à ceux qui aiment Jésus que le discours du chapitre 14 s’adresse, à ceux qui sont tristes du départ du Seigneur (Jn 14, 1)100 parce qu’ils se sont attachés à Lui. L’amour du Seigneur pour eux a suscité en eux un amour à son égard. C’est pourquoi le Seigneur, dans ce lieu d’intimité qu’est le cénacle, appelle ceux qui l’entoure « mes amis »101 (Jn 15, 14-15). Il se tourne vers ceux qui l’aiment en correspondance à son amour. Au-delà de l’amour de Dieu qui se manifeste dans la création et se répand sur toutes les créatures, les disciples dans le cénacle ont expérimenté par avance car cela s’accomplira sur la Croix l’amour le plus grand (Jn 15, 13), l’amour jusqu’au bout (Jn 13, 1). C’est pourquoi leurs cœurs sont attristés lorsque 98. Thomas d’Aquin, De rationibus fidei, c. V, n. 975 : Primo quidem, quia ex hoc maxime demonstratur quantum Deus diligat hominem, quod pro eius salute homo fieri voluit; nec est aliquid quod ad amandum magis provocet quam quod aliquis se cognoscat amari. 99. On peut comprendre dans cette perspective deux pétitions de Jésus : lorsqu’il demande à la samaritaine de lui donner à boire (Jn 4, 10 : Ἔρχεται γυνὴ ἐκ τῆς Σαµαρείας ἀντλῆσαι ὕδωρ. λέγει αὐτῇ ὁ Ἰησοῦς· δός µοι πεῖν·) et lorsqu’il crie sur la Croix « j’ai soif » (Jn 19, 28 : Μετὰ τοῦτο εἰδὼς ὁ Ἰησοῦς ὅτι ἤδη πάντα τετέλεσται, ἵνα τελειωθῇ ἡ γραφή, λέγει· διψῶ.). 100. Jn 14, 1 : Μὴ ταρασσέσθω ὑµῶν ἡ καρδία· (« Que votre coeur ne se trouble pas! ») Jn 15, 14-15 : ὑµεῖς φίλοι µού ἐστε ἐὰν ποιῆτε ἃ ἐγὼ ἐντέλλοµαι ὑµῖν. οὐκέτι λέγω ὑµᾶς δούλους, ὅτι ὁ δοῦλος οὐκ οἶδεν τί ποιεῖ αὐτοῦ ὁ κύριος· ὑµᾶς δὲ εἴρηκα φίλους, ὅτι πάντα ἃ ἤκουσα παρὰ τοῦ πατρός µου ἐγνώρισα ὑµῖν. (« Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande. Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. ») 101. 41 Jésus leur annonce son départ. Cet amour maintenant réciproque de celui qui aime Jésus peut devenir une réelle amitié avec Lui. Pourtant Jésus s’en va et là où Il va les disciples ne peuvent le suivre (cf. Jn 13, 33.36)102. Cela explique leur tristesse. Mais le Seigneur veut leur enseigner un nouveau mode de présence, plus humain et plus divin, plus intime en somme qui se fonde sur cet amour d’amitié. Il ne s’adresse plus au monde comme dans le livre des Signes, mais à ses disciples, qui ont cru en Lui, comme à ses amis. Quant à eux, ils peuvent éprouver la joie de l’amitié avec Dieu103. Non seulement d’être aimé de Jésus, mais de l’aimer en retour. C’est ainsi que l’amitié porte en elle le désir de partager la vie intime de l’autre, de vivre avec l’autre104. Qu’est-ce que cette vie intime ? Ce n’est pas seulement la joie de vivre avec l’ami des bons moments, les loisirs. C’est plus encore. Il s’agit plutôt d’une communion des esprits qui atteigne jusqu’à la conscience, jusqu’à la vie personnelle de chacun des amis, jusqu’à l’être de l’ami. La communion n’est pas le point de départ de l’amitié, mais le lieu où elle s’exprime et où elle s’épanouit. C’est pourquoi le premier désir de l’aimant envers l’aimé est de mieux connaître sa vie et son intimité, ce qu’il pense et ce qu’il désire. En quelque sorte cette connaissance lui est déjà donnée par l’amour. En effet, dans la connaissance Jn 13, 33.36 : τεκνία, ἔτι µικρὸν µεθ᾿ ὑµῶν εἰµι· ζητήσετέ µε, καὶ καθὼς εἶπον τοῖς Ἰουδαίοις ὅτι ὅπου ἐγὼ ὑπάγω ὑµεῖς οὐ δύνασθε ἐλθεῖν, καὶ ὑµῖν λέγω ἄρτι. (...) Λέγει αὐτῷ Σίµων Πέτρος· κύριε, ποῦ ὑπάγεις; ἀπεκρίθη [αὐτῷ] Ἰησοῦς· ὅπου ὑπάγω οὐ δύνασαί µοι νῦν ἀκολουθῆσαι, ἀκολουθήσεις δὲ ὕστερον. (« “Petits enfants, c'est pour peu de temps que je suis encore avec vous. Vous me chercherez, et comme je l'ai dit aux Juifs: où je vais, vous ne pouvez venir, à vous aussi je le dis à présent” (...) Simon-Pierre lui dit: “Seigneur, où vas-tu?” Jésus lui répondit: “Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; mais tu me suivras plus tard.” ») 102. 103. Sur le bonheur d’aimer nous nous permettons de citer von Hildebrand : « S’appliquent ici les mots de Goethe : “ Seule l’âme qui aime est heureuse” et, dit-il, “cependant, chère Lili, où trouverais-je le bonheur si je ne t’aimais pas !” ». Dietrich von Hildebrand, The nature of love, St. Augustine’s Press : Dietrich von Hildebrand Legacy Project, South Bend (IN), 2009, p. 227 : « The sayings of Goethe apply here: “Only the soul which loves is happy,” and, “Yet if I did not love you, Lili, where would I find my happiness?” » 104. Réflexion sur l’intimité dans Éthique à Nicomaque, IX, 12, 1171b 32-33 p. 769 du commentaire. Voir « Enfin une troisième union est un effet de l'amour. C'est l'union réelle que l'aimant recherche avec ce qu'il aime. Elle répond aux exigences de l'amour ; comme le rapporte Aristote: “Aristophane disait que ceux qui s'aiment, de deux qu'ils sont voudraient ne faire qu'un” ; mais parce que “ce serait alors la disparition des deux ou de l'un des deux”, ils recherchent la seule union qui convienne: celle de la vie en commun, de la conversation et autres relations semblables ». ST I-IIae, q. 28, a.1, ad. 2. 42 amoureuse, il y a une connaissance affective supérieure à la connaissance intentionnelle, parce qu’elle assimile l’aimant à la réalité aimée, telle qu’elle est en elle-même, dans son existence réelle, et non intentionnelle105. Ainsi déjà celui qui aime Jésus est uni à lui de manière toute particulière. Jésus devient pour celui qui l’aime un autre soi-même. Plus encore : celui qui aime Jésus cherche à s’unir réellement à lui. Comme l’aimé est présent à l’aimant, celui qui aime Jésus est présent en Lui. La connaissance par la connaturalité se meut dans la direction existentielle, vers les choses dans leur réalité concrète. C’est le type de connaissance de l’amour que les mystiques ont de Dieu. On pourrait aussi l’appeler connaissance personnelle forme normale de connaissance de nous-mêmes, des autres personnes et de toutes les choses qui ont une valeur pour nous106. Mais pour que cette connaissance puisse se déployer concrètement, il faut que l’aimé se fasse connaître et dévoile ce qu’il est à celui qui l’aime et que l’aimant s’y attache. Pour que nous puissions connaître Jésus, il fallait qu’Il nous fasse connaître qui Il est. III.2. IL GARDERA MA PAROLE Comment cela peut-il se faire ? Comment peut-on se faire connaître ? Comment exprimer ce que nous sommes ? La question contient déjà la réponse : il faut l’exprimer, il faut le dire, il faut le manifester. Ce sont nos paroles et nos gestes qui disent ce que nous sommes, même s’ils ne disent pas tout (parce que nous sommes humains et imparfaits et pour les limites de la connaissance...). Quant à Jésus, les Apôtres savent qu’il est le Saint de Dieu (Jn 6, 69), ils connaissent Jésus le Bon Pasteur (Jn 10, 14), ils ont cru à ses œuvres et croient donc que le Père est en Lui et Lui dans le Père (Jn 10, 38). Ils sont vraiment ses amis car tout 105. 106. Distinction due à la connaissance abstraite. Cf. Juan José Sanguineti, El conocimiento humano : una perspectiva filosófica, Palabra, Madrid, 2005, p. 134. 43 ce que Jésus a entendu de son Père, lui qui est dans le sein du Père (cf. Jn 1, 18), il le leur à fait connaître (cf. Jn 15, 15). Jésus a révélé à ses disciples les secrets de son cœur, les secrets de son intimité avec le Père, la vie intime qu’Il partage en tant que Verbe incréé avec le Père dans l’unité du Saint-Esprit de toute éternité dans la Trinité. Il est venu nous révéler le Père (Jn 1, 18), car lui connaît le Père et il garde sa parole (Jn 8, 55). Plus encore : sa parole n’est pas la sienne, mais du Père qui l’a envoyé (Jn 14, 24). Les disciples déjà ont observé la parole du Père, c’est Jésus qui le dit en Jn 17, 6 : « et eux, ils ont observé ta parole ». Le premier fruit de l’amour pour Jésus c’est de « garder sa parole ». Ce n’est plus de « garder les commandements » de Jésus (Jn 14, 15.21) dont il s’agit ici107. L’auteur semble attirer l’attention du lecteur en employant cette expression particulière : « garder ma parole »108. Ce changement de focalisation se confirme au verset suivant : « et la parole que vous écoutez n’est pas mienne, mais du Père qui m’a envoyé » (Jn 14, 24). En 107. Voir Johannes Beutler, Do not be afraid: The First Farewell Discourse in John’s Gospel (Jn 14), (orig. 1984) Peter Lang, Frankfurt am Main, 2011, p. 52-57. Cette expression n’est pas sans évoquer « ‫שמר‬ ‫» מצות‬, et les parallèles, très présent dans tout l’Ancien Testament et particulièrement dans le Deutéronome. Même si l’expression des LXX n’est pas exactement la même - « φυλάσσειν τὰ προστάγµατα », on peut penser que saint Jean fait référence à celle-ci. Le lien est d’autant plus frappant si on considère que le lien opéré par Jean entre « aimer Jésus » et « observer ses commandements » qui est le parallèle dans le Décalogue, dans le Deutéronome et ailleurs du lien entre « aimer Dieu » et « garder ses commandements ». Néanmoins, le changement de verbe par rapport aux LXX peut être vu comme un hasard ; ou alors comme une intention délibérée de l’auteur d’éveiller l’attention du lecteur sur le terme choisi. Il s’opère un décalage par rapport au sens plus simple et plus évident de l’expression dans l’Ancien Testament. 108. Von Wahlde fait observer contre Brown que « parole » n’est pas un synonyme de « commandement ». Ce mot fait précisément référence au message de Jésus, qui n’est pas le sien, mais celui du Père. Urban C. von Wahlde, The Gospel and Letters of John, Volume 2: The Gospel of John, Wm. B. Eerdmans, Grand Rapids, 2010, p. 645. Par ailleurs, c’est une bonne occasion d’ôter toute idée moraliste ou volontariste de l’amour pour Dieu. Nous aimons Dieu en glorifiant Dieu par notre vie de sainteté. Mais cela ne signifie pas que la vie morale est le seul focus de l’amour pour Dieu, parce qu’il y a aussi une aimante autodonation directe à Dieu, une pure réponse d’amour pour le Christ, une reconnaissance, puis une réponse pure dirigée vers Lui qui est remplie par l’amour. Il y a un danger de réduire l’amour de Dieu à l’obéissance ; cela serait une mauvaise compréhension de l’affirmation du Christ : « celui qui m’aime gardera mes commandements ». Parce que cette obéissance est le critère indispensable de l’amour pour Dieu comme son expression essentielle, nous ne devrions pas perdre de vue de la réponse adorante d’amour et du don béni de mon cœur par amour pour Dieu. L’amour pour Dieu est, malgré son lien ultime avec le thème moral, aussi la cause exemplaire, ou modèle, de tout amour de forme de la créature ; c’est la plus pure, la plue expressive réponse d’amour, l’ultime, absolue, totale donation de mon cœur, de mon moi le plus vrai. Ici le thème de l’amour comme tel atteint son maximum comme nous pouvons le voir du fait que l’intentio unionis atteint ici son maximum. Voir Von Hildebrand, The nature of Love, p. 242. 44 gardant la parole de Jésus, les disciples gardent donc la parole du Père, comme le Fils connait le Père et garde sa parole (Jn 8, 55). Lorsque celui qui est aimé est absent puisqu’il partira, il restera à ceux qui l’ont connu et côtoyé pour quelques temps le souvenir de sa « parole ». Si l’amitié pour exister doit être actée, vécue dans l’intimité de la présence de l’autre, sans quoi elle est en puissance, il faut que l’aimé s’il est absent puisse être présent d’une certaine manière. En effet, il faut que l’amour puisse être en acte ! Ce qui est principal c’est l’opération d’aimer et pas seulement la capacité109. Dans cette vie commune intime entre les amis a y une constante association et un échange d’idées. En ce sens, les hommes sont dits habitant les uns avec les autres de manière appropriée, pas comme des troupeaux qui se nourrissent ensemble, mais comme des êtres humains vivant une vie qui leur est propre110. Il faut vivre ensemble les moments de l’existence, en partageant les activités de l’ami, en ayant conscience de la présence de l’autre : c’est ce qu’il y a de plus propre à l’amitié111. Et par le convivere l’amitié augmente. En effet, grâce à la conversation exemplaire, en travaillant ensemble et en s’aimant, les amis se rendent meilleurs. Il faut donc pour que cette amitié avec Jésus croisse et continue de se déployer, que Jésus soit présent à ses amis. Mais si Jésus part, que reste-il à ceux qui l’aiment, à ses amis ? Sa « parole ». De même que la parole de Dieu reste dans le cœur de ceux en Israël qui la gardent comme signe du rapport entre Dieu et son peuple112, ainsi la « parole » de Jésus doit être gardée par ceux qui l’aiment comme signe de leur relation avec Lui. N’est-ce pas ce que font les amis ? Ils gardent les souvenirs de l’être aimé lorsqu’il est parti : lettres, objets, images... qui sont comme des signes de la présence de l’être aimé absent113. Et cet attachement à la parole est le 109. Thomas d’Aquin, Sententia libri Ethicorum, 1902. 110. Idem, 1910. 111. Idem, 1946-48. 112. N’est-ce pas pour cette raison que les deux tables de la Loi sont conservées dans l’arche d’Alliance qui est placée dans le Saint des Saints dans le Temple de Sion, le lieu de la présence de Dieu au milieu d’Israël ? 113. Johannes Beutler note qu’il est fort probable que le discours de Jésus lors de la Dernière Cène soit du type des discours d’adieu. Beutler, Do not be afraid, p. 18-21. Ce sont les dernières paroles de Jésus aux siens avant son départ, c’est comme son testament qu’il leur laisse. 45 lieu de la présence de Jésus au milieu de ses disciples. Après tous les signes qu’ils ont vu, après avoir contemplé la gloire du Seigneur, la parole qu’il a prononcée reste pour eux signe de sa présence au milieu d’eux, en eux. Les disciples correspondent ainsi à l’amour de Jésus pour eux par l’amour, par la parole qu’ils gardent en eux. Qu’est-ce que la « parole » de Jésus ? La première réponse que l’on peut donner est aussi la plus évidente : ce sont les paroles qu’il a dites comme résumées en une seule parole. C’est une manière de désigner au singulier toutes les paroles qu’il a prononcées. De même Moïse donne comme testament à Israël de conserver les paroles qu’il a lui-même reçues de Dieu. Cependant on voit la différence entre Moïse et Jésus : si le discours de Moïse se confond parfois dans le Deutéronome avec le discours de Dieu, il ne cesse de dire « parole du Seigneur », alors qu’ici Jésus s’approprie la parole tout en reconnaissant qu’elle n’est pas sienne. De plus, Jésus invite plusieurs fois à croire non pas seulement à ses paroles, mais aussi aux œuvres qu’il accompli de la part du Père (Jn 5, 20.36.9, 4.10, 25.32-33.37-38). C’est pourquoi, la parole ici ne désigne pas seulement les paroles que Jésus a prononcées, mais aussi ses gestes, car ils manifestent le Père114, ils sont aussi partie intégrante du message de Jésus. Si donc celui qui aime garde la parole, il garde cet amour du Père manifesté en Jésus par ses paroles et par les œuvres qu’il a accomplies. Avant de passer à l’étape suivante, on peut encore ajouter un une remarque à ce que nous venons de dire. Cette parole est sienne car il l’appelle « ma parole » et en même temps 114. On pourrait ici rappeler Dei Verbum 2 : « Il a plu à Dieu dans sa sagesse et sa bonté de se révéler en personne et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep 1,9) grâce auquel les hommes, par le Christ, le Verbe fait chair, accèdent dans l'Esprit-Saint, auprès du Père et sont rendus participants de la nature divine (cf. Ep 2,18 ; 2P 1,4). Dans cette révélation le Dieu invisible (cf. Col 1,15 ; 1Tm 1,17) s'adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu'à ses amis (cf. Ex 33,11 ; Jn 15,14-15), il s'entretient avec eux (cf. Ba 3,38) pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie. Pareille économie de la Révélation comprend des événements et des paroles (gestis verbisque) intimement unis entre eux, de sorte que les oeuvres, réalisées par Dieu dans l'histoire du salut, attestent et corroborent et la doctrine et le sens indiqués par les paroles, tandis que les paroles publient les oeuvres et éclairent le mystère qu'elles contiennent. La profonde vérité que cette Révélation manifeste, sur Dieu et sur le salut de l'homme, resplendit pour nous dans le Christ, qui est à la fois le Médiateur et la plénitude de toute la Révélation (cf. Mt 11,27 ; Jn 1,14 ; Jn 1,17 ; Jn 14,6 ; Jn 17,1-3 ; 2Co 3,16 ; 2Co 4,6 ; Ep 1,3-14) ». 46 elle n’est pas sienne car il déclare : « la parole que vous écoutez n’est pas mienne, mais du Père qui m’a envoyé ». Quel paradoxe ! Comment la parole de Jésus peut en même temps être la sienne et pas la sienne ? Comment comprendre l’affirmation parallèle de Jn 7, 16 : « ma doctrine n’est pas ma doctrine mais de celui qui m’a envoyé »115 ? En quel sens peut-on dire de la doctrine de Jésus qu’elle est la sienne et pas la sienne ? Jésus dit ailleurs : « car je ne parle de moi-même, mais le Père qui m’a envoyé c’est lui qui m’a donné le commandement quant à ce que je dis et ce dont je parle » (Jn 12, 49) et encore à Philippe : « tu ne crois pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, le Père qui demeure en moi fait son œuvre » (Jn 14, 10)116. À chaque fois que Jésus évoque ce qu’il dit, il renvoie au Père comme étant la source de ce qu’il dit, et pas seulement de ce qu’il dit mais de ce qu’il fait. Il reconnait lui-même qu’il n’en est pas la source tout en affirmant que c’est lui qui parle, que c’est lui qui agit. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait manifeste et révèle le Père, mais c’est bien lui qui parle et qui agit. Quel est le cœur de l’Évangile selon saint Jean ? Jean présente le noyau du message de Jésus comme étant la personne même de Jésus, et faisant ainsi il ne fait rien d’autre que faire le dernier pas d’un processus déjà sous-entendu, et, on peut le dire, justifié par le reste du Nouveau Testament. Rappelons-nous la première phrase de l’évangile : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu » (Jn 1, 1)117. Quelle est la parole du Père si ce n’est le Verbe ? Dans les traductions françaises il est usuel de distinguer entre le « Verbe » dans le Prologue de Saint Jean et la « parole » dans notre verset, mais c’est le même terme λόγος qui est employé. N’oublions pas qu’ici Jean est passé de l’expression « mes commandements » à « ma parole ». Or dans l’évangile de Jean, le terme λόγος acquiert une importance toute particulière grâce au premier verset du Prologue qui se 115. Jn 7, 6 : ἡ ἐµὴ διδαχὴ οὐκ ἔστιν ἐµὴ ἀλλὰ τοῦ πέµψαντός µε. Jn 14, 10 : οὐ πιστεύεις ὅτι ἐγὼ ἐν τῷ πατρὶ καὶ ὁ πατὴρ ἐν ἐµοί ἐστιν; τὰ ῥήµατα ἃ ἐγὼ λέγω ὑµῖν ἀπ᾿ ἐµαυτοῦ οὐ λαλῶ, ὁ δὲ πατὴρ ἐν ἐµοὶ µένων ποιεῖ τὰ ἔργα αὐτοῦ. 116. 117. Jn 1, 1 : Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. 47 prolonge en Jn 1, 14 « et le λόγος s’est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique plein de grâce et de vérité »118. Jésus, pour saint Jean, est le λόγος incarné, et tout l’évangile est configuré par ce fait. Pour les hommes, il y a une différence entre ce qu’ils sont et ce qu’ils ont, mais pour le Père c’est la même chose donner au Fils pour qu’il ait que de l’engendrer pour qu’il soit ; pour le Fils unique ce ne sont pas deux choses être et avoir : ce qu’il est lui-même c’est ce qu’il a119. Ainsi sa parole (λόγος) est ce qu’il est. Ce qu’il dit c’est lui-même, le Fils et le λόγος ne sont pas deux choses. « Le Christ étant Dieu-parmi-nous, comme Parole du Père, le dialogue de Dieu est arrivé à son sommet, car dans ce dialogue, il ne s’agissait pas tant, pour Dieu, de communiquer à l’homme une certaine quantité de vérités, que de se communiquer lui-même par sa Parole »120. Et cependant ce qu’il est lui-même n’est pas à lui. « Y a-t-il, en effet, quelque chose qui t’appartienne plus que toi-même ? Y a-t-il rien qui t’appartienne moins que toi-même, si tu tiens d’un autre ce que tu es ? » demande saint Augustin121. Il est lui-même le Fils, mais en tant que tel il est « du Père » et le Fils venant de Dieu le Père est Dieu. On pourrait donc penser que « garder la parole » pourrait signifier « garder le Fils »122. Ou comme le dit sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Vivre d’amour c’est te garder Toi-même Verbe incréé, Parole de Jn 1, 14 : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡµῖν, καὶ ἐθεασάµεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς µονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας. 118. Augustin, De Trinitate Ι, XII, 26 : sed ipsum dedisse ut haberet, genuisse est ut esset (...) sed hoc ipsum est, quod est id quod habet. Le français ne parvient pas à rendre la concision, la précision et la beauté du latin ! 119. 120. René Latourelle, Art. « Révélation », dans Catholicisme, t.XII, 1990, col. 1046-1118 (col. 1103). 121. Augustin, Tract. in Io., XXIX, 7 : Quid enim tam tuum quam tu?, et quod tam non tuum quam tu, si alicuius est quod es? Joseph Ratzinger (cf. Introduzione al Cristianesimo, Queriniana, Brescia, 2003, p. 146) commente de façon magistrale cette affirmation en montrant comment l’analyse exégétique de saint Augustin à la fois trinitaire et christologique devient une méditation sur la réalité humaine la plus concrète. 122. Edward Malatesta, Interiority and Covenant : A Study of einai en and menein en In the First Letter of Saint John, Biblical Institute Press, Rome, 1978, p. 115-117 : l’auteur, en commentant Jn 1, 10, se demande si on peut relire « sa parole n’est pas en nous » de manière personnelle. 48 mon Dieu »123. De plus, Jésus n’a-t-il pas dit plus haut : « je suis le chemin, la vérité et la vie »124 (Jn 14, 6) ? N’est-ce pas la même Vie dont on parlait dans le Prologue en l’appliquant au Verbe (Jn 1, 4-5)125 ? Or Jésus a dit lui-même : « si quelqu’un observe ma parole, il ne verra jamais la mort » (Jn 8, 51-52)126. Par opposition, cela signifie que celui qui garde la parole a en lui la Vie. Mais qu’est-ce que la Vie si ce n’est Jésus lui-même ? Si quelqu’un aime Jésus, il gardera sa parole. Ce n’est pas seulement sa parole qu’il aura en lui, mais la vie même de Jésus. Il gardera en Lui Jésus dans sa Personne qui est le Verbe du Père. Parce que Jésus est le logos divin, l’anamnèse de la communauté, et donc de chaque disciple, ne sera pas une nostalgie vide pour des temps passés, mais une rencontre vivante avec le Verbe de Dieu qui donne la vie127. N’avions-nous pas dit que celui qui aime est assimilé à la réalité aimé ? Et que le propre de l’amour est que l’objet aimé réagit sur ce qui aime de manière à le transformer à son image et à l’assimiler ? C’est vraiment ce qui se passe pour celui qui aime Jésus : si tu aimes le Fils, tu seras comme le Fils. En s’attachant à sa parole, celui qui aime Jésus découvre la vie intime de Jésus dans sa relation éternelle au 123. Thérèse de l’Enfant-Jésus, « Vivre d’amour » in Oeuvres complètes : textes et dernières paroles, Cerf et Desclée de Brouwer, Paris, 1996, p. 667. Elle commente elle-même dans une lettre à sa sœur Céline : « Garder la parole de Jésus, voilà l’unique condition de notre bonheur, la preuve de notre amour pour Lui. Mais qu’est-ce donc que cette parole ?... Il me semble que la parole de Jésus, c’est Lui-même... Lui Jésus, le Verbe, la Parole de Dieu !... Il nous le dit plus loin dans le même évangile de Saint Jean, priant son Père pour ses disciples Il s’exprime ainsi : “Sanctifiez-les par votre parole, votre parole est la vérité” ; en un autre endroit Jésus nous apprend qu’Il est la voie, la vérité, la vie. Nous savons donc quelle est la Parole que nous devons garder ; comme Pilate nous ne demanderons pas à Jésus : “Qu’est-ce que la Vérité ?” Nous la possédons, la Vérité. Nous gardons Jésus dans nos cœurs !... » (Idem, « LT 165 », p.498-499). 124. Jn 14, 6 : λέγει αὐτῷ [ὁ] Ἰησοῦς· ἐγώ εἰµι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή· Jn 1, 4-5 : ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων· καὶ τὸ φῶς ἐν τῇ σκοτίᾳ φαίνει, καὶ ἡ σκοτία αὐτὸ οὐ κατέλαβεν. 125. Jn 8, 51-52 : ἀµὴν ἀµὴν λέγω ὑµῖν, ἐάν τις τὸν ἐµὸν λόγον τηρήσῃ, θάνατον οὐ µὴ θεωρήσῃ εἰς τὸν αἰῶνα. Εἶπον [οὖν] αὐτῷ οἱ Ἰουδαῖοι· νῦν ἐγνώκαµεν ὅτι δαιµόνιον ἔχεις. Ἀβραὰµ ἀπέθανεν καὶ οἱ προφῆται, καὶ σὺ λέγεις· ἐάν τις τὸν λόγον µου τηρήσῃ, οὐ µὴ γεύσηται θανάτου εἰς τὸν αἰῶνα. 126. 127. Cf. Mary L. Coloe, God Dwells with Us: Temple Symbolism in the Fourth Gospel, Liturgical Press, Collegeville, 2001, p. 178 : « Because Jesus is the divine logos, the anamnesis of the community will not be an empty nostalgia for times past but a living encounter with the life-giving Word of God (Gn 1, 3 ; Jn 1, 3.5, 24) ». 49 Père comme Fils de toute éternité. Par l’amour pour Jésus et en gardant sa parole, nous sommes assimilés à la Personne du Fils, du Verbe Éternel. III.3. ET MON PÈRE L’AIMERA De même que Jésus garde la parole du Père parce qu’il aime le Père, ceux qui aiment Jésus gardent sa parole parce qu’ils l’aiment. Cependant cette parole n’est pas la sienne mais celle du Père. Or parce que Jésus garde la Parole du Père, le Père l’aime128. On peut donc en conclure le Père aimera ceux qui gardent la parole de Jésus en tant qu’elle est celle du Père. Il les aime comme il aime le Fils, parce que comme le Fils ils gardent ses paroles. Plus encore, en s’attachant au Fils, en aimant Jésus et en gardant sa parole, les disciples sont introduits dans la relation entre le Père et le Fils, ils participent à cette relation filiale. Le Père voit en nous le Fils dont nous participons : c’est l’amour qui créé la participation et non pas l’inverse. Et plus l’amour grandit, plus cette participation croît. Dans saint Jean, après le livre des Signes où est centrale la relation entre le Père et le Fils, ce qui est central ici c’est la relation entre le Fils, le Père et les croyants. La relation archétypale vécue entre le Père et le Fils, qui est ici affirmée comme relation finale entre Dieu et les hommes et qui doit se réaliser dans la Parole incarnée est maintenant déclarée être réalisée dans les disciples129. Par leur relation d’amour avec Jésus rendue possible par le départ du Christ et le don de l’Esprit-Saint, les disciples entrent dans ce courant d’amour qui unit de toute éternité le Père et le Fils. Saint Jean est ici concentré sur la mutualité des 128. On peut tirer cette affirmation de Jn 5, 20 (« le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait ») et de Jn 15, 9-10 (« comme moi j’ai gardé les commandements de mon Père et demeuré dans son amour »). 129. Dodd, The Interpretation, p. 397 : « the archetypal relation between Father and Son which is everywhere affirmed in the Book of Signs, and is there held forth as the final relation between God and men, to be realized through the incarnate Word - a relation which is knowledge, vision, mutual indwelling, the sharing of life - is now declared to be realized in the disciples ». 50 relations entre Père, Fils et croyants. Comme toutes les autres créatures, les chrétiens jouissent de l’amour du Père, en tant que chrétiens, en tant qu’unis au mystère du Christ par la Résurrection et le don de l’Esprit-Saint, ils sont entrés dans la même réciprocité d’amour qui unifie le Père et le Fils. Le croyant arrive ainsi au même but que Jésus. C’est pourquoi l’amour du Père est placé à cette position. Il n’est pas conditionné par l’amour des disciples, mais il est le point final du développement du thème de l’amour entre les croyants et Dieu ; l’amour du Dieu est expérimenté et vécu de manière nouvelle. Aimant Dieu le Fils, Parole du Père, nous nous transformons en Lui par la participation qu’il nous octroie de sa nature, devenu un avec lui nous participons alors de sa relation éternelle avec le Père. Le Père, source et origine de la Trinité, engendre le Fils en lui donnant tout sauf sa paternité, et le Fils est engendré par le Père et lui redonne tout dans un acte d’amour infini sauf sa filiation. Cet amour réciproque entre le Père et le Fils n’est autre que l’Esprit-Saint spiré par le Père avec le Fils. Tout ceci est exprimé dans saint Jean tout au long du livre des Signes130. Ayant connu la Parole par la Foi et l’aimant dans l’Esprit-Saint, les disciples participent de la vie intime qu’Il partage avec le Père. Par Lui, ils sont tournés vers le Père, ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν (« la Parole était tournée ver le Père » Jn 1, 1). Selon le prologue, le Fils est présenté comme un être relationnel tourné vers le Père. Dans leur participation à la Parole faite chair, ceux qui aiment Jésus sont rendus semblables à sa nature divine - καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος (« la Parole était Dieu » Jn 1, 1). Le Père aime celui qui aime Jésus et garde sa parole de l’amour éternel dont il aime le Verbe - la Parole. De même que le Père se complaît dans le Fils, ainsi le Père se complaît en celui qui aime Jésus. Dieu ne se contente pas de communiquer aux hommes ses dons depuis le haut, mais il veut leurs communiquer sa vie même, les faire participer de son intimité pour entrer dans une vraie relation de dialogue aimant avec eux, comme avec un ami, comme avec un fils que l’on aime et qui aime. 130. Voir à ce propos Feuillet, Le Mystère, p. 39-82. 51 Par l’amour du cœur de Jésus qui a soif d’amour, celui qui l’aime en retour est unit par Jésus à la familiarité divine, à l’unité de la vie trinitaire. Par le Christ et uni à Lui par cet amour réciproque, il peut alors regarder Dieu comme Jésus Lui-même le regarde : comme son Père. L’aimer comme Il L’aime, comme son Fils bien-aimé. L’amour pour Jésus devient le chemin par lequel on découvre le Père, on L’aime et on se découvre aimé par Lui de façon nouvelle. Toujours nouvelle parce que toujours nouveau, toujours plus pur est l’amour pour Jésus131. Avant de continuer, il nous parait important de souligner ici la logique interne qui sous-tend ces affirmations. En effet, on a bien remarqué dans les pages qui précèdent qu’il y a comme un fil qui porte du fait d’aimer Jésus au Père qui aime celui qui aime Jésus. III.4. ET NOUS VIENDRONS VERS LUI Si la première partie du verset pouvait être surprenante - le fait que le Père nous aime si nous aimons Jésus - la deuxième peut l’être encore plus. Ce n’est plus seulement Jésus qui vient et se manifeste à celui qui L’aime. Maintenant le Père et le Fils viennent vers celui qui est aimé du Père. Il pensait aller vers le Père, et voilà que le Père vient vers lui avec le Fils. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus le dit de façon merveilleuse dans le poème déjà cité : « C’est en T’aimant que j’attire le Père ». Comment est-il possible que le Père Lui-même soit attiré vers celui qui aime Jésus ? Le Père ne peut être envoyé, c’est lui qui envoie ! On ne parle jamais de mission du Père. Comment peut-on alors comprendre cette venue du Père avec le Fils ? Dans saint Jean, habituellement ce sont les personnes qui vont vers Jésus132, parce que le Père les attire (Jn 6, 44-45.65). Au chapitre 14, la venue de Jésus fait partie des promesses 131. 132. Philippe, Le mystère, p. 70-74. Sauf en Jn 1, 29 lorsque Jésus va vers Jean-Baptiste ; en Jn 6 quand Jésus vient vers les disciples en marchant sur les eaux, et en Jn 13, 6 au moment où Jésus s’approche de Pierre pour lui laver les pieds. Au chapitre 14 la venue de Jésus e 52 eschatologiques accordées aux disciples et à ceux qui L’aiment. Jésus part, mais il viendra de nouveau133. Mais saint Jean va ici plus loin dans le raisonnement : c’est avec le Père que Jésus viendra vers celui qui L’aime. En passant à la première personne du pluriel, Jésus inclut le Père dans sa venue vers celui qui l’aime134. Il précise ainsi que quand il parlait ici de sa venue, de son retour, il ne désignait ni les apparitions qui auront lieu entre la Résurrection et l’Ascension ni la Parousie finale135. Il a autre chose en tête. Par l’amour qui aime Jésus et qui garde sa parole, la venue du Père et du Fils s’opère comme un évènement eschatologique au milieu du monde136. Telle est la Parousie à laquelle saint Jean est intéressé et sur laquelle il concentre son attention, et celle du lecteur. Ce n’est pas un évènement lointain dans le passé ou inconnu dans le futur, mais cela advient dans le présent : « si quelqu’un m’aime ». Si le Père aime celui qui aime le Fils comme il aime le Fils, il s’établit entre celui qui aime le Fils et le Père un rapport circulaire, une réciprocité dans l’amitié qui est une participation de la relation qu’il y a entre le Fils et le Père. Or, dans leur vie de Foi, les croyants sont invités à reconnaître que le Fils est dans le Père et que le Père est dans le Fils (Jn 14, 10), que le Fils est en eux et eux dans le Fils137. Dans la pensée Johannique, les Chrétiens entrent dans la même réciprocité d’amour qui unie le Père et le Fils. Devenu un avec le Fils, le disciple entre dans la profondeur de cette communion intra-trinitaire qui existe entre le Père et le Fils, de cette κοινονια divine entre les Personnes de la Sainte Trinité. Pour Jn 14, 3 : καὶ ἐὰν πορευθῶ καὶ ἑτοιµάσω τόπον ὑµῖν, πάλιν ἔρχοµαι καὶ παραλήµψοµαι ὑµᾶς πρὸς ἐµαυτόν, ἵνα ὅπου εἰµὶ ἐγὼ καὶ ὑµεῖς ἦτε. (« Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez »). Jn 14, 18 : Οὐκ ἀφήσω ὑµᾶς ὀρφανούς, ἔρχοµαι πρὸς ὑµᾶς. (« Je ne vous laisserai pas orphelins. Je viendrai vers vous »). 133. 134. Dans la note 14 page 19, nous avons déjà parlé de la venue de l’Esprit-Saint chez les disciples qui aiment Jésus. Saint Augustin montre bien qu’il est impossible d’aimer Jésus sans avoir déjà l’Esprit-Saint. Estce que l’Esprit-Saint est inclus dans ce « nous » ? Il faudrait étudier la question en lien avec Jn 14, 15-17. Voir à ce propos Feuillet, Le Mystère, p. 66. 135. Barrett, The Gospel, p. 466. 136. Joseph Ratzinger, La mort et l’au-delà : Court traité d’espérance chrétienne, Fayard, Paris, 2005, édition revue et augmentée, p. 211. Jn 14, 20 : ἐν ἐκείνῃ τῇ ἡµέρᾳ γνώσεσθε ὑµεῖς ὅτι ἐγὼ ἐν τῷ πατρί µου καὶ ὑµεῖς ἐν ἐµοὶ κἀγὼ ἐν ὑµῖν (« Ce jour-là, vous reconnaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous »). 137. 53 cette raison, plus quelqu’un aime Jésus, plus il le connaît dans son mystère trinitaire, plus il est aimé du Père, plus alors le Père est attiré par lui, comme le Père est attiré par le Fils et est en Lui. On a dit plus haut que l’aimant est dans l’aimé. Si donc le Père aime celui qui aime Jésus, il est dans l’aimé comme l’aimant parce qu’il désire rejoindre l’intimité de celui-ci. Le Père est comme attiré par celui qu’il aime comme son Fils. On comprend mieux l’affirmation de saint Jean : « celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16). Celui que Jésus aime et qui aime Jésus en retour, est attiré dans la vie intime du Maître et son désir se porte toujours vers Lui comme vers l’Aimé de telle sorte qu’il demeure en Lui, comme Jésus demeure en celui qui l’aime. Et comme le Père est dans le Fils, le Père aussi est là où est le Fils. Là où l’une des Personnes de la Trinité est présente, toute la Trinité est présente. Encore une fois il faut rappeler l’unité de l’être et de l’agir dans la Trinité : si on nomme les Personnes séparément c’est pour qu’elle nous soient manifestées138. Donc si le Fils est présent, s’Il envoyé par le Père, alors le Père aussi est présent. C’est le principe de la circumincessio ou perichoresis. III.5. ET POUR NOUS NOUS FERONS CHEZ LUI NOTRE DEMEURE Nous arrivons à la fin de notre verset sur cette affirmation encore plus surprenante que la précédente : le Père et le Fils ne s’arrêtent pas à la porte du cœur de celui qui aime Jésus, mais ils y entrent, y pénètrent. Comment cela peut-il se faire ? « Ainsi parle le Seigneur : Le ciel est mon trône, et la terre l'escabeau de mes pieds. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, et quel pourrait être le lieu de mon repos ? » (Is 66, 1)139. Nous avons vu plus haut en étudiant le verbe employé ici que ce n’est pas celui qui aime qui édifie une demeure au Père et au Fils, 138. Pour indiquer la Trinité, les Personnes sont désignées selon leur nom propre (ou singulier) séparément ; mais on n’entend pas ainsi les séparer l’une des autres, à cause de l’unité de la Trinité et de l’unique substance et déité du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Augustin, De Trinitate, I, IX, 18-19. 139. Is 66, 1 : ‫נוּח ִתי׃‬ ָ ‫נוּ־לי וְ ֵאי־זֶ ה ָמקוֹם ְמ‬ ִ ‫אָרץ ֲהד ֹם ַרגְ ָלי ֵאי־זֶ ה ַביִת ֲא ֶשׁר ִתּ ְב‬ ֶ ‫אָמר יְ הוָ ה ַה ָשּׁ ַמיִם ִכּ ְס ִאי וְ ָה‬ ַ ‫כֹּה‬ 54 mais eux-mêmes édifient pour eux une demeure chez celui qui aime Jésus. L’expression est d’ailleurs précisément choisie. En employant παρ᾿ αὐτῷ l’auteur adopte une formule qui correspond à la métaphore : on habite chez quelqu’un140. C’est pour cela que la tradition théologique a pu parler plus tard d’inhabitation de la Trinité dans l’âme des croyants. Ce n’est pas un vocabulaire élaboré a posteriori, mais c’est une expression directement tirée du langage biblique. À la question des disciples de Jean-Baptiste « où demeures-tu ? » Jésus avait répondu « venez et vous verrez » (Jn 1, 38-39)141. Ils ont vu et ils ont cru que Jésus demeure dans le Père comme le Père demeure en Lui (Jn 14, 20). La présence de Dieu avec les hommes est déjà annoncée dans le prologue de saint Jean que nous avons déjà cité : Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡµῖν (Jn 1, 14)142. La promesse que Dieu avait faite dans l’Ancien Testament d’habiter avec son peuple se réalise ici dans la personne de Jésus qui devient le lieu de la présence de Dieu au milieu de son peuple143. Telle est l’expérience de foi bouleversante et fondamentale, au sens d’un nouveau fondement, qu’ont faite les Apôtres144 : καὶ ἐθεασάµεθα τὴν δόξαν αὐτοῦ, δόξαν ὡς µονογενοῦς παρὰ πατρός, πλήρης χάριτος καὶ ἀληθείας (Jn 1, 14 b)145. La tente ‫ משכן‬ou σκηνή de la rencontre dans le désert sur laquelle est descendue la ‫כבד‬, la gloire de Dieu146, est maintenant Jésus. Le Temple de Jérusalem, la 140. Lagrange, Jean, 389. Jn 1, 36-39 : καὶ ἐµβλέψας τῷ Ἰησοῦ περιπατοῦντι λέγει· ἴδε ὁ ἀµνὸς τοῦ θεοῦ. καὶ ἤκουσαν οἱ δύο µαθηταὶ αὐτοῦ λαλοῦντος καὶ ἠκολούθησαν τῷ Ἰησοῦ. στραφεὶς δὲ ὁ Ἰησοῦς καὶ θεασάµενος αὐτοὺς ἀκολουθοῦντας λέγει αὐτοῖς· τί ζητεῖτε; οἱ δὲ εἶπαν αὐτῷ· ῥαββί, ὃ λέγεται µεθερµηνευόµενον διδάσκαλε, ποῦ µένεις; λέγει αὐτοῖς· ἔρχεσθε καὶ ὄψεσθε. ἦλθαν οὖν καὶ εἶδαν ποῦ µένει καὶ παρ᾿ αὐτῷ ἔµειναν τὴν ἡµέραν ἐκείνην· ὥρα ἦν ὡς δεκάτη. 141. 142. Jn 1, 14 : « Et le Verbe s’est fait chair et il a planté sa tente parmi nous ». 143. Nous renvoyons à Coloe, God Dwells, p. 26-27.31-63. 144. Pour M. Coloe, dans saint Jean, c’est le symbole le plus apte à exprimer le mystère de la personne de Jésus et de la communauté chrétienne. Voir Coloe, God Dwells, p. 3. 145. Jn 1, 14b : et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. 146. On parle aussi souvent de la ‫ שכנה‬en araméen. Voir Coloe, God Dwells, p. 58-61. 55 maison de Dieu, la οἶκος τοῦ θεοῦ est maintenant la οἶκος τοῦ πατρός µου, la maison de mon Père, c’est-à-dire le corps de Jésus qui ressuscitera le troisième jour147. Nous pourrions continuer ainsi la liste longtemps avec d’autres passages du Quatrième Évangile en montrant que le symbolisme du Temple dans cet Évangile est central pour comprendre et connaître la figure de Jésus et de la communauté Chrétienne. Comme l’a montré Jean Daniélou, cette figure est aussi une des réalités essentielles de l’Écriture. Le mystère de la Présence de Dieu au milieu des hommes traverse toute l’histoire du peuple d’Israël pour s’accomplir en Jésus Christ et se prolonger dans l’Église jusqu’à la Parousie finale148. Mais si le Christ s’en va, où les disciples trouveront-ils la Présence de Dieu ? Comment se prolongera le Signe du Temple ? Comment vivre dans cette intimité avec Dieu telle qu’elle a été vécue par Jésus et expérimentée de l’extérieur par ceux qui l’ont vu, touché ou entendu149 ? C’est tout l’objet du discours de Jésus lors de la dernière Cène : une nouvelle intimité avec Lui, et par Lui avec le Père, leurs sera donnée grâce à son départ150. Avant qu’ils ne rejoignent Jésus qui est monté vers son Père et leur Père, vers son Dieu et leur Dieu (Jn 20, 17)151, là où il a été leur préparer une place, la communauté est déjà sur cette terre la « maison 147. Voir Coloe, God Dwells, p. 65-84. 148. À ce propos, on pourra lire avec profit la splendide méditation du Cardinal Daniélou sur le Temple dans Jean Daniélou, Le signe du Temple, ou De la présence de Dieu, Gallimard, Paris, 194217, spécialement la préface p. 7-8. 1 Jn 1, 1-4 : Ὃ ἦν ἀπ᾿ ἀρχῆς, ὃ ἀκηκόαµεν, ὃ ἑωράκαµεν τοῖς ὀφθαλµοῖς ἡµῶν, ὃ ἐθεασάµεθα καὶ αἱ χεῖρες ἡµῶν ἐψηλάφησαν περὶ τοῦ λόγου τῆς ζωῆς - καὶ ἡ ζωὴ ἐφανερώθη, καὶ ἑωράκαµεν καὶ µαρτυροῦµεν καὶ ἀπαγγέλλοµεν ὑµῖν τὴν ζωὴν τὴν αἰώνιον ἥτις ἦν πρὸς τὸν πατέρα καὶ ἐφανερώθη ἡµῖν - ὃ ἑωράκαµεν καὶ ἀκηκόαµεν, ἀπαγγέλλοµεν καὶ ὑµῖν, ἵνα καὶ ὑµεῖς κοινωνίαν ἔχητε µεθ᾿ ἡµῶν. καὶ ἡ κοινωνία δὲ ἡ ἡµετέρα µετὰ τοῦ πατρὸς καὶ µετὰ τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ Ἰησοῦ Χριστοῦ. καὶ ταῦτα γράφοµεν ἡµεῖς, ἵνα ἡ χαρὰ ἡµῶν ᾖ πεπληρωµένη. (« Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché du Verbe de vie ; - car la Vie s'est manifestée : nous l'avons vue, nous en rendons témoignage et nous vous annonçons cette Vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui nous est apparue - ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, afin que vous aussi soyez en communion avec nous. Quant à notre communion, elle est avec le Père et avec son Fils Jésus Christ. Tout ceci, nous vous l'écrivons pour que notre joie soit complète »). 149. 150. Coloe, God Dwells, p. 157 : « In the context of a final meal among his friends (15, 15) Jesus will speak of a new depth of intimacy only possible through his departure ». 151. Jn 20, 17 : ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα µου καὶ πατέρα ὑµῶν καὶ θεόν µου καὶ θεὸν ὑµῶν. 56 de son Père » où il y a de nombreuses demeures - µοναὶ πολλαί152. Ces nouvelles relations avec le Père, le Fils et l’Esprit-Saint se concrétisent dans notre verset. Car la promesse de Dieu de s’établir un sanctuaire au milieu de son peuple n’est pas seulement rappelée et accomplie par « le Verbe qui a planté sa tente » (Jn 1, 14), mais aussi par la Trinité qui se fait une une demeure - µονή - en celui qui aime Jésus (Jn 14, 23). C’est ici que s’accomplit la promesse d’Ézéchiel : « ma demeure sera sur eux et je serai leur Dieu et ils seront mon peuple » (Ez 37, 27)153. Aux nouvelles relations entre Dieu et son peuple, correspond le don de la demeure de Dieu au milieu du peuple. Par rapport à la tradition précédente, Ézéchiel et Jérémie symbolisent la Nouvelle Alliance non plus dans le culte du Temple fait de mains d’hommes, mais par le cœur humain quand Dieu mettra sa Loi dans leur cœur, et alors Dieu sera leur Dieu et le peuple sera son peuple (cf. Jer 31, 31-33154). Le cœur de pierre sera remplacé par le cœur de chair et par le don de l’Esprit. Alors Dieu établiera son Jn 14, 2-3 : ἐν τῇ οἰκίᾳ τοῦ πατρός µου µοναὶ πολλαί εἰσιν· εἰ δὲ µή, εἶπον ἂν ὑµῖν ὅτι πορεύοµαι ἑτοιµάσαι τόπον ὑµῖν; καὶ ἐὰν πορευθῶ καὶ ἑτοιµάσω τόπον ὑµῖν, πάλιν ἔρχοµαι καὶ παραλήµψοµαι ὑµᾶς πρὸς ἐµαυτόν, ἵνα ὅπου εἰµὶ ἐγὼ καὶ ὑµεῖς ἦτε (« Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures; sinon, je vous l'aurais dit; je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé et que je vous aurai préparé une place, à nouveau je viendrai et je vous prendrai près de moi, afin que, là où je suis, vous aussi, vous soyez »). Voir Coloe, God Dwells, p. 162s. Contre Mc Caffrey (cf. James McCaffrey, The House with Many Rooms: The Temple Theme of Jn 14:2-3, Pontificio istituto biblico, Roma, 1987), l’auteur ne pense que les verset 1-3 s’appliquent aux demeures divines célestes où les croyants habiteront dans un lointain futur, mais qu’il s’agit plus ici d’un mouvement descendant de Dieu qui vient demeurer avec les croyants. Avec Aune (cf. David E. Aune, The cultic setting of realized eschatology in early Christianity, E.J. Brill, Leiden, 1972) elle défend que la maison du Père désigne la communauté. Il est intéressant de noter ici que le terme οἰκία a la même extension qu’en français : il ne désigne pas seulement la maison comme édifice physique, mais aussi la maison en tant que famille. On dit par exemple « la maison de Savoie ». 152. 153. 154. Ez 37, 27 : ‫יוּ־לי ְל ָעם‬ ִ ‫הים וְ ֵה ָמּה יִ ְה‬I‫א‬ ִ ‫יתי ָל ֶהם ֵל‬ ִ ִ‫יהם וְ ָהי‬ ֶ ‫וְ ָהיָ ה ִמ ְשׁ ָכּנִ י ֲע ֵל‬ Jer 31, 31-33 : « Voici venir des jours - oracle du Seigneur - où je conclurai avec la maison d'Israël (et la maison de Juda) une alliance nouvelle. Non pas comme l'alliance que j'ai conclue avec leurs pères, le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du pays d'Egypte - mon alliance qu'eux-mêmes ont rompue bien que je fusse leur Maître, oracle du Seigneur ! Mais voici l'alliance que je conclurai avec la maison d'Israël après ces jours-là, oracle du Seigneur. Je mettrai ma Loi au fond de leur être et je l'écrirai sur leur coeur. Alors je serai leur Dieu et eux seront mon peuple ». ‫הוּדה ְבּ ִרית ֲח ָד ָשׁה׃ לֹא‬ ָ ְ‫ת־בּית י‬ ֵ ‫ת־בּית יִ ְשׂ ָר ֵאל וְ ֶא‬ ֵ ‫יָמים ָבּ ִאים נְ ֻאם־יְ הוָ ה וְ ָכ ַר ִתּי ֶא‬ ִ ‫ִהנֵּ ה‬ ‫יתי וְ אָנ ִֹכי ָבּ ַע ְל ִתּי ָבם נְ ֻאם־יְ הוָ ה׃‬ ִ ‫ת־בּ ִר‬ ְ ‫ר־ה ָמּה ֵה ֵפרוּ ֶא‬ ֵ ‫הוֹציאָם ֵמ ֶא ֶרץ ִמ ְצ ָריִם ֲא ֶשׁ‬ ִ ‫יקי ְביָ ָדם ְל‬ ִ ִ‫בוֹתם ְבּיוֹם ֶה ֱחז‬ ָ ‫ת־א‬ ֲ ‫ַכ ְבּ ִרית ֲא ֶשׁר ָכּ ַר ִתּי ֶא‬ ‫יתי ָל ֶהם‬ ִ ִ‫ל־ל ָבּם ֶא ְכ ֲתּ ֶבנָּ ה וְ ָהי‬ ִ ‫ת־תּוֹר ִתי ְבּ ִק ְר ָבּם וְ ַע‬ ָ ‫אַח ֵרי ַהיָּ ִמים ָה ֵהם נְ ֻאם־יְ הוָ ה נָ ַת ִתּי ֶא‬ ֲ ‫ת־בּית יִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ֵ ‫ִכּי זֹאת ַה ְבּ ִרית ֲא ֶשׁר ֶא ְכר ֹת ֶא‬ ‫יוּ־לי ְל ָעם׃‬ ִ ‫הים וְ ֵה ָמּה יִ ְה‬I‫א‬ ִ ‫ֵל‬ 57 sanctuaire au milieu de son peuple155. Dans la tradition sapientielle156, on retrouve ce même accent sur l’intériorité de la Torah et de la Sagesse pour trouver la communion avec Dieu. Mais tout cela ne pourra se faire que parce que l’Esprit de Dieu sera donné au peuple pour qu’il vive selon les lois de Dieu, les observe et les mette en pratique157. Dans ces textes, il y a donc un lien clair entre le don de l’Esprit de Dieu qui rendra capable les Israelites de marcher selon la Nouvelle Alliance et d’accomplir les commandements intérieurement avec l’édification de la demeure de Dieu au milieu de son peuple. Or il a été montré par E. Malatesta158 que la théologie johannique de la première lettre de Saint Jean sur l’inhabitation divine chez les croyants reprend les thèmes de la théologie de la Nouvelle Alliance promise dans l’Ancien Testament. Il semble qu’il en soit de même pour notre verset159. En effet, nous avons nous-mêmes vu que c’est par l’Esprit Saint qu’il est possible d’aimer Jésus, et encore par l’Esprit que celui qui aime Jésus peut s’attacher de tout son cœur à sa parole et à Lui comme Parole du Père. En gardant la Parole, celui qui aime Jésus est à son tour aimé du Père et alors le Père et le Fils viennent vers lui, et se font pour eux une demeure en lui. Saint Jean se sert ainsi de la théologie de la Nouvelle Alliance et du Deutéronome en particulier, et en général de toute la théologie de l’Ancien Testament, mais il lui donne une toute nouvelle dimension. Il montre ainsi que les promesses ont été réalisées et en même temps qu’elles ont été réinterprétées à la lumière de l’Incarnation du Logos. Ce 155. Ez 37, 27 : « Et les nations sauront que je suis Yahvé qui sanctifie Israël, lorsque mon sanctuaire sera au milieu d'eux à jamais ». ‫עוֹלם׃‬ ָ ‫תוֹכם ְל‬ ָ ‫וְ יָ ְדעוּ ַהגּוֹיִם ִכּי ֲאנִ י יְ הוָ ה ְמ ַק ֵדּשׁ ֶאת־יִ ְשׂ ָר ֵאל ִבּ ְהיוֹת ִמ ְק ָדּ ִשׁי ְבּ‬ 156. Coloe, God Dwells, p. 55. 157. Ez 36, 25-28 : « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures je vous purifierai. Et je vous donnerai un coeur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j'ôterai de votre chair le coeur de pierre et je vous donnerai un coeur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes coutumes. Vous habiterez le pays que j'ai donné à vos pères. Vous serez mon peuple et moi je serai votre Dieu ». ‫יכם ַמיִם‬ ֶ ‫וְ זָ ַר ְק ִתּי ֲע ֵל‬ ‫ת־לב‬ ֵ ‫רוּח ֲח ָד ָשׁ ֶא ֵתּן ְבּ ִק ְר ְבּ ֶכם וַ ֲה ִסר ִֹתי ֶא‬ ַ ְ‫יכם ֲא ַט ֵהר ֶא ְת ֶכם׃ וְ נָ ַת ִתּי ָל ֶכם ֵלב ָח ָדשׁ ו‬ ֶ ‫לּוּל‬ ֵ ִ‫וּמ ָכּל־גּ‬ ִ ‫יכם‬ ֶ ‫אוֹת‬ ֵ ‫וּט ַה ְר ֶתּם ִמכֹּל ֻט ְמ‬ ְ ‫הוֹרים‬ ִ ‫ְט‬ ‫ישׁ ְב ֶתּם‬ ַ ִ‫יתם׃ ו‬ ֶ ‫וּמ ְשׁ ָפּ ַטי ִתּ ְשׁ ְמרוּ וַ ֲע ִשׂ‬ ִ ‫ר־בּ ֻח ַקּי ֵתּ ֵלכוּ‬ ְ ‫יתי ֵאת ֲא ֶשׁ‬ ִ ‫ת־רוּחי ֶא ֵתּן ְבּ ִק ְר ְבּ ֶכם וְ ָע ִשׂ‬ ִ ‫ָה ֶא ֶבן ִמ ְבּ ַשׂ ְר ֶכם וְ נָ ַת ִתּי ָל ֶכם ֵלב ָבּ ָשׂר׃ וְ ֶא‬ ‫הים׃‬I‫א‬ ִ ‫יתם ִלי ְל ָעם וְ אָנ ִֹכי ֶא ְהיֶ ה ָל ֶכם ֵל‬ ֶ ִ‫יכם וִ ְהי‬ ֶ ‫אָרץ ֲא ֶשׁר נָ ַת ִתּי ַל ֲאב ֵֹת‬ ֶ ‫ָבּ‬ 158. Voir Malatesta, Interiority and Covenant. 159. Voir Beutler, Do not be afraid, p. 52.57.70. 58 n’est pas seulement le peuple en son ensemble au-milieu duquel Dieu habite, mais la Trinité fait sa propre demeure au-milieu, au cœur de celui qui l’aime, chez lui. Chaque croyant recevra individuellement la visite de la Trinité qui viendra s’établir en lui : voilà la promesse finale qui s’accomplit dans la Trinité qui vient se faire une demeure en celui-ci. De même qu’aimant la Vierge d’Israël Dieu avait décidé de la reconstruire, de même aimant celui qui aime Jésus, la Trinité se construit une demeure chez celui-ci. C’est la suite du verset de Jérémie 31, 3 que saint Thomas avait cité pour défendre la priorité de l’amour divin160 qui se prolonge ainsi : « De nouveau je te bâtirai et tu seras rebâtie, vierge d'Israël. De nouveau tu te feras belle, avec tes tambourins, tu sortiras au milieu des danses joyeuses » (Jer 31, 4)161. En vertu de l’amour réciproque d’amitié entre Dieu et son peuple, entre Dieu et celui qui aime Jésus, l’inhabitation mutuelle qui existe de toute éternité entre le Père et le Fils est réalisée chez les croyants. Le Fils est dans le Père et le Père est dans le Fils, ainsi les disciples sont dans le Fils et le Fils dans les disciples (Jn 14, 11.20) par l’amour qui s’est établit entre Lui et ses disciples. C’est par l’amour mutuel entre le Fils et le croyant que la Trinité peut établir sa demeure. Celui qui croit en Jésus se trouve déjà dans la « maison de son Père » et jouit ainsi de tous les biens qui s’y trouvent. Tout ce qui est à Jésus est à eux, même le Père. Son Père est devenu leur Père (Jn 20, 17). Plus encore, celui qui aime Jésus est aimé du Père et le Père et le Fils viennent se faire une demeure pour eux en lui. Pourquoi ? Parce qu’ils sont attirés par cet amour d’amitié vécu dans l’Esprit-Saint. Au plus intime de celui qui est aimé par le Père, le Père et le Fils viennent se faire pour eux une demeure. Et le terme de « demeure » offre à cette habitation une certaine idée de stabilité. Ce n’est pas seulement un venir ou un passage de la Trinité, mais c’est quelque chose qui demeure dans l’amour. 160. 161. Cf. p. 18. Jer 31, 4 : ‫ וְ יָ ָצאת ִבּ ְמחוֹל ְמ ַשׂ ֲח ִקים‬Y ִ‫תוּלת יִ ְשׂ ָר ֵאל עוֹד ַתּ ְע ִדּי ֻת ַפּי‬ ַ ‫ וְ נִ ְבנֵ ית ְבּ‬Y ֵ‫עוֹד ֶא ְבנ‬. Il serait intéressant d’étudier la fin de ce verset en lien avec le Ps 42/43. Le psalmiste se souviens de lorsqu’il montait en pèlerinage parmi les chants et les danses au Temple du Seigneur. Ce psaume a été judicieusement relu par Beutler comme une des sources de Jn 14, 1-2. Beutler, Do not be afraid, p. 26-42. 59 Vivant d’amour, nous attirons l’amour du Père, nous contemplons la Trinité venir en nous et se faire une demeure en nous. Les amis désirent naturellement vivre ensemble, et seulement dans cette intimité de vie l’amitié peut croître. Comme nous ne pouvons encore vivre pleinement dans la Trinité, la Trinité vient habiter et vivre en nous. Elle nous communique son unité, sa vie, sa joie éternelle162. Ce n’est que le prolongement de l’amour du Père, source et origine de toute la Trinité. Car l’amour rend possible la communication de l’intimité, en tant qu’il permet à l’aimant d’enter vraiment dans la personne aimée, chez elle dirait saint Jean. Établissant sa demeure en nous, la Trinité donne à celui qui est aimé du Père de demeurer dans l’amour de la Trinité. L’amour n’est pas un acte transitoire ou isolé, mais un état, un acte qui demeure établissant celui qui est habité dans cet amour. Cela sera dit d’une autre façon dans la prière sacerdotale de Jésus au chapitre 17 : « et la gloire que tu m’as donnée je leur ai donnée pour qu’ils soient un comme nous sommes un. Moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient accomplis dans l’unité pour que le monde sache que tu m’a envoyé et que tu les a aimés comme tu m’a aimé » (22-23)163. On retrouve ici le même mouvement que dans notre verset : par la présence de la gloire ou de l’amour qui sont des manières de désigner l’Esprit-Saint dans le Quatrième Évangile164, Jésus le Verbe Incarné est présent dans les disciples, et ainsi le Père les aime et vient avec son Fils en eux. L’union stable, fruit de cette réciprocité d’amour, ressemble à l’unité substantielle. L’unité étant une propriété transcendantale de l’être - l’être est un avec soi-même, l’amour comme facteur d’unité s’inscrit donc dans ce qu’il y a de plus propre de la réalité, en son être même. 162. ST IIa-IIae, q. 23, a. 1, resp. : Cum igitur sit aliqua communicatio hominis ad Deum secundum quod nobis suam beatitudinem communicat, super hac communicatione oportet aliquam amicitiam fundari. « Donc puisqu’il y a une certaine communication de l’homme avec Dieu par le fait qu’il nous rend participant de sa béattidude, il faut qu’une certaine amitié se fonde sur cette communication ». Jn 17, 22-23 : κἀγὼ τὴν δόξαν ἣν δέδωκάς µοι δέδωκα αὐτοῖς, ἵνα ὦσιν ἓν καθὼς ἡµεῖς ἕν· ἐγὼ ἐν αὐτοῖς καὶ σὺ ἐν ἐµοί, ἵνα ὦσιν τετελειωµένοι εἰς ἕν, ἵνα γινώσκῃ ὁ κόσµος ὅτι σύ µε ἀπέστειλας καὶ ἠγάπησας αὐτοὺς καθὼς ἐµὲ ἠγάπησας. 163. 164. « L’Esprit-Saint est la Gloire, et c’est lui le ferment de l’unité: de l’unité entre le Père et le Fils, entre le Fils et la Chair, entre les hommes et le Fils, des hommes entre eux ». Matthieu Cassin, Gregoire de Nysse : la bible dans la construction de son discours, Brepols, Paris, 2008, p. 37-38. 60 Celui qui aime Jésus possède sans retour le Verbe incréé, aimé du Père il attire à lui la Trinité qui établit sa demeure en lui et devient comme prisonnière de son amour165. Il découvre alors en son être même que l’unité de la Trinité, unité d’amour, demeure en lui. De même que le Père est présent dans le Fils et que le Fils est présent dans le Père unis dans la communion de l’Esprit d’amour - c’est ce qu’on appelle la circumincessio ou la περιχωρεσις le Père et le Fils sont présents chez celui qui aime Jésus et est aimé du Père. L’être de celui qui aime Jésus est habité dans son unité par la Trinité Une. Ma demeure n’est plus ma demeure, mais celle de la Trinité. En moi, au plus profond de moi, je ne suis plus seul mais je me découvre habiter par la Trinité, plus intime à moi-même que moi-même. « Rentres en toimême : c’est dans l’homme intérieur qu’habite la Vérité »166. « Que ce qui est absolument premier ce soit les personnes, que cette communion des personnes soit le fond même, l’archétype de toute réalité, ce à quoi tout par conséquent doit se configurer, est le fond même de la révélation chrétienne. Nous comprenons pourquoi la communion humaine est suspendue à la communion trinitaire »167. Au lieu de soi, dans son intimité propre, celui qui aime Jésus découvre qu’il est emporté là où est Jésus, il se trouve là où est Jésus : dans le sein de la Trinité, dans une communion éternelle avec le Père dans l’Esprit. La Trinité devient alors le cœur, la vie de celui qui aime Jésus, par ce même amour qu’il a pour Jésus. C’est par l’amour pour Jésus que le disciple se conforme à cet archétype. Son moi n’est plus seulement moi car les trois Personnes de la Trinité y demeurent, il est « moi » en tant qu’il est en relation avec la Trinité. Vivre d’amour c’est ne plus avoir comme fond sa propre personne, mais trouver en soi-même, au plus intime de soi-même, la Trinité d’Amour qui ne cesse de se donner à celui qui aime Jésus, qui l’attire dans cet éternel circularité, échange d’amour. L’être le plus grand n’est pas seul ou solitaire, il est personnel et parce que personnel il est en relation. 165. Thérèse de l’Enfant-Jésus, « Vivre d’amour », Oeuvres, p. 667. 166. In interiore homine habitat Trinitas. S. Augustinus, De vera religione, XLIX, 72. 167. Jean Daniélou, La trinité et le mystère de l’existence, Desclée de Brouwer, Bruges, 19682, p. 53. CONCLUSION L’analyse syntaxique serrée des versets 21-23 nous a permis de saisir l’aspect réellement paradoxal des affirmations mises sur les lèvres de Jésus lors du discours de la Dernière Cène. En effet, l’auteur du Quatrième Évangile laisse supposer qu’il faut aimer Jésus pour être aimé du Père. Nous avons vu que cela serait en contradiction avec le reste de la théologie johannique qui reconnait la priorité de l’agape divine sur l’amour humain. En parcourant l’histoire des commentaires à ce passage de l’Évangile selon saint Jean, aucune solution grammaticale à ce sujet ne s’est faite jour. Les commentateurs ont tous privilégié une approche théologique à la résolution du problème. Si toutes les solutions théologiques ne reconnaissent pas forcément de difficulté, chaque commentaire présente à sa manière la relation entre ces deux amours et nous aide à envisager la question selon les points de vue des différents auteurs. Le parcours historique ne reste donc pas cantonné dans la deuxième partie comme un dépoussiérage de vieux livres à la recherche d’une solution déjà trouvée, mais est présente comme en arrière-fond dans la troisième partie pour nous aider à trouver une piste de résolution. Dans cette tentative de résolution que nous proposons ici, il nous a semblé opportun d’analyser le verset petit à petit en suivant la progression de la pensée dans chaque proposition. Le risque pouvait être d’en perdre la vue d’ensemble, mais l’avantage était de bien comprendre le passage de l’amour pour Jésus jusqu’à l’édification de la demeure par la Trinité. Il ne fallait oublier aucune des étapes parcourues. En effet, nous nous étions proposés 62 au-début de notre recherche de comprendre quel est le type de rapport qui existe entre l’amour pour Jésus et l’amour du Père : peut-on vraiment dire que l’amour du Père soit conséquence de l’amour pour Jésus ? Or il s’est avéré qu’en étudiant à fond la proposition insérée entre les deux propositions « il gardera ma parole » nous avons découvert qu’elle aidait à comprendre la relation réciproque qui existe entre le Père et les fils qui aiment le Verbe incarné. De même, en nous arrêtant sur la précision de l’évangéliste « et nous viendrons vers lui » nous avons compris l’importance de ce passage avant l’établissement de la demeure. Cette proposition aide en effet à insister sur la croissance de ce processus d’amour et d’édification. Ce n’est pas un état fini, mais c’est quelque chose qui ne cesse de croître avec l’amour réciproque toujours en acte dans l’Esprit entre les fils et le Père. On a comme l’impression d’un mouvement de la Trinité vers celui qui est aimé du Père. Non pas que cet amour soit statique, mais qu’il porte la Trinité vers celui que le Père aime. C’est donc l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’œuvre accomplie par Jésus qui permet à ceux qui croient en Lui de répondre par l’amour. Par l’amour, la relation avec Jésus se fait amitié, et en elle permet de découvrir les secrets de sa vie intime avec le Père comme Parole Éternelle, Verbe Incréé. Par l’amour, toujours, celui qui aime est ainsi rendu participant de cette relation réciproque entre le Père et le Fils, et est aimé du Père du même amour que le Père aime le Fils. Il rentre ainsi dans la réciprocité, dans la circularité d’amour qui s’échange entre le Père et le Fils. Aimé du Père, il l’attire jusqu’à lui, jusqu’en son cœur et la Trinité ne cesse de se donner à lui dans cet élan d’amour qui ne cesse de grandir. Comme une course en avant où les amants ne cessent d’aller toujours plus l’un vers l’autre. Mais déjà, avant même que soit parfaitement accomplie cette union, avant de contempler parfaitement le Fils (cf. 1 Jn 3, 2)168, la Trinité s’édifie pour elle en lui une demeure. 1 Jn 3, 2 : ἀγαπητοὶ νῦν τέκνα θεοῦ ἐσµεν, καὶ οὔπω ἐφανερώθη τί ἐσόµεθα. οἴδαµεν ὅτι ἐὰν φανερωθῇ, ὅµοιοι αὐτῷ ἐσόµεθα, ὅτι ὀψόµεθα αὐτόν, καθώς ἐστιν. (« Bien-aimés, dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, et ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que lors de cette manifestation nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est »). 168. 63 De façon surprenante, ce verset montre que l’amour pour Dieu chez saint Jean ne conditionne pas l’amour divin. Au contraire, l’amour divin est tellement grand qu’il veut susciter une réponse d’amitié chez l’homme pour pouvoir se donner pleinement et toujours d’avantage à lui, et en même temps d’une manière toute nouvelle. C'est dans cette alliance réciproque entre l’homme et Dieu que celui-ci peut s’édifier une demeure chez l’homme, que la promesse de la présence de Trinité avec l’homme peut se donner de façon inattendue, inespérée : chez lui. Il ne faudrait pas croire que cela ôte au Seigneur la place centrale qu’Il occupe dans l’Histoire. Au contraire, il n’y a pas d’autre chemin pour aller vers le Père que d’aimer Jésus. Ces lignes de saint Jean nous ont enseigné de façon bouleversante qu’en aimant Jésus l’homme attire le Père et fait chez lui l’expérience de la Trinité, dans la nuit de la Foi et dans la lumière de la Charité. BIBLIOGRAPHIE SOURCES Biblia Hebraica Stuttgartensia, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 19907. Novum Testamentum Graece : Édition en grec (Nestle, Eberhard; Nestle, Erwin; Aland, Kurt), Deutsche Bibelgesellschaft, Stuggart, 201228. Septuaginta, ed. Alfred Rahlfs, ed. altera Robert Hanhart, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart, 20062. 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Et mon Père l’aimera III.4. Et nous viendrons vers lui III.5. Et pour nous nous ferons chez lui notre demeure CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE 7 11 11 16 17 19 21 21 21 23 26 26 27 28 29 30 30 31 33 33 42 49 51 53 61 65