I.2
LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME
(1922-1938)
par Ilaria Pavan1
Traduit de l‘italien par Patricia Amardeil
Vis-à-vis du fascisme [...], les Juifs italiens se sont comportés comme
l‘ensemble des Italiens. Leur aversion tout comme leur adhésion à ce
régime ont été dictées par des motifs qui n‘ont aucun rapport avec
leur judéité. Comme tous les Italiens, ils furent fascistes ou antifascistes (parfois fascistes dans un premier temps, puis antifascistes)
parce qu‘ils appréhendaient la réalité italienne de diverses manières
en fonction de leur formation familiale et culturelle, de leurs convictions morales ou de leurs intérêts personnels2.
En 1961, Renzo De Felice, dans Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo,
synthétisait sa lecture des rapports entre Juifs et fascisme de cette manière :
une profonde intégration de la minorité des Juifs italiens à la vie de la nation,
son caractère nettement bourgeois et l‘absence dans le fascisme initial
de positions antisémites explicites et codifiées. C‘est donc bien pour des
raisons analogues à celles des autres Italiens que les Juifs de la péninsule
ont adhéré au mouvement mussolinien.
À plus de cinquante ans de la parution du travail de De Felice, ces
considérations constituent encore un point de départ valable qui permet
d‘introduire le thème sensible des rapports entre Juifs et fascisme. Cette
question est encore inexplorée à bien des égards et ce n‘est que depuis
quelques années qu‘elle fait l‘objet d‘une attention nouvelle 3. Si les
études sur certains Juifs italiens antifascistes, connus et reconnus, ne
1 Chercheur en histoire contemporaine auprès de la Scuola Normale Superiore de Pise.
2 Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo (Histoire des Juifs italiens sous le fascisme), Turin,
Einaudi, 1993, p. 434.
3 Luca Ventura, Ebrei con il Duce. « La nostra bandiera » (1934-1938) (Les Juifs et le Duce. « Notre drapeau »),
Turin, Zamorani, 2002 ; Ilaria Pavan, Il Comandante. La vita di Federico Jarach e la memoria di un‘epoca
(1874-1951) (Le Commandant. La vie de Federico Jarach et la mémoire d‘une époque, 1974-1951), Milan,
Proedi, 2001 ; Ilaria Pavan et Alberto Cavaglion, Il podestà ebreo. La storia di Renzo Ravenna tra fascismo
e leggi razziali (Le podestat juif. Histoire de Renzo Ravenna entre fascisme et lois raciales), Rome, Laterza,
2006 ; Roberta Raspagliesi, Guido Jung. Imprenditore ebreo e ministro fascista (Guido Jung, entrepreneur juif
et ministre fasciste) Milan, Franco Angeli, 2012.
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manquent pas, il faut maintenant entamer des recherches exhaustives,
sans préjugés, sur le degré d‘adhésion et d‘interpénétration entre la
minorité juive et le régime fasciste, dit fascisme juif4.
Pendant des années, la lecture du rapport entre les Juifs et le régime
mussolinien s‘est réduite, peut-être de manière inévitable et même légitime,
sous certains aspects, à une dichotomie victime/bourreau. La persécution
antisémite et la Shoah ont constitué, aussi bien dans la mémoire des
protagonistes que dans les travaux des historiens qui les ont interprétées,
un prisme pour regarder le
XXe
siècle rétrospectivement, en y appliquant
des attitudes, des réactions et des grilles d‘interprétation qui, du côté des
Juifs, ont évolué seulement après le tournant raciste de 1938. Cela a donné
naissance à une espèce de vulgate qui a décrit les Juifs italiens comme
« organiquement » antifascistes.
Ces pages ne prétendent absolument pas prouver le contraire, c‘est-à-dire
que le fascisme était un trait constitutif des Juifs italiens, mais seulement
souligner la nécessité d‘historiciser et de contextualiser le comportement de
la minorité, en faisant du rapport avec le régime un des instruments possibles
pour évaluer le degré et les caractéristiques de ce processus d‘intégration
dans la nation – mais plus généralement d‘acculturation5 – qui a mûri au sein
du groupe juif italien après l‘émancipation. La réaction de cette minorité visà-vis du fascisme doit être mise en relation avec le climat politico-culturel
des décennies qui ont précédé l‘arrivée au pouvoir de Mussolini. C‘est dans
ce climat, auquel les Juifs italiens ont pleinement participé, que se trouvent
certaines des racines de cette réaction.
Entre le
XIXe
et le
XXe
siècle, on assista, même en Italie, à la diffusion d‘une
pensée, d‘un langage et d‘un véritable mouvement nationaliste (même dans
sa déclinaison sioniste) qui a contribué à une redéfinition de l‘identité juive
en fonction de données différentes de celles du passé. Alors que, même
pour les membres de la minorité, le processus de sécularisation progressait
et affaiblissait les liens religieux et communautaires – ou reléguait ces liens
au second plan –, de nouvelles références culturelles et identitaires voyaient
le jour : socialisme, nationalisme et sionisme devenaient ainsi des parcours
4 Alexander Stille est allé jusqu‘à définir « le fascisme juif comme un vrai mouvement idéologique, un phénomène
de masse tout autant que le permettait le nombre restreint des membres de la communauté juive italienne » ;
Alexander Stille, Uno su mille. Cinque famiglie ebraiche durante il fascismo (Un sur mille. Cinq familles juives sous
le fascisme), Milan, Mondadori, 1991, p. 16.
5 Sur le concept d‘acculturation, Phyllis Cohen Albert, « Ethnicity and Jewish Solidarity in 19th-century France »,
(ethnicité et solidarité juive dans la france du XIXe siècle), in Jehuda Reinharz, Daniel Swetschinski (dir.), Mystics,
Philosophers and Politicians: Essays in Jewish Intellectual History in Honour of Alexander Altman (Mystiques,
philosophes et politiciens. Contributions à l‘histoire intellectuelle juive en hommage à Alexander Altman),
Durham, Duke University Press, 1982, p. 249-274.
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I.2
possibles à travers lesquels les Juifs reformulaient à la fois leur appartenance
à leur groupe d‘origine et leur rapport à la nation dans laquelle ils vivaient.
Quant aux thèmes qui nous intéressent, ils apparaîtront surtout à travers
l‘adhésion à un modèle identitaire national-patriotique qui, se greffant sur un
solide patriotisme (le patrimoine du monde juif italien depuis les décennies
qui ont suivi le Risorgimento), conduira de nombreux israélites à insister
toujours plus sur les aspects de dévotion envers une nation qu‘ils ressentaient
sincèrement comme la leur et pour laquelle ils ont combattu en première ligne
pendant la Grande Guerre, en s‘enrôlant souvent comme volontaires6.
Le premier conflit mondial joua en fait un rôle essentiel en renforçant
ultérieurement un paradigme identitaire déjà marqué en termes nationalpatriotiques et en représentant un moment décisif de ce processus de
dénationalisation juive et de nationalisation italienne7.
Dans un tel contexte, pour comprendre le rapprochement de la minorité
israélite du régime mussolinien, il convient de se demander dans quelle
mesure le dévouement à la nation de nombreux Juifs italiens, déjà mûri au
cours des années précédentes, a pu se maintenir fermement au moment du
passage de l‘État libéral au fascisme, et si, dans certains cas, il a même pu
finir par s‘incarner encore plus fortement dans la figure du dictateur.
Note chronologique : nous arrêterons notre analyse à 1938, excluant,
hormis quelques digressions, les années de la persécution. La période
qui commence en 1938 est un chapitre différent, qui aura sur le judaïsme
italien des conséquences identitaires et politico-culturelles de longue
durée, conséquences qui continueront à se vérifier après la conclusion
de la Seconde Guerre mondiale et qui dépassent les limites de ces pages.
Sans aucun doute, la persécution antisémite a obligé les Juifs italiens à se
réinterroger sur ce qu‘avait été jusqu‘alors leur rapport avec l‘État fasciste
et avec la patrie, en modifiant des convictions et des attitudes antérieures.
Note méthodologique : rendre compte du rapport entre les Juifs italiens
et le fascisme dans la totalité et dans la pluralité de ses articulations est
actuellement impossible, non seulement pour des raisons liées aux sources,
6 Sur les Juifs italiens et la Grande Guerre, Mario Toscano, « Gli ebrei italiani e la prima guerra mondiale 19151918 » (Les Juifs italiens et la Première Guerre mondiale, 1915-1918), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo
in Italia. Dal 1848 alla guerra dei sei giorni (Judaïsme et antisémitisme en Italie, de 1948 à la guerre des Six Jours),
Milan, Franco Angeli, 2003, p. 110-123 ; Ilaria Pavan, « “The Lord of Hosts is with us” : Italian Rabbis respond to
the Great War » (« Le Dieu des armées est avec nous » : les rabbins italiens répondent à la Grande guerre), Jewish
History, 2015, n° 2, p. 137-162.
7 Mario Toscano, « Dall‘“antirisorgimento” al postfascismo : l‘abrogazione delle leggi razziali e il reinserimento
degli ebrei nella società italiana », (De l‘« antirisorgimento » au postfascisme : l‘abrogation des lois raciales et la
réinsertion des Juifs dans la société italienne), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo, op. cit., p. 249.
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dispersées et fragmentaires, mais aussi pour des questions de méthode.
Qui sont, en réalité, les Juifs italiens pendant le fascisme ? La question
n‘est pas rhétorique. Dans une phase historique au cours de laquelle toute
classification de la minorité, imposée de l‘extérieur, a disparu comme résultat
de l‘émancipation politico-juridique définitive, définir et délimiter le groupe juif,
savoir qui n‘en fait pas partie, qui n‘en fait plus partie, est une tâche complexe.
Elle requiert en théorie une enquête au cas par cas sur la façon dont chaque
Juif vivait sa propre appartenance : l‘inscription à la communauté, le respect
des coutumes et des principales fêtes, le partage de la tradition historicoculturelle du judaïsme, la décision de contracter un mariage endogamique
ou exogamique ou de se convertir. Le choix qui a été fait dans les pages qui
suivent est un compromis. On tiendra compte des attitudes adoptées envers
le fascisme de la part des représentants officiels des institutions juives
italiennes et des rabbins – ces deux catégories étant exemptes a priori de tout
doute concernant leur appartenance. À cela s‘ajoutera l‘analyse de quelques
cas particuliers de personnages d‘origine juive avérée. Il s‘agit pour la plupart
de personnalités publiques qui jouèrent pendant les années du fascisme des
rôles importants au niveau politico-institutionnel ou économique et dont le
profil et le parcours biographique pendant le fascisme peuvent, avec toutes
les précautions d‘usage, être considérés comme paradigmatiques.
Ce qui est proposé est donc une analyse inévitablement partiale des rapports
entre une partie des élites juives italiennes et le fascisme. Nous sommes
conscients du fait que la grande majorité des Juifs italiens est exclue de
cette analyse.
Les institutions juives face au régime
Au moment de la montée du fascisme, le judaïsme italien était représenté
par la Société des communautés juives italiennes (Consorzio delle Comunità
Ebraiche Italiane), organisation créée en 1911. Cette société, dont le siège
se trouvait à Rome, était présidée par Angelo Sereni, personnalité en vue du
judaïsme romain. Elle chapeautait les communautés afin de coordonner et de
fédérer l‘activité des différents groupes juifs de la Péninsule qui y adhéraient
de manière volontaire. Elle était constituée d‘un congrès, composé de
membres de toutes les communautés affiliées, et d‘un comité restreint
avec des fonctions exécutives. La faiblesse juridique de cette institution, de
nature essentiellement privée, reflétait la fragmentation institutionnelle du
38
I.2
judaïsme italien qui, pendant ces années, était encore organisé selon des
législations et des statuts très différents d‘une communauté à l‘autre.
Le 2 janvier 1924, un peu plus d‘un an après l‘arrivée au pouvoir du PNF, le
vice-président de la Société, Felice Ravenna, écrivait :
Nous pensions qu‘étant donné que notre guerre [le premier conflit
mondial] s‘était terminée victorieusement, la mission de la Société
n‘était plus nécessaire ; en revanche, la situation politique des deux
dernières années a exigé et exige la plus grande vigilance. La protection des droits des Juifs à l‘école et dans la vie publique a pris à
certains moments le pas sur toute autre manifestation juive8.
Les responsables de la Société étaient donc conscients que les mesures
politiques adoptées par le nouveau gouvernement avaient introduit des
nouveautés qui exigeaient de leur part « la plus grande vigilance ». En
particulier, les préoccupations exprimées par Ravenna concernaient la
réforme scolaire approuvée par le gouvernement fasciste en 1923. Cette
réforme avait donné une orientation fortement confessionnelle à l‘école
italienne en introduisant l‘enseignement de la seule religion catholique
au cours élémentaire, causant d‘évidentes difficultés à tous les élèves de
culte non catholique9. Il a été mis en évidence que la nouvelle législation
sur l‘école unissait implicitement l‘italianité et le catholicisme, mettant
ainsi en place « le projet programmé de l‘Italien de demain », un citoyen
formé sur les bancs de l‘école et qui recevait une formation fondée sur
l‘identité culturelle dans laquelle il devait se reconnaître. Être italien
signifiait dès lors être catholique. Ne pas être catholique signifiait être
italien « sub judice10 ».
Au cours des années vingt, pendant la période définie comme celle « de la
mise en cause de l‘égalité du judaïsme avec le catholicisme11 », le fascisme
a attenté plusieurs fois au principe de l‘égalité religieuse – et donc à celui de
l‘égalité juridique des citoyens face à l‘État – en en restreignant toujours plus
les limites et en mettant ainsi les membres des minorités (pas seulement
8 AUCII, AC 1924, b. 1. f. 1.
9 L‘article 3 de la loi du 1er octobre 1923 sur le système scolaire stipulait que « l‘enseignement de la doctrine chrétienne héritée de la tradition catholique est la base et la finalité de l‘instruction élémentaire, à tous ses niveaux ».
En 1930, l‘enseignement de la religion catholique fut également introduit au lycée.
10 David Bidussa, « Radicalità e politica. Su Enzo Sereni » (Radicalité et politique. Sur Enzo Sereni), postfazione a
Enzo Sereni, Le origini del fascismo (Les origines du fascisme), Yacob Viterbo (éd.), Florence, La Nuova Italia,
1998, p. 305.
11 Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista : vicende, identità, persecuzione (Les Juifs dans l‘Italie fasciste :
vicissitudes, identité, persécution), Turin, Einaudi, 2000, p. 35-87.
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la minorité juive) dans une condition inférieure, tant sur le plan civique que
pénal. C‘est en ce sens que les lois sur la liberté de la presse de décembre
192512 ont été mises en place : le concordat de février 1929, qui redéfinissait
le catholicisme comme « seule religion de l‘État », les normes dites des
« cultes admis » de juin 192913, et aussi les articles consacrés aux « délits
contre le sentiment religieux » insérés dans le nouveau code pénal fasciste
d‘octobre 193014.
Les politiques religieuses promues par le régime entre 1923 et 1930
inaugurèrent ainsi une phase au cours de laquelle commença organiquement
à se dessiner pour les Juifs italiens la sortie du modèle libéral d‘émancipation.
Comme le rappellent justement les paroles de Felice Ravenna citées cidessus, les représentants de la Société ont toujours été soucieux de suivre
l‘évolution de ces mesures fascistes, bien qu‘étant dans l‘impossibilité d‘en
modifier le cours15. Cependant, les débats qui se déroulèrent au sein de
l‘organisation centrale du judaïsme italien à propos des politiques religieuses
du gouvernement ou les rares réflexions au sujet de questions délicates qui
parurent dans la presse juive de ces années ne semblent pas révéler une
pleine prise de conscience de la part des élites israélites des implications
profondément antilibérales inhérentes à ces politiques, pas plus que le
dessein discriminatoire qu‘elles sous-tendaient16. En ce sens, l‘accueil que
les responsables de la Société réservèrent à la loi sur « les cultes admis »
de juin 1929 est significatif. Cette loi rappelait, en théorie, le principe de la
liberté religieuse, mais, dans ses règlements concrets d‘application, limitait
12 « Normes sur le contrôle des journaux et des publications périodiques », 31 décembre 1925, n° 2309. La loi
prévoyait que pouvait être passible de sanctions « le journal ou la publication périodique qui, par le biais d‘un
article, de commentaires, de nouvelles, de titres, d‘illustrations ou de dessins humoristiques offense la religion
de l‘État ». Les nouvelles normes ne faisaient pas référence à des délits analogues commis à l‘égard des cultes
non-catholiques, qui ne bénéficiaient d‘aucune protection juridique.
13 « Normes pour la mise en place de la loi du 24 juin 1929, n° 1159, sur les cultes admis par l‘État et pour sa coordination avec les autres lois de l‘État ».
14 Les nouveaux « Délits contre le sentiment religieux » (articles 402-406) prévoyaient des sanctions seulement
en cas d‘offense commise contre la religion de l‘État, mais pas contre les autres cultes. De même, pour le
blasphème, le nouveau code considérait le délit seulement quand il concernait « la Divinité, les Symboles ou les
Personnes vénérées par la religion d‘État ». Au sujet du code pénal fasciste comme prémisse à l‘évolution raciste
du régime, voir Ilaria Pavan, « Una premessa dimenticata. Il codice penale del 1930 » (Un préambule oublié. Le
code pénal de 1930), in Marina Caffiero (éd.), Le radici storiche dell‘antisemitismo. Nuove fonti e ricerche (Les
racines historiques de l‘antisémitisme. Nouvelles sources et nouvelles voies de recherche), acte du colloque de
recherche des 13-14 décembre 2007, Rome, Viella, 2009, p. 129-159.
15 À la fin des années vingt, il était évident qu‘en matière scolaire, le régime n‘était disposé à céder à aucune
des requêtes de la Société, comme le montrent le refus d‘exempter la fréquentation de l‘école le samedi ou
la question du contenu des livres scolaires. En 1930-1931, le régime introduisit un texte unique pour l‘école
élémentaire ; pour les responsables du monde juif se posait la question d‘obtenir une version décatholicisée, en modifiant les passages qui se référaient, en termes élogieux, seulement à la doctrine catholique.
Le gouvernement accepta d‘opérer quelques suppressions, mais pas de réelles modifications.
16 Au sujet des réactions des élites institutionnelles et culturelles du judaïsme italien à l‘égard des politiques
religieuses des années vingt, voir Ilaria Pavan, « “Diritti di libertà” e politiche religiose. Sguardi ebraici durante
il fascismo (1922-1930) » (« Droits de la liberté » et politiques religieuses. Regards juifs sous le fascisme, 19221930), Annali della Scuola Normale-Classe di Lettere, 4, 2013, n° 2, p. 129-160.
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I.2
la liberté de l‘exercice des cultes en introduisant des mesures sévères
de contrôle préfectoral et policier et des éléments de discrimination aux
dépens des minorités17. Le président de la Société Angelo Sereni écrivait
ainsi au printemps 1929 à Mussolini :
Les déclarations relatives aux cultes admis ne sont pas restées sans
effet sur le cœur des Juifs italiens. Aux sentiments de profonde
admiration qu‘ils nourrissent pour ce qu‘avec une foi géniale accomplit Votre Excellence pour la patrie et sa grandeur, s‘ajoutent aujourd‘hui ceux pour la reconnaissance de l‘équitable compréhension
de leurs besoins spirituels. La présidence de cette Société, interprète des aspirations de tous les Juifs d‘Italie, m‘a confié la tâche
honorable et estimable d‘exprimer à Votre Excellence l‘expression
de cette reconnaissance accompagnée de sa dévotion renouvelée
à votre égard ainsi que de la volonté de servir avec dévouement et
fidélité sa chère patrie18.
Par la suite, dans leurs rapports avec le gouvernement fasciste, les
représentants institutionnels du judaïsme durent tenir compte des
ferments sionistes, minoritaires mais très vivaces, dont les principaux et
les plus actifs représentants s‘exprimaient dans les deux seuls journaux
juifs de l‘époque, l‘hebdomadaire Israel et le mensuel Rassegna mensile
di Israel. C‘est précisément la position philosioniste du journal Israel qui
suscita en janvier 1927 et en novembre 1928, la réaction de la presse
fasciste. En particulier, au sujet des événements de l‘automne 1928, ce fut
dans le journal Popolo di Roma que parut un article intitulé « Religion ou
nation », attribué à Mussolini lui-même. L‘auteur demandait aux sionistes
italiens, mais plus généralement aux responsables du judaïsme italien, de
répondre à l‘interrogation avancée dans le titre, du moment que les Italiens
« ont toujours pensé que les Juifs étaient des Italiens qui croient en Moïse
et attendent le Messie » ; au contraire, poursuivait l‘auteur, « tous les
sionistes parlent de peuple juif, de race juive, de nation juive ». La réponse
à l‘attaque parut dans le journal Israel sous la forme d‘un communiqué
17 Une autorisation par décret était nécessaire pour ouvrir de nouveaux lieux de culte et seules les réunions à but
religieux présidées par un ministre du culte nommé par le gouvernement pouvaient se dérouler sans autorisation préalable. L‘État se réservait le droit d‘inspecter et de dissoudre les administrations des organisations de
culte non-catholique et de faire annuler la tenue de certaines de leurs délibérations. La nouvelle loi prévoyait
aussi que, pour que la nomination des ministres du culte soit approuvée, ils aient la nationalité italienne et
possèdent une bonne connaissance de la langue.
18 AUCII, AC 1934, b. 34, f. 127.
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officiel. On y déclarait que le soutien des Juifs à la constitution d‘un État en
Palestine était en accord avec « l‘obligation religieuse de diriger sa pensée
vers la terre des ancêtres » et on réaffirmait la fidélité de la communauté
juive nationale à la patrie italienne, en rappelant les preuves de loyauté
offertes par les Juifs aussi bien en temps de guerre que de paix, en niant tout
lien politique avec les Juifs de Palestine ou d‘autres pays19. Les polémiques
antisionistes de la fin des années vingt témoignent qu‘à cette période, pour
le régime, le problème central de la querelle était devenu celui du rapport
entre sionisme et italianité, entre identité culturelle et appartenance
nationale, entre nationalité et nationalisme, selon les critères imposés par
le climat politico-culturel du fascisme. Dans ce cadre, les représentants
institutionnels du judaïsme n‘eurent pas beaucoup de marge de manœuvre
et ne furent pas aidés par l‘attitude ambiguë du gouvernement qui, entre
la fin des années vingt et le début des années trente, chercha et trouva
l‘appui diplomatique du judaïsme national pour tenter, dans une approche
antibritannique, une politique expansionniste en Méditerranée, en jouant la
carte prosioniste pour tirer parti de la situation20. Dans un tel contexte, les
représentants du judaïsme, en affichant leur confiance envers Mussolini et
le fascisme, tentèrent de mettre en œuvre une stratégie qui sauvegarde
à la fois le patrimoine culturel et religieux traditionnel et les nouvelles
suggestions introduites par le sionisme, tout en cherchant à insérer les
communautés juives et le mouvement sioniste au cœur des objectifs
politico-stratégiques du régime. Il s‘agissait cependant d‘une stratégie
incertaine et risquée dont les limites étaient très différentes de celles, plus
souples et floues, de l‘ère libérale.
Une fois dépassée la fracture liée aux polémiques antisionistes de 19271928, à la fin des années vingt, la question centrale pour le gouvernement et
les représentants des institutions juives fut l‘élaboration de la nouvelle loi au
sujet du cadre juridique des communautés juives, loi ardemment désirée et
soutenue par les responsables de la Société . Malgré le rôle fédérateur joué
par celle-ci, les communautés juives de la Péninsule (diversement appelées
communauté, université, union fraternelle, association) n‘avaient pas de
statut juridique homogène et accomplissaient leurs tâches (culte, instruction
religieuse, bienfaisance) en se basant sur des statuts qui remontaient parfois
19 Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 78-79 ; Mario Toscano, « La polemica tra l‘Israel e La
Tribuna dell‘aprile 1927 : note sull‘antisemitismo nell‘Italia degli anni Venti » (La polémique d‘avril 1927 entre
Israel et La Tribuna : note sur l‘antisémitisme dans l‘Italie des années vingt), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo in Italia, op. cit., p. 155-175.
20 Voir Renzo De Felice, Storia degli ebrei d‘Italia sotto il fascismo, op. cit., p. 162 sq.
42
I.2
à l‘époque précédant l‘unification de l‘Italie et différaient les uns des autres.
L‘approbation du décret royal du 30 octobre 1930, n° 1731, « Normes sur
les communautés israélites et sur l‘union de ces mêmes communautés »,
transforma toutes les communautés en institutions publiques, harmonisant
ainsi pour la première fois les législations et l‘organisation interne. Du point
de vue institutionnel, la Société fut remplacée par l‘Union des communautés
israélites italiennes (dorénavant UCII) dont faisaient partie obligatoirement
toutes les communautés et dont l‘un des objectifs était la représentation
des Juifs et des communautés auprès du gouvernement21. Pendant les mois
d‘élaboration de la loi, les représentants officiels du judaïsme donnèrent une
grande importance à la définition de l‘appartenance à la communauté, pour
freiner et repousser les poussées assimilationnistes qui, avec l‘émancipation,
avaient affaibli le rapport à la religion des ancêtres en le liant à la seule
conscience individuelle. Cette circonstance ayant amené de nombreux Juifs
à ne plus retenir comme nécessaire leur inscription à la communauté et à
contester son pouvoir d‘imposition au niveau fiscal, les représentants du
judaïsme appelèrent à l‘introduction dans la nouvelle loi d‘un article qui
liait automatiquement l‘appartenance au judaïsme à l‘appartenance à la
communauté, et par conséquent tous ceux qui résidaient sur son territoire
de compétence en étaient obligatoirement membres. Pour ne pas appartenir
à la communauté, il fallait fournir une déclaration formelle d‘abandon du
judaïsme, un véritable acte d‘abjuration. Toute personne qui refusait d‘être
inscrite cessait sur le champ d‘être juive et était privée de toute assistance
ou service que pouvait fournir la communauté, y compris la sépulture
dans les cimetières israélites. À la radicalisation introduite par ces normes,
ardemment désirées par les responsables de la communauté, la nouvelle loi
ajoutait davantage d‘ingérence et de contrôle de la part du gouvernement
par rapport au passé. L‘UCII et les diverses communautés assujetties
à la vigilance du ministère de l‘Intérieur étaient soumises aux contrôles
patrimoniaux propres aux institutions publiques, aux pouvoirs ministériels
d‘approbation ou de révocation des charges de président ou de rabbinchef, de dissolution de leurs conseils respectifs et de leur redressement
judiciaire. Cependant, la loi fut accueillie favorablement par la grande
majorité des Juifs italiens et les manifestations d‘hommage à l‘endroit du
21 Le premier président de l‘UCII fut Felice Ravenna. Federico Jarach lui succéda en juin 1937. Les fonds nécessaires à l‘exécution des tâches de la communauté (culte, instruction et bienfaisance) provenaient d‘une part du
patrimoine de la communauté, et d‘autre part d‘une contribution obligatoire imposée à tous ses membres. Cette
contribution était calculée en fonction des revenus des membres inscrits qui votaient les charges communautaires à la majorité masculine absolue.
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chef du gouvernement et du roi ne manquèrent pas de la part des plus
hautes autorités du judaïsme italien. Une délégation officielle, composée
du rabbin de Rome, Angelo Sacerdoti, et du président de la Société, Angelo
Sereni, fut reçue en audience privée à Rome par le roi et Mussolini, les 5 et
6 mai 1931. Pendant la rencontre, une médaille commémorative au revers
de laquelle figuraient la Menorah, la couronne de Savoie et le faisceau des
licteurs, fut offerte à Victor-Emmanuel III. C‘était la preuve que, de la part
des représentants officiels du judaïsme italien, la voie ouverte par la loi de
1930 entraînait la résolution des principaux problèmes entre les Juifs et le
fascisme. Et, en effet, jusqu‘en 1934, on ne releva plus de frictions entre le
gouvernement et les institutions juives.
Pendant les premières semaines de cette année, d‘une manière analogue
à ce qui était arrivé entre 1927 et 1928, ce fut encore une fois la polémique
antisioniste, amorcée par certains journaux proches du parti fasciste, Il Tevere
et Il Regime Fascista en particulier, qui mit le feu aux poudres. En réponse à
certains articles parus dans Israel, principal hebdomadaire juif italien, depuis
toujours clairement orienté en faveur du sionisme, la presse fasciste posait
de nouveau aux Juifs de la Péninsule la sempiternelle question sur leur
« vraie » nature : se considéraient-ils comme sionistes ou comme Italiens ?
C‘est un épisode ultérieur, début mars 1934, qui rendit le climat encore plus
incandescent : la découverte d‘un réseau antifasciste lié au groupe Giustizia
e Libertà, dont au moins douze des quinze membres arrêtés étaient d‘origine
juive22. L‘image qui, dans certains milieux fascistes, était en train de se
dessiner, amplifiée par la presse du régime, était donc celle des Juifs ennemis
de la patrie, soit parce que sionistes soit parce qu‘antifascistes.
La crise suscitée par les événements de mars 1934 provoqua une grave
tension au sein du judaïsme italien. Un sermon du rabbin de Turin, Gino
Bolaffio, prononcé quelques semaines après les faits, le 20 mai 1934, donne
une idée du sentiment de péril larvé. Les paroles du rabbin sont également
significatives de son philo-fascisme convaincu : en essayant de souligner
les liens entre judéité et régime, Bolaffio finissait même par intégrer
Mussolini dans la théologie juive, en décrivant le dictateur comme une figure
providentielle :
Sur l‘horizon italien est apparu un astre lumineux envoyé par Dieu pour
illuminer le pays et le monde civilisé. Voilà un homme, un grand esprit,
un héritier spirituel des prophètes d‘Israël […]. Nous, Juifs, éduqués,
22 À propos de cet épisode, voir Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 90-95.
44
I.2
comme on le dit habituellement, depuis les temps les plus reculés,
à l‘école du devoir et de la discipline […], nous sommes en admiration devant la noble et puissante figure du Duce, doté de qualités
suprêmes, je dirais presque célestes. Non, le vrai Juif ne suit pas le
fascisme par devoir, par opportunisme […], le vrai Juif considère le
fascisme comme un phénomène providentiel, en mesure de le guider
vers le Dieu de ses ancêtres23.
Désirant rejeter les accusations d‘antifascisme, dont le danger était
pressenti, plusieurs voix invitèrent les dirigeants de l‘UCII à dénoncer
encore plus explicitement le sionisme et à proclamer leur adhésion encore
plus claire au fascisme. Ces personnes, qui n‘étaient pas minoritaires au
sein du judaïsme italien, dénonçaient de cette manière la faiblesse et
l‘attentisme démontré par l‘organe représentatif du judaïsme national,
dont la politique soumise au tir croisé des sionistes et des antisionistes était
devenue incertaine. La fronde fasciste et antisioniste connut son épicentre
à Turin, mais elle obtint rapidement un consensus auprès de nombreuses
autres communautés de la Péninsule. Elle conduisit, au printemps 1934, à
la naissance d‘un nouveau journal, La Nostra Bandiera, largement diffusé,
si l‘on considère qu‘environ un cinquième des familles juives italiennes
recevaient la revue24. Par le biais de ce nouveau périodique, ceux que
l‘on appelait les bandieristi entendaient promouvoir leur propre vision et
leur propre stratégie, celles d‘un judaïsme manifestement antisioniste et
fasciste, mais pas pour autant oublieux de ses traditions culturelles et
religieuses. La Nostra Bandiera, en fait, ne fut jamais le porte-voix d‘une
vision purement assimilationniste. C‘est grâce à l‘intervention et à la
médiation du ministère de l‘Intérieur que la querelle fut dépassée, trois
bandieristi ayant été cooptés au conseil de l‘UCII25.
Après la résolution de la crise de 1934, et peut-être en raison même de la
gravité de cette crise, les institutions juives centrales et périphériques ainsi
que le rabbinat se montrèrent particulièrement soudés pour appuyer la cause
fasciste pendant la guerre en Éthiopie. Par exemple, l‘UCII demanda à chaque
communauté que lui soit envoyée la liste des noms de tous les Juifs partis
au front, probablement en vue de faire au gouvernement une démonstration
supplémentaire de la loyauté patriotique de la minorité. Tout comme dans le
23 Cité par Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 52.
24 La revue eut un tirage de 2 800 exemplaires et comptait environ 1 200 abonnés. ACS, Ministero della Cultura
Popolare, busta (enveloppe) 130, fascicule La Nostra Bandiera (Notre drapeau). (Ci-après b. et f.).
25 Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, op. cit., p. 157.
45
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
reste de la Péninsule, des collectes d‘or et d‘argent (le don des alliances est
resté célèbre) furent organisées auprès des différentes communautés juives
pour « soutenir » le pays frappé par les sanctions économiques votées par
la Société des Nations suite à l‘invasion de l‘Éthiopie. À Modène, le 6 janvier
1936, dans un discours tenu au Temple, précisément à l‘occasion du don des
alliances, le rabbin s‘adressait ainsi aux femmes de la communauté :
À l‘appel lancé par le chef du gouvernement, à qui Dieu a concédé de
manière providentielle d‘être le guide clairvoyant du destin de l‘Italie,
les Juifs de la Péninsule ont répondu avec enthousiasme et sollicitude et sont prêts à souffrir, à combattre, à mourir pour leur Patrie
bien-aimée, la terre qu‘ils aiment de tout leur cœur. […] Presque vingt
ans ont passé depuis Vittorio Veneto, quatorze depuis la Révolution
fasciste, et les Juifs qui se distinguèrent dans la guerre firent de même
pour le mouvement de la renaissance spirituelle italienne. Ils unirent
dans un même concept guerres et révolution, Italie et fascisme. Pour
le salut et la prospérité du peuple italien et pour sa grandeur, ils firent
leur le trinôme croire, obéir, combattre26. Le fascisme est ordre, discipline morale, il a redonné la digne place qui lui revient à la religion et
à la foi en Dieu. Les Juifs conscients des qualités du régime souhaitent
son triomphe et répondent à ses aspirations par le travail27.
Nombreux sont les documents qui attestent d‘initiatives de ce genre28, ainsi
que de manifestations de joie unanimes à la suite de la proclamation de
l‘Empire, en mai 1936. Dans le Temple espagnol de Venise se tint à cette
occasion une célébration présidée par le rabbin. Elle fut introduite par la
Marche royale et Giovinezza, l‘hymne officiel du parti fasciste. Au même
moment, les dirigeants de la communauté adressaient des éloges à Mussolini
pour son entreprise coloniale :
La communauté juive de Venise glorifie l‘ascension triomphale de
l‘Italie fasciste, conçue, préparée et conduite grâce au génie de
Mussolini et couronnée […] par la fondation de l‘Empire. En unissant
sa foi religieuse à un amour ardent de la Patrie, la communauté juive
26 C‘est l‘une des devises mussoliniennes par antonomase. [N.d.l.R.]
27 AUCII, AC 1934, b.74/A, sf. A/3.
28 Voir les sermons conservés dans AUCII, AC 1934, b.74/A. En outre à l‘occasion de la guerre d‘Éthiopie, comme
précédemment au cours de la Grande Guerre, fut organisé le service du rabbinat militaire pour assister les
soldats juifs engagés sur le front.
46
I.2
de Venise fidèle à la longue et constante fraternité solidaire avec tous
les Italiens, convoque les responsables de toutes les familles qui la
constituent afin qu‘ils adressent leurs pensées débordantes de joie et
de dévotion à leur grande patrie fasciste toute puissante29.
Les témoignages de patriotisme démontrés à l‘occasion de la guerre
d‘Éthiopie ne servirent en rien à freiner l‘avancée de la propagande et
de la campagne antisémite du régime qui s‘accéléra de manière évidente
dès l‘année suivante. Nous n‘approfondirons pas ici la manière dont les
institutions juives réagirent à la persécution30, mais il faut noter que ce
fut encore une fois avec des déclarations de patriotisme, de loyauté
et de fidélité à la patrie italienne que les leaders du judaïsme italien
crurent (ou firent semblant de croire) pouvoir affronter, dans l‘immédiat,
l‘attaque antisémite fasciste. Les dirigeants de l‘UCII, il faut le souligner,
n‘avaient en réalité pas d‘autres instruments pour tenter d‘influer sur
une politique où ils n‘avaient de toute façon pas voix au chapitre. C‘est
donc en rappelant que l‘UCII fut, concrètement, « désarmée » que l‘on
peut lire certaines déclarations officielles de ses représentants durant les
premières semaines qui suivirent le début de la persécution. À l‘occasion
des accords de Munich, à la fin du mois de septembre 1938, alors que
certains décrets antijuifs avaient déjà été promulgués, le président de
l‘UCII, Federico Jarach, adressa aux différentes communautés et aux
rabbins une lettre les chargeant de « dire des prières spéciales pendant
Kippour pour la paix qui a été préservée en Europe, en élevant vers l‘Éternel
des prières pour le Duce qui en est l‘artisan31 ». Le 4 octobre, à deux jours
de la Déclaration de la Race qui servit au gouvernement à définir les lignes
et les critères des mesures antisémites suivantes, la présidence de l‘UCII
diffusa la déclaration suivante :
Duce, […] qu‘il vous plaise de recevoir la réaffirmation solennelle et
unanime de la part du Conseil de l‘Union des communautés israélites
italiennes, que les Juifs italiens n‘ont jamais rien eu en commun, et
n‘ont rien en commun avec aucune internationale juive ou maçonnique,
bolchevique ou antifasciste. Nous vous avons juré une obéissance
29 Simon Levis Sullam, Una comunità immaginata. Gli ebrei a Venezia (1900-1938) (Une communauté imaginaire.
Les Juifs à Venise, 1900-1938), Milan, Unicopli, 2001, p. 99.
30 Voir à ce sujet Iael Nidam Orvieto, « La leadership ebraica e la legislazione antiebraica (1938-1943). Una rivalutazione » (Le leadership juif et la législation antijuive, 1938-1943. Une réévaluation), Storia e problemi contemporanei, 50, 2009, p. 65-83.
31 Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 177.
47
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
dévouée, à vous, Duce du fascisme, qui nous avez rendus orgueilleux
de la grandeur retrouvée de notre Patrie impériale. Les témoignages de
notre foi envers vous ne manquent pas. Nous demandons de pouvoir
travailler avec dignité en temps de paix et de mourir avec honneur à la
guerre pour l‘Italie fasciste32.
Jusqu‘en juin 1940, après l‘entrée en guerre de l‘Italie, les dirigeants des
communautés juives adressèrent leur appui à un gouvernement qui les
persécutait depuis presque deux ans :
En cette heure solennelle pour la grandeur de l‘Italie, le conseil de la
communauté juive de Ferrare est certain que les coreligionnaires de
Ferrare feront également aujourd‘hui, comme ils l‘ont toujours fait par
le passé, leur devoir d‘Italiens, spontanément, avec discipline et abnégation. Dans les circonstances actuelles, les Juifs ferrarais réaffirment leur
patriotisme qui est une tradition dans les familles juives italiennes33.
Patrie et foi
Je provenais d‘une famille parfaitement dans la norme de l‘époque :
[…] juive et fasciste. Mais que ce soit bien clair : de nombreuses
autres familles juives étaient à cette époque comme la nôtre,
normales et banales. Nous étions des petits bourgeois, caractérisés,
nous aussi, par les mêmes défauts, les mêmes erreurs, les mêmes
insuffisances que la petite bourgeoisie modérée catholique de
l‘époque. Cela semblera étrange : et pourtant, avant 1938, les Juifs
italiens qui n‘étaient pas dévoués à la Maison de Savoie étaient très
peu nombreux. Le Duce, qui avait conquis l‘empire, représentait pour
nombre de nos mères, tantes et sœurs une espèce d‘idole. Après
1938, avec les tristement célèbres lois raciales, naturellement,
presque tous comprirent la vraie nature du régime. Mais avant cette
date fatidique, je le répète, parmi les Juifs italiens dominait le conformisme le plus total34.
32 Ibid., p. 178.
33 Ilaria Pavan, Il podestà ebreo, op. cit., p. 156.
34 Alessandro Roveri, Giorgio Bassani e l‘antifascismo (1936-1943) (Giorgio Bassani et l‘antifascisme, 1936-1943),
Ferrare, 2G Editrice, 2002, p. 75-76.
48
I.2
L‘écrivain Giorgio Bassani rappelle, avec amertume et sans pitié, la banalité
et le conformisme petit-bourgeois des liens qui unissaient sa famille, comme
beaucoup d‘autres, au fascisme. Ce jugement permet d‘introduire le thème
du rapport entre le régime mussolinien et les Juifs, même si la reconstruction
des éléments et des motivations de ce rapport est, comme nous l‘avons
déjà précisé, une tâche ardue, aussi bien pour des raisons de méthode
que de sources. En outre, l‘état des études à ce jour est loin de fournir une
photographie exhaustive de l‘articulation des positions qui mûrirent au sein
du microcosme juif italien vis-à-vis du régime.
Certaines données sont connues : le 23 mars 1919, parmi les participants à
la création des Faisceaux de Combat, le mouvement fondé par Mussolini à
Milan, qui a donné naissance en novembre 1921 au Parti national fasciste
(PNF), il y eut au moins cinq Juifs ; l‘un d‘eux, Cesare Goldman, organisa la
rencontre et céda au futur Duce la salle dans laquelle elle se déroula35.
Trois Juifs figurent aussi dans ce qui fut appelé la « Martyrologie officielle de
la révolution fasciste36 » : il s‘agit en fait de la liste des fascistes morts au
cours des affrontements de rue qui caractérisent les années 1919-192137.
Le 28 octobre 1922, deux cent vingt-huit Juifs participèrent à la Marche
sur Rome38 et, à cette même date, sept cent quarante-six étaient inscrits
au PNF ou au parti nationaliste qui allait se fondre dans le parti fasciste
en mars 1923. Enfin, à la veille de la persécution, en été 1938, les Juifs qui
avaient la carte du parti étaient au nombre de dix mille trois cent soixantedix39, chiffre non négligeable au vu de l‘ensemble de la population juive de
nationalité italienne (environ un adulte sur trois)40.
Cependant, les données sur l‘inscription des Juifs au PNF sont loin de
fournir une image exhaustive de leur adhésion au régime, et surtout
ces chiffres ne restituent en aucune manière les motivations les plus
variées qui furent à l‘origine de ce ralliement41. Une telle étude, pour être
35 Meir Michaelis, Mussolini e la questione ebraica (Mussolini et la question juive), Milan, Edizioni di Comunità,
1982, p. 403.
36 Il s‘agissait de D. Sinigallia, G. Bolaffi e B. Mondolfo, tombés entre 1920 et 1921 à Modène, Florence et Fiume.
37 Un épisode survenu à Pise en avril 1921 est significatif : un groupe d‘étudiantes fascistes, parmi lesquelles l‘une,
Mary Rosselli Nissim, était juive, attira, à l‘extérieur de l‘école, sous un faux prétexte, le maître d‘école socialiste
Carlo Cammeo, juif lui aussi. Il fut encerclé et tué. Deux Juifs, deux fronts opposés.
38 Plus précisément, 228 Juifs obtinrent le « brevet » de la Marche sur Rome, l‘attestation officielle par laquelle,
quelques années plus tard, le PNF reconnut la participation à cet événement.
39 Renzo De Felice, Storia degli ebrei, op. cit., p. 75. Les données se réfèrent aux personnes majeures de plus de
21 ans, hommes et femmes. L‘évolution de l‘inscription des Juifs au PNF est la suivante : de novembre 1922 à
octobre 1928, 1 793 nouvelles affiliations furent enregistrées ; entre novembre 1928 et octobre 1933, 4 920, et
de novembre 1933 à l‘été 1938, 2 616.
40 D‘après le recensement racial d‘août 1938, le nombre des Juifs de nationalité italienne s‘élevait à 37 241.
Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 31.
41 À partir de 1932, il était obligatoire de posséder la carte du PNF pour pouvoir accéder aux emplois publics, par
conséquent on en faisait la demande plus par nécessité que par conviction.
49
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
satisfaisante, exigerait une enquête au cas par cas, famille par famille.
Dans les pages qui suivent, nous avons choisi de proposer une vue
d‘ensemble des positions prises par certaines personnalités du judaïsme
italien vis-à-vis du régime. Ce sont le plus souvent des personnalités qui,
au cours du
XXe
siècle, assumèrent des responsabilités importantes au
niveau politico-institutionnel ou dans le monde de l‘entreprise et qui,
après 1938, furent considérées comme étant « de race juive » et sujettes
à la persécution : Ettore Ovazza, Oscar Sinigaglia, Gustavo Del Vecchio,
Guido Jung, Federico Jarach, Renzo Ravenna. Il s‘agit là d‘une tentative,
très fragmentaire, de « portrait collectif » mais qui peut aussi fournir
quelques éléments de réflexion utiles. Nous pouvons avancer que ce qui
ressort, comme caractéristique essentielle de la plupart des expériences
que nous passerons en revue, c‘est le sentiment de forte appartenance et
de dévouement à la nation (dans certains cas, on peut parler de véritable
nationalisme) qui annonce de manière logique le passage à l‘adhésion
convaincue au fascisme considéré comme le vecteur de ce dévouement. Le
glissement du patriotisme au nationalisme et donc au fascisme permettra
à certains des personnages que nous présentons ici de vivre leur double
identité de Juif et d‘Italien-fasciste (pas nécessairement dans cet ordre)
sans conflits apparents, au moins jusqu‘en 1938. En revanche, d‘autres
préféreront estomper, voire même nier, leur judéité pour la remplacer
par une adhésion totale au régime mussolinien qui primait à partir de ce
moment sur toute autre référence identitaire.
« Patrie, Foi et Famille ». Voici les mots choisis en 1926, peu avant sa mort,
par le banquier turinois Ernesto Ovazza, pour qu‘ils soient gravés sur sa pierre
tombale. Toute sa vie s‘était évidemment déroulée sous le signe de cette
triade de valeurs qu‘il souhaitait rappeler une dernière fois. Ernesto Ovazza,
descendant d‘une des familles historiques du ghetto turinois, gérait dans
la ville de la maison de Savoie la banque privée éponyme, fondée en 1866,
qui comptait parmi ses clients bon nombre des familles les plus illustres de
l‘aristocratie turinoise. En soustrayant du temps à ses activités de banquier,
il voulut obtenir le grade de colonel de l‘armée et il envoya même son fils
Vittorio dans trois académies militaires pour le préparer à une carrière dans
la cavalerie. Ses enfants partageaient ses opinions, à tel point qu‘en 1915,
tout le clan Ovazza, Ernesto (déjà âgé de cinquante ans) et ses fils Alfredo,
Ettore et Vittorio s‘enrôlèrent comme volontaires pour combattre pendant
la Première Guerre mondiale. Les liens entre la famille Ovazza, la nation
italienne et le judaïsme ont été particulièrement forts, en particulier pour
50
I.2
Ettore, le fils cadet, qui allait devenir président de la Communauté juive de
Turin dans les années trente, comme son père l‘avait été avant lui.
Membre fasciste d‘un groupe armé participant à la Marche sur Rome, inscrit
aux Faisceaux de combat de Turin dès juin 1920, il finança l‘un des premiers
journaux fascistes de Turin, L‘Eco d‘Italia. Ettore transmit ensuite ces valeurs
à la génération suivante ; à la naissance de son fils, en 1923, il mit un drapeau
italien sur le berceau du nouveau-né ainsi qu‘un souvenir de famille de
caractère juif, recréant ainsi la même « trinité » symbolique évoquée par son
père : patrie, foi, famille. Voici ce qu‘il nota dans son journal :
Sur le berceau dans lequel dort mon fils, j‘ai mis un petit drapeau tricolore
et aussi un médaillon juif ancien portant le nom de Dieu. Il semble que
la note vive du drapeau tricolore illumine toute la pièce […]. À l‘heure où
Riccardo naissait, toute l‘Italie célébrait le huitième anniversaire de notre
déclaration de guerre. Mai 1915, ce furent vraiment des jours radieux42.
Tenter de faire coexister religion et patrie, qui deviendront inconciliables à
cause de l‘antisémitisme fasciste, aura conditionné et dominé toute la vie
d‘Ettore, fondateur au milieu des années trente du journal cité plus haut,
La Nostra Bandiera. Ettore fut parmi les promoteurs de ce courant interne
du judaïsme italien, ceux que l‘on appelait bandieristi, qui proposaient une
adhésion sans réserve au fascisme, tout en ne rejetant ou ne désavouant pas
le lien avec le judaïsme. L‘éditorial d‘Ettore, paru sur le premier numéro de
La Nostra Bandiera, constituait le manifeste de la nouvelle revue et exprimait
l‘intime conviction de son auteur, à savoir que judaïsme et fascisme étaient
des réalités parfaitement conciliables :
Nous sommes des soldats, nous sommes des fascistes […]. Membres
d‘une même famille nous voulons, en temps de paix comme en temps
de guerre, embrasser le drapeau national pour lequel nous sommes
prêts à combattre et mourir, maintenant et toujours ; nous voulons
prier le Dieu de nos ancêtres avec la conscience tranquille. L‘unité
spirituelle parfaite, entre amour de la religion et amour de la Patrie,
constitue un sentiment qui a toujours été soigneusement cultivé par
les Israélites italiens43.
42 Ilaria Pavan, « Ebrei in affari tra realtà e pregiudizio. Paradigmi storiografici e percorsi di ricerca dall‘Unità alle
leggi razziali » (Les Juifs dans les affaires, entre réalité et préjudice. Paradigmes historiographiques et parcours
de recherche depuis l‘unité italienne jusqu‘aux lois raciales), in Quaderni Storici, n° 114, 2003, p. 777-821.
43 Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 50.
51
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
Ni devant la persécution, ni lors de la liquidation de la banque familiale
imposée par les lois raciales, ni face à l‘immigration de ses frères aux ÉtatsUnis, Ettore ne pourra se persuader de la « trahison » subie. Il décidera de
rester en Italie jusqu‘à sa tragique fin à l‘automne 194344.
Comme pour Ovazza, la Première Guerre mondiale avait représenté
pour Oscar Sinigaglia un moment fondateur dans son rapport avec la
nation, prémisse de sa future adhésion au fascisme. Ardent nationaliste
et interventionniste, Sinigaglia, qui avait déjà 41 ans au moment où le
conflit éclata, s‘enrôla comme volontaire. Afin de pouvoir rester sur le
front en première ligne, il céda même la société sidérurgique dont il était
propriétaire :
Ne pouvant plus résister, écrivait-il à Mussolini en 1929, à la volonté
du ministère des Armes et Munitions qui me demandait de reprendre
la direction de mes usines, j‘ai préféré céder mon entreprise, détruisant ainsi plus de 20 ans de travail […].
Pendant la guerre, j‘ai passé au moins 26 mois en première ligne,
toujours à ma demande, allant au combat même lorsque ma division
était de repos. J‘ai obtenu une promotion pour actes de bravoure, un
éloge militaire solennel et trois citations avec médaille d‘argent de la
valeur militaire45.
Au lendemain de la guerre, Sinigaglia, proche des milieux du nationalisme,
collaborateur de Gabriele d‘Annunzio pendant l‘occupation de Fiume,
allait être l‘un des premiers à adhérer et à financer le fascisme. Son
inscription au Faisceau de combat de Rome remonte à mai 191946. Comme
il l‘écrit dans ses Mémoires, son rapprochement précoce du mouvement
mussolinien s‘explique par le rôle déterminant joué par le fascisme en tant
que rempart contre « la marée démocratico-socialiste dominante47 ». Cette
expression renvoie aux graves tensions politico-sociales qui déchiraient
le pays dans l‘après-guerre ; elle est aussi le signe de l‘antisocialisme
tranché qui motivait l‘attitude et les positions de Sinigaglia. Au cours des
44 Ettore, sa femme et leurs deux enfants furent capturés par les SS en octobre 1943, près de la frontière suisse.
Conduits auprès du commandement allemand d‘Intra, sur le lac Majeur, ils furent tous assassinés et leurs corps
brûlés dans le four de l‘école du pays. Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 88-93.
45 Archivio Centrale dello Stato (ci-après ACS), Segreteria Particolare del Duce (ci-après SPD) Carteggio Ordinario
(ci-après CO), f. 206 757 ; lettre du 28 décembre 1929.
46 Lucio Villari, Le avventure di un capitano d‘industria (Les aventures d‘un capitaine d‘industrie), Turin, Einaudi,
1991, p. 52.
47 Ibid., p. 107.
52
I.2
années suivantes, grâce à ses capacités reconnues d‘entrepreneur et une
profonde connaissance du secteur sidérurgique, Sinigaglia allait être porté
à la présidence de l‘Ilva, entreprise stratégique de l‘appareil industriel
italien de ces années, fonction qu‘il exerça jusqu‘en février 1935. Au long
de ce parcours, ses liens avec le judaïsme s‘affaiblirent peu à peu jusqu‘à
disparaître, comme il ressort de la lettre adressée à Mussolini le 16 juillet
1938 :
Mes parents, mes grands-parents étaient juifs, en revanche je
ne me suis jamais senti juif, simplement et seulement italien. J‘ai
grandi dans la haine de l‘étranger, j‘ai toujours été contre les francsmaçons, antisioniste. Les idées fascistes, que ce soit en politique
intérieure ou étrangère, ont toujours été miennes, toute ma vie,
bien avant la guerre, quand elles n‘étaient pas partagées par grand
monde48.
Le passage du nationalisme au fascisme apparaît à bien des égards linéaire
et cohérent également en ce qui concerne Guido Jung, Juif d‘origine austroallemande, héritier d‘une entreprise florissante d‘exportation de produits
agricoles en Sicile, propriétaire de vastes domaines de terrains agricoles en
Libye, et ministre des Finances dans les gouvernements fascistes de 1932
à 1935. Jung fut parmi les fondateurs du premier groupe nationaliste en
Sicile : volontaire et plusieurs fois décoré pendant le premier conflit mondial,
il s‘inscrivit au PNF en mai 1924, année au cours de laquelle il fut aussi élu
député, fonction qu‘il exerça pendant quinze ans. En mars 1926, à l‘occasion
du septième anniversaire de la naissance des Faisceaux de combat, Jung tint
à Trapani un discours pétri de tous les topiques du discours nationaliste et
fasciste :
Qu‘est-ce que le fascisme ? C‘est une religion sévère qui ne promet
pas le paradis ici bas, qui prêche le sacrifice et le devoir comme
vertu première de l‘homme en proposant comme objectif unique
un projet de vie séculaire pour la Nation, et non pas le bien-être
des individus. Cet objectif unique, objet de toutes les pensées et
de tous les efforts, offrira aussi aux individus, dans leur brève vie
personnelle, le suprême réconfort de sentir que leurs efforts, leurs
espoirs, leurs douleurs ne sont pas vains mais constituent une
48 ACS, SPD CO.f.206 757.
53
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
contribution modeste mais efficace à la seule vie qui compte parce
qu‘elle ne prend pas fin lorsqu‘une génération s‘éteint, la vie de la
Patrie sacrée et éternelle49.
Également volontaire de la guerre en Éthiopie, alors qu‘il avait presque
60 ans, Jung conclut son parcours au sein du fascisme en se convertissant,
au milieu des années trente, à la religion catholique. Cela n‘empêchera pas
que sa famille, demeurée juive, soit persécutée quelques années plus tard.
Un nationalisme sincère débouchant sur le fascisme et un culte personnel
du Duce caractérisent l‘expérience de l‘universitaire Giorgio Del Vecchio, l‘un
des plus éminents philosophes du droit de son époque. Inscrit au Faisceau
de combat de Bologne à l‘été 1921, il figure aussi parmi les participants
de la Marche sur Rome. Il exerça les fonctions de secrétaire du syndicat
fasciste des professeurs universitaires de Rome et fut membre du directoire
du Faisceau de combat romain. Il fut également le premier et, pendant un
certain temps, le seul professeur de l‘Université de Rome à posséder la carte
du parti fasciste. Membre de la Milice volontaire pour la Sécurité nationale
(corps paramilitaire créé par le parti fasciste en 1923 et dépendant de celuici), il obtint rapidement le grade de consul. De tels mérites favorisèrent sa
nomination, sur ordre de Mussolini lui-même, au poste stratégique de recteur
de l‘Université de Rome, en novembre 1925. Sa judéité, qui était connue
et qu‘il ne cherchait pas à dissimuler, ne représenta pas un obstacle à ce
moment-là. Il faut préciser que Del Vecchio, bien qu‘inscrit à la communauté
juive de la capitale et intégré dans un réseau de relations comptant de
nombreux responsables du monde juif, pas seulement italien, ne donnait
pas une importance particulière à ses origines. Il l‘écrivit clairement, en
1929, à un ami juif de Tripoli, Vittorio Rakkah : « Pour ma part, le sentiment
d‘appartenance à l‘Italie est si puissant qu‘il ne laisse pas de place à tout
autre sentiment ou préoccupation de caractère religieux50. » Cette phrase
révèle, sans qu‘il y ait le moindre doute, que la religion juive était passée
au second plan, derrière l‘appartenance aux institutions et au militantisme
au sein du fascisme. Le dévouement au régime, dans son cas, a même pu
donner lieu à des épisodes de véritable culte pour le Duce. En effet, dans la
documentation le concernant, on trouve une photographie qui le représente
49 Roberta Raspagliesi, Guido Jung, op. cit., p. 229-230.
50 O. De Napoli, « Roma val bene una messa: Giorgio Del Vecchio, identità ebraica e fascismo in una vicenda degli
anni Venti » (Rome vaut bien une messe : Giorgio Del Vecchio, identité juive et fascisme à travers un événement
des années vingt), in Contemporanea, 2013 (16), n° 4, p. 145.
54
I.2
dans son bureau à l‘université de Rome, et sur laquelle on aperçoit, derrière
lui, accroché au mur, un petit cadre contenant un mouchoir taché du sang de
Mussolini suite à l‘attentat commis contre lui par Violet Gibson, en avril 1926.
Ce dévouement envers le Duce ne servit à rien lorsque, en 1938, Del Vecchio
fut expulsé de l‘université et persécuté .
Federico Jarach était un entrepreneur connu et influent du secteur
métallurgique italien. Il fut président de la communauté juive de Milan
dès 1931 et à la tête de l‘UCII pendant les deux années délicates de 1937
à 1939. Il entretint très tôt une relation personnelle avec Mussolini. Même
si son inscription officielle au PNF remonte à janvier 1926, au moment où
la direction de la Confédération italienne des industriels devint fasciste,
la banque de la famille Jarach fut, dès l‘automne 1914, le biais par lequel
Mussolini réussit à faire transférer à Milan les fonds nécessaires à la sortie des
premiers numéros de son journal, Il Popolo d‘Italia. En 1924, pendant la crise
liée à l‘assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti par des sicaires
fascistes, Jarach fut le seul dirigeant de la Confédération des industriels à
s‘opposer à l‘appel unanime de l‘assemblée pour que les industriels fassent
au moins une démarche formelle de protestation auprès de Mussolini. En
1932, à l‘occasion du dixième anniversaire de la marche sur Rome, Jarach se
joignit aux manifestations d‘adhésion que les industriels adressèrent au chef
du gouvernement et il exprima son « admiration illimitée pour ce que le Duce
a su voir, vouloir, obtenir, sa gratitude pour les résultats obtenus51 ». Jarach
poursuivait ainsi :
Qui comme moi participe depuis plus de 25 ans aux négociations sur
les pactes pour l‘emploi est capable de mesurer les immenses résultats obtenus par le système corporatif. Il suffit de penser, non aux
journées, mais aux mois de grève que les masses ouvrières s‘imposaient annuellement et si l‘on considère la façon dont se déroulent
aujourd‘hui les négociations, sans une seule minute d‘interruption
de travail, il serait facile de calculer les centaines de millions que le
Régime a permis d‘économiser52.
51 Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 155.
52 Ibid.
55
I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
Jarach était intégré dans les cercles du pouvoir économique53 et son adhésion
au fascisme semble avoir découlé davantage de son rôle et de ses intérêts
d‘entrepreneur que du nationalisme fervent qui a animé le comportement des
personnages que nous avons évoqués précédemment. Cela ne veut pas dire
que l‘on ne peut pas parler à son sujet d‘un patriotisme profondément ancré
qui renforça ses liens avec le régime. Son patriotisme, au-delà de ses prises
de position officielles en qualité de président de l‘UCII (voir citations supra) et
l‘un des principaux représentants institutionnels du judaïsme, apparaît aussi
dans ses choix personnels. Après le début de la persécution, en automne
1938, et bien que sa famille n‘ait certainement pas manqué de moyens pour
quitter le pays et s‘établir à l‘étranger, Federico Jarach refusa de prendre
cette possibilité en considération. « Je suis officier de la Marine italienne et je
ne quitterai pas l‘Italie », répétait-il à ses proches au cours des semaines qui
suivirent la mise en place des premières mesures antisémites, en rappelant
son passé de jeune officier de la Marine militaire. En revanche son fils aîné,
déchu de sa nationalité italienne du fait des lois raciales, décida d‘émigrer en
Palestine54. Dans la posture adoptée par Federico Jarach, il y avait peut-être
la conviction que son attitude méritante envers le régime pendant vingt ans,
ses relations personnelles avec les hiérarques fascistes ainsi que sa solide
position économique55 auraient pu le protéger. Mais l‘élément significatif
qui ressort de son cheminement au sein du fascisme est son attachement
profond et durable envers l‘Italie. Cependant, il n‘a pour autant jamais nié
ses liens avec le judaïsme, liens qui l‘ont conduit à assumer des fonctions
officielles importantes, comme nous l‘avons vu, en qualité de représentant
de la communauté juive tant au niveau local que national.
C‘est encore une fois la Première Guerre mondiale qui a rythmé les étapes
permettant à Renzo Ravenna de se rapprocher du fascisme. Durant douze ans,
de 1926 à 1938, il exerça la fonction de podestà de Ferrare, une ville symbole
dans l‘histoire des origines du fascisme. Encore étudiant à l‘université, Ravenna
partit comme volontaire pour le front en mai 1915. Sa trajectoire politique
fut la même que celle d‘une partie de sa génération, il éprouva d‘abord une
fascination dans sa jeunesse pour les positions du syndicalisme révolutionnaire
53 De 1919 à 1933, il fut président de la Fédération nationale de l‘Industrie mécanique et métallurgique (FNIMM),
syndicat patronal qui représentait plus de 11 000 entreprises du secteur et environ 500 000 travailleurs. En
décembre 1937, en pleine campagne antisémite, Jarach fut à nouveau confirmé dans sa charge de viceprésident de la FNIMM. Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 153.
54 Avant d‘entamer sa carrière d‘entrepreneur, Jarach, diplômé de l‘Académie militaire de Livourne, avait embrassé
la carrière militaire.
55 Pendant l‘hiver 1939, avant que les normes antisémites lui imposent de donner son entreprise à l‘État, Jarach
décida de la vendre largement en dessous de sa valeur sur le marché. Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit.
56
I.2
proche des idées de Sorel, avant de devenir un interventionniste convaincu,
puis, suite à l‘expérience de la guerre, afficha une hostilité explicite et définitive
envers les forces et les partis libéraux. C‘est à partir de là qu‘il se rapproche
du fascisme ; il devient secrétaire de la section ferraraise de l‘Association
nationale des combattants en 1919 et est élu aux élections administratives
dans la coalition de forces politiques qui, pour la première fois, comprenait aussi
les fascistes. Ces derniers, ayant vaincu la résistance socialiste, conquirent la
mairie de Ferrare. Aucun intérêt particulier, aucun désir d‘instrumentalisation ne
poussèrent Ravenna à se rapprocher du PNF, auquel il adhéra officiellement en
janvier 1924. Dans les années qui suivirent sa nomination à la charge de podestà
(nomination décrétée par le gouvernement et fondée sur une foi politique avérée),
l‘adhésion de Ravenna à l‘idéologie fasciste était totale. Jusqu‘à l‘été 1938, outre
ses fonctions officielles au sein du directoire du PNF ferrarais, Ravenna fit une
demande explicite pour encadrer la Milice volontaire pour la Sécurité nationale.
Au moment de la guerre d‘Éthiopie, déjà âgé de quarante ans, il se porta
volontaire pour partir combattre. Jusqu‘au début de la persécution, ses deux
facettes de fasciste convaincu et de Juif sincère étaient tout à fait conciliables.
Ravenna fut l‘expression d‘un judaïsme vécu exclusivement dans l‘intimité de la
sphère familiale et qui se manifestait principalement par le respect des fêtes et
des traditions religieuses, mais sans orthodoxie aucune. En fait, contrairement à
Ovazza ou Jarach, il ne voulut jamais exercer de fonctions officielles au sein de
la communauté juive ferraraise ou nationale. Farouchement antisioniste depuis
toujours, devant l‘évidente progression de la propagande antisémite du régime,
qui s‘engageait aussi sur le terrain de la polémique antisioniste, Ravenna
adressa en juin 1937 une lettre à la direction d‘Il Popolo d‘Italia, le quotidien de
Mussolini. Il y exprimait avec clarté sa position vis-à-vis du sionisme comme son
sentiment patriotique profond :
Je considère qu‘un Juif peut le demeurer et professer sa religion
sans même se poser le problème du sionisme. Je considère que, de
toute façon, une fois que ce problème se pose, un Juif italien doit
se positionner clairement contre le sionisme, comme contre tout
autre mouvement ou idéologie susceptible, même de loin, d‘être en
contradiction avec son italianité, profondément ancrée et consacrée
par des siècles de tradition56.
56 Ilaria Pavan, Il podestà ebreo, op. cit.
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Il n‘est donc pas étonnant qu‘après le début des persécutions, Ravenna
n‘ait jamais pris en considération le choix de l‘émigration et de l‘exil.
Cependant, il est intéressant de noter la différence de l‘impact des lois
antisémites d‘une génération à l‘autre ; en effet, la fille de Ravenna, à
peine âgée de 18 ans décida de partir pour la Palestine. Et il est significatif
que Ravenna ait pris la décision de restituer la carte du PNF avant que les
mesures raciales lui soient imposées par la loi. Il coupa ainsi formellement
les liens avec un gouvernement dont il avait, des années durant, partagé
les choix et la politique, mais dans lequel il ne pouvait plus désormais
se reconnaître. Et l‘insigne du parti fasciste, impeccablement épinglé
pendant des années au revers de sa veste, fut remplacé par celui de ses
décorations militaires de la Première Guerre mondiale – choix hautement
symbolique.
L‘application de la législation raciale représenta un traumatisme et une
fracture qui contraignit la plupart des Juifs italiens à s‘interroger et à redéfinir
les données de leur identité. Même si notre analyse rapide s‘arrête à cette
période, il est important de rapporter, en guise de conclusion, les lettres
que certains des protagonistes de ces pages adressèrent à Mussolini après
le début de la campagne antisémite. Elles attestent du sincère désarroi de
ceux qui avaient toujours démontré (parfois même affiché) une loyauté
indiscutable envers le fascisme.
Le 6 juillet 1938, au lendemain de la publication du prétendu Manifeste des
scientifiques racistes, Ettore Ovazza écrivait :
C‘est la fin d‘une réalité : celle de ne faire qu‘un avec le peuple
italien. […] Combien, depuis 1919, vous ont suivi avec amour
jusqu‘à aujour-d‘hui, à travers les Faisceaux, les luttes, les guerres,
en vivant à travers vous ? Aujourd‘hui, tout cela est fini ? C‘est
un rêve qui nous a bercés ? Je ne peux y croire […]. Nous avons
combattu contre les Juifs d‘autres pays de 1915 à 1918. Où est
l‘internationale juive ? […] Je m‘incline devant les sacrifices nécessaires, mais je vous demande de nous laisser notre italianité,
fière et intègre. Ne dites pas que nous ne nous sommes jamais
assimilés. La nécessité de la Nation et la campagne antifasciste
tenace et infâme des ploutocraties, où malheureusement se trouvent de nombreux Juifs, ont contraint notre politique à adopter
cette posture si cruelle pour nous Juifs italiens. C‘est évident. Je
58
I.2
m‘incline devant les sacrifices nécessaires, mais je vous demande
de nous laisser notre italianité, fière et intègre57.
Le même jour, Oscar Sinigaglia adressait lui aussi une lettre au Duce.
En rappelant ses mérites envers le régime, l‘entrepreneur s‘indignait de
devoir être considéré, en tant que Juif, à égalité avec les « Mongols et les
négroïdes ».
Pendant des années j‘ai totalement négligé mes intérêts, j‘ai sacrifié
une grande partie de mon patrimoine uniquement pour servir ma
Patrie […]. J‘ai toujours tout sacrifié pour mes idéaux patriotiques,
en refusant constamment toute reconnaissance pour la tâche
accomplie […]. Je n‘ai fait que mon devoir […] de tout mon cœur et
avec un enthousiasme sans limite. […] Est-il possible que je doive
aujourd‘hui me sentir étranger dans ma Patrie, mis au même niveau
que les Mongols et les négroïdes58 ?
Mais il concluait ainsi :
Votre Excellence est l‘orgueil des Italiens : vous avez réalisé ce rêve
qui pour nous tous, durant les années sombres, semblait hors de
portée. Vous avez fait de l‘Italie une grande Nation, forte, respectée.
Ce n‘est qu‘avec vous et par vous que nous avons oublié l‘amertume
passée d‘une Italie faible et méprisée.
À quelques semaines de la promulgation des premières mesures antijuives,
le 8 octobre 1938, Guido Jung écrivait à Mussolini pour solliciter une
audience en lui rappelant sa loyauté patriotique :
J‘ai l‘honneur de solliciter de votre haute bienveillance de bien
vouloir m‘accorder une audience afin de pouvoir m‘entretenir avec
Votre Excellence au sujet de ma famille [restée juive, N.d.l.R.]. En
servant l‘Italie et le fascisme, je n‘ai fait que mon devoir et j‘ai obéi
à un impératif moral. Mon seul regret est de ne pas avoir pu faire
plus et mieux, mais si mon dévouement, en temps de guerre ou
de paix, a pu être d‘une quelconque utilité au Pays et au Fascisme,
57 ACS, SPD CO, f. 211 398.
58 ACS, SPD CO, f. 206 757.
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I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938)
alors je me permets, pour la première fois, de l‘invoquer pour
vous demander de bien vouloir me recevoir. Avec mes sentiments
dévoués immuables59.
Mussolini apposa personnellement un « non » sur la lettre de demande
d‘audience de son ex-ministre.
En juin 1940, au lendemain de l‘entrée en guerre de l‘Italie, Renzo Ravenna
écrivit au préfet de Ferrare. Malgré toutes les difficultés liées à la perte de
son travail et aux préoccupations pour l‘avenir de ses enfants expulsés des
écoles du royaume, il demandait (à l‘instar de vingt autres concitoyens juifs)
de pouvoir partir comme volontaire et de combattre pour la cause italienne
et fasciste :
Excellence,
J‘ai déjà eu, par le passé, l‘occasion de vous demander de pouvoir
encore servir mon pays, où et quand vous le jugerez opportun. Avec
mes sentiments dévoués, Renzo Ravenna60.
Les parcours biographiques esquissés ici ne peuvent certes pas refléter
le large spectre de motivations qui furent à l‘origine de l‘adhésion de
nombreux Juifs italiens au fascisme. Et l‘échantillon partiel que nous avons
proposé, entrepreneurs et banquiers, professeurs d‘université, hauts
fonctionnaires et autres, trahit une appartenance et une identité de classe
qui pesa certainement dans le choix des personnages étudiés d‘adhérer
et de soutenir la cause fasciste pendant vingt ans. Cependant, l‘emphase
exprimée sur l‘appartenance à la nation italienne et le rappel constant au
sentiment et à la loyauté patriotiques semblent constituer le fil conducteur
qui, malgré les différences des divers parcours biographiques, relie ces
expériences. Certains Juifs adhérèrent au fascisme parce qu‘ils y virent la
réalisation d‘un patriotisme (peut-être serait-il plus exact de parler d‘un
véritable nationalisme), dont ils partageaient pleinement les idéaux et qu‘ils
considéraient comme incarnés dans la figure du dictateur. Ensuite, devant
le tournant antisémite pris par le régime en 1938, de nombreux Juifs italiens
semblèrent se comporter vis-à-vis de la patrie, qui un temps avait reconnu
leurs droits civiques et politiques, comme les Juifs français quelques
décennies auparavant : « Loin de voir dans l‘Affaire [Dreyfus] une rupture
59 R. Raspagliesi, Guido Jung. Imprenditore ebreo e ministro fascista, op. cit., p. 225.
60 Ibid., p. 225.
60
I.2
du contrat stipulé entre la France révolutionnaire et le judaïsme français,
ils mettaient l‘accent sur la pérennité de ce contrat et sur la continuité du
processus historique initié en 178961. »
Cependant, si, dans le cas français, le rappel constant à la nation et à la
Révolution était un appel aux valeurs de liberté, de fraternité et d‘égalité,
les invocations des Juifs italiens à la patrie, qui, depuis des années, était la
patrie fasciste, avaient un tout autre sens.
61 Simon Levis Sullam, Una comunità immaginata, op. cit., p. 212.
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