RéFLEXIONS
DES luminairES
En naPPES
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Et DE lEurS EffEtS DE SEnS
MANAR HAMMAD, ARCHITECTE ET SÉMIOTICIEN, NOUS PROPOSE ICI
DE METTRE EN ÉVIDENCE DES MANIÈRES PEU CONNUES DE MISE EN
FORME DE L’ESPACE AU SERVICE D’EFFETS DE SENS LIÉS À UNE
CULTURE, À CERTAINS MOMENTS DE SON ÉVOLUTION.
LES 5 SENS ET L’ESPACE
TEXTE et PHOTOS#Manar Hammad
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Au CAire, à lA MAdrAsAt du sultAn HAsAn (Construite entre
1356 et 1363) et à Celle du sultAn
BArquq (Construite entre 1384
et 1386), le dispositif spAtiAl le
plus intéressAnt ne relève ni
des Murs ni des Coupoles, MAlgré lA splendeur des uns et des
Autres. il est tenu en l’air par une pluie
immobile de suspentes descendant des voûtes
et des plafonds : ce sont des nappes de luminaires en verre émaillé, pourvus d’un réservoir
globulaire surmonté d’un entonnoir volumineux. les vases originaux se sont retrouvés
dans les musées d’europe ou les collections
particulières. il ne reste en place que de pâles
copies, mais l’efet d’ensemble demeure. pour
le percevoir pleinement, il convient d’efectuer
une visite de nuit. l’expérience nocturne est
plus facile à istanbul. les mosquées de shahzadé (construction 1543-1548) et de soliman
(construction 1550-1557) y restent ouvertes
le soir, et leurs nappes de luminaires lottant
dans la pénombre y sont belles à couper le
soule. les ampoules électriques ont remplacé
les mèches des lampes à huile, supprimant le
vacillement vivant des lammes d’antan.
Irréelle apesanteur
les vasques de verre clair ont éliminé les
relets de l’émail bleu et or, gommant les silhouettes des calligraphies et des armoiries.
Mais l’efet d’ensemble reste splendide : les
nappes de luminaires lottent en une apesanteur irréelle. deux siècles et plusieurs centaines
de kilomètres séparent les réalisations du Caire
et celles d’istanbul. elles ont cependant en
commun des options plastiques voisines qui
obtiennent des efets de sens apparentés. en
égypte, chaque luminaire termine une suspente individuelle, et sa parenté aux autres luminaires est manifestée par les lignes virtuelles
des iles parallèles. leurs oscillations lentes
Luminaires mamelouks, verre émaillé et doré,
Égypte ou Syrie. Fondation Gulbenkian, Lisbonne.
suivent les mouvements des rares masses d’air
qui les déplacent. en turquie, les luminaires
sont ixés à de grands cerceaux métalliques,
lesquels sont suspendus à des chaînes réparties selon la morphologie des coupoles. rendus solidaires les uns des autres, ils tracent des
lignes courbes dans l’espace. les deux variantes
dérivent d’un dispositif unique, visible sous la
coupole (1249-1250) abritant la sépulture de
nagm ad-din Ayyoub, dernier sultan descendant de saladin : des luminaires transparents
y sont accrochés à des suspentes descendant
d’une structure en bois portée par des consoles
ichées dans les murs. Chacune de ces nappes
lumineuses déploie un nuage discontinu de
masses ponctuelles. leur disposition trace,
dans l’espace immatériel, des lignes parallèles
ou des igures circulaires, en fonction de la
géométrie de la salle. les points d’ancrage des
suspentes dépendent de la structure constructive du couvrement (berceaux, coupoles, plafonds), ce qui transmet aux igures de la nappe
une projection de ces structures géométriques.
Ces nappes lumineuses sont pratiquement
toujours à la même hauteur du sol, quelle que
soit la hauteur du couvrement auquel elles
sont suspendues. de nuit, leur lumière réduite
1/ et 2/ Madrasat Sultan Hasan, Le Caire, Iwan oriental, nappe de luminaires et dikkat.
éclaire le sol, mettant en valeur les igures
des hommes qui se meuvent doucement sur
les tapis. Au-dessus, tout disparaît dans une
pénombre vaste et indécise. dans le mausolée
de nagm ad-din Ayyoub, la nappe éclaire le
magniique bandeau inscrit qui court le long
des murs.
Mécanismes sémiotiques :
expression et contenu
secondée par quelques photographies, l’évocation ci-dessus a quelque chance de transmettre
une idée du dispositif considéré. Cependant,
on reste frustré par l’absence : on voudrait y
être, pour se rendre compte des phénomènes
de perception et de sens mis en jeu. les mécanismes en sont éminemment sémiotiques,
mettant en correspondance un niveau de
l’expression et un niveau de Contenu. nous
nous proposons d’explorer lesdits niveaux
sans les décomposer en unités plus petites.
peut-on explorer l’expression en ignorant le Contenu correspondant ? notre
perception est articulée en éléments dotés
de contenu : un luminaire n’est pas une
forme vide, il est investi par un minimum
de sens, celui d’une source lumineuse.
la panse de son réservoir ne s’arrondit
que pour recevoir plus d’huile, l’entonnoir
s’évase pour faciliter le remplissage et l’oxygénation, les suspentes visent à maintenir le
luminaire en équilibre à une hauteur utile…
des efets de sens élémentaires, liés aux fonctions pratiques des objets, sont présents dans
la description de l’expression et articulent
celle-ci. les lignes parallèles ou les cercles
ne sont que des efets de sens attachés à certaines dispositions des points dans un plan.
Ce qui n’équivaut pas à dire que le sens réside
« naturellement » dans les objets et en constitue l’essence, même si un tel point de vue a été
adopté par certaines cultures (cf. la sémiose
essentialiste en architecture, in lire l’espace,
comprendre l’architecture, 2006). à notre
avis, il conviendrait plutôt d’adopter un point
de vue dynamique pour la description, où
l’univers du sens se déploierait en des « discours » dans lesquels il serait possible d’identiier des transformations advenant entre divers
états de choses. dès lors, il deviendrait possible
de distinguer l’analyse d’un « énoncé » (même
s’il est exprimé de manière non verbale) de
celle de son énonciation, laquelle implique
les sujets qui produisent l’énoncé et ceux qui
l’interprètent. on pourrait dès lors reconnaître
des efets de sens diférents produits par des
interprètes distincts.
Efets perceptifs
revenons aux luminaires évoqués au Caire
et à istanbul. tous nos exemples proviennent
d’édiices religieux. nous ne connaissons aucun habitat déployant un tel dispositif. on
peut arguer que les maisons privées sont trop
petites pour cela, et qu’un dispositif analogue
pouvait être déployé dans les palais. C’est
possible. Cependant, la grande majorité des
palais arabes ou islamiques ont disparu, et
nous ne connaissons aucun texte qui décrive
de telles illuminations. Ce qui nous ramène à
la dimension religieuse, qui semble surdéterminer l’usage de ce type d’éclairage. dès lors,
elle va induire certains efets de sens, de type
énonciatif et non strictement énoncifs. Considérons l’architecture mamelouke pendant la
journée : les nappes de luminaires n’y ont pas
de rôle déterminant pour la structuration de
l’architecture. les couvrements jouent alors
un rôle prépondérant, avec une hiérarchie
des dispositifs de couverture : les espaces privilégiés sont couverts de coupoles, les espaces
au statut secondaire sont couverts de voûtes
(berceaux brisés et voûtes d’arêtes). Cette
hiérarchie était présente dès les périodes Zengide et Ayyoubide, dans l’architecture civile
et religieuse. se manifestait déjà la tendance
à multiplier les ouvertures à la base des coupoles. la maîtrise technique des constructeurs
mamelouks leur permit d’aménager une bande
de fenêtres qui se manifeste comme un anneau
lumineux sous la calotte sphérique. la surface intérieure de celle-ci est recouverte d’enduit blanc. de ce fait, l’œil ne parvient plus
à déterminer la distance à laquelle se trouve
cette surface sans aspérités, qui semble lotter
au-dessus d’un anneau de lumière. dans les
édiices religieux, ce dispositif complexe produit un efet de sens qui est en liaison directe
avec l’efet perceptif : renvoyée à une hauteur
indéterminée, la coupole apparaît comme une
igure du ciel opposable à celle de la terre.
l’anneau de lumière change de valeur, passant
de l’état de daw’ (lumière physique) à celui
de nur (lumière divine), car la langue arabe
distingue deux termes pour désigner les deux
variétés de lumière (cf. latin lumen vs lux).
en résumé, deux éléments matériels sont
transformés dans la journée par le dispositif
architectural mamelouk, et il en découle deux
transformations du sens : d’une part, la surface
de la coupole tend à être dématérialisée et la
distance au sol devient indéterminée ; d’autre
part, la lumière physique tient lieu de lumière
divine, et la coupole tient lieu du ciel. de nuit,
il en est tout autrement. la portée des lampes
à huile originales est réduite et anisotrope : les
lancs couverts d’écriture émaillée trans- >
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RéFLEXIONS
LES 5 SENS ET L’ESPACE
> mettent peu de lumière, tandis que le
fond clair et le col en émettent plus. Cependant, les coupoles ou les voûtes sont hautes, ce
qui les plonge dans une pénombre épaisse. les
espaces alentour sont peu éclairés, de même
que les éléments porteurs. subsiste un espace
horizontal éclairé, pris entre le sol en bas et la
nappe lumineuse en haut. peu visible, le reste
de l’espace tend à être rejeté dans un non-lieu
proche de la non-existence. le dispositif des
luminaires apparaît dès lors comme un agent
transformateur, qui privilégie une tranche
d’espace par rapport au reste du monde.
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Lumière physique/Lumière divine
Aucune image du ciel n’est mise en scène, alors
que la lumière prend une place prépondérante.
l’apparente apesanteur de la nappe lumineuse
tend à la faire passer du statut de lumière physique à celui de lumière divine. Certes, l’efet
esthétique majeur est lié à cette apesanteur,
mais il est ampliié par la mise en valeur du
sol comme plan de déplacement virtuel aux
limites indéterminées : il tend à devenir inini.
ofert au regard, ce sol éclairé est euphorisant. en fait, il ne s’agit pas tant du sol que de
l’espace vide ofert au déplacement. le dispositif lumineux met donc en valeur l’objet premier de toute architecture : l’espace vide que
l’architecte aménage en dressant des éléments
matériels tout autour. sauf qu’ici l’économie
de moyens est extraordinaire : la nappe lumineuse est quasi vide, seuls quelques points y
sont occupés. et pourtant, l’efet de sens est
extraordinaire. l’espace éclairé est activé (il
devient le lieu potentiel d’une action imminente), l’espace laissé dans la pénombre est
passivé (l’action n’y est plus considérée, l’existence non plus). Mais toutes les nuits ne sont
pas éclairées par de telles nappes lottantes.
les jours ordinaires, seuls quelques points
lumineux, éloignés les uns des autres, éclairent
l’espace de manière utilitaire : ce sont les lieux
du déplacement programmé. seuls les jours
de fête jouissent du privilège de voir la nappe
lumineuse lotter dans l’air et transformer
l’espace du mouvement utilitaire en espace
du déplacement virtuel, euphorique et festif.
ibn Jubayr, qui est allé à la Mecque en 1186,
rapporte que le Haram (cour du sanctuaire autour de la Kaaba) était illuminé toutes les nuits
du mois sacré de ragab. le reste de l’année,
un petit édicule abritait les lampes ainsi que
la réserve d’huile prévue à cet efet. le sanctuaire restait donc plongé dans la pénombre.
les grandes mosquées d’Alep et de damas attestent des coutumes similaires : l’éclosion des
illuminations était réservée aux jours de fête.
par conséquent, l’illumination de ces espaces
religieux ne se réduit pas à une action opérant
sur l’espace : elle opère aussi sur le temps. illuminer certains édiices les jours de fête revient
à marquer, par la lumière, un moment privilégié du temps, et à marquer, symétriquement,
des lieux privilégiés de l’espace : des lieux
euphorisants à des moments euphorisants.
Espace et sens
si le mois de ragab marque une fête durative,
les fêtes cycliques marquent des durées limitées à un jour (nouvel An), trois jours (petite
fête, in du ramadan) ou cinq jours (grande
fête, celle de la in du Hajj). par la clarté de
ces brèves illuminations festives, ces dispositifs d’éclairage expriment l’espoir d’un avenir
plus lumineux, plus heureux. en cet usage, la
lumière acquiert un efet de sens diférent.
l’analyse sémiotique de la classe d’objets abordée est à peine esquissée : il reste à la développer en diachronie (évolution historique des
dispositifs spatiaux) et en synchronie (à une
époque donnée, articulation de ce dispositif
aux espaces environnants et aux pratiques des
hommes). Comme il reste à étudier de plus
près ces superbes objets que sont les luminaires, leurs formes, leur décor, la calligraphie,
les armoiries, le développement des titres sultaniens inscrits, la technique du verre, de l’émail
et de la dorure, la distribution des zones couvertes de décor et celles dont la transparence
est préservée. Comme il reste à explorer les
usages posés (et non suspendus) de ces mêmes
luminaires de verre dont les pieds attestent un
tel usage, conirmé dans les textes par la mention d’un meuble dit chaise à lumière… nous
arrêterons notre exploration ici. il nous sufira d’avoir mis en évidence des manières peu
connues de mise en forme de l’espace au service d’efets de sens liés à une certaine culture,
à des moments particuliers de son évolution.
Ce faisant, nous avons montré que le sens n’est
pas une donnée a priori mais un efet résultant
d’une construction. dans ce domaine, qui est
celui de l’espace et de la lumière, l’articulation
de l’expression dépend de celle du Contenu,
et inversement : la dépendance est mutuelle.
sur l’isotopie de l’espace, le sens dépend de
l’échelle humaine et d’un observateur virtuel
projeté dans l’action potentielle. sur l’isotopie
du temps, le sens dépend de l’alternance du
jour et de la nuit, et du retour cyclique de certaines dates au cours de l’année. ❚❚❚
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BIBLIOGRAPHIE
Hammad Manar
Lire l’espace, comprendre l’architecture,
Geuthner, Paris, 2006.
GREIMAS & COURTÈS, Sémiotique,
Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage, Hachette, Paris, 1979.
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1/ Madrasat Sultan Barquq, Le Caire, Iwan nord, nappe de luminaires et accrochage à la voûte.
2/ Madrasat Sultan Nagm ad-Din Ayyoub, salle de la sépulture, luminaires et structure porteuse.
3/ Mosquée de Rustem Pacha, Istanbul, coupole et suspentes d’accrochage des luminaires.
4/ Mosquée de Suleyman le Magnifique, Istanbul, nappe des luminaires. 5/ et 6/ Mosquée Shah Zadé,
Istanbul, nappe des luminaires. 5/ Mosquée Shah Zadé, Istanbul, nappe des luminaires.
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