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Des luminaires en nappes

2012, Interiors Creation

RéFLEXIONS DES luminairES En naPPES 1 2 Et DE lEurS EffEtS DE SEnS MANAR HAMMAD, ARCHITECTE ET SÉMIOTICIEN, NOUS PROPOSE ICI DE METTRE EN ÉVIDENCE DES MANIÈRES PEU CONNUES DE MISE EN FORME DE L’ESPACE AU SERVICE D’EFFETS DE SENS LIÉS À UNE CULTURE, À CERTAINS MOMENTS DE SON ÉVOLUTION. LES 5 SENS ET L’ESPACE TEXTE et PHOTOS#Manar Hammad 26 Au CAire, à lA MAdrAsAt du sultAn HAsAn (Construite entre 1356 et 1363) et à Celle du sultAn BArquq (Construite entre 1384 et 1386), le dispositif spAtiAl le plus intéressAnt ne relève ni des Murs ni des Coupoles, MAlgré lA splendeur des uns et des Autres. il est tenu en l’air par une pluie immobile de suspentes descendant des voûtes et des plafonds : ce sont des nappes de luminaires en verre émaillé, pourvus d’un réservoir globulaire surmonté d’un entonnoir volumineux. les vases originaux se sont retrouvés dans les musées d’europe ou les collections particulières. il ne reste en place que de pâles copies, mais l’efet d’ensemble demeure. pour le percevoir pleinement, il convient d’efectuer une visite de nuit. l’expérience nocturne est plus facile à istanbul. les mosquées de shahzadé (construction 1543-1548) et de soliman (construction 1550-1557) y restent ouvertes le soir, et leurs nappes de luminaires lottant dans la pénombre y sont belles à couper le soule. les ampoules électriques ont remplacé les mèches des lampes à huile, supprimant le vacillement vivant des lammes d’antan. Irréelle apesanteur les vasques de verre clair ont éliminé les relets de l’émail bleu et or, gommant les silhouettes des calligraphies et des armoiries. Mais l’efet d’ensemble reste splendide : les nappes de luminaires lottent en une apesanteur irréelle. deux siècles et plusieurs centaines de kilomètres séparent les réalisations du Caire et celles d’istanbul. elles ont cependant en commun des options plastiques voisines qui obtiennent des efets de sens apparentés. en égypte, chaque luminaire termine une suspente individuelle, et sa parenté aux autres luminaires est manifestée par les lignes virtuelles des iles parallèles. leurs oscillations lentes Luminaires mamelouks, verre émaillé et doré, Égypte ou Syrie. Fondation Gulbenkian, Lisbonne. suivent les mouvements des rares masses d’air qui les déplacent. en turquie, les luminaires sont ixés à de grands cerceaux métalliques, lesquels sont suspendus à des chaînes réparties selon la morphologie des coupoles. rendus solidaires les uns des autres, ils tracent des lignes courbes dans l’espace. les deux variantes dérivent d’un dispositif unique, visible sous la coupole (1249-1250) abritant la sépulture de nagm ad-din Ayyoub, dernier sultan descendant de saladin : des luminaires transparents y sont accrochés à des suspentes descendant d’une structure en bois portée par des consoles ichées dans les murs. Chacune de ces nappes lumineuses déploie un nuage discontinu de masses ponctuelles. leur disposition trace, dans l’espace immatériel, des lignes parallèles ou des igures circulaires, en fonction de la géométrie de la salle. les points d’ancrage des suspentes dépendent de la structure constructive du couvrement (berceaux, coupoles, plafonds), ce qui transmet aux igures de la nappe une projection de ces structures géométriques. Ces nappes lumineuses sont pratiquement toujours à la même hauteur du sol, quelle que soit la hauteur du couvrement auquel elles sont suspendues. de nuit, leur lumière réduite 1/ et 2/ Madrasat Sultan Hasan, Le Caire, Iwan oriental, nappe de luminaires et dikkat. éclaire le sol, mettant en valeur les igures des hommes qui se meuvent doucement sur les tapis. Au-dessus, tout disparaît dans une pénombre vaste et indécise. dans le mausolée de nagm ad-din Ayyoub, la nappe éclaire le magniique bandeau inscrit qui court le long des murs. Mécanismes sémiotiques : expression et contenu secondée par quelques photographies, l’évocation ci-dessus a quelque chance de transmettre une idée du dispositif considéré. Cependant, on reste frustré par l’absence : on voudrait y être, pour se rendre compte des phénomènes de perception et de sens mis en jeu. les mécanismes en sont éminemment sémiotiques, mettant en correspondance un niveau de l’expression et un niveau de Contenu. nous nous proposons d’explorer lesdits niveaux sans les décomposer en unités plus petites. peut-on explorer l’expression en ignorant le Contenu correspondant ? notre perception est articulée en éléments dotés de contenu : un luminaire n’est pas une forme vide, il est investi par un minimum de sens, celui d’une source lumineuse. la panse de son réservoir ne s’arrondit que pour recevoir plus d’huile, l’entonnoir s’évase pour faciliter le remplissage et l’oxygénation, les suspentes visent à maintenir le luminaire en équilibre à une hauteur utile… des efets de sens élémentaires, liés aux fonctions pratiques des objets, sont présents dans la description de l’expression et articulent celle-ci. les lignes parallèles ou les cercles ne sont que des efets de sens attachés à certaines dispositions des points dans un plan. Ce qui n’équivaut pas à dire que le sens réside « naturellement » dans les objets et en constitue l’essence, même si un tel point de vue a été adopté par certaines cultures (cf. la sémiose essentialiste en architecture, in lire l’espace, comprendre l’architecture, 2006). à notre avis, il conviendrait plutôt d’adopter un point de vue dynamique pour la description, où l’univers du sens se déploierait en des « discours » dans lesquels il serait possible d’identiier des transformations advenant entre divers états de choses. dès lors, il deviendrait possible de distinguer l’analyse d’un « énoncé » (même s’il est exprimé de manière non verbale) de celle de son énonciation, laquelle implique les sujets qui produisent l’énoncé et ceux qui l’interprètent. on pourrait dès lors reconnaître des efets de sens diférents produits par des interprètes distincts. Efets perceptifs revenons aux luminaires évoqués au Caire et à istanbul. tous nos exemples proviennent d’édiices religieux. nous ne connaissons aucun habitat déployant un tel dispositif. on peut arguer que les maisons privées sont trop petites pour cela, et qu’un dispositif analogue pouvait être déployé dans les palais. C’est possible. Cependant, la grande majorité des palais arabes ou islamiques ont disparu, et nous ne connaissons aucun texte qui décrive de telles illuminations. Ce qui nous ramène à la dimension religieuse, qui semble surdéterminer l’usage de ce type d’éclairage. dès lors, elle va induire certains efets de sens, de type énonciatif et non strictement énoncifs. Considérons l’architecture mamelouke pendant la journée : les nappes de luminaires n’y ont pas de rôle déterminant pour la structuration de l’architecture. les couvrements jouent alors un rôle prépondérant, avec une hiérarchie des dispositifs de couverture : les espaces privilégiés sont couverts de coupoles, les espaces au statut secondaire sont couverts de voûtes (berceaux brisés et voûtes d’arêtes). Cette hiérarchie était présente dès les périodes Zengide et Ayyoubide, dans l’architecture civile et religieuse. se manifestait déjà la tendance à multiplier les ouvertures à la base des coupoles. la maîtrise technique des constructeurs mamelouks leur permit d’aménager une bande de fenêtres qui se manifeste comme un anneau lumineux sous la calotte sphérique. la surface intérieure de celle-ci est recouverte d’enduit blanc. de ce fait, l’œil ne parvient plus à déterminer la distance à laquelle se trouve cette surface sans aspérités, qui semble lotter au-dessus d’un anneau de lumière. dans les édiices religieux, ce dispositif complexe produit un efet de sens qui est en liaison directe avec l’efet perceptif : renvoyée à une hauteur indéterminée, la coupole apparaît comme une igure du ciel opposable à celle de la terre. l’anneau de lumière change de valeur, passant de l’état de daw’ (lumière physique) à celui de nur (lumière divine), car la langue arabe distingue deux termes pour désigner les deux variétés de lumière (cf. latin lumen vs lux). en résumé, deux éléments matériels sont transformés dans la journée par le dispositif architectural mamelouk, et il en découle deux transformations du sens : d’une part, la surface de la coupole tend à être dématérialisée et la distance au sol devient indéterminée ; d’autre part, la lumière physique tient lieu de lumière divine, et la coupole tient lieu du ciel. de nuit, il en est tout autrement. la portée des lampes à huile originales est réduite et anisotrope : les lancs couverts d’écriture émaillée trans- > 27 RéFLEXIONS LES 5 SENS ET L’ESPACE > mettent peu de lumière, tandis que le fond clair et le col en émettent plus. Cependant, les coupoles ou les voûtes sont hautes, ce qui les plonge dans une pénombre épaisse. les espaces alentour sont peu éclairés, de même que les éléments porteurs. subsiste un espace horizontal éclairé, pris entre le sol en bas et la nappe lumineuse en haut. peu visible, le reste de l’espace tend à être rejeté dans un non-lieu proche de la non-existence. le dispositif des luminaires apparaît dès lors comme un agent transformateur, qui privilégie une tranche d’espace par rapport au reste du monde. 28 Lumière physique/Lumière divine Aucune image du ciel n’est mise en scène, alors que la lumière prend une place prépondérante. l’apparente apesanteur de la nappe lumineuse tend à la faire passer du statut de lumière physique à celui de lumière divine. Certes, l’efet esthétique majeur est lié à cette apesanteur, mais il est ampliié par la mise en valeur du sol comme plan de déplacement virtuel aux limites indéterminées : il tend à devenir inini. ofert au regard, ce sol éclairé est euphorisant. en fait, il ne s’agit pas tant du sol que de l’espace vide ofert au déplacement. le dispositif lumineux met donc en valeur l’objet premier de toute architecture : l’espace vide que l’architecte aménage en dressant des éléments matériels tout autour. sauf qu’ici l’économie de moyens est extraordinaire : la nappe lumineuse est quasi vide, seuls quelques points y sont occupés. et pourtant, l’efet de sens est extraordinaire. l’espace éclairé est activé (il devient le lieu potentiel d’une action imminente), l’espace laissé dans la pénombre est passivé (l’action n’y est plus considérée, l’existence non plus). Mais toutes les nuits ne sont pas éclairées par de telles nappes lottantes. les jours ordinaires, seuls quelques points lumineux, éloignés les uns des autres, éclairent l’espace de manière utilitaire : ce sont les lieux du déplacement programmé. seuls les jours de fête jouissent du privilège de voir la nappe lumineuse lotter dans l’air et transformer l’espace du mouvement utilitaire en espace du déplacement virtuel, euphorique et festif. ibn Jubayr, qui est allé à la Mecque en 1186, rapporte que le Haram (cour du sanctuaire autour de la Kaaba) était illuminé toutes les nuits du mois sacré de ragab. le reste de l’année, un petit édicule abritait les lampes ainsi que la réserve d’huile prévue à cet efet. le sanctuaire restait donc plongé dans la pénombre. les grandes mosquées d’Alep et de damas attestent des coutumes similaires : l’éclosion des illuminations était réservée aux jours de fête. par conséquent, l’illumination de ces espaces religieux ne se réduit pas à une action opérant sur l’espace : elle opère aussi sur le temps. illuminer certains édiices les jours de fête revient à marquer, par la lumière, un moment privilégié du temps, et à marquer, symétriquement, des lieux privilégiés de l’espace : des lieux euphorisants à des moments euphorisants. Espace et sens si le mois de ragab marque une fête durative, les fêtes cycliques marquent des durées limitées à un jour (nouvel An), trois jours (petite fête, in du ramadan) ou cinq jours (grande fête, celle de la in du Hajj). par la clarté de ces brèves illuminations festives, ces dispositifs d’éclairage expriment l’espoir d’un avenir plus lumineux, plus heureux. en cet usage, la lumière acquiert un efet de sens diférent. l’analyse sémiotique de la classe d’objets abordée est à peine esquissée : il reste à la développer en diachronie (évolution historique des dispositifs spatiaux) et en synchronie (à une époque donnée, articulation de ce dispositif aux espaces environnants et aux pratiques des hommes). Comme il reste à étudier de plus près ces superbes objets que sont les luminaires, leurs formes, leur décor, la calligraphie, les armoiries, le développement des titres sultaniens inscrits, la technique du verre, de l’émail et de la dorure, la distribution des zones couvertes de décor et celles dont la transparence est préservée. Comme il reste à explorer les usages posés (et non suspendus) de ces mêmes luminaires de verre dont les pieds attestent un tel usage, conirmé dans les textes par la mention d’un meuble dit chaise à lumière… nous arrêterons notre exploration ici. il nous sufira d’avoir mis en évidence des manières peu connues de mise en forme de l’espace au service d’efets de sens liés à une certaine culture, à des moments particuliers de son évolution. Ce faisant, nous avons montré que le sens n’est pas une donnée a priori mais un efet résultant d’une construction. dans ce domaine, qui est celui de l’espace et de la lumière, l’articulation de l’expression dépend de celle du Contenu, et inversement : la dépendance est mutuelle. sur l’isotopie de l’espace, le sens dépend de l’échelle humaine et d’un observateur virtuel projeté dans l’action potentielle. sur l’isotopie du temps, le sens dépend de l’alternance du jour et de la nuit, et du retour cyclique de certaines dates au cours de l’année. ❚❚❚ 3 BIBLIOGRAPHIE Hammad Manar Lire l’espace, comprendre l’architecture, Geuthner, Paris, 2006. GREIMAS & COURTÈS, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979. 4 1 6 29 2 1/ Madrasat Sultan Barquq, Le Caire, Iwan nord, nappe de luminaires et accrochage à la voûte. 2/ Madrasat Sultan Nagm ad-Din Ayyoub, salle de la sépulture, luminaires et structure porteuse. 3/ Mosquée de Rustem Pacha, Istanbul, coupole et suspentes d’accrochage des luminaires. 4/ Mosquée de Suleyman le Magnifique, Istanbul, nappe des luminaires. 5/ et 6/ Mosquée Shah Zadé, Istanbul, nappe des luminaires. 5/ Mosquée Shah Zadé, Istanbul, nappe des luminaires. 5