Article
« Décolonialité et expérience esthétique : une approximation »
Dalida María Benfield, Raúl Moarquech Ferrera Balanquet, Pedro Pablo Gómez, Alanna
Lockward et Miguel Rojas-Sotelo
Inter : art actuel, n° 111, 2012, p. 35-39.
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11e Bienal de la Habana
DÉCOLONIALITÉ ET EXPÉRIENCE
ESTHÉTIQUE : UNE APPROXIMATION
PAR DALIDA MARÍA BENFIELD, RAÚL MOARQUECH FERRERA BALANQUET,
PEDRO PABLO GÓMEZ, ALANNA LOCKWARD ET MIGUEL ROJAS-SOTELO
> Dalida María Benield,
Hotel/Panamá, installation
vidéo, 2010-2011.
Photos : courtoisie de l’artiste.
À la fois constitués et constituants de la question de la modernité et de sa principale prémisse – l’(anglo)eurocentrisme –,
l’esthétique et l’art actuels font partie de ce système-monde
dont la logique centrale est déterminée par le capitalisme et
la rationalité scientiique et technologique. L’art et l’esthétique modernes, dans toutes leurs variantes, aspirent secrètement à l’universel (un art et une esthétique valides, validés
et acceptés). Ils sont l’expression du modèle modernitécolonialité par leurs modes de représentation, leur corps
discursif, leurs institutions et la manière de se distinguer, de
produire des sujets et de créer des liens.
Par ses systèmes hiérarchiques de pouvoir et de savoir,
la modernité-colonialité a occulté certains sentiments et
certaines sensibilités. Ceux-ci n’ont été libérés que par les
processus de décolonialité, dont la trajectoire doit être interprétée à la lumière d’un contexte historique1. Les nouvelles
conigurations ont existé à la surface de l’eurocentrisme
moderne qui a cherché à s’établir dans l’espace hégémonique
du système-monde. Il a, par ce fait, déplacé les savoirs et les
épistèmes, autant ceux des cultures des territoires colonisés
que ceux apportés par l’esclavage, ainsi que la mécanique
capitaliste, qui a entretenu la fausse image imposée par la
modernité de l’avant-garde et du progrès.
On retrouve les esthétiques décoloniales dans des
pratiques créatives de même que dans un champ d’étude
théorique né en Amérique latine. Elles se relètent également
dans des territoires modernisés, tant ceux de l’Occident que
ceux d’Asie et d’Afrique qui font partie de la constellation
décoloniale. On peut associer le terme esthétique décoloniale aux pratiques d’art actuel qui ripostent à la colonialité
du savoir et de l’être, face cachée de la modernité et de la
mondialisation impérialiste. Le concept a été imaginé par
le collectif Modernidad/Colonialidad, actif depuis plus de
20 ans et composé des chercheurs Enrique Dussel, Anibal
Quijano et Walter Mignolo2, parmi d’autres. Il s’est manifesté
pour la première fois en Argentine, soutenu par une publication dirigée par Zulma Palermo3, qui incluait la collaboration
de l’intellectuel, artiste et activiste colombien Adolfo Albán
Achinte, le premier à avoir utilisé le terme en 2003. L’idée a été
reprise à l’été 2009 dans les séminaires de doctorat en études
culturelles de la Universidad Andina Simón Bolivar, de Quito.
Pedro Pablo Gómez, directeur de la revue Calle 14, a été le
INTER, ART ACTUEL 111 35
principal instigateur du concept d’esthétique décoloniale. Par
la suite, il a commandé un article à Walter Mignolo, qui a théorisé sur le sujet4. Mignolo et Gómez ont monté la première
exposition sur les esthétiques décoloniales, en novembre
2010, accompagnée cette fois d’un atelier mené par Elvira
Ardila, commissaire au Museo de arte moderno de Bogotá5.
Une autre exposition-atelier a suivi en mai 2011, à l’Université
de Duke6. « Deux des plus importants traits de cette évolution sont la créativité réalisée dans et depuis le monde non
occidental, ainsi que ses conséquences comme politiques de
pensée indépendante. Deux traits qui ont généré la libération décoloniale dans toutes les sphères. La décolonialité des
connaissances et des êtres renvoie à des pratiques artistiques
de collectifs et propose de libérer les sensibilités, sentimentales comme sensorielles. […] En reconnaissant l’existence
d’identités multiples et transnationales, les créateurs et les
artisans du mot ont réairmé leur opposition aux courants
impérialistes de la mondialisation, qui cherchent à homogénéiser et à efacer les diférences7. »
Beaucoup des discours et des méthodologies sur les
avant-gardes et les questions d’évolution et de civilisation
qui se sont appuyés sur la rhétorique du Sauveur et du Christ
prétendent que les guerres d’indépendance et les révolutions sociales ont éradiqué le colonialisme en Amérique
latine. Contrairement à cet argumentaire, les rapports intrinsèques entre colonialité et modernité demeurent actifs chez
plusieurs, en corps et en esprit, dans cette immense diaspora (concept compris dans son sens large). Il ne faut pas
confondre colonialisme et colonialité. L’occupation militaire
et l’administration des colonies ont été remplacées par une
autre mécanique de dépendances économique, sociale, politique et culturelle (les biopolitiques), qui préserve un système
institutionnel soutenant la colonialité du savoir et ses perpétuelles stratégies coloniales.
Avec l’option décoloniale, nous reconnaissons les rapports
entre modernité et colonialité, et c’est pourquoi nous efectuons un tel virage de raison. Nos pratiques héritent d’une
nouvelle géographie, de nouveaux territoires, en dehors de
la culture occidentale. De nos jours, la colonialité demeure
en vigueur au sein des institutions publiques et civiles de
nature sociale (les gouvernements, les écoles, l’Église, les
musées, etc.). La société et son espace de production (la ville
dans sa forme contemporaine), avec leurs systèmes de transmission de valeurs (l’apprentissage), abandonnent les autres
savoirs, ceux dits endogènes (d’origines indigène, africaine,
arabe, féministe, queer…), qu’ils considèrent « primitifs »,
« anciens », « caducs », « arriérés ». Ou alors, ils les assimilent
et les transforment en marchandises exotiques ou nostalgiques. La décolonialité crie l’interculturalité et s’éloigne du
multiculturalisme. L’interculturalité encourage la recréation
des identités, celles qui ont été reniées comme celles qui
avaient été en un premier temps reconnues avant d’être
inalement tenues au silence par les discours du modernisme,
du postmodernisme et maintenant de l’altermodernisme.
L’interculturalité célèbre les populations frontalières, celles
qui vivent aux frontières (autre mot pris dans son sens large).
Les esthétiques décoloniales et transmodernes sont interculturelles, interépistémiques, interpolitiques, interesthétiques
et interspirituelles – elles ne sont ni hybrides ni métissées,
termes qui renvoient à un autre type de scission moderne.
L’option décoloniale propose d’articuler les processus de
création enracinés dans les expériences subjectives et culturelles des populations regroupées sous le terme Sud global
– peuples d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’Est, du MoyenOrient, mais aussi autochtones, aborigènes d’Australie et
du Paciique, immigrants, réfugiés. Prônons une révision
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des connaissances et des pratiques de la diaspora latinoaméricaine et caraïbe. Prônons les relations interculturelles
et globales qui se manifestent dans ce territoire ain de
comprendre nos expériences selon des codes originaires
ou créés en Amérique latine et dans les Caraïbes, et non pas
selon ceux qui auront été importés et qui entretiennent le
système patriarcal, le racisme, l’homophobie et le mépris
de l’environnement. Les divers imaginaires présents dans
cette diaspora ne sont ni cartésiens, ni dictés par une perspective linéaire. Ils possèdent une géométrie variable, où
abondent les croisements des modèles culturels, résultat
de la complexité sociale et historique de notre territoire et
de nos imaginaires.
Organisation sociale et ruptures
Nous sommes un groupe diversifié et pluraliste qui
travaille pour l’émancipation des sens relégués par la
modernité-colonialité qui, elle, privilégie la vue et l’ouïe.
Nous défendons la place centrale du toucher, nécessaire
pour la délivrance décoloniale. En tant que créateurs, nous
nous interrogeons sur les rôles et les appellations d’artiste
et de théoricien qui nous ont été assignés. Nous sommes
conscients de la prison que représentent pour eux-mêmes
les concepts artistiques et esthétiques (anglo)eurocentristes.
Nous nous sommes engagés auprès des identités transnationales, et politisées, pour rafraîchir ces identités discréditées par
les systèmes de classiication modernes et par l’invention de
hiérarchies raciale, sexuelle, nationale, linguistique, religieuse
et économique. Nous habitons aux frontières, nous touchons
les frontières, nous constituons les frontières ; nous sommes
le moteur d’une pensée de nature dite, en politique, décoloniale. Nous situons la perception à l’intérieur du sujet, dans sa
relation avec l’infogénétique et l’activation de la subjectivité,
en tant qu’épisode créatif dans la cartographie de l’imaginaire
social. Nous célébrons la diversité épistémique et acceptons
l’altérité, présente dans notre diaspora comme une partie
intrinsèque de nos imaginaires. Nous sommes cet autre par
le fait que nous conceptualisons la pluralité universelle et les
richesses de ses savoirs.
« Sentir et expérimenter la vie de tous les jours selon des
processus décoloniaux actifs à l’intérieur du modèle moderniste permet de vaincre la solitude et la recherche d’ordre, qui
sont imprégnées de la peur des sociétés industrielles postmodernes et altermodernes. La décolonialité et les esthétiques
décoloniales apportent espoir, fournissent l’occasion de nous
dissocier d’un monde désolant, submergé par les marchandises et l’“information”, qui envahit l’habitat des “consommateurs” et les éloigne de leur potentiel créatif et imaginaire. […]
La décolonialité transmoderne et son esthétique se dissocient
de la prétendue universalité, nouvelle ou vieille, et favorise un
pluralisme qui rejette toute vérité sans guillemets8. »
Le locus décolonial : le public est dans le public
Décoloniser ainsi d’un point de vue esthétique et artistique amène d’autres manières de penser les espaces de
difusion, les pratiques, l’objet d’art et sa poïétique. Nous
devons nous déplacer entre les réalités (anglo)eurocentristes
et celles des exclus. Il s’agit d’un voyage dans le temps, dans
les espaces et les épistémologies, dans les formes artistiques
et de pensée. Ce voyage est le même que fait la transmodernité. Dussel suggère que « la modernité [soit] la gestion du
caractère central du système capitaliste mondial ». Dès lors,
l’espace de la transmodernité se trouve au-delà de la modernité, au-delà des injustices propres au système mondial. Nous
devons justement travailler sur ce voyage à partir de la ligne
qui sépare modernité et transmodernité.
11e Bienal de la Habana
> Miguel Rojas-Sotelo & Pedro
Lasch, Narco-chigadazo,
installation, Museum of
Modern Art, Bogotá, 2010.
Photos : courtoisie des
artistes.
Narcochigadazo (Calle 14, 2010)
Selon le langage colonial, le terme narcotráico implique
quelque chose que l’on désire et consomme, mais qui est,
paradoxalement, interdit. Il reprend aussi le modèle des plantations : main-d’œuvre importée (dans beaucoup de cas en
état de servitude, voire d’esclavage) ; monoculture en remplacement de la diversité écologique ; pseudo-industrie (impliquant progrès et développement) prétendument agraire ;
commercialisation d’espèces endémiques qui génèrent la
richesse en dehors du territoire ; enin, positionnement de ces
produits dans les marchés élitistes du monde. Cette politique
néo-botanico-coloniale, mise en place dans les Amériques, est
encadrée par des traités de libre-échange et des programmes
de support militaire tels que Plan Colombia et Iniciativa
Mérida. C’est un phénomène qui demeure dans la longue
tradition coloniale, qui vise à contrôler le marché des produits
du Sud. Nous nous opposons à l’apparition d’une nation
dépendante, d’une narco-nation avec des narco-frontières,
une narco-économie, des narco-politiques, qui débouche sur
une narco-culture, après 40 ans de guerre contre les drogues
dans tout l’hémisphère.
Nomad Dreams/Sueños nómadas
(performance médiatique interactive, 2011)
Nomad Dreams/Sueños nómadas, de Raúl Moarquech
Ferrera Balanquet, est un projet multi et interdisciplinaire
(installation, documentaire expérimental, jeu, performance
et module interactif) qui s’inspire des processus d’immigration contemporaine. Ces processus sont marqués par l’émergence d’une synergie entre les conditions socioéconomiques
et culturelles de secteurs locaux et les efets d’une mondialisation des entreprises qui afecte, sur plusieurs plans, les
coutumes, les traditions et les façons de vivre dans les territoires autochtones. La décolonialité fonctionne comme une
stratégie corporelle. La mécanique sensorielle et la perception en sont les cibles. Tels qu’accumulés dans le corps-sujet,
encadrés par la colonisation du savoir et de l’être, l’interprétation, l’acquisition de connaissances, les stéréotypes et la
mémoire sont dès lors remis en question. Nomad Dreams/
Sueños nómadas rapproche la vie d’un sans-papiers du
Yucatán à l’expérience des immigrants latinos et à l’efet que
ceux-ci laissent tant dans des villes transnationales comme
Los Angeles que dans le territoire qu’ils ont quitté. Le projet
s’étend jusqu’à un imaginaire multidirectionnel, beaucoup
plus proche des expériences des immigrants latinos et des
populations déplacées, capables, de nos jours, de faire évoluer
la réalité coloniale, ses mécanismes et ses territoires.
Hotel/Panamá (2010-2011)
Hotel/Panamá est une installation vidéo de Dalida María
Benield, qui se propose de créer un cinéma dans le cadre
d’une expérience transmoderne où sont narrés notre passé
et notre futur par le biais d’un voyage à travers mondes et
océans. L’idée est de déployer diverses trajectoires de temps
et d’espace à partir des eaux qui parcourent la moitié du continent et des multiples couches qui forment le canal de Panama,
INTER, ART ACTUEL 111 37
en Amérique latine, sont un sous-produit de la traite transatlantique d’esclaves. Son approche décoloniale suit en parallèle tous ces discours de la diaspora africaine sans rapport
direct avec ce moment historique, mais qui mettent aussi à
l’épreuve les notions de primitivisme, d’ethnicité, de tribalisme, d’animisme, etc., et les démantèlent. Ce sont ces mêmes
notions qui ont fait de l’inhumaine entreprise commerciale
qu’est l’esclavage quelque chose de très rentable, concevable
et qui se « justiie » par l’approbation (ou non) de la citoyenneté noire d’Europe d’aujourd’hui.
Lors d’une exposition à l’Université de Duke, Alanna
Lockward a présenté un extrait, en avant-première, de
Be-bop 2012 – Black Europe Body Politics [Politiques du corps de
la négritude européenne]. Aussi, les œuvres vidéo de Teresa
María Díaz Nerio et de Jeannette Ehlers se sont côtoyées dans
un coin. La première, à travers la présence silencieuse de Sarah
Baartman, représentait les populations noires comme des
non-citoyens ou, plus exactement, comme des non-humains.
Dans l’autre œuvre, Jeannette Ehlers faisait déiler l’ascendance noire du Danemark sous des musiques et des danses
vaudoues.
La citoyenneté a été proclamée comme un droit « universel »
pour les entités masculines, blanches, chrétiennes et occidentales. Cet assemblage d’images en mouvement a souligné le
caractère permanent de cet héritage historique qui incombe
aux procédés raciaux actuels se manifestant dans la notion en
vigueur, établie selon les normes « civilisées » de qui a le droit
de se trouver où et pendant combien de temps.
En conclusion, il faut reconnaître la nature émergente des
esthétiques décoloniales, esthétiques qui peuvent être, au
moment d’émerger, stimulées ou réprimées. Tout au long de
l’histoire moderne, les pratiques décoloniales se sont développées dans des interstices et, dans le cas des esthétiques,
en marge de celles dominantes, des styles, des avant-gardes
vieilles ou nouvelles. Il n’est pas tenu, cependant, qu’il en soit
toujours ainsi. Sinon, on serait devant un modèle de pouvoir
à la base du processus. « La terre divisée, le monde uni », tel
est l’énoncé qu’on retrouve sur le sceau du canal de Panama.
Les quatre vidéos reprennent, en fragments, les nombreuses
images archivées du canal, passées et actuelles, digitales et
non digitales, les histoires oicielles et les non oicielles, celles
qu’on imagine et qu’on expérimente. Un cinéma transmoderne y fait surface, en écho au processus préalable à sa fabrication. Le dispositif cinématographique produit le canal en
même temps qu’il est son produit. Et dans Hotel/Panamá, il se
reproduit, une fois de plus, sous d’autres horizons. À l’instar
du canal, la lentille évoque de multiples cadres et perspectives, et init par s’ouvrir sur d’autres. Elle n’a pas seulement
deux côtés, deux points d’entrée : elle porte toutes les contradictions de ses limites et s’anime de la multiplication de ses
rencontres. Le cinéma transmoderne comporte de multiples
cinémas, se présente comme un ensemble éclaté de récits,
de perspectives et de trajectoires épistémologiques. Ce sont
des fragments raccordés qui bâtissent un autre savoir, une
symbolique décoloniale.
L’écrivaine et commissaire dominicaine Alanna Lockward
a élaboré le concept de la diaspora avec une approche spéciique à l’esthétique décoloniale. Cette démarche théorique
porte sur les pratiques artistiques de la diaspora africaine et
noire en Europe, et cette particularité de l’expérience européenne de la négritude prend place dans le cadre bien déini
des esthétiques décoloniales. Quelques-une de ces pratiques,
à l’instar de travaux réalisés dans les Caraïbes, aux États-Unis et
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> Teresa María Díaz
Nerio, Hommage á Sara
Bartman, vidéo, 2007.
Photo : courtoisie Art
Labour Archives.
11e Bienal de la Habana
> Jeannette Ehlers, Black
Magic at the White House,
vidéo, 2009. Photo :
courtoisie de l’artiste.
colonial, ixe, irréversible et irremplaçable. L’émergence des
esthétiques décoloniales, au même titre que la décolonisation
du savoir, de l’être et de la nature même, a été et sera toujours
stimulée par des communautés, des groupes ou des individus.
Dans leur condition de colonisés, et dans chacune des diférentes dimensions du modèle moderne-colonial, ceux-ci ont
été subordonnés, « racés », mis dans un état d’invisibilité et
niés sous plusieurs formes. Malgré tout, même si elle est vécue
par résignation et en abondance, l’expérience coloniale peut
être le point d’un renouveau ou l’impulsion nécessaire aux
pratiques esthétiques pour qu’elles s’insurgent avec force
et amplitude, comme peut occasionner la divulgation de la
nature perverse du projet moderne et civilisé. Les esthétiques
décoloniales parviendront alors à des éléments constitutifs
d’une option à la modernité. Elles ne seront plus seulement
reconnues pour être de simples variantes, fondamentalement
périphériques et éternellement subalternes.
Les esthétiques décoloniales apparaîtront comme des
processus de délivrance, de détachement et de déchirement, tant auprès des régimes de l’esthétique, dans
ses variantes modernes, post et transmodernes, que des
régimes culturels et culturalistes, exotiques et folkloriques,
des sciences humaines et sociales. Il faut parvenir à une
rélexion analytique de la modernité, à connaître sa logique
propre en tant que colonialité pour ne pas croire dans sa
rhétorique, tout comme il faut aussi avoir suisamment de
logique historique et existentielle. C’est seulement à partir
de ce moment que l’on pourra juger nécessaire d’élaborer
une perspective décoloniale de l’esthétique. Une telle tâche
collective n’incombe pas aux théoriciens, mais à tous ces
opiniâtres qui tiennent à libérer l’aiesthesis, « le monde du
sensible et le sensible du monde », des régimes modernes
d’art et d’esthétique. t
Traduit de l’espagnol par Jérôme Delgado.
1
2
3
4
5
6
7
8
NOTES
Cf. Enrique Dussel, « World System and Trans-Modernity »,
Nepantla : Views from the South, Duke University Press, 2002,
p. 221-244.
Pour une histoire (en cours) du collectif, aller au www.
es.wikipedia.org/wiki/Grupo_modernidad/colonialidad.
Zulma Palermo (dir.), Arte y estética en la encrucijada descolonial,
W. Mignolo (préf.), Editorial del signo, 2009, 114 p.
Cf. Walter Mignolo, « Aiesthesis descolonial », Calle 14, no 4, mars
2010.
Cf. Esferapublica, « Art et politique, le relationnel, le décolonial »
[en ligne], www.esferapublica.org/nfblog/?cat=240.
Cf. Center for Global Studies and the Humanities, « Decolonial
Aesthetics/Estetica décolonial » [en ligne], Université Duke, www.
trinity.duke.edu/globalstudies/%EF%BB%BF%EF%BB%BFdecolon
ial-aesthetics-estetica-decolonial.
Transnational Decolonial Institute, Decolonial
Aesthetics (1)/Maniiesto Decolonial [en ligne], www.
transnationaldecolonialinstitute.wordpress.com/decolonialaesthetics/.
Ibid.
ESTHÉTICAS DECOLONIALES : Dalida Maria Benield est artiste des
médias, professeure et commissaire. Elle est la cofondatrice du collectif activiste médiatique Video Machete, 1994-2007. Raul Moarquech Ferrera Balanquet est artiste interdisciplinaire, écrivain,
commissaire et professeur. Il est le fondateur et directeur exécutif
d’Arte Nuevo InteractivA, une biennale d’art média à Mexico, 19992009. Pedro Pablo Gomez est artiste visuel et professeur. Il est le
directeur du groupe de recherche interdisciplinaire Poesis XXI à
l’Académie supérieure d’art à Bogota, Colombie, et l’éditeur en chef
de la revue Calle 14 : revista de investigacion en el campo del arte. Pedro
Lasch est artiste visuel, recherchiste et professeur. Il est le cofondateur du collectif 16 Beaver Group à New York et le codirecteur du
projet Narcochingadazo. Alanna Lockward est auteure, critique et
commissaire indépendante spécialisée dans des événements en
temps réel. Elle est la fondatrice des ARTLabour Archives et l’éditrice
en chef du magazine en ligne Video Art World. Miguel Rojas-Sotelo
est commissaire pour le cinéma et l’art, professeur, artiste visuel et
activiste médiatique. Il est le directeur du NC Latin American Film
and New Media Festival, et le codirecteur du projet Narcochingadazo.
INTER, ART ACTUEL 111 39