Samuel guttenplan*
PSYCHOLOGIE DU SENS COMMUN
ET SCIENCE COGNITIVE
(traduit de l'anglais par P. Engel)
1. Qu'y a-t-il dans un nom? Pas mal de choses
Je n'aime pas le label « psychologie ordinaire ». Il me semble impliquer faussement que
la psychologie ordinaire est une entreprise beaucoup plus unitaire et systématique qu'elle ne
Test en réalité, mais je ne veux pas traiter de ce point ici. J'entends plutôt critiquer le mot
« ordinaire » dans le label. En particulier, je pense qu'il nous induit à suivre deux directions
qui sont toutes deux problématiques. L'une des manières de la comprendre implique que la
psychologie ordinaire est simplement une partie de la connaissance non reflexive commune
dont sont équipés les humains ; c'est-à-dire un scheme que nous utilisons tous dans nos
tentatives naïves pour expliquer le comportement de nos semblables humains. Selon l'autre
manière de comprendre le label, la psychologie ordinaire est quelque chose comme la
médecine commune. C'est le produit, plein de défauts, mais réfléchi, de générations de sujets
dont la compréhension de l'âme humaine ne peut pas plus prétendre à être exacte que celle de
générations de profanes qui ont dispensé leurs avis sur la santé du corps sans connaissance
réelle de la science biologique.
Il me semble que nous ne devons pas nous engager dans l'une ou l'autre de ces voies pour
des raisons complexes et étroitement liées. Et, en résistant à ces tentations, nous pouvons
* © Samuel Guttenplan 1988.
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apprendre quelque chose sur les relations entre la psychologie ordinaire et la science cognitive.
Ainsi la résistance à la tentation est le sujet de cet article.
2. Psychologie ordinaire et physique naïve
La première manière de comprendre le label « psychologie ordinaire » encourage l'idée
qu'elle est comme la physique du sens commun — l'ensemble des attentes communes qui
gouverne de manière irréfléchie notre conception du monde des objets de taille moyenne. Un
article récent de Andy Clark nous fournit une bonne source pour ce genre de conception
(1987). Voici un énoncé plus complet de la thèse.
La psychologie du sens commun n'est-elle que de la mauvaise spéculation de l'homme
de la rue sur le mental ? Je ne pense pas. Pour voir pouquoi, il peut être utile de faire un
parallèle avec la conception de la physique naïve de Hayes (1987). Une physique naïve
est un corps de connaissance commune des lois physiques et des concepts qui nous
aident à nous débrouiller dans notre monde d'objets macroscopiques de tous les jours.
Une certaine sorte de connaissance (pas nécessairement formulée linguistiquement) de
concepts et de relations comme « fluide », « cause », « soutien », « au-dessus »,
« dessous » et « à côté », est vitale pour un être mobile, et qui doit manipuler des
objets.
Ce qui est vrai d'une physique naïve doit, si j'ai raison, également l'être pour une
psychologie naïve. Tout comme le mobile a besoin de savoir ce qu'est un soutien, de
même un être socialement mobile doit savoir quelque chose sur les états mentaux
(croyances, désirs, motivations) de ses pairs, (pp. 144-5) »
Or tant que je pense que les être humains adultes normaux possèdent les ingrédients de
base du scheme — des concepts comme ceux de croyance, de désir, d'intention, de motivation
et d'émotion — il me semble que le scheme diffère de la physique naïve de deux manières
importantes. En premier lieu, la psychologie ordinaire, quand elle fonctionne réellement
comme quelque chose qui peut être reconnu comme une théorie explicative, est loin d'être non
réfléchie. Et en second lieu elle n'est pas — et c'est à mon sens dommage — autant une
possession commune des êtres humains que le label ne l'implique. Précisons ces points.
Que la psychologie ordinaire doive ou non être comprise en dernière instance comme
une théorie explicative empirique (en un sens technique quelconque de ce terme), elle
fonctionne comme si elle en était une. On fait appel à elle quand divers aspects du
comportement humain doivent être expliqués, et nous expliquons notre monde social en ses
termes. Comme je l'ai mentionné plus haut, les intérêts centraux typiques du scheme sont des
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notions comme celles de croyances, de désir, d'intention, de motivation et d'émotion, bien
qu'il soit important de reconnaître que la liste pourrait à la fois être considérablement plus
longue et plus variée. Je reviendrai sur ce point plus tard. Et, comme je l'ai aussi noté, ces
concepts font évidemment partie de l'équipement conceptuel de tout adulte humain normal.
Mais ce qui fait de la psychologie ordinaire une sorte at psychologie n'est pas simplement le fait
qu'elle contienne ces concepts, mais qu'ils soient utilisés de la manière dont ils le sont dans la
description et la compréhension du comportement des êtres humains à la fois en général et en
particulier. Et par « utilisés » je veux dire que ces concepts sont entremêlés dans des analyses
explicatives tout à fait spécifiques du comportement humain — des analyses qui peuvent être
augmentées ou corrigées sous la pression de l'observation et d'autres théories. Voici deux
exemples.
(i) (une histoire vraie) Barbara et Richard se connaissent depuis qu'ils sont enfants, et ils
avaient été amis très vite. Quand ils eurent à peu près dix-neuf ans leur amitié devint quelque
chose de plus profond, bien qu'ils n'eussent pas en cela subi la pression des liens sociaux qui
existaient entre leurs familles respectives. Ils décidèrent que quand ils auraient vingt et un ans,
ils se marieraient, et ils se mirent à envisager ce projet au grand plaisir de leurs deux groupes de
parents. Leur mariage dura une journée. C'est-à-dire que, s'étant mariés après quinze ans d'une
amitié profonde, ils passèrent seulement une journée ensemble dans la maison qu'ils avaient si
soigneusement choisie pour y vivre. Pourquoi?
Ceux d'entre nous qui connaissaient le couple avaient de nombreuses théories à propos
de leur rupture. Chacune des théories que nous avons proposées utilisait l'ensemble du registre
des concepts de la psychologie ordinaire, bien que ces théories différassent beaucoup dans la
structure et les contenus des croyances, désirs, etc. que nous attribuions à Barbara et à Richard.
(ii) L'histoire de Barbara et de Richard invite à toutes sortes de spéculations théoriques sur ce
qui s'était passé. Dans ce cas, les théories sont liées à des faits spécifiques sur ces individus.
Mais la psychologie ordinaire figure aussi dans des contextes plus larges. Quand les auditions
récentes « Iran/Contra » commencèrent aux USA, le comportement illégal des principaux
acteurs de ces affaires fut universellement condamné. Mais quand North témoigna, le chœur
des désapprobations se retourna soudain contre ceux qui l'interrogeaient. Beaucoup aux USA,
et en dehors des USA, trouvèrent cela bizarre. L'énigme pour beaucoup de commentateurs
politiques fut celle de savoir comment un auteur de méfaits avoués pouvait venir à être traité
comme un héros par les groupes mêmes qui avaient été si prompts à condamner ses méfaits.
Comme dans le premier cas, il y avait le choix dans une vaste palette de théories
particulières. Chacune d'elle attribuait des attitudes et des émotions authentiquement différentes à North, et à divers secteurs du public et de la presse. Certaines faisaient même appel à
des conceptions des racines historiques de la société américaine, et à leurs traces présentes dans
la fabrique sociale.
Dans chacun de ces deux exemples, nous sommes en présence d'un phénomène qui
réclame une explication, et de tout un ensemble de théories à ce dessein. Ce que les théories
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ont en commun, bien sûr, c'est qu'elles utilisent des matériaux empruntés à la structure de la
psychologie ordinaire. Je retournerai sur ce point, en laissant, pour le moment, délibérément
dans le vague la nature de ces matériaux et de cette structure. Les théories de la psychologie
ordinaire sont de ce point de vue beaucoup plus éphémères que beaucoup de théories
scientifiques. Elles sont souvent formulées au coup par coup, et réfutées tout aussi rapidement.
Par exemple, la suggestion que Barbara avait eu une première expérience sexuelle désastreuse
avec Richard durant leur nuit de noces fut repoussée très vite. Elle et Richard avaient couché
ensemble depuis longtemps, et ils étaient, comme on peut s'y attendre, trop fatigués pour
tenter même de le faire après le mariage. De plus, comment une expérience entre des gens amis
depuis plus de quinze ans pourrait elle suffire à interdire au moins une courte période de mise à
l'essai pour voir si le mariage marcherait ? Le départ de Barbara au bout d'une journée est ce
qui est au cœur du mystère, et la théorie sexuelle ne pouvait pas en rendre compte.
Devant les exemples de la vie réelle comme celui-ci, il est difficile de maintenir l'idée que
la psychologie ordinaire est un savoir commun non réfléchi. Le contraste entre celui-ci et la
physique naïve est fortement mis en relief. Cela prend un grand effort de la part des
participants pour comprendre quelques unes des choses que nos semblables éprouvent. De
plus nous ne sommes pas tous également perspicaces. Il y a ceux qui n'ont aucun talent pour
utiliser des théories psychologiques ordinaires expliquant le comportement, il y a ceux qui sont
capables de voir ce qui ne va pas dans n'importe quelle théorie, et encore d'autres qui ne
comprendraient pas la théorie si on l'écrivait à leur sujet. Si les différences individuelles qu'il y
a entre nous comme psychologues ordinaires valaient aussi pour nos capacités comme
physiciens naïfs, alors nos rencontres avec le monde des objets usuels serait remplies de
dangers.
Le fait que tout le monde considère les théories de la psychologie ordinaire comme tout
sauf reflexives est dû en partie aux exemples appauvris que les philosophes utilisent
habituellement dans leurs expositions. Certainement, quand le facteur évite d'entrer dans un
jardin dans lequel il y a un gros chien loup aboyant et grondant, il y aura un consensus pour
dire pourquoi il en est ainsi. Et il n'y a pas besoin d'y penser beaucoup pour atteindre ce
consensus. Mais de tels cas n'épuisent pas, loin de là, le domaine. En vous rappelant combien il
peut être difficile d'expliquer les choses du monde humain, les exemples précédents devraient
vous permettre d'apprécier quelle variété de talents sont souvent nécessaires pour faire des
explications de psychologie ordinaire réussies. Certes, nous pouvons tous expliquer pourquoi
le facteur ne sonna pas une fois, mais c'est à peu près le niveau que la plupart des humains
peuvent atteindre. De véritables avances dans les théories sur les êtres humains requièrent une
compétence considérable. Certains écrivains et historiens, et ceux d'entre nous qui ont assez
d'imagination pour trouver des explications du comportement quand les explications sont loin
d'être évidentes, sont vraiment des experts en psychologie ordinaire. Par contraste, cela ne me
semble guère avoir de sens de parler d'<< experts » en physique naïve. Quand quelqu'un
commence à réfléchir sur les concepts physiques naïfs, et en acquiert une connaissance qui
manque aux autres, il n'est plus un physicien naïf. Il est un physicien tout court.
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On pourrait penser que je n'ai pas rendu justice à la conception de la physique naïve. J'ai
insisté sur le fait que le déploiement des notions de la psychologie ordinaire dans des théories
psychologiques spécifiques requiert une réflexion et une habileté considérables. Au contraire
Clark peut avoir voulu dire que c'est seulement le cadre des notions de la psychologie ordinaire
qui peut être comparé à la physique naïve. Sa thèse, en d'autres termes, peut être que notre
possession des concepts de la psychologie ordinaire est l'équivalent evolutionniste de notre
possession de notions naïves de physique, mais que notre emploi des attributions de croyances/
désir peut requérir plus que le fait d'être simplement un humain. On peut faire deux
remarques à ce sujet.
En premier lieu, et c'est le point le moins important, cette manière de voir rend l'analogie
entre la psychologie ordinaire et la physique naïve moins attrayante qu'elle ne pouvait le
sembler au premier abord. Car notre physique commune n'est pas simplement une saisie
implicite de notions appartenant à une certaine structure, c'est une saisie implicite de principes
et d'explications qui gouvernent ces notions. Si l'analogie était réellement solide, il y aurait un
parallèle entre le caractère naturel de notre aptitude à marcher autour d'un objet se trouvant
sur notre chemin et notre aptitude à spéculer à propos du comportement de Barbara. Mais ce
n'est pas le cas. Dans des limites étroites, nous pouvons faire la première chose très bien sans y
réfléchir, mais la seconde n'est naturellement que pour certains d'entre nous, et elle requiert la
réflexion très soutenue de celui qui tente de la faire.
En second lieu, j'ai beaucoup de mal ici à séparer les concepts du cadre de la psychologie
ordinaire des théories que nous pouvons concocter à son sujet. J'accepterais sûrement que des
concepts puissent, dans de nombreux cas, être séparés de leurs théories. Je ne souscris pas à la
recommandation de ces jardiniers sévères de la théorie qui soutiennent que le fait d'enlever un
concept du sol de sa théorie le tue dans tous les cas. Mais la question de savoir comment cette
séparation peut se faire, et celle de savoir quelle quantité de sol théorique peut être ôtée, sont
des questions qui se posent réellement. Il y a certainement quelque chose que nous pouvons
appeler le cadre de la psychologie ordinaire. Au minimum, ce cadre consiste en une liste des
concepts utilisés dans les explications de la psychologie ordinaire, et en particulier, ces
concepts qu'on appelle attitudes propositionnelles, bien que j'aie mes doutes sur la possibilité
d'établir une telle liste. Mais est-ce que cela a réellement un sens de considérer ces concepts
comme étant en possession de créatures qui sont très peu capables de les employer ? A coup
sûr, l'aptitude à les utiliser dans toute une gamme de circonstances est cruciale.
Certains travaux récents suggèrent que les enfants acquièrent ou développent le concept
de croyance entre l'âge de trois et de cinq ans (Wimmer & Perner 1983). Peut-être Clark
pensait-il à cette connaissance, qui est de l'avis de tous irréfléchie. Cependant, sans mettre en
doute la recherche rapportée à partir de ces expériences, je voudrais suggérer que ce que
viennent à acquérir les enfants de cinq ans est seulement un concept partiel; nous le
reconnaissons comme étant une croyance parce que nous savons que c'est la première étape
dans le développement de quelque chose de plus riche. La manière dont l'enfant de cinq ans
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possède le concept de croyance est certainement irréfléchie, mais cela ne nous permet guère
d'accepter l'analogie proposée par Clark. Car les enfants de cinq ans ont leur manière de
grandir. Et quand ils grandissent, ils viennent à utiliser la psychologie ordinaire de manière
plus réfléchie. Certains d'entre eux peuvent même devenir des experts en psychologie
ordinaire. Sans cette maturation, je ne vois pas comment nous pourrions considérer l'enfant
comme possédant le concept de croyance en premier lieu. Par comparaison, ceux d'entre nous
qui ne se soucient pas d'apprendre la physique proprement dite, demeurent des physiciens
naïfs tout leur vie, franchissant le seuil des portes ou divers obstacles sans y penser.
Ainsi, bien que j'admette que les concepts de la psychologie ordinaire puissent être
séparés de leurs usages particuliers quand il s'agit d'expliquer, par exemple, pourquoi Barbara
a quitté Richard, je suis tenté de penser que l'analogie avec la physique naïve implique une
séparation trop forte. Un concept appelé « croyance » mais divorcé de son usage dans la
psychologie ordinaire, cela peut être quelque chose que nous possédons de manière irréfléchie,
mais il est trop mince pour qu'on le prenne sérieusement pour une croyance.
Je reviendrai sur ces problèmes dans un instant. Tout d'abord, je voudrais voir en quoi
les exemples et discussions qui précèdent peuvent s'appliquer à une autre interprétation du
label « psychologie ordinaire », celle selon laquelle il y aurait une analogie entre celle-ci et la
médecine commune.
3. Psychologie ordinaire et médecine commune
Churchland attaque la psychologie ordinaire en ces termes.
« La psychologie ordinaire des Grecs est essentiellement la psychologie ordinaire que
nous utilisons aujourd'hui et notre aptitude à expliquer le comportement humain en
ses termes est à peine meilleure que pouvait l'être celle de Sophocle. C'est une très
longue période de stagnation et d'infertilité pour une théorie. » (Churchland 1981).
Et Stich écrit:
« Le fait même qu'elle [la psychologie ordinaire] soit une théorie ordinaire devrait nous
rendre soupçonneux. Car dans n'importe quel domaine auquel on puisse penser, les
anciens bergers et les conducteurs de caravanes dont les spéculations étaient liées à des
théories populaires étaient notoirement peu fiables. L'astronomie populaire était de
l'astronomie fausse et pas seulement dans le détail. Quelque merveilleux et imaginatif
qu'ait pu être le pouvoir populaire de théorisation, il s'est révélé être faux dans tous les
domaines où nous avons aujourd'hui une science raisonnablement sophistiquée. »
(Stich 1983).
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Selon Tune des manières de comprendre ce qu'une théorie psychologique ordinaire peut
être, ces remarques ont peu de sens ; elles passent simplement à côté de la question. Je voudrais
expliquer pourquoi dans ce paragraphe. Selon une autre interprétation, ces remarques ont un
sens, bien que je me propose d'expliquer dans le reste de cet article pourquoi elles sont fausses.
Ce qu'il faut se rappeler pour le moment est qu'une théorie de psychologie ordinaire est une
théorie construite à partir de divers matériaux conceptuels dans le but d'expliquer certains
aspects du comportement humain. Des théories sur les raisons qui ont conduit Barbara à
quitter Richard, ou sur les raisons des réactions surprenantes au témoignage de North sont des
théories psychologiques ordinaires en ce sens.
Sous cet aspect, les attaques de Churchland paraissent absurdes. Loin que les théories
psychologiques populaires soient stagnantes et infertiles, elles sont au contraire trop fertiles.
Des théories sur les raisons qui ont poussé Barbara à quitter Richard ne valaient pas un radis, et
la plupart d'entre elles tombèrent d'elles-mêmes une fois confrontées aux faits. Il est clair que
Churchland doit avoir voulu dire quelque chose d'autre quand il décrit les deux milliers
d'années de stagnation. De même, les remarques de Stich ne peuvent pas porter sur des
théories psychologiques ordinaires. Les bergers et les caravaniers d'il y a des milliers d'années
n'auraient eu rien à dire, qui puisse être vrai ou faux, sur Barbara et Richard.
Ce à quoi Churchland et Stich font référence ici ne doit pas être tant les théories
particulières avec lesquelles nous expliquons le comportement humain, que le cadre général
dans lequel ces théories sont expliquées. Vous pouvez même penser qu'il y avait une certaine
perversité de ma part quand j'ai considéré une autre interprétation, bien que je veuille me
défendre sur deux points : en premier lieu, en vous forçant à envisager que la position de
Churchland-Stich puisse s'appliquer même à des cas particuliers, je voudrais vous induire à
suspecter que leurs idées sur la psychologie ordinaire sont très bizarres. Il me semble tout à fait
censé de dire que nous sommes meilleurs dans l'explication psychologique usuelle du
comportement que les caravaniers ou même Sophocle, et toute position qui refuserait de
prendre au sérieux cette possibilité me semble suspecte. Et en second lieu, je pense que la
question du cadre de la psychologie ordinaire est la plus importante si nous voulons vraiment
comprendre la relation entre psychologie ordinaire et sciences cognitives. Mon interprétation
perverse des citations ci-dessus est destinée à forcer les défenseurs de Stich et de Churchland à
se mettre à découvert.
On peut présumer que leur idée générale est à peu près la suivante. Les premières
théories médicales avaient comme cadre d'arrière-plan toute une analyse sur les diverses
humeurs exhalées par le corps. Des théories particulières sur des maladies spécifiques étaient
fondées là-dessus. Et pourtant nous savons que le cadre d'ensemble était pourri : il n'y avait pas
d'humeurs et toute théorie fondée sur elles est fallacieuse. Il en irait en psychologie comme en
médecine. Peut être les notions qui forment le cadre de la psychologie ordinaire ne sont-elles
pas meilleures que des notions comme celle d'humeur. Peut-être. Mais ce qui est ici crucial est
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la manière dont on spécifie le cadre d'arrière-plan et sa relation aux théories particulières qui
font le vrai travail d'explication. Il n'est pas le moins du monde évident que l'analogie médicale
soit la seule possible ici, et il peut très bien se faire que ce soit un modèle dénué de toute
plausibilité pour comprendre la psychologie ordinaire. Mais on ne peut en discuter tant que
l'on n'a pas une idée plus claire des sortes de modèles possibles.
4. Cadres et théories
Je voudrais soutenir qu'il y a toute une gamme de cas dans lesquels quelque chose que
l'on peut appeler un cadre théorique intéragit avec des théories explicatives spécifiques à
l'intérieur de ce cadre. Voici trois exemples, puis leur discussion:
(1) En génétique contemporaine, la théorie d'arrière-plan est la biologie moléculaire.
Plus spécifiquement, le cadre consiste dans ce cas en la théorie biochimique de
substances telles que l'ADN, Γ ARN et de ces enzimes protéines qui affectent la
fonction et la structure 3-D des acides nucléiques. Des théories génétiques spécifiques
s'appuient sur l'arrière-plan biochimique pour expliquer diverses relations entre
parents et enfants, et la distribution des caractères phénotypiques dans les populations.
Par exemple, la notion d'une séquence d'acides aminés sur une molécule d'ADN
jouant un rôle crucial dans les théories particulières de l'héritage génétique qui ont été
proposées dans les années récentes. Elle joue un rôle de notion-cadre ou d'arrière-plan.
(2) Le cadre d'arrière-plan de l'étude de la matière inclut, entre autres choses,
l'hypothèse que la matière est faite de parties de plus en plus petites, mais que la
progression vers le bas de l'échelle a une limite finie. En un mot nous pouvons dire
qu'une notion dans le cadre d'arrière-plan de la physique est le concept d'atome. Bien
sûr la manière dont ce concept est utilisé dans la physique contemporaine est différent
de la manière dont il était utilisé par Démocrite ou par Dalton. J'en parlerai plus bas.
(3) Considérez maintenant l'étude théorique du langage — l'étude des émissions
linguistiques des êtres humains. Relativement à cette masse de données, les concepts
de, par exemple, phrase, nom et verbe sont des concepts théoriques. Ces notions sont
centrales dans les théories du langage qu'on appelle les grammaires. Bien sûr,
différentes grammaires auront différentes choses à dire sur le fonctionnement spécifique et l'appartenance à ces catégories, mais il est facile de reconnaître une certaine
constance dans ces concepts d'arrière-plan sur le fond de cette avant-scène changeante.
Les concepts de phrase, de nom et de verbe sont un peu comme celui d'atome de ce
point de vue, car nous semblons être capables de discerner l'idée d'un atome dans
l'arrière plan même par rapport aux différents changements qui ont conduit à la
physique contemporaine.
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On pourrait sans aucun doute ajouter de nombreux autres exemples. J'espère cependant
que ces exemples permettront de saisir une structure dans ce qui est un continu. A Tun des
bouts de l'échelle il y a les cadres théoriques qui rattachent leurs principaux concepts entre eux
aux moyens de régularités et de relations. De ce point de vue, toute théorie explicative
particulière qui emploie les concepts appartenant à ce cadre sera forcée de respecter ces liens.
Si un concept est utilisé de manière à violer ces relations d'arrière-plan, la question se pose
vraiment de savoir si ce concept correspond au nom qu'on lui donne. Une séquence d'acides
aminés peut jouer un rôle explicatif en génétique, mais si l'explication génétique requiert que la
séquence soit, par exemple, une source d'impulsions électrochimiques, la séquence d'acides
utilisée dans l'explication peut difficilement être celle de la théorie d'arrière-plan. Rien en
biologie moléculaire ne donne à des séquences d'acides aminés dans une molécule d'ADN les
propriétés d'axones neuronaux, et les explications génétiques doivent respecter ce fait.
J'appelerai les cadres théoriques de ce type des « réseaux en chaîne », en vertu des manières
restrictives dont leurs concepts centraux sont liés.
En poursuivant sur le continu, le point d'arrêt suivant est illustré par la théorie atomique
de la matière. On peut traiter les concepts qui font partie de l'arrière-plan théorique dans ce cas
de manière beaucoup moins restrictive. Un atome est la plus petite quantité de matière qui,
avec d'autres, fait du monde macroscopique ce qu'il nous semble être. A coup sûr, il y a des
propriétés et des relations qu'on attribuait habituellement aux atomes: ils sont classés par
types, ils se meuvent, et leurs mouvements sont impliqués dans beaucoup des apparences
spécifiques que le monde nous présente, etc. Ces propriétés suffisent à restreindre la gamme
des théories particulières qui pourraient être considérées comme faisant partie du cadre
atomiste. Mais elles ne sont pas restrictives au point d'exclure la conception contemporaine de
la matière de ce cadre. On attribue aujourd'hui aux atomes des propriétés qui auraient éberlué
Démocrite, mais il n'aurait pas eu plus de difficultés à reconnaître le concept d'atome dans
notre conception contemporaine que nous n'en avons nous-mêmes.
Etant donné le caractère moins contraignant de l'arrière-plan théorique dans ce cas, on
peut raisonnablement le décrire comme un réseau élastique de concepts. Il est possible
d'étendre la conception particulière que nous avons d'un atome beaucoup plus que nous ne
pouvons le faire dans le cas d'un acide aminé, bien que même un élastique puisse se casser. La
théorie atomiste du monde antique aurait pu s'accommoder avec la conception humorale des
maladies ; elle aurait pu se révéler si erronée que les autres théories donnant des propriétés
supplémentaires aux atomes se seraient trouvées sans aucune valeur explicative. Mais ce n'est
pas ce qui s'est passé.
Le dernier exemple est celui dans lequel les concepts sont seulement liés de manière très
lâche aux théories spécifiques dont ils dépendent. A travers toute l'histoire des théories
destinées à expliquer le langage humain, il y a eu de nombreuses formes de théories
grammaticales. Bien sûr, il serait difficile de compter le nombre de théories durant les trente
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dernières années. Et pourtant dans toutes, les concepts de phrase, de nom et d'adjectif ont
figuré de manière reconnaissable. Le fait que ces différentes théories incompatibles entre elles
utilisent un cadre d'arrière-plan fixe de concepts montre à quel point sont peu stricts les
concepts qui font partie du cadre. Car il serait bien plus difficile de spécifier les propriétés que
quelque chose doit avoir pour être une phrase dans un langage, ou un nom, que de spécifier
quelles propriétés quelque chose doit avoir pour être un atome (savoir pourquoi il en est ainsi
serait un projet très intéressant, bien que ce soit l'affaire d'un autre article).
Etant donné la nomenclature que j'ai utilisée jusqu'ici, il ne devrait pas être surprenant
que j'appelle ce troisième type d'arrière-plan théorique un « réseau lâche ». Les régularités et
propriétés qui rattachent entre elles des notions usuelles comme celles de phrase, de nom et de
verbe exercent seulement une influence très faible sur les théories particulières de la grammaire
qui utilisent ces notions pour expliquer le langage humain. Et pourtant, quelle que soit sa
spécificité, n'importe quelle grammaire peut se prévaloir de tels concepts, montrant ainsi à quel
point est minime le bagage théorique qui s'y rattache. La notion d'atome peut être reconnue
dans les théories de Démocrite, de Dalton, et de la physique contemporaine en dépit des vastes
différences entre les fonctionnements internes de ces théories. Mais même cette notion est
tellement intriquée qu'il est possible d'imaginer une théorie de la nature qui rejetterait le cadre
atomiste. Au contraire, voyez à quel point il est difficile d'imaginer une théorie grammaticale
qui, en raison de ses engagements théoriques, nous conduirait à penser qu'il n'y a pas de
phrases, de noms ou de verbes en français par exemple (je ne dis pas que cela ne peut pas être
fait ; je dis seulement que c'est plus difficile dans ce cas que dans le cas de la notion d'atome).
Après ces quelques remarques impressionnistes, je reviens aux problèmes principaux de
ce paragraphe. Pour des raisons différentes, et avec des degrés d'enthousiasme différents, Stich
et Churchland envisagent la possibilité que les développements de la science cognitive puissent
nous forcer à rejeter les notions de la pyschologie ordinaire. Comme nous l'avons vu, certaines
de leurs attaques, particulièrement celles qui critiquent la psychologie ordinaire comme
stagnante n'ont de sens que s'ils entendent par « psychologie ordinaire » un cadre théorique
d'arrière-plan ; cela n'a pas de sens de dire que des théories spécifiques de la psychologie
ordinaire seraient stagnantes. Mais j'ai essayé de montrer que les cadres d'arrière-plan peuvent
avoir des relations très différentes aux théories spécifiques qu'ils autorisent. Selon ce qu'en
disent Stich et Churchland, il peut très bien se faire que des concepts d'arrière-plan dans le
genre des croyances et des désirs puissent être employés de toutes sortes de manières
différentes en psychologie sans que ces usages distordent leur nature intrinsèque. Peut-être
que, dans notre état présent de savoir, ces concepts sont comme le concept originel d'atome :
nous avons rejeté les théories particulières dans lesquelles ce concept figure sans rejeter le
concept lui-même. (Soit dit en passant : je ne peux m'empêcher de me demander si Stich et
Churchland voudraient que nous rejetions la notion d'atome parce qu'elle a fait stagner notre
théorie d'arrière-plan de la matière pendant des milliers d'années). Ou, peut-être, les notions
de croyance et de désir sont-elles comme celles de phrase, de nom et de verbe : il est difficile de
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simplement imaginer une théorie grammaticale privée de ces notions, quelles que soit les
différences entre les conceptions grammaticales particulières. Et pourtant, en un autre sens,
peut-être Stich et Churchland ont-ils raison : peut-être les notions d'arrière-plan ressemblentelles plus à celles des humeurs corporelles de la médecine ancienne.
Ce sont des questions de taille et je suppose que ce que j'ai surtout fait dans cet article a
été de les poser sans chercher à y répondre, ce qui serait la tâche d'un autre article. Il vaut
cependant la peine de commencer à y répondre ici. Cela nous aidera à résoudre mieux ces
questions ultérieurement, et peut-être cela me permettra-t-il d'influencer le lecteur, même si je
ne peux ici offrir d'arguments rigoureux contre les thèses de Stich, de Churchland (et de
Dennett). Incapable donc de répondre à ces questions directement, je propose de les aborder
en vous offrant quelques observations d'abord sur la psychologie cognitive, puis sur la
philosophie, et enfin sur la psychologie ordinaire.
5. La psychologie cognitive vue par un amateur
Je voudrais esquisser ce qu'on peut dire en amateur de la recherche en psychologie
cognitive. Mon but, néanmoins, est simple, je veux établir quel rôle les concepts de la
psychologie ordinaire jouent dans la psychologie cognitive. Je ne tirerai la morale que dans le
dernier paragraphe de cet article.
Un bon point de départ, même s'il est éculé, est le béhaviorisme. La simple — sinon
simpliste — vérité, est que la psychologie cognitive est l'enfant bâtard du béhaviorisme.
Comme l'enfant, il doit son existence à son parent, mais comme un enfant problématique, il ne
pouvait se développer et prospérer qu'une fois que son parent eût quitté la scène. Je ne veux
pas ici m'attarder sur le premier point, mais tout le monde sera d'acord sur le second. La
psychologie cognitive a fleuri à partir du moment où les psychologues cognitifs n'étaient plus
sous la pression des méthodes et des hypothèses du béhaviorisme. Quand on eut accepté
pleinement que l'esprit/cerveau n'était pas plus un objet d'étude que les entrées et sorties
énergétiques dont il était tenu comme responsable, les gens portés à la théorie purent donner
libre cours à leur ingéniosité explicative. Présupposant, empruntant et même dérobant des
ressources conceptuelles, ils construisirent des modèles beaucoup plus élaborés pour forger
leur conception de l'esprit. Ils le firent, et continuent aujourd'hui de le faire, en étant confiants
dans le fait que les méthodes expérimentales conçues durant le passé béhavioriste s'étaient
révélées aussi fragiles qu'un simple château de cartes. Car même le diagramme le plus
complexe composé de boîtes et de flèches, contenant, comme souvent, des notions empruntées
tantôt à la philosophie, tantôt à la théorie de la computation, et quelquefois à la psychologie
ordinaire, est ultimement dépendant de ces découvertes expérimentales. Un modèle pour la
mémoire peut être élaboré à partir de l'idée qu'il y a quelque chose de commun entre les bases
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de données d'un ordinateur et l'esprit. Mais, en répondant à tout un ensemble de faits
empiriques sur nos aptitudes mémorielles, il recevait un fondement plus solide que la simple
spéculation.
Si vous considérez divers domaines de la psychologie cognitive, vous constaterez que
beaucoup des différences individuelles qu'il y a entre les différents secteurs d'enquête
proviennent des types de notions utilisées dans les structures théoriques — dans (quand elles
sont applicables) les boîtes et les flèches des schemes explicatifs particuliers. Je ne prétends pas
que ce soit nouveau, mais je veux préciser brièvement ce point, en prêtant une attention
particulière à l'usage des concepts de la psychologie ordinaire dans le scheme.
A l'extrémité la plus floue de l'échelle, on trouve les concepts qui ne sont pas
explicitement propres à la psychologie ordinaire, mais qui semblent plus proches de l'idiome
psychologique ordinaire que ce que leurs labels d'allure technique peuvent laisser croire. C'est
le cas, par exemple, pour les explications de l'autisme qui invoquent des concepts comme ceux
de méta-représentation, et, dans le contexte où on utilise celui-ci, cela ressemble beaucoup à ce
que tout un chacun appellerait une croyance sur une croyance. On doit cependant faire ici
attention. Le concept de métareprésentation peut bien être dans un contexte une forme de
croyance, mais être dans un autre contexte quelque chose de moins fort qu'une croyance. Par
exemple, si nous allons plus loin en ce sens, la notion de représentation (par exemple celle d'un
nom ou d'une phrase ambiguë), a des traits qui semblent la différencier nettement d'une simple
croyance. Nous avons habituellement (bien que pas toujours) accès consciemment à nos
croyances, alors que cela ne semble pas être vrai des représentations invoquées en linguistique.
Bien sûr il y a accès et accès. Je n'ai pas le type d'accès à des représentations verbales qui
me permettrait de faire toutes sortes de manipulations inférentielles sur ces représentations de
la manière dont je peux le faire avec ma croyance que nous sommes aujourd'hui vendredi, mais
on peut au moins soutenir que j'en prends note. On pourrait me donner l'instruction de porter
mon attention à ces représentations, et bien que cela aurait des conséquences dévastatrices sur
mes capacités conversationnelles, ce serait possible. Cependant, au fur et à mesure que l'on
progresse, tout en restant dans le domaine de la psycholinguistique, la notion de représentation
devient plus estompée : des représentations phonétiques des mots, ne sont, quelles que soient
les analyses qu'on en donne, ni des représentations dont je prends note, ni que je manipule. Je
ne peux obéir à l'instruction de porter mon attention sur les représentations phonétiques qui
pénètrent dans mes oreilles, sauf au sens non pertinent où je peux entendre ce qu'on me dit. Et
ce qui vaut pour des représentations phonétiques vaut encore plus pour des représentations
postulées dans les théories du traitement de l'information visuelle.
Si l'on récapitule, les concepts auxquels on semble avoir affaire dans le domaine de la
psychologie cognitive sont des concepts théoriques dont les affinités avec les concepts de la
psychologie ordinaire sont de degré variable. Sur l'échelle imaginaire que j'ai parcourue
ci-dessus, la notion de représentation se trouve probablement à mi-chemin : elle semble située
au-dessus de concepts de psychologie ordinaire plus apparents comme ceux de croyance, et
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au-dessous de concepts moins consciemment accessibles que les croyances — les concepts de
représentations qui figurent dans les analyses de l'information visuelle. De plus, il est tout à fait
clair que les psychologistes cognitifs ont très peu de temps à consacrer à des questions comme
celle du statut des notions de psychologie ordinaire. Les objectifs explicatifs de la psychologie
cognitive et ses origines béhavioristes en sont probablement la cause.
6. Philosophie et psychologie cognitive
Je peux être considérablement plus rapide dans mon examen des traitements philosophiques des notions de la psychologie ordinaire simplement parce que je me sens ici sur un
sol plus ferme. Je suis plus au sein de mon propre camp.
En dépit du bref épisode du soi-disant « béhaviorisme philosophique », il est probablement juste de dire que le béhaviorisme n'attira jamais suffisamment les philosophes pour être
plus qu'une curiosité. Poussés à la limite dans leurs ruminations du problème corps-esprit,
certains philosophes perdirent contrôle d'eux-mêmes au point d'épouser le béhaviorisme
comme porte de sortie. Mais en gros, pour être honnête, le principal attrait du béhaviorisme
pour les philosophes aujourd'hui réside surtout dans des exemples utiles pour montrer dans
leurs conférences comment le problème corps/esprit ne peut pas être résolu. En fait,
contrairement aux psychologues, les philosophes n'ont jamais été réellement obsédés par des
questions pratiques portant sur les capacités et activités des êtres humains. Si vous posiez à un
philosophe tout à fait ignorant de la psychologie cognitive la question de savoir ce que sont les
aptitudes humaines à raisonner, voir, parler, naviguer dans des espaces étroits, et reconnaître
leurs épouses, la probabilité est très forte qu'ils vous diront que ce sont toutes des aptitudes
mentales — des traits de la vie mentale dont toute personne et tout être humain sont doués. Là
où le psychologue lutte pour trouver un éclairage théorique sur le contrôle effectué par
l'esprit/cerveau sur nos aptitudes, les philosophes se contentent souvent de penser que c'est le
moi ou l'esprit qui sous-tend ces aptitudes — et le moi est conçu comme ayant une intégrité qui
est hors de question.
Plutôt que des prétentions explicatrices, ce qui a surtout préoccupé les philosophes (bien
avant qu'ils ne s'intéressent à la psychologie cognitive) ont été des questions sur la nature de la
croyance, et en particulier sur la manière dont on doit comprendre la fonction et le statut des
phrases enchâssées dans les reports de contenus de croyances. Il est vrai que, en tant que
philosophe, je me sens presque embarrassé par le nombre de brillantes pousses qui ont donné
leurs vies dans la tentative de spécifier comment fonctionne une phrase enchâssée dans un
report de croyance. Et pourtant, dans toute la littérature, on a écrit très peu sur des questions
comme: qu'est-ce qu'une croyance et à quoi sert une attribution de croyance, et comment
fonctionne-t-elle dans notre scheme de psychologie ordinaire? Le peu qu'il y a dans la
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littérature à ce sujet tend à être relégué dans les marges. Quine spécule que les attributions de
croyance peuvent être comprises ainsi:
« Nous nous projetons dans ce que nous imaginons avoir été l'état d'esprit du locuteur,
à partir de ses remarques et d'autres indications, et nous disons ce qui, dans notre
langage est naturel et pertinent dans l'état ainsi simulé. » (Quine 1960, p. 92)
Et Stich parmi d'autres suppose que c'est en gros tout ce qu'il y a à en dire.
Beaucoup de philosophes, dans différents lieux et de différentes manières, font référence
aux généralisations implicites qui gouvernent la notion de croyance, mais ils disent très peu de
choses sur le contenu de ces généralisations. Un cas particulièrement net est celui de Fodor. A
la différence de Churchland, de Stich et des autres, il est un ardent défenseur de la psychologie
ordinaire, et pourtant dans son livre récent, Psychosémantique, il offre l'une des analyses les
plus allusives qui soient. Il limite tout d'abord son champ à ce qu'il appelle les « attitudes »,
puis les caractérise comme ayant les traits essentiels suivants:
(i) elles sont sémantiquement évaluables
(ii) elles ont des pouvoirs causaux
(iii) les généralisations implicites de la psychologie ordinaire du désir/croyance s'y
appliquent largement (p. 10).
Ce n'est pas le lieu pour discuter ici les traits (i) et (ii), mais il est quelque peu décevant
que Fodor ne dise guère plus sur les généralisations implicites de la psychologie ordinaire que
ceci : elles incluent les résultats de la théorie de la décision et des thèses comme celle-ci : « Le
chat est sur le tapis » est la forme de mots habituellement utilisée pour communiquer la
croyance que le chat est sur le tapis.
7. Donner sa chance à la psychologie ordinaire
La morale des deux sections qui précèdent est la suivante : les psychologues cognitifs,
dans leur tentative pour comprendre le développement et le fonctionnement de l'esprit/
cerveau, sont tout à fait heureux d'employer des concepts spécifiques appartenant à ceux qui
font de toute évidence partie du cadre de la psychologie ordinaire. Ce faisant, ils donnent des
noms nouveaux à ces concepts et les retravaillent de manière à leur conférer de nouvelles
propriétés et à altérer leurs relations à d'autres concepts explicatifs. Mais nulle part je ne
discerne dans la psychologie cognitive d'intérêt général pour le scheme de la psychologie
ordinaire ; il n'y a aucune tentative pour dire ce qu'il y a de correct ou d'incorrect dans l'emploi
du scheme total pour expliquer des événements comme, par exemple, le fait que Barbara ait
quitté Richard.
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Les philosophes, par contre, s'occupent réellement du cadre dans son ensemble, mais
seulement de manière schématique. Ce qui intéresse le philosophe, ce sont les propriétés
logiques de la représentation en général, et les manières dont on peut comprendre cette
explication en termes de représentations. La croyance figure dans les discussions seulement
comme specimen, et il y a à mon sens très peu de travaux en philosophie qui puissent être
considérés comme des contributions à notre compréhension de l'explication détaillée de
Taction humaine par la psychologie ordinaire. En fait je ne parviens à penser à aucun endroit
où les philosophes se seraient posé les questions qui me semblent cruciales concernant la
psychologie ordinaire, comme par exemple la question de l'importance des notions non
évaluables sémantiquement dans notre compréhension de concepts comme celui de croyance.
Plus spécifiquement, quel est le lien entre des concepts comme ceux de traits de caractère,
d'habitude, de besoin et d'intérêt, et nos notions d'attitudes propositionnelles ?
Ce qu'indique tout ceci est que nous ne sommes tout simplement pas en position de
décider si la psychologie ordinaire est un cadre à l'intérieur duquel une compréhension future
de la cognition humaine peut prendre place. Pour me servir de ma terminologie antérieure, il y
a au moins trois possibilités à ce sujet:
(i) c'est un réseau en chaîne qui conditionne ses notions centrales de manière si rigide
que si nous découvrons que ses notions violent les conditions, nous aurons le droit de
douter qu'elles font encore partie du cadre initial. Par exemple, si les conditions qui
pèsent en psychologie ordinaire sur le concept de croyance, et ses interactions avec
ceux de désir, d'intention, etc. sont suffisamment riches, alors il sera impossible de
tenir un état quelconque pour une croyance s'il viole ces conditions,
(ii) C'est un réseau élastique qui conditionne ses concepts centraux de manière plus ou
moins lâche. Dans ce cas, nous pourrions envisager la possibilité qu'un développement
conceptuel puisse avoir lieu qui soit compatible avec le cadre initial. De nouvelles
manières explicatives d'utiliser la notion de croyance sans que nous ayons l'impression
que nous ne sommes plus en train de parler de la notion de croyance.
(iii) C'est un réseau lâche de concepts qui conditionne de manière si lâche ses concepts
centraux que les concepts utilisés dans des théories explicatives pourraient aller dans
toutes sortes de directions sans compromettre l'appartenance de ces théories au cadre
initial. Il pourrait même se faire que les nouveaux développements menés dans une
terminologie distinctive — une terminologie qui ne correspondrait pas précisément à la
psychologie ordinaire telle qu'on l'emploi couramment — sans que cela nous force à
abandonner la psychologie ordinaire.
Je suis tenté de considérer la psychologie ordinaire comme appartenant à la troisième
catégorie — à la considérer comme composée de notions qui, comme les concepts de phrase,
de verbe et de nom en linguistique, sont virtuellement impossibles à rejeter et cependant
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suffisamment flexibles pour figurer dans différents types de théories explicatives. Bien sûr,
comme je Tai admis ci-dessus, je ne peux établir ce point ici, mais mes remarques devraient au
moins vous donner des raisons de penser que ce point doit être établi avant que nous puissions
décider si une conception du type de celle de Stich oude Churchland est correcte. Les
nombreux arguments spécifiques que Stich nous donne contre la notion de croyance sont
presqu'exclusivement fondés sur ses observations plutôt superficielles sur la manière dont le
concept de croyance est à présent utilisé dans des contextes courants. Le ressort de son
argument consiste à nous faire voir diverses sortes de décalages entre la notion usuelle de
croyance et les notions de la psychologie cognitive. Mais pour que ces arguments soient
acceptables, nous devons accepter d'avance que la psychologie ordinaire est comme un réseau
en chaîne. Ce n'est que sous cette hypothèse que cela a un sens de penser que les usages de la
notion de croyance dans les explications courantes ne correspondent pas aux usages des
concepts voisins en science cognitive, et que cela menace la psychologie ordinaire. Tout ce que
Stich nous dit est qu'il pourrait se faire que, loin de menacer celle-ci, la psychologie cognitive
nous donnera de nouvelles façons de penser ce que nous pourrions être très heureux de
considérer comme de la psychologie ordinaire future.
Bien sûr, une autre ligne d'argumentation suivie par Stich, et de manière plus véhémente
encore par Churchland, consiste à dire que la psychologie cognitive elle-même se développera
de manières si étrangères de la psychologie ordinaire qu'il n'y aura pas la possibilité de les
comprendre comme liées à des manières suggérées plus haut. Je pense ici en particulier à la
menace des explications qui ne font pas appel aux contenus comme celles de PDP [Parallel
distributed Processing ou celles qui font appel aux neurosciences. Je ne peux traiter ce point
ici, mais je veux noter brièvement deux choses. En premier lieu, nombre de défenseurs non
philosophes de choses telles que les réseaux PDP considèrent leur travail comme ne recourant
pas moins à la notion de contenu que les types d'explications plus traditionnelles en
psychologie cognitive. Et en second lieu, dans la mesure où PDP et les réseaux neuronaux sont
perçus comme radicalement différents de tout ce qui s'est fait antérieurement, ils tendent à
attirer les critiques tranchantes de la communauté des psychologues cognitifs elle-même. Il est
vrai que sous leur forme crue et philosophiquement naïve, les thèses de Churchland suscitent
des alliés de la psychologie cognitive et des défenseurs de la psychologie ordinaire.
Les remarques contenues dans cet article, si elles montrent quelque chose, entendent
encourager un certain degré de prudence quand il s'agit de prendre une décision quelconque
pour le futur de la psychologie ordinaire. Mais plutôt que de vous laisser sur cette simple mise
en garde, je voudrais énumérer quelques considérations qui semblent favoriser la thèse selon
laquelle le cadre de la psychologie ordinaire est suffisamment flexible pour permettre des
changements de détail sans changements de substance.
(i) Un bon nombre des travaux actuels en psychologie cognitive n'ont de sens que si on
les comprend comme faisant partie ou étendant le cadre de la psychologie ordinaire. Il
faudrait ici analyser un certain nombre de cas.
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(ii) Bien que cela puisse être discuté, il me semble raisonnable de penser que nous
avons appris une grande quantité de choses sur les humains avec les théories
psychanalytiques. Et la manière la plus plausible de comprendre de telles théories est
de les concevoir comme des contributions à, et des développements de, ce que nous
faisons déjà dans des exemples plus sophistiqués de psychologie ordinaire. Beaucoup
de gens ont déjà fait cette remarque, mais sa signification pour la question de la
flexibilité de la psychologie ordinaire n'est pas suffisamment appréciée,
(iii) Le réseau des concepts de la psychologie ordinaire a une capacité de changement
informel qu'on oublie trop aisément. Ainsi, par exemple, une extension subtile de
notre manière de comprendre les êtres humains a été produite et incorporée dans la
psychologie ordinaire par des choses telles que les métaphores dérivées du jargon des
ordinateurs. Il n'est pas rare d'entendre parler d'exemple spécifiques de comportements humains comme attribuables à des « défauts » constitutifs — notion qui se
rattache, bien qu'elle en soit différente, à la notion de psychologique ordinaire — trop
peu étudiée — d'habitude.
(iv) Il est très difficile de dire ce qui a changé (ou pas) dans la psychologie ordinaire,
parce que le cadre explicatif pertinent n'est souvent pas enregistré, et parce que les
explications particulières sont souvent éphémères, ou quand elles sont enregistrées,
elliptiques. Faute de réaliser cela, il est facile de penser que peu de choses ont changé.
Les philosophes sont trop prompts à penser que les Grecs et les Romains se
comprenaient dans les mêmes termes que nous, mais c'est tout à fait injustifié. Une
manière très intéressante de voir combien il y a eu de changements — les philosophes
auraient dû s'en apercevoir — vient de la lecture d'auteurs tels que Descartes, Spinoza
et Hume sur ce qu'ils considéraient comme les passions humaines. Ces auteurs ne sont
pas très loin de nous dans le temps, et ils vivaient au sein d'institutions sociales et
politiques plus proches des nôtres que celles, disons, des Grecs. Et pourtant, quand
vous lisiez des textes comme les Passions de l'Ame de Descartes, vous avez le sentiment
bizarre que vous avez affaire à une autre sorte d'être humain que ceux que vous
rencontreriez aujourd'hui. Mais une explication différente — celle que je serais prêt à
adopter — est que la psychologie ordinaire de Descartes n'est pas celle que nous
emploierions aujourd'hui. Sans aucun doute Descartes expliquerait-il le comportement
du facteur en gros de la même manière que nous, mais j'ai soutenu que cela ne prouve
pas grand-chose.
RÉFÉRENCES
Churchland, P.M. 1981, « Eliminative materialism and propositional attitudes », Journal of Philosophy, LXXXVIII, 2,
67-90.
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Clark, A. 1986 « the Kludge in the machine », Mind and Language, III, 3, 45-63.
Fodor, J. 1987, Psychosemantics, MIT Press.
Hayes P. 1979 « The naive physics manifesto », in D. Michie ed. Expert systems in the micro-electronic age, Edinburgh
University Press.
Quine, W.V.O., 1960 Word and object, MIT Press.
Stich, S. 1983 From folk psychology to cognitive science, MIT Press.
Wimmer H. & Penner J. 1983 « Beliefs about beliefs: représentation and constraining function of beliefs in young
children's understanding of deception », Cognition, 13, 103-128.