LE PROVERBE: UN CAS DE DÉLOCUTIVITÉ
FORMULAIRE1
SONIA GÓMEZ-JORDANA FERARY
EHESS, París y UCM, Madrid
I.
INTRODUCTION
Le proverbe est un type d’énoncé qui s’avère difficile à cerner. Pourtant, nous estimons
qu’on peut lui faire correspondre une classe homogène descriptible linguistiquement. Le but
de notre article est de proposer une nouvelle façon de décrire l’essence et la fonction
proverbiales. Nous nous plaçons dans un cadre d’une approche argumentative de la langue. Nous
voulons dire par là, que la langue ne sert pas à décrire le monde. C’est dans la langue que nous
nous proposons de décrire la langue.
Cette façon de considérer le langage, se situe à l’opposé du référentialisme, à la tête duquel
on trouve le linguiste français Georges Kleiber, qui a énormément réfléchi sur les proverbes
et arrive souvent à des conclusions fort intéressantes. Cependant, une de ses principales
hypothèses sur les proverbes est leur statut de dénomination. D’après Kleiber, le proverbe est
une dénomination, un nom-name, dans le sens où il s’agit d’un signe, d’un name et en même
temps d’une phrase. Il parlera pour le proverbe d’un signe-phrase. Il faut tout d’abord qu’un
lien référentiel constant se crée, où pour la première fois on donne la dénomination à la « chose »,
dans ce cas-là au proverbe. A partir de ce moment-là, nous pouvons parler de lien référentiel
constant entre le signe x et l’objet X. Pour qu’il y ait dénomination, la fixité de la forme doit
être reliée à la fixité référentielle. Comme le dit Kleiber « (…) il s’agit d’unités codées qui
renvoient à une entité générale (ou concept général), c’est-à-dire des unités qui ont, d’une
certaine manière, à la fois une forme fixe et un « référent » fixe. » (Kleiber 1999b : 515-516)
Faute de place, nous ne pouvons développer les hypothèses de Kleiber. Nous dirons simplement
que nous ne pensons pas que la caractéristique principale du proverbe soit celle de référer à
une situation stable. Nous pensons plutôt que sa fonction est purement argumentative.
Nous voudrions donc remplacer la notion de dénomination par celle de délocutivité qui évite
de parler de référent, et surtout de référent fixe. La délocutivité nous permettra de rendre compte
de certaines propriétés proverbiales, comme son côté argumentatif, l’absence d’auteur, le côté
formulaire ou le côté hybride du proverbe où il semble y avoir deux énoncés en un.
Avant de retracer les principaux traits de la délocutivité, nous voudrions nous arrêter un
moment sur un article du linguiste Laurent Perrin, où il établit déjà un rapprochement entre
proverbe et délocutivité. En effet, Perrin trace quelques pistes pour attribuer le statut de
délocutivité aux proverbes. D’après ce dernier, le proverbe « dénomme une situation générique
relative aux diverses énonciations (de celui-ci) » (Perrin 2000: 76). En d’autres mots, lorsqu’on
énonce un proverbe, il y a un écho des énonciations antérieures de la phrase idiomatique face
1. Nous remercions Jean-Claude Anscombre pour sa lecture critique et ses suggestions.
M. C. Figuerola et al. (eds.), La lingüística francesa en el nuevo milenio. Lleida, 2002
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à une situation générique. Cependant, Perrin maintient que le proverbe est tout de même une
dénomination (il parlera de dénomination auto-délocutive), possédant donc une forme et un
référent fixes. De plus, nous estimons qu’il fait une confusion entre mention, citation et
délocutivité, parlant pour le proverbe, également, d’un cas de discours rapporté. « (…)les
proverbes peuvent être assimilés à une forme de citation d’autorité (…) car ils consistent à la
fois à affirmer quelque chose et, simultanément, à qualifier une telle affirmation comme faisant
écho à un discours distinct de celui du locuteur (comme la reproduction d’un discours-objet,
d’un discours rapporté, si l’on préfère). » (Perrin 2000: 79) Cependant, nous tenons à signaler
tout le mérite de Perrin (2000) pour son rapprochement entre proverbe et délocutivité.
II. RAPPEL :
LA DÉLOCUTIVITÉ
Avant de présenter notre position face au statut des proverbes, nous rappellerons brièvement
la notion de délocutivité.
Benveniste (1966 :277-285) découvre le phénomène de la délocutivité l’attribuant aux
verbes dérivés de locutions. Ainsi un verbe comme « saluer » vient de la locution salut !, ou
plutôt de « dire :salut! ».
Cornulier (1976) reprend, ensuite cette notion, et parle de dérivation délocutive : salus serait
dérivé délocutivement de lui-même, par l’intermédiaire d’un de ses emplois, sans qu’il y ait
un nouveau mot qui se soit formé :il parlera de sens auto-délocutif.
Anscombre (1979, 1980-1981 ;1980, 1985a, 1985b) complète et affine la notion de
délocutivité. Ainsi, il remarque que Benveniste s’occupait de la délocutivité lexicale, c’est-àdire celle qui part d’une formule, d’une locution, pour arriver à un lexème :on part de la locution
« salut! », pour arriver au lexème « saluer». De plus, il s’agit d’une délocutivité à caractère
descriptif et non pas évaluatif. Anscombre (1985b) remarque tout d’abord que Benveniste
associe délocutivité et mention. D’après Benveniste (1966) les verbes délocutifs sont des verbes
de mention. Or, dire que Paul a bissé n’implique pas que Paul ait dit « bis », il a peut-être dit
« bravo ! », « une autre ! ». Anscombre fait donc la distinction entre les verbes de mention, les
verbes citatifs, et les verbes délocutifs. De plus, Anscombre (1979) ajoute un nouveau type de
délocutivité qui serait l’inverse de celle expliquée par Benveniste. Nous avons parlé pour ce
dernier d’une délocutivité lexicale. Anscombre signale en plus une délocutivité formulaire, qui
partirait d’un lexème ou de l’association de plusieurs lexèmes vers une formule. De ces lexèmes
naîtra une valeur énonciative différente de celle que laissait prévoir la valeur lexicale. Anscombre
(1979) établit un schéma à quatre étapes où l’on voit la formation de la délocutivité formulaire.
Nous retraçons ci-dessous son schéma, que nous reprendrons quelque peu modifié pour
l’explication de la délocutivité des proverbes.2
A : Existence dans la langue de morphèmes m1, m2, m3…, ayant des valeurs sémantiques
s1, s2…sn,
B : Utilisation de m1, m2, m3…, avec des valeurs sémantiques s1, s2… dans un certain type
d’énonciation, à l’aide d’une formule F1(m1, m2…), formule uniquement compositionnelle,
ayant un sens S1.
C : Fabrication d’un morphème complexe F2, dont la valeur sémantique S2 contient une
allusion à l’emploi de m1, m2…avec les valeurs respectives s1, s2…, i.e. à F1 (m1, m2…)
D : Si F2=F1 (m1, m2…), les emplois de F1 (m1, m2) sont relus en donnant à F1 la valeur
de S2
2. Anscombre (1979) présente ce schéma comme celui de la délocutivité généralisée. Nous ne ferons pas de différence entre
délocutivité généralisée et formulaire, et ne parlerons donc que de délocutivité formulaire.
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Nous dirons que F2 est un délocutif formulaire si F2 d’une part est un délocutif, et si d’autre
part il est une formule. Anscombre rappelle qu’ « une formule est un mot ou une expression
spécialisée dans l’accomplissement d’un rite social langagier » (Anscombre 1985b :11).
Grosso modo, nous dirons qu’un délocutif formulaire est une formule formée d’une série
de morphèmes qui, ayant eu préalablement un sens compositionnel m1 + m2 + m 3 + mn, devient
à force d’échos une formule F2 dont le sens S2 atténue, efface le sens premier compositionnel
S1, mais tout en faisant allusion aux échos antérieurs. Nous reprendrons rapidement un exemple
présenté par Anscombre. Il s’agit de l’insulte Crétin des Alpes, (Anscombre 1980-81). Tout
d’abord F1 possédait un sens m1+m2+m3 (Crétin-des-Alpes), c’est-à-dire la personne atteinte de
la maladie de crétinisme. A une étape B, l’on a utilisé F1 pour insulter quelqu’un lui reprochant
d’être atteint de crétinisme. Puis, étape C, est créée la formule F2 avec un sens S2 par laquelle,
nous faisons l’acte d’insulter quelqu’un. La valeur S1 ( à savoir la maladie) s’est effacée derrière
l’insulte, mais subsiste cependant car F2 fait écho aux énonciations antérieures de F1. A l’étape
C, la formule S1 est énoncée de façon conversationnelle ou contextuelle. En d’autres mots, le
sens S2 n’est pas encore forgé, n’est pas encore attaché linguistiquement à F2, on commence
à employer la formule F2 en tant que telle mais ce n’est qu’à l’étape D que l’on peut considérer
que la formule F1 est équivalente à F2 , donc on n’utilisera plus Crétin des Alpes ! que comme
insulte, il s’agit d’un usage conventionnel et non plus contextuel.
Depuis 1985, rares ont été les études poursuivies sur la délocutivité. Nous ne citerons que
Perrin(1997, 2000) qui trace des pistes intéressantes pour appliquer cette notion au proverbe.
Nous nous inspirons donc de ce dernier article pour assimiler proverbe et délocutivité,
cependant, comme nous l’avons déjà expliqué, nous remettons en cause la plupart des affirmations de Perrin, ne le rejoignant finalement que dans l’idée d’échos préalables au proverbe.
III. LE
PROVERBE :UN CAS DE DÉLOCUTIVITÉ FORMULAIRE
III.1. Critères
Avant d’expliquer pourquoi nous défendons l’idée de la délocutivité formulaire, il s’avère
nécessaire d’établir une série de critères linguistiques, appuyant notre postulat.
Les critères que nous présenterons ci-dessous prétendent étayer que le proverbe est une
délocutivité formulaire et non pas lexicale. En effet, cette dernière, décrite par Benveniste (1966)
part d’une locution pour arriver à un lexème, et de plus est descriptive. En revanche, la
délocutivité formulaire part d’une série de lexèmes pour arriver à une formule et se veut
évaluative et non pas descriptive. Grâce à un ensemble de critères, nous appuierons notre idée
d’une délocutivité à ne pas confondre avec une mention ou une citation.
a) Critères pour une délocutivité formulaire face à une délocutivité lexicale
•
Combinaison avec en quelque sorte ou sauf erreur de ma part
Nous nous inspirons pour ce critère d’Anscombre (1985b :25-26) où il définit la délocutivité
lexicale en se fondant sur son caractère descriptif, et trouve ainsi que ne seront délocutives
lexicales que les locutions se combinant avec sauf erreur de ma part, qui marque le côté
descriptif. En revanche, en quelque sorte ne pourra pas suivre ce genre de délocutivités, puisqu’il
met en relief le côté évaluatif. Rappelons ce que représente la délocutivité lexicale pour
Anscombre: « Est délocutif lexical tout M dont le sens désigne des objets, des propriétés, des
relations ou des actions par référence à un acte illocutoire que l’on peut accomplir en énonçant
la formule X ! d’où M est formellement dérivé. Selon cette définition, la délocutivité lexicale
est la création à partir de la valeur pragmatique d’une énonciation, d’une valeur sémantique
M. C. Figuerola et al. (eds.), La lingüística francesa en el nuevo milenio. Lleida, 2002
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descriptive. » (Anscombre 1985b :25-26) Ce que nous ferons ici, c’est utiliser ce même critère
mais en sens inverse. Etant donné que nous postulons que le proverbe est une délocutivité
formulaire, le proverbe devrait accepter en quelque sorte et non pas sauf erreur de ma part.
Voyons quelques exemples :
On va chez ton amie Léa, et bien qu’elle soit décoratrice sa maison est horrible. C’est
les cordonniers qui sont les plus mal chaussés, en quelque sorte.
On va chez ton amie Léa, et bien qu’elle soit décoratrice sa maison est horrible. ?? C’est
les cordonniers qui sont les plus mal chaussés, sauf erreur de ma part.
• Combinaison avec Décidément !
Nous nous fondons à nouveau sur le dernier article signalé de J.C.Anscombre, où il rappelle
que Ducrot et alii (1980) avaient remarqué que l’adverbe décidément ne présente pas le contenu
d’une proposition comme destinée à fournir une information, cela contrairement à Tiens ! Etant
donné que les proverbes sont des délocutivités formulaires, ils ne possèdent pas le trait descriptif,
acceptant l’adverbe décidément! et refusant l’exclamation Tiens!
Tu as vu Léa, la décoratrice, qu’est-ce qu’elle a mal décoré sa maison. Décidément !
C’est les cordonniers qui sont les plus mal chaussés.
Tu as vu Léa, la décoratrice, qu’est-ce qu’elle a mal décoré sa maison. *Tiens ! C’est
les cordonniers qui sont les plus mal chaussés.
Il a une grosse caméra mais c’est un piètre réalisateur. Décidément ! L’habit ne fait pas
le moine.
Il a une grosse caméra mais c’est un piètre réalisateur. *Tiens ! L’habit ne fait pas le
moine.
Grâce à ces deux critères linguistiques, nous vérifions, que si le proverbe est une
délocutivité, il s’agit bien de la délocutivité formulaire, qui est évaluative, et non pas de la
délocutivité lexicale, possédant une caractéristique plus descriptive.
b) Critères pour une délocutivité formulaire face à une mention
Nous allons maintenant, appliquer quelques critères aux proverbes, en vue de démontrer
qu’ils sont des délocutifs formulaires et non des mentions ou des citations. Nous utiliserons pour
certains de ces critères le verbe métalinguistique dire et non pas le verbe de la langue. Nous
reprendrons la terminologie d’Anscombre (1985b) et parlerons donc de dire2 pour la délocutivité
et de dire3 pour la mention.
Avant de commencer, rappelons la définition de la mention, reprenant les mots d’Anscombre
« Une occurrence d’un mot (ou d’une expression) est en mention si elle réfère au mot lui-même
(ou à l’expression elle-même). Par exemple Paris a cinq lettres ou Louis XIV a dit : « L’Etat,
c’est moi. ». »(Anscombre 1985b :14) Le deuxième exemple équivaut à la mention d’énoncés
autonomes, il s’agit du discours rapporté au style direct. Nous voyons que pour la mention,
à proprement parler, nous avons les paroles effectives du locuteur. On peut dire que nous sommes
face à du locutoire.
• Dire2 X n’implique pas la mention de X :
Nous fondant à nouveau sur Anscombre (1985b), nous remarquons que l’énonciation d’un
délocutif comme bisser n’implique pas le fait que l’on ait réellement énoncé « bis ! », on a pu
dire « bravo ! » ou « une autre ! ». En revanche, la mention, à proprement parler, consiste à
reprendre les mots d’un autre locuteur. Si j’énonce Pierre a dit « Merci », ceci implique que
Pierre a énoncé le mot « Merci ». Alors que s’il s’agit de la délocutivité Pierre a voulu nous
dire merci / Pierre nous a remercié, Pierre a peut-être dit « je vous suis très reconnaissant de
votre invitation ».
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Nous rappelons donc cette distinction entre mention et délocutivité, et rapprocherons dans
ce sens le proverbe du deuxième phénomène, par le biais de quelques exemples.
- X : Attention ! Je t’avertis tu as la bougeotte et comme ça on ne réussit pas dans la
vie.
- Y (à Z) : Tu as entendu !! X vient de me dire que Pierre qui roule n’amasse pas mousse,
alors que notre cousin d’Amérique a fait fortune !!!
• Faire comprendre
Nous estimons que la formule de la langue faire comprendre se combine avec les
délocutivités formulaires, et donc avec les proverbes, mais ne peut pas accompagner les
mentions. Cela au contraire de dire qui est justement ambigu. En effet, cette formule traduit
plutôt l’intention du locuteur, l’illocutoire mais ne retrace pas les mots émis par le locuteur.
Le vigile du supermarché a fait comprendre au petit voyou que Qui vole un œuf, vole
un bœuf.
Le vigile du supermarché a fait comprendre au petit voyou que : * « il ne faut pas voler
dans les grandes surfaces ».
• L’enchaînement
La mention, de par sa nature de discours rapporté au style direct, ne peut faire partie d’un
enchaînement. En revanche, les proverbes peuvent facilement s’intégrer dans un enchaînement.
Ainsi,
- Je n’aime pas trop le cadeau de Léa !
- Ne te plains pas, tu sais bien qu’A cheval donné on ne regarde pas les dents !/ - *Ne
te plains pas, tu sais bien que : « un cadeau c’est toujours un cadeau ! ».
• La mention, du côté du rhème
Faute de temps, je ne ferai que survoler le dernier critère. Anscombre (1994) a rapproché
le proverbe du thème et du présupposé étant donné, entre autres, que tous les trois constituent
le cadre d’un discours. Or, la mention se trouve plutôt du côté du rhème apportant une nouvelle
information.
Nous allons donc à l’encontre des parémiologues ou linguistes qui rapprochent la mention
du proverbe. Le statut de délocutivité formulaire nous permet de trancher entre deux
phénomènes différents et incompatibles :la délocutivité et la mention.
III.2. Le proverbe : un cas de délocutivité formulaire
Notre conception du proverbe se veut argumentative. En effet, nous estimons que les
parémies s’avèrent foncièrement argumentatives, ne décrivant rien et n’apportant aucune
information. C’est pourquoi la notion de formule nous semble convenir à merveille pour le
proverbe, étant donné qu’une formule n’a pas pour but d’apporter une information ni une
description. Ainsi, à l’instar d’Anscombre (1985b), nous rappelons qu’une formule comme s’ilvous-plaît ne nous renseigne sur rien, ni ne décrit quoi que ce soit. Il s’agit d’une formule qui
sert un acte de politesse, elle a pour fonction de montrer la politesse.
Quant à la délocutivité, elle nous permet de dire que le proverbe est dérivé de l’énonciation
d’une première formule, qui possédait un sens autre que celui du proverbe, mais qui, à force
d’échos devient proverbe perdant ainsi son sens premier (et son auteur). Une nouvelle formule
est donc créée, c’est le proverbe, et le sens et la fonction de cette deuxième formule ne
correspondent plus à ceux de la première formule, malgré l’apparence formelle, d’où le fait que
nous parlions comme de Cornulier (1976) et Perrin (2000) d’un auto-délocutif.
Nous pouvons rendre compte de cette dérivation d’un énoncé en proverbe par le biais de la
délocutivité formulaire, notamment grâce aux schémas par étapes élaborés par J. C. Anscombre.
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Appliquant ce type de schéma au proverbe, nous arrivons à expliquer notre idée sur le
concept de [proverbe]. Nous postulons qu’à une première étape il y a une série de morphèmes
avec leur sens respectifs. Ensuite, à une deuxième étape, cette suite de morphèmes crée une
formule possédant un sens compositionnel. Cette première formule a pu apparaître dans
différents contextes. Elle peut provenir d’une fable, de la Bible, d’une conversation, d’un poème,
d’un discours politique, d’une nouvelle d’un journaliste… Lors de cette première apparition,
l’énoncé ne constitue pas un proverbe, il s’agit simplement d’un énoncé qui de par son moule
pourrait opter dans le futur pour le statut de [proverbe], mais pour l’instant n’est qu’un simple
énoncé compositionnel. A la troisième étape, étape C du schéma, se produit la création d’une
deuxième formule avec un deuxième sens. Formellement, la formule demeure à peu près la
même (pouvant souffrir de nombreuses variations, elle maintiendra un même moule), mais le
sens et la fonction ont changé. Il ne s’agit plus d’une formule avec un sens compositionnel,
mais d’une formule que l’on montre afin de faire un acte d’énonciation. Cependant, à l’étape
C, le proverbe ne s’énonce encore que contextuellement ou conversationnellement. En d’autres
mots, le proverbe est en train de se former et ce ne sera qu’à la suivante étape que l’on pourra
parler de [proverbe]. Ce n’est donc qu’à l’étape D, que l’on peut parler d’un emploi
conventionnel du proverbe. Le sens et la fonction du proverbe sont désormais attachés en langue.
La première formule est désormais totalement identifiée à la deuxième formule. La première
formule est effacée derrière le proverbe. En énonçant le proverbe il y a une allusion à la formule
première, mais la plupart des fois le locuteur a oublié l’existence de cette première formule et
son premier sens. Il s’est produit un certain nombre d’échos qui font que la formule première
disparaisse sous le proverbe. A ce moment-là, à chaque fois que j’ énonce la deuxième formule,
je montre le proverbe, connu certainement de mon allocutaire, en vue d’appuyer mon
argumentation. Le proverbe est présenté en tant que cadre discursif. Arrêtons-nous maintenant
sur quelques exemples de proverbes étudiés à travers le schéma de la délocutivité formulaire.
Nous prendrons deux exemples Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage et
Quand le bâtiment va, tout va.
Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage
A : Existence des morphèmes m1, m2, m3…mn (patience, et, longueur, de, temps, font, plus, que,
force, ni, que, rage) avec les valeurs sémantiques s1, s2, s3…sn.
B : Apparition de la formule F1(m1, m2, m3,… mn) qui a la valeur sémantique S1. Nous parlerons
ici de l’énoncé compositionnel Patience-et-longeur-de-temps—font-plus-que-force-ni-querage. Il s’agit donc de la formule F1 = (Patience et longueur de temps font plus que force
ni que rage)1. Dans ce cas, la première apparition se fait au sein d’une fable de La Fontaine,
Le Lion et le rat, dont nous transcrivons la fin :
Quelqu’un aurait-il jamais cru
Qu’un Lion d’un Rat eût affaire ?
Cependant il advint qu’au sortir des forêts
Ce Lion fut pris dans des rets,
Dont ses rugissements ne le purent défaire.
Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents
Qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage.
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
Ici, La Fontaine nous parle de la force et de la rage du lion, et de la patience et le temps
qu’a mis le rat à défaire les rets où se trouvait attrapé le roi de la jungle.
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C : Fabrication d’une nouvelle formule F2 = (Patience et longueur de temps font plus que force
ni que rage)2 avec la valeur sémantique S2 = situation ou personne face à laquelle on énonce
Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage de façon à réaliser un acte
d’énonciation qui appuie notre argumentation. Si à l’étape B, nous étions encore face à
l’énoncé compositionnel, ici nous trouvons la création du proverbe. Il s’agit d’une autre
formule, maintenant nous parlons de F2, mais la fonction proverbiale n’est pas encore
attachée linguistiquement à l’énoncé mais seulement contextuellement.
D: A cette étape, nous pouvons dire que F1 = F2. C’est-à-dire que le sens et la fonction de F1
sont effacés derrière F2. Nous faisons allusion aux échos antérieurs de F1 par l’énonciation
de F2, mais le sens et la fonction de F1 ont été oubliés. Lorsque le locuteur énonce au sein
d’un énoncé Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, il ne fait plus
référence à La Fontaine, mais énonce la formule en tant que proverbe. Et nous pouvons
dire à cette étape qu’il y a un usage conventionnel du proverbe. C’est-à-dire que le proverbe
est attaché linguistiquement à la formule F2. Lorsque j’énonce F2 , je présente la formule
comme réalisant un certain acte d’énonciation, j’énonce le proverbe afin de le montrer
comme cadre discursif de mon argumentation. Voyons un exemple de ce proverbe en
contexte pour expliquer notre idée. Il s’agit de la bande dessinée d’Astérix où un père veut
marier sa fille avec un horrible valet :
« -Ségrégationnix : Tais-toi fille ingrate ! Je vais te faire barricader dans ta chambre et
tu n’en sortiras que pour devenir l’épouse d’Acidénitrix.
Jeune fille : Ça ! Jamais !… Plutôt me faire vestale.
(suivante image) –Ségrégationnix :Ne brusquons pas les choses, Ségrégationnix.Patience
et longueur de temps font plus que force ni que rage. », Le grand fossé, (1980:15)
Nous voyons que l’emploi du proverbe ici sert comme cadre de discours à l’idée de
Ségrégationnix, à savoir qu’il ne faut pas brusquer le mariage. Nous estimons qu’ici la formule
est bien la formule F2 où il y a une allusion aux échos antérieurs de F1 (l’énoncé de La Fontaine)
mais où cette première formule est effacée devant la nouvelle formule qui est devenue un
proverbe, grâce à la délocutivité formulaire.
Voyons un nouvel exemple, maintenant un proverbe plus récent Quand le bâtiment va tout
va.
A : Existence des morphèmes m1, m2, m3…mn, (quand, le, bâtiment, va, tout, va),ayant pour
valeurs sémantiques respectives s1, s2, s 3 …sn.
B : Apparition de la formule F1 (Quand le bâtiment va tout va)1 ayant pour valeur sémantique
S1, que nous appelons le sens compositionnel. Il s’agit de la première fois où cet énoncé
a été formulé. Apparemment, la formule aurait été dite en 1848 à l’Assemblée Nationale
par un ouvrier appelé Martin Nadaud. Nous ne sommes pas face à un proverbe, mais à un
énoncé de M. Nadaud, qui par sa forme peut opter au statut de proverbe.
C : Fabrication d’une nouvelle formule F2 = (Quand le bâtiment va tout va)2 avec sa valeur
sémantique S2 = situation ou personne face à laquelle on énonce cette formule en vue de
réaliser un acte d’énonciation. On énonce Quand le bâtiment va tout va, en vue d’appuyer
notre argumentation. Cet usage n’est que contextuel pour le moment, c’est-à-dire que la
fonction proverbiale n’est pas attachée par la langue à l’énoncé, mais seulement
contextuellement.
D : Nous pouvons dire que F1 = F2. La formule F1 est effacée derrière la nouvelle formule F2.
On ne pense plus à Martin Nadaud, ni à la situation de 1848 lorsqu’on énonce le proverbe.
Même, s’il y a une certaine allusion aux échos antérieurs de la formule F1, le locuteur qui
énonce Quand le bâtiment va tout va, présente un proverbe comme un énoncé qui sert à
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faire quelque chose. Il n’apporte pas une information, il ne décrit rien, mais il fait un acte
de langage. Nous pensons que cet acte est celui de présenter l’énoncé comme un appui à
son argumentation. Nous exposerons deux exemples de ce proverbe en contexte :
« Personne, parmi les proches du vieil abbé ne rectifie. Lancé, il change de sujet.
L’important de toutes façons, est « de construire. Ça créera des emplois, quand le
bâtiment va, tout va., assure-t-il. » ; « Pour l’abbé Pierre, « il faut construire ce qui
manque » », Le Monde, 5 mars 1998, p.6, Garin, Ch
Quand le bâtiment va, tout va, et quand il y a du boulot de façon générale ça va beaucoup
mieux, notamment pour les anciens détenus ; c’est une initiative à souligner, dans les
quartiers nord de Marseille une agence de placement qui prend en charge les anciens
taulards, en tout cas ceux qui ont pu bénéficier d’une formation au métier du
bâtiment,… » ; France inter
Nous pouvons voir, pour le premier exemple, que le proverbe, en tant qu’énoncé
foncièrement argumentatif, est montré par l’abbé pour appuyer son argumentation précédente.
Ainsi, le fait de construire va créer des emplois ce qui peut être vu comme positif. Il étaye son
idée par le proverbe, qui n’apporte aucune information nouvelle, venant à l’appui de l’énoncé
antérieur, le paraphrasant presque. En effet, « l’important est de construire » est parallèle à
« quand le bâtiment va », et « ça créera des emplois » serait parallèle à « tout va ».
Pour le deuxième exemple, enregistré à France Inter, le locuteur commence son discours
par le proverbe présenté en tant que cadre discursif. Le journaliste fait une présentation de la
nouvelle que développera par la suite un deuxième journaliste. Dans cette présentation, il
explique que les anciens taulards formés au bâtiment vont avoir du travail, ce qui fait que la
situation professionnelle de ces personnes va s’améliorer. Le proverbe vient donc appuyer l’idée
que quand il y a du travail ça va mieux. L’énonciation de ce proverbe efface la formule F1,
le locuteur ne sait probablement pas que la formule énoncée provient, par dérivation délocutive,
d’un énoncé de M. Nadaud. Maintenant cette formule est effacée et il nous reste le proverbe
et sa fonction argumentative.
IV. COROLLAIRES
Nous tracerons brièvement quelques conséquences du statut de délocutivité formulaire du
proverbe. Tout d’abord, nous tenons à souligner la notion de formule qui peut remplacer le
« signe-phrase » dont parle Georges Kleiber. En effet, la formule d’un point de vue linguistique
nous permet d’expliquer le fait que le proverbe ne sert pas à décrire une situation, qu’il n’apporte
aucun renseignement. C’est pour cette raison que nous pouvons rapprocher les parémies du
thème et du présupposé. C’est aussi la raison pour laquelle, comme l’ont déjà signalé d’autres
linguistes, nous ne pouvons répondre à une question en vue d’une demande d’information par
un proverbe. Ainsi nous ne pouvons trouver la suite : Qu’est-ce que tu as ? *Loin des yeux,
loin du cœur / * Qui a bu boira.
D’autre part, suivant Tamba (2000), nous pensons que le proverbe est hybride, dans le sens
où sous un seul énoncé nous trouvons deux formules. Ceci peut être expliqué par le biais de
la délocutivité. En effet, sous le proverbe il y a un énoncé compositionnel L’habit-ne-fait-pasle-moine qui est en surface la forme du proverbe, donc d’après le schéma de la délocutivité
formulaire il s’agit de l’énoncé de l’étape B. Sous cette formule se glissent les gloses de cet
énoncé (Les apparences sont trompeuses, il faut se méfier des apparences…) qui constituent
le sens de l’énoncé à l’étape D. Il y a une allusion aux échos de la première formule
compositionnelle, mais celle-ci est atténuée sous le proverbe.
M. C. Figuerola et al. (eds.), La lingüística francesa en el nuevo milenio. Lleida, 2002
LE PROVERBE: UN CAS DE DÉLOCUTIVITÉ FORMULAIRE
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Force nous est de dire que la caractéristique du proverbe qui nous semble la plus importante
est son côté argumentatif. En effet, une fois que l’énoncé proverbial est arrivé à l’étape D de
notre schéma, il sert à faire un acte d’énonciation. A l’instar de l’insulte, nous considérons que
le proverbe est montré pour réaliser un acte d’énonciation. Nous pensons que nous pouvons
ainsi établir un rapprochement entre les insultes, autres délocutivités formulaires, et les
proverbes. Prenons par exemple, l’insulte Imbécile ! Nous l’énonçons en vue de montrer que
nous n’apprécions pas la personne envers laquelle on énonce l’insulte, elle montre notre colère.
Mais l’énonciation de Imbécile ! n’apporte aucun renseignement et elle n’est pas descriptive.
Comme pour le proverbe, il y a une première formule Imbécile ! où celle-ci avait le sens de
« personne physiquement faible », puis par dérivation délocutive elle devient une insulte grâce
à laquelle nous pouvons faire un acte de langage. En énonçant Imbécile ! nous faisons l’acte
d’insulter quelqu’un, mais la valeur sémantique première s’est effacée sous cette deuxième
formule.
Nous finirons par la question de l’auteur. Une vulgate très répandue persiste à parler de
la sagesse des nations pour l’auteur des proverbes. Or cette notion nous semble bien peu
linguistique. Nous nous refusons donc de parler de sagesse des nations ou de savoir populaire.
Nous considérons que le proverbe en tant que tel n’a strictement aucun auteur, ce qui peut trouver
une explication moyennant le schéma de la délocutivité. Lorsque nous sommes face à un
proverbe comme Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, c’est-à-dire
face à la formule F2 à l’étape D, de notre schéma, cet énoncé ne possède aucun auteur. En
revanche, si quelqu’un récite la fable de La Fontaine Le lion et le rat, et nous voyons inséré
l’énoncé Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, alors nous nous trouvons
face à la formule F1 de l’étape B, qui n’est pas du tout le proverbe. Donc, lorsque on énonce
une formule en tant qu’un énoncé possédant son auteur, celui-ci ne correspond pas au proverbe
(énoncé de l’étape D), mais à un énoncé quelconque (formule F1 de l’étape B) qui peut devenir
proverbe ou être proverbe dans d’autres occasions.
Nous avons essayé, au sein de cet article, de rapprocher le proverbe de la délocutivité
formulaire, statut qui nous semble présenter quelques avantages pour cerner le [proverbe] en
tant que notion linguistique. Moyennant le schéma de la délocutivité nous voulions démontrer
certaines hypothèses qui vont à l’encontre de la tradition parémiologique, comme la non-mention
du proverbe ou le côté argumentatif de celui-ci. Nous espérons que l’étude du proverbe en
contexte nous permettra d’éclaircir encore la fonction des parémies au sein de nos discours.
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