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Les juifs italianes et le fascism (1922–1938)

I.2 LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) par Ilaria Pavan1 Traduit de l‘italien par Patricia Amardeil Vis-à-vis du fascisme [...], les Juifs italiens se sont comportés comme l‘ensemble des Italiens. Leur aversion tout comme leur adhésion à ce régime ont été dictées par des motifs qui n‘ont aucun rapport avec leur judéité. Comme tous les Italiens, ils furent fascistes ou antifascistes (parfois fascistes dans un premier temps, puis antifascistes) parce qu‘ils appréhendaient la réalité italienne de diverses manières en fonction de leur formation familiale et culturelle, de leurs convictions morales ou de leurs intérêts personnels2. En 1961, Renzo De Felice, dans Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, synthétisait sa lecture des rapports entre Juifs et fascisme de cette manière : une profonde intégration de la minorité des Juifs italiens à la vie de la nation, son caractère nettement bourgeois et l‘absence dans le fascisme initial de positions antisémites explicites et codifiées. C‘est donc bien pour des raisons analogues à celles des autres Italiens que les Juifs de la péninsule ont adhéré au mouvement mussolinien. À plus de cinquante ans de la parution du travail de De Felice, ces considérations constituent encore un point de départ valable qui permet d‘introduire le thème sensible des rapports entre Juifs et fascisme. Cette question est encore inexplorée à bien des égards et ce n‘est que depuis quelques années qu‘elle fait l‘objet d‘une attention nouvelle 3. Si les études sur certains Juifs italiens antifascistes, connus et reconnus, ne 1 Chercheur en histoire contemporaine auprès de la Scuola Normale Superiore de Pise. 2 Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo (Histoire des Juifs italiens sous le fascisme), Turin, Einaudi, 1993, p. 434. 3 Luca Ventura, Ebrei con il Duce. « La nostra bandiera » (1934-1938) (Les Juifs et le Duce. « Notre drapeau »), Turin, Zamorani, 2002 ; Ilaria Pavan, Il Comandante. La vita di Federico Jarach e la memoria di un‘epoca (1874-1951) (Le Commandant. La vie de Federico Jarach et la mémoire d‘une époque, 1974-1951), Milan, Proedi, 2001 ; Ilaria Pavan et Alberto Cavaglion, Il podestà ebreo. La storia di Renzo Ravenna tra fascismo e leggi razziali (Le podestat juif. Histoire de Renzo Ravenna entre fascisme et lois raciales), Rome, Laterza, 2006 ; Roberta Raspagliesi, Guido Jung. Imprenditore ebreo e ministro fascista (Guido Jung, entrepreneur juif et ministre fasciste) Milan, Franco Angeli, 2012. 35 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) manquent pas, il faut maintenant entamer des recherches exhaustives, sans préjugés, sur le degré d‘adhésion et d‘interpénétration entre la minorité juive et le régime fasciste, dit fascisme juif4. Pendant des années, la lecture du rapport entre les Juifs et le régime mussolinien s‘est réduite, peut-être de manière inévitable et même légitime, sous certains aspects, à une dichotomie victime/bourreau. La persécution antisémite et la Shoah ont constitué, aussi bien dans la mémoire des protagonistes que dans les travaux des historiens qui les ont interprétées, un prisme pour regarder le XXe siècle rétrospectivement, en y appliquant des attitudes, des réactions et des grilles d‘interprétation qui, du côté des Juifs, ont évolué seulement après le tournant raciste de 1938. Cela a donné naissance à une espèce de vulgate qui a décrit les Juifs italiens comme « organiquement » antifascistes. Ces pages ne prétendent absolument pas prouver le contraire, c‘est-à-dire que le fascisme était un trait constitutif des Juifs italiens, mais seulement souligner la nécessité d‘historiciser et de contextualiser le comportement de la minorité, en faisant du rapport avec le régime un des instruments possibles pour évaluer le degré et les caractéristiques de ce processus d‘intégration dans la nation – mais plus généralement d‘acculturation5 – qui a mûri au sein du groupe juif italien après l‘émancipation. La réaction de cette minorité visà-vis du fascisme doit être mise en relation avec le climat politico-culturel des décennies qui ont précédé l‘arrivée au pouvoir de Mussolini. C‘est dans ce climat, auquel les Juifs italiens ont pleinement participé, que se trouvent certaines des racines de cette réaction. Entre le XIXe et le XXe siècle, on assista, même en Italie, à la diffusion d‘une pensée, d‘un langage et d‘un véritable mouvement nationaliste (même dans sa déclinaison sioniste) qui a contribué à une redéfinition de l‘identité juive en fonction de données différentes de celles du passé. Alors que, même pour les membres de la minorité, le processus de sécularisation progressait et affaiblissait les liens religieux et communautaires – ou reléguait ces liens au second plan –, de nouvelles références culturelles et identitaires voyaient le jour : socialisme, nationalisme et sionisme devenaient ainsi des parcours 4 Alexander Stille est allé jusqu‘à définir « le fascisme juif comme un vrai mouvement idéologique, un phénomène de masse tout autant que le permettait le nombre restreint des membres de la communauté juive italienne » ; Alexander Stille, Uno su mille. Cinque famiglie ebraiche durante il fascismo (Un sur mille. Cinq familles juives sous le fascisme), Milan, Mondadori, 1991, p. 16. 5 Sur le concept d‘acculturation, Phyllis Cohen Albert, « Ethnicity and Jewish Solidarity in 19th-century France », (ethnicité et solidarité juive dans la france du XIXe siècle), in Jehuda Reinharz, Daniel Swetschinski (dir.), Mystics, Philosophers and Politicians: Essays in Jewish Intellectual History in Honour of Alexander Altman (Mystiques, philosophes et politiciens. Contributions à l‘histoire intellectuelle juive en hommage à Alexander Altman), Durham, Duke University Press, 1982, p. 249-274. 36 I.2 possibles à travers lesquels les Juifs reformulaient à la fois leur appartenance à leur groupe d‘origine et leur rapport à la nation dans laquelle ils vivaient. Quant aux thèmes qui nous intéressent, ils apparaîtront surtout à travers l‘adhésion à un modèle identitaire national-patriotique qui, se greffant sur un solide patriotisme (le patrimoine du monde juif italien depuis les décennies qui ont suivi le Risorgimento), conduira de nombreux israélites à insister toujours plus sur les aspects de dévotion envers une nation qu‘ils ressentaient sincèrement comme la leur et pour laquelle ils ont combattu en première ligne pendant la Grande Guerre, en s‘enrôlant souvent comme volontaires6. Le premier conflit mondial joua en fait un rôle essentiel en renforçant ultérieurement un paradigme identitaire déjà marqué en termes nationalpatriotiques et en représentant un moment décisif de ce processus de dénationalisation juive et de nationalisation italienne7. Dans un tel contexte, pour comprendre le rapprochement de la minorité israélite du régime mussolinien, il convient de se demander dans quelle mesure le dévouement à la nation de nombreux Juifs italiens, déjà mûri au cours des années précédentes, a pu se maintenir fermement au moment du passage de l‘État libéral au fascisme, et si, dans certains cas, il a même pu finir par s‘incarner encore plus fortement dans la figure du dictateur. Note chronologique : nous arrêterons notre analyse à 1938, excluant, hormis quelques digressions, les années de la persécution. La période qui commence en 1938 est un chapitre différent, qui aura sur le judaïsme italien des conséquences identitaires et politico-culturelles de longue durée, conséquences qui continueront à se vérifier après la conclusion de la Seconde Guerre mondiale et qui dépassent les limites de ces pages. Sans aucun doute, la persécution antisémite a obligé les Juifs italiens à se réinterroger sur ce qu‘avait été jusqu‘alors leur rapport avec l‘État fasciste et avec la patrie, en modifiant des convictions et des attitudes antérieures. Note méthodologique : rendre compte du rapport entre les Juifs italiens et le fascisme dans la totalité et dans la pluralité de ses articulations est actuellement impossible, non seulement pour des raisons liées aux sources, 6 Sur les Juifs italiens et la Grande Guerre, Mario Toscano, « Gli ebrei italiani e la prima guerra mondiale 19151918 » (Les Juifs italiens et la Première Guerre mondiale, 1915-1918), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo in Italia. Dal 1848 alla guerra dei sei giorni (Judaïsme et antisémitisme en Italie, de 1948 à la guerre des Six Jours), Milan, Franco Angeli, 2003, p. 110-123 ; Ilaria Pavan, « “The Lord of Hosts is with us” : Italian Rabbis respond to the Great War » (« Le Dieu des armées est avec nous » : les rabbins italiens répondent à la Grande guerre), Jewish History, 2015, n° 2, p. 137-162. 7 Mario Toscano, « Dall‘“antirisorgimento” al postfascismo : l‘abrogazione delle leggi razziali e il reinserimento degli ebrei nella società italiana », (De l‘« antirisorgimento » au postfascisme : l‘abrogation des lois raciales et la réinsertion des Juifs dans la société italienne), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo, op. cit., p. 249. 37 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) dispersées et fragmentaires, mais aussi pour des questions de méthode. Qui sont, en réalité, les Juifs italiens pendant le fascisme ? La question n‘est pas rhétorique. Dans une phase historique au cours de laquelle toute classification de la minorité, imposée de l‘extérieur, a disparu comme résultat de l‘émancipation politico-juridique définitive, définir et délimiter le groupe juif, savoir qui n‘en fait pas partie, qui n‘en fait plus partie, est une tâche complexe. Elle requiert en théorie une enquête au cas par cas sur la façon dont chaque Juif vivait sa propre appartenance : l‘inscription à la communauté, le respect des coutumes et des principales fêtes, le partage de la tradition historicoculturelle du judaïsme, la décision de contracter un mariage endogamique ou exogamique ou de se convertir. Le choix qui a été fait dans les pages qui suivent est un compromis. On tiendra compte des attitudes adoptées envers le fascisme de la part des représentants officiels des institutions juives italiennes et des rabbins – ces deux catégories étant exemptes a priori de tout doute concernant leur appartenance. À cela s‘ajoutera l‘analyse de quelques cas particuliers de personnages d‘origine juive avérée. Il s‘agit pour la plupart de personnalités publiques qui jouèrent pendant les années du fascisme des rôles importants au niveau politico-institutionnel ou économique et dont le profil et le parcours biographique pendant le fascisme peuvent, avec toutes les précautions d‘usage, être considérés comme paradigmatiques. Ce qui est proposé est donc une analyse inévitablement partiale des rapports entre une partie des élites juives italiennes et le fascisme. Nous sommes conscients du fait que la grande majorité des Juifs italiens est exclue de cette analyse. Les institutions juives face au régime Au moment de la montée du fascisme, le judaïsme italien était représenté par la Société des communautés juives italiennes (Consorzio delle Comunità Ebraiche Italiane), organisation créée en 1911. Cette société, dont le siège se trouvait à Rome, était présidée par Angelo Sereni, personnalité en vue du judaïsme romain. Elle chapeautait les communautés afin de coordonner et de fédérer l‘activité des différents groupes juifs de la Péninsule qui y adhéraient de manière volontaire. Elle était constituée d‘un congrès, composé de membres de toutes les communautés affiliées, et d‘un comité restreint avec des fonctions exécutives. La faiblesse juridique de cette institution, de nature essentiellement privée, reflétait la fragmentation institutionnelle du 38 I.2 judaïsme italien qui, pendant ces années, était encore organisé selon des législations et des statuts très différents d‘une communauté à l‘autre. Le 2 janvier 1924, un peu plus d‘un an après l‘arrivée au pouvoir du PNF, le vice-président de la Société, Felice Ravenna, écrivait : Nous pensions qu‘étant donné que notre guerre [le premier conflit mondial] s‘était terminée victorieusement, la mission de la Société n‘était plus nécessaire ; en revanche, la situation politique des deux dernières années a exigé et exige la plus grande vigilance. La protection des droits des Juifs à l‘école et dans la vie publique a pris à certains moments le pas sur toute autre manifestation juive8. Les responsables de la Société étaient donc conscients que les mesures politiques adoptées par le nouveau gouvernement avaient introduit des nouveautés qui exigeaient de leur part « la plus grande vigilance ». En particulier, les préoccupations exprimées par Ravenna concernaient la réforme scolaire approuvée par le gouvernement fasciste en 1923. Cette réforme avait donné une orientation fortement confessionnelle à l‘école italienne en introduisant l‘enseignement de la seule religion catholique au cours élémentaire, causant d‘évidentes difficultés à tous les élèves de culte non catholique9. Il a été mis en évidence que la nouvelle législation sur l‘école unissait implicitement l‘italianité et le catholicisme, mettant ainsi en place « le projet programmé de l‘Italien de demain », un citoyen formé sur les bancs de l‘école et qui recevait une formation fondée sur l‘identité culturelle dans laquelle il devait se reconnaître. Être italien signifiait dès lors être catholique. Ne pas être catholique signifiait être italien « sub judice10 ». Au cours des années vingt, pendant la période définie comme celle « de la mise en cause de l‘égalité du judaïsme avec le catholicisme11 », le fascisme a attenté plusieurs fois au principe de l‘égalité religieuse – et donc à celui de l‘égalité juridique des citoyens face à l‘État – en en restreignant toujours plus les limites et en mettant ainsi les membres des minorités (pas seulement 8 AUCII, AC 1924, b. 1. f. 1. 9 L‘article 3 de la loi du 1er octobre 1923 sur le système scolaire stipulait que « l‘enseignement de la doctrine chrétienne héritée de la tradition catholique est la base et la finalité de l‘instruction élémentaire, à tous ses niveaux ». En 1930, l‘enseignement de la religion catholique fut également introduit au lycée. 10 David Bidussa, « Radicalità e politica. Su Enzo Sereni » (Radicalité et politique. Sur Enzo Sereni), postfazione a Enzo Sereni, Le origini del fascismo (Les origines du fascisme), Yacob Viterbo (éd.), Florence, La Nuova Italia, 1998, p. 305. 11 Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista : vicende, identità, persecuzione (Les Juifs dans l‘Italie fasciste : vicissitudes, identité, persécution), Turin, Einaudi, 2000, p. 35-87. 39 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) la minorité juive) dans une condition inférieure, tant sur le plan civique que pénal. C‘est en ce sens que les lois sur la liberté de la presse de décembre 192512 ont été mises en place : le concordat de février 1929, qui redéfinissait le catholicisme comme « seule religion de l‘État », les normes dites des « cultes admis » de juin 192913, et aussi les articles consacrés aux « délits contre le sentiment religieux » insérés dans le nouveau code pénal fasciste d‘octobre 193014. Les politiques religieuses promues par le régime entre 1923 et 1930 inaugurèrent ainsi une phase au cours de laquelle commença organiquement à se dessiner pour les Juifs italiens la sortie du modèle libéral d‘émancipation. Comme le rappellent justement les paroles de Felice Ravenna citées cidessus, les représentants de la Société ont toujours été soucieux de suivre l‘évolution de ces mesures fascistes, bien qu‘étant dans l‘impossibilité d‘en modifier le cours15. Cependant, les débats qui se déroulèrent au sein de l‘organisation centrale du judaïsme italien à propos des politiques religieuses du gouvernement ou les rares réflexions au sujet de questions délicates qui parurent dans la presse juive de ces années ne semblent pas révéler une pleine prise de conscience de la part des élites israélites des implications profondément antilibérales inhérentes à ces politiques, pas plus que le dessein discriminatoire qu‘elles sous-tendaient16. En ce sens, l‘accueil que les responsables de la Société réservèrent à la loi sur « les cultes admis » de juin 1929 est significatif. Cette loi rappelait, en théorie, le principe de la liberté religieuse, mais, dans ses règlements concrets d‘application, limitait 12 « Normes sur le contrôle des journaux et des publications périodiques », 31 décembre 1925, n° 2309. La loi prévoyait que pouvait être passible de sanctions « le journal ou la publication périodique qui, par le biais d‘un article, de commentaires, de nouvelles, de titres, d‘illustrations ou de dessins humoristiques offense la religion de l‘État ». Les nouvelles normes ne faisaient pas référence à des délits analogues commis à l‘égard des cultes non-catholiques, qui ne bénéficiaient d‘aucune protection juridique. 13 « Normes pour la mise en place de la loi du 24 juin 1929, n° 1159, sur les cultes admis par l‘État et pour sa coordination avec les autres lois de l‘État ». 14 Les nouveaux « Délits contre le sentiment religieux » (articles 402-406) prévoyaient des sanctions seulement en cas d‘offense commise contre la religion de l‘État, mais pas contre les autres cultes. De même, pour le blasphème, le nouveau code considérait le délit seulement quand il concernait « la Divinité, les Symboles ou les Personnes vénérées par la religion d‘État ». Au sujet du code pénal fasciste comme prémisse à l‘évolution raciste du régime, voir Ilaria Pavan, « Una premessa dimenticata. Il codice penale del 1930 » (Un préambule oublié. Le code pénal de 1930), in Marina Caffiero (éd.), Le radici storiche dell‘antisemitismo. Nuove fonti e ricerche (Les racines historiques de l‘antisémitisme. Nouvelles sources et nouvelles voies de recherche), acte du colloque de recherche des 13-14 décembre 2007, Rome, Viella, 2009, p. 129-159. 15 À la fin des années vingt, il était évident qu‘en matière scolaire, le régime n‘était disposé à céder à aucune des requêtes de la Société, comme le montrent le refus d‘exempter la fréquentation de l‘école le samedi ou la question du contenu des livres scolaires. En 1930-1931, le régime introduisit un texte unique pour l‘école élémentaire ; pour les responsables du monde juif se posait la question d‘obtenir une version décatholicisée, en modifiant les passages qui se référaient, en termes élogieux, seulement à la doctrine catholique. Le gouvernement accepta d‘opérer quelques suppressions, mais pas de réelles modifications. 16 Au sujet des réactions des élites institutionnelles et culturelles du judaïsme italien à l‘égard des politiques religieuses des années vingt, voir Ilaria Pavan, « “Diritti di libertà” e politiche religiose. Sguardi ebraici durante il fascismo (1922-1930) » (« Droits de la liberté » et politiques religieuses. Regards juifs sous le fascisme, 19221930), Annali della Scuola Normale-Classe di Lettere, 4, 2013, n° 2, p. 129-160. 40 I.2 la liberté de l‘exercice des cultes en introduisant des mesures sévères de contrôle préfectoral et policier et des éléments de discrimination aux dépens des minorités17. Le président de la Société Angelo Sereni écrivait ainsi au printemps 1929 à Mussolini : Les déclarations relatives aux cultes admis ne sont pas restées sans effet sur le cœur des Juifs italiens. Aux sentiments de profonde admiration qu‘ils nourrissent pour ce qu‘avec une foi géniale accomplit Votre Excellence pour la patrie et sa grandeur, s‘ajoutent aujourd‘hui ceux pour la reconnaissance de l‘équitable compréhension de leurs besoins spirituels. La présidence de cette Société, interprète des aspirations de tous les Juifs d‘Italie, m‘a confié la tâche honorable et estimable d‘exprimer à Votre Excellence l‘expression de cette reconnaissance accompagnée de sa dévotion renouvelée à votre égard ainsi que de la volonté de servir avec dévouement et fidélité sa chère patrie18. Par la suite, dans leurs rapports avec le gouvernement fasciste, les représentants institutionnels du judaïsme durent tenir compte des ferments sionistes, minoritaires mais très vivaces, dont les principaux et les plus actifs représentants s‘exprimaient dans les deux seuls journaux juifs de l‘époque, l‘hebdomadaire Israel et le mensuel Rassegna mensile di Israel. C‘est précisément la position philosioniste du journal Israel qui suscita en janvier 1927 et en novembre 1928, la réaction de la presse fasciste. En particulier, au sujet des événements de l‘automne 1928, ce fut dans le journal Popolo di Roma que parut un article intitulé « Religion ou nation », attribué à Mussolini lui-même. L‘auteur demandait aux sionistes italiens, mais plus généralement aux responsables du judaïsme italien, de répondre à l‘interrogation avancée dans le titre, du moment que les Italiens « ont toujours pensé que les Juifs étaient des Italiens qui croient en Moïse et attendent le Messie » ; au contraire, poursuivait l‘auteur, « tous les sionistes parlent de peuple juif, de race juive, de nation juive ». La réponse à l‘attaque parut dans le journal Israel sous la forme d‘un communiqué 17 Une autorisation par décret était nécessaire pour ouvrir de nouveaux lieux de culte et seules les réunions à but religieux présidées par un ministre du culte nommé par le gouvernement pouvaient se dérouler sans autorisation préalable. L‘État se réservait le droit d‘inspecter et de dissoudre les administrations des organisations de culte non-catholique et de faire annuler la tenue de certaines de leurs délibérations. La nouvelle loi prévoyait aussi que, pour que la nomination des ministres du culte soit approuvée, ils aient la nationalité italienne et possèdent une bonne connaissance de la langue. 18 AUCII, AC 1934, b. 34, f. 127. 41 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) officiel. On y déclarait que le soutien des Juifs à la constitution d‘un État en Palestine était en accord avec « l‘obligation religieuse de diriger sa pensée vers la terre des ancêtres » et on réaffirmait la fidélité de la communauté juive nationale à la patrie italienne, en rappelant les preuves de loyauté offertes par les Juifs aussi bien en temps de guerre que de paix, en niant tout lien politique avec les Juifs de Palestine ou d‘autres pays19. Les polémiques antisionistes de la fin des années vingt témoignent qu‘à cette période, pour le régime, le problème central de la querelle était devenu celui du rapport entre sionisme et italianité, entre identité culturelle et appartenance nationale, entre nationalité et nationalisme, selon les critères imposés par le climat politico-culturel du fascisme. Dans ce cadre, les représentants institutionnels du judaïsme n‘eurent pas beaucoup de marge de manœuvre et ne furent pas aidés par l‘attitude ambiguë du gouvernement qui, entre la fin des années vingt et le début des années trente, chercha et trouva l‘appui diplomatique du judaïsme national pour tenter, dans une approche antibritannique, une politique expansionniste en Méditerranée, en jouant la carte prosioniste pour tirer parti de la situation20. Dans un tel contexte, les représentants du judaïsme, en affichant leur confiance envers Mussolini et le fascisme, tentèrent de mettre en œuvre une stratégie qui sauvegarde à la fois le patrimoine culturel et religieux traditionnel et les nouvelles suggestions introduites par le sionisme, tout en cherchant à insérer les communautés juives et le mouvement sioniste au cœur des objectifs politico-stratégiques du régime. Il s‘agissait cependant d‘une stratégie incertaine et risquée dont les limites étaient très différentes de celles, plus souples et floues, de l‘ère libérale. Une fois dépassée la fracture liée aux polémiques antisionistes de 19271928, à la fin des années vingt, la question centrale pour le gouvernement et les représentants des institutions juives fut l‘élaboration de la nouvelle loi au sujet du cadre juridique des communautés juives, loi ardemment désirée et soutenue par les responsables de la Société . Malgré le rôle fédérateur joué par celle-ci, les communautés juives de la Péninsule (diversement appelées communauté, université, union fraternelle, association) n‘avaient pas de statut juridique homogène et accomplissaient leurs tâches (culte, instruction religieuse, bienfaisance) en se basant sur des statuts qui remontaient parfois 19 Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 78-79 ; Mario Toscano, « La polemica tra l‘Israel e La Tribuna dell‘aprile 1927 : note sull‘antisemitismo nell‘Italia degli anni Venti » (La polémique d‘avril 1927 entre Israel et La Tribuna : note sur l‘antisémitisme dans l‘Italie des années vingt), in Mario Toscano, Ebraismo e antisemitismo in Italia, op. cit., p. 155-175. 20 Voir Renzo De Felice, Storia degli ebrei d‘Italia sotto il fascismo, op. cit., p. 162 sq. 42 I.2 à l‘époque précédant l‘unification de l‘Italie et différaient les uns des autres. L‘approbation du décret royal du 30 octobre 1930, n° 1731, « Normes sur les communautés israélites et sur l‘union de ces mêmes communautés », transforma toutes les communautés en institutions publiques, harmonisant ainsi pour la première fois les législations et l‘organisation interne. Du point de vue institutionnel, la Société fut remplacée par l‘Union des communautés israélites italiennes (dorénavant UCII) dont faisaient partie obligatoirement toutes les communautés et dont l‘un des objectifs était la représentation des Juifs et des communautés auprès du gouvernement21. Pendant les mois d‘élaboration de la loi, les représentants officiels du judaïsme donnèrent une grande importance à la définition de l‘appartenance à la communauté, pour freiner et repousser les poussées assimilationnistes qui, avec l‘émancipation, avaient affaibli le rapport à la religion des ancêtres en le liant à la seule conscience individuelle. Cette circonstance ayant amené de nombreux Juifs à ne plus retenir comme nécessaire leur inscription à la communauté et à contester son pouvoir d‘imposition au niveau fiscal, les représentants du judaïsme appelèrent à l‘introduction dans la nouvelle loi d‘un article qui liait automatiquement l‘appartenance au judaïsme à l‘appartenance à la communauté, et par conséquent tous ceux qui résidaient sur son territoire de compétence en étaient obligatoirement membres. Pour ne pas appartenir à la communauté, il fallait fournir une déclaration formelle d‘abandon du judaïsme, un véritable acte d‘abjuration. Toute personne qui refusait d‘être inscrite cessait sur le champ d‘être juive et était privée de toute assistance ou service que pouvait fournir la communauté, y compris la sépulture dans les cimetières israélites. À la radicalisation introduite par ces normes, ardemment désirées par les responsables de la communauté, la nouvelle loi ajoutait davantage d‘ingérence et de contrôle de la part du gouvernement par rapport au passé. L‘UCII et les diverses communautés assujetties à la vigilance du ministère de l‘Intérieur étaient soumises aux contrôles patrimoniaux propres aux institutions publiques, aux pouvoirs ministériels d‘approbation ou de révocation des charges de président ou de rabbinchef, de dissolution de leurs conseils respectifs et de leur redressement judiciaire. Cependant, la loi fut accueillie favorablement par la grande majorité des Juifs italiens et les manifestations d‘hommage à l‘endroit du 21 Le premier président de l‘UCII fut Felice Ravenna. Federico Jarach lui succéda en juin 1937. Les fonds nécessaires à l‘exécution des tâches de la communauté (culte, instruction et bienfaisance) provenaient d‘une part du patrimoine de la communauté, et d‘autre part d‘une contribution obligatoire imposée à tous ses membres. Cette contribution était calculée en fonction des revenus des membres inscrits qui votaient les charges communautaires à la majorité masculine absolue. 43 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) chef du gouvernement et du roi ne manquèrent pas de la part des plus hautes autorités du judaïsme italien. Une délégation officielle, composée du rabbin de Rome, Angelo Sacerdoti, et du président de la Société, Angelo Sereni, fut reçue en audience privée à Rome par le roi et Mussolini, les 5 et 6 mai 1931. Pendant la rencontre, une médaille commémorative au revers de laquelle figuraient la Menorah, la couronne de Savoie et le faisceau des licteurs, fut offerte à Victor-Emmanuel III. C‘était la preuve que, de la part des représentants officiels du judaïsme italien, la voie ouverte par la loi de 1930 entraînait la résolution des principaux problèmes entre les Juifs et le fascisme. Et, en effet, jusqu‘en 1934, on ne releva plus de frictions entre le gouvernement et les institutions juives. Pendant les premières semaines de cette année, d‘une manière analogue à ce qui était arrivé entre 1927 et 1928, ce fut encore une fois la polémique antisioniste, amorcée par certains journaux proches du parti fasciste, Il Tevere et Il Regime Fascista en particulier, qui mit le feu aux poudres. En réponse à certains articles parus dans Israel, principal hebdomadaire juif italien, depuis toujours clairement orienté en faveur du sionisme, la presse fasciste posait de nouveau aux Juifs de la Péninsule la sempiternelle question sur leur « vraie » nature : se considéraient-ils comme sionistes ou comme Italiens ? C‘est un épisode ultérieur, début mars 1934, qui rendit le climat encore plus incandescent : la découverte d‘un réseau antifasciste lié au groupe Giustizia e Libertà, dont au moins douze des quinze membres arrêtés étaient d‘origine juive22. L‘image qui, dans certains milieux fascistes, était en train de se dessiner, amplifiée par la presse du régime, était donc celle des Juifs ennemis de la patrie, soit parce que sionistes soit parce qu‘antifascistes. La crise suscitée par les événements de mars 1934 provoqua une grave tension au sein du judaïsme italien. Un sermon du rabbin de Turin, Gino Bolaffio, prononcé quelques semaines après les faits, le 20 mai 1934, donne une idée du sentiment de péril larvé. Les paroles du rabbin sont également significatives de son philo-fascisme convaincu : en essayant de souligner les liens entre judéité et régime, Bolaffio finissait même par intégrer Mussolini dans la théologie juive, en décrivant le dictateur comme une figure providentielle : Sur l‘horizon italien est apparu un astre lumineux envoyé par Dieu pour illuminer le pays et le monde civilisé. Voilà un homme, un grand esprit, un héritier spirituel des prophètes d‘Israël […]. Nous, Juifs, éduqués, 22 À propos de cet épisode, voir Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 90-95. 44 I.2 comme on le dit habituellement, depuis les temps les plus reculés, à l‘école du devoir et de la discipline […], nous sommes en admiration devant la noble et puissante figure du Duce, doté de qualités suprêmes, je dirais presque célestes. Non, le vrai Juif ne suit pas le fascisme par devoir, par opportunisme […], le vrai Juif considère le fascisme comme un phénomène providentiel, en mesure de le guider vers le Dieu de ses ancêtres23. Désirant rejeter les accusations d‘antifascisme, dont le danger était pressenti, plusieurs voix invitèrent les dirigeants de l‘UCII à dénoncer encore plus explicitement le sionisme et à proclamer leur adhésion encore plus claire au fascisme. Ces personnes, qui n‘étaient pas minoritaires au sein du judaïsme italien, dénonçaient de cette manière la faiblesse et l‘attentisme démontré par l‘organe représentatif du judaïsme national, dont la politique soumise au tir croisé des sionistes et des antisionistes était devenue incertaine. La fronde fasciste et antisioniste connut son épicentre à Turin, mais elle obtint rapidement un consensus auprès de nombreuses autres communautés de la Péninsule. Elle conduisit, au printemps 1934, à la naissance d‘un nouveau journal, La Nostra Bandiera, largement diffusé, si l‘on considère qu‘environ un cinquième des familles juives italiennes recevaient la revue24. Par le biais de ce nouveau périodique, ceux que l‘on appelait les bandieristi entendaient promouvoir leur propre vision et leur propre stratégie, celles d‘un judaïsme manifestement antisioniste et fasciste, mais pas pour autant oublieux de ses traditions culturelles et religieuses. La Nostra Bandiera, en fait, ne fut jamais le porte-voix d‘une vision purement assimilationniste. C‘est grâce à l‘intervention et à la médiation du ministère de l‘Intérieur que la querelle fut dépassée, trois bandieristi ayant été cooptés au conseil de l‘UCII25. Après la résolution de la crise de 1934, et peut-être en raison même de la gravité de cette crise, les institutions juives centrales et périphériques ainsi que le rabbinat se montrèrent particulièrement soudés pour appuyer la cause fasciste pendant la guerre en Éthiopie. Par exemple, l‘UCII demanda à chaque communauté que lui soit envoyée la liste des noms de tous les Juifs partis au front, probablement en vue de faire au gouvernement une démonstration supplémentaire de la loyauté patriotique de la minorité. Tout comme dans le 23 Cité par Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 52. 24 La revue eut un tirage de 2 800 exemplaires et comptait environ 1 200 abonnés. ACS, Ministero della Cultura Popolare, busta (enveloppe) 130, fascicule La Nostra Bandiera (Notre drapeau). (Ci-après b. et f.). 25 Renzo De Felice, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, op. cit., p. 157. 45 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) reste de la Péninsule, des collectes d‘or et d‘argent (le don des alliances est resté célèbre) furent organisées auprès des différentes communautés juives pour « soutenir » le pays frappé par les sanctions économiques votées par la Société des Nations suite à l‘invasion de l‘Éthiopie. À Modène, le 6 janvier 1936, dans un discours tenu au Temple, précisément à l‘occasion du don des alliances, le rabbin s‘adressait ainsi aux femmes de la communauté : À l‘appel lancé par le chef du gouvernement, à qui Dieu a concédé de manière providentielle d‘être le guide clairvoyant du destin de l‘Italie, les Juifs de la Péninsule ont répondu avec enthousiasme et sollicitude et sont prêts à souffrir, à combattre, à mourir pour leur Patrie bien-aimée, la terre qu‘ils aiment de tout leur cœur. […] Presque vingt ans ont passé depuis Vittorio Veneto, quatorze depuis la Révolution fasciste, et les Juifs qui se distinguèrent dans la guerre firent de même pour le mouvement de la renaissance spirituelle italienne. Ils unirent dans un même concept guerres et révolution, Italie et fascisme. Pour le salut et la prospérité du peuple italien et pour sa grandeur, ils firent leur le trinôme croire, obéir, combattre26. Le fascisme est ordre, discipline morale, il a redonné la digne place qui lui revient à la religion et à la foi en Dieu. Les Juifs conscients des qualités du régime souhaitent son triomphe et répondent à ses aspirations par le travail27. Nombreux sont les documents qui attestent d‘initiatives de ce genre28, ainsi que de manifestations de joie unanimes à la suite de la proclamation de l‘Empire, en mai 1936. Dans le Temple espagnol de Venise se tint à cette occasion une célébration présidée par le rabbin. Elle fut introduite par la Marche royale et Giovinezza, l‘hymne officiel du parti fasciste. Au même moment, les dirigeants de la communauté adressaient des éloges à Mussolini pour son entreprise coloniale : La communauté juive de Venise glorifie l‘ascension triomphale de l‘Italie fasciste, conçue, préparée et conduite grâce au génie de Mussolini et couronnée […] par la fondation de l‘Empire. En unissant sa foi religieuse à un amour ardent de la Patrie, la communauté juive 26 C‘est l‘une des devises mussoliniennes par antonomase. [N.d.l.R.] 27 AUCII, AC 1934, b.74/A, sf. A/3. 28 Voir les sermons conservés dans AUCII, AC 1934, b.74/A. En outre à l‘occasion de la guerre d‘Éthiopie, comme précédemment au cours de la Grande Guerre, fut organisé le service du rabbinat militaire pour assister les soldats juifs engagés sur le front. 46 I.2 de Venise fidèle à la longue et constante fraternité solidaire avec tous les Italiens, convoque les responsables de toutes les familles qui la constituent afin qu‘ils adressent leurs pensées débordantes de joie et de dévotion à leur grande patrie fasciste toute puissante29. Les témoignages de patriotisme démontrés à l‘occasion de la guerre d‘Éthiopie ne servirent en rien à freiner l‘avancée de la propagande et de la campagne antisémite du régime qui s‘accéléra de manière évidente dès l‘année suivante. Nous n‘approfondirons pas ici la manière dont les institutions juives réagirent à la persécution30, mais il faut noter que ce fut encore une fois avec des déclarations de patriotisme, de loyauté et de fidélité à la patrie italienne que les leaders du judaïsme italien crurent (ou firent semblant de croire) pouvoir affronter, dans l‘immédiat, l‘attaque antisémite fasciste. Les dirigeants de l‘UCII, il faut le souligner, n‘avaient en réalité pas d‘autres instruments pour tenter d‘influer sur une politique où ils n‘avaient de toute façon pas voix au chapitre. C‘est donc en rappelant que l‘UCII fut, concrètement, « désarmée » que l‘on peut lire certaines déclarations officielles de ses représentants durant les premières semaines qui suivirent le début de la persécution. À l‘occasion des accords de Munich, à la fin du mois de septembre 1938, alors que certains décrets antijuifs avaient déjà été promulgués, le président de l‘UCII, Federico Jarach, adressa aux différentes communautés et aux rabbins une lettre les chargeant de « dire des prières spéciales pendant Kippour pour la paix qui a été préservée en Europe, en élevant vers l‘Éternel des prières pour le Duce qui en est l‘artisan31 ». Le 4 octobre, à deux jours de la Déclaration de la Race qui servit au gouvernement à définir les lignes et les critères des mesures antisémites suivantes, la présidence de l‘UCII diffusa la déclaration suivante : Duce, […] qu‘il vous plaise de recevoir la réaffirmation solennelle et unanime de la part du Conseil de l‘Union des communautés israélites italiennes, que les Juifs italiens n‘ont jamais rien eu en commun, et n‘ont rien en commun avec aucune internationale juive ou maçonnique, bolchevique ou antifasciste. Nous vous avons juré une obéissance 29 Simon Levis Sullam, Una comunità immaginata. Gli ebrei a Venezia (1900-1938) (Une communauté imaginaire. Les Juifs à Venise, 1900-1938), Milan, Unicopli, 2001, p. 99. 30 Voir à ce sujet Iael Nidam Orvieto, « La leadership ebraica e la legislazione antiebraica (1938-1943). Una rivalutazione » (Le leadership juif et la législation antijuive, 1938-1943. Une réévaluation), Storia e problemi contemporanei, 50, 2009, p. 65-83. 31 Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 177. 47 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) dévouée, à vous, Duce du fascisme, qui nous avez rendus orgueilleux de la grandeur retrouvée de notre Patrie impériale. Les témoignages de notre foi envers vous ne manquent pas. Nous demandons de pouvoir travailler avec dignité en temps de paix et de mourir avec honneur à la guerre pour l‘Italie fasciste32. Jusqu‘en juin 1940, après l‘entrée en guerre de l‘Italie, les dirigeants des communautés juives adressèrent leur appui à un gouvernement qui les persécutait depuis presque deux ans : En cette heure solennelle pour la grandeur de l‘Italie, le conseil de la communauté juive de Ferrare est certain que les coreligionnaires de Ferrare feront également aujourd‘hui, comme ils l‘ont toujours fait par le passé, leur devoir d‘Italiens, spontanément, avec discipline et abnégation. Dans les circonstances actuelles, les Juifs ferrarais réaffirment leur patriotisme qui est une tradition dans les familles juives italiennes33. Patrie et foi Je provenais d‘une famille parfaitement dans la norme de l‘époque : […] juive et fasciste. Mais que ce soit bien clair : de nombreuses autres familles juives étaient à cette époque comme la nôtre, normales et banales. Nous étions des petits bourgeois, caractérisés, nous aussi, par les mêmes défauts, les mêmes erreurs, les mêmes insuffisances que la petite bourgeoisie modérée catholique de l‘époque. Cela semblera étrange : et pourtant, avant 1938, les Juifs italiens qui n‘étaient pas dévoués à la Maison de Savoie étaient très peu nombreux. Le Duce, qui avait conquis l‘empire, représentait pour nombre de nos mères, tantes et sœurs une espèce d‘idole. Après 1938, avec les tristement célèbres lois raciales, naturellement, presque tous comprirent la vraie nature du régime. Mais avant cette date fatidique, je le répète, parmi les Juifs italiens dominait le conformisme le plus total34. 32 Ibid., p. 178. 33 Ilaria Pavan, Il podestà ebreo, op. cit., p. 156. 34 Alessandro Roveri, Giorgio Bassani e l‘antifascismo (1936-1943) (Giorgio Bassani et l‘antifascisme, 1936-1943), Ferrare, 2G Editrice, 2002, p. 75-76. 48 I.2 L‘écrivain Giorgio Bassani rappelle, avec amertume et sans pitié, la banalité et le conformisme petit-bourgeois des liens qui unissaient sa famille, comme beaucoup d‘autres, au fascisme. Ce jugement permet d‘introduire le thème du rapport entre le régime mussolinien et les Juifs, même si la reconstruction des éléments et des motivations de ce rapport est, comme nous l‘avons déjà précisé, une tâche ardue, aussi bien pour des raisons de méthode que de sources. En outre, l‘état des études à ce jour est loin de fournir une photographie exhaustive de l‘articulation des positions qui mûrirent au sein du microcosme juif italien vis-à-vis du régime. Certaines données sont connues : le 23 mars 1919, parmi les participants à la création des Faisceaux de Combat, le mouvement fondé par Mussolini à Milan, qui a donné naissance en novembre 1921 au Parti national fasciste (PNF), il y eut au moins cinq Juifs ; l‘un d‘eux, Cesare Goldman, organisa la rencontre et céda au futur Duce la salle dans laquelle elle se déroula35. Trois Juifs figurent aussi dans ce qui fut appelé la « Martyrologie officielle de la révolution fasciste36 » : il s‘agit en fait de la liste des fascistes morts au cours des affrontements de rue qui caractérisent les années 1919-192137. Le 28 octobre 1922, deux cent vingt-huit Juifs participèrent à la Marche sur Rome38 et, à cette même date, sept cent quarante-six étaient inscrits au PNF ou au parti nationaliste qui allait se fondre dans le parti fasciste en mars 1923. Enfin, à la veille de la persécution, en été 1938, les Juifs qui avaient la carte du parti étaient au nombre de dix mille trois cent soixantedix39, chiffre non négligeable au vu de l‘ensemble de la population juive de nationalité italienne (environ un adulte sur trois)40. Cependant, les données sur l‘inscription des Juifs au PNF sont loin de fournir une image exhaustive de leur adhésion au régime, et surtout ces chiffres ne restituent en aucune manière les motivations les plus variées qui furent à l‘origine de ce ralliement41. Une telle étude, pour être 35 Meir Michaelis, Mussolini e la questione ebraica (Mussolini et la question juive), Milan, Edizioni di Comunità, 1982, p. 403. 36 Il s‘agissait de D. Sinigallia, G. Bolaffi e B. Mondolfo, tombés entre 1920 et 1921 à Modène, Florence et Fiume. 37 Un épisode survenu à Pise en avril 1921 est significatif : un groupe d‘étudiantes fascistes, parmi lesquelles l‘une, Mary Rosselli Nissim, était juive, attira, à l‘extérieur de l‘école, sous un faux prétexte, le maître d‘école socialiste Carlo Cammeo, juif lui aussi. Il fut encerclé et tué. Deux Juifs, deux fronts opposés. 38 Plus précisément, 228 Juifs obtinrent le « brevet » de la Marche sur Rome, l‘attestation officielle par laquelle, quelques années plus tard, le PNF reconnut la participation à cet événement. 39 Renzo De Felice, Storia degli ebrei, op. cit., p. 75. Les données se réfèrent aux personnes majeures de plus de 21 ans, hommes et femmes. L‘évolution de l‘inscription des Juifs au PNF est la suivante : de novembre 1922 à octobre 1928, 1 793 nouvelles affiliations furent enregistrées ; entre novembre 1928 et octobre 1933, 4 920, et de novembre 1933 à l‘été 1938, 2 616. 40 D‘après le recensement racial d‘août 1938, le nombre des Juifs de nationalité italienne s‘élevait à 37 241. Michele Sarfatti, Gli ebrei nell‘Italia fascista, op. cit., p. 31. 41 À partir de 1932, il était obligatoire de posséder la carte du PNF pour pouvoir accéder aux emplois publics, par conséquent on en faisait la demande plus par nécessité que par conviction. 49 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) satisfaisante, exigerait une enquête au cas par cas, famille par famille. Dans les pages qui suivent, nous avons choisi de proposer une vue d‘ensemble des positions prises par certaines personnalités du judaïsme italien vis-à-vis du régime. Ce sont le plus souvent des personnalités qui, au cours du XXe siècle, assumèrent des responsabilités importantes au niveau politico-institutionnel ou dans le monde de l‘entreprise et qui, après 1938, furent considérées comme étant « de race juive » et sujettes à la persécution : Ettore Ovazza, Oscar Sinigaglia, Gustavo Del Vecchio, Guido Jung, Federico Jarach, Renzo Ravenna. Il s‘agit là d‘une tentative, très fragmentaire, de « portrait collectif » mais qui peut aussi fournir quelques éléments de réflexion utiles. Nous pouvons avancer que ce qui ressort, comme caractéristique essentielle de la plupart des expériences que nous passerons en revue, c‘est le sentiment de forte appartenance et de dévouement à la nation (dans certains cas, on peut parler de véritable nationalisme) qui annonce de manière logique le passage à l‘adhésion convaincue au fascisme considéré comme le vecteur de ce dévouement. Le glissement du patriotisme au nationalisme et donc au fascisme permettra à certains des personnages que nous présentons ici de vivre leur double identité de Juif et d‘Italien-fasciste (pas nécessairement dans cet ordre) sans conflits apparents, au moins jusqu‘en 1938. En revanche, d‘autres préféreront estomper, voire même nier, leur judéité pour la remplacer par une adhésion totale au régime mussolinien qui primait à partir de ce moment sur toute autre référence identitaire. « Patrie, Foi et Famille ». Voici les mots choisis en 1926, peu avant sa mort, par le banquier turinois Ernesto Ovazza, pour qu‘ils soient gravés sur sa pierre tombale. Toute sa vie s‘était évidemment déroulée sous le signe de cette triade de valeurs qu‘il souhaitait rappeler une dernière fois. Ernesto Ovazza, descendant d‘une des familles historiques du ghetto turinois, gérait dans la ville de la maison de Savoie la banque privée éponyme, fondée en 1866, qui comptait parmi ses clients bon nombre des familles les plus illustres de l‘aristocratie turinoise. En soustrayant du temps à ses activités de banquier, il voulut obtenir le grade de colonel de l‘armée et il envoya même son fils Vittorio dans trois académies militaires pour le préparer à une carrière dans la cavalerie. Ses enfants partageaient ses opinions, à tel point qu‘en 1915, tout le clan Ovazza, Ernesto (déjà âgé de cinquante ans) et ses fils Alfredo, Ettore et Vittorio s‘enrôlèrent comme volontaires pour combattre pendant la Première Guerre mondiale. Les liens entre la famille Ovazza, la nation italienne et le judaïsme ont été particulièrement forts, en particulier pour 50 I.2 Ettore, le fils cadet, qui allait devenir président de la Communauté juive de Turin dans les années trente, comme son père l‘avait été avant lui. Membre fasciste d‘un groupe armé participant à la Marche sur Rome, inscrit aux Faisceaux de combat de Turin dès juin 1920, il finança l‘un des premiers journaux fascistes de Turin, L‘Eco d‘Italia. Ettore transmit ensuite ces valeurs à la génération suivante ; à la naissance de son fils, en 1923, il mit un drapeau italien sur le berceau du nouveau-né ainsi qu‘un souvenir de famille de caractère juif, recréant ainsi la même « trinité » symbolique évoquée par son père : patrie, foi, famille. Voici ce qu‘il nota dans son journal : Sur le berceau dans lequel dort mon fils, j‘ai mis un petit drapeau tricolore et aussi un médaillon juif ancien portant le nom de Dieu. Il semble que la note vive du drapeau tricolore illumine toute la pièce […]. À l‘heure où Riccardo naissait, toute l‘Italie célébrait le huitième anniversaire de notre déclaration de guerre. Mai 1915, ce furent vraiment des jours radieux42. Tenter de faire coexister religion et patrie, qui deviendront inconciliables à cause de l‘antisémitisme fasciste, aura conditionné et dominé toute la vie d‘Ettore, fondateur au milieu des années trente du journal cité plus haut, La Nostra Bandiera. Ettore fut parmi les promoteurs de ce courant interne du judaïsme italien, ceux que l‘on appelait bandieristi, qui proposaient une adhésion sans réserve au fascisme, tout en ne rejetant ou ne désavouant pas le lien avec le judaïsme. L‘éditorial d‘Ettore, paru sur le premier numéro de La Nostra Bandiera, constituait le manifeste de la nouvelle revue et exprimait l‘intime conviction de son auteur, à savoir que judaïsme et fascisme étaient des réalités parfaitement conciliables : Nous sommes des soldats, nous sommes des fascistes […]. Membres d‘une même famille nous voulons, en temps de paix comme en temps de guerre, embrasser le drapeau national pour lequel nous sommes prêts à combattre et mourir, maintenant et toujours ; nous voulons prier le Dieu de nos ancêtres avec la conscience tranquille. L‘unité spirituelle parfaite, entre amour de la religion et amour de la Patrie, constitue un sentiment qui a toujours été soigneusement cultivé par les Israélites italiens43. 42 Ilaria Pavan, « Ebrei in affari tra realtà e pregiudizio. Paradigmi storiografici e percorsi di ricerca dall‘Unità alle leggi razziali » (Les Juifs dans les affaires, entre réalité et préjudice. Paradigmes historiographiques et parcours de recherche depuis l‘unité italienne jusqu‘aux lois raciales), in Quaderni Storici, n° 114, 2003, p. 777-821. 43 Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 50. 51 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) Ni devant la persécution, ni lors de la liquidation de la banque familiale imposée par les lois raciales, ni face à l‘immigration de ses frères aux ÉtatsUnis, Ettore ne pourra se persuader de la « trahison » subie. Il décidera de rester en Italie jusqu‘à sa tragique fin à l‘automne 194344. Comme pour Ovazza, la Première Guerre mondiale avait représenté pour Oscar Sinigaglia un moment fondateur dans son rapport avec la nation, prémisse de sa future adhésion au fascisme. Ardent nationaliste et interventionniste, Sinigaglia, qui avait déjà 41 ans au moment où le conflit éclata, s‘enrôla comme volontaire. Afin de pouvoir rester sur le front en première ligne, il céda même la société sidérurgique dont il était propriétaire : Ne pouvant plus résister, écrivait-il à Mussolini en 1929, à la volonté du ministère des Armes et Munitions qui me demandait de reprendre la direction de mes usines, j‘ai préféré céder mon entreprise, détruisant ainsi plus de 20 ans de travail […]. Pendant la guerre, j‘ai passé au moins 26 mois en première ligne, toujours à ma demande, allant au combat même lorsque ma division était de repos. J‘ai obtenu une promotion pour actes de bravoure, un éloge militaire solennel et trois citations avec médaille d‘argent de la valeur militaire45. Au lendemain de la guerre, Sinigaglia, proche des milieux du nationalisme, collaborateur de Gabriele d‘Annunzio pendant l‘occupation de Fiume, allait être l‘un des premiers à adhérer et à financer le fascisme. Son inscription au Faisceau de combat de Rome remonte à mai 191946. Comme il l‘écrit dans ses Mémoires, son rapprochement précoce du mouvement mussolinien s‘explique par le rôle déterminant joué par le fascisme en tant que rempart contre « la marée démocratico-socialiste dominante47 ». Cette expression renvoie aux graves tensions politico-sociales qui déchiraient le pays dans l‘après-guerre ; elle est aussi le signe de l‘antisocialisme tranché qui motivait l‘attitude et les positions de Sinigaglia. Au cours des 44 Ettore, sa femme et leurs deux enfants furent capturés par les SS en octobre 1943, près de la frontière suisse. Conduits auprès du commandement allemand d‘Intra, sur le lac Majeur, ils furent tous assassinés et leurs corps brûlés dans le four de l‘école du pays. Alexander Stille, Uno su mille, op. cit., p. 88-93. 45 Archivio Centrale dello Stato (ci-après ACS), Segreteria Particolare del Duce (ci-après SPD) Carteggio Ordinario (ci-après CO), f. 206 757 ; lettre du 28 décembre 1929. 46 Lucio Villari, Le avventure di un capitano d‘industria (Les aventures d‘un capitaine d‘industrie), Turin, Einaudi, 1991, p. 52. 47 Ibid., p. 107. 52 I.2 années suivantes, grâce à ses capacités reconnues d‘entrepreneur et une profonde connaissance du secteur sidérurgique, Sinigaglia allait être porté à la présidence de l‘Ilva, entreprise stratégique de l‘appareil industriel italien de ces années, fonction qu‘il exerça jusqu‘en février 1935. Au long de ce parcours, ses liens avec le judaïsme s‘affaiblirent peu à peu jusqu‘à disparaître, comme il ressort de la lettre adressée à Mussolini le 16 juillet 1938 : Mes parents, mes grands-parents étaient juifs, en revanche je ne me suis jamais senti juif, simplement et seulement italien. J‘ai grandi dans la haine de l‘étranger, j‘ai toujours été contre les francsmaçons, antisioniste. Les idées fascistes, que ce soit en politique intérieure ou étrangère, ont toujours été miennes, toute ma vie, bien avant la guerre, quand elles n‘étaient pas partagées par grand monde48. Le passage du nationalisme au fascisme apparaît à bien des égards linéaire et cohérent également en ce qui concerne Guido Jung, Juif d‘origine austroallemande, héritier d‘une entreprise florissante d‘exportation de produits agricoles en Sicile, propriétaire de vastes domaines de terrains agricoles en Libye, et ministre des Finances dans les gouvernements fascistes de 1932 à 1935. Jung fut parmi les fondateurs du premier groupe nationaliste en Sicile : volontaire et plusieurs fois décoré pendant le premier conflit mondial, il s‘inscrivit au PNF en mai 1924, année au cours de laquelle il fut aussi élu député, fonction qu‘il exerça pendant quinze ans. En mars 1926, à l‘occasion du septième anniversaire de la naissance des Faisceaux de combat, Jung tint à Trapani un discours pétri de tous les topiques du discours nationaliste et fasciste : Qu‘est-ce que le fascisme ? C‘est une religion sévère qui ne promet pas le paradis ici bas, qui prêche le sacrifice et le devoir comme vertu première de l‘homme en proposant comme objectif unique un projet de vie séculaire pour la Nation, et non pas le bien-être des individus. Cet objectif unique, objet de toutes les pensées et de tous les efforts, offrira aussi aux individus, dans leur brève vie personnelle, le suprême réconfort de sentir que leurs efforts, leurs espoirs, leurs douleurs ne sont pas vains mais constituent une 48 ACS, SPD CO.f.206 757. 53 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) contribution modeste mais efficace à la seule vie qui compte parce qu‘elle ne prend pas fin lorsqu‘une génération s‘éteint, la vie de la Patrie sacrée et éternelle49. Également volontaire de la guerre en Éthiopie, alors qu‘il avait presque 60 ans, Jung conclut son parcours au sein du fascisme en se convertissant, au milieu des années trente, à la religion catholique. Cela n‘empêchera pas que sa famille, demeurée juive, soit persécutée quelques années plus tard. Un nationalisme sincère débouchant sur le fascisme et un culte personnel du Duce caractérisent l‘expérience de l‘universitaire Giorgio Del Vecchio, l‘un des plus éminents philosophes du droit de son époque. Inscrit au Faisceau de combat de Bologne à l‘été 1921, il figure aussi parmi les participants de la Marche sur Rome. Il exerça les fonctions de secrétaire du syndicat fasciste des professeurs universitaires de Rome et fut membre du directoire du Faisceau de combat romain. Il fut également le premier et, pendant un certain temps, le seul professeur de l‘Université de Rome à posséder la carte du parti fasciste. Membre de la Milice volontaire pour la Sécurité nationale (corps paramilitaire créé par le parti fasciste en 1923 et dépendant de celuici), il obtint rapidement le grade de consul. De tels mérites favorisèrent sa nomination, sur ordre de Mussolini lui-même, au poste stratégique de recteur de l‘Université de Rome, en novembre 1925. Sa judéité, qui était connue et qu‘il ne cherchait pas à dissimuler, ne représenta pas un obstacle à ce moment-là. Il faut préciser que Del Vecchio, bien qu‘inscrit à la communauté juive de la capitale et intégré dans un réseau de relations comptant de nombreux responsables du monde juif, pas seulement italien, ne donnait pas une importance particulière à ses origines. Il l‘écrivit clairement, en 1929, à un ami juif de Tripoli, Vittorio Rakkah : « Pour ma part, le sentiment d‘appartenance à l‘Italie est si puissant qu‘il ne laisse pas de place à tout autre sentiment ou préoccupation de caractère religieux50. » Cette phrase révèle, sans qu‘il y ait le moindre doute, que la religion juive était passée au second plan, derrière l‘appartenance aux institutions et au militantisme au sein du fascisme. Le dévouement au régime, dans son cas, a même pu donner lieu à des épisodes de véritable culte pour le Duce. En effet, dans la documentation le concernant, on trouve une photographie qui le représente 49 Roberta Raspagliesi, Guido Jung, op. cit., p. 229-230. 50 O. De Napoli, « Roma val bene una messa: Giorgio Del Vecchio, identità ebraica e fascismo in una vicenda degli anni Venti » (Rome vaut bien une messe : Giorgio Del Vecchio, identité juive et fascisme à travers un événement des années vingt), in Contemporanea, 2013 (16), n° 4, p. 145. 54 I.2 dans son bureau à l‘université de Rome, et sur laquelle on aperçoit, derrière lui, accroché au mur, un petit cadre contenant un mouchoir taché du sang de Mussolini suite à l‘attentat commis contre lui par Violet Gibson, en avril 1926. Ce dévouement envers le Duce ne servit à rien lorsque, en 1938, Del Vecchio fut expulsé de l‘université et persécuté . Federico Jarach était un entrepreneur connu et influent du secteur métallurgique italien. Il fut président de la communauté juive de Milan dès 1931 et à la tête de l‘UCII pendant les deux années délicates de 1937 à 1939. Il entretint très tôt une relation personnelle avec Mussolini. Même si son inscription officielle au PNF remonte à janvier 1926, au moment où la direction de la Confédération italienne des industriels devint fasciste, la banque de la famille Jarach fut, dès l‘automne 1914, le biais par lequel Mussolini réussit à faire transférer à Milan les fonds nécessaires à la sortie des premiers numéros de son journal, Il Popolo d‘Italia. En 1924, pendant la crise liée à l‘assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti par des sicaires fascistes, Jarach fut le seul dirigeant de la Confédération des industriels à s‘opposer à l‘appel unanime de l‘assemblée pour que les industriels fassent au moins une démarche formelle de protestation auprès de Mussolini. En 1932, à l‘occasion du dixième anniversaire de la marche sur Rome, Jarach se joignit aux manifestations d‘adhésion que les industriels adressèrent au chef du gouvernement et il exprima son « admiration illimitée pour ce que le Duce a su voir, vouloir, obtenir, sa gratitude pour les résultats obtenus51 ». Jarach poursuivait ainsi : Qui comme moi participe depuis plus de 25 ans aux négociations sur les pactes pour l‘emploi est capable de mesurer les immenses résultats obtenus par le système corporatif. Il suffit de penser, non aux journées, mais aux mois de grève que les masses ouvrières s‘imposaient annuellement et si l‘on considère la façon dont se déroulent aujourd‘hui les négociations, sans une seule minute d‘interruption de travail, il serait facile de calculer les centaines de millions que le Régime a permis d‘économiser52. 51 Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 155. 52 Ibid. 55 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) Jarach était intégré dans les cercles du pouvoir économique53 et son adhésion au fascisme semble avoir découlé davantage de son rôle et de ses intérêts d‘entrepreneur que du nationalisme fervent qui a animé le comportement des personnages que nous avons évoqués précédemment. Cela ne veut pas dire que l‘on ne peut pas parler à son sujet d‘un patriotisme profondément ancré qui renforça ses liens avec le régime. Son patriotisme, au-delà de ses prises de position officielles en qualité de président de l‘UCII (voir citations supra) et l‘un des principaux représentants institutionnels du judaïsme, apparaît aussi dans ses choix personnels. Après le début de la persécution, en automne 1938, et bien que sa famille n‘ait certainement pas manqué de moyens pour quitter le pays et s‘établir à l‘étranger, Federico Jarach refusa de prendre cette possibilité en considération. « Je suis officier de la Marine italienne et je ne quitterai pas l‘Italie », répétait-il à ses proches au cours des semaines qui suivirent la mise en place des premières mesures antisémites, en rappelant son passé de jeune officier de la Marine militaire. En revanche son fils aîné, déchu de sa nationalité italienne du fait des lois raciales, décida d‘émigrer en Palestine54. Dans la posture adoptée par Federico Jarach, il y avait peut-être la conviction que son attitude méritante envers le régime pendant vingt ans, ses relations personnelles avec les hiérarques fascistes ainsi que sa solide position économique55 auraient pu le protéger. Mais l‘élément significatif qui ressort de son cheminement au sein du fascisme est son attachement profond et durable envers l‘Italie. Cependant, il n‘a pour autant jamais nié ses liens avec le judaïsme, liens qui l‘ont conduit à assumer des fonctions officielles importantes, comme nous l‘avons vu, en qualité de représentant de la communauté juive tant au niveau local que national. C‘est encore une fois la Première Guerre mondiale qui a rythmé les étapes permettant à Renzo Ravenna de se rapprocher du fascisme. Durant douze ans, de 1926 à 1938, il exerça la fonction de podestà de Ferrare, une ville symbole dans l‘histoire des origines du fascisme. Encore étudiant à l‘université, Ravenna partit comme volontaire pour le front en mai 1915. Sa trajectoire politique fut la même que celle d‘une partie de sa génération, il éprouva d‘abord une fascination dans sa jeunesse pour les positions du syndicalisme révolutionnaire 53 De 1919 à 1933, il fut président de la Fédération nationale de l‘Industrie mécanique et métallurgique (FNIMM), syndicat patronal qui représentait plus de 11 000 entreprises du secteur et environ 500 000 travailleurs. En décembre 1937, en pleine campagne antisémite, Jarach fut à nouveau confirmé dans sa charge de viceprésident de la FNIMM. Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit., p. 153. 54 Avant d‘entamer sa carrière d‘entrepreneur, Jarach, diplômé de l‘Académie militaire de Livourne, avait embrassé la carrière militaire. 55 Pendant l‘hiver 1939, avant que les normes antisémites lui imposent de donner son entreprise à l‘État, Jarach décida de la vendre largement en dessous de sa valeur sur le marché. Ilaria Pavan, Il Comandante, op. cit. 56 I.2 proche des idées de Sorel, avant de devenir un interventionniste convaincu, puis, suite à l‘expérience de la guerre, afficha une hostilité explicite et définitive envers les forces et les partis libéraux. C‘est à partir de là qu‘il se rapproche du fascisme ; il devient secrétaire de la section ferraraise de l‘Association nationale des combattants en 1919 et est élu aux élections administratives dans la coalition de forces politiques qui, pour la première fois, comprenait aussi les fascistes. Ces derniers, ayant vaincu la résistance socialiste, conquirent la mairie de Ferrare. Aucun intérêt particulier, aucun désir d‘instrumentalisation ne poussèrent Ravenna à se rapprocher du PNF, auquel il adhéra officiellement en janvier 1924. Dans les années qui suivirent sa nomination à la charge de podestà (nomination décrétée par le gouvernement et fondée sur une foi politique avérée), l‘adhésion de Ravenna à l‘idéologie fasciste était totale. Jusqu‘à l‘été 1938, outre ses fonctions officielles au sein du directoire du PNF ferrarais, Ravenna fit une demande explicite pour encadrer la Milice volontaire pour la Sécurité nationale. Au moment de la guerre d‘Éthiopie, déjà âgé de quarante ans, il se porta volontaire pour partir combattre. Jusqu‘au début de la persécution, ses deux facettes de fasciste convaincu et de Juif sincère étaient tout à fait conciliables. Ravenna fut l‘expression d‘un judaïsme vécu exclusivement dans l‘intimité de la sphère familiale et qui se manifestait principalement par le respect des fêtes et des traditions religieuses, mais sans orthodoxie aucune. En fait, contrairement à Ovazza ou Jarach, il ne voulut jamais exercer de fonctions officielles au sein de la communauté juive ferraraise ou nationale. Farouchement antisioniste depuis toujours, devant l‘évidente progression de la propagande antisémite du régime, qui s‘engageait aussi sur le terrain de la polémique antisioniste, Ravenna adressa en juin 1937 une lettre à la direction d‘Il Popolo d‘Italia, le quotidien de Mussolini. Il y exprimait avec clarté sa position vis-à-vis du sionisme comme son sentiment patriotique profond : Je considère qu‘un Juif peut le demeurer et professer sa religion sans même se poser le problème du sionisme. Je considère que, de toute façon, une fois que ce problème se pose, un Juif italien doit se positionner clairement contre le sionisme, comme contre tout autre mouvement ou idéologie susceptible, même de loin, d‘être en contradiction avec son italianité, profondément ancrée et consacrée par des siècles de tradition56. 56 Ilaria Pavan, Il podestà ebreo, op. cit. 57 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) Il n‘est donc pas étonnant qu‘après le début des persécutions, Ravenna n‘ait jamais pris en considération le choix de l‘émigration et de l‘exil. Cependant, il est intéressant de noter la différence de l‘impact des lois antisémites d‘une génération à l‘autre ; en effet, la fille de Ravenna, à peine âgée de 18 ans décida de partir pour la Palestine. Et il est significatif que Ravenna ait pris la décision de restituer la carte du PNF avant que les mesures raciales lui soient imposées par la loi. Il coupa ainsi formellement les liens avec un gouvernement dont il avait, des années durant, partagé les choix et la politique, mais dans lequel il ne pouvait plus désormais se reconnaître. Et l‘insigne du parti fasciste, impeccablement épinglé pendant des années au revers de sa veste, fut remplacé par celui de ses décorations militaires de la Première Guerre mondiale – choix hautement symbolique. L‘application de la législation raciale représenta un traumatisme et une fracture qui contraignit la plupart des Juifs italiens à s‘interroger et à redéfinir les données de leur identité. Même si notre analyse rapide s‘arrête à cette période, il est important de rapporter, en guise de conclusion, les lettres que certains des protagonistes de ces pages adressèrent à Mussolini après le début de la campagne antisémite. Elles attestent du sincère désarroi de ceux qui avaient toujours démontré (parfois même affiché) une loyauté indiscutable envers le fascisme. Le 6 juillet 1938, au lendemain de la publication du prétendu Manifeste des scientifiques racistes, Ettore Ovazza écrivait : C‘est la fin d‘une réalité : celle de ne faire qu‘un avec le peuple italien. […] Combien, depuis 1919, vous ont suivi avec amour jusqu‘à aujour-d‘hui, à travers les Faisceaux, les luttes, les guerres, en vivant à travers vous ? Aujourd‘hui, tout cela est fini ? C‘est un rêve qui nous a bercés ? Je ne peux y croire […]. Nous avons combattu contre les Juifs d‘autres pays de 1915 à 1918. Où est l‘internationale juive ? […] Je m‘incline devant les sacrifices nécessaires, mais je vous demande de nous laisser notre italianité, fière et intègre. Ne dites pas que nous ne nous sommes jamais assimilés. La nécessité de la Nation et la campagne antifasciste tenace et infâme des ploutocraties, où malheureusement se trouvent de nombreux Juifs, ont contraint notre politique à adopter cette posture si cruelle pour nous Juifs italiens. C‘est évident. Je 58 I.2 m‘incline devant les sacrifices nécessaires, mais je vous demande de nous laisser notre italianité, fière et intègre57. Le même jour, Oscar Sinigaglia adressait lui aussi une lettre au Duce. En rappelant ses mérites envers le régime, l‘entrepreneur s‘indignait de devoir être considéré, en tant que Juif, à égalité avec les « Mongols et les négroïdes ». Pendant des années j‘ai totalement négligé mes intérêts, j‘ai sacrifié une grande partie de mon patrimoine uniquement pour servir ma Patrie […]. J‘ai toujours tout sacrifié pour mes idéaux patriotiques, en refusant constamment toute reconnaissance pour la tâche accomplie […]. Je n‘ai fait que mon devoir […] de tout mon cœur et avec un enthousiasme sans limite. […] Est-il possible que je doive aujourd‘hui me sentir étranger dans ma Patrie, mis au même niveau que les Mongols et les négroïdes58 ? Mais il concluait ainsi : Votre Excellence est l‘orgueil des Italiens : vous avez réalisé ce rêve qui pour nous tous, durant les années sombres, semblait hors de portée. Vous avez fait de l‘Italie une grande Nation, forte, respectée. Ce n‘est qu‘avec vous et par vous que nous avons oublié l‘amertume passée d‘une Italie faible et méprisée. À quelques semaines de la promulgation des premières mesures antijuives, le 8 octobre 1938, Guido Jung écrivait à Mussolini pour solliciter une audience en lui rappelant sa loyauté patriotique : J‘ai l‘honneur de solliciter de votre haute bienveillance de bien vouloir m‘accorder une audience afin de pouvoir m‘entretenir avec Votre Excellence au sujet de ma famille [restée juive, N.d.l.R.]. En servant l‘Italie et le fascisme, je n‘ai fait que mon devoir et j‘ai obéi à un impératif moral. Mon seul regret est de ne pas avoir pu faire plus et mieux, mais si mon dévouement, en temps de guerre ou de paix, a pu être d‘une quelconque utilité au Pays et au Fascisme, 57 ACS, SPD CO, f. 211 398. 58 ACS, SPD CO, f. 206 757. 59 I . 2 / LES JUIFS ITALIENS ET LE FASCISME (1922-1938) alors je me permets, pour la première fois, de l‘invoquer pour vous demander de bien vouloir me recevoir. Avec mes sentiments dévoués immuables59. Mussolini apposa personnellement un « non » sur la lettre de demande d‘audience de son ex-ministre. En juin 1940, au lendemain de l‘entrée en guerre de l‘Italie, Renzo Ravenna écrivit au préfet de Ferrare. Malgré toutes les difficultés liées à la perte de son travail et aux préoccupations pour l‘avenir de ses enfants expulsés des écoles du royaume, il demandait (à l‘instar de vingt autres concitoyens juifs) de pouvoir partir comme volontaire et de combattre pour la cause italienne et fasciste : Excellence, J‘ai déjà eu, par le passé, l‘occasion de vous demander de pouvoir encore servir mon pays, où et quand vous le jugerez opportun. Avec mes sentiments dévoués, Renzo Ravenna60. Les parcours biographiques esquissés ici ne peuvent certes pas refléter le large spectre de motivations qui furent à l‘origine de l‘adhésion de nombreux Juifs italiens au fascisme. Et l‘échantillon partiel que nous avons proposé, entrepreneurs et banquiers, professeurs d‘université, hauts fonctionnaires et autres, trahit une appartenance et une identité de classe qui pesa certainement dans le choix des personnages étudiés d‘adhérer et de soutenir la cause fasciste pendant vingt ans. Cependant, l‘emphase exprimée sur l‘appartenance à la nation italienne et le rappel constant au sentiment et à la loyauté patriotiques semblent constituer le fil conducteur qui, malgré les différences des divers parcours biographiques, relie ces expériences. Certains Juifs adhérèrent au fascisme parce qu‘ils y virent la réalisation d‘un patriotisme (peut-être serait-il plus exact de parler d‘un véritable nationalisme), dont ils partageaient pleinement les idéaux et qu‘ils considéraient comme incarnés dans la figure du dictateur. Ensuite, devant le tournant antisémite pris par le régime en 1938, de nombreux Juifs italiens semblèrent se comporter vis-à-vis de la patrie, qui un temps avait reconnu leurs droits civiques et politiques, comme les Juifs français quelques décennies auparavant : « Loin de voir dans l‘Affaire [Dreyfus] une rupture 59 R. Raspagliesi, Guido Jung. Imprenditore ebreo e ministro fascista, op. cit., p. 225. 60 Ibid., p. 225. 60 I.2 du contrat stipulé entre la France révolutionnaire et le judaïsme français, ils mettaient l‘accent sur la pérennité de ce contrat et sur la continuité du processus historique initié en 178961. » Cependant, si, dans le cas français, le rappel constant à la nation et à la Révolution était un appel aux valeurs de liberté, de fraternité et d‘égalité, les invocations des Juifs italiens à la patrie, qui, depuis des années, était la patrie fasciste, avaient un tout autre sens. 61 Simon Levis Sullam, Una comunità immaginata, op. cit., p. 212. 61