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Les quatre moments de la relation humaine

Modélisation de la relation humaine par quatre éléments : * la rencontre * la réciprocité * la durée * la mesure

1 Les quatre moments de la relation humaine Pour une sociologie de l'échange Aldo Haesler 2 Sommaire Avant-propos Introduction I. Le malheur suisse Sur les épaules des Géants Les formes élémentaires de la relation humaine Les deux défis de la sociologie II. L’éclipse de la réciprocité Pour un finir avec les paradigmes dominants Un interactionnisme critique Les enjeux politiques d’une théorie de la relation humaine …avec qui l’on échange à la perfection Une société décente Une société sans échange ? III. La structure symbolique de l’échange Une approche de la symbolisation Max Weber : l’échange comme « archétype du contrat instrumental pur » Une socialité minimale Echange et marchandage Résumé IV. De la relation humaine L’unité phénoménale de la relation humaine Les éléments constitutifs de la relation humaine Formes et objets de l’échange VI. Symbolisme et reconnaissance La réduction épiphanique Pour une sociologie de la relation humaine 3 La relation : institution première De l’échange symbolique comme « agir opérant » La relation, une transcendance à portée de main (horizontale) L’expérience dialogique de la rencontre La créativité de l’échange Symbolisme et inter-connaissance Le monde commun V. Au-delà du don D’un désastre anthropologique Une nouvelle théorie de l’échange La paresse des sociologues A toute fin politique Ajouts     Fiske : les quatre formes élémentaires de la relation humaine Mettre un minimum sur les neurones-miroir Sur l’engouement actuel pour l’empathie (Rifkin, Tisseron, Breithaupt etc.) 4 Avant-propos Le texte qui suit a une curieuse histoire. Écrit pour l'essentiel dans les années 2000 et 2001, il fut d'abord soumis à un illustre collègue qui y vit surtout « un long article » (ce sont ses mots) ; ceci, après m'avoir dit, quelques mois auparavant, qu'un chapitre contenu dans ce ...livre, « était presque un livre » (ce sont encore ses mots). Passablement troublé par ce maître ès arts sociaux, je continuai ma quête. Le manuscrit fut ensuite soumis à un économiste, directeur de collection chez un prestigieux éditeur qui lui fit passer assez rapidement tous les obstacles de la course éditoriale. Il lui promit un bel avenir. Las ! Ce monsieur eut de nombreux et graves déboires et il disparut entièrement de la circulation pendant près de deux ans. Nous abordions déjà l'an 2004 et à la relecture mon texte avait pris quelques rides. Rien de bien grave, mais suffisamment pour demander quelques travaux de réécriture. J'avais alors pris quelques responsabilités dans l'Université qui m'avait accueilli et devais notamment arbitrer dans les manœuvres toujours très compliquées dans le combat au recrutement des enseignants universitaires. De guerre lasse, je confiai mon manuscrit à un troisième directeur de collection qui le fit encore passer devant les instances éditoriales, me promettant une rapide publication. Las et re-las ! Au moment même où l'on dut passer aux choses sérieuses, l'éditeur fut racheté par un grand groupe de presse qui supprima ladite collection. On me versa mon dédit et j'en fis une nouvelle fois mon deuil. C'est alors que ce directeur de collection migra chez un autre éditeur, avec la promesse que ce malheureux papier allait quand même finir par voir le jour. Le malheur voulut que ce monsieur était lié à une candidate à la guerre au recrutement et qu'il me dit avec insuffisamment de subtilité qu'il voyait une certaine affinité entre mon arbitrage en sa faveur et la priorité qu'il pourrait alors accorder à publier mon ouvrage auprès de son nouvel éditeur. C'est alors que je décidai de l'enterrer. Nous sommes en l'an de grâce 2011. Qu'un manuscrit fin prêt puisse attendre dix ans avant de voir le jour n'est pas en soi une chose gravissime. N'était la fièvre publicative qui s'est emparée des sciences sociales à la suite d'injonctions bibliométriques décrétées en haut lieu ; et n'était le fait que les sciences sociales vieillissent mal, car dans ce contexte, laisser vieillir un tel texte ne peut se justifier que pour observer l'effet du vieillissement, dans l'espoir toujours un peu vain que les rides ne soient pas 5 trop profondes ou alors que, si rides il y a, elles témoigneraient d’un réel souci. Mais le test demeure intéressant. Car au fil de son tortueux périple, ce texte fit l'expérience d'un nombre assez important de relectures et de modifications qui n'entamèrent pas grandement le fond du propos. Je n'ai raconté qu'une partie du périple de ce manuscrit qui connut bien d'autres aventures. Quelqu'un voulut le résumer et en obtint 18 pages ; un autre ne crut plus s'en souvenir, alors qu'il éditait à compte d'auteur. J'en passe et des meilleures. La misère de l'édition en sciences sociales en France, et plus particulièrement en sociologie, est bien connue. Elle est à l'image du statut et de la santé de la discipline : à Paris quelques stentors et graphomanes et pour le reste le désert et l'auto-édition. Mais nous ne sommes pas ici pour faire le procès d'une discipline dans laquelle on ne se reconnaît plus. D'autres le feront avec des moyens plus appropriés et, je l’espère, une fougue retrouvée. Car je n'ai pas une minute de doute sur l'avenir de la sociologie. Une fois passée cette phase difficile qui vit la mort de quelques grands patrons et de quelques penseurs originaux, elle sortira du marasme actuel et se rendra utile comme elle l'a été à son origine. Le seul problème sera alors le grand retard pris par rapport à d'autres disciplines moins empêtrées dans ses médiocrités – et dont l'histoire de ce manuscrit rapporte un éloquent témoignage – mais surtout par rapport aux problèmes sociaux et culturels dont elle aurait dû assumer la réflexion. Et si je me suis résolu à ressortir ce manuscrit presque oublié des oubliettes de mon bureau désordonné, c'est dans le secret espoir de combler un peu ce retard. Je n'ai d'autre remerciement à adresser qu'à mon épouse et collègue, Michelle Dobré, qui n'a cessé de lire et relire, d'alimenter avec son expérience de vraie sociologue et sa vivacité d'esprit et finalement de maintenir en vie cette flamme vacillante sur laquelle j'avais soufflé maintes fois. Ce manuscrit lui est dû à plus d'un titre, et à notre fille aussi. Mais ça, c'est une autre histoire. Et il y a ceci : j'ai mis toute une vie (ou presque) à trouver un style, un style qui ne soit pas une simple façon de parler ou de se présenter, mais la nécessité de trouver une place entre deux disciplines, la sociologie et la philosophie, qui ont toujours eu beaucoup de mal à s'entendre. A quoi servirait un style si ce n'était pour préserver l'attention ? Ce serait pure affèterie, prétention de salon, fatigue inutile. Il a donc fallu déborder d'une discipline à l'autre et non compenser leurs déficiences – ou les miennes. 6 7 Introduction D’autre part, aucun personnage de cette société, dès que je fermais les yeux et laissais aller mes pensées, n’était relié à un autre, même pas à l’intérieur des groupes, classes, catégories sociales, associations, clubs et mafias. Chacun apparaissait seul dans mon imagination, sans lancer de pont vers aucun autre personnage, second ou tiers. Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne S’il n’est de douceur sur cette terre que de commercer, cette douceur est tout sauf commerciale. Et c’est peut-être l’une des détresses de notre civilisation de ne pas avoir su tirer une ligne de partage suffisamment nette entre les significations de ce terme et d’avoir peu à peu confondu la douceur du commerce entre les humains avec la nécessité commerciale. Ce livre est né d’une double urgence : celle d’abord de redonner à l’échange, terme du lexique des sciences de l’homme injustement délaissé, la place centrale qui lui revient - dans l’espoir aussi de redonner à la sociologie un peu d’espoir et de fil à retordre ; celle, ensuite, de rendre compte du fait, apparemment paradoxal, que même la forme la plus fruste de l’échange, l’échange marchand, tend aujourd’hui à se dissiper - occultant par là l’important travail moral accompli (même) par l’échange (marchand) dans toute société civile. Avant même d’avoir pu reconnaître la nature de l’échange, nous serions en passe de troquer la douceur du commerce humain - dont l’échange s’était fait à la fois l’acteur et l’arbitre - contre les paradis artificiels d’une socialité préfabriquée. Or, pour comprendre cette progressive disparition, la sociologie n’avait pas, me semble-t-il, de concepts appropriés. Prisonnière d’une vue manichéenne de l’échange, elle passait d’une condamnation sans appel de sa forme marchande à une sorte d’irénisme de sa forme « symbolique ». Ce livre vise à relativiser ces conceptions. Il ne le fait pas par souci épistémologique, pour éclairer la lanterne de la connaissance du social par un concept nouveau, mais parce qu’il me semble qu’une réhabilitation de cette notion nous permettra de mieux aborder un « sujet tacite » de la sociologie qu’est la relation humaine. 8 Quand je prétends que l’échange marchand est aujourd’hui en train de se dissiper, c’est sur le fond d’un argument qui me paraît chaque jour moins contestable. Nous allons vers une société-monde ; en même temps que les nations disparaissent, se tresse une toile électronique qui établit une nouvelle forme de cohésion sociale qu’on a coutume d’appeler globalisation. Face aux bibliothèques entières qui se rengorgent de ce fait apparemment révolutionnaire, ma question est la suivante : ne se pourraitil pas que le déploiement de cette société-monde se fasse au détriment des relations humaines ? Ou posée de manière encore plus radicale : le « système » ne puiserait-il pas les ressources de sa croissance continue dans l’affaiblissement de ces relations, et inversement : à mesure qu’il s’étendrait, ne participerait-il pas à leur lente disparition ? Or, si ce phénomène de globalisation commence à être bien connu, son avers, sa « part maudite » l’est beaucoup moins. Et surtout : on ne s’est jamais posé clairement la question, s’il pouvait y avoir quelque rapport entre la croissance de l’un et la dissipation de l’autre. Cette absence de questionnement est liée à un déficit conceptuel de la sociologie. Car elle a beau clamer haut et fort que nous assistons aujourd’hui à une « crise des liens sociaux » ; quand nous voulons en savoir davantage sur la nature de ces liens et de cette crise, elle se met généralement à bredouiller. * jusqu’ici, d’un trait - parfait Ce petit livre n’est pas à proprement parler sociologique. Son objet est l’exploration d’un certain nombre de concepts qui pourraient pallier à ce déficit. Il ne s’agit pas à proprement parler de pré-sociologie, qui nous ramènerait au temps des emphases saint-simoniennes, mais – si l’on ne craint pas d’être un peu prétentieux – de protosociologie, c’est-à-dire au travail d’analyse, d’examen et de critique des concepts sociologiques. Avec une pirouette dialectique (et en songeant à la ritournelle de Hölderlin), nous pourrions donc formuler l’objet de ce travail en disant que c’est précisément au moment où les relations humaines sont dans le plus grands des dangers, que pourrait naître l’espoir de leur étude. Je dis bien l’espoir et non un programme de recherches. Le fait, cependant, que même ce livre, écrit pourtant dans des conditions assez singulières, soit encore le résultat de ce commerce, nous place en tant que sociologues devant une injonction aussi claire que paradoxale : au moment même où l’espoir n’est plus permis, nous devrions être les derniers à l’abandonner. 9 Mais on conviendra aisément, cependant, qu’il s’agit de se méfier au plus haut point d’un sujet porteur de sens en sociologie. Rien ne lui a tant nui que ces fantasmagories issues d’un autre âge qui auraient voulu ramener les faits sociaux à des décisions individuelles, si ce n’est à un grand corps collectif qui statuerait à sa place. Ce qui, dans un langage pompeux, s’appelait individualisme méthodologique ou bien, dans une glose plus retenue, « holisme », est en train de disparaître aujourd’hui ; et c’est fort heureux. Certes, la corporation des sociologues s’est engagée dans une lutte sans pareille pour préserver ces acquis douteux, mais son âpreté et son académisme cachent mal qu’il s’agit là de luttes d’arrière-garde qui se font pour des motifs scientifiquement peu avouables. On serait en droit, par contre, de penser que l’objet de la sociologie est l’étude des relations humaines, que dès son origine, c’est ce phénomène particulier de la vie des êtres humains qui a le plus mobilisé son attention. Or, celui qui connaît un peu l’histoire de la sociologie remarquera aussitôt qu’il n’en est rien. Après avoir étudié les faits sociaux comme des faits de nature, puis comme des choses plus ou moins chargées de mystère, après s’être contentée (pour des raison de méthode) de n’étudier que des comportements humains observables ou, à l’opposé (pour des raisons d’idéologie), de s’être mise à spéculer sur des « totalités » ou des « systèmes » sociaux, la sociologie a constamment ajourné l’analyse et la réflexion sur ce que le plus élémentaire des sens communs conçoit d’emblée comme « le social ». On me rétorquera que je fais l’impasse sur cette vaste nébuleuse qu’on appelle d’ordinaire l’interactionnisme. Et c’est vrai. Mais s’agit-il de négligence coupable ? Ou la proximité est-elle si grande qu’un peu de stratégie intellectuelle commande d’en minorer l’enjeu ? Rien de tout cela. Si je dis que l’étude de ces questions a été « ajournée », c’est pour bien souligner qu’elle est contenue en filigrane dans toute réflexion sociologique depuis son origine, qu’elle en constitue en quelque sorte une base implicite qui relève très largement du domaine de l’inquestionné. Que les gens entretiennent des relations, qu’ils passent leur vie dans ces relations, qu’ils meurent trop souvent faute d’en avoir ou d’en avoir eu assez et parfois même d’en avoir eu trop - voilà qui n’intéresse le sociologue qu’à un niveau secondaire. Ce qui l’intéresse en revanche, c’est soit le moment où ces relations connaissent des crises, soit quand il s’attache à reconnaître dans un but purement scientifique les formes particulières que ces relations peuvent prendre. Mais le fait élémentaire que l’être humain est d’abord et fondamentalement un être-de-relation n’est pas ou insuffisamment pris en compte. 10 Et faute de réflexion sur ce domaine de l’implicite, on ne s’étonnera donc pas de voir la sociologie particulièrement démunie quand on lui demandera de donner son avis sur cette fameuse « crise des liens sociaux » qui semble ravager nos sociétés occidentales. Addenda 1. revenir sur la citation de Handke : il n’y a plus de lien ; et ce n’est pas parce que « ça » ne s’observe pas, et parce que la sociologie a toujours cruellement manqué de moyens et de finesse (sauf Simmel, toujours lui) pour le constater, qu’il faut faire comme s’il n’y avait pas problème. Il faut distinguer deux choses : a) il y a de moins en moins de « liens » : la socialité primaire est en train de s’effondrer (chiffres de Mc Pherson), on constate et on passe à autre chose, alors que c’est la plus grave crise sociale que l’humanité ait connue depuis ses origines ; b) en même temps, les « formes sociales » (leur diversité, les 17 formes d’amitié etc., leur force, leur prégnance) disparaissent, ce qui fait qu’on ne se parle pratiquement plus, on ne se regarde pratiquement plus, on ne s’entend pratiquement plus, on ne se sent pratiquement plus. 2. je m’inscris en marge du mouvement de la Wertkritik ; en marge, car je ne tiens pas les travaux de Marx – même du Marx ésotérique qu’ils invoquent – comme un stagirite intouchable, mais comme une référence au même titre que mainte autre. Ce que je partage avec la Wertkritik ce sont au moins deux points : (inutile) 11 Le malheur suisse La question toute naïve que le jeune étudiant en sociologie que j’étais se posait voici plus de trente ans et qui me poursuivit sans relâche depuis lors, est celle-ci : comment les gens entrent-ils en contact et comment font-ils pour le rester ? J’entendais par-là une relation véritablement humaine, d’intérêt et de sympathie réciproques, une relation qu’animerait aussi une sorte de joie spinozienne, la joie d’être soi-même avec les autres, d’être ensemble et d’être reconnu dans sa différence. (…on imaginerait sans peine que là réside un conatus inépuisable, d’où une question dangereusement banale : comment se fait-il qu’on l’ait perdue en route si vite ?) Le contraire était l'expérience que je faisais dans ma vie « de tous les jours », d’être traité en être anodin, anonyme, substituable, de voir ces relations n’être que de simples « rapports » qui cessaient dès que l’intérêt pour soi venait à se tarir. J’ignorais alors la distinction cooleyienne entre socialité primaire et socialité 1 secondaire, reprise et systématisée ensuite par Alain Caillé (1986). Mais, à l’époque, la dichotomie de Tönnies entre société et communauté m’apparaissait déjà comme une évidence un peu surfaite, en même temps que son romantisme naïf dissuadait toute velléité de prolongement théorique. Or, l’abandon de l’espoir de trouver dans les situations les plus corrompues, les plus déshumanisantes la possibilité d’une relation « symbolique » de reconnaissance réciproque m’apparaissait comme insuffisamment argumentée. Chez Tönnies d’abord, mais dans la distinction entre les deux formes de socialité également. Insuffisamment argumentée, mais aussi contraire à l’évidence des faits. Ainsi est-il facile de trouver au sein de toute socialité primaire des éléments de contrainte et d’aliénation, tout comme l’on trouve soudain dans le rapport le plus instrumentalisé qui soit un interstice de liberté, une sympathie inespérée, une relation de solidarité. Je me disais alors, encore tâtonnant et confus, qu’il y avait dans toute relation humaine une chance minimale d’amorcer une telle autonomie. Une chance de tout recommencer et de résister. Je n’avais à l’époque pas les moyens théoriques d’aborder cette question, et je cherchais vainement dans l’éthique discursive de Habermas un fil conducteur qui m’eût apporté quelque lumière. Lorsqu’en 1981 parut en allemand sa Théorie de l’agir communicationnel, je compris sa distinction entre le « système » et le « monde-de-vie » comme une sorte de compromis entre Tönnies et Cooley et ses règles pour un discours « libre de 12 violence » comme des indications formelles auxquelles manquait cependant une orientation normative essentielle. (cette partie me paraît un peu controuvée, parfois absconse ; voir si je peux m'en passer) Je vivais alors en Suisse alémanique. On parle souvent et à juste titre de l’ennui profond de ce pays, de son caractère replet, replié sur lui-même et sur son incroyable confort matériel . Mais on ignore généralement à quel point y existe une souffrance 2 sociale et morale que je n’ai retrouvée dans nul autre pays, le plus miséreux fût-il. Aussi n’est-il pas surprenant qu’un livre comme Mars de Fritz Zorn, dans lequel l’auteur-héros, atteint d’un cancer incurable et qui l’emportera peu de temps après la publication de son livre, impute sa maladie à tout un milieu social, familial et culturel, dans lequel la seule issue à la souffrance psychique se trouve être son basculement dans la souffrance somatique, soit devenu une sorte de référence socioculturelle . Quand il énonce sèchement que « la chose la plus intelligente que 3 j’aie faite, est d’attraper le cancer » (1979, p. 33), Zorn n'établit pas tant le diagnostic de sa propre maladie, mais d'un milieu à laquelle il l'impute. Par souffrance sociale, j’entends de manière très générale une absence à peu près complète de relations de reconnaissance entre les personnes. Les rapports y sont certes civils, polis, fiables, corrects, attentifs, ponctuels, mais ils sont en même temps distants, peu confiants, peu durables et surtout extrêmement fragiles. C’est un pays où l’on ne rencontre presque plus l’amitié, où le terme d'amitié est aussitôt associé à l'amitié « virile », mais où l'ancienne philia semble être devenue une forme sociale d’un autre âge . Ainsi, en vingt ans d’existence dans ce pays, toutes les relations que 4 j’y ai nouées se sont avérées des leurres de ce que l’amitié se devait d’être, en apparence, sans la substance correspondante. Des rapports désincarnés que le moindre heurt détruit aussitôt, des rapports sans mémoire, à seul but professionnel. De même, ce que l’on considère comme socialité primaire, c’est-à-dire les relations de proximité, de solidarité, d’intimité, y semble réduit aux seuls rapports familiaux ; et encore, ceux-ci se résument bien souvent à de simples rapports d’élevage des enfants et de division du travail dans le couple. Le syndrome mis en évidence par Zorn ne s’appliquerait donc pas uniquement à la haute bourgeoisie zurichoise, d’où l’auteur est issu, mais à l’ensemble de la Suisse alémanique, zones urbaines et campagnes confondues. 13 Alors qu’Erving Goffman s’était concentré pour sa part sur les rituels interactifs de mise en scène du quotidien à l’œuvre dans la société américaine, la « condition suisse » m’incita à m’intéresser à la situation contraire : aux scènes d’insociabilité, aux micro-stratégies d’évitement, aux rituels d’indifférence, à ces actes minimes qui ne sont pas des actes de discrétion (car la discrétion demande que l’on reconnaisse auparavant à autrui un statut minimal d’être humain), mais de désintérêt délibéré, d’indifférence systématique. J’y fis une série d’enquêtes sur l’occupation de l’espace dans des lieux publics, plus précisément sur les stratégies d’évitement de contact social. Salles d’attente, restaurants, transports et parcs publics furent ainsi l’occasion d’observer toute une série de stratégies d’évitement du regard, de la parole et de l’observabilité, sans parler du contact physique et du toucher. Faute d’études comparables, je ne pus en tirer d’autres enseignements que purement monographiques. Mais nous étions en pleine effervescence ethnométhodologique et les « breaching experiments » faisaient florès dans notre petit groupe de recherche sociologique - sans nous apercevoir que c’était notre réalité sociale elle-même qui constituait paradoxalement la véritable « crisis ». Et c’est ainsi, qu’à la suite de cette série d’observations, je menai une série d’entretiens pour mieux cerner ces stratégies d’évitement. Ces travaux n’avaient évidemment aucune vocation représentative, mais visaient à mettre à l’épreuve une intuition que j’avais eue et qui me paraissait alors difficilement formulable. Mon idée était que la majorité des personnes interrogées souffraient de cette absence de contact et vivaient cette situation dans un état de grande tension et de déprivation affective. Or, il était pour le moins surprenant d’apprendre que la plupart de ces personnes ne demandait pas mieux que d’entrer en contact avec son voisin de voyage, de salle d’attente, d’office public, ne serait-ce que pour une discussion anodine. L’anonymat était visiblement mal vécu et source d’aversion constante, alors que la volonté de le briser était partout affirmée. Au cours de ces entretiens, ce malaise de contact fut évoqué de multiples fois. Certes, mes interlocuteurs l’imputaient volontiers au caractère « froid » du Suisse allemand, à une culture de la discrétion, à une politesse exagérée, à une éducation répressive. De même, il était intéressant de constater à quel point les personnes n’amorçaient pas le moindre contact pour la simple raison - et c’est là son aspect véritablement surprenant - qu’ils anticipaient un refus de contact de la part de leurs voisins, et même qu’en prenant en compte cette anticipation et conscients de leur malaise, ils ne parvenaient pas à « franchir le pas », 14 à sortir de la carapace de leur quant-à-soi. Il y avait donc toute une culture du refus, solidement ancrée dans les mœurs. Au cours de ces entretiens, deux choses m’apparurent assez nettement : d’une part, le malaise de contact était très conscient parmi les personnes interrogées et avait fait l’objet de maintes réflexions et de théorisations ad hoc de leur part ; ils étaient capables de le décrire avec finesse et avaient à son sujet formulé des hypothèses convaincantes ; de l’autre, s’esquissait un début d’explication, car leur analyse butait toujours sur le même paradoxe : « il suffirait de si peu, disaient-ils en substance, que quelqu’un fasse le premier pas, que l’occasion se présente, que l’on ait simplement le courage d’aller vers autrui, pour que cette désolation cesse enfin ». Or, traduit dans les termes de l’idéologique individualiste, il est pour le moins surprenant que pour un « gain » aussi impressionnant cet « investissement » minime ne soit pas entrepris. Il y avait donc autre chose qui bloquait ces liens de socialité éphémère, quelque chose qui n’avait pas trait aux motivations individuelles ni aux divers contextes déprimants que les individus avaient à affronter. Tout se passait, comme si une forme sociale leur faisait défaut ; une forme dont subsistait un vague souvenir, mais qui ne trouvait plus à s’actualiser. J’étais alors aux prises avec le magnifique ouvrage de Jean Baudrillard La Société de consommation. Sa structure, ses mythes (1969) et je gardais en tête l’une de ses réflexions sur l’espèce de joie collective qui s’emparait d’une foule de badauds quand se produit un événement exceptionnel. L’image d’une voiture qui brûle et l’espèce de fascination qui émanait de ce spectacle, étaient pour Baudrillard l’occasion d’en référer au « potlatch », au sacrifice, à ce qu'il appelait « la réversion de l’échange symbolique ». Dans une société où tout vous est offert, avançait-il, où l’assistanat se généralise en même temps que l’infantilisation des masses, une voiture qui brûle fascinerait par sa lointaine réminiscence avec l’échange archaïque, l’échange agonistique, les prestations totales. L’image était évocatrice, l’interprétation osée. Mais à la suite de mes entretiens, j’étais prêt à soutenir que l’explication pouvait être beaucoup plus banale, beaucoup moins dramatique mais bien plus efficace et réaliste que celle avancée par Baudrillard. Car cet événement extraordinaire, cette voiture qui brûle, rompt pour un moment la glace, l’anonymat dans la foule de badauds. L’événement sert de « starting mechanism », auraient dit les ethnométhodologues, mais il est bien plus que cela. Il est la possibilité d’un partage minimal, d’une sorte de focalisation commune par laquelle je me distancie de moi-même et parviens par là à 15 établir un pont minime vers autrui. En d’autres termes, il est une médiation sociale. Plutôt que de voir dans l’échange symbolique la réviviscence d’un antique agon, c’est son côté médiateur, cet événement extérieur aussi infime qu’exceptionnel qui crée quasi spontanément une participation minimale, qui me paraissait expliquer ce brusque sursaut de joie. « Il suffirait de si peu », m’avaient dit mes interlocuteurs ; mais ce « peu » était constamment inexprimé, constamment ajourné. Là, pourtant, semblait être une clé possible du mystère de la relation. De tout cela découle que l’échange, bien loin que d’être un simple marchandage, peut véritablement être conçu comme l’élément dynamique de toute vie en société. S’il vient à manquer ou à se rétrécir, la vie sociale se pétrifie et c’est alors d’autres mécanismes qui doivent en prendre le relais. Mais ni l’étude historique, ni la théorie sociologique n’en ont mesuré le véritable impact. Aussi est-il besoin de « remettre au creuset » une partie de nos notions et prénotions sociologiques. Sur les épaules des géants L’objet de ces études introductives n’est pas de révolutionner la sociologie ni même d’en incriminer l’efficacité. Nous sommes tous des nains juchés sur les épaules de géants et ce n’est que dans un dialogue constant avec nos classiques et nos prédécesseurs que nous éviterons des innovations douteuses et des incohérences fatales. Mais le passage de la relation humaine - d’une référence implicite à un objet pleinement problématisé en sociologie - peut se lire comme un fil rouge à travers toute l’histoire de la discipline. Aussi, les voix se font aujourd’hui plus en plus nombreuses qui en appellent à une sociologie de la relation humaine . Ce que je 5 revendiquerai donc c’est un changement d’accentuation dans la réflexion sociologique. Plutôt que d’opter pour une théorie de l’action, et de réduire ainsi la relation humaine à n’être que le résultat de « bonnes raisons » d’être en relation ou de ne pas l’être - comme s’il s’agissait d’un simple choix ; plutôt que de prendre son départ dans une théorie de la société et de concevoir la relation humaine comme un « prérequisit » plus ou moins fonctionnel à sa reproduction (ce qui est encore une manière de la garder dans l’implicite), l’accentuation que je propose vise à envisager la relation humaine comme le noyau central autour duquel une société établira sa cohésion et les acteurs le (ou les) sens de leurs agirs. On objectera à cela la part trop congrue réservée à ce vaste mouvement sociologique qu’est l’interactionnisme 16 symbolique. Or, sans renier les acquis de toutes ces démarches, la différence entre l’interactionnisme et celle proposée ici consiste en une différence de niveau de théorisation. L’interactionnisme, qu’on a baptisé de « symbolique » plus par un abus de sens que par la rigueur que ce terme imposerait, est une « théorie de moyenne portée », selon l’expression de Robert K. Merton (ou une « grounded theory » selon Anselm Strauss) ; son souci n’est pas conceptuel, mais méthodologique. L’interactionnisme n’a pas de problème particulier avec la relation humaine, mais souligne simplement le fait que l’étude des faits de société serait mieux stimulée à travers le prisme de ces relations. On ne s’étonnera donc pas que le déficit majeur de cette perspective sociologique soit précisément l’absence d’un corpus conceptuel unificateur. Pour l’interactionnisme, il s’agit de déchiffrer le sens et la portée des interactions humaines, ces interactions une fois constituées ; alors que dans la perspective que je défends ici, la relation humaine est problématique en tant que telle. Elle n’est pas toujours déjà donnée, si bien qu’il suffirait de n’en étudier que les formes, les rituels et les mécanismes de reproduction, comme se le propose l’interactionnisme symbolique. Au contraire, elle devra être considérée comme un objet social d’une complexité et d’une contingence particulières. Rien ne saurait être aussi préjudiciable à son étude que l’idée qu’il s’agit d’un objet social « allant de soi ». C’est peut-être cela l’unique avantage sociologique de l’actuelle « crise des liens sociaux » - si tant est qu’un tel dénominatif puisse avoir quelque sens - de mettre en évidence que ce qui précédemment allait de soi devient soudain un problème insurmontable. Les formes élémentaires de la relation humaine Une telle démarche requiert des concepts originaux, des concepts qui puisent à la fois dans la tradition de la discipline, mais permettent aussi de s’en démarquer suffisamment pour indiquer clairement ce changement d’accentuation. Je proposerai à cette fin de considérer les relations humaines comme des échanges ; comme des formes particulièrement complexes (et probablement les plus complexes qui soient) d’échanges. S’agissant de « faire tenir ensemble », à la fois de « lier » et de conserver dans leurs identités propres des individus, j’appellerai échange symbolique (en m’en tenant littéralement à l’étymologie du terme grec sumbolon) toute forme d’échange qui réalisera cette reliance. L’emploi de cette notion nous permettra de donner un 17 tour plus sociologique au constat (philosophique) que nous venons de faire, selon lequel l’homme est fondamentalement un « être-de-relation ». Pour reprendre une formule du sociologue allemand, Georg Simmel, nous dirons donc, sans nous appesantir sur le fait que certains primates le font aussi dans une certaine mesure, que l’homme est un animal échangeant. Cet échange complexe que nous appelons échange symbolique n’est pas seulement complexe au vu des diverses formes qu’il peut prendre, mais encore parce qu’il présente une ambivalence de fond, un jeu continu d’attirance et de répulsion, de fusion et de violence, qu’aucune division analytique ne parviendra jamais à départager. Mais ce terme d’échange n’est pas nouveau, loin s’en faut. Car dès que l’on parle d’échange, on a invariablement à l’esprit sa forme marchande que j’appellerai souvent échange économique. L’échange économique est en quelque sorte un complément indispensable de la forme symbolique. Il ne consiste pas à relier des personnes, mais à rapprocher des individus pour qu’ils échangent leurs biens. Tel est aussi le danger d’une théorie de la relation humaine qui, comme la théorie des réseaux, partirait d’une conception « pauvre » de l’échange dans lequel les acteurs ne tendraient qu’à optimiser leurs ressources en se bornant à considérer les autres membres du réseau comme des moyens pour y parvenir. Il nous faut donc nous prémunir contre une telle conception « utilitariste » de l’échange en sciences sociales qui finirait irrémédiablement dans la banalité du discours économique du choix plus ou moins rationnel. A cette fin et pour tenter d’ordonner et de saisir la complexité particulière de cette forme d’échange, un modèle à la fois logique et chronologique sera développé. Il s’articule autour des quatre notions : 1. de rencontre, 2. de réciprocité, 3. de durée 4. et de mesure. Pour étayer ces notions et leur donner toute leur latitude anthropologique et sociologique nécessaire, je m’appuierai sur certains acquis de la philosophie sociale et des sciences de l’homme qui me paraissent à cet égard indispensables. Dans la rencontre, c’est tout le problème de l’altérité, de l’envisagement d’Autrui, tel qu’il est développé par exemple dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas, qui sera évoqué. 18 Sortir de soi, s’élancer pour s’ouvrir et s’adresser à autrui, se mettre en position de « responsabilité » (de capacité et d’attente de réponse) face à lui, voilà qui nous amènera à sonder l’obligation de (se) donner pour « ouvrir » la relation. Si l’on suit la triple obligation mise en évidence par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (qui est à la clé de toute la préoccupation contemporaine de problématiser la relation humaine), l’obligation de recevoir et de rendre révèle le deuxième moment relationnel que nous saisissons avec le terme de réciprocité. Plutôt que d’y voir à l’œuvre une « norme universelle », comme chez Lévi-Strauss ou chez Alvin Gouldner, je considérerai la réciprocité comme une expérience problématique – et donc jamais fixée d’avance - où se joue pour l’essentiel l’issue de la rencontre. Car selon la manière dont il vous sera répondu, se jouera jusqu’au statut-même d’être humain parmi les parties en présence. Si Georg Simmel nous avait considérés comme des animaux capables d’échanger, sa remarque ne concerne pas au premier chef l’échange de biens, mais notre capacité d’échanger nos points de vue, de nous mettre à la place de l’autre, quand bien même cette place reste à jamais inaccessible. Mais pour pratiquer cette réciprocité, nous ne pouvons pas nous en remettre à quelque instinct ou à une faculté innée de sociabilité. C’est là peut-être que se joue l’essentiel du drame de la condition humaine. Nous ne pouvons pas simplement « vouloir » entrer en relation encore faut-il le signaler, l’exprimer, le manifester et le mettre en pratique . Il faut 6 confier en quelque sorte notre intention à un objet. C’est en cela que l’objet donné, à la fois caché (cryptique) et manifesté (signalétique), acquiert toute son importance. C’est lui que nous chargeons de traduire notre intention et c’est à partir de l’objet rendu que nous jugerons le sort de notre visée intentionnelle. Cet objet peut-être de parole ou même simple regard, mais généralement il sera physique pour cette simple raison qu’un tel objet concret, matériel, est le mieux à même (de la manière la plus univoque possible) de traduire en acte notre intention. Ajoutons, en passant, qu’en procédant de la sorte, nous pensons aller au-delà des tentatives traditionnelles, pour la plupart « discursives » (Jürgen Habermas, Karl-Otto Apel, Francis Jacques), d’appréhender l’intersubjectivité humaine. Or, et c’est là que s’opère le clivage entre l’échange « pauvre » dont nous parlions plus haut et l’échange symbolique, cet objet peut toujours être conçu de deux manières : soit il est « objet de passage », voire « objet transitionnel » comme on dit en psychanalyse (D.W. Winnicott), pour indiquer qu’il ne signifie rien par lui-même, mais qu’il œuvre en tant que transmetteur entre les parties (comme lorsque l’on dit que « c’est l’attention qui 19 compte ») ; ou alors il est pris tel qu’en lui-même, objet d’accaparement, objet d’échange, de troc, auquel il faut répondre par un autre objet pour aussitôt se quitter une fois la transaction accomplie. En d’autres termes, c’est le statut accordé à l’objet qui définira la durée (et donc la nature) de la transaction : dans l’échange pauvre, une fois les objets échangés, la relation sera coupée, le rapport aura été ponctuel ; dans l’échange symbolique, au contraire, l’objet sera à la fois mémoire et liant de la relation. Mais une relation, une fois constituée, oscille constamment entre les pôles de la fusion et de la violence ; les deux sont des formes d’anéantissement de soi et d’autrui. Or, pour maintenir la relation dans la durée (et nous parlons ici bien évidemment de relations non contraintes), il est essentiel de faire obstacle à la fusion (amoureuse, communautaire, sectaire ou incestueuse) et de trouver des formes de médiation qui contiennent, dans les deux sens du mot, tant la violence que la fusion. Ce sont encore des objets sociaux d’une nature particulière qui assurent cette fonction, objets que nous connaissons sous le nom de règles, normes, conventions – ou, plus généralement d’institutions. Tout comme l’objet relationnel, ces objets proprement sociaux sont ambivalents : ils font obstacle à une trop grande attraction, mais en même temps ils nous lient fermement les uns aux autres. Ainsi, la fonction du tact ou de la discrétion, bien loin que de relever de l’affectation bourgeoise, est de maintenir les acteurs à bonne distance et de régler leurs rapports selon une bonne mesure. Cet élément de mesure institue en quelque sorte ce que l’objet relationnel a réussi à constituer. 7 Moments de la relation rencontre réciprocité durée mesure Type de relation Échange économique intéressée directe ponctuelle explicite Échange symbolique désirée différée durable tacite Fonction initiation constitution institution 20 C’est sur la base de ces quatre moments de la relation humaine que sa véritable complexité pourra être comprise. Et quand je dis « complexité », j’entends tout à la fois sa richesse et la chance de s’ancrer dans la durée ; l’échange « pauvre », a fortiori l’échange marchand doit être ponctuel parce que pauvre en forme et signification, et réciproquement. Quand on entonne les jérémiades bien-pensantes de la critique de la marchandisation, on incrimine généralement l’amoralisme de la vénalité. Or, à trop pratiquer cette forme d’indignation vertueuse, on oublie que cette crise de la durabilité des relations humaines pourrait représenter un mal bien plus sournois, mais évidemment plus difficile à diagnostiquer, que les antiennes contre le « parti de l’argent ». Les deux défis de la sociologie contemporaine Un défi épistémologique : renaître des cendres des deux paradigmes en perdition ; un défi disciplinaire : revenir à l'objet sociologique, le changement social. Il ne fait pas de doute que la théorie sociologique est actuellement dans une phase de stagnation particulièrement inquiétante. Les grands sociologues du dernier quart du 20ème siècle sont morts (Niklas Luhmann, Pierre Bourdieu, Alvin W. Gouldner) ou ne produisent plus guère d’idées novatrices ; et les plus jeunes, socialisés intellectuellement dans les années 1970 et 1980, ne parviennent pas à se défaire de l’inspiration de leurs ainés. On assiste ainsi à un effilochement des paradigmes, dans une lutte de clans où les grands enjeux théoriques paraissent étrangement absents. Certes, la redécouverte d’auteurs comme Simmel, Mauss ou Tarde a insufflé parfois des idées nouvelles, mais le « tiers paradigme » tant attendu n’a toujours pas abouti en un programme de recherches cohérent. On a longtemps cru que ce qui manquait à la sociologie était une sorte de « microfondation » de ses principes ; qu’entre la réalité vécue des êtres humains et les grands axiomes théoriques de la discipline s’ouvrait un abîme que seul le recours à une analyse détaillée des fondements réels des faits sociaux pourrait combler . En dépit du fait que de nombreuses théories annexes 8 (théorie des jeux, cognitivisme, neurosciences, analyse microéconomique etc.) furent 21 convoquées afin d’établir ce programme de recherches, il ne fait aujourd’hui plus de doute que cette « fondation » a conduit la sociologie dans une dangereuse impasse. Une impasse qui lui demande soit de se livrer corps et âme à ces théories annexes, soit de se voir reprocher de ne plus pouvoir prétendre au statut de « science positive » ; d’être dès lors une sorte de méditation incontrôlée et vaguement journalistique de « grands problèmes de société » sans véritable identité disciplinaire. (inclure ici un critique massive de l'entreprise latourienne – sans se départir de la souveraineté de ton pratiquée jusque ici) Mais il me semble que le problème est mal posé dès le départ. Il n’y a pas les concepts d’un côté et les faits sociaux de l’autre. Le problème de la sociologie n’est pas épistémologique, mais - si on me permet l’expression - ontologique ; en d’autres termes, le problème n’est pas la manière de connaître les faits sociaux, mais de se mettre d’accord sur la nature même de ces faits. On en reviendra donc toujours à cette question que se sont posés nos ancêtres : quelle est la nature sui generis des faits sociaux ? Or, la manière de répondre à cette question rappelle étrangement la fameuse « querelle des Universaux », dans laquelle se sont intriqués pendant plusieurs siècles théologiens nominalistes et théologiens réalistes. Pour les uns, sociologues nominalistes, le social est de l’ordre de la représentation, il n’est pas abordable directement dans les faits ; pour les autres, réalistes, ces faits sont bel et bien donnés, mais uniquement au niveau des actions individuelles. Pour les uns, le social est une réalité englobante, dont on ne saurait reconnaître la nature que dans les effets (contraintes, formes, institutions) sur la réalité sociale ; pour les autres, le social commencerait là où les explications psychologiques du comportement humain arriveraient à échéance. Bien que la critique de ces deux paradigmes sociologiques nous accompagnera tout au long de cet ouvrage, nous n’allons pas la développer une nouvelle fois. D’autres l’ont fait, et de plus belle manière . J’aimerais simplement 9 rappeler que si la sociologie est une « science positive », le terme de positivité n’a pas d’abord un sens épistémologique. Car si la philosophie fait encore de la souffrance humaine une affaire de concept, la sociologie, pour sa part, n’a de raison d’être que dans la mesure où elle affrontera cette souffrance en vue de la comprendre (c'est un peu rapide, cette histoire de souffrance, il faut argumenter plus solidement). Elle est donc « positive » dans la mesure où elle en apportera des éléments de réponse ; et ce n’est qu’après cela qu’elle devra affronter le problème de la conceptualisation. Et c’est dans le symbolisme concret, dans ce qui relie les êtres humains les uns aux autres, 22 que la sociologie trouvera son thème probatoire. Le social sui generis n’est pas à chercher du côté des problèmes de l’ordre social, comme le stipulent les divers holismes, ni dans les problèmes de la contingence de sens, comme l’affirment les individualismes, mais dans la constitution de la dimension symbolique. C’est le symbolique qui fait de la sociologie une « science positive ». (modifier ici, trop de charge « symbolique ») La stagnation actuelle de la sociologie peut à présent être précisée à l’aide des deux énigmes majeures qui me semblent la menacer jusque dans son identité disciplinaire. C’est d’une part la question non résolue du changement social et de l’autre le rapide délabrement des relations humaines. La sociologie a beau avoir accumulé un extraordinaire trésor de connaissances sur le fonctionnement et la construction des sociétés humaines, elle ne cesse de buter sur leur histoire . Revenue des mirages de 10 l’historicisme, elle semble avoir abdiqué devant l’étude raisonnée de l’histoire des sociétés. Elle est ainsi condamnée à la seule vision statique des faits sociaux qui finit immanquablement dans l’incrimination impuissante, si ce n’est dans la justification plus ou moins idéologique ou élégiaque, du statu quo social et politique. Tous ceux qui se sont aventurés sur ce terrain miné d’une théorie du changement social ont un jour ou l’autre dû faire machine arrière et déchanter. Il est donc assez trivial de dire que la pertinence d’une nouvelle approche sociologique se lira à l’aune de sa contribution à une meilleure connaissance du changement social, mais il faut le dire. - Deuxième problème majeur : le drame actuel qui se joue au autour de ce qu’on nomme (bien mal) les liens sociaux. Nos sociétés occidentales - et dans la mesure où les autres sociétés s’occidentalisent, elles sont promises au même sort - sont en quelque sorte gangrenées de l’intérieur par une crise sournoise qui se révèle par une constatation d’apparence banale : c’est la difficulté de plus en plus grande d’entrer en relation, mais surtout de le rester. Il en est du délabrement social comme du réchauffement climatique. S’agissant d’une crise rampante, difficilement décelable à l’aide d’indicateurs sociaux (taux de divorce, dénatalité, taux de suicide, consommation de psychotropes etc.), on préfère se focaliser sur la marge d’erreur de ces indicateurs plutôt que d’affronter cette situation de face. Or, parler de délabrement social n’est pas un pur effet de discours comme bien d’autres discours de crise, mais l’expression d’une sourde angoisse qu’il y aurait dans nos sociétés quelque chose de fondamentalement déréglé. Ce dérèglement, nos quatre radicaux de la relation humaine nous permettent à la fois de le situer dans un cadre explicatif plus 23 général et de le préciser par quatre biais différents. Je partirai du constat suivant : s’il est certes nécessaire de parler d’une crise de la rencontre parmi les « sur-civilisés » en ce sens précis que ce n’est plus l’objet médiateur qui est l’obstacle, mais l’autre humain, si la durabilité des relations est profondément ébranlée (nous sommes dans le doute constant que l’objet médiateur sera in fine pleinement réifié) et si les cadres culturels s’épuisent et nous privent de cette grammaire intelligible qui régule l'esthétique de nos relations, ces trois crises peuvent - au moins en partie - être compensées techniquement. Ce sur quoi semble se concentrer le climax de cette crise c’est l’éclipse de la norme de réciprocité. Nous pouvons le constater dans tous les registres de la vie sociale - dans la vie quotidienne comme dans les régulations juridiques, dans les relations de travail comme dans les principes d’éducation . Or la 11 réciprocité humaine est intraduisible techniquement. Cela est dû à son caractère synthétique dont la complexité ne saurait être traduite par quelque langage qui soit a fortiori par le langage binaire des techniques simulatives qui n’en rendent qu’un pâle reflet mécanique. Cette impossibilité de fait rejoint notre postulat principal selon lequel la relation humaine est la réalisation la plus riche et la plus complexe que l’être humain soit en mesure de déployer, une richesse et une complexité que ni un langage naturel ni un langage technique ne peuvent rendre sans aussitôt les réduire à des artéfacts . 12 Résumons. S’il était possible de montrer qu’il existe un lien entre la crise théorique qu’affronte actuellement la sociologie et son incapacité à rendre compte du délabrement progressif des formes et des relations sociales, cette indication prendrait aussitôt une valeur paradigmatique. Non qu’il s’agisse d’un paradigme nouveau surgi de manière impromptue des spéculations diverses d’un esprit en peine d’originalité, mais de la reprise d’un mode de connaissance sociologique qui n’a jamais cessé de hanter comme leur ombre les grands paradigmes dominants de la tradition durkheimienne et simmélienne. Qu’il s’agisse de la tradition pragmatique américaine qui, avec George Herbert Mead, Charles H. Cooley jusqu’à l’interactionnisme et l’ethnométhodologie, se croise avec la tradition allemande, comprenant Georg Simmel, Max Weber lui-même ou Theodor Litt et Alfred Schutz ; qu’il s’agisse encore de l’inestimable intuition d’un Marcel Mauss qui, dans un univers aussi éloigné que possible d’une réflexion sur l’originalité de la relation humaine en vient à découvrir par un « détour anthropologique » dont il conserve le mystère la triple obligation de donner, recevoir et rendre qui nous paraît être au cœur même de toute notre 24 investigation ; qu’il s’agisse finalement, en dehors des sentiers de la sociologie, des retombées critiques de la phénoménologie husserlienne avec notamment Martin Buber, Franz Rosenzweig, Eugen Rosenstock-Huessy jusqu’à Francis Jacques et Emmanuel Lévinas - toute cette tradition enfouie se regroupe censément autour de l’interrogation de la relation humaine comme d’une réalité sui generis. Qu’on veuille l’appréhender par les termes de dialogue, d’intersubjectivité, de primum relationis, d’action réciproque, de sens, d’interrelation, d’aimance, d’antidora ou même d’agapé, on conviendra aisément qu’il ne s’agit-là que d’accents différenciés dont l’interrogation est à chaque fois la même et qui consiste à se demander comment se produit cette relation primordiale et fort improbable, comment elle se continue en dépit de cette imperturbable tendance de la nature humaine à s’individuer en dépit et hors de tout bon sens, mais comment elle résiste néanmoins aux pires atteintes tout au long de l’histoire humaine. Voilà le fil rouge qu’une théorie de la relation humaine est susceptible de reprendre - « à nouveaux frais », comme on dit aujourd’hui. Débuts balbutiants, au demeurant, dont je me bornerai simplement ici à esquisser certaines idées directrices. 25 26 I. L’éclipse de la réciprocité L’échange ne consiste pas à donner pour recevoir, vendre pour acheter, ou vice versa, comme chez Mauss et Marx. Il en est plutôt la condition. Tout se passe comme si on n’échangeait pas pour donner ou recevoir, vendre ou acheter. En revanche, on donne et reçoit, vend et achète pour échanger, donc communiquer et établir un contact réciproque. Faute de quoi, la forme même de la vie en commun deviendrait mécanique, soit parce qu’elle se réifie, soit parce qu’elle régresse à l’état de simple addition d’individus juxtaposés. Bref, nous échangeons, donc nous sommes en société. Serge Moscovici, La Machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988, p. 339. Double crise, sociale : McPherson ; sociologique : paradigmes en perdition Une manière de rendre compte de cette double crise à la fois sociale et sociologique est de dire qu’elle résulte d’une part d’une négligence systématique des faits de circulation au profit des faits de production - dont bien évidemment la technique et la production de choses, de signes et d’hommes -, c’est-à-dire d’une fixation substantialiste de la sociologie pour qui ce qui évolue ou change dans l’histoire de la société n’est toujours que du ressort d’entités établies (la société, la technique, les institutions, les structures sociales etc.), mais non de rapports sociaux. Cette négligence provient simplement du fait qu’il est toujours plus difficile de penser un rapport qu’une entité, et la pente naturelle de notre jugement - du moins en sociologie - nous poussera donc toujours à substantialiser les faits sociaux, à chercher un acteur, un responsable, un centre de décision, un sujet critique de l’histoire etc. Notre pari sera de soutenir qu’une théorie du changement social (incidemment, trop incidemment, j'introduis la TCS ; il faut préparer le terrain bien avant et montrer le rapport nécessaire entre mon approche relationnelle et la TCS) devra obligatoirement emprunter cette voie plus ardue d’une réflexion sur les formes et les modes de la circulation sociale, en mettant à leur juste place les acquis de l’histoire des modes de production. En parlant ainsi, c’est évidemment à la théorie marxiste que je fais référence, du moins à ce marxisme exotérique, tant galvaudé et vulgaire qui est bien loin du Marx-philosophe pour qui la marchandise était d’abord un rapport social avant de devenir de la valeur « coagulée ». Loin de vouloir ébranler son 27 édifice magistral, c’est évidemment ce mode de pensée structural et relationnel que j’aimerais continuer . 13 Je soutiendrai qu’il est possible de faire l’histoire du genre humain - en entendant bien par là qu’il s’agit bien entendu d’une histoire fragmentaire -, en montrant comment l’échange économique s’est peu à peu substitué à l’échange symbolique comme forme dominante de rapport social et comme mode d’intégration et de reproduction des sociétés humaines. J’entrerai nécessairement en écho avec les discussions menées autour d'ouvragec comme ceux de Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité, de Maurice Godelier ou de Jacques T. Godbout...Je partage certes son intérêt théorique pour une analyse historique des formes de la circulation sociale, mais non les positions et perspectives qui tendent à traiter séparément ces deux formes d’échange pour s’interdire finalement toute critique de ce que l’on nomme aujourd’hui la marchandisation des rapports sociaux – et ce faisant toute critique qui s’aventurerait au-delà de ce constat passablement obsolète. Cette histoire des formes d’échange dont je ne serai amené à développer - en raison du caractère introductif de l’ouvrage présent - qu’une brève esquisse, ne doit évidemment pas être conçue comme une histoire de deux principes antagonistes, mais comme l’articulation de deux formes d’organisation sociale distinguées de manière idéal-typique. Elle connaît deux « sauts qualitatifs » : la Révolution néolithique, c’est-à-dire la sédentarisation du genre humain, qui institue ce que certains auront nommé le « double registre de l’échange » ; et la Révolution copernicienne qui, par l’intermédiaire de la création de l’argent abstrait et de la découverte du « jeu à somme positive », dynamise l’échange économique et amorcera puissamment le processus de marchandisation du monde . 14 Ce processus de transformation des formes d’échange peut donc se concevoir comme un immense mouvement centripète qui, des « marges de la communauté » (K. Marx), s’est peu à peu, à la suite de ces deux « sauts » aussi spectaculaires que prodigieux, infiltré jusque dans nos relations les plus quotidiennes et les plus intimes. La « crise des liens sociaux » n’est donc pas simplement une pathologie propre à la modernité, mais le résultat d’une création de systèmes sociaux de plus en plus complexes sur la base de relations humaines de plus en plus frustes. Or, ce processus est loin d’être clos. Certes, nous avons atteint un niveau de développement économique et social où tout ce qui était transformable en marchandise l’a été. Les relations d’échange symbolique ne subsistent plus que dans de rares niches sociales et le langage dominant du commerce humain est devenu celui 28 du « doux commerce » dont nous avait déjà parlé Montesquieu. Si la marchandisation a atteint une limite (comme tout marché atteint nécessairement un équilibre), la gangrène des relations humaines n’en est pas pour autant terminée. L’acteur de cette nouvelle révolution est l’argent, l’argent qui est en train de disparaître sous sa forme « sonnante et trébuchante », pour devenir le medium et la « communauté » abstraits de nos échanges interhumains. Si les analyses que j’ai développées dans mon dernier ouvrage Sociologie de l’argent et postmodernité (1995) s’avèrent exactes, nous assisterions aujourd’hui à une véritable révolution anthropologique où l’appauvrissement de l’échange s’attaquerait au noyau dur de l’échange marchand qu’est le principe de réciprocité. J’ai nommé ce phénomène processus de monétarisation des relations humaines. J’ai suivi en cela une remarque de Serge Moscovici qui soulignait qu’avec l’invisibilisation de l’argent la transaction marchande allait devenir de plus en plus indolore, de plus en plus imperceptible, de plus en plus fantomatique. Car aussi longtemps qu’il y avait de l’argent matériel en jeu, la relation d’échange marchande demeurait une relation objectivable ; aussi longtemps qu’il y avait de la « matière » monétaire en jeu, l’antique devise do ut des régulait minimalement nos échanges. Mais dès lors que la transaction monétaire devient à la fois indolore lors du paiement (qui devient une simple présentation de cartes) et séquencée dans le temps (avec le débit différé lors de l’encaissement), la transaction marchande change fondamentalement de nature. Elle régresse au niveau de l’action à l’état de réflexe conditionné : au lieu de réfléchir à ce que l’on fait, au lieu de calculer, de mesurer, de comparer, il ne nous est plus demandé que de réagir à des injonctions techniques. C’est dans ce sens précis, comme le soutient Moscovici, que « les médiateurs ont fini par absorber les termes de la médiation », en d’autres termes, que l’argent-outil est devenu véritable « principe » d’organisation sociale. Cette révolution anthropologique s’est déclarée à un moment précis de l’histoire. Car au même moment où les premières cartes de crédit furent lancées aux Etats Unis, le Président Nixon abrogeait le fameux traité de Bretton Woods pour ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire de la création monétaire : la création privée (bancaire) de monnaie fiduciaire qu’aucune couverture de métal précieux ni aucune politique monétaire était capable de contenir. La concomitance de ces deux phénomènes, pour hasardeuse qu’elle puisse paraître au premier regard, acquiert toute sa logique quand nous tentons de la comprendre à l’intérieur de ce processus de monétarisation. L’argent qui avait été (partiellement) créé pour faciliter 29 les échanges met à présent tous les échanges (y compris les échanges les plus intimes) sous sa coupe. Dès lors, même l’échange du pauvre qu’est l’échange marchand est destiné à disparaître ; et avec lui disparaît jusqu’au noyau, à la particule élémentaire contenue dans tous les échanges humains : la réciprocité. A tous les étages de la réalité sociale nous assistons aujourd’hui à un progressif effondrement de la logique réciprocitaire. Que ce soit sur le plan des pratiques quotidiennes, sur celui des normes et des lois ou des rapports entre grands groupes sociaux, la réciprocité y joue un rôle de plus en plus mineur. Elle est désormais remplacée par des procédures à caractère technique, des règles préconfigurées qui ne demandent et n’autorisent plus une mise en œuvre pratique et réflexive de la part des acteurs - qu’ils soient individuels ou collectifs - de cette réalité sociale. C’est dans les conduites quotidiennes que cette révolution anthropologique apparaît le plus clairement. Que pour faire valoir des droits, il faille se soumettre à des obligations ; que pour recevoir, il soit d’abord essentiel de donner ; que pour être reconnu, il faille d’abord reconnaître - tout cela semble aujourd’hui en proie à une liquidation irrémédiable. Et cette liquidation se retrouve à l’identique dans les relations entre nations, dans les rapports aux institutions, dans les rapports entre groupes sociaux, entre générations bref : dans tout ce que la civilisation humaine a bâti depuis qu’elle a entrepris d’imaginer des normes de justice et de justesse dans la conduite des affaires humaines. C’est en cela que se clôt aujourd’hui le processus d’individualisation amorcé dans l’Antiquité tardive : en s’attaquant aux fondements anthropologiques de la société civile et de sa conception juridique dont la réciprocité est à la clé, l’idéologie individualiste tourne la page d’une histoire millénaire ; une histoire qui, en dépit de toutes les hérésies théologiques et philosophiques, nous apprit que toute ontologie était d’abord relationnelle ; que pour être, il fallait d’abord être en relation - aux idées, à autrui, à un corps social englobant. Avec la fin de la réciprocité, c’est cette base ontologique qui s’effondre. La sociologie, même si elle ne peut dire la vérité des choses sociales ni aux acteurs ce qu’il convient de faire, peut néanmoins dévoiler les illusions, révéler les erreurs et montrer les impasses ; et même si elle ne peut contribuer au changement du monde que de manière négative, sa véritable fonction consiste cependant à éviter le pire – bref, à y contribuer modestement. C’est dans ce sens aussi qu’une sociologie de la relation humaine devra être bâtie. Devant l’effondrement du socle élémentaire de toute société civile qu’est la réciprocité, elle aura d’une part à analyser cette crise 30 de la manière la plus lucide possible (au risque d’exagérations qui font toujours partie de sa méthode), et d’autre part elle aura aussi à rendre compte de ce qui, selon les vers célèbres de Hölderlin, au moment du plus grand danger peut encore sauver. Pour en finir avec les paradigmes dominants Voilà pour l’analyse de la situation sociale et sociologique dans laquelle notre projet doit s’inscrire. Mais quel est ce projet ? Quelle perspective sociologique entendons-nous rouvrir ? Car s’il est bien facile d’entonner les canons du catastrophisme, de formuler des propos aussi téméraires que péremptoires sur les maux qui frappent nos sociétés - il en est tout autrement quand il s’agit d’échafauder patiemment un ensemble de concepts et de donner forme à un discours qui entend placer la relation humaine en son principe. On peut concevoir la relation humaine comme le matériau de base de toute société. Il faut bien s’imprégner de cette image qui est d’une importance cruciale. C’est un premier point qui nous évitera d’avoir à réinventer l’individu par une espèce réalisme de mauvais aloi qui prétendrait que c’est lui le véritable constructeur de la société ; que tout ce qui, des formes sociales, des normes et des institutions, s’élève au-dessus de lui, peut toujours être ramené à son intention et sa volonté. Or il faut bien se rendre à l’évidence suivante : l’individu seul est désemparé. C’est un foyer d’action, certes, mais un foyer sans orientation. Que l’on veuille étudier cette action et le psychisme qui en est à la clé, voilà un domaine d’études spécifique, mais un domaine qui n’a pratiquement rien à voir avec la sociologie. Comme nous le verrons plus loin, la relation dans laquelle s’engage l’être humain n’est en rien une question de choix. On a certes le choix d’entrer dans telle ou telle relation - et encore faut-il aussitôt remarquer à quel point le registre de ce choix est restreint -, mais on n’a pas le choix d’entrer en relation ou non. On y est placé d’emblée. Et même si l’on voulait récuser toute relation dans un souci naïf d’autarcie, on y est aussitôt replongé ; car sur quoi se fonde cette non-relation ou ce refus de relation sinon sur une relation que l’on prend en exemple pour la récuser. C’est dire que même si nous accordions quelque validité à l’opération de choix (plus ou moins rationnel) sur laquelle une sociologie dite individualiste croit pouvoir fonder ses propositions, ce choix sera 31 biaisé dès le départ, car fondé sur une perspective sur laquelle l’individu n’a aucune prise. Mais dire que la relation humaine est le matériau de base de toute société - terme qu’il nous faudra développer et nuancer par la suite -, c’est encore écarter une autre source majeure de malentendus et de fourvoiement théorique. Elle est de prime abord liée au fait que les fondateurs de la sociologie, aux prises avec la rude question de l’institutionnalisation de leur discipline, avaient recouru à la définition de faits sociaux sui generis pour établir la légitimité de leur démarche. Tâchant de se démarquer du domaine qui leur était le plus proche, la psychologie, les premiers sociologues optèrent pour une stratégie nominaliste, c’est-à-dire pour l’idée que les faits sociaux sont d’abord des faits de représentation et qu’il était donc nécessaire d’étudier d’abord l’ensemble qui donnait sens à ces représentations. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’après s’être débarrassé d’un certain nombre de fixations organicistes, on se soit intéressé au modèle linguistique qui présente toutes les caractéristiques d’un tel ensemble - contrainte du tout sur ses parties, pérennité des règles, supraindividualité des faits, sens qui naît de la différence etc. Selon cette perspective nominaliste, le fait social n’est en rien issu du psychisme individuel, mais lui est imposé comme lui serait imposé un langage. Et de même que l’on n’étudierait pas les mots d’une langue pris un par un, mais en référence au système langagier qu’ils forment, de même les faits de société devraient être étudiés à partir de l’ensemble plus vaste que l’on nommera indifféremment « société », « institutions », ou « système social ». Or, ce qui relève ici de la stratégie institutionnelle n’a pas forcément à voir avec la réalité étudiée ; et même si le rapprochement avec le modèle linguistique avait pu contribuer à faire de la sociologie une discipline académique peu ou prou reconnue, ce modèle présentait la grave lacune d’évacuer une part essentielle de l’anthropologie humaine ; cette part faite de liberté, d’imagination et d’intelligence qui fait que les représentations sociales ne sont pas de simples informations que l’être humain reçoit passivement, mais des matériaux dont il se sert de manière créative pour se lier à autrui, lancer des ponts, dans un commerce parfois agréable, parfois conflictuel, mais toujours essentiel à l’accomplissement de sa nature. C’est ce commerce que je nommerai « la symbolique » et parfois même « la symbolique de 15 l’échange ». Et c’est ce commerce que l’attitude nominaliste frappe de nullité, réduisant la relation humaine à un simple prérequisit privé de contenu et malléable à loisir. 32 Un interactionnisme critique Cet ouvrage sera consacré à définir et à analyser les constituants de la relation humaine qui, comme dans presque tous les schèmes des sciences humaines, sont au nombre de quatre : son initiation dans la rencontre, sa reflexivité dans la réciprocité, sa reproduction dans la durée et sa régulation dans la mesure ; il s’en dégagera la forme et la nature particulières de cet ensemble. Loin d’être un simple rapport en miroir, loin de mettre en scène une altérité figurant un autre ego voire un ego généralisé, la relation humaine est d’abord un rapport d’une grande complexité mettant en scène des êtres humains parfaitement étrangers les uns aux autres. L’erreur faite jusque là en sociologie - je pense à la psychologie sociale de George H. Mead ou à la sociologie phénoménologique d’Alfred Schutz - avait été de réduire cette complexité en proposant une vision simplifiée et simplificatrice de l’altérité. Si l’on veut se rendre au fait de la relation humaine, rien ne sert d’avoir d’autrui une image préconstituée. Il faut donc radicaliser l’approche et partir du fait qu’autrui m’est d’abord un être fondamentalement étranger, inconnaissable, irréductible à ma propre subjectivité. Tout juste y a-t-il son enveloppe corporelle qui pourrait me le faire reconnaître comme une espèce de vague congénère, de bipède qui me fixe de son regard insistant et qui m’adresse des borborygmes parfaitement intraduisibles. Pourquoi partir d’une telle étrangeté entre les êtres, pourrait-on me demander ? Pourquoi ne pas recourir au « modèle standard » de l’inter-compréhension langagière ? A cela deux raisons principales : quand on réfléchit sur/à un phénomène, on a tout intérêt à le prendre dans son extension la plus grande. A quoi cela nous mènerait-il, si nous projettions de comprendre la relation humaine sur la base de deux êtres capables de se reconnaître, c’est-à-dire de communiquer ? Nous entrerions dans le sujet, alors que presque toutes les questions sont déjà résolues. Ce qui nous intéresse est le cas le plus général possible, mais surtout c’est de montrer l’incroyable performance que peut réaliser la mise en relation de deux êtres qui est de lancer un pont entre deux consciences qui ignorent jusqu’au fait qu’elles sont des êtres munis de consciences. Or, plus on se rapprochera du modèle standard de l’intercompréhension humaine, plus cette performance deviendra banale. C’est donc par une saine et simple question de méthode qu’il nous faudra imaginer cette situation où s’affrontent deux étrangetés radicales. La deuxième raison est liée à la première. Car cette étrangeté radicale n’est pas un pur « effet de laboratoire », mais une situation 33 que nous vivons presque quotidiennement. Quand nous affrontons des personnes qui nous sont décidément hostiles, qui refusent tout rapport ; quand les événements font qu’autrui nous devient parfaitement insupportable (dans les transports en commun surchargés, dans un colloque trop long, par exemple) ; mais aussi et très paradoxalement, quand nous perçons l’intimité d’autrui jusqu’à accéder à son fonds secret qui est un secret parfaitement incommunicable - dans ces trois cas, autrui nous est parfaitement étranger. Cependant, nous parvenons souvent à vaincre cette hostilité et cette étrangeté comme par une espèce de miracle, de même réussissonsnous à instaurer de brefs rapports de connivence dans les conditions objectives les plus détestables qui soient et, finalement, aussi paradoxal que cela puisse paraître, en nous distançant du moi intime de la personne qui nous est la plus proche, nous parvenons à dépasser l’espèce d’effroi que l’étrangeté de son secret nous inflige et à reprendre avec elle un commerce plus humain. Si le thème philosophique majeur de la sociologie de Max Weber avait été le problème de l’inter-compréhension entre les humains saisi comme contingence de sens, c’est-à-dire comme une improbabilité foncière de pouvoir partager un sens donné et anticiper son comportement ; si cette contingence se double, comme chez Talcott Parsons et à sa suite chez Niklas Luhmann, d’une supputation sans fin sur des projets de sens s’enchevêtrant et se relançant sans qu’aucun accord ne puisse logiquement s’établir, la radicalité par laquelle nous aimerions aborder la relation humaine nous fait faire un pas supplémentaire - car nous dénions à autrui jusqu’au fait d’avoir une conscience. Et ce n’est que chemin faisant, dans l’adresse à lui, dans l’attente et la formulation de sa réponse que s’échafaude peu à peu un monde commun où une communication deviendra possible. Et a fortiori une prise sur sa propre conscience et celle d’autrui. Nous pourrions nommer interactionnisme critique le sens d’une telle démarche si les étiquettes nous intéressaient. Chercher à percer les aprioris de la relation humaine, ces quatre moments que sont la rencontre, la réciprocité, la durée et la mesure, voilà sur quoi nous allons chercher à établir un certain nombre de certitudes. Voilà peut-être un projet théorique alliant imagination, ambition et traditions sociologiques. Retenons-en les arches principales. Premier aspect, donc, cette incroyable performance que réalise la relation humaine, que de réussir à bâtir un pont vers autrui dans la plus grande des 34 indéterminations. Un pont d’où surgira conscience et inconscience, sens et non-sens, humanité et barbarie. Deuxième aspect, qui n’est pas le moins aisé à caractériser, l’aspect matriciel ou structural de la relation. Il nous faut radicaliser l’intuition durkheimienne selon laquelle la morphologie sociale d’une société donnée informerait jusqu’aux catégories des représentations prévalant dans cette société. Qu’une société duale, par exemple, ait nécessairement une conception manichéenne des essences, voilà ce que semblait vouloir inférer Durkheim. Le mode d’organisation réel d’une société informerait donc (dans le sens strict du terme) la manière dont cette société se pense et, a fortiori, dont se pensent les individus qui la peuplent. C’est là une intuition sociologique forte dont il faudra retrouver la trace et développer le sens - non en se basant sur cette unité spéculative qu’est la société, mais bel et bien en en trouvant le foyer dans la relation humaine. (C’est ici que l’on peut accentuer le « programme fort » de Durkheim et une critique de Weber : rationalisation non des contenus, mais des formes de la pensée). Les enjeux politiques d’une théorie sociologique de la relation humaine Si l’enjeu d’une telle théorie se limitait au seul domaine de la concurrence intellectuelle et aux simples joutes disciplinaires, il est certain qu’on aurait pu prendre son temps et édifier ce nouveau paradigme à l’ombre des temples académiques. Si, selon Norbert Elias les sciences sociales sont les dernières sciences à opérer leur « retournement copernicien », autant le faire selon les règles de l’art, en prenant toutes les assurances et précautions rhétoriques nécessaires à cet art périlleux de la réinvention scientifique si cher à Monsieur Dühring. Mais le temps n’est plus aux prudents et aux timorés, aux défenseurs de paradigmes, aux idéologues de l’éternel retour, pas moins qu’il ne l’est encore aux essayistes hâtifs et aux grands pourfendeurs du « déclin de l’Occident ». A moins qu’elles soient devenues définitivement étrangères au projet de la Raison et de l’émancipation, les sciences sociales sont suffisamment riches en méthodes et connaissances et, semblet-il, suffisamment conscientes des enjeux de l’époque actuelle, pour mener une réflexion critique sur ce qui menace de faire basculer notre monde dans un projet de modernité (…) A cet égard, Georges Balandier nous a donné dans l’un de ses 35 derniers ouvrages le tableau du Grand Système planétaire dont il résume le risque suprême en ces termes : « celui de la régression barbare du vivre, dans un monde pourtant suréquipé » - une formule qui reprend simplement en termes plus vifs 16 ceux de la Tragédie de la culture que propose Georg Simmel en mettant en parallèle l’atrophie de la culture subjective et l’hypertrophie de la culture objective. L’une de ces régressions m’intéresse ici plus particulièrement : c’est celle des relations humaines en rapport avec l’invisibilisation et la généralisation de l’argent. Ce passage est encore trop lasarien…on peut barrer toute référence à cette pleunicherie sensée faire stratégiquement plaisir à Balandier… Car si l’ « horreur du capital » se limitait simplement à la captation de valeur au bénéfice de l’actionnaire, avec ses conséquences inquiétantes sur l’inégalité dans le monde, si les enjeux de la financiarisation de l’économie n’étaient finalement que politiques, visant à assujettir une fraction de plus en plus importante de la population humaine à la loi du capital - un tel scénario pourrait encore laisser envisager des résistances comme celles du mouvement alter-mondialiste, d’ATTAC ou de l’agriculture paysanne. Mais le mal est plus profond, il est structurel : car le capital ne s’en prend plus aujourd’hui au seul travail humain, mais s’attaque directement aux relations humaines elles-mêmes et jusqu’à la capacité proprement dite d’entrer en relation. Que le monnayage soit une contrainte structurelle qui met les grands agents économiques devant l’ultimatum de la « réalisation » ou qu’on l’interprète euphémiquement comme recherche forcenée de plus-value pour l’actionnaire, l’ampleur de la bulle capitalistique ne saurait à présent se limiter à la simple extorsion de plus-value, comme au temps de Marx. C’est au « tissu humain » que s’attaque le capital de nos jours, c’est-à-dire à la transformation de relations sociales en rapports financiarisés. La fin de l’ère de la marchandisation veut aussi dire ceci : tout ce qui a pu être marchandisé a été marchandisé, corps humains, sentiments, expériences, valeurs immatérielles, ressources futures et traditions. Or, l’immense créativité, la « destruction créatrice » si chère à Schumpeter, de la marchandisation a cessé avec la fin de la modernité. Certes, le processus continuera, comme porté par son inertie, à transformer des ressources libres ou symboliques en biens et denrées marchands. L’échange économique - pour utiliser les termes de notre approche - continuera de se développer en phagocytant l’échange symbolique. Mais il s’agit là déjà d’histoire ancienne. Une histoire dont nous connaissons à présent les mécanismes et les enjeux, que nous savons tellement bien, du reste, que 36 leur dénonciation s’apparente de plus en plus à de l’indignation vertueuse, cette Madame Verdurin du discours politique. Le mal social, la pathologie civilisationnelle qui nous guette est de nature tout à fait différente. Elle ne s’attaque plus aux objets de l’échange humain, aux ressources, aux affects, aux biens symboliques, qu’elle transforme en marchandises, mais à sa forme même. Et si elle ne s’attaque plus aux objets qui lui sont de plus en plus indifférents, c’est qu’en contrôlant la forme de leur circulation, elle fait mainmise sur tout ce qui peut circuler . Qu’il s’agisse alors de marchandises ou de biens 17 symboliques qui circulent, cela joue un rôle de plus en plus mineur du simple fait qu’ils circulent et qu’ils soient soumis au méta-contrôle du monde de la circulation. Bien mieux encore, le fait qu’ils soient symboliques les innocente de manière plus efficace que les marchandises, dont le côté bassement matériel les expose à la dépréciation morale héritée du christianisme. En un audacieux raccourci, on pourrait donc dire qu’une critique de l’économie politique de la circulation - dont l’élaboration incomberait précisément à la sociologie - viendrait se greffer sur l’ancienne critique de l’économie politique de la production tout en en radicalisant l’impact et les enjeux. Or, dans la mesure où toute forme sociale est toujours aussi une forme de la pensée et que celle-ci - si nous suivons la théorie épistémologique d’Alfred Sohn-Rethel (1899-1990) (à présent que ASR est démoli, l’assise sur EB est bien plus solide et porteuse) - est intimement liée à des processus d’abstraction pratique, dont la pratique monétaire est l’une des plus puissantes, nous tenterons de déchiffrer dans cette abstraction ultime qu’est l’invisibilisation de l’argent le dispositif d’un tel « contrôle par la forme » qui trouve dans la financiarisation du « monde vécu » son expression la plus accomplie. Une très longue note serait nécessaire afin de rendre justice à Alfred SohnRethel, ce philosophe marxiste allemand, compagnon de la première Ecole de Francfort (et largement pillé par Theodor W. Adorno et Walter Benjamin), dont les idées et le soutien m’ont accompagné de longues années durant. Je pense que SohnRethel est le maillon nécessaire pour établir une synthèse entre la théorie de la valeur marchande de Marx et la critique culturelle de l’argent de Simmel ; synthèse que j’ai ébauchée dans un travail déjà ancien (1994) et dont le développement demeure toujours en souffrance. Sohn-Rethel nous lègue une véritable épistémologie des pratiques d’échange en démontrant l’identité entre les formes de la connaissance et les formes des opérations d’abstraction à l’œuvre dans l’échange. Sa sociologie de la 37 connaissance (1985), rédigée dans les années 1930, montre de manière beaucoup plus rigoureuse et systématique que celle de Karl Mannheim - pour qui les cadres sociaux ne font que conditionner les contenus de la connaissance - à quel point la forme particulière d’une société détermine (non pas les contenus, mais) les formes aprioriques de la connaissance. Sohn-Rethel historicise (et désuniversalise !!!) en quelque sorte Kant, en montrant la possibilité d’une constitution pratique de la raison « pure ». Pour ne prendre que l’exemple le plus important : il n’est guère étonnant, selon lui, que la société grecque qui, en instituant une monnaie publique et en « normalisant » de la sorte l’échange marchand, avait réduit la richesse phénoménale des choses à leur simple valeur d’échange, c’est-à-dire à un prix, eût été en même temps le cadre dans lequel la logique formelle, la pensée identitaire abstraite et les principes élémentaires de la rationalité capitaliste pussent être conçus. Si Georg Lukacs, grâce à son ingénieuse synthèse entre la critique de l’aliénation de Marx et les théorèmes de la rationalisation de Weber, avait cru trouver dans sa théorie de la réification un palier plus élémentaire du fétichisme en croyant expliquer une nouvelle fois le sursis révolutionnaire par l’effet de solidarité qui liait encore prolétariat et bourgeoisie aux prises avec le « procès occidental de rationalisation » -, Sohn-Rethel nous montre l’illusion d’un tel montage théorique. Car si la forme de la pensée elle-même se trouve fétichisée, le recours à la « prise de conscience » tant prônée par Lukacs se révèle être lui-même un moment de ce fétichisme, selon une « ruse de la raison » particulièrement cruelle. Si c’est en poussant son analyse à son point extrême que l’on croit pouvoir saisir la vérité d’un processus historique, la pathologie civilisationnelle, le « moment du plus grand danger » dont parle Hölderlin, que nous envisageons, se focalise autour du phénomène de la relation humaine ; c’est elle qui cèlerait en même temps « ce qui peut encore sauver » ou dont la perte précipiterait notre chute. …avec qui l’on échange à la perfection C’est d‘une évidence que nous allons ici entreprendre la théorie. D’une dangereuse évidence, au demeurant, comme nous le verrons plus loin. Parce que l’évidence, par définition, c’est ce que l’on ne voit pas. « Seen but unnoticed », aurait dit à ce propos Harold Garfinkel. Non pour y déceler certaines règles d’ordre semi- 38 conscient, comme l’avait fait naguère l’ethnométhodologie, non pour célébrer la redécouverte d’un improbable « retour du sujet » et de son authenticité, non plus, comme c’est souvent le cas chez les économistes, pour mettre à jour des faits contreintuitifs, si ce n’est des effets pervers. L’évidence dont il sera question ici est d’ordre ontologique. En effet, il n’est pas inutile de rappeler que toutes les fausses évidences ethnométhodologiques et économiques participent de ce procès d’humiliation de l’homme qui, non content de se voir descendre du singe, de voir sa volonté constamment prise en défaut par un inconscient omnipotent et d’être ballotté par une histoire qui se fait derrière son dos, doit encore affronter l’angoissante idée que ses propres raisons d’agir et d’interagir, cet ultime îlot d’évidence et de décence que lui ont laissé les Lumières, n’est une fois encore que mascarade. Non, l’évidence dont il sera question ici n’est pas d’ordre méthodologique ni même phénoménal, elle est d’ordre ontologique, disions-nous. J’ai scrupule à employer ce mot qui fait toujours quelque peu tache - blanche ou grise - dans un traité de sociologie ; mais il n’en est pas d’autre pour indiquer que les faits sociaux, la vie sociale, l’ensemble des phénomènes résultant génériquement de l’inter-agir continu des êtres humains ne saurait être sans qu’il y ait relation. En somme, que l’inter-esse précède toujours l’esse. Cette assertion n’a rien de tautologique, même si, en l’occurrence, nous en frôlons le domaine. En effet, la vie sociale ne saurait être expliquée par quelque code génétique, par quelque théorie historique, ni même par quelque théorie transcendantale dotant l’individu - comme chez Simmel - de compétences aprioriques en en faisant un zoon politikon en puissance. A l’instar du précepte durkheimien, de cette précaution initiale nous commandant de comprendre le social par le social, tous ces emprunts, dont on ne contestera ni la pertinence ni la valeur heuristique, sont parfaitement inutiles quand on s’engage à délimiter le territoire de la sociologie. Et que l’on se décide à braver l’évidence de la relation humaine, d’y voir autre chose qu’une trivialité. En effet, la relation humaine n’est ni réductible aux acteurs qui la composent, ni déductible de la société qu’elle permet de reproduire. Elle a son domaine propre, ses propres lois, sa propre raison. « Troisième empire », selon les termes de Martin Buber, aux côtés des faits réels dont les êtres humains, et des représentations idéelles, telles que la société - la relation humaine est bien ce qui sauve et ce qui fonde la réalité de l’être humain. Et peut-être est-elle de l’ordre du factum brutum bien plus que ses concurrentes qui n’en finissent pas d’avoir une histoire. Mais il ne s’agit pas 39 de décider ici de préséances, d’autant plus qu’elles sont ontologiques, et que l’on sait que dans le royaume de l’ontologie tous les chats sont gris. Or, il n’y a rien de moins évident que ce qui frôle l’évidence. Dans les sciences de la nature, nous affrontons toujours un réel qui nous est extérieur et c’est bien pourquoi, conscients du fait que nous n’en percerons jamais tout à fait le mystère, nous recourons à des modèles et des approximations pour parvenir à l’expliquer. C’est cette opacité des faits de nature qui fait peut-être le plus problème dans la fameuse assertion durkheimienne de « considérer les faits sociaux comme des choses ». Car la raison de cette incomplétude explicative qui, chez Durkheim, est presque toujours teintée de nostalgie, est précisément l’extériorité des faits de nature. « Si les lions savaient parler, avait dit Ludwig Wittgenstein, nous ne les comprendrions pas ». Le mot est lancé : car comprendre est une opération à la fois plus ambitieuse et plus ambiguë qu’expliquer. Dans les sciences humaines, en effet, nous participons à ce réel, nous le construisons même constamment, et si nous tâchons de le comprendre, c’est toujours aussi une part de nous-mêmes que nous com-prenons avec lui. S’il n’y a rien à expliquer dans les sciences humaines, si ce n’est des lois causales qui sont alors de vrais truismes, il y a tout à comprendre. Mais la voie est évidemment étroite entre le réflexe modélisateur - qui aimerait se détacher de l’évidence et traiter les faits sociaux comme des faits de nature - et la simple trivialité pour qui toute évidence est bonne à dire, mais profondément indigne à être pensée. Ce chemin périlleux entre les grands modèles théoriques et la simple trivialité commande certains garde-fous dont le principal est très certainement l’axiome selon lequel sans relations sociales nous n’aurions strictement rien à dire. Que la sociologie serait à proprement parler une physique sociale, et à un titre plus péjorant encore, une technique de bonne gestion des choses que l’on traiterait comme des faits sociaux. Un management du social, comme on le dit aujourd’hui, sans vergogne. Le propre de la relation humaine en tant qu’élément constitutif de toute vie sociale est son essentielle ambivalence. A la fois spontanée et contrainte, d’autant plus intense qu’elle est lointaine et d’autant plus étrange qu’elle est proche, d’autant plus nécessaire quand elle vient à manquer et d’autant plus oppressante quand elle abonde, voilà, pour ne citer que quelques traits, ce dans quoi nous nous engageons dès lors que nous observons la relation humaine de manière non-triviale. C’est dire aussi que l’importance d’une théorie sociologique ne se mesure pas à l’universalité du 40 domaine embrassé, mais à la manière dont elle parviendra à énoncer une évidence qui, sans cesser de l’être, n’a pourtant jamais été comprise à sa juste valeur sociologique. Cette théorie en tirera l’essentiel de ses enseignements. C’est de la sociologie de Georg Simmel que notre approche prend sa source. Simmel a été le premier à porter son attention sur l’aspect relationnel de toute vie sociale. Mais par rapport à sa version de l’action réciproque (Wechselwirkung), notre concept de la relation humaine contient un critère qualitatif qui nous paraît être à la clé de toute notre démarche : c’est le degré d’accomplissement de la relation . De la même 18 manière que Jürgen Habermas postulait une « intersubjectivité réussie » (gelungene Intersubjektivität) quand il mettait l’accent sur l’accord interlocutionnaire qui s’établit sur la base des règles argumentatives immantentes aux actes de langage, de même nous parlerons de « relation réussie » (ou accomplie) lorsque la relation s’inscrit dans la durée de manière non contrainte. Ceci « englobe » le postulat habermassien de l’accord discursif (ou communicationnel) et constitue la perduration non contrainte en critère normatif de notre concept de relation. De Simmel, il reste l’idée de la totalité relationnelle, qui présuppose, qu’au-delà des mots il y a des corps, des gestes, des intentions obscures, de l’affect, des mémoires particulières qui interagissent, mais qu’à les prendre séparément nous perdons nécessairement de vue cet élément normatif essentiel qu’est la durée de la relation. La relation humaine n’est ni réductible aux raisons d’agir de l’acteur, ni déductible des conditions de reproduction d’une société donnée, comme je l’ai dit précédemment. Tout au contraire, ce n’est qu’en partant de ce postulat et de l’horizon d’une relation accomplie que les raisons d’agir de l’acteur peuvent réellement être comprises et que l’on sera en mesure de donner de la société une définition qui ne soit pas purement formelle, spiritualiste ou apriorique. C’est dire que la relation humaine est le seul véritable élément transcendantal de la démarche sociologique, non seulement parce qu’elle permet de poser la question des conditions de possibilité d’une société humaine et des raisons d’agir de ses membres, mais également des conditions nécessaires d’une société décente et de l’agir correspondant. Le grand problème de Durkheim avait été de constater à quel point la religion, qui garantissait la cohésion des sociétés traditionnelles, était incapable d’assurer cette fonction essentielle dans la société industrielle moderne exposée à une 41 individualisation croissante. La seule solution qu’il proposa fut d’imaginer une religion civile basée sur l’enseignement républicain des valeurs démocratiques par l’intermédiaire de l’instruction civile et des « groupements professionnels ». Or, il s’agit là d’une solution profondément spiritualiste dont le succès dépend largement du civisme que cette pédagogie est supposée insuffler. Nous proposons dès lors de faire un pas de plus pour sortir de ce cercle vicieux (ou vertueux) et nous interroger si cette religion intramondaine proposée par Durkheim n’a pas lieu d’être radicalisée en approfondissant sociologiquement le radical même du mot religion, ce qui fait sa substance, la religio, ou, en nos termes, la reliance humaine. Et par cette question, je fais un pas du côté de Mauss et de son intuition si puissante d’une « morale éternelle », qui ne serait pas le résultat d’une pédagogie républicaine, mais toujours déjà à l’œuvre dans les pratiques du don et du contre-don, en d’autres termes une morale qui serait immanente à toute relation humaine. De Simmel à Mauss, voilà en quelque sorte le trajet théorique et moral que je m’apprête à entamer. Bref, à ceux qui ne croiraient voir dans ces lignes qu’une espèce de néo- ou de sous-Habermas à qui on aurait adjoint l’idée que l’intersubjectivité humaine ne se résume pas aux seuls faits discursifs, nous répondrons qu’il manque au prestigieux édifice du théoricien de l’agir communicationnel un élément normatif capital. En effet, dans la perspective que je poursuis ici, le critère d’une « interaction accomplie » n’est pas le simple accord interlocutionnaire, qui, une fois réalisé, laisse la relation en souffrance, mais se situe bel et bien dans la relation elle-même, dans sa faculté à relier les êtres humains et à doter cette reliance de certaines formes qui en assurent la forme dans la durée . 19 Une société décente Illustrons cette démarche à l’aide d’un exemple célèbre tiré de l’histoire de la sociologie, l’analyse sociologique du suicide de Durkheim. Quatre propositions nous guideront pour envisager le rapport constitutif qui peut être établi entre la normativité de la relation humaine et une société juste ou décente qui en formerait le cadre. 42 (A) Une société décente est une société qui expose le moins ses membres au risque de se suicider. C’est dans le cas du suicide que l’on peut le mieux saisir le spiritualisme de l’Ecole durkheimienne - un spiritualisme qui ne fait que s’accentuer, du reste, de Durkheim à Halbwachs. Pour Durkheim, la tendance suicidogène est principalement déterminée par la distance entre acteur et société. L’acteur est une sorte de caisse de résonance qui enregistre les bouleversements moraux de la société. Ainsi, le suicide altruiste, suicide qui se fait dans la joie de se sacrifier pour la chose collective, résultet-il d’une trop grande proximité, c’est-à-dire d’une trop grande identification entre acteur et société ; et, inversement, le suicide égoïste est-il imputable à la désintégration de l’individu qui ravit au « social en lui » tout fondement objectif. Halbwachs fait un pas de plus en critiquant la thèse durkheimienne du suicide anomique, pour doter la société d’un instinct collectif dont l’élan vital pousserait certains individus à vouloir se tuer. La société y serait un mécanisme impitoyable de mise en conformité des individus avec un corps social auquel ils doivent tout - y compris leur raison d’exister . 20 On sent le mouvement de l’argument durkheimien - l’existence de vagues collectives d’euphorie ou d’abattement qui se répercuteraient plus ou moins directement sur les consciences individuelles. Ce corps social dont l’individu est la membrane a bien une certaine existence, il n’est pas un artéfact nominaliste, un simple « nom » comme voudrait l’entendre une méthodologie individualiste. Il se peut que le corps social en son entier entre en crise et entraîne certains individus dans son mouvement fatal. Mais on sent intuitivement aussi les limites d’une telle explication. Car le spiritualisme de l’école durkheimienne suppose une détermination telle de la conscience individuelle, qu’il ne lui laisse à proprement parler pas le choix entre le fait d’attenter à sa vie et le fait de surseoir à son geste. Or, si un tel choix ne pourra jamais se prévaloir des moindres « bonnes raisons » pour être effectué, comme semble le postuler l’individualisme, c’est qu’il nous faut admettre qu’il y a entre l’individu et la société une sphère de médiation dont la nature est toute différente de ces deux entités canoniques de l’analyse sociologique. Mais poussons d’un cran notre brève méditation sur la condition du suicide. 43 (B) Une société décente qui n’exposerait pas les individus au risque de se suicider, est une société qui leur offre la possibilité d’entrer en relation et de le rester. La caducité est le propre de la relation humaine . Elle est le corollaire, sinon la 21 condition, de la finitude de l’homme. Aussi, le danger est-il moins d’enfermer l’individu dans quelque geôle conviviale, comme l’affirment certains esprits chagrins et postmodernistes, mais bien au contraire qu’il n’y ait plus aucune geôle d’où l’individu puisse s’évader. Car c’est dans la mesure où l’individu peut vivre des relations humaines selon certaines normes d’intensité, de lieu et de durée, que son intégrité physique et morale seront moins en danger. Or, l’analyse durkheimienne aurait très bien pu mettre à jour ce qui apparaît à présent comme une évidence, voire une banalité. En effet, tous les cas d’un taux atypique de suicide qu’elle étudie se caractérisent par un effritement des relations humaines. Le protestant jouit moins de la tradition communautaire que le catholique, la femme sans enfants voit son répertoire interactif diminué par rapport à la mère de famille, de même que le chômeur assiste à la destruction des liens de solidarité ouvrière dont il jouissait encore lorsqu’il était travailleur. Et ce ,jusqu'à la « mort sociale », dont on parle de plus en plus fréquemment. En soulignant ainsi la détermination étroite entre suicide et relations humaines, nous ne faisons que concrétiser un propos qu’Emmanuel Lévinas avait formulé il y a longtemps déjà et que nous rendrions en ces termes : ce qui nous empêche de nous suicider, ce n’est pas la peur de la douleur, du néant, du risque d’être un estropié ; ce qui nous en empêche, c’est principalement la responsabilité que nous avons envers autrui. C’est en imaginant son désarroi devant ce que nous laissons derrière nous, que nous interrompons notre geste. Aussi, s’il n’y a plus d’autruis significatifs, le fait d’attenter à soi entre-t-il dans l’univers des possibles. Le caractère vital de la relation d’un point de vue ontologique apparaît nettement si l’on songe à la nécessité qui pousse certaines catégories de la population, les personnes âgées isolées, par exemple, à accorder aux simples « contacts » sans conséquence le statut de relations poursuivies et privilégiées. C’est ainsi que le commerce de quartier remplira tant bien que mal cette fonction, la conversation purement « phatique » accomplie lors des courses quotidiennes servant à entretenir l’illusion, et par là, à rendre la vie supportable à ces personnes. C’est d’ailleurs aussi un argument pour la durée comme critère de la « relation réussie ». Parce que ces 44 interactions se répètent et parce que ces personnes se connaissent et se reconnaissent jour après jour, que les « contacts » ponctuels et formellement marchands, peuvent acquérir le statut voire la fonction de la relation proprement dite. Et ces personnes sont loin d’être dupes de ce qu’elles font. Elles reconnaissent la pauvreté et la ponctualité de ces interactions ; elles sont conscientes que la parole échangée avec la vendeuse de supermarché n’est qu’un artifice ou une routine. Mais elles entretiennent ces rapports minimaux qui structurent leur quotidien, elles les resymbolisent (condensent, densifient) en quelque sorte de leur propre chef, tout à fait conscientes du fait de se jouer à soi-même la comédie d’un monde social qui n’est plus. C. Une société décente offre aux individus des formes sociales en nombre suffisant pour qu’ils puissent entretenir des relations humaines. Et elle sera d’autant plus décente qu’ils pourront intervenir pour transformer ces formes. (j'ai développé depuis lors la notion de « sociosténose », il faudrait l'introduire ici : non seulement le nombre de contacts « primaires » a décrû de manière inquiétante depuis un quart de siècle, mais le norme de « formes sociales » en a fait autant – c'est un phénomène mal étudie (et pour cause), mais dont les conséquences devraient être tout aussi importantes que la dépression des contacts) Si la contingence et la caducité sont le propre de la condition humaine, la résilience est le propre de la condition sociale. Est résilient ce qui permet de vivre malgré tout, d’affronter la caducité de l’existence malgré tout - la force de résister à son désespoir, à l’absence de sens. Quand toutes les raisons d’exister sont épuisées, quand l’être humain se trouve objectivement devant le néant, la résilience vient encore, malgré tout, contrer l’irréversible. On a souvent comparé, dans la littérature russe notamment, la résistance de l’être humain avec celle du cheval. Or, ce qui excède la résistance du cheval, c’est notre faculté à endurer au-delà de toute raison d’endurer. S’il y avait donc eu quelque sens à comprendre sociologiquement le suicide, cette recherche aurait consisté à faire émerger soit l’absence de résilience, soit sa force particulière pour inciter le suicidaire potentiel à suspendre son geste en dépit du fait que celui-ci ait été objectivement son ultime issue. Mais comment trouver trace, 45 comment objectiver ces « raisons » dans des registres statistiques ? Voilà bien le malheur et l’aporie de l’explication durkheimienne. Ce n’est pas en soi seul que l’être humain trouvera cette faculté d’endurer. En soi, son endurance serait simplement physique, comme celle du cheval précisément. De son expérience des camps de la mort, le psychanalyste d’origine autrichienne Viktor E. Frankl (1959) tira un enseignement majeur, à savoir que ce qui retient l’être humain devant l’ultime, c’est sa recherche éperdue de sens (d’où Frankl tira après-Guerre sa logothérapie) ; et que cette recherche et cette constitution de sens ne sont rien d’autre que la chance de vivre ne serait-ce que de manière purement imaginaire (comme c’était le cas pour Frankl), une relation humaine . Quand Wittgenstein, dans 22 ses Recherches philosophiques énonçait sur un ton aphoristique que les gens heureux vivaient dans un tout autre monde que les gens malheureux, et que ces deux mondes étaient parfaitement imperméables l’un par rapport à l’autre ; qu’il était difficile à l’homme heureux de ne reconnaître ne serait-ce que l’humanité de l’homme malheureux, et vice versa, cette observation s’applique trait pour trait à la fois à l’être humain en relation, à son immense faculté d’endurance, et à l’être humain privé de relation, confronté à la contingence absolue de son existence. Le paradoxe de la relationalité humaine est donc bien qu’entre être ou ne pas être en relation, la différence est un abîme ontologique, alors même qu’être en relation c’est toujours aussi se tenir à la limite de cet abîme (est-ce vraiment un paradoxe ? Ou un trait d'esprit ?) Mais cela s’applique également au mode de connaissance du sociologue : celui qui théorisera en deçà ou au-delà de la relation humaine se retrouvera dans un monde étanche et étrangement déshumanisé, où la relation ne lui apparaîtra que comme un simple schéma mécanique, comme la résultante de quelque volonté individuelle ou comme la condition de fonctionnement de quelque machine sociale, mais jamais pour ce que la relation humaine recèle d’ontologiquement particulier. Or, la relation humaine est un ensemble trop complexe pour que l’on puisse la démembrer analytiquement et en distinguer les termes et les déterminants. La réduire à une situation d’interlocution, au résultat de contraintes sociales ou sociétales, ou encore la concevoir comme une émergence spontanée - voilà ce que la sociologie classique a fait depuis ses débuts. D’une manière ou d’une autre, elle n’a jamais rendu compte de la relation en tant que telle, mais de l’un de ses états, de l’un de ses présupposés ou de l’une de ses constructions annexes dans un espace et un temps particuliers. L’étrange similitude des démarches de Georg Simmel et de Marcel 46 Mauss réside aussi dans le fait qu’ils ont tous deux pressenti l‘écueil d’un tel démembrement, et que, d’une manière ou d’une autre, ils ont tout fait pour maintenir l’unité phénoménale des faits relationnels qu’ils considéraient. Rendre compte de la relation en tant que telle, ce serait nous plonger dans une bien curieuse métaphysique, si nous ne faisions pas l’effort d’une conceptualisation prudente. Et c’est lors de cette saisie conceptuelle que les chemins de la sociologie et de la philosophie se séparent. La différence entre ce souci sociologique de se référer à la relation en tant que telle et les différents courants philosophiques qui, à la suite de Jacobi, Fichte, Hegel, Rosenzweig, Husserl ou Buber et jusqu’aux derniers travaux de Merleau-Ponty, se sont intéressés au problème de l’altérité, de l’intersubjectivité ou du dialogue, cette différence réside précisément dans le fait que ces derniers sont encore concernés par la manière dont ego fait l’expérience d’alter, dans la reconnaissance, dans la rencontre ou dans la relation interlocutoire. Pour essentielles que soient ces interrogations philosophiques, il convient cependant de souligner qu’elles gardent un abord solipsiste et égologique de la relation et ne lui accordent qu’un rôle secondaire, si ce n’est instrumental. Ce n’est qu’avec le tournant linguistique, à partir des œuvres de Wittgenstein et de Heidegger, que ce qu’on nommera (bien mal) l’intersubjectivité deviendra un objet de questionnement privilégié dans la philosophie européenne. Et encore, cet accès-là paraît bien incomplet ou biaisé du fait de la prééminence du linguistique sur l’anthropologique. L’accès à ce questionnement s’est donc fait comme par défaut, la critique de la tradition philosophique effectuée par Wittgenstein et Heidegger se focalisant peu à peu autour d’un point aveugle de cette tradition qui n’était précisément pas la question d’autrui, mais une perspective philosophique qui permettrait de rendre compte de l’unité et de la différence entre ego et alter. Ce n’est finalement qu’avec le tournant théologique, tel qu’il est esquissé en France à partir des œuvres d’Emmanuel Lévinas, de Paul Ricoeur, de Francis Jacques, de Jean-Luc Marion ou de Jean-Louis Chrétien, que la philosophie prit peu à peu conscience que cette perspective relationnelle négative (ou par défaut) pouvait être dépassée pour donner corps à une posture éthique qui précèderait toute ontologie. Car le danger de l’hyperbolisme guette la démarche sociologique à chacun de ses pas. Ainsi la célébration mi-philosophique, mi-mystique, du dialogue, chez Martin Buber notamment, fut-elle largement préjudiciable à la discussion théorique et contribua-telle fortement à en éloigner les enjeux du domaine sociologique. Pour Buber, en effet, 47 le dialogique et le social sont deux « empires » distincts qui ne ménagent pas le moindre passage de l’un à l’autre. A l’instar de Kant qui préféra arpenter l’« île des phénomènes » pour délaisser l’ « océan des noumènes », Buber s’en tint au seul domaine du dialogue en excluant expressément que le social puisse s’y étayer. Alors que le philosophe est un arpenteur, le sociologue est un jeteur de ponts, un animal pontifex. C’est ce qui fait l’attrait de son métier - et c’est aussi ce qui fait son risque. (là, il y a quand même du nouveau depuis ma lecture de Margareth Gilbert) Si nous choisissons le terme d’échange pour rendre compte dans sa généralité la plus grande de la relation humaine, c’est précisément en vertu d’un principe de précaution conceptuelle, puisque la sémantique de ce terme le situe d’emblée dans le domaine du relationnel. C’est à la fois le terme le plus évident et le plus discriminant pour désigner la particularité ontologique de la relation humaine. A l’instar du cogito cartésien, la réflexion sociologique prend son départ dans l’assertion suivante, aussi évidente qu‘équivoque : nous échangeons, donc nous sommes. Le pluriel l’indique clairement - il n’est question en sociologie ni de l’individu singulier, ni de telle ou telle société singulière, ni de telle communauté linguistique, nation, culture ou civilisation. Il est question de ce nous relationnel à partir duquel, sociologiquement, ces singularités peuvent être pensées . Et d’abord d’un point de vue normatif. Tout 23 comme nous avons défini une société bonne, juste ou décente, à partir des formes sociales qu’elle fournit aux individus comme autant de raisons de vivre - de se vivre soi et de vivre en société -, nous définirons la normativité de tout agir social, et donc l’objectivité de l’individu, par sa capacité de mettre ces formes en pratique. En tout lieu, en tout temps, et en dépit de tout. Or, plus les obstacles à la réalisation de ces pratiques sont grands, et plus la normativité de cet agir apparaîtra avec netteté. Cela pose évidemment l’épineux problème de la réification. L’argument est à chaque fois le même : comment voulezvous, nous rétorquera-t-on, qu’un individu, pris dans une société qui ne se constitue plus que de rapports « réifiés » soit encore en mesure de mettre en pratique ce « social en nous » dont parlait Durkheim ? Par quelle curieuse perspicacité, par quelle incroyable créativité, par quelle faculté imaginaire parviendrait-il encore à créer des relations sociales authentiques, véritablement humaines et à les faire perdurer ? La réponse dans ces cas-là n’est jamais aisée, car une critique de la théorie de la réification, tout comme une critique de la théorie de la marchandisation, est 48 elle-même toute proche du domaine incriminé (faible argument) - quand elle ne verse pas purement et simplement du côté de sa justification. Parmi les rares grands esprits encyclopédiques et lucides de notre temps, c’est certainement Michel de Certeau (1979) qui aura le mieux compris le risque d’une telle démarche - et l’art de le divertir. En effet, sa réflexion sur les « arts de faire » quotidiens, sur ces « coups » à charge de revanche, vaut autant comme réhabilitation d’une certaine frange d’autonomie de l’agir quotidien mise à mal par les critiques de la « culture populaire », que comme une critique implicite du paradigme lukacsien de la « prise de conscience » . Si 24 j’insiste tant ici sur ce paradigme, c’est en raison du fait qu’une majeure partie de la critique sociale de notre temps s’établissait sur lui. Conjuguant Marx et Weber, c’està-dire l’analyse des effets dévastateurs de l’accumulation capitaliste avec celle des effets dévastateurs de la rationalisation technoscientifique, Lukacs crut pouvoir démontrer l’inéluctabilité et l’universalité du processus de réification moderne et l’inquiétant sursis du sursaut révolutionnaire. Or, si bourgeois et prolétaires étaient solidairement soumis à ce processus, ces derniers seraient les seuls à même d’en dévoiler le fétichisme. En tant que marchandises parmi d’autres marchandises, les prolétaires prendraient « conscience » du fait qu’à la différence des marchandises réelles, ils sont, eux, des marchandises, mais des marchandises qui pensent. Et du coup, ils seraient en mesure d’évaluer leur position objective dans le système capitaliste qui les opprime et les réifie. C’est à partir de cette importation problématique de l’une des idées centrales de l’idéalisme allemand - et avec les ravages que l’on sait - que l’idée de « prise de conscience » prit son envol. On peut dire à présent que la productivité théorique et idéologique de ce paradigme n’aura eu d’égale que son improductivité pratique et historique. Car le génie de Lukacs aura moins consisté à établir une synthèse rigoureuse de Marx et de Weber, que de conforter une certaine dogmatique marxiste en procrastinant l’idée même de révolution. Ainsi, de Certeau marque les limites du (mauvais ou malheureux) génie de Lukacs ; et il n’est pas sans importance de constater à quel point son évocation des « arts de faire » est proche de l’inspiration maussienne. Lointain écho du praticopratique sartrien, le « coup », l’effet de mètis qu’annonce de Certeau en l’illustrant de manière éclairante, fait état d’une réactivité ultime du social dans les « arts de faire », de la réactivité aussi diffuse que résistante du relationnel par rapport au dispositif réifiant le plus puissant qui soit. Il n’est pas de situation, aussi réifiée fût-elle, qui n’admettrait, ne serait-ce que de manière parfaitement inarticulée, réactive ou 49 spontanée, un contrecoup, une résistance latente ; en d’autres termes, une capacité de transformer les formes (il ne s'agit pas d'un imaginaire sociétal comme l'a malencontreusement postulé Castoriadis, mais bien d'une praxis relationnelle – plus proche de l'esprit de Sartre in CritRDial). Or, cette transformation, cette création de nouveauté se fait au sein de l’échange - qui n’est dès lors qu’une autre manière d’affirmer la condition humaine. Cette transformation est indépendante de toute « prise de conscience » et des mirages de la réflexivité critique. Elle est dès le départ inscrite dans la pratique humaine. Il nous semble que l’on n’ait pas tiré toutes les conséquences sociologiques de l’inspiration de Michel de Certeau. S’il est toujours possible de résister, même de manière parfaitement sauvage ou brouillonne, alors on devra faire de cette résistance un critère normatif de toute forme d’action sociale. Un critère qui, en retour, viendra interpeller la normativité du social, ou ce que nous nommons ici la décence d’une société . 25 (on peut faire le pont ici entre de Certeau et Negt, espace public oppositionnel) (D) Une société sera d’autant plus décente qu’elle donnera aux individus des possibilités d’exprimer pratiquement et politiquement le refus de voir leurs relations diminuées, saccagées ou diverties. Prenons un exemple. Anesthésier les individus devant les divers écrans peuplés d’images ou dans les empires du divertissement de la culture de masse aura dès lors la même valeur politique que le fait de célébrer les valeurs de l’individualisme ou de substituer les normes sociales par des normes marchandes. Dans tous ces cas, on condamnera les relations humaines à n’être que des expressions inarticulées, potentiellement violentes voire fascistes, d’un vouloir-être ensemble dont on aura ensuite beau jeu d’incriminer le caractère irrationnel. Jamais, cependant, on ne les condamnera en tant que telles. Nous échangeons, donc nous sommes, avions-nous dit. Aussi longtemps, en effet, que nous aurons la possibilité d’échanger pleinement, nous aurons, ne serait-ce que de manière marginale et indéterminée, la possibilité de fixer des règles de jeu, de redonner forme au « social en nous ». Et nous aurons la possibilité de réinstaurer une relation sociale au nez et à la barbe de toute forme d’oppression et de réification qui soit. Oui, aussi longtemps que nous sera donnée cette possibilité d’échanger… 50 (plusieurs points : 1) imbalance entre point (C) (5 pages) et point (D) (12 lignes), 2) je ne reviens pas sur Durkheim) Une société décente est une société qui expose ses membres le moins possible au désir de se suicider. Pour Durkheim, la tendance suicidogène moderne était liée à l'indétermination normative, l'anomie ; pour y pallier, il ne voyait pas d'autres moyens que de promouvoir des « corps intermédiaires » entre familles et société : associations, syndicats, coopératives, mutualités, clubs sportifs... Et Durkheim n'a certainement pas eu tort, car le tissu social d'une nation aussi divisée comme la France est en grande partie maintenu dans un état de cohésion minimale par ces « corps ». Mais je ne dirais pas qu'ils ont contribué à atténuer les chiffres du suicide, ni à en faire une nation plus décente que d'autres. Dans notre manière de voir les choses, le suicide n'est pas directement une conséquence de l'anomie, mais d'un dérèglement relationnel. C'est l'évidence même – quand on perd un conjoint, quand un couple se disloque, quand la solitude gagne suite à un changement de statut professionnel ou géographique (mobilité), quand il y a recomposition démographique d'une zone d'habitation, quand le confinement gagne la vie quotidienne etc. etc., dans tous ces cas, la fréquence, l'intensité et la variété relationnelle en pâtit et fournir les ingrédients à la situation aversive qui prélude toujours au suicide. Une société sans échange Le jeu conjoint de la globalisation du marché et de l’électronification des communications a créé un type de « société » absolument inédit et impensé : la société atopique . Sa recette est extraordinairement simple. Elle consiste à instaurer 26 le plus grand système social possible sur la base de relations humaines les plus minimes qui soient, en pariant que l’un impliquerait forcément l’autre. Il s’agit là d’un projet politique d’une ampleur sans égale dans l’histoire de l’humanité. Et si l’on a choisi le terme anodin de réseau pour en rendre compte, c’est pour mieux dissimuler que sous cette apparente technicité, l’enjeu n’est autre que la liquidation à terme des relations humaines . S’il y a donc une formule générique qui concentre 27 tous les enjeux de la critique sociale contemporaine, c’est bien celle-ci. Tentons de la déchiffrer. Derrière l’épanouissement du réseau-monde, il y a l’idée d’une connexion instantanée, permanente et ubiquitaire de tous ses usagers. Tout comme il est possible de commander une pizza à son fournisseur tout proche, il est possible de déclarer sa fougue à une correspondante anonyme de l’archipel des Salomon. C’est à présent une banalité de dire cela. Or, cette ubiquité suppose l’existence de formes communicatives préétablies qu’il suffira d’activer de manière plus ou moins mécanique - par simple pression d’une touche, dit-on - pour aussitôt se trouver dans 51 la présence virtuelle d’autrui. Pour Durkheim et l’ensemble des sciences sociales, l’individualisation croissante de la société moderne créée par la division sociale du travail instaurait un système de dépendance généralisée qui visait à harmoniser les différentes anticipations individuelles. Or, avec le réseau-monde, la dépendance change de registre. Alors que dans la conception sociologique traditionnelle, le prix à payer pour sauvegarder son individualité était la soumission à un système abstrait, auquel on pouvait se soustraire ou non, dans le réseau-monde l’individualité (nous dirons plus tard la singularité) n’est plus la condition mais la conséquence de cette dépendance. C’est le réseau-monde qui définit ma place, ma position, mon identité. Faute d’avoir vu que c’est la circulation qui est déterminante en dernière instance, que ce sont les relations qui précèdent toute identification, on n’est pas en mesure aujourd’hui de voir que l’enjeu du réseau n’est pas simplement technique, mais proprement ontologique. (cet argument est puissant : il faut à la fois mieux le déployer et préciser l'argument introduit par « Faute d'avoir vu... ») (ad 1) L'entrée dans la société civile reposait traditionnellement sur l'affirmation de soi de l'individu, affirmation toujours liée à un certain nombre d'engagements, de droits et d'obligations que l'individu endossait pour y parvenir. C'est en tant qu'individu et non en tant que membre d'une fratrie ou d'une gens que mon action devient anticipable et s'inscrit de fait et de droit dans la logique sociale de la modernité. La nouveauté de la société-monde est que ce processus d'individualisation est que l'acteur le veuille ou non, un produit de la très-haute-technicité (THT) et des principes de préconfiguration sociale de la société-monde. (ad 2) Une perspective « circulationniste », pour qui ce ne sont pas les individus qui forment la relation, mais la relation les individus, montrera à quel point la THT de la préconfiguration produit des individus et non en requiert la présence ex ante. Plus le système s’agrandit, plus il doit imposer des formes préétablies pour pouvoir fonctionner. Plus les fils entre individus seront ténus, plus ils seront modulés sur des formes de communication préexistantes et moins il faudra prendre en compte leur individualité particulière. Et inversement, plus le système ainsi intégré est étendu, et plus général devra être son moyen de communication. C’est là aussi l’argument (systémique) de base, renvoyant au médium monétaire, qu’emploie Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent. On sait à présent, qu’il n’est pas allé au bout de son argument, et pourquoi il s’en est empêché. En effet, une société où la médiation monétaire aurait remplacé les relations humaines est une société qui ravit à ses membres la plus élémentaire des raisons d’exister ou, à la limite, de ne pas exister autrement que sous la forme d’un capital que l’on fait fructifier - puisant un semblant de sens dans un processus plus ou moins linéaire d’accumulation. La relation sociale 52 monétaire peut être considérée comme le degré zéro, comme la limite ultime de ce que l’on peut encore considérer comme relation sociale. Or, cette limite elle-même est aujourd’hui en passe d’être liquidée. Avec l’invisibilisation de l’argent, nous nous acheminons véritablement vers une société sans échange, c’est à dire une société privée de relations humaines. Considérer la relation humaine comme un tout, voilà l’enjeu conceptuel et politique que le terme d’échange devrait nous permettre de soutenir. Un tout paradoxal et aporétique, en même temps qu’une évidence empirique, voilà en même temps son enjeu intellectuel (mauvais). Considérer en outre la relation humaine comme un échange, c’est aussitôt souligner qu’il n’y a pas d’échange plus complexe que celui qui fonde la relation humaine. Cela devrait limiter la menace réductionniste que tout choix conceptuel impose. C’est en poussant à bout à la fois les dérives pathologiques du système et le potentiel social immanent à la relation humaine que le discours théorique est à même d’objectiver les raisons d’espérer ou les raisons de déchoir… (on peut ôter tout le passage sans mal) Sur le plan sociologique, l’enjeu (quel enjeu) est simple. Car si l’on voit poindre aujourd’hui des sociologies relationnelles, leur contexte objectif est bel et bien un monde réticulaire. Dans une telle perspective, la relation humaine est réduite à sa plus simple expression qui est celle d’une transaction à caractère technique proposée dans un système qui la préconfigure dans le cadre étroitement délimité d’un « menu » de relations. Une société sans échange sera donc une société où la relation que nous connaissons reçoit une définition différente ; il ne nous sera plus simplement possible d’entrer en relation pour tenter d’y rester, mais il s’agira d’une société où il nous suffira de procéder à un choix d’option quant au type de « contact » souhaitable, en sachant que les options sont par définition interchangeables ; à défaut d’entrer en relation et d’y rester, nous passerions perpétuellement les péages d’un système dans lequel ce bonheur et ce risque seront définitivement bannis au profit de la très factice « liberté de choix ». Et l’emploi du terme de péage est ici tout sauf fortuit… (on peut développer le passage précédent) (mais surtout : l'idée de l'éclipse est insuffisamment formulée) Reprendre les idées-force de ce chapitre : 53 1. 54 II. La structure (relationnelle) de l’échange Par structure symbolique de l’échange, on entendra deux choses : tout d’abord la capacité de l’échange de dépasser son objet propre pour instaurer des relations d’un autre ordre entre les êtres humains, et ensuite sa capacité intrinsèque à les faire perdurer. C’est d’un symbolisme performatif qu’il sera donc question dans cette partie. Même si le terme de symbolisme ou de symbolique est fort courant en linguistique ainsi que dans certaines formes de discours psychanalytique, on s’en tiendra ici à sa signification proprement sociologique. Nous allons dans ce chapitre nous attaquer à cette structure symbolique à travers la forme sociale qui semble la moins symbolique au premier abord, la moins « reliante » entre toutes : l’échange marchand. Ceci non par esprit de contradiction ou goût du défi, mais pour simplement mettre en œuvre le questionnement relationnel tel que je l’entends. Ce qui ne me plait pas et qui a pris des rides, c’est toute cette terminologie « symbolique » (je n’utilise plus du tout le terme – Caen m’en a guéri), oui, mais comment le remplacer ??? je propose de revenir sur ces rides dans l’avantpropos, dans la longue retenue que ce manuscrit a subi depuis 2001 Tout comportement social - dans la mesure où il prend en compte, de manière concrète ou anticipée, réelle ou potentielle, un comportement d’autrui ou plus généralement l’expression d’une intention - peut être considéré comme un échange. Echange de paroles, de regards, de choses, qu’il soit effectué en présence ou en absence d’autrui, qu’il se fasse d’humain à humain, de groupe à groupe et même entre des entités non-humaines, il faut considérer la vie sociale comme un continuel va-et-vient, une circulation ininterrompue d'êtres, de sens, de messages et de biens. Ce qu’on a nommé « société » en est le cadre, la matrice et la limite. En ce sens, la société est le « lieu logique » de l’échange ; la société est ce qui advient par l’échange, l’échange en est le matériau. J’emploie ce terme de manière nominaliste, comme lorsque l’on parle des « hommes en société ». L’échange dont je parle n’a rien à voir avec le simple marchandage, comme certains voudraient l’imaginer. S’il y a marchandage, cela ne concerne que l’un des aspects formels de l’échange, la réciprocité. Et encore faut-il avoir une vision particulièrement réductrice de la réciprocité, pour y voir une simple translation de biens de l’un à l’autre. 55 A ce premier constat sociologique correspond un second, résultant de la « nature » particulière de l’homme. L’être humain est un être-en-rapport. Il ne se coule pas passivement dans son monde pour le subir et simplement réagir à lui. Très tôt dans la psychogenèse de l’être humain , celui-ci est capable de se mettre à distance de son 28 monde (actio per distans) , de le concevoir à la fois comme une réalité qui lui résiste 29 et lui est étrangère, et comme une réalité à laquelle il participe, précisément par l’intermédiaire d’autrui. Il est essentiel de constater dès maintenant, que, de tous les rapports que l’être humain entretient avec « son » monde, la relation humaine est certainement la plus complexe, la plus riche et la plus ambivalente qui soit (c’est au moins la 5ème fois que je répète cette formule creuse) ; et cela pour une raison élémentaire. Confronté à la réalité physique ou même à une réalité aussi abstraite et riche que la réalité d’une institution sociale, l’être humain n’a pas besoin de faire la supposition que la réalité en face de lui peut avoir conscience qu’il a lui-même une conscience. Cette réalité peut tout juste « résister », lui opposer une résistance physique - la tête contre le mur - ou « réagir » - envoyer une lettre de licenciement. Ce n’est que face à un autrui signifiant que la supposition que ce qui se tient en face de moi a une conscience doit toujours être faite . Si autrui résiste, réagit, sa 30 particularité n’en est pas moins le fait qu’il sache reconnaître. Dans le contenu de la conscience et de l’intentionnalité de mon agir, j’ai donc toujours aussi la conscience de la conscience et de l’intentionnalité d’autrui. (j’irai même plus loin : il faut distinguer une conscience rudimentaire, sorte de mécanisme de protection de soi, et une conscience déployée, justement déployée dans l’abord d’autrui) Cette « double conscience » ne se retrouve nulle part ailleurs. S’il est un trait générique de l’être humain, et s’il y a un sens à parler à ce propos de « décalage humain », c’est bien celui-ci . C’est parce que je peux et dois doter 31 autrui de la même conscience d’agir que moi, que mon rapport à lui devra tenir compte de la conscience qu’il a lui-même, et de moi et de ce rapport qui contient à son tour la mienne, dans un jeu de double coïncidence qui pourrait durer indéfiniment si n’intervenait pas la nécessité d’agir. C’est ce complexe évolutionnaire et spécifiquement anthropique que je nomme empathie réflexive. Elle se distingue de l’empathie simple, du « se-mettre-à-la-place-d’autrui » - dont sont capables certains animaux quand ils coopèrent – par le fait d’inclure dans cette empathie l’empathie d’autrui. C’est alors que la coopération 56 simple – qui n’est qu’un agencement situatif de tâches – devient anticipative. On connaît les méandres du « je sais que tu sais que je sais que tu sais etc. » et les limites cognitives (assez étroites) de ce savoir ; limites qui nous plongent soit dans la confusion, soit dans le mysticisme. Or, l’humain se doit d’abord d’agir. Et c’est bien cette nécessité-là que met en scène l’échange . Plutôt que de se perdre dans une méditation infinie sur ce rapport 32 éminemment complexe qu’est la relation à l’autre, l’être humain est aussi celui qui « fait le pas », celui qui tranche et celui qui risque, mais c’est surtout celui qui sort de soi, qui s’extériorise, qui s’adresse et celui qui prête le flanc. A partir du moment où l’agir humain n’est pas déterminé biologiquement, à partir du moment où il a prise sur le monde, il s’ouvre sur le risque et l’aléa. L’échange n’est alors rien d’autre que le pari que ce risque vaut la peine d’être couru ; qu’autrui reconnaîtra la main tendue et tendra peut-être la sienne . Ce que je développe ici fait évidemment l’objet de 33 gigantesques discussions, notamment en philosophie et en psychologie évolutionniste. Le ton pseudo-badin que j’emploie ne doit pas induire en erreur : on n’en est plus aux moralistes du 18ème. Pour bien situer les enjeux d’une telle approche, il est nécessaire de faire un petit détour dans l’histoire des idées. Et d’abord de voir en quoi les sciences humaines ont longtemps manqué de reconnaître ces faits élémentaires que nous venons d’évoquer. Les sciences humaines sont en effet traversées par deux paradigmes aussi structurants que mal analysés : un paradigme productiviste qui part d’entités préétablies (la culture, le travail, la société, le sens, la nature, la valeur, le système, l’individu, les représentations, l’identité etc.) dont on étudiera le fonctionnement, l’origine, la nature, la structure et la reproduction ; et un paradigme circulationniste dont l’unique concept est celui de relation. Les sciences humaines sont largement dominées - aujourd’hui encore - par le paradigme productiviste. Or, celui-ci est l’héritier direct de la philosophie des Lumières qui trouve son point culminant dans l’idéalisme et le matérialisme du 19ème siècle. Comme Habermas (1981 : Chap.V) l’a bien souligné dans sa critique d’Adorno, cette philosophie est remarquable par son solipsisme méthodologique. A sa base, nous trouvons et retrouvons toujours, de manière explicite ou travestie, l’unicité de la conscience humaine. C’est à partir de la conscience humaine que tout se pense, tout se ramène à elle, tout sort de son moule. Or, il n’est pas question de mettre en doute le trait de génie de Descartes qui a mis un terme au cercle vicieux du soupçon gnoséologique, en mettant en évidence l’existence 57 irréfutable du cogito, cet « unique pensant » qui sera à la clé de toutes les constructions intellectuelles des Temps modernes. Mais c’est sur ce modèle-là que toutes les entités que se sont données les sciences humaines ont été conçues. Or, la grande découverte de la philosophie du 20ème siècle et que l’on retrouve dans la philosophie du langage, dans l’herméneutique, dans la phénoménologie et même dans le structuralisme, c’est que cet « unique pensant », ce modèle génératif de tous les concepts des sciences humaines et donc du paradigme productiviste en particulier, n’est pas le fin mot de l’histoire. La conscience et son sujet peuvent encore être questionnés, leur essence peut être déconstruite. Et s’il y a eu progrès dans la philosophie du 20ème siècle, en dépit de sa mort imprudemment annoncée par certains, c’est grâce au fait que le sujet et sa conscience ne sont plus le fundamentum inconcussum, l’indépassable fondement de la réflexion philosophique, et qu’on a commencé à prendre en compte sa caducité, sa finitude, sa faillibilité, sa contingence. Ce fundamentum doit alors être cherché ailleurs. L’axe majeur de ce questionnement déconstructeur du Sujet est l’étude de sa constitution intersubjective. Et c’est précisément à l’endroit de cette jonction périlleuse que se place la sociologie. Le statut de la sociologie est d’ailleurs profondément ambivalent. Comme elle se voudrait l’étude raisonnée de la nature, des conditions et des conséquences de la relation humaine, le fait qu’elle ait pris son origine dans cette tradition philosophique la met dans un porte-à-faux particulièrement difficile à surmonter. Ou bien elle restera fidèle aux enseignements de sa philosophie d’origine et elle étudiera la relation humaine comme un effet de composition à partir de l’agir individuel ou alors comme une déduction formelle des conditions de reproduction d’ « individus collectifs » (V. Descombes), ou bien elle se verra, en rupture avec cette tradition, dans l’obligation de créer des concepts et des méthodes radicalement nouveaux pour tenter de saisir la relation humaine dans ce qu’elle a d’ontologiquement particulier. La sociologie est donc attaquable dans ses fondements, alors que son questionnement fondamental la place d’emblée dans le champ de la grande question philosophique d’aujourd’hui. Qu’en est-il alors de cette intersubjectivité qui « fonderait » le Sujet et sa subjectivité ? Est-ce là le référent ultime d’où pourrait ressurgir l’étonnement philosophique - et partant, le renouvellement ou la refondation des sciences humaines ? Cette intersubjectivité englobe-t-elle le Sujet au point de le réduire à un simple épisode historique ? Et si l’on ne veut pas sublimer cette intersubjectivité dans 58 une nouvelle métaphysique de la communication, comment en rendre compte sans retomber dans l’ancien solipsisme ? A l’évidence, toutes ces questions épuisent le sociologue . Car son métier ne lui 34 demande pas seulement de reconnaître la réalité des faits sociaux, faits suffisamment complexes en eux-mêmes pour mobiliser tous ses trésors de méthode et d’imagination, mais il lui demande aussi de trouver des régularités, des « lois », selon des causalités qui exténueraient le meilleur des physiciens. Ce métier - s’il est fait sérieusement - est difficile jusque dans l’élémentaire reconnaissance des faits. Demander en plus au sociologue de faire un travail que les philosophes auraient dû mener à bien depuis belle lurette, c’est en effet un peu trop charger sa barque. Mais il n’a pas d’autre choix ; car devant la démission de la maîtresse des sciences , et au 35 risque de passer pour une apprentie maladroite, la sociologie ne peut faire autrement que de mener à bien ce travail elle-même. Or, à l’instar du mot d’ordre husserlien - zu den Sachen selbst - le cheminement sociologique peut effectivement apporter des éléments essentiels dans le débat actuel . Si l’intersubjectivité est un principe et que 36 la sociologie a les meilleures raisons de se méfier des principes de cet ordre, la relation humaine, par contre, est un phénomène, et, en tant que tel, observable, questionnable, objectivable ; en d’autres termes, il est accessible aux méthodes de la sociologie. Encore devra-t-elle se plier à une réflexion véritablement relationnelle et pour cela se doter d’un certain nombre de concepts opératoires et de méthodes entièrement nouvelles susceptibles d’appréhender les faits relationnels . 37 Or, il me semble que les concepts d’échange, que j’ai présentés plus haut, sont de tels concepts. Ils ne sont pas les seuls, du reste. Moins vagues que le concept de relation et moins mécanistes que la notion d’interaction, les concepts d’échange entendent mettre en avant l’aspect opérant de l’entre-nous humain, c’est-à-dire le fait qu’il y a dans la relation des êtres humains une constante recherche, à la fois indécise et tâtonnante, impérieuse et nécessaire, harmonieuse et conflictuelle, d’un accord, d’une entente, d’une réponse ; une adresse et une réponse qui se placent bien au-delà de la simple discursivité ou du rapport délibératif dans lequel la théorie de Habermas aimerait les restreindre. L’homme, cet « animal objectif » selon Simmel, est donc par essence un « animal échangeant ». L’objectivité, pour Simmel, est le fait de pouvoir partager une chose 59 avec autrui et de trouver dans ce partage, dans cette part de la chose, un sens commun. L’objectivité est pour lui sociale d’emblée : l’homme serait cet animal en mesure de trouver dans le partage d’une chose avec autrui une signification commune. Cette signification est à la fois une part de cette chose et une part qu’autrui et moi reconnaissons en même temps comme faisant partie de la chose et comme représentant cette chose. Or, tout le miracle de la condition humaine consiste dans le fait que tout en reconnaissant cette part commune, les êtres en présence se reconnaissent eux-mêmes. Voilà en une formule succincte l’énigme de la condition humaine : il y a cet événement véritablement extraordinaire, que grâce à cette donation de sens commun, il y a reconnaissance de moi en tant que moi et d’autrui en tant qu’autrui. Nous y reviendrons. Ce qui fonde cette reconnaissance commune, cette part partagée, nous le nommerons un processus de symbolisation. L’animal symbolicum dont parlera Ernst Cassirer à la suite de Simmel en est l’heureuse formule . Non pas que l’homme soit 38 toujours déjà plongé dans une structure symbolique et qu’il suffirait de se servir d’un certain nombre de symboles préconfigurés pour aussitôt établir cette reconnaissance réciproque, c’est là la grande impasse dans laquelle un certain holisme sociologique s’est aventuré et, finalement, perdu. Il y a plutôt ce fait qui nous apparaît fondamental, que cette symbolisation s’effectue in situ, dans le moment et le mouvement même du partage, dans l’instant de son effectuation et à travers cette effectuation même . En ce sens, et pour reprendre un terme de Karl Otto Apel, nous 39 sommes dans le cadre d’une pragmatique transcendantale de la symbolisation. C’est là que se situent la difficulté et la nouveauté d’une telle démarche. Tel le chemin qui se fait en cheminant, le symbole se constitue en symbolisant, par ces innombrables pratiques opérantes dont le secret et la structure n’est autre que la concomitance entre cette part objectivée et donc partagée de la chose et la reconnaissance d’autrui comme autrui. La relation humaine est faite de ce double registre. C’est dire qu’elle n’est pas donnée, mais construite, qu’elle n’est pas instituée, mais toujours créée . 40 Elle n’est pas spontanée, ne procède pas d’un instinct ni d’une aptitude apriorique, mais se doit de ce détour de la chose, de la chose qu’on tend, du geste que l’on fait, du son que l’on profère - et dont l’autre peut saisir une part. Sa part objectivante, qui par symbolisation, sera aussi la mienne. La part objectivée précisément. Et si à l’objet tendu ne correspond pas la capture, comme chez l’animal, le geste autiste de l’appropriation brute, si à ce geste correspond un autre geste qui le réfléchit ou 60 l’infléchit, c’est bien évidemment qu’il y a plus dans cet échange que les choses échangées. Il y a ce qu’on pourrait nommer encore grossièrement et pour recourir à la formule stéréotypée, l’établissement d’un lien social. C’est le mérite de Marcel Mauss d’avoir su trouver un phénomène qui met pratiquement en scène et dramatise cet événement extraordinaire. Dans l’échangedon, dans cette scène primordiale de l’obligation « apparemment » volontaire de donner, de recevoir et de rendre, tout tourne autour de cette symbolisation . Et si 41 l’échange-don est un fait social total, c’est d’abord que l’être humain dans sa totalité en tant qu’être et en tant qu’être humain - s’y trouve engagé. C’est là qu’il fait la preuve de son humanité, de cette loi du genre qui le différencie de l’animal. Le symbole n’est pas donné à l’homme ; ce qui lui est donné est tout juste la faculté de symboliser. Il se peut que cette faculté résulte de l’apprentissage du langage . Mais 42 méfions-nous toujours de ce rapprochement canonique et souvent trop évocateur. Si le langage est un véhicule efficace de la faculté de symbolisation, il ne se confond toutefois pas avec elle. En effet, en fin connaisseur de la linguistique, Mauss aurait pu parfaitement le convoquer pour se faciliter la tâche ; cette tâche apparemment insoluble de rendre exemplaire toute la complexité de la relation humaine, d’en trouver le moment synthétique et d’en déployer toute la richesse . Or, pour bien 43 mettre en évidence la particularité de cette médiation, Mauss s’attache principalement à des objets cérémoniels et non au langage, à des objets ouvragés et somptuaires qui dans un partage symbolisant véhiculent du sens et donc du lien. Et tout comme Simmel, il met en lumière l’ambivalence essentielle de cette médiation. S’il rechigne d’emblée à avoir recours à la médiation linguistique, c’est que l’échange de sens par le langage ne permet pas - ou le permet moins bien - d’avoir accès à cette ambivalence. Car cet objet de la médiation, cet objet du partage, qu’il soit chose, geste ou son, est à la fois un « pont » vers autrui, c’est-à-dire ce qui permet de le joindre, ce qui fonde son attraction ou même sa séduction, mais aussi un obstacle, c’est-à-dire ce qui se tiendra toujours « entre » nous, contre nous et (heureusement) contre toute fusion. C’est précisément cet aspect « obstaculaire » du rapport à autrui que la vision linguistique de la symbolisation ne permet pas de saisir ou, comme c’est le cas en poésie, de ne saisir que de manière marginale et métaphorique. L’un des grands mérites de Mauss aura été d’éviter ce piège, et de s’être exercé au « regard distant » du champ ethnologique pour saisir la particularité de la sociation humaine. Car ces objets qui circulent dans l’échange-don, ces objets animés de l’âme du donateur, ces 61 objets chargés de séduction et de menace, sont à la fois là pour lier et pour séparer, pour attirer et pour repousser, pour séduire et pour défier. Placés entre les êtres humains, ces objets symboliques évitent l’insoutenable fusion, le « faire-un » avec autrui, mais ils permettent surtout que dans la nuit du sens qu’est aussi le monde, mon appel trouve parfois un écho. Or, très souvent, les mots sont trop vides et trop creux pour résister - et pour lier. On conviendra aisément qu’il s’agira de se méfier au plus haut point de leur mirage, comme de ces explications trop systématiques qui font du langage le modèle accompli de tout partage de sens. A la base de toute socialité humaine, avant même que n’interviennent les normes, les définitions de situation, les évidences du monde vécu, les formes sociales, il y a l’échange. L’échange fonde ce que nous définirions comme le domaine de la protosocialité. C’est cette protosocialité qui donne aux normes leur consistance et leur caractère obligataire, aux formes sociales leur forme particulière, aux contraintes leur évidence implicite, aux définitions de situation leur structure et leur sens. Dans un langage essentialiste, on dira que c’est par l’échange qu’il y a vie sociale, et que cette vie sociale se distingue de la socialité animale par la médiation particulière qui l’affecte ; par cette médiation essentiellement ambivalente qui fait que l’abord d’autrui, l’établissement d’un lien, se fait toujours par un détour, par une attractionrépulsion, dont Simmel fait la caractéristique principale du concept central de sa sociologie, la Wechselwirkung. Origine de toute vie sociale humaine, matrice générale des formes sociales, voire forme synthétique a priori, l’échange est ce qui est toujours déjà là et qui attend en quelque sorte qu’on veuille s’en saisir, que l’être humain veuille sortir de sa coquille, pour initier un rapport à autrui. Le fait qu’une norme sociale soit à la fois l’anticipation d’un comportement d’autrui et l’anticipation de cette anticipation, l’indique dès le départ : cette forme particulière que prend la norme sociale, d’être à la fois prescriptive et attente de prescription, est le fait de l’échange. C’est parce que la vie sociale humaine est fondamentalement échange, qu’à l’anticipation correspond l’anticipation de l’anticipation. Voilà l’argument fondamental et le seul postulat épistémologique que nous entendons proposer. Il en est de même avec tous les autres concepts classiques de la sociologie : car, si un fait social est obligatoirement un fait contraint, il procède de cette contrainte fondamentale qu’est l’obligation d’échanger. 62 Or, cette obligation d’échanger, de par sa structure ambivalente, connaît idéaltypiquement deux registres différents. Comme l’ont souligné dans une formule aussi judicieuse qu’ambiguë Jacques Godbout et Alain Caillé, il y a l’échange pour le lien, et il y a l’échange pour le bien . Il y a l’échange qui vise à établir une relation humaine 44 que nous avons appelé échange symbolique - et il y a l’échange qui vise à s’approprier l’objet d’autrui en lui donnant le mien - l’échange économique. Notons aussitôt qu’il n’y a aucun jugement de valeur dans cette distinction. L’échange économique n’est pas un échange normativement inférieur à l’échange symbolique, c’est une forme sociale beaucoup plus simple que celui-ci et donc susceptible d’être pratiquée dans des situations où le temps, la confiance, l’espace ou la richesse matérielle manquent pour recourir à l’échange symbolique. Ce n’est que quand cette forme a tendance à supplanter l’échange symbolique qu’elle peut, non, qu’elle doit être critiquée ou péjorée. Mais, en règle générale, dans toutes les cultures humaines et dans toutes les pratiques quotidiennes, nous assistons à des mélanges de ces formes d’échange. C’est de cette incertitude sur les mobiles exacts de son vis-à-vis - qui lui sont d’ailleurs bien souvent opaques à lui aussi - que la vie sociale humaine tire toute sa complexité, que finalement les rapports humains sont tout sauf évidents et que la contingence semble être le lot du genre humain. Et ce n’est que quand il y a crise, quand deux êtres humains, deux camps s’affrontent, que les véritables mobiles, les alliances sincères et les non moins sincères hostilités se dévoilent. Vu l’importance que nous accordons à ce concept, le fait que l’histoire du concept d’échange soit pratiquement un désert scientifique est en soi déjà un motif de méditation. Pourquoi ne s’est-on contenté bien souvent que de lieux communs à son encontre ? Et d’où proviennent ces propos indifférenciés qui, versant le bébé avec l’eau du bain, assimilent d’emblée l’échange au simple marchandage ? Pour tenter d’y répondre, posons encore quelques repères. Max Weber : l’échange comme archétype du contrat instrumental pur Commençons donc par cette « forme élémentaire » qu’est l’échange économique, tel qu’une démarche relationnelle pourrait l’envisager ; et donnons-en une première 63 définition aussi sommaire que possible : l’échange engage deux ou plusieurs personnes qui font passer de l’une à l’autre une chose, un signe, une parole, bref : un objet d’échange. On échange des regards, des bons procédés, des partenaires ou des marchandises. Un échange est observable, questionnable - et c’est bien pourquoi il entre dans la catégorie des faits que la sociologie, en tant que science positive, doit pouvoir interroger. A-t-on déjà vu des chiens échanger leurs os, se demandait Adam Smith tout au début de La Richesse des Nations - question faussement naïve qu’il pose pour aussitôt en extraire une spécificité du genre humain : non, les chiens se volent leurs os, tout comme les humains ignorants des bienfaits de l’échange préfèrent la rapine au commerce, alors que le citoyen instruit et un tant soit peu apprivoisé préfèrera toujours donner son bien en échange d’un autre sans recourir à la force ou à la ruse. L’échange, en somme, serait une manière pacifique de s’approprier un objet qu’on n’a pas et que possède une autre personne, à condition que celle-ci en éprouve un besoin identique et complémentaire. Cette manière de procéder peut être caractérisée d’économique. Elle découle d’une profonde sagesse qui apprit aux hommes à prendre en compte non le plaisir immédiat de la capture, mais les conséquences désastreuses que pourrait avoir un tel acte, et les mettre en balance avec le profit immédiat que l’échange leur procurerait. Pour échanger il faut savoir anticiper - et c’est probablement ce que les chiens ne savent pas (encore) faire. Mais pour pouvoir anticiper de la sorte, il faut être sûr que son partenaire possède les mêmes intentions pacifiques que soi-même, qu’il ne profitera pas de la main tendue pour aussitôt venir la mordre. On se souviendra de l’une des phrases-clés de Claude Lévi-Strauss à la fin du chapitre consacré au principe de réciprocité dans Les Structures élémentaires de la parenté : « les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » . 45 Mais bien qu’il soit pacifique, l’échange comporte un risque et courir ce risque suppose une confiance minimale qu’en absence d’institutions clairement pénalisantes on ne saurait conjurer sans un minimum de stratégie. Comme l’a très bien vu Max Weber dans ses évocations de l’échange muet, c’est par une série de tâtonnements que les échangistes proposent leurs biens, se retirent, attendent la réponse de leur vis-à-vis, jaugent son offre et, le cas échéant, l’acceptent . 46 Mais ces rituels improvisés de défiance et de confiance ne sauraient avoir lieu sans l’existence - et Weber le note à plusieurs reprises – « de l’intérêt égoïste du partenaire à une continuation future des relations d’échange » . C’est à son sens la 47 64 condition minimale pour qu’en dehors du désir immédiat de l’objet la transaction puisse se faire. Condition minimale, il s’en faut, que l’échange puisse s’effectuer sans aucune autre « garantie de droit », c’est-à-dire sans aucune autre convention réglant les modalités de l’échange et sans aucune autre institution sanctionnant des conduites frauduleuses . Et c’est bien pour cela qu’en bon juriste il conçoit l’échange 48 comme « Archetypos aller blossen Zweckkontrakte », comme « l’archétype de toute forme de contrat instrumental pur ». Contrat instrumental pur, certes, mais lié à la contrainte d’une continuation future des relations. Il entre pourtant dans la transaction un élément que Weber a soulevé sans pour autant lui accorder toute l’importance qu’il méritait. Cela est d’autant plus étonnant qu’il fait partie de la catégorie des faits sociaux que Weber définit avec beaucoup de soin au début de Wirtschaft und Gesellschaft : la catégorie des actes sociaux (soziales Handeln) qu’il distingue du Handeln proprement dit par le fait que les premiers demandent d’anticiper le comportement d’autrui dans la conduite de son propre agir. En effet, échanger n’est pas seulement un simple « Handeln », mais bien un « soziales Handeln », puisqu’il suppose non seulement un intérêt à continuer la relation, mais aussi un intérêt réciproque de son partenaire. Cette « réciprocité des perspectives » est un élément à la fois très simple sur le plan purement économique et très complexe sur le plan sociologique. Pour l’économiste, en effet, quel meilleur exemple de comportement économique que cette mise en balance – par calcul de coûts d’opportunité – entre le plaisir immédiat de la capture et l’anticipation de gains futurs que l’échange est susceptible de procurer ? Pour lui, il suffit d’observer cette règle de sens commun que l’homme, mû par ses besoins, procède à un simple calcul de comparaison utilitaire pour aussitôt se rabattre sur la solution la plus lucrative, et qui se trouve miraculeusement être aussi la plus « sociale », voire morale. Pour le sociologue, par contre, les choses sont moins simples. Max Weber a beau mettre l’accent sur l’absence de règles et d’institutions qui encadreraient l’échange et en feraient un comportement quasi-spontané, un « archétype » de la rationalité instrumentale, comme il dit, le fait d’évoquer cet intérêt d’une continuation future des relations d’échange ne cesse de nous interpeller, car elle est au cœur de l’interrogation sociologique et de celle de Weber en particulier. En effet, c’est bien d’un lien social qu’il s’agit quand Weber parle d’une telle continuation des relations. L’intérêt a beau être égoïste, il n’en reste pas moins essentiellement social. De plus, les échangistes n’anticipent pas seulement un comportement réciproque de leurs vis- 65 à-vis, mais ils anticipent toujours aussi une anticipation : ils s’attendent à ce qu’autrui partage la même attitude, la même intention, le même désir qu’eux et s’attendent qu’il l’attende à son tour. Par rapport au bon sens économiste, ce jeu spéculaire d’anticipations croisées plonge le rapport d’échange dans une contingence insoupçonnée. On voit bien la différence : l’économiste se limite à saisir l’échange pour reprendre le terme de Husserl - dans une « attitude naturelle », il le voit « du dehors », se contente d’en observer les effets , alors que le sociologue doit en saisir 49 toute la complexité noématique, les nœuds d’intentions qui s’y rencontrent, les supputations, les hésitations, les anticipations, et jusqu’à ses « jeux d’ombres » (Abschattungen), comme dit Husserl, toute cette « face cachée » que le bon sens ignore - doit ignorer, au demeurant, car lorsque l’on échange on veut agir, évidemment, et non tenir d’interminables soliloques sur les raisons de cet agir. Si la praxéologie est jusqu’à un certain point légitime pour l’économiste, la réflexion critique que le sociologue aurait à mener s’impose à un double titre : une première fois, du fait de l’hégémonie croissante de cette attitude praxéologique dans le discours politique ; une deuxième fois, par simple souci scientifique qui commande de ne pas confondre la surface des choses avec leur principe. Mais il convient de formuler un second étonnement encore, si l’on relève que pour Weber ce lien social se fait en dehors de tout « ordre », de toute norme, qu’il s’agit en l’occurrence d’un forme sociale pure (« blosser Zweckkontrakt ») dotant l’être humain de la capacité d’établir des relations sociales dans la durée. Cette capacité ne saurait être le propre de l’échange, puisqu’en lui-même - et pour garder la conception restreinte initiale de Weber - il se résume à la seule translation d’objets d’échange. De deux choses l’une alors : soit l’on attribue à l’être humain cette capacité en lui imputant une sorte de compétence naturelle à établir des relations sociales ; soit on élargit le concept d’échange pour se demander ce qui, en-dehors des deux éléments qui en constituent l’armature, les hommes et les choses, parviendrait à créer ce lien social en vertu duquel une relation d’échange comporterait à la fois sa condition de possibilité actuelle - puisqu’on n’échange dans le présent qu’en ayant l’espoir de pouvoir le faire dans le futur - et la possibilité de relations d’échange futures. Or si, conduire une démarche à prétention minimalement scientifique commande de restreindre autant que possible le nombre de postulats, ou, à tout le moins, à ne les accroître qu’en fonction de l’élargissement de la portée de l’explication, nous devons écarter provisoirement l’hypothèse d’une telle « socialité 66 apriorique » de l’être humain. Il me semble que l’un des résultats du « tournant linguistique » dans les sciences sociales est précisément de nous amener à nous passer de tels postulats . Force nous est d’emboîter le pas une fois encore à Lévi50 Strauss (1967, 69), quand il nous relate l’échange cérémoniel du pichet de vin dans les restaurants à bas prix du Midi de la France et qu’il formule cette remarque à la fois évocatrice et énigmatique : « Mais c’est qu’il y a bien plus, dans l’échange, que les choses échangées ». Une socialité minimale C’est ce « plus », que Max Weber évoque de manière implicite, sans toutefois s’y attarder, que le sociologue est appelé à déchiffrer. L’échange a beau être dans la plupart de ses manifestations un acte éminemment économique, jamais cependant il ne se résume à un simple calcul utilitaire actuel. Raisonnons par l’absurde : que se passerait-il, si l’échangiste était privé de l’espoir de pouvoir entretenir avec son partenaire des relations d’échange futures ? Serait-il prêt à assumer le risque d’une transaction unique et ponctuelle ? Quelles garanties demanderait-il pour ne pas recourir à la ruse ou à la violence ? Et, inversement, l’organisme chargé de dispenser ces garanties n’aurait-il d’autre choix que de les lui imposer par la force ? A toutes ces questions, il nous faut répondre par la négative : sans espoir de relations futures, pas d’échange; et sans échange, il ne reste que la violence ou l’imposition de règles répressives. Nous ne l’avions pas encore souligné, mais il y a dans la définition de Weber un élément de philosophie morale qu’on ne saurait négliger. L’échange se fait en dehors de tout ordre, de toute institution, de tout système de valeurs, affirmait-il. Ses règles, l’échange les porte en-lui même et il lui en faut fort peu, comme nous le verrons par la suite. Si, selon Kant, la liberté humaine s’exprime par la spontanéité et l’autonomie de l’agir humain, l’échange en serait sa plus pure expression. Je peux ou non échanger, c’est affaire de spontanéité, et à partir du moment où je respecte les règles formelles de la transaction, je peux fixer ses modalités selon une loi que je peux 67 librement imaginer en accord avec mon partenaire - c’est affaire d’autonomie. C’est bien pourquoi l’échange est l’un des topoi majeurs de l’idéologie libérale. La liberté d’échanger est en fait un pléonasme, car sans liberté, l’échange devient redistribution discrétionnaire ou violence et ruse - « force & fraud » avait dit Talcott Parsons (1937) dans sa critique de l’utilitarisme. Et même dans ces cas-là, l’échange se fraie encore un chemin. N’a-t-on pas vu dans les pires régimes totalitaires, dans les pires conditions concentrationnaires se mettre encore en place des filières d’échange, des marchés noirs ou des trafics inavouables, comme si par ces stratégies souterraines on entendait conserver une sorte d’humanité minimale, une humanité de survie, sauvage et intempestive qu’aucun pouvoir, aucun « traître » et aucune Loi ne pourraient étouffer ? Qu’il s’agisse de l’empire de la débrouille et de la combine, des petits marchés clandestins, des « bons plans » plus ou moins licites, à chaque fois l’échange y apparaît comme le premier signe de l’affirmation de soi de l’homme que l’on prive de liberté. Comme l’eau, il permet la circulation par tous les interstices imaginables. Le chaos, l’oppression, la barbarie, l’aliénation - il ne les affronte pas directement, mais toujours sous couvert et si besoin par ruse. De cette manière, il lie les êtres humains selon une solidarité minimale et astucieuse. Cette roublardise n’est certes pas le fleuron d’une humanité accomplie, bien au contraire ; elle est le signe d’un manque, d’une dénégation, d’une privation. Mais en même temps, elle atteste une pulsion de vie irréductible et farouche. Et il y a fort à parier que c’est moins par les petits avantages que procurent ces échanges minimaux que par leur caractère de lien entre les êtres humains que cette volonté se trouve constamment affirmée. Même dans son acception la plus restreinte, en tant que transaction purement marchande, l’échange garde donc pour le sociologue une signification autre qu’économique. J’avais, dans le sous-titre de ma thèse, Tausch und gesellschaftliche Entwicklung (Echange et développement social) insisté sur ma volonté d’examiner ce topos libéral. L’intention de critiquer une idéologie, au sens que Louis Dumont a donné à ce terme, était clairement affichée. Car même si l’échange avait été l’une des ultimes tentatives de l’être humain d’affirmer minimalement sa dignité, l’idéologie libérale en avait fait un argument universel pour légitimer la société marchande. Pour mettre une fois encore à contribution Max Weber, l’abendländischer Sonderweg, la voie particulière qu’ont pris les sociétés occidentales à l’aube des Temps Modernes, est bien dans cet avènement de l’idéologie économique, c’est-à-dire dans l’avènement d’une société entièrement soumise à l’échange marchand, ou, pour reprendre une formule 68 postmarxiste (lukacsienne) employée par Dumont, une société dans laquelle les relations entre individus sont formellement identiques aux rapports entre individus et marchandises. Une telle soumission, un tel « arraisonnement » utilitaire peut être considéré comme l’un des défis majeurs que la sociologie a voulu relever depuis la création du terme de sociologie par Auguste Comte. Sa critique des positions de JeanBaptiste Say se nourrit en effet d’un double soupçon à l’encontre de l’économie politique : d’une part, le lien marchand est trop ténu pour permettre une véritable cohésion sociale. En lieu et place d’une « action générale et combinée », Comte (1970) ne voit qu’une « agglomération » d’individus . D’autre part, le lien marchand en lui51 même est un lien qui s’auto-détruit à mesure qu’il se constitue. Car la confiance dans des transactions futures a beau être un élément constitutif de l’échange, une fois celui-ci accompli, les partenaires se tournent le dos et retournent dans leur anonymat. On a parfois tendance à brocarder outre mesure la naïveté positiviste de Comte jusqu’à oublier l’intelligence sociologique qui animait son projet. Or, sa critique du lien marchand est aussi simple que lumineuse, et si on l’avait considérée avec plus de respect, on se serait épargné bien des arguties stériles sur la tyrannie marchande. L’échange marchand peut à juste titre être considéré comme le degré zéro de la socialité humaine. Il agit comme un dénominateur commun ou un langage social universel entre toutes les personnes, tous les groupes, toutes les sociétés et toutes les cultures. C’est ce qui fait son avantage, mais c’est aussi son immense risque. Echange et marchandage L’échange marchand, en effet, a toujours eu mauvaise presse. Dans son Ethique à Nicomaque, Aristote s’entourait déjà de grandes précautions quand il avançait que la société humaine est entièrement « construite » par l’échange. L’échange lui semblait contenir le matériau propre à toute vie sociale humaine dans la mesure où celleci est tributaire d’une division du travail, mais en même temps il recelait la menace d’une désintégration de cette vie sociale en raison du désir individuel d’enrichissement auquel il prêterait le flanc. De même, on ne compte plus les relations ethnographiques qui témoignent de la méfiance aiguë des sociétés sauvages, dès qu’elles s’engagent dans les marges de leur territoire pour proposer quelque 69 surplus à un voisin. Si on fait l’inventaire des griefs à son adresse, la liste est impressionnante. Il y a d’abord le fait que l’échange marchand conduit à traiter son prochain comme un étranger. L’intention n’étant pas de nouer un lien, mais de se procurer le bien qu’il détient, cette étrangeté de soi et du rapport à l’autre est un masque nécessaire qui impose l’anonymat de la personne pour mieux favoriser l’importance de la chose. Mais, en même temps, c’est un rapport comportant un grand risque, celui d’être trompé quant à la nature de la chose retournée, mais aussi quant à l’intention qui anime l’un des échangistes. S’agissant d’une forme sociale simple, commandée par la nécessité et dans l’urgence, l’échange marchand peut très vite dégénérer en conflit et en guerre. Cela souligne l’importance des cadres institutionnels nécessaires pour le réguler. Dans un même registre, on ne manquera pas de constater que c’est un rapport inauthentique excluant tout lien personnel et demandant de traiter autrui comme s’il était lui-même une marchandise, ouvrant la voie au calcul intéressé et détruisant de l’intérieur toute communauté humaine . 52 Aristote avait donc reconnu que dans une société soumise à la division sociale du travail, l’échange marchand était l’un des modes de circulation des biens les plus simples et les plus efficaces, et que si l’institution politique parvenait à en définir les règles avec suffisamment de soin et de bon sens, ses offices ne sauraient être remplacés par nul autre. Nécessaire mais menaçant, libre mais incontrôlable, désirable mais destructeur, tout comme son succédané, l’argent - toute culture, hormis l’univers occidental, s’est toujours munie de mille précautions pour endiguer son emprise et réfréner ses conséquences. Or, il est quelque peu étonnant que jusqu’à l’immense œuvre de Fernand Braudel (1978), aucun théoricien, aucun historien, aucun philosophe ne se soit consacré à étudier les conditions de cette emprise, et que la vision naturaliste de l’échange, qui n’y voyait rien d’autre qu’un instrument de satisfaction des besoins, ait largement prévalu dans les sciences humaines. Et dans la mesure où la satisfaction des besoins est une pulsion toute animale, cette vision naturaliste de l’échange interdisait d’emblée de considérer ce terme comme faisant partie du lexique des sciences humaines . C’est par le biais de Jean Baudrillard (1976), qui s’était fait le lecteur de 53 Mauss et de Georges Bataille, et dont la critique de l’idéologie simpliste des besoins est devenu un important repère dans la critique sociale du 20ème siècle, qu’une conception moins manichéenne de l’échange prit peu à peu forme. Voyant dans le système des « prestations totales » le ferment de toute dynamique sociale, 70 Baudrillard utilisa le terme d’« échange symbolique » pour mettre en évidence le rôle constitutif de l’échange dans toute socialité véritablement humaine. Cela, pour aussitôt souligner l’état de décomposition de la société moderne avancée à la suite de la disparition de cet échange « vital » et de retomber aussitôt à son tour dans une nouvelle vision manichéenne. Une société dans laquelle il n’y aurait plus d’échange symbolique, à ses dires, où ne règnerait plus que l’échange marchand, serait une société qui aurait définitivement versé dans la « posthistoire » et dans le simulacre. Nous verrons que ce constat pour le moins radical est largement imputable à une conception malheureuse du terme de symbole que Baudrillard, dans un agonisme bien gallo-romain, a tendance à surdéterminer comme un jeu du tout ou rien. D’entrée de jeu, il nous faudra adopter un regard sociologique plus nuancé et plus complexe à propos du symbolisme. Est symbolique ce qui forme la relation humaine, c’est-à-dire ce qui noue la rencontre avec autrui, ce qui déclenche la réciprocité et ce qui l’installe dans la durée selon une grammaire complexe de la juste distance et de la juste mesure. Ce qui caractérise une démarche non réductionniste de la relation humaine, c’est la persistance de ces quatre radicaux qui sont le sacrifice dans la rencontre, la réciprocité de la réponse, la durée et la mesure. Il est entendu que l’être humain n’est pas doté de quelque instinct social qui lui permettrait d’instaurer ces formes de manière spontanée. Il doit dès lors recourir à des objets chargés de signification, des objets qu’il peut créer lui-même, mais que les institutions sociales lui mettent la plupart du temps à disposition, pour entreprendre ce difficile travail de mise en demeure d’autrui avec autrui. Ces objets chargés de signification, pour autant qu’ils médiatisent la relation humaine, ce sont au plein sens du terme des symboles sociologiques. Mais, répétons-le, alors que ces objets sont des « ponts » imaginaires vers autrui en tant que symboles, en tant que choses ils sont toujours aussi des obstacles à son adresse . Pour obliger une dernière fois 54 l’étymologie, nous pourrions dire que là où se tresse le symbolon, le diabolon n’est pas loin . La symbolique est toujours double, duelle et ambivalente : le pont est 55 toujours un obstacle à franchir, une menace à affronter, mais chaque obstacle est toujours aussi un pont. Et de même que plus l’objet d’échange apparaît comme un objet médiateur et plus son aspect « obstaculaire » est tangible, plus il souligne l’altérité radicale d’autrui . L’inverse est vrai également : plus l’obstacle entre autrui 56 71 et moi est grand, plus forte sera notre tendance à vouloir le surmonter - jusqu’à faire de ce dépassement une fin en soi. On voit donc s’ébaucher deux idéaux-types : selon que la relation humaine est voulue, visée, maintenue en tant que relation humaine, nous parlerons d’échange symbolique ; ou selon que la relation humaine sera instaurée pour assurer une transaction d’objets, nous parlerons d’échange économique. Mais, nous le verrons, de même qu’une relation pure - sans arrièrepensées, sans reste, sans intérêt - est, sinon inimaginable, du moins profondément inhumaine, l’échange économique, le plus désincarné, garde, ne serait-ce qu’à titre parfaitement virtuel, la trace ou la mémoire d’une reliance qui ne se dissout pas dans le simple marchandage. Plutôt donc que de parler d’un symbolisme fort et d’un symbolisme faible, de socialité primaire ou secondaire, nous partirons de cette polarité ambivalente de l’obstacle-pont et du pont-obstacle, de cette double symbolicité des formes de l’échange en maintenant cette ambivalence aussi loin que possible.  introduire ici une (rapide) discussion de Hénaff et du coup, je comprends ce que « prendre des rides » peut vouloir dire. Plus personne ne parle de Hénaff de nos jours. Si controverse il y eut, c’est à l’angle de l’Avenue du Maine et de la Librairie de Madame Chirac. Car la position de Hénaff est tout sauf innovante. Même s’il a des talents évidents de pédagogue (déjà démontrés dans son Lévi-Strauss), sa thèse centrale rejoint le mainstream actuel pour lequel la douceur du commerce a certes son prix, mais qu’à tout prendre il vaut mieux commercer de la sorte que de s’engager dans les luttes kojèviennes de la réversion compulsive. Il y avait chez Baudrillard encore un peu d’oxygène, chez Hénaff ça pue le placard. Alors à quoi bon y revenir ? 72 Résumé Notre point de départ avait été l’exploration des formes de l’échange avec pour but de nous intéresser à une forme jusque-là délaissée ou mal perçue : sa dimension symbolique, en entendant par symbolique sa capacité à créer et à perpétuer des relations humaines - et non, dans le sens commun du terme, le simple troc d’une chose par une autre. Mais pourquoi un sociologue en vient-il à s’intéresser à l’échange ? Pourquoi va-t-il s’embarrasser d’une notion propre à l’économie politique, alors que son lexique est déjà suffisamment riche pour témoigner de la circulation sociale ? J’épargnerai au lecteur un long commentaire sur un effort de recherche et de réflexion qui, partant d’un malaise de plus en plus grand face à la science économique à être à la hauteur de son temps, s’est peu à peu transformé en interrogation sociologique. Mais l’ambition avait été bel et bien celle-ci : l’arraisonnement de la société par l’économie ayant été jusque-là étudié sur le plan idéologique, technique, politique, anthropologique voire théologique, jamais, cependant, la sociologie ne s’était risquée à mettre à profit la particularité de son propre questionnement pour systématiser ce bouleversement civilisationnel qu’était le passage du primat des relations interhumaines au primat des relations marchandes. Que Max Weber mette en scène le procès de rationalisation, que Durkheim convoque le rapport entre division du travail et modes de solidarité, ou que Norbert Elias voie cette « grande transformation » comme un rapport entre la disciplinarisation du corps et la monopolisation de la violence, jamais la tentative de penser ce passage dans son immanence sociologique ne fut entreprise et pensée jusqu’au bout. Or, le concept d’échange m’apparaît contenir les promesses d’un concept à la fois critique et opératoire, dans la mesure où il rend compte à la fois des contraintes de cet arraisonnement et de la possibilité de les objectiver. Ecartons pour finir cette présentation de nos concepts de base une objection d’ordre théorique. Dans De la division du travail social (1893), Emile Durkheim avait procédé à une critique en règle de la conception de Herbert Spencer qui, reprenant l’enseignement d’Adam Smith, avait voulu faire de l’échange marchand en tant que contrat librement négocié le principe constructeur de la société moderne. Son argument avait été le suivant : si les acteurs devaient négocier tous leurs rapports sociaux comme des rapports d’échange, ces délibérations continuelles finiraient par 73 paralyser toute vie sociale et par annuler les avantages que l’échange apporterait sur le plan moral et géopolitique. Pour éviter cela, il était préférable de recourir à des « institutions », c’est-à-dire à des accords non-contractuels préétablis qui diminueraient - ce qu’en langage économique moderne on nomme - les coûts de transaction de l’échange . Pour Durkheim, ces « institutions » ne sont pas le fruit 57 d’un calcul d’optimisation, mais le résultat diffus de l’évolution sociale qui s’imposerait aux acteurs et leur permettrait d’éviter de perdre leur temps en délibérations interminables. Or, cette critique d’une conception échangiste de la société - qui se ferait en faveur d’une conception institutionnaliste - n’est en fait qu’une critique de la naïveté de Spencer qui poussa la contractualisme délibératif jusqu’à ses limites. Elle n’infirme en rien l’opérationnalité sociologique du concept d’échange. Car telle est l’ambition épistémologique sous-jacente à cette démarche. Si, en reprenant une expression de Georg Simmel, j’affirme que l’échange « construit » la société, c’est précisément dans le sens durkheimien d’institution, c’est-à-dire de représentation collective, ou plus abstraitement, en tant que principe social constitutif que je emploie ce terme. Et si, au sens de Mauss, les institutions sont des manières de faire et de penser dont les individus ne sont pas les auteurs, il nous faudra bien conclure que l’échange est bel et bien une institution du sens. Nous suivons en cela le bel enseignement que nous donne Vincent Descombes (1995, 1996) dans sa critique de l’individualisme philosophique. C’est dans ces termes que Descombes résume son approche institutionnaliste : « Ce qui fait qu’un acte dont j’ai la libre initiative détermine logiquement votre réaction, quelle qu’elle soit, comme étant votre réponse à ma sollicitation, ce sont les usages établis là où ces actes ont lieu. Ces usages sont des institutions, au sens de Mauss : ce sont des manières de faire et de penser dont les individus ne sont pas les auteurs » (1996, 333). Ajouts (mai 2011) L’échange marchand est à maints égards une forme sociale incomplète. Une forme défective et fragile. Incomplète, elle l’est car elle ne présente pas les quatre moments de la RH. Qui sont les quatre moments de tout fait social : initiation – constitution – reproduction – régulation (c’est encore une idée nouvelle, ici, de définir substantiellement le fait social par ces quatre moment génétiques : j’aurais pu commencer mon propos par ceci). Elle n’en conserve que les deux premiers : la rencontre (das Sichaufeinander-Treffen, comme le veut l’offre et la demande : eh oui, les économistes ont souvent 74 sousestimé le fait qu’ils doivent d’abord se trouver) et la réciprocité. Laissé à lui seul, l’échange marchand ne se poursuit pas – ou alors de manière aléatoire. Pour pouvoir être reproduit, il lui faut des institutions. Celles-ci ne défaillent qu’un peu et notre échange s’en trouve tout désemparé. Un peu moins de lois, un peu plus de corruption, un peu moins de régulation, un peu plus d’incertitude – et déjà l’échange marchande hoquète, tâtonne, se fourvoie et devient sujet à controverses. Pour qu’un fait social soit et persévère dans son être, il doit développer ces quatre moments. Il ne le fera jamais en complète autarcie, mais on reconnaîtra cette constance à l’influence plus ou moins discrète que joueront ses environnements. Ainsi, la famille nucléaire ne pourrait exister sans un mode de vie particulier, une protection juridique de ses propriétés, des mécanismes de planning, la séparation entre public et privé etc. Forme « épiphanique », la famille nucléaire résiste cependant à des modifications subites et inattendues de ses environnements. Elle s’y adapte, mais plus encore elle résiste (important pour MD). Pris dans le sens de la complétude, l’échange marchand est bien une forme défective de l’échange symbolique. 75 76 III. De la relation humaine Si les individus n’en sont pas les auteurs de leurs actes et s’il convient de se méfier d’imputer ces actes à de grands corps abstraits, il ne resterait, par la négative, qu’à se rabattre sur ces institutions dont parle Descombes. Mais en-dehors du fait que le terme est polysémique et controversé, qu’il prête flanc à d’infinies arguties entre sociologie et anthropologie, la procédé par exclusion n’ouvre en fait qu’un champ logique des possibles à l’intérieur duquel il s’agira de situer avec plus de précision ce social sui generis dont on est à la recherche. Voici ce que j'ai écrit quelques années plus tard (2006 à peu près) La visée gnoséologique de la relation humaine Derrière ce titre prétentieux, une évidence toute simple : le monde n’est pas tel qu’il se donne, il n’est pas non plus tel qu’on l’impose à nous - le monde est tel que nous en faisons relationnellement l’expérience. Dans l’une de mes nombreuses disputes (plus disputation que différend rageur) avec un ami très cher, grand et fin sociologue-philosophe de surcroît, nous en avions après la cathédrale d’Amiens. J’ignore si nous étions partis de John Ruskin ou si c’est simplement un mouvement d’humeur qui s’était abattu sur nous, mais toujours est-il que cet ami me dit à un moment : vois-tu, devant les splendeurs de cette cathédrale, devant ce monument d’histoire, devant cette œuvre de travail et de génie accumulés, s’il fallait faire le choix entre elle et tous ces humains qui grouillent autour, c’est la cathédrale que je choisirais. Ce qui me laissa pantois. Cet ami n’était en rien un nihiliste ou un traditionnaliste forcené (on reconnaîtra sans peine Michel Freitag). Mais il voyait très sombre pour une ère dont la créativité se limitait de plus en plus au pastiche et au mélange, et pour tout dire : il était sensible au fait, que jamais plus dans l’histoire humaine, l’homme ne serait capable de pareilles œuvres ; qu’à défaut de « fin de l’histoire », le genre humain se voyait confronté à une fin de son génie et de sa dignité. Alors, plutôt que de laisser cette déchéance gagner 77 l’humanité toute entière, valait-il peut-être mieux sauver ce qu’elle avait produit de meilleur (selon lui). Ma réponse fut élliptique, et en deux temps. Je lui fis remarquer, tout d’abord, que son choix impliquait que plus personne ne pourrait jamais observer ces œuvres de génie - à moins de prévoir la venue prochaine de quelque espèce extraterrestre. Que ces cathédrales seraient comme des ruines, exposées à elles seules, témoins muets d’un passé qu’aucune évocation ne parviendrait encore à remémorer. Mais surtout, après un temps de réflexion, je lui proposai mon second argument, à savoir que la contemplation de ces œuvres n’était jamais l’objet de l’observateur unique (fût-il l’observateur absolu, comme mon ami l’avait en tête), mais une contemplation partagée avec autrui, et une contemplation qui, comble de paradoxe, pouvait parfaitement se passer de communication verbale. Il arrive à des esprits éthérés d’amplifier leur sensation devant tel ou tel spectacle grandiose jusqu’à (croire) pouvoir se passer entièrement de la présence d’autrui. Mais il s’agit là d’un rude travail (ou, si l’on veut, d’un travail de sublimation - de l’absence d’autrui - réussi), là, où, en d’autres termes, la contemplation se fait à deux, parfois à trois (on peut enchaîner et passer d’un trait de Freitag à Maldiney). C’est cela l’esthéticisme, et c’est là aussi son côté inhumain. Car, que pouvait répondre mon ami à mes deux arguments de bon sens ? Il aurait pu dire que dans l’absolu la valeur de ce monument grandiose dépassait de manière incommensurable toutes ces petites perceptions personnelles qui lui étaient adressées ; qu’il n’ était pas même nécessaire d’y recourir pour établir sa grandeur et que le monument reposait dans sa splendeur sans phrase et sans reste, alors que ce qui grouillait autour était d’un autre monde incapable de saisir sa grâce. Mais il en est toujours de même : l’esthète se croit seul dans sa contemplation, et c’est bien là sa monstruosité, il croit être le seul à pouvoir tirer une intensité esthétique unique et incomparable de la contemplation ou de l’écoute de telle ou telle œuvre, alors qu’il ne fait qu’accomplir de manière tout-à-fait stérile ce qu’une expérience commune permet de ressentir communément et naturellement. Cela vaut même pour la musique qui est pourtant le lieu voué à la consommation individuelle de la dévotion esthétique . Non seulement, il n'y aurait plus jamais personne pour contempler la 58 cathédrale d'Amiens, mais je pense que mon ami se trompait sur le caractère essentiellement non-solipsiste de la contemplation. Car c'est en fait l'intense effort demandé à la contemplation solitaire qu'il érigeait en principe de contemplation et non l'acte évident de partager son enthousiasme. Mais surtout, toute contemplation 78 est communication intense et l’erreur consiste alors en l’hypostase de la dédication. On imagine l'effort souvent titanesque du solipsiste de « faire sens » avec ce qui l'entoure, des ressources d'esprit qu'il doit convoquer pour qu'une chose lui « parle ». Or, ce parler-là n'est rien d'autre qu'une substitution ou une sublimation du partage esthétique qui aurait pu être vécu avec une autre personne, mais qui ne l'a pas été. L’unité phénoménale de la relation humaine La tradition sociologique dans laquelle s’inscrit ma démarche remonte assez loin dans le domaine des Classiques. Parmi les penseurs modernes, la notion de « commerce » de Montesquieu est un passage obligé ; de même, au centre de l’ouvrage magistral d’Adam Smith, La Théorie des sentiments moraux, il est constamment question de « sympathy », c’est-à-dire de cet art subtil de se mettre à la place d’autrui pour interroger les mobiles de l’action d’ego. C’en est d’ailleurs l’exacte expression de ce que des psychologues et sociologues appelleront plus tard la « réciprocité des perspectives » (Theodor Litt, Alfred Schutz). Plus près de chez nous, dans la tradition pragmatique américaine, elle-même héritière de la philosophie morale écossaise (Shaftesbury, Hutcheson, Dugald Stewart) et du libéralisme français (B. Constant), cette idée d’un « commerce sympathique » se retrouve chez Josiah Royce - dont Gabriel Marcel a dressé un éloquent portrait -, chez G.H. Mead, J. Dewey et W. 59 James, puis chez Ch. H. Cooley. Peu à peu et avec l’apport de la phénoménologie par Alfred Schutz, elle se sensibilise comme un objet d’études particulier dont se chargera l’interactionnisme. Mais nous sommes encore dans le domaine de la psychologie sociale ; ces auteurs ont beau être des géants, leur intérêt pour la relation humaine se fait encore dans un abord égologique et solipsiste du phénomène de la relation. De ce point de vue, que l’on peut qualifier d’ontologique, la distance avec Smith n’est pas considérable. Certes, il y a la conscience du fait que la relation humaine est un domaine particulier d’investigation qui ne se recoupe ni avec l’étude des grands ensembles sociaux ni avec celle de la psyché humaine. Mais ce « troisième empire » dont parlera Martin Buber est constamment référé au rôle qu’il est appelé à jouer 60 dans la sensibilité, la morale et les modes de connaissance propres à l’individu. Ce n’est qu’avec l’irruption de deux penseurs profondément atypiques et qui, de surcroît, se sont superbement ignorés, que la pensée sociologique commença à se décentrer de ses fixations solipsistes et à étudier la relation humaine dans ce qu’elle a 79 de spécifique. C’est chez Marcel Mauss qu’elle deviendra un fait social total. On a tant glosé sur ce mot « total », qu’on en a presque oublié la signification première et essentielle qui n’est rien d’autre que l’idée d’un fait social sui generis, d’un fait génériquement spécifique de la sociologie. C’est bien cela que Durkheim, à la fin de sa vie, avait vainement espéré de trouver dans certains états d’effusion collective. Ce fait social « total » que Mauss trouve à l’état « pur » dans un grand nombre de sociétés sauvages et traditionnelles, est d’abord total parce que circonscrit - ni déductible de, ni réductible à quoi que ce soit d’autre, pour employer nos propres termes. C’est un fait social qui se suffit à lui-même, se soutient de lui-même et dont les mécanismes ne sont en rien comparables aux nécessités de la vie sociale ni au mode de connaissance propre à l’être humain. Bien au contraire, tout se passe comme si, dans les sociétés prémodernes qu’il étudie, ce fait total imprimait sa logique et ses modes de fonctionnement aux logiques de reproduction collective et aux formes de connaissance individuelle. C’est du social « pur » que découvre Mauss dans les rituels d’échange-don ; du social pur qui précède les élaborations collectives et l’expressivité réflexive des individus. Et il n’est évidemment pas anodin que ce social pur ait la forme d’un échange. Le second penseur à qui nous avons déjà largement emprunté, est Georg Simmel. Si c’est par un « détour anthropologique » que Mauss découvre l’unité phénoménale de la relation humaine, cette découverte provient chez Simmel de la radicalisation progressive d’un procédé méthodologique dont il a été l’un des virtuoses. La méthode analogique de Simmel a souvent été brocardée, et si on l’a souvent jugée comme une sorte de comparatisme disert et peu sérieux, on oublie trop souvent qu’aucun paradigme, aucune méthode sociologique ne s’étaient établis au moment où l’auteur de la Philosophie de l’argent commence à s’intéresser à cette discipline nouvelle qu’est la sociologie. Son cadre est la grande science de la culture, la Kulturwissenschaft qu’avait projetée son maître Wilhelm Dilthey. Et même si Simmel prendra peu à peu ses distances avec ce modèle (qui voulait transposer au niveau de la culture ce que certaines personnalités d’exception - on pense à Goethe avaient réalisé à un niveau individuel), ce cadre l’autorise néanmoins des mises en rapport jusque là impensables ; car si, selon Dilthey, une culture s’affirme comme le fait une grande personnalité, tous les traits qui la caractérisent se ramènent finalement à son empreinte unitaire. Si l’analogie s’impose comme méthode de connaissance, elle se ramène à l’idée diltheyienne que tous les éléments d’une culture 80 ont un « air de famille » que le penseur s’attachera à mettre en évidence. Reprenant de Kant le terme de « Wechselwirkung », d’« action réciproque », Simmel dynamisera l’analogie. Lorsqu’il décrit une œuvre d’art, fidèle au procédé iconographique, il la comparera à d’autres œuvres d’art, mais ce qu’il cherchera avant tout, ce sera la relation de cette œuvre à l’artiste qui l’a conçue, la relation de l’œuvre à l’amateur qui la contemple et la relation qui se tisse entre artiste et contemplateur par l’intermédiaire de l’œuvre - dans le but précisément de trouver un « air de famille » entre ces relations. C’est bien là la force et non la faiblesse de ce concept comme on aimerait le lui imputer. Mais à la base de la « Wechselwirkung » il y a un autre motif qui guide encore l’analogie. Pour Simmel, comme pour Cassirer qui reprendra cette idée, la spécificité de l’homme est sa capacité de symboliser, c’est-à-dire d’exprimer de l’indicible en recourant à une image, à un métaphore, à un schéma . Or, l’indicible 61 par excellence pour Simmel, c’est la relation humaine. Il est bien trop conscient de l’arbitraire des paroles et du langage pour croire qu’une relation d’amour puisse simplement être témoignée par des mots, mais il est persuadé qu’à la base de la conscience de soi et de la manière dont l’individu pense tous les rapports à soi, à autrui et au monde, se retrouve cette relation humaine symbolique. Et c’est bien pourquoi la seule réalité qu’il puisse concevoir pour l’être humain est cette réalité des « Wechselwirkungen » qui ne sont que des manières de formuler l’indicible dont il se sait constitué. D’analogie en analogie, Simmel arpentera donc le monde de ces « Wechselwirkungen », donnant au lecteur pressé l’impression de ne rien faire d’autre que l’étalage de sa culture et de sa spiritualité, alors qu’il n’a de cesse de recomposer l’univers du symbolisme humain et de trouver dans son expression épurée la relation originelle qui en est à la base. Par le biais du concept de « Wechselwirkung », Simmel nous permet en effet une lecture de la réciprocité qui en ménage à la fois la complexité et l’ambivalence. Complexité des motifs, des enjeux et des formes ; mais surtout jeu ambivalent d’attraction et de répulsion qui nous permet de franchir le « stade du miroir », cette lecture simplificatrice de la réciprocité par laquelle autrui n’apparaît toujours que sous la forme spéculaire d’ego . 62 ¤Or, cette relation, Simmel ne l’a pas trouvée. Il l’a tout juste pressentie à travers ses multiples évocations de l’intime, de la fidélité, du cadeau ou de la confiance dont il tisse sans fin les digressions dans sa Grande Sociologie . Et c’est bien pourquoi on lui 63 81 impute bien souvent et bien à tort la paternité d’une sociologie relationnelle et non d’une sociologie de la relation humaine. Je ne dirais pas que Marcel Mauss soit tombé par hasard sur ce point aveugle que Simmel avait interrogé et cerné toute sa vie durant - sans aboutir dans sa recherche. Son génie aura été de pressentir, lui aussi, à travers un immense matériau ethnographique, historique et juridique, que ce qu’il conçoit d’abord comme une curiosité, puis une anomalie , revêt les caractéristiques d’un fait social d’une 64 complexité sans pareille. En lisant l’Essai sur le don, c’est d’abord cela qui étonne, en même temps que la maîtrise avec laquelle Mauss extrait l’unité phénoménale des ces rites d’une étrange diversité qui entourent l’échange-don. Pourquoi cela et pas autre chose, se demande-t-on, au départ, pourquoi ne pas évoquer la prière, le sacrifice, l’organisation sociale voire la morphologie pour pénétrer au cœur des sociétés « archaïques », pourquoi l’échange-don ? Qu’y a-t-il de si particulier et de si général qui attire Mauss dans ce phénomène ? Et cela d’autant plus que sa réalité semble au fil des pages devenir de plus en plus insaisissable, de plus en plus incapable d’être cernée par nos catégories et nos concepts, au point même que Mauss nous invitera à les mettre « au creuset », à les suspendre et à en trouver de nouveaux, plus appropriés pour saisir les « faits » sociaux. Le don est d’abord une énigme, mais c’est surtout une charade adressée à nos concepts. Le rapprochement de Mauss et de Simmel est nécessaire, car ils sont non seulement complémentaires sur le plan de la méthode, de la démarche scientifique et de la thématisation de l’échange, mais ils ont tous les deux la même intuition fondamentale : le monde n’est pas constitué de choses, mais de faits . A fortiori le 65 monde social. Il est certes peuplé d’êtres, d’institutions, de représentations collectives, de choses donc, ou de valeurs ; or, ce qu’il convient d’étudier, ce ne sont pas ces choses en tant que telles, ce sont les relations entre ces choses. Et si tel est le cas, c’est que la sociologie part d’un a priori implicite : ces relations entre les choses, ces faits, sont de structure identique, car c’est la relation humaine qui leur sert de matrice. Mauss et Simmel ont des manières néanmoins fort dissemblables de discerner cette intuition. Alors que Mauss plonge directement au cœur même de la complexité de cette matrice, Simmel prend d’abord la mesure de son système. Mauss procède de manière inductive, Simmel de manière déductive. Le « roc » d’une « morale éternelle » que Mauss décèle et à partir duquel il entend reconstruire l’intelligence du social, n’apparaît chez Simmel qu’au bout d’une longue analyse. Mais 82 le résultat est identique : ce que Simmel appelle « ces fils microscopiques » qui tissent la trame du social, Mauss le saisit d’emblée comme la seule véritable spécificité humaine, son seul véritable art, le symbolisme. Le symbolisme n’est rien d’autre que la constitution d’une objectivité dans et par la relation humaine, la constitution d’une référence commune, c’est-à-dire d’un partage à partir duquel un monde devient cohérent et donc humain. Qu’il me soit une fois encore permis un intermède personnel. C’est par une curieuse incursion dans les théories de la genèse monétaire que j’ai pour la première fois isolé ces quatre moments fondamentaux de toute forme de circulation sociale : le sacrifice (ou de manière plus générale, la rencontre) comme engagement ou initialisation de la relation ; la réciprocité comme moment de la réponse, de l’écho ; la richesse (ou, de manière plus générale, la durée) comme matérialisation, c’est-à-dire comme condition de la durée de la médiation ; et la mesure comme cadre normatif minimal de cette forme. On sait à quel point les diverses théories tâchant d’expliquer la formation de la monnaie en Grèce ancienne se sont succédé, mettant d’abord l’accent sur l’efficacité de l’échange, ensuite sur la nécessité de la mesure, puis sur la substitution sacrificielle, pour finir par y voir un acte d’imposition politique. Quatre théories partielles, en vérité, qui - et c’était l’hypothèse banale que je faisais pouvaient tout aussi bien s’associer plutôt que de se concurrencer l’une l’autre. A l’évidence, les structures tétraédriques sont légion dans les sciences humaines . Or, il 66 est saisissant de constater que Simmel et Mauss thématisent chacun à sa manière ces quatre moments, pris deux par deux. En effet, que ressort-il de l’analyse maussienne du don ? En premier lieu, le double sacrifice du donner et du recevoir . En donnant, 67 on s’expose, on se fragilise, on sort de soi ; en recevant, on s’ouvre, on se doit, on s’oblige. Deux confiances bien distinctes sont de mise. En donnant, une confiance projective et positive : on espère que le message sera reçu, qu’il sera compris ; en recevant, une confiance conservatrice et négative : c’est tout le problème de l’accueil 68 et de l’hospitalité, on espère que le don ne sera pas un Cheval de Troie, que par la brèche ainsi ouverte on ne se livrera pas sans défense. Or, ce qui vient réguler cette double méfiance - car l’un ne va jamais sans l’autre -, c’est précisément l’objet mis dans la transaction. Objet animé, chargé de mana, objet « subjectivé », il est chargé à la fois du difficile travail de véhiculer les intentions des échangistes, et de créer la durée et le rythme de la relation. Chez Mauss, on reconnaîtra aisément l’accent mis 83 sur les deux moments du sacrifice (ou de la rencontre) et de la richesse (ou de la durée), ces deux moments anthropologiques par excellence de la relation humaine. Simmel procède de manière tout à fait complémentaire. A travers le concept de « Wechselwirkung » , il met en évidence l’étrange alchimie faite d’attraction et de répulsion, de proximité et de distance à l’œuvre dans toute relation humaine. S’il y a lieu d’employer le concept de réciprocité, ce n’est que dans une acception complexe incluant la réciprocité des contingences respectives de l’appel et de la réponse, l’affirmation de soi et l’allégeance à autrui et la création d’un monde « objectif » du sens partagé. Bien que son mécanisme soit d’une complexité déroutante, la structure de la réciprocité est toujours la même : à l’adresse donnée répond une adresse rendue . Mais cette réponse ne va pas de soi. C’est moins l’existence d’une telle 69 réponse qui préoccupe Simmel - et dans certains cas, comme dans sa digression sur la gratitude, le fait qu’il n’y ait pas de réponse possible est précisément la caractéristique de la valeur de la relation - que sa justesse ; qu’adresse donnée et adresse rendue soient en harmonie l’une avec l’autre. La métaphore musicale qui affleure à bien des endroits chez Simmel, est choisie à dessein. Car c’est bien plus que de l’intercompréhension qui est réalisée dans la relation symbolique. Pour Simmel, il y a comme une préformation de l’âme humaine qui la rend capable de se mettre en consonance avec autrui . L’homme est toujours déjà un être-en-projet pour autrui, 70 mais ce n’est que la relation réussie qui lui en fait prendre conscience. L’idée de mesure qui s’énonce ainsi, se décline à tous les étages de la « Wechselwirkung » : de la mesure proprement métaphysique dont Simmel aimerait faire l’objet de sa « sociologie intérieure », jusqu’à la mesure toute banale, quand la « Wechselwirkung » sera devenue échange marchand. Cette lecture de Simmel et de Mauss ne vise pas à rendre compte de toute la richesse de ces théoriciens essentiels de l’échange social, mais simplement à proposer une grille de lecture de leur complémentarité. Réunissons-les à présent et détaillons ces quatre éléments fondamentaux de l’échange. 84 Les quatre moments de la relation humaine Citation Buber (« …sur l’arête étroite entre le jeu et le tu… ») (5. 2011) - Tout fait social comporte quatre moments. Qu’on pourrait caractériser de lanière abstraite par les moments     d’initiation (ou d’initialisation) de constitution de reproduction et de régulation. Je dis bien « tout fait social », qu’il s’agisse d’une forme éphémère (un échange de regards furtifs) ou d’une institution complexe (comme l’argent ou un traité commercial international). Nous dirons donc que tout fait social a une structure tétraédrique. Ces quatre moments ou radicaux de la relation humaine n’ont été évoqués jusque là que de manière allusive. Il est temps à présent de les développer quelque peu. En fait, nous l’avons déjà indiqué, ces quatre radicaux décrivent la structure générale de toute forme de circulation sociale. Les termes employés - rencontre, réciprocité, durée et mesure - ne sont pas à prendre de manière littérale, mais sont à considérer comme des termes génériques : ce n’est qu’en tenant compte de toute leur extension sémantique qu’une conception de l’agir social comme échange pourra dévoiler toute sa portée. L’histoire sociologique, nous l’avons déjà souligné, est riche en structures tétraédriques de ce genre. Le schéma AGIL de Parsons est certainement le plus connu d’entre eux. Or, plutôt que de poser la question parsonienne des prérequisits fonctionnels d’un système social, nous plaçons la relation humaine au centre de notre modèle en stipulant le caractère matriciel de cette relation ; en faisant de la sorte, ce n’est plus une question d’ordre mais de structuration qui en devient l’enjeu principal. Alors que Parsons reposait le fameux « social problem of order » de la philosophie hobbesienne sur un plan purement synchronique, notre modèle vise à déchiffrer la constitution et la déconstitution de cet ordre dans le temps, au niveau des individus, 85 des groupes et des sociétés. Si, dans l’exposé de ces radicaux, nous privilégions une perspective interactionniste élémentaire qui vise à rendre compte du déroulement logique d’une relation humaine, ce n’est qu’à titre de simplification et de clarification, l’évidence du processus n’étant une fois encore que la traduction ou la cristallisation dans les faits d’un phénomène d’une très grande complexité qu’aucun langage systémique ne saurait rendre. C’est bien pourquoi j’ai choisi des termes impressionnistes et non des termes structuralistes ou fonctionnalistes pour caractériser ces radicaux. I. « L’événement par excellence est la rencontre » écrit Henri Maldiney . Et il 71 ajoute : « mais nous parlons trop facilement de rencontres et de rencontrer (…). Il n’y a de rencontre que de l’altérité. L’altérité est imprévisible ». Maldiney n’est qu’un penseur dans une histoire déjà longue de la dialogie. Avant lui, Buber, Lévinas, Jacques et bien d’autres se sont préoccupés du surgissement du visage d’autrui et de son ineffable altérité. La sociologie, quant à elle, même si l’interrogation dialogique trouve en Simmel un point de focalisation essentiel, ne s’en est occupée que de manière marginale. L’idée de rencontre met l’accent sur ce que le sociologue nomme l’initiation d’une interaction, sur ce « premier pas » qui nous paraît toujours si difficile et risqué quand nous approchons autrui dans la vie quotidienne . Plus difficile et risqué encore, 72 quand il s’agit de la première fois. L’essentiel des « expériences de crise » qu’ont mené les ethnométhodologues dans les années 1970 et 1980 se concentrait sur ce moment initiateur et initialisateur de l’interaction qui leur permit de mettre en évidence - et c’est là l’une de leurs découvertes majeures - à quel point l’« ouverture » d’une interaction structurait cette interaction dans son déroulement ultérieur. A côté de ce moment d’indétermination - qui, selon les ethnométhodologues, laisse une grande place à l’établissement de « règles ad hoc » - et de risques - qui sont selon les anthropologues l’une des sources essentielles de la ritualisation -, la rencontre s’apparente au geste de la donation et, au-delà, à l’idée de sacrifice qui comporte toujours un « objet » dont on se démet ou d’une face qu’on risque de perdre, pour le verser dans la circulation sociale. C’est une partie de soi dont on se dessaisit ainsi, et il y a toujours un léger moment d’affliction qui accompagne cette séparation. C’est dans ce sens psychologique que le terme de sacrifice est le plus communément 86 employé. Mais il y a plus important : ce n’est pas soi-même qu’on met en jeu dans l’interaction, qu’on veut ainsi « ouvrir » à l’autre, mais une partie de soi-même. Et cette partie de soi-même, cet objet qu’on a ainsi créé en s’en séparant, cette annonce qu’on a faite, cet appel qu’on a formulé, c’est précisément ce sur quoi se focalise l’échange, s’il est couronné de succès, comme une forme de partage de sens ou, selon le sens que lui donne Georg Simmel, d’objectivation. Et c’est en ce sens seulement qu’on parlera d’ « objets » d’échange par la suite. Je rappelle l’une des inspirations fortes de Claude Lefort que l’on peut considérer à juste titre comme l’initiateur de l’antiutilitarisme français : « En un premier sens, il (l’échange par dons) est l’acte par lequel l’homme se révèle pour l’homme et par l’homme (…). En donnant, il (l’individu) brise le lien qui l’unit à la chose, mais cette négation n’est vraie que si autrui la reconnaît en l’effectuant à son tour. L’univers humain ne se dessine ainsi que dans une contemporaine désaffection de la réalité ; les hommes en une opération identique, celle du don, se confirment les uns aux autres qu’ils ne sont pas des choses » (1978, 27). Pour reprendre l’expression si heureuse de Marcel Mauss, on pourrait aussi parler d’« objets animés », d’objets pourvus d’une âme, de mana. Cette part de soi-même à partager avec autrui, ce sacrifice censé « ouvrir » l’interaction, comporte une ambivalence essentielle : elle est à la fois un « pont » jeté vers autrui - et j’emprunte ici à dessein une image de Simmel - et un obstacle qui limite ou, le cas échéant, anéantit l’interaction. Part de soi-même, offrande/poison (gift/Gift), elle empêche de se perdre dans la fusion, d’y verser toute sa personne, sans reste ; mais part de soi-même, cependant, qui l’expose aussi au risque d’être volé, trompé ou détourné de soi-même. Il y a dans la rencontre une immédiateté et un envisagement dont la nature et les enjeux dépassent largement le cadre de l’analyse sociologique et de ce que les termes d’initiation ou d’initialisation de la relation humaine peuvent figurer. Avant de se porter vers autrui et de lancer un pont, comme le formule Handke, il y a ce premier moment proprement énigmatique qu’est son irruption dans notre monde. Irruption d’une autre conscience sur laquelle la notre vient buter, d’une conscience qui vient interrompre le cours du ressassement monotone des choses, ce visage nous interdit tout d’abord, il nous décentre de nous-même, nous aspire un court laps de temps dans un empire indiscernable. Nous ne sommes plus (avec) nous-mêmes, mais nous ne sommes pas encore avec autrui. Toute rencontre authentique, c’est-à-dire simplement attentive et ouverte sur autrui, contient ce moment de flottement, ce 87 relâchement d’un vague solipsisme qui se déporte soudain sur une autre présence. Paradoxalement, cette irruption nous rend à nous-mêmes, dans un double mouvement où nous tâchons d’affirmer notre quant à soi, alors même que nous nous plongeons dans cette vacuité qui se creuse entre autrui et moi. Cette altérité excède toute connaissance possible ; elle est de l’ordre du sensible, de l’expressivité pure, dont aucune médiation ne peut se charger . Cette présence d’autrui n’est en rien 73 réductible ; le procédé technique le plus sophistiqué ne saurait rendre cette imminence d’autrui qui ne se réduit pas au seul visage, à la seule posture corporelle, mais nous confronte avec un tout indistinct, une présence massive qui nous interpelle. II. A côté de l’initiation de l’interaction, le schème réciprocitaire se charge de sa régulation (non !). C’est parce qu’il comporte ce moment, que l’échange ne saurait être de l’ordre du don pur, de l’agapé chrétienne, du sacrifice suprême . Si l’on donne 74 pour recevoir, c’est d’abord pour établir un lien, ensuite pour profiter de la relation ainsi établie. C’est là l’enjeu sociologique essentiel de notre propos : montrer que l’établissement d’un tel lien n’est pas imputable à quelque faculté socialisatrice immanente de l’être humain, à une « socialité apriorique », mais s’exerce à travers une forme sociale particulière que le genre humain, à l’instar de l’apprentissage de la parole, aura développée tout au long de son ontogénèse. La « universal norm of reciprocity », dont parlait Alvin Gouldner hypostasie bien évidemment cette règle. Ce n’est pas en en faisant un « universel » ou, comme Lévi-Strauss, un invariant structurel cognitif, que l’on découvrira toute la richesse et toute la complexité de ce schème. Lévi-Strauss, pourtant, dans l’exemple déjà évoqué de l’échange du pichet de vin, et pour autant qu’il se soit laissé aller à son talent d’écrivain, en a rendu l’un des portraits impressionnistes les plus accomplis qui m’a servi d’exemple tout au long de cette tentative de théorisation. En raison de son importance, mais aussi de son indéniable faculté évocatrice, qu’il nous soit permis de le citer dans toute son ampleur : Claude Lévi-Strauss : l’échange cérémoniel des pichets de vin "La situation de deux étrangers qui se font face, à moins d’un mètre de distance, des deux côtés d’une table de restaurant à bon marché (...) est banale et épisodique. Elle est cependant éminemment révélatrice, car elle offre un 88 exemple, rare dans notre société (…), de la formation d’un groupe pour lequel, en raison sans doute de son caractère temporaire, on ne dispose pas d’une formule toute prête d’intégration. L’usage de notre société est d’ignorer les personnes dont le nom, les occupations et le rang ne sont pas connus. Mais, dans le petit restaurant, de telles personnes se trouvent placées pour deux ou trois demi-heures dans une promiscuité assez étroite, et momentanément unies par une identité de préoccupations. Un conflit, pas très aigu sans doute, mais réel, et qui suffit à créer un état de tension, existe, chez l’une et l’autre, entre la norme de la solitude et le fait de la communauté. Elles se sentent à la fois seules, et ensemble, contraintes à la réserve habituelle entre étrangers, alors que leur position respective dans l’espace physique, et leur relation aux objets et aux ustensiles du repas, suggère, et dans une certaine mesure réclame, l’intimité. Ces deux étrangers sont exposés, pour un court espace de temps, à vivre ensemble. (…) Rien ne saurait empêcher une imperceptible anxiété de poindre dans l’esprit des convives, à base d’ignorance de ce que la rencontre peut annoncer de menus désagréments. La distance sociale maintenue, même si elle ne s’accompagne d’aucune manifestation de dédain, d’insolence ou d’agression, est, par elle-même, un facteur de souffrance, en ce sens que tout contact social comporte un appel et que cet appel est un espoir de réponse. C’est de cette situation fugace, mais difficile, que l’échange du vin permet la résolution. Il est une affirmation de bonne grâce, qui dissipe l’incertitude réciproque ; il substitue un lien à la juxtaposition. Mais il est aussi plus que cela : le partenaire, qui était en droit de se maintenir sur la réserve, est provoqué à en sortir ; le vin offert appelle le vin rendu, la cordialité exige la cordialité. La relation d’indifférence, à partir du moment où l’un des convives décide d’y échapper, ne peut plus jamais se reconstituer telle qu’elle était ; elle ne peut plus être, désormais, que de cordialité ou d’hostilité : on n’a pas la possibilité, sans insolence, de refuser son verre à l’offre du voisin. Et l’acceptation de l’offre autorise une autre offre, celle de la conversation. Ainsi, toute une cascade de menus liens sociaux s’établissent, par une série d’oscillations alternées, selon lesquelles on s’ouvre un doigt en offrant, et on s’oblige en recevant, et, dans les deux sens toujours, au delà de ce qui a été donné ou accepté. Il y a plus encore. Celui qui ouvre le cycle s’assure l’initiative, et la plus grande aisance sociale dont il a fait preuve lui devient un avantage. Car l’ouverture comporte toujours un risque : risque que le partenaire réponde à la libation offerte par une rasade moins généreuse ; ou risque, au contraire, qu’il ne se livre à une surenchère et ne vous oblige – la bouteille, ne l’oublions pas, étant minime – soit à perdre, sous la forme de la dernière goutte, votre dernier atout, soit à faire à votre prestige le sacrifice d’une bouteille supplémentaire. Nous sommes donc bien, à l’échelle microscopique il est vrai, en présence d’un ‚fait social total’, dont les implications sont à la fois psychologiques, sociales et économiques. Or ce drame en apparence futile, auquel le lecteur trouvera peut-être que nous avons accordé une importance disproportionnée, nous semble au contraire offrir à la pensée sociologique matière à d’inépuisables réflexions" (1967, 69-70). Lévi-Strauss dit bien que « tout contact social comporte un appel et que cet appel est un espoir de réponse » (70), voilà pour le moment de la rencontre ; et il ajoute aussitôt que « la relation d’indifférence (...) ne peut plus jamais se reconstituer telle 89 qu’elle était ; elle ne peut plus être, désormais, que de cordialité ou d’hostilité » (ibid.). Le mal ou le bien est fait. Nous sommes dans l’irréversible. C’est bien de cela que se charge le schème de la réciprocité. Si nous l’étudions de plus près, nous y trouvons une quadruple épreuve dont j’avais esquissé les traits dans un travail antérieur : 75 a) Une épreuve identificatrice - la réciprocité est de la manière la plus générale qui soit le schème spéculaire par lequel se constitue l’identité et la personnalité des êtres humains. C’est là le thème récurrent de la philosophie dialogique depuis Buber qui dénonce l’autoconstitution de la subjectivité humaine et propose de la faire advenir du rapport intersubjectif. Lieu de la conscience partagée, conscience du fait que l’autre est une conscience, la réciprocité nous pose, nous assigne un lieu, un temps dans le regard et les gestes d’autrui. Ce n’est qu’identifié que nous pouvons agir. Toute théorie de l’action qui prétendrait que l’action précède la réflexion fait l’impasse sur cette identification primaire. b) Une épreuve révélatrice - elle permet de trancher entre l’établissement du lien ou sa dénonciation, entre la cordialité ou l’hostilité. L’issue la plus générale de la réciprocité est bien celle-ci : soit mon geste est reçu, soit il est une fin de non-recevoir ; et l’adresse, le pont sera anéanti. Mais s’il est reçu - et c’est un pari pascalien qui se joue là et qui nous incite toujours à rejouer notre mise -, c’est un prodige qui se produit. A partir de là, nous ne serons plus nousmêmes. Nous avons été reconnus dans notre qualité de contemporain, de vis-àvis. Même pour un laps de temps très court, nous avons pris l’étoffe humaine. c) Avec l’épreuve classificatoire, nous quittons le champ proprement philosophique, car pour le sociologue et l’anthropologue ce qui importe avant tout est que la réciprocité met en place les critères de différenciation permettant de qualifier tout rapport social par un système de fines gradations concernant la distance sociale, le degré d’implication et d’affiliation que les acteurs sociaux établiront entre eux. En effet, la réciprocité n’est pas un simple rendre. Il y a un temps, un lieu, une manière de rendre. Et selon ces modalités, se constituera un espace social où nous saurons tout sur les distances, les lieux, les moments et les gestes qui rythment nos actions. 90 d) Une épreuve systématique, qui intéressera plus étroitement le sociologue, car, comme le dit Lévi-Strauss, la réciprocité permet l’établissement de « toute une cascade de menus liens sociaux », c’est-à-dire d’une dynamique sociale menant des formes élémentaires jusqu’aux institutions les plus élaborées de la vie sociale. La réciprocité est au sens le plus strict du terme une épreuve d’apprentissage social. Elle permet non seulement, selon l’heureuse formule de Berger et Luckmann, de s’orienter en société, mais elle fait société. Mais elle est bien plus que cela, car elle est à la fois le support du processus spécifique de la reconnaissance humaine et l’agent dynamique qui construit les formes sociales dont la totalité se confond avec le concept de société. De tous les moments de la relation, c’est bien évidemment la réciprocité le moment le plus formateur. C’est lui qui donne à la relation sa bipolarité dynamique. A n’en pas douter, il s’agit là d’une structuration qui, à la différence de la théorie d’Anthony Giddens, ne suppose pas l’existence d’un système social, mais doit être conçu comme une structuration immanente des pratiques. III. Le troisième aspect de l’échange, la durée - après les processus d’initiation et de régulation - se charge de la permanence ou de l’institution du rapport ou, si l’on veut, de manière plus abstraite, de son rapport au temps et à la temporalité. Nous avions mis en évidence le fait que l’échange actuel ne saurait se faire sans la possibilité d’échanges futurs, c’est-à-dire sans la garantie que le risque actuel ne puisse être encouru que sur la base de gains futurs, établissant ainsi une sorte de réassurance réciproque des échangistes. Que l’échange se fasse pour le prestige ou pour le simple intérêt matériel, qu’il soit rituel, comme dans l’exemple de LéviStrauss ou factuel, comme dans l’échange monétaire, c’est toujours pour un mieux que l’on échange : sortir de l’anonymat, combler un manque, profiter d’une occasion. Cet enrichissement n’a rien à voir avec un simple intéressement, à la manière du fameux boucher d’Adam Smith, mais provient de l’indétermination anthropologique de l’être humain ou, formulé de manière plus positive : du fait que l’être humain est un être de désir . Sans anticipation réciproque, l’échange demeurerait un schème 76 91 vide, une aspiration sans contenu appelée à disparaître dans une spécularité sans objet. Or, cet « objet » que l’on met dans l’échange pour l’initier en le sacrifiant et dont on attend un retour, est à la fois l’objet d’un partage symbolique et la médiatisation matérielle (le médium) de l’échange. Pour permettre la permanence du rapport, il doit s’autonomiser en richesse . C’est par là que toute l’ambivalence de 77 l’échange se manifeste : comme l’échange se réalise toujours dans le futur qui est son moment de vérité, on ne saurait déterminer d’avance si les échanges actuels se font dans le but de simplement accaparer cet objet (richesse matérielle) ou si celui-ci demeure essentiellement médiation (richesse symbolique), c’est-à-dire symbole du lien établi et signe de la volonté de le faire perdurer. L’ambivalence première de l’objet - d’être à la fois « pont » et « obstacle » - que la règle de réciprocité se charge de lever post festum, se trouve ici redoublée dans sa signification sociologique : on ne sait pas par avance, si l’objet de l’échange sera symbole ou chose, c’est-à-dire objet partagé ou objet accaparé. Cette ambivalence trouvera dans l’argent - et jusque dans la distinction lexicale entre argent et monnaie - son point de culmination. C’est l’un des motifs principaux de la Philosophie de l’argent de Georg Simmel que de s’interroger sur les conséquences philosophiques, sociales et culturelles du retournement de la médiation monétaire, l’argent cessant d’être médiateur pour devenir monnaie, c’est-à-dire agent des échanges. IV. Le quatrième aspect, la mesure, est plus complexe à saisir, car il s’agit d’une représentation que se font les échangistes de leurs transactions. Chaque échangiste part en effet d’une représentation d’un échange juste ou de ce qui lui paraît justifié de recevoir en retour. Car s’il faut donner pour s’ouvrir à autrui, il faut aussi rendre. Or il ne faut rendre ni trop ni trop peu, ni trop vite ni trop tard. Le cadre d’une telle représentation est une image du monde des choses et des êtres humains, de leur place et de leur statut dans ce monde et des rapports qui en sont concevables ; ou plutôt de deux imaginaires radicalement opposés : le cosmos limité, rangé et mesuré de toutes les cultures prémodernes et l’univers infini, chaotique, acosmique et démesuré propre à la Modernité occidentale. - Deux remarques de méthode s’imposent ici. Il a pu apparaître jusqu’ici que nous adoptions une conception constructiviste du social, comme si les règles, les formes et les institutions découlaient tous de ce matériau élémentaire de la vie sociale qu’était la relation humaine. Voici que surgit un élément qui lui est apparemment étranger et qui vient infirmer ce constructivisme. C’est vrai et faux à la fois. Comme nous le verrons, ces deux imaginaires du monde sont le fruit 92 d’une longue évolution historique et concentrent en eux une gigantesque mémoire de ce que les êtres humains ont perçu, découvert et imaginé du monde dans lequel ils vivaient ainsi que de la manière dont ils ont organisé cette mémoire en un ordre plus ou moins stable. Cette mémoire contient, cela va de soi, des éléments extérieurs à l’échange et à son schématisme. Comment voudrait-on rendre compte de la Révolution copernicienne ou de quelque invention technique au moyen de nos seuls concepts ? La tentative est proprement illusoire. Mais, en même temps, ces deux imaginaires sont à leur tour systématisables en termes d’échange, ce qui reviendrait à dire qu’une partie de leur réalité se retrouve directement dans les agirs des êtres humains, retraduisant dans les pratiques un ensemble idéel qui par ce biais devient compréhensible et cohérent. Seconde remarque : s’il a pu apparaître que nous produisions nos concepts par construction, en suivant le cheminement d’une sociogénèse des formes sociales, ce quatrième élément, la mesure, est bel et bien un moment de basculement. Au mouvement ascendant (de constitution) {rencontre -> réciprocité -> durée -> mesure} correspond un mouvement descendant (de détermination) {mesure -> durée -> réciprocité -> rencontre}. C’est dire que la suite d’éléments que nous avons jusqu’ici considérée est bel et bien une suite logique, mais elle ne saurait en aucun cas être conçue comme une suite linéaire. Ainsi, la réciprocité détermine le rencontre qui, à son tour, la constitue. Sans réciprocité pas de rencontre et sans rencontre pas de réciprocité. Sans réciprocité, la rencontre serait une dépense pure, insensée ; sans rencontre, aucune réciprocité ne serait être initiée. Et ainsi de suite . 78 Nous avons vu qu’il est possible de distinguer deux systèmes de valeurs qui structurent les représentations des échangistes quant à la justesse et à la justice de leurs transactions de manière particulièrement tranchée. Cette distinction est peut être le trait le plus saillant de l’abendländischer Sonderweg, de cette voie particulière - que certains disent monstrueuse ou « immonde » - qu’a pris l’Occident à la Renaissance par rapport à toutes les autres cultures du monde. C’est, d’une part, la conception du monde comme d’un cosmos, d’un système clos et ordonné ; et de l’autre, celle d’un univers infini, système ouvert et proliférant. A la jonction des deux se situe précisément la Révolution copernicienne qui fait exploser l’ancien imaginaire d’un cosmos ordonné et ouvre sur les « univers infinis » tant célébrés par Giordano Bruno. Et cette césure méta-représentationnelle se retrouve précisément dans deux conceptions de la forme de l’échange marchand que, mis à part 93 de rares chercheurs comme Louis Dumont, la réflexion sociologique et philosophique a entièrement occulté jusqu’à aujourd’hui. Car dans ce cosmos fini, où toute chose a sa mesure, son allocation, son temps et son rythme, l’avantage de l’un correspond toujours au prix à payer pour l’autre ; alors que dans l’univers infiniment ouvert des Temps modernes, cette compensation réciproque fait place à un jeu d’émulation où l’avantage de l’un est sensé impliquer l’avantage de l’autre. C’est dans ce brouet que se trame la formule mystique du Sonderweg – et non, comme l’a toujours prétendu le productivisme sociologique, dans la découverte et l’invention. Dans l’une de nos prochaines Etudes nous reviendrons longuement sur cet aspect. La mesure de l’échange, la juste mesure, les règles d’équité, les cycles, les rythmes etc. qui structurent le donner et le rendre se déclinent et se conjuguent ainsi selon deux régimes sémantiques, selon deux systèmes de valeurs, l’un traditionnel, l’autre moderne, logiquement exclusifs, mais empiriquement intriqués. Plus qu’une simple contextualisation culturelle, la fonction de mesure en appelle à une mise en perspective avec les images du monde. De manière plus abstraite, nous trouvons ici les quatre moments constitutifs de tout agir social, qu’il soit individué, groupal ou sociétal : l’initiation, la régulation, l’institution et le cadrage culturel. Ces quatre moments sont dans des rapports de constitution et de détermination les uns avec les autres. Et si l’échange nous apparaît comme la catégorie centrale de la sociologie, c’est qu’il concentre précisément tous ces éléments en/sur son support, qu’il en présente la synthèse . Plutôt que d’établir 79 cette synthèse de manière abstraite et formelle, en développant la matrice des rapports de constitution et de détermination de ces éléments, au risque de nous engager dans une grande tautologie , il nous faut à présent établir la concrétude de 80 l’échange. En d’autres termes, il nous faut retrouver sa validité et sa productivité explicative de manière positive et non pas simplement formelle. Formes et objets d’échange 94 Si pour Talcott Parsons et pour une grande partie de la sociologie fonctionnaliste et individualiste, les valeurs et les normes sont actualisées et mises en forme dans les interactions humaines, jamais cependant elles ne sauraient y être engendrées . La 81 sociologie individualiste construit les normes sociales à partir du jeu de préférences ou des « raisons d’agir » des acteurs sociaux en les concevant comme des règles que les acteurs établissent mutuellement en vue de promouvoir et de justifier leurs choix. La sociologie collectiviste, par contre, les déduit des conditions de cohésion et de permanence d’une totalité sociale apriorique. Or, en évoquant les éléments constitutifs de l’échange, nous avons mis en évidence un certain nombre de normes dont la source ne saurait être ni l’acteur social, ni la société dans laquelle il est socialisé. C’est là un point capital. Car, que l’approche soit normativiste (Durkheim), fonctionnaliste (Parsons), structuraliste (Bourdieu), individualiste (Coleman) ou systématique (Freitag), les normes sociales et a fortiori les valeurs sont soit données de manière apriorique ou alors construites de manière mécanique et inductive. Soit leur genèse est simplement postulée et donc niée, soit elle procède d’une émergence spontanée - en parfaite incohérence au demeurant avec les postulats épistémologiques de l’individualisme sociologique. Si un certain nombre de normes ne sont ni réductibles aux raisons d’agir des individus, ni déductibles des conditions de possibilité d’un être-ensemble des hommes qu’on peut nommer « société », mais sont immanentes à la constitution de la relation humaine, et si la relation humaine peut à juste titre être considérée comme le phénomène sociologique sui generis, cette « découverte » n’est pas un simple épisode dans une concurrence interparadigmatique classique en sociologie, mais laisse présager les contours d’un nouveau paradigme sociologique englobant, d’une sociologie nouvelle qui commencerait alors seulement à trouver son assise. Car si la réciprocité est une « norme universelle », et si par économie conceptuelle nous nous refusons d’en faire une constante anthropologique - une faculté innée à se lier à autrui de manière immédiate - ou le propre d’une totalité sociétale, force est d’admettre que son origine devra être trouvée ailleurs. Elle devra être trouvée dans un troisième ordre de réalité sociale. L’hypothèse la plus plausible serait donc d’admettre que la relation humaine est un phénomène social sui generis. Elle n’est pas un « pattern » sociétal convertible en règles auxquelles les acteurs se conformeraient de manière plus ou moins réflexive, ni 95 une émergence spontanée de l’action rationnelle des individus. La relation humaine est immédiatement et génériquement sociale parce qu’irréductible à l’individuel comme au tout de la société, à quelque niveau que l’on situe ces entités (ego transcendantal, Raison absolue, Individu ou Système, ensemble de « champs », modes de production de la société, etc.). Le social est ce troisième monde, entre les existences particulières des individus et leur existence ensemble. Il est leur substrat existentiel premier à partir duquel ils prennent forme et deviennent, autrement dit, « cet individu-ci », ce « groupe-ci », cette « société-ci » de façon cohérente et durable. Si sur le plan phénoménal l’attention se portera sur l’analyse des relations humaines, sur le plan de la discipline sociologique, cependant, il nous faudra recourir à des concepts plus opératoires. En abordant la relation humaine par les concepts d’échange, nous excluons volontairement de notre analyse tous les aspects transcendantaux de la relation humaine. Certes, dans ce propos introductif il a été souvent question de ceux-ci. Car il fallait mettre en évidence à la fois son unité phénoménale et son caractère de fait social générique. Ce travail une fois accompli, la construction d’un nouveau corpus de concepts sociologiques, établi cette fois-ci sur le concept d’échange, s’impose. Dans un premier temps, il nous faudra distinguer idéaltypiquement ses formes. Ensuite, rendre compte de la nature particulière de l’objet d’échange. Premier constat : les deux formes de l’échange que nous avons définies jusqu’ici sont des formes pures, c’est-à-dire des idéaux-types d’un genre très particulier. Si, pour Max Weber, l’idéal-type était opératoire à l’état de modèle de pensée, il ne se retrouvait dans la réalité que dans de très rares cas. Or, nos idéaux-types ne se retrouvent pas même à l’état de modèle. Tout juste nous servent-ils à penser leur ambivalence. Même au niveau de la modélisation théorique, il s’agira de penser l’économie du symbole et le symbolisme de l’économie. Il n’y a d’échange économique et d’échange symbolique purs ni en réalité, ni en théorie. Ainsi, en critiquant l’exchange theory de G.C. Homans, j’ai montré que le concept de valuable exchange, d’échange économique pur, tel qu’il est utilisé en économie ou en psychologie béhavioriste, est strictement inapplicable en sociologie . De même, l’échange 82 symbolique pur représente tout au plus un cas limite de quelque « fusion » sociale qui ne saurait être au principe d’une forme sociale à vocation un tant soit peu réflexive . 83 96 Mais nous voilà peu avancés encore par rapport à notre question initiale sur ce qui permet de distinguer ces deux formes. Certes, d’après ce que nous venons de voir, l’échange est toujours un mixte de symbolique et d’économique. Idéal-typiquement, il est aisé de les distinguer ou isoler. Mais la question qui se pose n’est pas une simple question de méthode, et ce n’est pas en définissant des idéaux-types que l’on progressera dans l’explicitation des concepts. Je ne me contenterai pas non plus du compromis qui tendrait à dire que la différence entre les deux formes d’échange se ferait au moment de la reproduction du symbolique ou, si l’on préfère ce terme, au niveau de la qualité du lien social. En proférant des « diagnostics » selon lesquels le symbolisme se reproduirait constamment sans s’appauvrir dans l’une des formes, alors que dans l’autre il serait peu à peu pillé comme une « ressource de sens » au profit de la progression du principe marchand, nous ne ferons pas avancer l’intelligibilité des concepts. Ce « diagnostic » est un argument génétique qui conserve toute sa valeur dans l’interprétation historique et la critique sociologique, mais qui, une fois encore, est insuffisant du point de vue épistémologique. Premier constat, donc : penser l’échange c’est toujours penser l’ambivalence de ses formes. Deuxième constat. La misère de l’échange - et de la théorie qui cherche à le comprendre - est que les intentions des échangistes ne s’affichent qu’une fois l’échange effectué. Qu’on fasse un don pour s’assurer d’une amitié ou pour promouvoir une alliance commerciale, cette intentionnalité est impossible à déchiffrer dans les esprits des partenaires ou dans les cadres de l’action. Il se peut fort bien qu’au beau milieu d’une transaction commerciale il vienne à l’idée de l’un des partenaires de faire un cadeau, un geste d’amitié à l’autre ; tout comme il se peut qu’un présent chargé symboliquement, offert par quelqu’un que l’on considérait comme son ami, se révèle être un simple marchandage de fortune. Le malheur de bien des chapitres de la condition humaine est précisément que ce n’est qu’après coup que ces intentions deviennent manifestes. Dans l’après-coup du divorce, par exemple, les objets de partage se révèlent chargés de haine, le matériel ménager utilitaire acquiert des charges symboliques insoupçonnables, et inversement des objets hautement symboliques, tels que des photos, de bagues ou des souvenirs communs sont ravalés au rang d’une vulgaire matière à détruire. C’est dire que le brouillage épistémologique se retrouve aussi sur le plan des pratiques. Mais, si l’on y réfléchit bien, cette remarque est une indication précieuse. Car, si le déchiffrage de l’échange ne saurait se faire au niveau des intentions des acteurs, mais au niveau de 97 l’expression de ces intentions, matérialisée dans l’objet d’échange, leur examen n’incombe plus à l’analyse phénoménologique de l’intentionnalité des acteurs, mais bel et bien à l’analyse sociologique des médiations expressives à l’œuvre dans l’échange. La balle est donc clairement dans le camp des sociologues. Encore faudrait-il qu’ils s’en rendent compte et en saisissent les véritables enjeux . 84 J’avais de nombreuses fois tenté de donner une définition aussi simple que rigoureuse de ces deux régimes de l’échange. Dissipons d’emblée un trouble terminologique. Il a souvent été souligné - notamment par Pierre Lantz - qu’utiliser 85 ce terme importait, qu’on le veuille ou non, une axiomatique économique dans un discours qui, précisément, cherchait à s’en détacher. Une remarque d’ordre plus général s’impose ici. Depuis quelque temps, une fâcheuse tendance semble s’imposer en sociologie qui tend à substituer la rigueur et l’honnêteté de la critique immanente par la facilité d’une critique terminologique. Au lieu de reconstruire la pensée d’un auteur, de la confronter à ses principes, pour y déceler contradictions, apories et dérives, on se contente bien souvent de piquer ci et là quelques notions et d’étiqueter cet auteur selon un certain nombre de poncifs en vogue. Cela est vrai plus particulièrement pour l’emploi de termes économiques. On peut se demander, par exemple, jusqu’à quel point le projet sociologique de Pierre Bourdieu, à travers l’usage des différents concepts de capitaux, n’a pas prêté le flanc à des critiques trop évidentes de son prétendu « économicisme » ; alors qu’il serait peut-être plus proche de la vérité et surtout plus productif théoriquement de se demander ce qu’il y a de typiquement bourdieusien dans un certain vocabulaire économique. Tout se passe comme si, en sociologie, il fallait se garder de la contamination par le sens des concepts économiques, alors que ces derniers sont eux aussi pris à la langue commune, définis, appropriés et finalement monopolisés dans un sens strictement économique. Il faut donc reprendre à l’économie ce qui relève de la sociologie et surtout faire cesser cette « valse aux étiquettes » - holisme, individualisme, évolutionnisme, utilitarisme, positivisme, économicisme, constructivisme etc. - qui déprécie dangereusement la pertinence de la critique sociologique. Il est vrai que le terme d’échange est lourdement connoté et peut prêter à confusion. Mais il en est de même pour tous les termes de remplacement. Utiliser, comme le fit Marshall Sahlins, le terme de réciprocité, omet certains éléments décisifs du phénomène que nous voulons analyser, notamment son aspect d’initialisation ; si nous recourons au terme simmélien de Wechselwirkung, terme ambivalent s’il en est, 98 c’est cette particularité qu’est la médiation objectale qui est passée sous silence ; si nous optons, finalement pour le couple échange/don, c’est l’aspect unilatéral du don qui a si souvent prêté à confusion, notamment chez Derrida - qui est indûment 86 accentué. De même pour les autres termes qui sont soit incomplets, trop abstraits ou trop ambivalents : relation, rapport, transaction, interaction , interrelation, 87 commerce etc. Mais ce n’est évidemment pas par la négative que notre choix du concept s’est fait. Nous allons voir à présent à l’aide de deux définitions, comment un argument constructif en faveur de ce concept peut être formulé. Le terme d’échange met en évidence deux traits qui nous paraissent fondamentaux : il exclut formellement tous les phénomènes plus ou moins ambigus de désintéressement du type « don pur », « dépense pure », « offrande de soi » etc., en insistant sur la réciprocité constitutive de tout agir social. (Ambigus, car inscrits dans une tradition bien précise, la tradition judéo-chrétienne, comme l’a montré Marcel Hénaff) Ensuite, il met en évidence, qu’à côté de l’aspect purement formel de la circulation, il entre toujours un objet de médiation ou de partage dont le statut ambivalent évite d’aborder les phénomènes étudiés en tablant sur une quelconque immédiateté ou spontanéité de l’engagement social (communion, fusion, symbiose), pour mieux mettre l’accent sur le rapport complexe entre intéressement matériel et recherche de sens social. D’où une première définition de cette distinction des formes de l’échange. L’échange symbolique est échange pour la forme sociale de l’échange, alors que l’échange économique - que je préfère au terme d’échange marchand 88 - est un échange focalisé sur l’objet de l’échange. L’échange symbolique connaît lui aussi un objet d’échange, mais cet objet se charge de la difficile médiation entre les échangistes, il est principalement donc un « objet de partage symbolique », alors que l’objet de l’échange économique est un objet d’appropriation ou de captation . L’objet de partage, en revanche, est fait pour 89 la circulation, il est fait pour entrer dans une circulation, mais surtout il est fait pour créer la circulation sociale ; et c’est bien, soit dit en passant, ce qu’a remarqué Marcel Mauss en observant que de tels objets n’étaient comestibles qu’en de très rares occasions. La forme de l’échange économique est essentiellement déterminée par cette fonction d’appropriation ; en cela elle est forme idéale - idéale, pour que le passage d’un objet contre un autre objet puisse se faire sans qu’il faille recourir à d’autres formes sociales et à d’interminables négociations qui en garantiraient le bon 99 déroulement ; alors qu’inversement, l’objet de l’échange symbolique est entièrement au service de la forme sociale qu’il permet de réaliser. La fonction de l’échange symbolique est de créer un rapport entre les échangistes, de substituer, comme l’ont dit Simmel et Lévi-Strauss dans des termes similaires, « un lien à la juxtaposition » et de dépasser la relation d’indifférence - dans la cordialité, l’hostilité ou la déception. Ce lien, dans la relation d’échange économique, est essentiellement instrumental et minimal ; non seulement, le but visé par la transaction ne s’accommoderait pas de liens trop amicaux ou trop hostiles, mais il n’entre pas dans ce qui est thématisé dans la transaction. Il est « taken for granted », comme diraient les Américains, il va de soi, il est acquis à l’évidence. Il se doit d’être non-problématique pour que la transaction puisse se faire partout et toujours de la même manière. Imaginons deux acheteurs-vendeurs se lamenter sur la pauvreté de leur lien réciproque, sur l’absence de cordialité dans leurs tractations, et déjà le rapport verserait dans la crise. Toute autre est la situation de l’échange symbolique, où cette thématisation - ou, pour employer un terme de Francis Jacques, cette coréférence - de la qualité du rapport entre pour une large part dans la qualité du rapport lui-même ( ??? – mentionner au moins la source et rectifier la tautologie) C’est que ce rapport est infiniment flexible et malléable, qu’il n’est pas, comme l’échange économique, donné une fois pour toutes, mais qu’il est l’objet de tâtonnements et d’ajustements continuels. Et même si un lien symbolique - une amitié, mettons - est établi, cette recherche de la juste mesure, de la juste distance, de la durée propre et de l’engagement réciproque ne cessera de se faire. Un tel lien peut-il se figer en forme, comme le pense Simmel, déchargeant les partenaires de ces opérations délicates et risquées pour inversement les contraindre à se répéter jusqu’à ce que la pure routine vienne anéantir la magie du rapport ? Je ne le pense pas, car la forme symbolique est l’instance médiatrice entre l’esprit humain et le monde extérieur, et tant que l’activité de l’esprit humain devra nécessairement s’emparer du monde par le biais de ces formes, cet aspect limitatif de la forme dont parle Simmel pourra être constamment objectivé et dépassé. L’échange marchand, par contre, est une forme figée, puisqu’elle présuppose sa non-thématisation, qu’elle n’est et n’a lieu d’être finalement que dans l’inquestionnable et l’inquestionné. Qu’irait-on renégocier sans fin les termes d’un contrat commercial ? Voire, le renégocier en mettant la qualité humaine du rapport dans la balance… On l’a vu, à partir de ces deux formes d’échange nous pourrions procéder à toute une phénoménologie des formes sociales sans en épuiser le sujet. 100 Une manière plus concentrée et plus elliptique de distinguer les deux formes de l’échange, une seconde tentative de les définir, consisterait à dire que l’échange marchand unit pour séparer, alors que l’échange symbolique sépare pour unir. Encore faut-il bien peser ses mots, car les deux termes caractéristiques, « séparer » et « unir », n’ont pas du tout le même sens dans les deux définitions. L’échange économique réunit plus qu’il n’unit ; il réunit sous une même convention deux étrangers qui restent étrangers après la transaction. Ils n’y engagent qu’une part minimale de leur individualité, voire : c’est la forme-même de cet échange qui exige la minimalité d’un tel engagement. Quelle est cette part minime ? C’est le fait d’être porteur d’un bien que l’autre convoite, d’un bien qu’il n’extorquera pas par la ruse ou par la violence, mais avec une contre-partie, parce qu’il entend poursuivre des relations futures avec ce porteur ou ses équivalents. Le seul accord, nécessaire et suffisant à un tel objectif, est qu’ils soient quittes une fois l’échange accompli. Quittes et libres de tout engagement personnel. Mais être quitte n’empêche pas le besoin de poindre à nouveau et la demande d’échange d’être réitérée. Or, c’est pour autant que je reconnais autrui comme un être de besoin (et non de désir) - et uniquement en tant que tel - que la poursuite de relations futures peut faire sens pour les échangistes. C’est là le seul dénominateur commun de cette « union », un dénominateur qui en explique en même temps la séparation. Comme êtres de besoin, ces échangistes sont rigoureusement identiques. Ils sont et se savent - identiques et interchangeables ; et ils savent aussi bien que cette relation n’admet pas d’autre « reconnaissance » que celle-ci. Si l’échange économique sépare, c’est que les échangistes sont toujours déjà séparés et devront le rester s’ils entendent répéter ce type de relation. Et s’ils s’unissent, c’est sur un accord ponctuel où ils n’ont pas même à échanger une parole ou un regard. Non qu’ils se traitent en objets, comme JeanPaul Sartre l’a faussement conceptualisé dans L’Etre et le Néant 90 ; car il y a une grande différence à traiter autrui comme un objet et savoir que le type de rapport qu’on établit dans l’échange économique n’admet pas d’autre posture. Traiter autrui comme un objet, c’est ne concevoir d’autre rapport avec lui que violent - un rapport de lutte (pour la survie, la reconnaissance, la domination) qui n’admet d’autre jeu que le jeu à somme nulle ; or, la formule historique du doux commerce indique d’emblée l’exclusion de toute violence. Ici, les échangistes doivent s’imposer une indifférence réciproque, et plutôt que de se faire violence l’un à l’autre, c’est à eux-mêmes qu’ils la font. Car en échangeant de manière économique, on exclut dès le départ 101 l’engagement de relations plus passionnelles, plus « entières » - comme diraient Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss. Cela n’empêche pas des relations commerciales d’évoluer, des trafiquants de devenir amis ; mais c’est que leur rapport a alors changé, qu’ils ne voient plus le client en face, mais l’allié ou le confident. Il est alors très significatif qu’ils se mettent aussi à se faire des « prix d’amis » . 91 L’échange symbolique, au contraire, réunit deux étrangers, leur donne statut de personne - d’autrui-signifiant - et les maintient unis sur la foi de cette personnalité réciproquement constituée . La personne est un sujet de reconnaissance qui a 92 conscience d’une autre conscience avec laquelle on entre en relation, alors que l’individu est un sujet de connaissance dont il suffit de connaître un aspect pour établir un simple rapport. Les termes importent : un rapport sexuel est possible sans relation sexuelle, l’inverse non. Avec l’individu, « on s’en tient là », on garde son « quant à soi », avec la personne, par contre, on se sait engagé dans une relation, qui jamais ne saurait épuiser la soif d’autrui. Cette formule, apparemment simple et concise, recèle en fait une difficulté bien plus grande que celle de l’échange économique. Certes, à l’origine, le symbolon était cet anneau brisé en deux parties que deux amis emportaient chacun sur leur chemin de vie en se séparant, et qui devaient témoigner de leur amitié en se réajustant comme un signe de reconnaissance, l’un à l’autre lors d’une future rencontre. Mais « séparer » signifie ici « constituer une identité », une différence d’identité constitutive par rapport à autrui; et la formule, une fois considérée plus précisément, suggère que plus cette différence, cette séparation, sera grande - plus l’identité personnelle s’en trouvera affirmée, et plus l’union réalisée entre ces différences sera intense et durable. L’échange symbolique serait-il donc en mesure de constituer une telle identité personnelle comme préalable à toute séparation ? C’est à ce niveau-là que se situe la difficulté que la formule « séparer pour unir » ne fait qu’indiquer. Retenons les faits, tels que l’évocation lévi-straussienne nous les a présentés. D’étrangers, d’individus « juxtaposés », les voisins de table ont formé une petite communauté provisoire. Ils sont sortis de leur anonymat - et il n’est pas insignifiant que Lévi-Strauss ait mentionné leur profession de voyageurs de commerce - et se confient peut-être des choses que l’improbabilité d’une future rencontre rend plus aisée à communiquer . Chaque convive quitte son identité d’emprunt, son anonymat 93 102 et son indifférence pour devenir Untel et Untel, avec son histoire, son caractère, sa sensibilité etc. Et c’est un geste apparemment anodin qui a permis ce changement de scène extraordinaire, un simple « geste » d’une civilité plus ou moins ritualisée, mais non moins effective. Que s’est-il passé, s’étonne Lévi-Strauss ; comment se fait-il qu’un geste d’une telle banalité, qu’un stimulus aussi élémentaire puisse générer une telle réponse ? Mais Lévi-Strauss ne fait qu’indiquer la question qui « semble (…) offrir à la pensée sociologique matière à d’inépuisables réflexions » , se contentant de 94 montrer la richesse et la complexité de la norme de réciprocité . 95 Il y a donc ce passage de l’anonymat à la socialité, de l’indifférence à la reconnaissance, de l’individu à la personne. Et ce passage se fait grâce à l’intervention d’un objet que l’on charge comme d’un message de civilité. A peine cet objet est-il engagé, que nous sommes dans une situation d’irréversibilité. Plus de retour en arrière possible, le premier geste est fait. Peu importe, comme l’ajoute encore LéviStrauss, que le donneur oblige ou désoblige le receveur, ce qui s’est ainsi constitué, c’est un « entre », un « Zwischen », pour reprendre le terme de Martin Buber . 96 L’échange économique, en revanche, est réversible comme toute convention. On peut en marchander les termes sans le mettre lui-même en cause. C’est bien pourquoi l’identité personnelle qu’il confère est si fragile, si superficielle, car il ne me permet ou ne m’autorise même - de m’unir à autrui que pour me séparer à nouveau de lui. A la place du « Zwischen », il y a un prix, un ratio de valeurs. C’est ce qui en fait toute la réalité, une réalité mouvante au gré des besoins, de l’offre et de la demande. De fait, cette réversibilité m’identifie moi-même dans les yeux d’autrui à l’objet que je lui propose. En tant que personne, je suis parfaitement arbitraire, je peux être remplacé par n’importe qui. Logiquement, je ne suis même pas un individu, mais un porteur. En fait, ce ne sont même pas des étrangers ou des êtres de besoin qui s’engagent ainsi dans l’échange économique, c’est déjà trop dire ; ce sont véritablement des porteurs comme on emploie le terme dans le langage financier (porteur d’actions, chèque au porteur) - qui s’unissent pour se séparer, qui se rencontrent pour se quitter au plus vite. Or, la réversibilité se produit toujours sur fond d’irréversibilité et non le contraire. Il y a là une difficulté de pensée qu’il nous faut affronter. Car la réversibilité de l’échange économique n’est rien d’autre que l’évitement de l’irréversibilité. Si les porteurs pouvaient s’éviter, comme dans l’échange muet des sauvages, ils le feraient. 103 S’ils limitent leur contact au juste minimum - comme l’on dit communément de relations que l’on doit garder par convention, alors que le cœur n’y est plus -, c’est pour éviter que s’enclenche l’irréversible. Le réversible est déterminé par l’irréversible. Alors que le contraire n’est pas vrai : car l’irréversibilité de l’échange symbolique est précisément cette impossibilité de revenir en arrière, de faire table rase d’un lien constitué. On ne peut pas éviter l’échange symbolique, on peut tout juste le trahir. Cela n’empêche pas l’irréversibilité de l’échange symbolique d’être foncièrement fragile, de se défaire au moindre soupçon. On en gardera le souvenir d’une déception, d’une défection, on tournera le dos ou l’on choisira la forme marchande - ce qui, dans le fond, revient au même. Si le réversible n’est que par évitement de l’irréversible, celui-ci, par contre, est constamment guetté par celui-la. Il en est comme d’une construction fragile à tout moment menacée par un ébranlement. Et de même que l’on ne reconstruira pas la structure d’un édifice à partir de sa ruine, l’inverse est parfaitement vrai : on gardera au moins le souvenir de la structure passée. Ce qui fait tenir l’échange économique, en somme, c’est l’objet d’échange, alors que ce qui fait « tenir » l’échange symbolique, c’est l’échange lui-même. Mais comme il a besoin lui aussi d’un « objet », comme il n’est pas autopoïétique ni spontané, il garde en son sein un élément qui menace sans cesse son intégrité. L’échange connaît deux registres, avions-nous dit : un registre économique et un registre symbolique. Ces deux formes sont le fruit d’une longue évolution historique qui conduisit les êtres humains à renoncer à la violence pour satisfaire leurs besoins et à s’extraire d’une sorte de symbiose communautaire/communielle pour bâtir des formes sociales réciprocitaires assurant la reproduction structurelle de leur cadre de vie. Formes élémentaires de la vie sociale qui se sont stabilisées tout au long de l’histoire, elles tissent la trame de toute société humaine entre ses conditions matérielles de survie et de reproduction, d’une part, et ses projections idéales qui en assurent la cohésion, de l’autre. C’est dire que l’invention de l’échange aura été un bond qualitatif sans pareil dans l’histoire humaine ; il apparaît toutes les fois où l’être humain met entre lui, ses désirs et les autres êtres humains une distance, qu’il se sort de cette immédiateté communielle en mettant une chose en circulation et pour créer cette circulation, bref, qu’il se confie à cette chose pour sortir de son quant-à-soi et se projeter vers autrui. C’est ce qui le fait réapparaître à chaque fois au soir de la barbarie et du chaos . Première lueur d’humanité quand, à l’appel dans la nuit de 97 l’insensé, surgit une réponse. 104 Michel Freitag s’est longuement interrogé sur cette question de la forme originelle de l’échange en avançant l’argument critique que pour être originelle, elle devait supposer une conscience individuelle déjà constituée . Sans individus conscients de 98 leur agir - et donc, pour continuer l’argument de Freitag, sans une société qui les doterait de cette compétence - l’échange demeure un réflexe inarticulé et n’a donc rien d’originaire . Je me permets juste quelques remarques non conclusives. On a 99 bien observé chez certains singes un comportement proche de l’échange, notamment chez les Bonobos étudiés par Frans de Waal (1994), des phénomènes d’entraide et de solidarité qui pourraient s’apparenter au principe de réciprocité. Mais ces phénomènes, loin d’être socialement reproduits et de créer des structures stables, comme dans les sociétés humaines, ont un caractère très épisodique et n’ont jamais contribué à une mutation de l’organisation sociale de ces sociétés de singes anthropoïdes. Freitag avance - et il est clair, par ailleurs, que tout ce débat garde un caractère largement conjectural, tant les preuves empiriques sont minces - que le préalable de l’échange est une forme de participation symbolique, où l’être humain ne distingue pas encore entre sa personnalité individuelle (le « I » de G.H. Mead) et sa personnalité sociale (le « me »), mais demeure essentiellement un membre de son genos. Ce n’est pas lui qui agit et qui pense, mais sa communauté à travers lui. S’il échange, il ne le fait donc pas de son propre chef, mais comme un représentant de son clan ou de sa bande. Ce n’est qu’une fois individué que l’être humain sera en mesure d’avoir une attitude réflexive qui lui permettra de faire la différence entre un comportement socialement institué et un agir social proprement dit - c’est-à-dire au sens que lui donne Max Weber, comme anticipation du comportement d’autrui dans la conduite de sa propre action. Face à cette interprétation, nous formulerons deux contre-arguments. Un argument ontogénétique tout d’abord : sans instance objectivante, l’échange est soumis à une grande contingence. Cette contingence explique les infinis tâtonnements de l’échange économique et l’intense besoin de ritualisation de l’échange symbolique. Mais, à l’inverse, cette contingence lui assure aussi son adaptabilité, sa capacité à trouver une médiation entre personnes, groupes et sociétés d’origine et de traditions très différentes. Or, cette instance objectivante n’est pas tant une médiation sociale mobilisable à partir d’un répertoire donné, mais un objet mis en partage : un signe, un geste, une chose, un mot proposé à l’appréciation d’autrui. 105 Mais il y a là un préalable que Freitag ne prend pas en compte. Car le seul apriori que nous posons, sera, qu’à défaut de comprendre cet « objet » proposé, autrui comprendra notre intention de vouloir entrer en contact, de briser le cercle du silence. C’est là peut-être le premier signe de reconnaissance réciproque : de pouvoir s’imaginer qu’autrui est lui aussi dans l’indétermination, qu’il hésite lui aussi, aux prises avec la contingence et l’incomplétude originaires de l’être humain, et qu’à défaut de partager un sens commun, nous commençons par partager une absence de sens commun . (c’est à partir de là aussi que j’engage ma critique des 100 postulats – à mon sens intenables et insensés – de René Girard) C’est là encore une base minime, insuffisante pour établir un « pont ». Mais cette contingence commune nous condamne à l’expressivité, au fait d’extérioriser un signal que l’autre devra comprendre comme une tentative de briser notre commune indétermination. A défaut de pouvoir dire, il faut montrer – Wittgenstein l’avait dit bien avant nous. Et non pas montrer un objet, mis dans la circulation et toujours déjà chargé de sens, mais exprimer son incomplétude et son désarroi. Cette posture n’est en rien liée à telle ou telle société ou telle et telle culture. Elle est inscrite au cœur de la structure anthropologique de l’être humain. Ce n’est donc pas en vertu de son appartenance à tel ou tel genos, ou même de son appartenance à une société en général, que l’être humain participera toujours déjà symboliquement à une totalité sociale qui l’englobe et en vertu de quoi il dispose toujours déjà d’outils symboliques susceptibles d’assurer la médiation sociale lors de la rencontre avec un autre être humain ; c’est en vertu du simple fait anthropologique qu’il est toujours déjà en situation d’incomplétude, que cet état caractéristique de sa nature pourra être mise en commun avec autrui. C’est donc bien à un niveau protosocial que se situe la symbolisation des humains et non, comme le pense Freitag, à un niveau de socialité pleinement constituée. Mais il y a un autre argument, complémentaire à celui-ci, qu’il est important d’examiner ici : c’est l’argument phylogénétique selon lequel le premier moment d’extériorisation de l’individu humain serait le pointer du doigt du bambin. Alors que l’échange de regards - qui n’est échange que dans la mesure où il se charge d’une signification - entre l’enfant et son entourage ne comporte aucune référence externe 101 jusqu’au onzième mois de l’enfant, celui-ci se met soudain à indiquer un objet en pointant son doigt et en signifiant cette intention par son regard . L’aspect étonnant 102 de ce processus est qu’il ne capte plus uniquement le regard d’autrui dans une sorte 106 de symbiose des regards échangés, mais entend attirer l’attention sur un objet extérieur en se servant de son geste et en l’appuyant du regard. Le regard devient signifiant ; et il le devient, parce que l’enfant a engagé une part de soi dans un commerce des regards, se distançant de son immédiateté désirante et en se séparant de soi pour chercher une autre union que celle, immédiatement symbiotique, qui le reliait jusque là avec son monde. Ce moment d’extériorisation qui est fondamental dans la psychogénèse de l’enfant est bel et bien structuré comme un échange. Certes, les éléments constitutifs que nous avons évoqués, n’y sont présents qu’à l’état embryonnaire, mais ce qui importe est bien cette structure en écho, d’appel et de réponse médiatisée par une signification mise dans la circulation sociale comme première forme d’extériorisation de l’humain. S’agit-il déjà de l’agir d’une conscience de soi pleinement constituée ? Ou nous situons-nous encore dans une symbiose participante, au sens de Freitag ? Le débat est loin d’être tranché . Il l’est d’autant 103 moins que cette idée de symbiose participante, que l’on doit à Freud, fait de moins en moins l’unanimité, aussi bien de la part des psychologues de la prime enfance que de celle des paléoanthropologues et des éthologues. Ni du point de vue philosophique, ni du point de vue strictement scientifique, cette question des origines de l’échange n’est encore sérieusement discutable aujourd’hui. Ce qui est par contre constatable, c’est que les arguments « symbiotiques » avancés jusque-là pour définir une sorte de stade pré-conscient de l’être humain, où celui-ci serait forclos de tout échange, perdent peu à peu de leur plausibilité. Les deux formes de l’échange ne sont donc pas ontologiquement distinctes. Freitag avait raison sur ce point. L’économique et le symbolique sont étroitement imbriqués ; et ce n’est qu’après un long « processus de civilisation » que cette imbrication a pu être levée. Par contre, l’argument visant à montrer que la forme de l’échange elle-même n’était pas ontologiquement première et que l’être humain avait d’abord dû faire l’apprentissage d’une participation symbolique pour ensuite s’individualiser nous paraît de moins en moins probant. Mon hypothèse initiale de la dualité ontologique des formes de l’échange a suivi un cheminement sérieusement amendé par les données empiriques et les débats théoriques. Selon la vision duale des formes de l’échange, l’échange symbolique maintenait l’humanité du social, son sens, sa cohésion et sa reproduction, tandis que l’échange économique s’étendait progressivement et menait tout droit aux 107 pathologies marchandes amplement conceptualisées depuis Georg Lukàcs et les théoriciens de l’Ecole de Francfort. Cette dichotomie quelque peu manichéenne s’est trouvée relativisée quand j’entrepris d’interroger les conséquences sociales et culturelles de l’invisibilisation de l’argent. Car ce qu’on peut constater dans cet étrange phénomène de manière on ne peut plus claire, c’est que l’échange marchand lui-même, cette interaction entre un acheteur et un vendeur qui est au principe de la société de marché, en vient progressivement à disparaître. Ce qui m’est assez rapidement apparu après un certain nombre d’observations et d’enquêtes sur le terrain, c’est qu’à l’ancien couple marchand se substituait un nouveau rapport homme-machine, dans lequel les éléments constitutifs de l’échange devenaient de plus en plus abstraits. Une enquête particulière, menée dans le Haut Valais, région de Suisse où l’on venait tout juste de mettre en usage le paiement par cartes, nous apprit que les deux motifs principaux pour lesquels les gens refusaient de se servir de ces moyens de paiement, était la peur de perdre le contrôle dans les échanges et la crainte de leur dépersonnalisation. Alors que ma conception duelle de l’échange m’avait conduit à considérer l’universalisation de l’échange marchand comme la phase ultime du processus de réification et d’aliénation des rapports humains, ces réactions - que nous avons retrouvées sur d’autres terrains - me firent réfléchir sur ce que nous avons nommé plus haut les éléments symboliques de l’échange marchand. Y vinrent s’ajouter les remarques saisissantes de Michel de Certeau qui, dès le début des années 1980 déjà, avait récusé le misérabilisme d’une certaine critique anti-économique en mettant en avant tout un ensemble de ruses, de « coups », de dons à charge de revanche, qui venaient subvertir le principe marchand ; qu’il était donc parfaitement possible de se jouer de l’échange marchand, de le mettre en scène pour ruser avec lui, pour développer des stratégies de contournement astucieux, bref : que même à l’intérieur de ce que Habermas nomma le « système », des résistances symboliques étaient possibles . 104 La question d’un dualisme ontologique des formes de l’échange, qui transpose la question du Bien et du Mal en sociologie, s’est trouvée donc relativisée sur deux plans : historique et dialectique. Loin d’être, comme le suppose George C. Homans, une forme élémentaire du comportement humain, l’échange est le produit d’un long processus évolutionnaire et les questions qui nous importent ne sont donc plus d’ordre ontologique, mais historique, à savoir la manière dont ces formes se sont mises en place, se sont stabilisées et ont évolué dans l’histoire humaine. D’autre part, 108 la conception dichotomique des formes de l’échange - qui permettait le recours assez commode à un schème d’intelligibilité dialectique pour comprendre leur développement historique - a cédé la place à une conception de l’ambivalence de ces formes. Résumons pour finir ces remarques d’ordre épistémologique. L’échange est un mixte de symbolique et d’économique. Idéaltypiquement, nous pouvons décrire deux formes et en proposer un certain nombre d’oppositions : échange pour la forme (lien) contre échange pour l’objet (bien) ; séparer pour unir contre unir pour séparer ; reproduction contre destruction de ressources symboliques ; relation intersubjective contre rapport sujet/objet ; objet symbolique contre objet accaparé ; relation irréversible contre relation réversible etc. Mais il est bien clair que nous n’avons fait que de décrire cette distinction, nous ne l’avons pas argumentée jusque dans ses derniers retranchements. Si nous prétendons donc que l’échange est un mixte, que l’échange économique est toujours déjà contenu dans l’échange symbolique et que celui-ci peut toujours se réversibiliser en échange économique, nous devrions dire sous quelles conditions ce mixte se décompose en deux formes distinctes. L’argument le plus probant est encore celui que nous avons obtenu par le détour de notre reconstruction historique : le seul moment où l’échange économique s’est véritablement émancipé de son inclusion dans l’échange symbolique est la modernité. Certes, dans toutes les sociétés traditionnelles cette forme a connu une émergence en tant que forme sociale particulière. Mais dans la mesure où elle était étroitement contrôlée - par le droit, les coutumes, le contrôle social -, cette émergence n’a pas pu se traduire en pratiques économiques pures. Ce n’est que dans la modernité que l’économie se constituera en champ social autonome, et c’est à partir de ce moment que s’enclenchera la dynamique de l’échange économique aux dépens des ressources symboliques. Dans la mesure où la nouveauté radicale de la modernité est l’illimitation des biens, l’origine de cette dynamique se situe dans le mouvement de bascule de la mesure. Ce mouvement de bascule imprime aux objets d’échange une identité nouvelle. Le fait d’être en nombre virtuellement illimité n’a pas seulement pour vocation de transformer le jeu à somme nulle de l’échange en jeu à somme positive, mais de rendre ces objets substituables entre eux. 109 Un processus analogue fut d’ailleurs à l’œuvre lors de la Révolution néolithique : suite à l’augmentation de la densité démographique, le fait de devoir produire plus d’objets (symboliques) pour faciliter les tractations diplomatiques aux frontières des communautés avait déjà induit une première distanciation entre le producteur et l’objet de son travail. Et si la norme universelle des « limited goods » s’imposa dans 105 toutes les sociétés traditionnelles, c’était aussi pour contrôler cette nouvelle forme de production. Or, voici qu’avec la destitution de l’ancienne mesure, les objets perdent la place qui leur était assignée dans le cosmos des étants, cette place qui leur attribuait leur valeur et leur unicité. La Révolution néolithique avait rendu les objets productibles, la Révolution copernicienne les rend reproductibles. C’est-à-dire multipliables, copiables, fongibles, la technique venant une fois encore sanctionner après coup (développer en note : reprendre et clarifier la fable productiviste – tout en dénonçant la paresse de pensée de ceux qui, comme à Caen, utilisent ce terme, de manière absolument triviale) ce qui était déjà pensable et dans les pratiques auparavant. Mais du coup, leur pouvoir de médiation est sujet au soupçon. Rappelons-nous une fois encore la spécificité de la relation humaine, de devoir en référer à un objet pour établir un pont vers autrui. Si cet objet devient substituable, la valeur symbolique, la « valeur de lien » de cet objet s’estompe. C’est dire, qu’en soi, dans son mécanisme, rien n’a changé dans l’échange. Ce qui a changé, ce sont les transmetteurs, les objets de l’échange qui se sont désymbolisés. C’est dire aussi qu’il n’y a pas transformation de la nature humaine, comme on l’a fallacieusement postulé. Arrivés à ce point, on peut se demander si nous n’avons pas simplement déplacé le problème et si, au lieu de postuler deux formes de l’échange, nous n’avons fait rien d’autre que de postuler deux formes d’objets de l’échange sans pour autant avancer dans l’argumentation de cette dualité. Mais, en vérité, qu’avons-nous fait ? En quoi notre propos s’est-il développé ? Il est clair que l’ensemble de notre démarche vise - à côté de l’examen de la pertinence de ce type d’approche pour la sociologie qui en est son noyau - à garder son cheminement immanent. C’est bien pourquoi, appliquant le principe de parcimonie, nous avons exclu de notre propos certains concepts trop nominalistes (société, institution, représentations collectives etc.) et un certain nombre de postulats (images de l’homme, instance transcendante, socialité apriorique etc.) parfaitement inutiles. Mais, en procédant de la sorte, on peut très vite s’engager dans un essentialisme qui ferait de l’échange à la fois le moteur de l’histoire et le mode d’entendement privilégié de toute réalité social-historique. Il n’en est rien. 110 Car en ramenant le clivage de l’échange sur l’objet de médiation, on a fait sans s’en apercevoir un pas décisif. Car l’objet est à la fois propre et étranger à l’échange. Il est le propre de l’échange dans la mesure où il n’y pas d’échange sans médiation objectale ; mais il en est étranger dans une triple mesure : d’une part, (a) du fait de son indétermination, du fait donc qu’il peut à la fois servir de symbolisation et d’objet accaparé, de lien - mieux : de liant - et de bien ; d’autre part, (b) en raison de son caractère d’obstacle, d’obstacle nécessaire à la transmission des intentions ; et, finalement, (c) en raison de son appartenance à un « système des objets » qui en fixe la mesure et la valeur. Ce qu’il importe donc de souligner, c’est que l’objet ne se charge pas seulement d’assurer la médiation entre les échangistes, entre leurs intentions et leurs désirs, nécessairement ambivalents, mais aussi entre ce qui détermine le « système » de ces objets, le monde matériel et le système culturel dans lequel il s’inscrit . On se rend alors compte que le préalable d’une théorie 106 sociologique de l’échange devrait être une anthropologie des objets, qui ne se contenterait pas d’un simple travail de classification et de certains stéréotypes de la théorie de la marchandisation, mais aurait à réfléchir sur cette quadruple articulation entre socialité, intentions, désirs et système des objets qui en structureraient le domaine. Au lieu d’une théorie de la dualité des formes de l’échange, nous avons donc un véritable « programme de recherche » dont les deux volets principaux sont 1. une réflexion sociophilosophique sur les relations humaines et 2. une anthropologie des objets. On imagine aisément l’étendue des travaux qu’un tel programme nécessite. Pour l’instant, nous n’en avons esquissé que les prolégomènes. L’essentiel du travail théorique reste encore à faire. J’aimerais, pour finir, livrer certaines réflexions sur le premier de ces deux volets. Ce sont là des travaux d’approche dont la fonction essentielle est ce qui m’a toujours tenu le plus à cœur dans ma démarche scientifique, d’ouvrir un débat sans idées préconçues et d’inciter à prendre le risque de s’engager dans des réflexions toutes spéculatives sur quelques questions importantes en sociologie. Pour plus de clarté, il faut reprendre (de manière presque scolaire) les quatre moments de la relation qui font la trame du livre 111 1. La rencontre Il faut un commencement à tout. C'est parce qu'il y a commencement que l'humain est concerné par la finitude. Parce qu'il y a ouverture sur l'oubli. La phénoménologie existentiale n'a pas assez pris en compte cet aspect expérientiel primaire. Avant le « Da » du « Dasein », il y a son irruption. Pour elle, pour cette démarche heideggérienne, par contre, il n'y a qu'une morne réalité des étants dont il faut percer la surface pour accéder à l'essence des choses ; une morne réalité, dans laquelle nous sommes toujours déjà plongés et à qui il manque toute authenticité. C'est donc sur le registre du manque que se jouerait selon elle l'accès à l'essence (pour peu qu'on pratique encore ce terme tombé en désuétude), que le philosophe, en bon pâtre de l'être, permettrait à nouveau (après deux mille ans d'ignorance) de retrouver. Or, je ne pense pas qu'on puisse supposer exclusivement une monotonie ontologique des choses. Pour que ces choses apparaissent dans mon monde en tant que choses, elles doivent y faire irruption. Avant cet accueil n'existe qu'un magma d'impression indifférenciées – aussi bien chez l'enfant, le débile, l'individu effaré ou affairé. Nous ne nageons pas primairement dans un flux monotone des choses et ce depuis toujours. Un monde se forme à notre éveil – puis perd de sa teneur. Souvent, nous devons la mettre en sommeil, car son affront est trop direct, trop douloureux. Mais l'éveil de l'enfant ne se fait pas dans la monotonie des choses. Même si leur spectre est restreint et qu'il ne découvre que l'entour, l'enfant les prend en pleine figure par un douloureux apprentissage. Le monde ne se présente pas sous ses dehors banals ; et s'il le devient, c'est qu'il ne le fut pas au début. Mais il y a plus. L'être humain a cette faculté d'étonnement face à ce qui n'est pas de l'ordre de l'évidence et qui vient se mettre au-devant de lui, sur son chemin, et qui rend son expérience du monde unique. Que serait le thaumazein si le monde était banal dès l'éveil ? On néglige trop souvent le fait à quel point ce premier moment structure notre expérience ultérieure quand elle passe à la pratique. C'est comme une tonalité musicale que nous adoptons et de laquelle nous n'échappons que par conversion. L'étonnement a une latitude plus importante que ne le laisserait penser le moment de surprise. Les neurosciences ont établi l'intense travail cognitif assumé par nos émotions – précisément dans ce moment de l'occurrence première. C'est comme un bloc brut qui se déclenche sous forme d'émotions quand nous prenons contact avec un objet extérieur (chose ou être humain), un bloc dont nous disséquons ensuite par la raison les diverses facettes. Quand nous le réduisons à de l'expérience, quand débute le travail de l'analyse. L'étonnement a lieu bien avant le « seuil de conscience », quand il s'agit d'un bloc brut de moindre importance qui n'effleure notre émotion que de manière très marginale. Mais même dans l'anonymat des foules, nous faisons encore des 112 expériences – des expériences si fines qu'il nous faut une sensibilité de romancier ou du phénoménologue pour l'extraire du magma de l'indifférencié. Nous sommes ici en face du « presque-rien », de ce qui affleure à peine la conscience, mais qui est déjà rencontre avec ce qui n'est pas nous. Je ne peux pas m'aventurer ici dans les confins de la philosophie de Vladimir Jankélévitch pour l'aborder avec toute l'emphase nécessaire, mais on ne saurait mesurer l'importance qu'a ce que Husserl nomme l'« antéprédicatif » sur le cours ultérieur de notre abord des choses de ce monde. Quand nous rencontrons, rien n'est anodin – même et surtout, si nous sommes trop occupés ou divertis pour le remarquer. La rencontre est certes première dans la chronologie de la relation, mais ce n'est pas pour cette raison qu'elle figure en premier lieu de notre description. Car de tous les moments de la relation, la rencontre est le moment le plus improbable. Improbable dans sa survenance, dans le contenu de son expérience et dans son cours ultérieur. Et c'est en même temps l'événement le plus discriminant qui soit : soit la rencontre se fait, soit elle ne se fait pas. Mais même si elle se fait, elle peut ne pas correspondre à l'intention des acteurs ou même s'y opposer et quand même se faire. S'il y a donc un moment critique dans la relation, c'est bien dans l'instant de la rencontre qu'il se produit. Non que « tout » s'y joue, comme on dit, mais s'y joue bien plus qu'on ne le prétend d'ordinaire et surtout d'une manière qui nous est encore largement méconnue. Certes, quand nous rencontrons un « autrui signifiant » (appelons-le ainsi, dans une optique meadienne), nous le classons assez rapidement selon l'étiquetage intersubjectif que contient notre « stock de connaissance ». Il y a dans la rencontre humaine une ambivalence primordiale : nous rencontrons un semblable, semblable comme nul autre dans les royaume des êtres ; et cependant cet autre nous est presque toujours plus étranger que n'importe quelle chose. On peut réduire les points importants par un système d’« équations » [RH : relation humaine ; Rn : rencontre ; Rc : réciprocité ; D : durée ; M : mesure ; SR : sphère relationnelle ; SI : sphère institutionnelle ; EM : échange marchand ; EP : espace public ; ESN/ESP : échange à somme nulle/à somme positive] RH = Rn + Rc + D + M EM = Rn + Rc 113 Noyau (cœur) = Rc + D Peut-on dire que Rn et M sont secondaires par rapport à Rc et D ? RC/D sont le cœur du réacteur. Si eux sont affectés, les conséquences en sont plus graves que si Rn et M sont touchés. Ces derniers sont plutôt de l’ordre de la variable (d’ajustement) esthétique. Rn seul : énergie pure RH sans M = relation banale RH avec M = relation singularisée M : sortir de la généralité (anonymat) ; la qualité d’une relation se lit aussi à sa singularité ; si on veut utiliser le terme d’identité (identity and control), l’identité à soi n’est autre que la singularité relationnelle. Cette singularité doit être constamment renouvelée. Faute de quoi, la relation devient quelconque (substituable). Elle se mesure par un certains nombres d’indicateurs : distance, secret, rythme, capital relationnel, don de soi etc. D : recherche d’un objet social (chose, expérience commune, pacte, contrat etc.) Fusion : RH pure, blocage de l’intervention de SI (Zitat Thomas S. Szasz : Verschone mich mit Deiner Liebe – aber leiste mir Gesellschaft) Mauss thématise Rn + D Simmel thématise Rc + M 114 VI. Symbolisme et reconnaissance La réduction épiphanique Il y a plus de cent ans, dans Le Suicide, Emile Durkheim s’était déjà posé la question des critères d’intégration dans une société entièrement soumise à la solidarité organique et donc en proie à une individualisation de plus en plus grande, et il en était venu à ce constat étonnant : « A mesure que les sociétés deviennent plus complexes, écrivait-il, le travail se divise, les différences individuelles se multiplient, et l’on voit approcher le moment où il n’y aura plus rien de commun entre tous les membres d’un même groupe humain, si ce n’est que ce sont tous des hommes (n.s.). Dans ces conditions, il est inévitable que la sensibilité collective s’attache de toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste et qu’elle lui communique par cela même une valeur incomparable » (Durkheim, 1995, 382). On retrouve cette figure argumentative de nombreuses fois chez Durkheim, aussi bien dans Le Suicide, mais encore dans ses travaux sur la pédagogie (Durkheim, 1993, 99-100) et ses réflexions sur la religion quand il remarque par exemple qu’« il ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n’est l’homme lui-même » (Durkheim, 1970, 272). J’ai nommé une telle figure une réduction épiphanique, car elle marque l’aboutissement d’une pathologie sociale l’anomie, la marchandisation, l’aliénation etc. - non pas par le constat d’une fin ou de l'aboutissement d'un processus, mais par le constat d’une manifestation, voire d'une révélation. Au bout de l’individualisation, à la fin de ce processus impitoyable qui rejetterait l’individu sur lui-même, on ne trouverait pas quelque figure du nihilisme, mais l’homme nu, l’homme en son principe élémentaire. On retrouve cette figure chez des penseurs aussi différents qu’André Leroi-Gourhan ou chez le sociologue durkheimien allemand René König à propos de l’atomisation de la famille. Selon König, l'atomisation de la famille, pour « pathologique » qu'elle puisse être, n'en révèle pas moins ses fonctions essentielles, à savoir les fonctions qui ne peuvent être dispensées par aucune autre institution sociale. Dans la « société artificielle » ou dans ces « socialités postmodernes en archipel » dont parle Michel Freitag , ce ne sont pas les différences individuelles qui se multiplient et qui 107 contribuent à former des individus tous plus distincts les uns des autres. L’individuation qui s’y opère n’est pas le fruit d’une complexification de la société, mais la conséquence de la lente destruction du lien social. Les individus ne sont pas individués, parce qu’ils sont socialisés, mais parce qu’ils sont de plus en plus coupés les uns des autres. Les individus y 115 sont individués par le simple fait qu’ils sont seuls, irrémédiablement seuls, parce qu’en lieu et place d’autres individus qui leur parleraient et qui les inciteraient à échanger, c’est-à-dire à partager et à se mesurer, ils ne trouvent souvent plus que des machines, des dispositifs ou des réseaux. (ici, une nouvelle fois revenir sur McPherson) A l’instar de cette septuagénaire valaisanne, qui, interviewée sur son refus d’utiliser les cartes de paiement, nous avait déclaré que pour rien au monde elle n’accepterait de se passer de la petite conversation quotidienne avec la caissière de sa supérette, il nous est apparu à quel point les gens sentaient poindre la menace de ce nouvel ordre social. Ce que dit cette dame apparaît à première vue comme un lieu commun. Mais si l’on se penche sur ses conditions de vie, son isolement dans une campagne déracinée, sa désorientation en zone périurbaine, la dislocation de tous ses rapports à d’autres personnes, cette résistance farouche revêt un aspect spectaculaire. Ce n’est pas la technique qui est refusée en tant que telle, c’est une technique qui déshumanise les relations humaines. Et ce n’est pas une relation anodine et banalement quotidienne qui est menacée, mais un rapport de vie, un rapport de maintien de vie sociale que la permanence de ces interactions quotidiennes banales représente plus qu’elle ne constitue. Le refus de la machine n’est pas atavique, mais proprement existentiel. Ce n’est pas tant l’explication que Durkheim nous donne de l’individuation qui nous intéresse ici, mais sa remarque sur cette ultime reconnaissance de l’autre homme en tant qu’homme. Et c’est à ce point que se pose pour la sociologie la question de principe de la nature du lien en jeu quand ne subsiste plus que cette ultime reconnaissance. S’agit-il d’intersubjectivité au sens que lui donnent Habermas et Apel, de « relationalité pure » (pure relationship) au sens de Giddens, de groupe primaire au sens de Charles H. Cooley, voire de responsabilité radicale au sens d’Emmanuel Lévinas ? Ou n’est-ce pas une fois encore l’une de ces figures factices de la rédemption, nous rétorquerait Primo Lévi, que l’on s’invente quand on a peur de voir le mal ou le rien en face ? Ces questions paraîtront peut-être (trop) philosophiques au sociologue. Elles sont pourtant au cœur de son interrogation. Il semble, en effet, que si la sociologie n’avait pas été autant imprégnée par la philosophie du 19ème siècle et si elle avait su entendre des interrogations philosophiques un peu plus récentes, notamment celles de la philosophie « dialogique » ou des phénoménologies de Merleau-Ponty et de Lévinas, la question du rapport à l’autre - et non pas simplement le rapport d’altérité - lui serait apparue comme 108 une question élémentaire à poser quand on se préoccupe d’interactions humaines. Aboutissement logique du travail de soupçon que j’avais entrepris avec Simmel et Mauss sur les formes de l’échange et de la monétarisation des rapports sociaux, cette question du lien social élémentaire est à la fois une question centrale de la sociologie, sinon la question centrale , et une manière de refuser un fatalisme commode devant la montée de la barbarie. 116 Pour une sociologie de la relation humaine La sociologie est l’étude raisonnée de la relation humaine et rien d’autre. ATTENTION !!! Je dis « raisonnée », puisqu’il ne s’agit pas de convoquer quelque spiritualité absconse pour en rendre compte, mais d’en mener aussi loin que possible l’interrogation avec les moyens limités que nous donne notre esprit. Et je dis « relation humaine », pour ne pas utiliser les termes faussement techniques et définitivement trop chargés d’intersubjectivité et d’interaction. (Il faut trouver une entrée plus évidente et en accord avec notre nouvelle définition de la sociologie. Reconstruction critique de la modernité = base thématique ; relation = base méthodologique. Modernité, une nouvelle grammaire sociale, i.e. jeu à somme positive. Je vois maintenant plus clair sur cette nouvelle grammaire. D'une part, il y a l'émancipation propre au nouvel espace public, avec la possibilité d'un ordre social non-transcendant ; de l'autre, il y a l'irrmédiable désocialisation. En quoi notre esprit serait-il limité ? S’agissant d’un phénomène apparemment aussi trivial que la relation humaine, par quelle impertinence ajouter encore aux désarrois majeurs de l’esprit humain une limite supplémentaire ? La réponse est évidente : l’esprit humain est limité, car fondamentalement inapte à se décentrer de sa conscience « régionale » dont le schématisme l’entraîne sans cesse à traduire ce qui lui est extérieur en concepts que lui donne son esprit, inapte à se sortir de son solipsisme, pour être en mesure de penser en termes relationnels. N’est-il pas curieux qu’à l’instar des grands relativistes qui vinrent jeter le soupçon sur la conscience humaine et ses certitudes tels que Darwin, Freud, Marx et Einstein, la sociologie, ou du moins l’histoire des doctrines sociologiques, n’ait pas (re)connu un autre relativiste dans ses propres rangs ? Il est significatif à cet égard que Georg Simmel qui aurait dû jouer un rôle comparable à celui de ses illustres collègues, ait été si longtemps ignoré. N’oublions pas qu’Everett C. Hughes l’avait nommé le « Freud des sciences sociales » (Nisbet, 1966, 9798). Posons la question de cet oubli ; posons la question de ce que Simmel relativise, et permettons-nous un instant de songer que le soupçon qu’il jette sur certaines de nos certitudes pourrait être tout aussi important que les découvertes de Darwin, de Marx, de Freud et d’Einstein… Quelles conclusions pourrions-nous tirer de cela ? Qu’avec Einstein, une fois encore, on change de mesure du monde, qu’avec Freud la question du désir n’est plus une simple arithmétique des passions, qu’avec Darwin se pose une nouvelle fois la question des limites entre nature et culture… et qu’avec Simmel la relation humaine cesse d’être un échange mécanique de bons procédés. On peut résumer cette problématique par une question d’apparence triviale qui guidait déjà toute la philosophie sociale des moralistes écossais : l’homme peut très bien « se mettre à la 117 place de », faire preuve d’empathie, sinon de sympathy, mais sait-il penser ce qui se passe « entre », est-il en mesure de se décentrer de son solipsisme et d’accéder à un raison spécifiquement sociologique ? Peut-il penser ce « lieu » qui n’est pas lui-même, ni l’autre, mais se tend entre les deux ? Est-il en mesure d’appréhender cette temporalité qui n’est pas donnée de l’extérieur, mais se tisse dans la tension de la relation, dans l’attente de l’autre, dans la perdurance et l’obstination de la forme ainsi créée ? A toutes ces questions il n’est 109 possible de répondre ni par oui ni par non. Il n’est possible que de les affronter. La difficulté est bien celle-ci : être de relation, l’homme est incapable cependant de penser de manière relationnelle. Si l’on peut admettre que ses intuitions, ses émotions, ses rêves peut-être, sont relationnels, sinon structurés relationnellement, il n’en est pas moins que l’esprit qui les traite, les moule, leur donne forme et les contraint dans les concepts, est le siège de l’unique, du solus ipse. Il lui faudra donc toujours le détour de la métaphore, de l’image ou de l’exemple pour accéder à ce qui lui est extérieur, le détour de la métaphore pour connaître et l’obstacle du symbole pour se lier. Et c’est là aussi que se joue le drame de la sociologie : de devoir supposer une pensée qui ne soit en rien « donnée » ou « spontanée » pour s’approcher de son objet, mais de devoir aussi perpétuellement se décentrer de soi-même, devoir abandonner l’identité à soi-même pour rejoindre cette réalité sans cesse fuyante qu’est la relation . C’est pourquoi aussi on a souvent l’impression en 110 sociologie d’émettre des propos de très grande évidence, d’une parfaite trivialité même quand on parle de relation humaine, alors qu’après ce que nous venons d’indiquer ici, leur objet est ontologiquement difficilement abordable. Cette difficulté explique aussi pourquoi la sociologie, dans son empirisme primaire, a tellement tâtonné pour définir son objet ; pourquoi elle s’est cantonnée dans la réduction de la relation à l’agir social de l’individu, ou qu’elle a trouvé refuge dans un « être moral suprême » ou même un « individu collectif » comme la société, qui aurait pour vocation d’englober les relations. Mais en admettant même qu’elle les englobe, à quoi cela nous avance-t-il si nous voulons les comprendre ? Etudier les relations humaines et rien d’autre, avions-nous dit. Comment justifier cette exclusive ? Serait-ce verser par-dessus bord l’immense travail de la tradition sociologique ? Car on sait très bien qu’il y a des institutions, des différences de statut social, des structures de stratification, des mécanismes de reproduction de ces différences, qu’il y a des normes, des rôles sociaux et des stéréotypes, du pouvoir. La sociologie n’a pas été improductive, loin s’en faut. Elle a accompli un travail énorme dans la récolte et l’analyse des faits sociaux. Elle a mis en évidence des régularités, des effets paradoxaux, voire des « lois » sociales, mais elle a constamment poussé devant elle comme un fardeau encombrant la question de la relation humaine. Les raisons de cette occultation sont nombreuses. Je n’en citerai que deux, les plus importantes à mon sens : la première est liée à la structure de notre esprit, la seconde à l’institutionnalisation problématique de la sociologie au sein des sciences humaines 118 naissantes. L’esprit humain est structuré de manière solipsiste, nous l’avions déjà souligné, et ce n’est que par un pénible effort de décentrement, par le travail de la métaphore, de l’imagination sociologique et d’une approche littéraire, que cet égocentrisme et cette égologie peuvent être dépassés. Mais il y a un second motif, plus sournois, plus institutionnel : la sociologie a importé de la philosophie du 19ème siècle l’idée que la subjectivité humaine ne pouvait s’épanouir que sous l’empire de la liberté ; elle s’est ainsi conçue comme science du soupçon en ce sens, que devant les pathologies de la Modernité tournant cette liberté en dérision, elle s’est fixée pour objectif critique et moral d’étudier les contraintes nonintentionnelles et non-conscientes limitant cette liberté, dans un intense travail de dénonciation de ces illusions. Science critique par excellence, à force de problématiser cette liberté, la sociologie finit par ne plus conceptualiser les relations sociales qu’en tant que relations sous contrainte . Or, cette posture n’est rien d’autre qu’un parti-pris normativiste 111 qui exclut d’emblée de l’analyse sociologique l’ensemble de relations humaines qui pourraient - et j’emploie à dessein le conditionnel - se faire en-dehors de la contrainte sociale, ou alors se jouer ironiquement ou astucieusement de ces contraintes. Le programme scientifique d’une telle sociologie des relations humaines aurait donc à combiner une forme inédite d’« imagination sociologique », telle qu’avait pu la développer Georg Simmel, avec une réflexion sur la relation humaine hors contrainte. Ce n’est qu’en ayant prospecté ce territoire, qu’elle pourra ensuite rendre compte de ce qui est réductible au psychique et où commencent les carcans de l’institution. C’est donc de l’intérieur, du domaine des relations sociales, et non de l’extérieur, c’est-à-dire du psychique et de l’institué, qu’une telle sociologie devra (re)prendre ses marques. Mais, auparavant, il nous faut revenir sur un certain nombre de questions que j’avais laissées en suspens. J’avais, dans un travail précédent, nommé ce type d’approche « tauschtheoretische Soziologie » , une théorie sociologique de l’échange. En partant du 112 concept de Wechselwirkung de Simmel, j’avais tenté de l’opérationaliser au moyen des deux notions que nous venons d’analyser, l’échange marchand et l’échange symbolique. J’aimerais y revenir pour tenter de circonscrire le territoire de cette sociologie des relations humaines et préciser l’intitulé de cette présentation sur les fondements et les fonctions symboliques de l’échange. La relation : institution première 119 Même si l’individualisation totale que suppose Durkheim ne s’est pas (encore) produite, la rencontre de deux parfaits étrangers, de deux êtres humains issus de contextes culturels totalement différents, nous servira de situation archétypale pour mener notre enquête. Nous nous demanderons alors, si l’usage de la parole, de gestes à significations partagée, de postures reconnaissables et même de signaux leur est refusée, comment ces deux êtres peuvent néanmoins se reconnaître en tant qu’êtres humains. La réponse est connue d’avance ; nous n’avons cessé d’en ressasser les termes : c’est parce qu’ils échangent que les êtres humains se reconnaissent comme être humains. Mais cette formule est encore trop allusive et trop grossière pour emporter l’adhésion. Tout l’enjeu de mon propos sera alors d’introduire dans la filigrane de ce processus de reconnaissance. Il me semble que l’un des éléments déterminants dans cette discussion est l’élément symbolique. Etymologiquement, le symbole est une chose ou un signe qui relie entre eux les êtres humains. L‘histoire du sumbolon, de l’anneau brisé en deux, est suffisamment connue pour ne pas devoir être répétée une nouvelle fois. Le symbole ne se résume pas à « une chose qui permet de représenter une autre chose en l’absence même de cette chose », tel que l’entend Lucien Scubla (Scubla, 1998, 43) ; si l’on se tient à son étymologie, il lui revient un pouvoir performatif essentiel. Cette « chose » dont parle Scubla est en fait triple : c’est un signe concret, c’est une représentation et c’est ce pour quoi cette représentation est produite, à savoir une relation humaine. Toute la difficulté provient de là : la relation humaine n’est pas une donation première, c’est une construction sociale. En disant cela, je n’entends pas le résultat (la relation), mais le processus (la construction en tant que procès). L’agir social n’est donc pas avant toute chose un agir sous contrainte, comme le pensaient les premiers sociologues, mais une contrainte d’agir, ou plutôt une nécessité d’établir au moyen de formes sociales particulières un « pont » vers autrui et de ne pouvoir briser son enfermement et sa solitude qu’en se projetant vers lui. Là réside la différence essentielle, si l’on veut ontologique, avec la position durkheimienne . Conceptualiser l’agir social dès le 113 départ comme un agir sous contrainte, comme il le conçoit, c’est masquer sous la contrainte sociale une « contrainte » plus essentielle encore à laquelle l’être humain est exposé - celle de devoir, sous risque de perdre son humanité, ériger ces ponts symboliques ; et c’est donner aux contraintes secondaires du groupe, de la classe, de l’institution, de la société en son ensemble, une réalité première qui ne leur échoit pas. Cette exigence d’agir, de devoir sortir de soi, de ne pas pouvoir s’en remettre à quelque programme comportemental préétabli, est double : c’est la contrainte constitutive en tant que telle, celle qui nous enjoint de quitter la sphère de notre solipsisme dans la tentative d’établir un « pont », et c’est, sur un autre plan, la contrainte de la forme particulière que prend ce projet-vers-autrui. S’il est une institution primordiale, elle s’enracine dans la forme que prend ce projet. Cette forme est bien une construction sociale, mais elle n’est en rien le fait de calculs plus ou moins rationnels de la 120 part des individus - c’est là le piège du constructivisme qu’il s’agit d’éviter à tout prix ; elle puise dans cette forme bien particulière de la relation qu’est l’échange, forme sociale dont l’importance sociologique primordiale est étouffée sous les habits schématiques de l’économie. De l’échange symbolique comme « agir opérant » Or, le « symbole » de l’échange n’est rien d’autre que l’objet mis en circulation. Et cet objet n’est rien d’autre, à son tour, qu’une mise à distance de soi-même dans le moment crucial de l’entrée en relation, la rencontre. L’échange n’est pas le produit d’une stratégie consciente ou semi-consciente, mais découle d’une part de la nature anthropologique particulière de l’être humain qui le contraint à la projection sur autrui, et de l’autre elle est le résultat d’une symbolisation qui est partage de signification. Se distancer de soi, de son corps, de son intériorité, de son ipséité, voilà le premier pas. Le second sera de s’exprimer, de signifier à autrui sa présence et son intention, d’hésiter, de tenter sa chance, de risquer l’erreur. Car toute symbolisation comporte évidemment ce risque d’erreur. S’il est un propre de l’homme, c’est bien de ne pas avoir cessé, en dépit de ce risque et d’une chaîne infinie de déceptions, de recommencer à signifier, sans fin, dans une obstination sans limites. Et s’il est un miracle de la condition humaine, c’est que ce processus de symbolisation - qui se retrouve à la limite aussi chez certains hominidés - ne s’est pas fait à l’aveuglette, comme chez ces hominidés, dans un « trial and error » permanent, mais s’inscrit dans une histoire. Et si l’homme s’est tant obstiné à établir des ponts vers autrui, c’est en raison du fait qu’avant d’être un être de besoin il est surtout un être de désir. Nul autre n’a mieux formulé la particularité de cette réflexivité expressive que Maurice MerleauPonty dans ses méditations sur la « parole opérante » que Marc Richir a résumées en ces termes : « Le propre de la parole opérante, c’est-à-dire de la parole qui se cherche tout en cherchant à dire quelque chose qu’elle ne sait pas d’avance est qu’elle s’élance, pour ainsi dire, en vue de ce ‚quelque chose’ dont elle a une pré-appréhension sans pour autant savoir précisément en quoi il consiste, et qu’elle se réfléchit en se corrigeant, tout au long de son déroulement, en mesurant ce qu’elle est en train de dire à l’aune de ce qu’elle cherche à dire » (Richir, 1988, 137). De quoi est faite cette pré-appréhension dont se charge une parole encore indécise ? Vers quoi s’élance-t-elle, en se reprenant sans cesse, en observant son propre mouvement, en 121 tâtonnant, en cherchant ? Ce ne sont pas de simples règles discursives qui structurent cette parole, mais un impetus, un emportement ou un déportement vers autrui. Il y a de la substance en jeu. Car ce autour de quoi gravite la pré-appréhension - qui n’est pas encore une parole pleinement affirmée -, c’est la conscience de ce que l’autre est une conscience lui aussi, dans la joie toute spinozienne de l’affirmation même de cette conscience et de ce partage. Cette donation de la joie n’est rien d’autre que la résultante de la « parole opérante », comme cet éblouissement qui vient frapper le sujet quand, après mille tâtonnements et mille échecs, il finit par trouver une autre conscience. Une autre conscience qui vient précisément lui révéler la sienne. C’est alors que se manifeste le socius qui est projet à la fois eudémonique, créateur de joie, et immanent, producteur de sens fondé sur la seule activité créatrice des hommes. C’est là une transcendance dont le siège est dans l’activité symbolisante de l’être humain, mais dont la constitution est due au « saut qualitatif » de la réciprocité donatrice, c’est-à-dire dans la mise en circulation, la recherche, le désir de l’autre accompli dans et par l’échange symbolique. L’échange symbolique et l’objet qui en est le support sont dès lors le théâtre d’une forme originale de « l’agir opérant », une sorte de laboratoire de l’institution qui se crée en même temps que se cherche le lien durable, à savoir la relation fondatrice du social. Cette transposition de l’expression de la parole à l’agir opérant ne signifie pas que je conçois la fondation de la relation sur le modèle de la parole échangée dans la réciprocité donatrice. Mais la métaphore de la parole qui se cherche est l’image le mieux à même d’évoquer la constitution de la relation dans l’échange symbolique qui se produit à la fois dans l’ignorance de ce qui est recherché, et avec la participation pleine et entière des protagonistes. La relation, une transcendance à portée de la main Il est donc possible de rendre compte de l’unité réelle de la société sans en référer à une transcendance externe. Non qu’une telle transcendance n’ait joué un rôle important dans la constitution d’un très grand nombre de sociétés humaines, pas moins qu’il n’est question ici de généraliser l’absence de transcendance qui, pour certains esprits inquiets, est le caractère distinctif de la société postmoderne. Mais s’il est possible de se passer d’une référence à la transcendance et des jeux spéculatifs qu’une telle détermination suppose toujours, c’est parce que l’économie conceptuelle permet de mieux établir le discours sociologique qui s’efforce d’appréhender l’un de ses concepts les plus vagues et les plus controversés qu’est le concept de société. Mais comment une conception non-nominaliste de la société est-elle 122 possible ? Et comment se référer à la « société » sans supposer une unité transcendante dans laquelle la société humaine viendrait se réfléchir ? Et il est tout aussi légitime de se demander, pourquoi et selon quelle logique la réflexion d’un groupe d’êtres humains dans une référence externe, comme la Dette originaire, viendrait-elle unir ce groupe, au nom d’une transcendance « toujours déjà présente » chez les sujets sociaux ? Je ne pense pas seulement au bouddhisme qui est une religion sans dieux, je pense surtout aux Aborigènes dont le rapport aux êtres du « Temps du Rêve » n’est pas un rapport à des êtres supérieurs, car aucune dette, aucune offrande, aucune prière ne leur sont adressées. S’ils sont présents, c’est dans leur idéalité, comme des modèles passés avec lesquels les hommes peuvent entretenir des rapports d’identification, mais pas des rapports de transcendance . La plupart 114 des sociétés sauvages se réfèrent au monde des Ancêtres, des Esprits, des forces de la Nature, de même que les sociétés traditionnelles trouvent dans les religions instituées une transcendance qui assoit pour une bonne part les rapports de domination qui y sont à l’œuvre. Mais peut-on inférer de cette extériorité des instances transcendantes une unité réelle de la société sans recourir à une figure spéculative - la réflexion en miroir - qui ne convainc plus aujourd’hui que les nouveaux Jésuites de la Modernité avancée que sont les psychanalystes ? Cette référence transcendante pourrait tout aussi bien refléter une image des dissensions entre les hommes, les laisser béats d’admiration sans qu’ils n’articulent le moins du monde ce sentiment, les faire se dresser les uns contre les autres, être un objet de moquerie ou un repoussoir symbolique, tout comme elle pourrait être un idéal, une projection fantasmagorique ou une rationalisation pessimiste des misères du bas-monde. Bref, l’unité réelle de « la société » par référence à une unité transcendante, on le voit bien, est une conjecture utile pour rendre compte d’un effet de totalisation, du fait donc que le tout social excède la somme de ses parties . Mais ce n’est précisément qu’une conjecture, et ce 115 qui lui évitera de finir en dogme, c’est la productivité sociologique de son questionnement et l’humilité nécessaire dans son usage. Et pourtant, la « société » est bien de l’ordre de l’instance transcendante. Il y a bel et bien un différentiel hiérarchique entre les acteurs sociaux et la société. Ce différentiel n’est pas à chercher dans quelque sphère céleste ou « numineuse », mais précisément dans la contrainte première du projet réflexif et expressif de symbolisation. Il y a là un apriori difficile à saisir, un transcendantal social dans le sens véritable d’une condition de possibilité d’un être-ensemble, d’une religio (attention, religio ne vient pas de religare) des humains. Cet apriori, cet en-deçà de toute expérience - qui fait que les êtres humains entretiennent des relations sociales qui, à la fois leur donnent qualité d’être humain en tant qu’être-pour-l’autre et, en même temps les dépasse comme quelque chose qui les englobe mais dont ils sont partie prenante - peut faire l’objet d’une projection idéalisée, comme dans le mythe, dans la religion, ou dans une construction intellectuelle, projection qui servira à 123 objectiver partiellement ce qui ne saurait être appréhendé autrement que par ce détour métaphorique. Mais il n’est pas nécessaire, ni même logiquement justifiable pour cela, de postuler un ordre transcendant externe. Il n’est nul besoin d’un tel ancrage pour fonder une éthique, et il est même éthiquement dangereux de le faire. S’il y a transcendance, elle est toute proche, dans la relation même, comme transcendance d’une contrainte absolue qui est à la fois nécessité et émerveillement. Il y a, d’une part, l’évidence première de la relation, évidence de ce primum relationis dont la réalité « saute aux yeux », évidence si évidente, toutefois, qu’elle pose les plus grands problèmes à la thématisation. Comment penser ce qui est à la fois évident et transcendant, ce qui se donne et qui se cache en même temps ? Et, inversement, que serions-nous en-dehors de toute relation ? Une telle extériorité est-elle seulement envisageable ? Qui serais-je, moi, privé d’une telle pensée qui s’origine toujours dans ce projet réflexif ? Le «je pense » et même l’affirmation égologique du « je », ne seraient-ils pas, finalement, des contradictions performatives ? Et il y a, d’autre part, cette subjectivité foncière du sujet pensant qui se heurte sans cesse à la réalité de la relation, à cet « entre » dont il fait partie et qui le dépasse. Emmanuel Lévinas a bien souligné à quel point cette difficulté s’apparentait au problème posé par Descartes dans ses Méditations quand il s’agissait de penser l’infini. Comment un être fini comme l’homme peut-il penser l’infini (Lévinas, 1990, 39 sq.) ? Comment peut-il créer une catégorie qui lui est étrangère par nature ? On connaît la réponse de Descartes, la fameuse preuve ontologique de Dieu : si nous, en tant qu’êtres finis, sommes capables de concevoir l’infini, c’est grâce au fait qu‘un être supérieur nous a dotés de cette conception, un être dont l’infini serait l’un des prédicats. Notre problème s’apparente à cette interrogation, mais en diffère cependant sur un point capital. Alors que l’infini philosophique est accessible de manière spéculative, par les mathématiques, la physique ou l’astronomie, et qu’il est au moins définissable par la négative ou de manière « aphaïrétique » , par le constat d’une 116 absence de limites, comme dans la « schlechte Unendlichkeit » de Hegel, l’« entre » relationnel n’est ni concevable spéculativement, ni approchable par la négative. Voudrionsnous lui donner une apparence mathématique que nous nous heurterions à la plus élémentaire des logiques ; voudrions-nous y exercer le soupçon cartésien, nous nous enfoncerions encore dans la contradiction performative. A l’instar de l’infini, comment penser ce qui n’est ni de mon domaine subjectif, ni de celui d’autrui, mais de celui d’entre les deux ? Quel est donc le lieu du Zwischen ? Comment penser cette évidence transcendante ? Disons-le dans ces termes que nous emprunterons à nouveau au génie de Simmel : nous ne disposons pas de la forme qui nous permet de rencontrer autrui, mais cette forme dispose de nous et dispose d’autrui. Cette forme est-elle donnée, comme le prétendent les maussiens ? Et si elle est donnée, par qui et comment l’est-elle ? Pour aborder ces ultimes questions socio-philosophiques, je m’appuierai sur quatre arguments philosophiques : celui que 124 formule l’anthropologique philosophique et qui prend en compte l’indétermination ontologique de l’être humain qui le force à se projeter hors de soi pour saisir son « centre » ; celui que nous prête la philosophie dialogique pour rendre compte de l’événementialité particulière de la rencontre entre les humains ; la méditation phénoménologique du dernier Merleau-Ponty sur la « parole opérante » pour étudier le moment de cristallisation, d’irréversibilité dans la rencontre ; et, finalement, l’aboutissement de cette forme qu’est la reconnaissance réciproque dans leur singularité et leur co-appartenence originaires d’êtres humains, telle que Hegel l’a formulé dans la Phénoménologie de l’Esprit. L’expérience dialogique de la rencontre Sur l’anthropologie philosophique, je serai bref, (non développer un peu) tant ses conceptions de la nature humaine - du moins dans le contexte allemand - font partie du domaine intellectuel public. Une chose me semble cependant certaine : cette forme que prend le primum relationis précède la relation, précède l’acte relationnel proprement dit. Un tel « acte » n’est d’ailleurs qu’un exercice de pensée, une tentative de décomposer analytiquement une réalité complexe et diachronique. Et il est bien clair que la réalité de ma « positionalité excentrique » explique pourquoi il me faut la rencontre d’autrui pour me 117 recentrer sur moi-même, pour être capable d’articuler une parole qui provienne d’un for intérieur et non de quelque ressassement monotone du monde. C’est ce que Plessner nomme la « Mitwelt », littéralement le monde de « l’être-avec » : « La ‚Mitwelt‘ est cette forme de sa propre position conçue par l’être humain comme sphère des autres êtres humains. Il faut en déduire, que la ‚Mitwelt‘ est créée par la positionalité excentrique et garantie par elle dans la réalité » (Plessner, 1981, 375) . 118 Mais cette « Mitwelt » de Plessner est encore trop proche de Heidegger et du rapport de sollicitude (Fürsorge) auquel il l’assigne. Martin Buber précise à juste titre qu’une telle « Mitwelt » ne peut pas être « comme tel(le) un rapport eseentiel, parce qu’il ne met pas l’être d’un homme en relation immédiate avec l’être d’un autre ; il n’établit de relation qu’entre l’assistance et la sollicitude de l’un et le manque de sollicitude de l’autre » . De plus, 119 hormis cette nécessité de recentrage, de re-positionnement, l’anthropologie philosophique ne me dit pas comment je vais procéder, plus précisément, ce qui va se passer au moment de cette rencontre. C’est dans cette brèche que la philosophie dialogique va développer son 125 argument en célébrant le mysterium tremendum de la rencontre, la coupure ontologique entre le rapport « Je-Ca » et la relation « Je-Tu » . Si l’anthropologie philosophique décrit 120 la nécessité de la distanciation de soi pour se saisir de son centre, la philosophie dialogique décrit de quelle manière cette distanciation de soi et celle d’autrui se raccrochent l’une à l’autre dans la rencontre. Mais cela n’est pas suffisant. Car nous ignorons encore tout de la concrétude de cette rencontre, des arts de faire dans la rencontre ; et rien ne nous indique comment cette rencontre peut dépasser l’événementialité pure pour devenir véritable forme sociale. Or, il ne faut pas perdre de vue que c’est précisément à partir de cette objectivation de la forme dans la reconnaissance réciproque et partagée des êtres humains, que l’idéalisme allemand à partir de Fichte a renouvelé la réflexion philosophique de l’intersubjectivité qui rompit définitivement avec une anthropologie des passions et ses postulats métaphysiques. Nous y reviendrons sous peu. Mais auparavant, tentons de dégager le sociologème contenu dans la philosophie de Buber et soulignons-en les limites. L’être humain est d’abord un être dialogique . Cela ne 121 veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres rapports sociaux que celui-ci, mais probablement que la dialogicité est primordiale à plus d’un titre . L’être humain est socialisé dans une 122 communauté familiale, groupale ou clanique et reçoit des sociétés régionales, linguistiques ou nationales dans lesquelles il est intégré un ensemble de normes et de valeurs, d’habitus et de déterminations objectives qu’il intériorise, affronte ou manipule tout au long de son existence. S’il est d’abord un être dialogique, c’est que dans ce registre particulier de rapports il fait un certain nombre d’expériences élémentaires : celle du bonheur d’être, de son être-aumonde, de la confiance, de la communication, de son identité personnelle et de sa souffrance. Bref, c’est dans le registre dialogique qu’il vit ce qu’on appellera la socialité élémentaire . Mais il est un fait plus fondamental encore dans cette réflexion, parce qu’il est 123 formel : s’il est un être dialogique, c’est qu’il ne fait pas ces expériences dans la triade ou dans un groupe social plus étendu. C’est toujours par rapport à un vis-à-vis qu’il éprouve et met en pratique cette socialité élémentaire. C’est ainsi que certains auteurs font l’hypothèse que le face-à-face est la structure la plus simple et sans doute la plus originale de l’humanité, que la conscience humaine elle-même naît du face-à-face, qui serait une condition unique dans la nature . Même quand je discute dans un groupe de plusieurs personnes, je m’adresse 124 à telle ou telle personne en particulier. Certes, la présence des autres personnes est prise en compte et agit sur mon expérience comme un cadre de référence implicite, mais si cette présence est bien réelle, c’est plus sur le mode de l’interférence que sur celui de la communication. Cette dialogicité de l’existence et de la communication humaines, qu’elle soit définie par la négative comme incapacité de s’adresser à deux, trois ou plus de personnes à la fois, ou positivement comme ce par quoi cette existence humaine s’affirme en tant que 126 telle, est véritablement la forme élémentaire par laquelle l’être humain, cet être frappé de « positionalité excentrique », se recentre, se saisit dans son enveloppe et s’ouvre sur le monde. Et c’est aussi le seul cadre empirique possible pour que s’engage ce que MerleauPonty a nommé la parole opérante. La référence à Martin Buber ne saurait donc être passée ici sous silence. C’est 125 lui, en effet, qui a délivré le premier la dialogicité ou le principe dialogique de son extatisme religieux. Même s’il a cruellement manqué de concepts, comme le souligne à juste titre Michael Theunissen, et même s’il dénie à la sociologie tout droit de passage de l’empire du dialogue à l’empire du social, Buber a donné de la profondeur à ce qui, chez Simmel, n’était encore qu’un constat formel : celui de l’ambivalence essentielle de la Wechselwirkung . Buber distingue quatre éléments de la dialogicité 126 : la rencontre, l’immédiateté, la réciprocité et l’ « entre ». Notons d’emblée que Buber traite de la dialogicité en la surdéterminant par l’événement pur de la rencontre. C’est le choc de la rencontre, véritable Eingebung, grâce, révélation et illumination qui resplendit sur la relation elle-même - et qui en souligne donc à la fois le caractère miraculeux, mais qui la restreint nécessairement à ce moment ponctuel, proprement numineux. Car, à peine le Tu m’a-t-il tourné le dos, qu’il devient « ça ». Cette rencontre se fait selon lui de manière immédiate et dans une réciprocité (intentionnelle) qui place les participants en situation d’égalité. Mais en même temps, la rencontre du Tu est comme la rencontre de Dieu. Le Tu est indisponible, ineffable ; on ne le saisit pas par un acte de connaissance, ni même de reconnaissance, mais c’est la saisie immédiate d’une substance. En fait, Buber n’a du Tu qu’une conception négative : est Tu ce qui surpasse la quiddité, ce qui transcende le disponible (Vorkommendes). Et Theunissen se demande à juste titre, si cette négativité en rend pleinement compte. Quand Buber fait la bonne distinction entre le monde du « ça », le « Es-Welt » (monde ordonné, espace-temps donné) et le monde du « Tu », « DuWelt » (monde risqué, non ordonné), il ne le fait que pour réduire ce dernier à n’être qu’un instant de grâce qui s’estompe aussitôt dans la durée. C’est ce qui rend son analyse phénoménologique inopérante pour la sociologie. Mais le recours à MerleauPonty, à son idée de « parole opérante » nous permet de progresser. Extrayons-en encore le substrat sociologique. 127 La créativité de l’échange C‘est au sein de l’échange que surgit la nouveauté. S’acheminant confusément vers un sens indiscernable, la méthode et la finalité de l’échange se concrétisent réciproquement. Tel le Dire dans la seconde philosophie de Lévinas, l’opération de la parole est à la fois forme et contenu. En termes sociologiques, cette opération est l’échange ; et sa particularité ontologique est précisément que l’échange peut transformer et même transcender toute forme sociale. (houlalala, c’est pas bon ça) C’est en cela que surgit le nouveau, le sens nouveau, la résistance nouvelle. Il s’agit là une thèse forte dont il faudra tirer tous les enseignements possibles. Non pas dans le sens d’un diffusionnisme médiocre comme dans le cas de deux cultures qui s’imprègnent, mais dans le sens d’une possibilité de création d’un sens jusque là inédit, c’est-à-dire de l’irruption d’un imaginaire social-historique, du projet d’un vouloir-être-ensemble projeté dans le temps. Deux, trois, quatre personnes, groupes, qu’importe le nombre, au départ, on se trouve face-à-face, chacun avec ses aspirations, ses idées, son passé, ses mots, c’est cela l’échange social : quand l’accord se cherche, quand il faut trouver une synthèse ou un compromis entre ces deux mondes apriori étrangers qui se font face. Si l’on s’imagine à quel point l’un et l’autre sont différents, à quel point il est impossible de savoir ce qui agite l’autre, ce qui le motive, ce qui l’angoisse, à quel point il est impossible d’entrer dans sa tête, dans son corps, dans son histoire et que plus on approche son monde intime et plus grand sera le gouffre d’étrangeté qui nous sépare ; on est devant lui comme devant le plus grand des mystères. (tout ce passage doit être déniaisé) Or, soudain, par l’échange une ouverture se pratique, ces êtres si distincts l’un de l’autre trouvent une voie de passage, un terrain d’entente, une minuscule frange de leur personne à mettre en commun. C’est cela sociologiquement - et toujours dans le sens de Simmel, si injustement critiqué sur ce point par Freyer - l’objectivité. Si l’on imagine le processus infiniment complexe qui mène à cette entente , où chacun, avec son savoir, 127 sa mémoire, ses gestes, ses affects, son intelligence cherche à joindre autrui, cet accord qui en résulte est un surgissement de sens. Surgit ce qui avait été impensable auparavant dans le solipsisme de chacun. Comme le dirait Simmel, seul préside le désir d’autrui , d’aller vers lui, de chercher son mystère - oui, c’est là la seule base 128 commune, et donc la seule forme de reconnaissance : qu’autrui, qui me cherche aussi, est aussi un être humain . Ce qui est humain est cet « aller-vers », cet « aller-au129 128 devant-de » chargé d’espoir et de crainte, c’est ce qui en fait la particularité, c’est ce tâtonnement, cette difficulté reconnaissable de l’accord. C’est peut-être cela la seule particularité de l’être humain - il est celui qui hésite, celui qui tâtonne et celui qui hésitera et tâtonnera avec un acharnement infini. Certes, l’animal connaît maints rituels d’approche lui aussi, des rituels de distance et de proximité qui pourraient être qualifiés d’hésitation comme le fait de tremper la patate douce dans l’eau salée. Mais les comportements animaux sont toujours les mêmes, et surtout, si l’animal hésite, c’est que cette hésitation fait partie du projet expressif de son approche, qu’il en est en quelque sorte l’ornement. L’homme, lui, n’hésite pas parce que cette hésitation fait partie de sa technique d’approche, mais parce qu’il ne sait pas par avance vers quoi il s’élance. Son hésitation se fait d’abord sur fond d’incertitude - une incertitude d’autant plus grande que l’échange ne sera pas institué. La dialogicité essentielle de l’être humain en est encore la raison. Si un échange à deux est toujours plus complexe qu’un échange à trois, quatre ou plusieurs, c’est que l’être humain, sans parler de groupes et de sociétés, est fondamentalement incapable d’inventer un échange audelà de ce nombre ; qu’au-delà, il faudra nécessairement recourir à des institutions, ne serait-ce qu’à des conventions passagères. Au reste, qu’est-ce qu’une institution, sinon cette instance compensatoire, quand la dialogicité ne parvient plus à régler les affaires humaines ? Et cela dans plusieurs sens : dans un sens quantitatif, quand il y a trop de gens en concours ; dans un sens qualitatif, ensuite, quand un différend n’est plus résoluble dans le cadre de la dialogicité, quand, par exemple, il faut en référer à un corps juridique. Dans l’échange institué, dès lors, l’accord se fait idéaltypiquement comme un automatisme, comme un réflexe conditionné. Du coup, il est aussi essentiel de se demander quel rôle jouent les institutions, avec quel poids elles imposent un accord et comment leur modification dans l’histoire imprime aux échanges une irreflexivité de plus en plus grande. A partir de cette remarque et de la précédente, il est possible d’esquisser une théorie de l’institution non comme l’entendaient Gehlen et Luhmann sur un mode purement compensatoire, mais sur un mode défectif, comme l’imposition d’une forme sociale dans tous les cas où la dialogicité ne peut plus opérer. L’échange symbolique, en revanche, demeure cette forme originale d’échange noninstitué, ou, pour être plus précis, l’échange dont la seule dimension institutionnelle pour donner ici une définition positive d’une sorte de minimum anthropologique serait la reconnaissance commune de l’hésitation réciproque des acteurs . Mais si 129 telle est l’opération de l’échange, comment puis-je être sûr que je ne serai pas seul à tâtonner, que cette parole qui se trouve en se cherchant, comme l’avait dit MerleauPonty, va rencontrer une autre parole ? Comment concevoir l’espoir de la réponse ? C’est avec cette question que nous retournons au lieu où la question moderne du sens prit son origine. (ce passage est encore très emprunté, on ne voit pas le progrès de l’argument, il y a une sorte de ressassement impressionnistes qui nui à l’ensemble, éventuellement l’ôter) Symbolisme et interconnaissance La constitution de la subjectivité est proprement intersubjective. C’est chez Fichte que l’on trouve pour la première fois cette idée à la fois classique et révolutionnaire qui implique que l’individuation s’effectue par la socialisation, que chacun n’est pour soi qu’en tant qu’il est pour et par les autres. Voilà qui rompt avec la conception classique de l’intersubjectivité des moralistes français, espagnols ou écossais qui ne s’établissait encore que sur une anthropologie des passions, de l’affect, de la sympathy, de l’aimance et de pré-réquisits de ce genre, une conception classique dont le défaut majeur était qu’elle avait encore à postuler une socialité apriorique. Dans l’anthropologie idéaliste, l’acteur sait qu’autrui est une autre conscience . Or, le 130 problème de la reconnaissance n’est pas tant de reconnaître autrui comme une autre conscience, que de m’assurer que l’autre à son tour me reconnaîtra comme une conscience. Il y a là apparemment une question de confiance qui se joue et qui rappelle l’analyse fichtéenne du don. Être libre, avait écrit Fichte , c’est pouvoir faire don de sa liberté à un autre. Ce 131 don est à charge de revanche. En lui donnant la liberté, je rends l’autre capable de me la rendre. Mais un tel don suppose, écrit à ce propos Franck Fischbach : « la confiance de l’autre, une confiance […] qui est déjà elle-même une modalité du don, à moins qu’elle en soit constitutive (n.s.). Car rien ne m’assure ni ne me garantit que l’autre soit capable de recevoir le don que je lui fais : s’il n’est pas déjà libre, il ne recevra pas mon don comme un don de la liberté et, incapable de recevoir, il ne sera pas non plus habile à (re)donner, à rendre la liberté en en 130 faisant à son tour don à autrui. Ne sachant pas recevoir, il ne saura pas rendre et il monopolisera l’activité qu’il aura ainsi reçue, faisant de tout autre un objet passif » (Fischbach, 1999, 47-48). S’il n’est pas déjà libre, mon don le libèrera, certes, mais il gardera cette liberté pour lui-même. La gardant pour lui-même, la libre interaction entre les êtres humains ne pourra pas se produire, l’enfermant de nouveau dans l’ancienne détermination. Nous sommes donc pris dans un cercle vicieux : je ne peux entrer avec autrui dans une interaction libre et spontanée qu’à condition qu’il soit lui-même déjà libre et spontané. De même, je ne puis accorder ma confiance qu’à condition de supposer que la confiance soit toujours déjà établie. Je ne suivrai pas la solution que Fichte nous propose et qui consiste à considérer le droit comme condition de possibilité d’une telle intersubjectivité. Mais Fichte a ouvert la voie, brisant du coup aussi l’impossibilité de reconnaître autrui dans laquelle nous avait mis la distinction kantienne entre caractère sensible et caractère intelligible. L’issue de ce cercle nous est proposée par Hegel. Dans la rencontre, je fais l’expérience à la fois de la singularité de ma conscience et de celle d’autrui. Je ne saisis pas la conscience d’autrui comme une autre conscience, mais simplement ma singularité qui peut être une singularité empirique de position dans le monde (mon corps à cet endroit précis qui ne saurait être l’endroit du corps de l’autre), ou une singularité transcendantale - ma propre bulle, inarticulée, dont je ne perçois que les limites, telle la mouche de Wittgenstein dans son verre. Mais si chaque conscience discerne sa propre singularité, tout en discernant la singularité de l’autre conscience, c’est qu’en cette singularité - voilà le coup de force que tente Hegel - se révèle l’unité des consciences. Et Durkheim, en observant cette ultime reconnaissance - « si ce n’est que ce sont des hommes » - exprime parfaitement cette pensée. Car faire l’expérience de sa singularité, c’est faire l’expérience de sa position empirique dans le monde : je ne suis pas à l’endroit où se trouve autrui. Et c’est en même temps l’expérience de l’altérité phénoménale d’autrui ; un autre visage, d’autres expressions, une autre forme de présence. Et c’est finalement l’expérience existentielle mais aussi ontologique, qu’autrui n’est pas moi, qu’en cet autrui, ce visà-vis, doit sommeiller un monde que j’ignore, un fonds que je ne saurais approcher. C’est donc là que se situe le nœud du problème, dans cette expérience pré-reflexive de la singularité en tant que singularité : car c’est en faisant l’expérience de la 131 singularité en tant que singularité que la conscience se conscientise, c’est-à-dire s’appréhende en se reprenant, délimite son territoire en reconnaissant ses frontières et qui finira par se cristalliser autour de ce que Hegel appelle la conscience. Du coup, je vois aussi notre identité universelle, d’êtres tous deux dotés d’une conscience singulière et d’une conscience capable de reconnaître la conscience de l’autre, et donc de reconnaître leur appartenance proprement spirituelle à ce que Hegel nommera l’ « esprit », ou plus exactement, l’ « Esprit absolu ». Dès lors, ce n’est plus de la confiance qui est en jeu, mais simplement l’expression de la singularité de sa conscience dans la rencontre des sujets, dans l’adresse qui est faite à l’autre et dans l’adresse qui de lui me parvient. En dévoilant ma singularité, c’est-à-dire la singularité de ma conscience, je dévoile à la fois ma différence et mon identité absolues avec l’autre, une identité que je ne saurais appréhender autrement que par la supposition d’une unité des esprits. Quand nous disions donc que le propre de l’échange symbolique était de séparer pour unir, nous ne faisions que de répercuter sur un plan purement phénoménal ce qui est à l’œuvre au point de vue de la reconnaissance dans l’interaction humaine, en un mot, de l’interconnaissance, d’être l’expression mutuelle d’une co-appartenance originaire. C’est cette révélation en une véritable Urdoxa qui est au principe de l’activité symbolique, c’est elle qui permet de m’exprimer en sachant que l’un des symboles que j’aurai produit sera toujours reconnu comme tel. L’un des symboles sera toujours compris en ce sens qu’il résulte du projet préreflexif de symbolisation, de cette performativité conditionnelle qui en est la base. S’il y a confiance, c’est d’une confiance absolue qu’il s’agit alors. La confiance que, quoi qu’il arrive, je finirai par être compris, ou plus exactement, que je finirai par être reconnu. Reconnu dans ma singularité et dans mon lien avec les autres, reconnu dans ma singularité par ce lien, et reconnu comme être identique par cette singularité. Cette confiance n’est alors rien d’autre qu’une formule plus philosophique, plus spiritualisée, de la contrainte première dont nous faisions état auparavant - la contrainte d’agir. C’est à la fois la contrainte de toujours devoir supposer cette union des consciences, de ne pas avoir d’autre choix que de croire en sa réalité comme en une certitude originaire ; et la contrainte de se dévoiler dans l’adresse à autrui qui se fait dans la rencontre. C’est dans la rencontre que se décline la religio dont l’ineffabilité ne doit pas nous empêcher de reconnaître la transcendance. Pas dans n’importe quelle rencontre, au demeurant. Le mérite de la philosophie dialogique, à la suite de Martin Buber, 132 consista précisément à donner les critères qui distinguent une rencontre authentique d‘une rencontre choséifiée. La rencontre authentique est l’adresse directe au Tu, à l’autre-en-face qui n’est ni un alter ego , ni un autrui généralisé, mais la même 132 singularité consciente plongée dans la même indétermination que moi-même. L’impasse dans laquelle s’est engagé Buber avait été de penser que pour qu’elle soit authentique, la rencontre devait se passer de toute médiation, en d’autres termes, que l’apparaître-même de l’autre était source de symbolicité. Or, l’un des enseignements fondamentaux des sciences humaines - notamment de la linguistique, de la psychologie sociale, et de l’anthropologie - consistait à souligner à quel point toute forme d‘apparaître était médiatisée - biologiquement, anthropologiquement, culturellement - par un objet symbolique. Il y a bien dans cet apparaître un surgissement originaire qui excède toute fonctionnalité, ou, comme le dit Jacques Dewitte : « l’apparition d’une forme (dont on ne peut que prendre acte et s’émerveiller) pour que celle-ci ait pu ensuite se prêter aux divers fonctionnels qu’on lui connaît… Mais l’énigme de son surgissement demeure entière, et tout semble indiquer qu’il ne s’agit pas seulement d’une ignorance provisoire que viendront bientôt combler les progrès de la science, mais d’une énigme permanente » (Dewitte, 1993, 30) . 133 Or, ce n’est pas la sempiternelle question du « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien » qui se pose ici, car l’énigme n’est pas dans l’acte du surgissement de l’apparaître en tant que tel, mais dans l’évidence de cette transcendance particulière de l’apparaître d’un autre être humain, de ce partage initial que nous avons de notre singularité consciente dans la rencontre. Reprenons. La question de Hegel était bien celle-ci : comment une conscience, qui reconnaît l’autre comme une autre conscience, c’est-à-dire comme conscience d’un autre sujet demandant à être reconnu comme tel, c’est-à-dire en tant que liberté, peut-elle à son tour s’assurer qu’elle soit effectivement reconnue comme conscience par cet autre ? La réponse traditionnelle, surtout depuis les lectures d’Alexandre Kojève (1947), se déclinait comme une « lutte pour la reconnaissance » entre un maître et son serviteur. Il est clair, cependant, que cette relation de domination, de lutte à mort, n’est pour Hegel que l’une des figures de la lutte pour la reconnaissance, tout comme il est clair que la lecture de Kojève de la 133 Phénoménologie de l’Esprit était une lecture éminemment politique, puisqu’elle visait à donner à la lutte des classes un fondement anthropologique. S’il y a lutte pour la reconnaissance, c’est dans une société scindée, divisée, une société, où l’accès à la reconnaissance est méprisé pour certains . Mais cela ne veut pas dire que cette lutte 134 soit la règle ; la règle c’est la révélation de cette certitude originaire, de l’Urdoxa de la coappartenance. Et c’est cela que les lectures de Kojève et des innombrables épigones qui lui firent suite oblitère. Or, ce processus de reconnaissance réciproque et de signification d’une commune appartenance est un acte éminemment pratique. Il ne se fait pas de manière spontanée dans quelque esprit éthéré, ni dans le for intérieur de l’intentionnalité des consciences. Cette extériorisation se fait selon la forme que Merleau-Ponty a mise en évidence dans son évocation de la « parole opérante ». Le recoupement entre recherche (et non « lutte ») de reconnaissance et parole opérante repose sur une norme transcendante immanente au social qui trouve dans l’échange effectué son expression opératoire. Voilà tous les fils réunis pour reconnaître le système du symbolisme.   L’idéal serait de recouper argument dialectique et preuve matérielle (neuronesmiroirs) Ce passage (central) peut encore être amélioré Dans ce long développement, nous avons convoqué quatre traditions philosophiques. Non que nous soyons partis de la structure tétraédrique de l’échange, posée dogmatiquement, à la recherche de discours philosophiques qui viendraient en justifier la forme et le fond, mais en développant pas à pas l’idée d’une performativité sociale du symbolisme. Cette démarche se résume alors assez simplement. A partir de l’anthropologie philosophique (d’un Plessner, d’un von Weizsäcker, d’un Portmann) nous comprenons le sens de l’apparaître, de la nécessaire sortie de soi, de l’extériorisation - c’est le moment si particulier de la rencontre. C’est dans la rencontre, telle que la met en scène la philosophie dialogique à la suite des impasses de la phénoménologie de rendre compte de l’intersubjectivité, où s’articulent l’adresse faite et l’adresse rendue, l’événement où se révèle le second radical de la relation humaine, la réciprocité. Or, la médiation de la rencontre est de l’ordre de la « parole opérante », ou, selon nos termes, de la médiation objectale ; c’est elle qui matérialise la réciprocité, lui donne sa forme, son 134 irréversibilité, c’est-à-dire sa temporalité. C’est ce que nous avons tenté de saisir avec la notion de durée. Et, finalement, avec Hegel nous aboutissons à la clôture du symbolique, à la reconnaissance, où à la religio qui fait, comme je le disais au départ de mon argument, que les êtres humains entretiennent des relations sociales qui, à la fois leur donnent qualité d'être humain en tant qu'être-pour-l'autre et, en même temps les dépasse comme quelque chose qui les englobe mais dont ils se savent toujours déjà partie prenante, trouve son expression achevée. En d’autres termes, sa mesure, sa loi. Arrivé à ce point d’abstraction, force est de constater que l’opérateur du symbolisme n’est autre que l’échange ; qu’à tous les niveaux où nous l’observons, il est ce rapport matriciel qui unit en son sein l’être-social de l’homme, qui le fait vivre en société en lui imprimant des contraintes qu’il n’a pas choisies, tout en lui permettant d’affirmer son autonomie par une contrainte qui transcende toutes les autres en les relativisant, la contrainte d’agir, d’établir un « pont » vers l’autre et qui le fait advenir à soi. Le monde commun Qu’en est-il alors des relations humaines ? Qu’en est-il, à la différence du rapport aux animaux, aux objets, aux institutions et aux machines ? Je parle des véritables relations humaines, de relations qui se font sous nulle autre contrainte que celle de ne pas pouvoir vivre de vie véritablement humaine en l’absence de ces relations (figure de style assez fastidieuse ; quel contrainte plus puissante peut-on imaginer ?). Qu’elles soient d’amitié, d’amour, de solidarité, de connivence, de complicité, de militance et d’obligeance réciproque, de quoi ces relations sont-elles faites et comment en rendre compte sans les noyer dans les concepts traditionnels ou les drainer vers un mysticisme de mauvais aloi ? Je serais tenté d’appeler cette recherche une théorie sociale de l’intime ; de l’intime non pas comme d’un rapport électif, affinitaire et plus ou moins privé de publicité, non de l’intime, simplement, comme rapport de proximité et de complicité. La philosophie dialogique, le personnalisme ou l’éthique de l’altérité radicale se sont efforcés d’approcher ces relations. Mais chacune de ces approches l’a fait en poursuivant un but étranger au phénomène : le dialogisme en cherchant une voie médiane entre philosophie et théologie, le personnalisme en cherchant une issue politique à la mort de Dieu, l’éthique lévinassienne en tentant d’établir une morale 135 post-catastrophique. Toutes ont réalisé des avancées dans l’exploration des relations humaines, mais toutes les ont instrumentalisées à un titre ou un autre. Or, il n’est plus temps aujourd’hui de simplement nous émerveiller devant le miracle de la relation humaine. Comme j’ai espéré le mettre en évidence dans mes travaux portant sur l’argent, la dématérialisation de l’argent est bien plus qu’un symptôme ou un signe avant-coureur d’une déréalisation progressive de l’échange ; c’en est l’expression la plus achevée. De plus, les discours inflationnistes sur la « crise du lien social » entraînent la banalisation d’un phénomène qui risque de rendre notre monde définitivement inhabitable. Non seulement qu’il n’y ait plus assez d’oxygène, assez de ressources, assez de marchés, qu’il y ait des risques globaux ou une bulle spéculative qui, à tout instant, viendrait éclater - la « crise du lien social » lue au prisme du crépuscule de l’échange nous apprendrait en fait qu’il n’y a plus assez d’altérité, de différence, d’étrangeté en ce monde et qu’à défaut de nous plonger dans la monotonie d’une posthistoire, l’étrangeté se sera retournée contre nous ; étrangers sur cette Terre, dont nous ferons, une fois de plus, l’expérience stoïcienne qu’elle n’a pas été bâtie pour ses passagers provisoires. C’est contre cette monstruosité que la sociologie peut s’élever, qu’elle peut mettre en évidence et revendiquer des lieux et des moments d’échange comme autant de lieux de résistance. Et il est de son devoir de montrer à quel point les créations sociales, qu’il s’agisse des associations, des initiatives populaires, de militance mais aussi des réunions informelles, des cercles d’amis, de la collégialité, de la solidarité spontanée sont à chaque fois aussi des créations de sens dans l’affirmation de leur historicité ; qu’à chaque fois que naîtra une telle initiative s’ouvrira un monde des possibles, dans lequel s’affirmera un projet politique originaire. Un projet pour rendre ce monde habitable et donc partageable, d’un social immédiatement politique qui s’est de tout temps opposé aux médiations étrangères, qu’elles soient institutionnelles, économiques ou techniques. Car le sens de telles créations sociales réside et résidera toujours dans l’impérieuse nécessité de l’échange symbolique d’affirmer le primat de la relation sur les termes qu’elle relie. La vivacité de l’échange symbolique a longtemps stimulé une incroyable diversité de formes sociales, des formes qui rendaient à leur tour possibles des relations sur lesquelles elles se fondent ; si la diversité de ces formes vient à dépérir, si, sous les coups de boutoir de la monétarisation l’échange économique se substitue aux échanges symboliques, pour ensuite être remplacé par un pur échange cinétique, la monotonie de l’histoire, dans laquelle nous entrerions à présent, selon certains, ne 136 serait que le préambule à une monotonie définitive des relations humaines. Elles seraient ainsi devenues sans risques, mais sans surprise ; sans joie, mais sans affliction ; sans nouveauté, mais entièrement privées de sens. 137 V. Au-delà du don Un désastre anthropologique La sociologie s’est d’autant plus facilement accommodée de son sobriquet de « science critique » que nous traversons aujourd’hui une période particulièrement intranquille. Il n’y a pas seulement les grands bouleversements techniques, économiques et systémiques du monde qui font problème - depuis le début de la Révolution industrielle, cette intranquillité est devenue la norme -, il y a le fait autrement plus inquiétant que nous ne maîtrisons plus intellectuellement cette situation. (bof bof, c’est presque du Hubert Reeves) Et la sociologie tout singulièrement. C’est alors qu’elle devient journalisme. Comme l’essai littéraire fait partie de son fonds de commerce méthodologique, elle n’a pas à se forcer beaucoup pour tomber dans le délectable travers du criticisme dénonciateur ; dont la dénonciation de « liens sociaux » qui se déferaient apparemment et inéluctablement. Pêle-mêle et sans grand discernement l’on convoque alors une sorte de crise diffuse du civisme, de désengagement collectif compensé par un surinvestissement privatif ; on recourt à des indicateurs statistiques de divorce, d’absorption de psychotropes, de mal-vivre et de mal-être ; on accumule les désinences du préfixe « dé- », désaffiliation, désinstitutionnalisaton, désymbolisation, comme si la seule croyance dans le pouvoir des mots pouvait dédouaner d’une analyse plus sérieuse du délabrement rampant des armatures internes de nos sociétés. Autant le dire tout de suite : la sociologie est désemparée. Mais elle n’est pas seule dans cet état. Et le fait qu’elle en ait peut-être mieux conscience que d’autres disciplines lui donne un privilège de lucidité qu’il serait grand temps de mettre à profit. A tous les étages de la réalité sociale nous assistons aujourd’hui à un lent effondrement de la logique réciprocitaire, tel était le diagnostic de départ (oui, mais à part un rapide exposé relatif à l’argent, je n’ai rien développé – donc plutôt que de fanfaronner sur les mérites de l’échange, je devrais plutôt pousser l’analyse plus loin sur la déréciprocation) . A travers toutes les fibres de la vie sociale, depuis les interactions les plus anodines jusqu’aux régulations 138 commandant les rapports entre nations, la réciprocité a été cette norme universelle qui, si elle n’établissait pas le projet de paix perpétuelle, permettait au moins un consensus minimal empêchant le recours à la violence et à la fraude. Réduit à sa plus simple expression, ce consensus imposait l’échange marchand comme forme universellement acceptée grâce à laquelle devait s’opérer la coordination entre acteurs, groupes sociaux et collectifs a priori indifférents les uns aux autres. Cela n’empêchait pas des accords plus intenses et plus tumultueux de se faire, mais cela évitait cependant de retomber dans la barbarie de la loi du plus fort ou du plus malin. Or, si notre diagnostic de la globalisation comme tentative d’instaurer le plus grand système social possible sur la base de relations humaines les plus minimes qui soient s’avère pertinent, nous nous apprêterions aujourd’hui à nous passer de cette norme minimale (oui). Le passage d’une socialité marchande, froide et calculante, à une socialité artificielle reposant sur une préconfiguration et une routinisation de tous les rapports et relations, se ferait à travers l’évacuation de toute forme d’échange librement et ouvertement négociée (je n’en dis pas non plus assez sur cette préformation, pas un seul exemple). Comme nos analyses historiques nous ont permis de le constater, il existe bel et bien une dialectique des formes de l’échange . 135 Ou plutôt, une interrelation complexe soumise à un certain nombre de régularités dont la plus visible est certainement la progression de l’échange marchand aux dépens de l’échange symbolique. Ces deux formes sont symboliques dans la mesure où elles établissent chacune dans son registre particulier une forme de cohésion sociale. Et en tant que formes symboliques, elles gardent le caractère ambivalent de toute médiation sociale, d’être à la fois « pont » et « obstacle » ; de permettre de joindre autrui, de communiquer, mais en même temps de s’opposer à toute fusion, à toute immédiateté. Avec la lente disparition de l’échange entre acteurs réflexifs se mettent en place des procédures artificielles qui modifient radicalement le caractère des quatre moments de la relation humaine. Qu’en est-il encore du hasard des rencontres, qu’en est-il de l’acuité consciente de la réciprocité, sans parler de la plus grande crise de durabilité que l’espèce humaine eut à affronter depuis qu’elle partage un monde commun ? Qu’en est-il des subtils calculs de distance et de proximité, de tact et de discrétion, de défiance et de confiance que l’on trouvait dans toute forme d’échange ? Les médiations symboliques sont bel et bien en train d’être liquidées et remplacées par tout un design de relations dont le choix « multi-optionnel » 136 et 139 ubiquitaire fait appel à un libre-arbitre aussi artificiel que le sont ces « relations »(la aussi développer les quatre crises relationnelles… !!!).   On se rencontre pas, ou mal  La ponctualité remplace la durée  La réciprocité se fait trop bien ou alors elle disparaît Les relations perdent leur singularité Comment se fait-il qu’un tel constat vienne à être formulé si tard, alors que les discours de crise de la modernité s’accumulent depuis plus d’un siècle (que la modernité n’est d’une certaine façon rien d’autre qu’un long discours de crise) ? Comment se fait-il que ce constat passablement trivial de l’être humain en tant qu’être-de-relation vienne encore à devoir être énoncé comme une grande révélation ontologique, alors que l’idée semble claire depuis les débuts de la philosophie idéaliste ? Comme j’ai essayé de le montrer, cette cécité est intimement liée au fourvoiement de la sociologie qui a privilégié l’étude de fictions tels que l’individu ou la société et n’a jamais vraiment pris au sérieux la relation humaine. Et même si cette ignorance ne lui est pas entièrement imputable, elle porte une part importante de responsabilité dans la méconnaissance actuelle de l’effondrement de la réciprocité. Ce n’est pourtant ni d’une fin de l’Histoire, ni d’une fin de l’homme qu’il s’agit. On serait presque tenté de dire que malheureusement ces deux frères ennemis continueront jusqu’au bout leur dérive à travers le temps et l’espace. Si Marx prétendait que l’Histoire se faisait dans le dos des acteurs, ceux-ci conservaient néanmoins la faculté de se retourner ou de se regarder dans un miroir, et de mettre ainsi à nu le fétichisme qui les faisait se croire sujets solidaires. Libre à eux, dès lors, de prendre l’Histoire en main. Tel n’est plus le cas aujourd’hui avec la déréliction de la société civile. Avec la dissolution du schème réciprocitaire, ni l’individu ni tout autre acteur n’est censé prendre part à l’histoire. S’ils sont portés par elle, c’est comme des passagers clandestins qui sont heureux pour chaque jour où on ne découvre pas leur cache. Or, au vu des innombrables textes de la même eau, une telle dénonciation peut apparaître comme un jeu plus ou moins gratuit dont le bénéfice marginal n’intéresse plus que les rares fossoyeurs de la Modernité. L’enjeu de mon travail est différent. Il s’agit de proposer une approche sociologique qui puisse mettre en lumière les origines et le développement 140 historique de la socialité humaine comprise comme une relation complexe d’échange. Non en tant qu’échange marchand, dont on comprendra la genèse comme celle d’une forme sociale minimale et incomplète, mais d’un échange proprement humain, dont la réciprocité forme le noyau. Voilà l’enjeu conceptuel de ce travail : donner à voir la relation humaine, source de toute réalité sociale, comme une relation d’échange. Et au delà, rompre avec les théories productivistes du social et interroger les possibilités d’une théorie de la circulation des êtres humains, des choses et des messages dans un même ensemble symbolique. Mener un travail de réflexion, avait dit Gilles Deleuze, c’est avant tout proposer un ou des concepts nouveaux. Il ne croyait pas si bien dire… Un concept est un mot qui permet de voir un problème d’une manière nouvelle. L’échange est un tel mot. Il permet de voir que ce qu’on invoque actuellement comme « crise du lien social » n’est que l’expression inflationniste d’une rupture plus profonde de la socialité humaine : c’est le fait que nous nous acheminons vers une société et une vie sociale sans échange, une société et une vie sociale où à la place des interactions nous ne connaissons plus que des transactions. L’échange vif, source de joie et de conflits, n’y aurait plus cours, remplacé par des relations préformées dont le menu ne nous laisserait plus que l’opération du choix, et non celui de sa constitution pratique et réflexive. Que nous plongions dès lors dans la monotonie de l’histoire, comme le prévoyait Fukuyama, ou que la personne humaine devienne ce « dividu » dont parlait Deleuze, à la suite de la mort foucaldienne de l’homme, ne sont finalement que des avatars de cette mort sociale que prélude la déperdition de l’échange et de la diversité des formes sociales qu’il a permis. Une nouvelle théorie de l’échange La sociologie était née et avait été instituée comme une réponse aux problèmes sociaux soulevés par la Révolution industrielle. Si Durkheim s’intéressait aux problèmes de la cohésion sociale mise en péril par le développement de la division (sociale) du travail, et si Max Weber s’intéressait aux conditions pour sauvegarder la dignité de l’individu aux prises avec le processus occidental de rationalisation, ces deux questionnements « paradigmatiques » ont curieusement éludé la réflexion sociologique sur ce qui pouvait paraître comme le social sui generis, à savoir le domaine des relations humaines. Nous passerons les raisons de cet « oubli », tout en 141 soulignant l’important bénéfice que la sociologie sut tirer de ces deux questionnements d’origine. Mais il nous semble qu’elles soient arrivées aujourd’hui à destination et qu’il faille réamorcer la discussion sociologique en partant précisément de cet oubli. Une théorie sociologique de la relation humaine suit un double enjeu : un enjeu théorique tout d’abord, où il s’agit de montrer la pertinence d’un tel tiers paradigme ; un enjeu pratique, ensuite, où il s’agit une fois encore de formuler des réponses aux nouveaux problèmes soulevés par la société contemporaine, de mettre en évidence, en somme, par quels dispositifs cette « mort sociale » peut être enrayée. Un tiers paradigme ne recherchera l’objet propre de la sociologie ni dans le domaine des contraintes sociales et institutionnelles (holisme), ni dans celui de la créativité ou de la rationalité de l’agir social (individualisme), mais se posera la question des conditions de possibilité de la perdurance de la relation humaine. On partira du constat trivial qu’avant la contrainte, avant l’affirmation d’une liberté, il faut la formation d’une relation, il faut qu’il y ait quelque chose à contraindre et quelque chose sur quoi projeter son libre arbitre, bref : il faut de la matière sociale et cette matière est relationnelle. Cette reliance, de quoi est-elle faite ? Qu’est-ce qui en assure la durée et la cohésion ? Quelles formes peut-elle prendre ? Pour aborder toutes ces questions, ce tiers paradigme part du principe philosophique fondamental du primum relationis, du fait que la relation précède les membres qu’elle relie, et qu’elle précède même la totalité sociale qu’elle contribue à constituer. Ce n’est qu’une fois cette question des conditions de possibilité de la relation humaine posée, qu’on pourra aborder la question des contraintes, des institutions, de la totalité et de la liberté de l’agir social. La particularité du genre humain est que le type de reliance qu’il met en oeuvre ne relève pas d’une faculté innée qui lierait spontanément les êtres humains les uns aux autres. Elle est le résultat d’une opération complexe de symbolisation, d’une mise en commun par l’échange de signes chargés de sens. C’est de cette opération complexe que traite notre dernière partie principale. Ces signes, ces choses, ces gestes, ces mots - ces objets sociaux que nous mettons en circulation pour établir des liens et les faire perdurer - ont une nature et une forme bien particulières. Concrètement, c’est la société dans laquelle nous sommes socialisés qui nous les met à disposition. Nous ne les réinventons pas chaque jour pour chaque nouvelle relation. Mais - et c’est là un principe de méthode fondamental et le seul postulat épistémologique que nous formulons - ces objets sociaux ne sont pas donnés une fois 142 pour toutes, ne sont pas entièrement déterminés par la totalité sociale - qui ne fait que les transmettre, les modifier, les stocker (ce qui est le rôle des institutions). De même, ils ne sauraient relever de la créativité agissante du sujet social - qui n’est généralement qu’un balbutiement inarticulé. Leur siège est la rencontre, l’entre-lesêtres, la pratique indéterminée et opérante, cette réalité nouvelle qui est créée dès que deux ou plusieurs être humains cherchent à lancer un pont entre eux. C’est en cela que l’on peut parler de nature symbolique, ou de symbolisme de l’échange-don. Plutôt que d’être donnés une fois pour toutes, ces objets sociaux sont des symboles que les être humains se donnent réciproquement et mutuellement. L’échange-don crée du lien, du symbolique - c’est là sa nature. Et parallèlement, le symbolique a la forme de l’échange-don, il en a la forme complexe, la nature indéterminée et contingente, et le but à chaque fois le même : joindre autrui, l’enjoindre de rester, de partager, ne serait-ce que pour se quitter à nouveau… Car mieux vaut la blessure de la séparation que la honte de l’ignorance réciproque. En d’autres termes, cette symbolisation est le résultat d’un échange complexe. Or, si nous tentons de l’analyser, nous pouvons mettre à jour quatre radicaux qui en forment l’armature : 1. le rencontre, l’appel, la sortie de soi, l’extériorisation d’un signal ; 2. la réciprocité, la réponse, la rencontre d’autrui, le partage des signaux qui deviennent signes et sens ; 3. la durée, la matérialisation de ce partage dans une forme sociale ; et 4. la mesure, les subtiles opérations d’ajustement dans l’espace et le temps qui font qu’une relation est vécue comme juste, équitable, satisfaisante ou non. Chaque radical contient un moment critique. Dans la rencontre, c’est le risque de s’ouvrir à autrui, de donner prise sur soi, de s’exposer (aléa) ; avec la réciprocité, c’est le risque d’être incompris ou « floué » (mimikry); pour la mesure, c’est le risque d’être manipulé et d’être prisonnier de règles qu’on n’a pas voulues (ilynx). Mais c’est au niveau de la durée que la médiation est la plus critique (agon). S’agissant d’établir un pont vers autrui et de le faire perdurer au moyen d’un objet social, cet objet peut toujours aussi être pris tel qu’en lui-même, comme simple objet d’échange. Le problème est donc que celui qui donne ne sait pas, si l’objet présenté l’est en vue d’établir un pont ou simplement en vue de satisfaire un besoin matériel. C’est là que se dévoile la fragilité essentielle de l’échange symbolique et qu’il peut verser à tout moment dans sa forme réifiée, l’échange économique. Et c’est par cette indétermination de la signification de l’échange que se fait quotidiennement et s’est faite historiquement la marchandisation du monde ; il suffit pour cela de relire dans 143 l’immense Economie matérielle de Fernand Braudel, par quelle ruse l’homme blanc s’est introduit dans les cultures extra-européennes, pour prendre conscience de la violence symbolique que contient cette indétermination. Toute relation humaine comporte ces quatre éléments fondamentaux. S’y ajoute un élément normatif indispensable. Une société sera d’autant plus juste ou décente qu’elle permettra le libre exercice de l’échange au moyen de formes sociales qu’elle met à disposition de ses membres. Cet élément normatif est essentiel si l’on veut aborder les enjeux pratiques de cette approche. Dans cette perspective, il n’y a pas de société idéale, mais il y a quatre critères qui permettent de définir l’humanité d’une relation qui serait une relation assurant à tous les membres une égale reconnaissance d’être humains dans leur dignité individuelle. Il y a par contre une conception très claire d’une société inhumaine : celle qui ne permettrait plus l’échange et enfermerait ses membres dans une nouvelle « cage d’airain ». Cette nouvelle cage n’est rien d’autre que la « société systémique » dont la cohésion est précisément assurée par l’élision des opérations complexes - nécessairement sources de désordre, de mises en questions, de nouveauté - mises en œuvre dans les relations humaines. Alors que la « cage d’airain » de Max Weber relevait encore de la régulation productiviste - les progrès technoscientifiques nous enfermant dans une sorte de cage dorée de l’assistanat généralisé - la nouvelle « cage d’airain » est une rationalisation de la circulation sociale. Dans une telle cage, il ne nous sera plus demandé d’initier, d’endurer, de négocier subtilement ou de souffrir de nos relations, mais de procéder à un simple choix dans un menu préétabli de rapports. Le choix d’engager ou de terminer une transaction selon cette unique langue universelle qu’est le code binaire. Notre espoir repose sur la conviction qu’une telle « société systémique » n’a pas encore atteint un niveau suffisant de stabilité structurelle et que consciemment ou non face à cette hyper-rationalisation de la circulation se mettent en place des tentatives de résistance, des « manières de faire » au quotidien, telles que Michel de Certeau les a théorisées à la fin de sa vie, ou telles que dans sa succession Michelle Dobré les a saisies dans sa « théorie de la résistance ordinaire ». Or, ces « coups à charge de revanche », cette ruse sociale, cette mètis relèvent tous de la logique et de la forme de l’échange symbolique. Si Jean Baudrillard, dans un ouvrage demeuré célèbre, déplorait l’absence de tels échanges dans les formations sociales 144 contemporaines, il se peut, qu’emporté dans sa fougue agonistique il n’ait pas pris conscience de cette indécrottable volonté d’autonomie qui se révèle et s’est toujours révélée dans les pires zones grises de l’humanité. La paresse des sociologues La sociologie s’était émancipée de la philosophie et des disciplines connexes en revendiquant un objet propre, sui generis, mettons : un fait social, dont elle aurait étudié la nature et le fonctionnement selon des méthodes positives (interprétatives, historiques et comparatives). Or, le délitement actuel des deux grands paradigmes sociologiques - le holisme et l’individualisme méthodologiques - est à la fois une chance et une menace : la chance de s’émanciper définitivement comme une science « normale », et la menace de disparaître et de ne survivre qu’à l’état de méthode subalterne des autres sciences de l’homme. Il est une chance dans la mesure où il ouvre la voie au questionnement de la réalité sociale par excellence qu’est la relation humaine. Mais, en même temps, la sociologie court le risque à force de légèreté et de paresse, de se voir ravir son objet, de perdre toute légitimité scientifique et de régresser au rang d’ingénierie sociale et de méthode d’analyse des données. Une fois dégagée des calculs optimisateurs de l’individualisme et des spéculations plus ou moins théologiques du holisme, la sociologie accèderait aujourd’hui au cœur d’une problématique qu’elle n’a jusqu’à maintenant étudiée que de manière indirecte et détournée. Ou qu’elle a fait mine d’observer comme si la chose allait de soi. En effet, la relation humaine n’avait été jusque-là abordée que de manière conséquentialiste : soit comme le produit d’un compromis passé entre deux individus, soit comme la mise en pratique de formes sociales tirées d’un répertoire préétabli de formes toujours déjà données. Certes, le cognitivisme avait considérablement nuancé les naïvetés réductionnistes de l’individualisme, tout comme les théories de la structuration, de l’habitus ou du symbolisme avaient assoupli la charge déterministe des contraintes sociétales. Jamais, cependant, la sociologie ancienne manière ne se serait risquée à considérer comme son objet privilégié ce qui, pourtant, dans le langage commun avait toujours été considéré 145 comme le social par excellence : le domaine du relationnel, de l’entre-nous, ou plus largement, de la civilité. La difficulté évidente de cette réalité sociale est qu’elle est à la fois du domaine de l’autonomie des personnes en même temps qu’elle est soumise à un certain nombre de contraintes sociétales. Elle est un hybride ontologique. La sociologie récente a imaginé différentes manières de lever cette antinomie essentielle. Elle a recouru à l’imagination dialectique, faisant apparaître la relation sociale comme une synthèse, comme le résultat de l’âpre lutte entre autonomie individuelle et contraintes sociales. Mais elle a aussitôt dû reconnaître que le prix de ce tour de force spéculatif était une conception téléologique du social, la synthèse ne s’opérant pas de manière mécanique, mais orientée - vers un ordre parfait, un Esprit absolu, une utopie réalisée ; et que les critères de cette orientation découlaient nécessairement d’un organisme qui « dépassait » la relation humaine tout en important dans l’explication des postulats plus ou moins inquestionnés. Si l’on songe d’autre part aux théories de Norbert Elias ou d’Anthony Giddens, une autre manière de neutraliser cette antinomie avait été de la considérer comme un processus, une figuration ou une structuration. Or, si cette manière de penser le social évitait de tomber dans le piège téléologique, c’était pour aussitôt sombrer dans un relativisme méthodologique, dans une pragmatique de l’agir, où c’était tantôt l’autonomie, tantôt le déterminisme social qui l’emportait. Aussi bien Simmel que Mauss sont des penseurs de la relation humaine. Le trait commun de l’échange-don et de la « Wechselwirkung » est une pensée complexe qui ne réduit ni ne réifie l’ambivalence essentielle de la relation humaine. L’incroyable collation ethnographique que nous donne Mauss dans l’Essai sur le don, tout comme l’effort quasi désespéré de Simmel de saisir l’essence de la « Wechselwirkung » se rejoignent dans cette interrogation essentielle : comment rendre compte de la relation humaine en tant que relation ? Et ce n’est pas dû au hasard ou à quelque lubie ou mode intellectuelle visant à rendre grâce à des penseurs méconnus, si Mauss et Simmel connaissent aujourd’hui une consécration tardive. Or, ce n’est pas en les lisant à la lettre - ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas les lire avec précision, bien au contraire - et en transposant leurs concepts sans autre forme de procès, qu’on leur rendra justice. Ce genre de fidélité se retourne généralement contre les héritiers et fait que l’héritage aille en d’autres mains. Ce n’est qu’une lecture croisée de ces deux hérétiques des sciences sociales qui permettra à partir de leurs fragments d’imaginer ce « tiers paradigme » qui, en tout état de cause, n’est rien d’autre que le paradigme 137 146 d’une sociologie enfin accomplie. Que ce paradigme s’origine chez Simmel et Mauss et trouve aujourd’hui une résonance plus concrète dans la mouvement antiutilitariste n’a donc pas de quoi surprendre. La socioanthropologie du don qui y est développée depuis une vingtaine d’années me semble en effet contenir tous les éléments d’un tel renouveau paradigmatique. Devant un tel enjeu, et en prenant en compte ce qui a été développé dans ces pages, certaines précautions conceptuelles s’imposent. Une lecture agonistique du don a longtemps prévalu dans l’anthropologie française. Donner, c’est aussi désobliger, c’est contraindre le donataire, sous peine de perdre la face, à rendre davantage. On connaît fort bien les techniques hégémoniques des rois Inca qui, par force de dons, mettaient en infériorité leurs voisins pour s’emparer de leurs territoires. Donner serait donc principalement dominer, le don se substituant sournoisement aux armes. A la lecture agonistique s’opposerait la lecture irénique qui ferait du don le principal acteur du retour à la communauté apaisée. Donner serait abandonner sa violence et ses griefs et pardonner à ceux qui les ont commis. Il serait l’acteur de la seule grâce dont les humains soient capables, l’antidora, la bienveillance entre amis. On peut se demander comment le concept du don, dont Mauss lui-même avait souligné la structure paradoxale - son caractère à la fois volontaire et obligatoire - peut supporter une telle contradiction. Mais s’agit-il seulement d’un concept ? A moins de ne considérer le don comme un simple mécanisme - les actions de donner, recevoir et de rendre -, d’en abstraire donc toute question de sens, le fait de contenir une telle opposition donnerait à son concept une extension proprement métaphysique. Tout serait don, en définitive, les luttes et les réconciliations, les alliances et les hostilités, la rivalité et l’amitié. Or, il ne suffit pas de faire état de sa paradoxalité pour éviter d’argumenter sa structure aporétique, car sous prétexte de créer un nouveau type de concept, on ne ferait qu’entériner une nouvelle fois une faiblesse de pensée. C’est donc que ces lectures ne sont pas le fin mot de l’histoire. Retracer l’histoire des sciences sociales du dernier quart de siècle, l’enfantement difficile dans des conditions aggravées - la crise économique et écologique, l’implosion de la théorie marxiste, l’illusion de toute praxis politique - d’une « prénotion », la délimitation critique d’un domaine paradigmatique, puis, peu à 147 peu, l’acheminement vers un « programme de recherches », nous apprendrait au moins ceci : qu’il fallut traverser ces discours trompeurs, les emphases batailliennes tout comme les moralismes de l’agapè, pour enfin saisir ce qui fait la conceptualité du don. Tout part de là : car avant de pouvoir dominer, avant de pouvoir pardonner, il faut s’être mis en relation, il faut avoir lancé un pont. S’il y a lieu de parler à présent d’un « tiers paradigme », ce n’est qu’après avoir mis en évidence la symbolicité du don. Avant l’important travail de Camille Tarot , ce noyau 138 paradigmatique était resté à l’état de page blanche ou de trou noir de la pensée sociologique. Or, depuis ces travaux sur la symbolicité du don, les problèmes afférant à l’intersubjectivité humaine se posent avec une acuité nouvelle. Mais cette acuité nouvelle peut très vite se solder par un désaveu cinglant et définitif de la sociologie, car la philosophie a beau prendre son envol comme la chouette de Minerve - une fois lancée, on ne l’arrêtera pas en se terrant dans le jardinet de ses bonnes intentions. C’est dire qu’avec la thématisation du don, nous nous acheminons aujourd’hui vers un point critique de la discussion entre philosophie et sociologie, un point où cette dernière court le risque, à proprement parler, de se ridiculiser. A trop vouloir éviter la philosophie, la sociologie se retrouvera tôt ou tard dans son ancien rôle d’ancilla philosophiae (W. Dilthey), de servante de la philosophie, un rôle qui réduirait à néant tous les efforts qu’auront accomplis les fondateurs de la sociologie pour établir sa légitimité scientifique. Car la philosophie s’approche dangereusement des chasses gardées de la sociologie, et s’en approche avec des concepts et des méthodes que la sociologie ne peut plus balayer d’un revers de main en dénonçant l’argutie spéculative. En ne prêtant pas oreille à ce qui se passe en philosophie, en négligeant trop souvent les progrès qu’elle réalise, la sociologie est bel et bien en danger de tutélisation. Jamais, en effet, la sociologie n’avait eu autant besoin de la philosophie comme aujourd’hui. Car il est impensable qu’elle puisse se charger à elle seule de la thématisation de la relation humaine. A la suite des travaux d’Emmanuel Lévinas, de Michel Henry, de Jean-Luc Marion et de Marc Richir, on parle aujourd’hui de « refondation » de la phénoménologie française , et dans le cadre de 139 cette refondation il n’est pas étonnant de voir le privilège renouvelé accordé au don et à la donation. S’il est une percée de la phénoménologie que toute discipline « sociohumaine » se doit de prendre en compte, c’est la rupture définitive qu’elle opère avec la métaphysique en tant que science de l’expérience de la conscience. Or, la sociologie opère encore majoritairement avec des concepts métaphysiques. Pire - à 148 force de négliger le réflexion philosophique, elle traîne avec elle de vieux concepts métaphysiques d’un autre âge (société, habitus, médiation, sujet/objet etc.), importe dans son corpus des concepts philosophiques non réfléchis en les amputant de leur sens originaire (transcendant, transcendantal, aprioris, hypostase etc.) ou utilise des concepts philosophiques sans le savoir. Il serait trop facile de faire la sourde oreille et de lire les propos suivants de Michel Henry comme le témoignage de l‘amertume d’un auteur trop souvent négligé par les « modes parisiennes ». Contentons-nous de prendre au sérieux son avertissement adressé aux sciences humaines : « Avec l’effondrement des modes parisiennes des dernières décennies, et notamment du structuralisme qui en représente la forme la plus extensive parce que la plus superficielle, avec la remise à leur place des sciences humaines qui entendaient se substituer à la philosophie mais n’offrent jamais à l’homme qu’une vue extérieure, la phénoménologie apparaît de plus en plus comme le principal mouvement de pensée de notre temps. Le ‚retour à Husserl‘ est celui d’une puissance d’intelligibilité qui tient à l’invention d’une méthode et d’abord d’une question où se laisse reconnaître l’essence de la philosophie » . 140 Y a-t-il pire reproche pour les sciences humaines que d’être dénoncées comme disciplines pratiquant une vue extérieure des affaires humaines ? En d’autres termes, d’adopter une attitude de surplomb naïf et d’esquiver ainsi toute démarche immanente, et de voir ce reproche adressé de la part d’une discipline à qui de nombreux sociologues dénient précisément toute pertinence scientifique ? Il faut répondre à cette provocation et accepter le débat philosophique, même si la patience du concept peut apparaître parfois comme une rude besogne et sa mise en œuvre un labeur sans fin. De quels arguments la sociologie peut-elle se prévaloir ? Quelle légitimité parvient-elle a articuler face au déni que lui lancent les philosophes ? Les grandes théories sociologiques sont mourantes. Les paradigmes dominants qui tenaient soit de la théologie, soit de l’économie, font à présent partie du passé. Certains croient, sous des labels déjà anciens, comme celui du « retour du sujet », pouvoir infléchir cette déréliction. D’autres poussent l’imposture jusqu’à dégrader la sociologie au rang de bricolage méthodologique. Nous soutiendrons, au contraire, que le paradigme sociologique est seulement à venir, qu’après les grandes parenthèses que furent la théologie positive de la société et l’éthologie économique de l’individu, la sociologie développera peu à peu son statut définitif de science de la relation humaine qui convoquera à la fois les domaines de la psychologie sociale, de 149 l’anthropologie et de la philosophie sociale en une discipline nouvelle à la fois critique, historique et comparative. Mais ce défi, elle ne pourra le relever qu’en s’associant une nouvelle fois avec la philosophie. Car avec la thématisation du don, répétons-le, la sociologie s’achemine aujourd’hui, sans en être particulièrement consciente, vers ce point critique ; vers un point où se décidera si lui échoira le rôle 141 ridicule de servante de la philosophie ou celui d‘une discipline enfin reconnue. Voilà l’enjeu, voilà la menace. Or, cette thématisation est très mal posée aujourd’hui. En effet, l’analyse phénoménologique n’a aucun mal à montrer, à quel point la base ontologique du don est la « donation », et que l’épochè poussée à son terme finit par mettre à jour que l’essence du don, en dépit des arguments finalement peu probants de Mary Douglas, est la gratuité . Absence intentionnelle de retour, d’intéressement, acte pur, le don 142 peut ou non se solder par l’établissement de liens sociaux - mais là n’est pas sa norme. On a raison de souligner l’importance et la fréquence d’actes oblatifs, même dans nos sociétés ; cependant, une sociologie des relations sociales ne pourrait en 143 aucun cas considérer le don comme le rapport matriciel sur lequel s’édifieraient des formes sociales plus complexes et les institutions sociales. Si le don a une pertinence sociologique, c’est exclusivement en tant que « starting mechanism », comme ce par quoi une relation sociale peut - mais ne doit pas obligatoirement - être initiée. Du point de vue de la relation, de son initiation qu’assure le don, le fait qu’il soit pur ou non, est donc d’un intérêt absolument subalterne. Dès lors, si le dernier horizon de la phénoménalité du don est sa pure donation, cet enseignement n’engage à proprement parler que le philosophe. Car, à moins de faire de la relation sociale elle-même un donné, ce qui revient à dénier à l’être humain toute vocation d’autonomie, la relation sociale est à la fois construite et contrainte - et c’est dans l’analyse de ce double horizon, à la fois interne et externe de la relation, que s’inscrit le travail du sociologue. On croit aujourd’hui pouvoir retrouver à peu de frais le socle humain d’une société inhumaine en arguant un endettement originel dont l’homme (re)ferait l’expérience dans les jeux du don et du contre-don. Si l’on donne, c’est parce qu’on est endetté, diront certains. C’est se méprendre dangereusement sur les termes. Parler d’endettement permet en effet de parler sans autre forme de procès d’une entité transcendante vis-à-vis de laquelle l’individu de toute culture et de toute époque historique serait toujours déjà dans un rapport d’obligation. Certes, en donnant et en 150 rendant, en recevant et en demandant, on s’oblige et on se désoblige ; mais, avant toute chose, par ces jeux de l’échange symbolique on se reconnaît, et s’il y a dette, c’est d’une manière presque métaphysique d‘une dette de reconnaissance qu’il s’agit. Le danger d’un concept flou comme la dette, véritable mot-valise d’un individualisme idéologique, est que non seulement on s’acquitte à bon compte d’une instance transcendante tellement abstraite qu’elle ne sera déterminante en rien finalement, mais surtout ce concept réimporte et légitime en même temps l’endettement fatal du « dividu » deleuzien dont nous avions parlé ici à plusieurs reprises. S’il y a lieu cependant de parler de dette, c’est dans le sens d’une contrainte à chaque fois renouvelée de mettre l’échange en jeu et d’offrir son pichet de vin ; le risque n’en est pas que mon vis-à-vis réponde à la libation offerte par une rasade moins généreuse, ni qu’il se livre à la surenchère qui fera perdre la face à l’un de nous deux. Le risque est simplement qu’on ne songera plus à faire ce geste élémentaire - soit qu’il n’y ait personne en face, soit qu’il n’y ait plus moyen de le joindre. A toute fin politique C’est une incroyable performance que réalisent donc les êtres humains à travers le procès de symbolisation à l’œuvre dans la relation humaine. Qu’ils créent de la reliance pourrait presque s’avérer comme un produit secondaire, tant cette mise en commun d’un monde à partir de (presque) rien nous paraît être un accomplissement prodigieux. Mais ce qui stupéfie le penseur ne regarde à peine l’homme quotidien. Lui voudrait simplement vivre heureux, entouré de gens à qui il est attaché dans un commerce vivant fait d’accords tacites, de tensions exprimées et de réconciliations tumultueuses. Le propre de la sociologie est de s’attacher à ce souci. Il ne s’agit pas de bienheureuse convivialité ou d’intersubjectivité réalisée, mais d’un équilibre toujours précaire entre un lien trop prenant et une distance trop prise, entre une fusion communautaire et une affligeante solitude. C’est peut-être là aussi la différence entre sociologie et philosophie. Le philosophe s’attachera à bon escient au miracle de la symbolisation. Tant de choses s’y jouent, et des choses d’une telle complexité, que son 151 esprit spéculatif pourra s’y exercer une vie entière. Mais qu’il y ait une vie quotidienne, un souci parfois médiocre, parfois héroïque, de s’arranger avec les conditions de vie, il ne s’en occupera pas outre mesure. Il en oubliera donc presque le poids de l’existence. Et c’est en cela que le sociologue devra lui rappeler ce principe de réalité que sans la gravité de l’existence, sans ces petites luttes quotidiennes pour garder un visage humain, l’accomplissement prodigieux de la symbolisation ne serait que mascarade. Que cette réalité soit aujourd’hui menacée de toutes parts pourrait à la rigueur le désintéresser - pourvu que demeure dans l’absolu la possibilité même de dresser un pont vers autrui. Je ne pousserais pas la démagogie trop loin en disant que le sociologue est celui ou celle qui est du côté des être humains qui luttent, qui endurent, qui souffrent et qui recommencent sans cesse. Le sociologue reste un observateur détaché, et en cela proche du philosophe. Il garde le privilège du clerc d’en savoir toujours un peu plus que l’homme ordinaire. Et de se croire ainsi protégé des misères qui accablent celuici. Mais quand on lui reprochera le mépris devant cet ordinaire, il ne pourra pas se réfugier, comme le philosophe, derrière l’arbre de la connaissance pure, il n’aura pas l’excuse de la curiosité théorique, mais devra annoncer la couleur. Soit il méprisera, soit il partagera. Or, c’est du mépris et de l’ignorance de ces petites luttes quotidiennes pour garder la face, pour entretenir un commerce de sympathie, pour survivre en dépit du poids toujours plus grand et plus abstrait des contraintes, que les deux paradigmes dominants en sociologie tirent leur force. Si le holisme méprise, l’individualisme par contre ignore. En réalité, c’est de fausse philosophie qu’il s’agit, de philosophie dévoyée. C’est une simple posture philosophique qui fait mine de s’intéresser aux principes pour ne pas devoir prendre en compte quels en sont les réels enjeux. Cette posture, cette imposture n’est alors qu’idéologie ; idéologie sournoise et couarde qui se réfugie derrière l’écran des grands principes de morale et d’épistémologie et laisse se débrouiller seuls ces petits êtres ordinaires qui n’auront pas su connaître et se faire reconnaître à temps. Autant laisser mourir une telle sociologie et avoir l’honnêteté minimale des philosophes de se mouvoir dans l’intemporel. Or, tant qu’il y aura des chances de lutte, de résistance et d’astuce face aux événements - même et précisément en-dehors de tout horizon libérateur -, il y aura toujours une place pour la réflexion sociologique. Qu’elle soit aujourd’hui encore entravée par l’idéologie sociologique n’y changera rien. Dussent les hommes (ou plutôt les femmes) ordinaires la réinventer pièce par pièce et renvoyer les 152 thuriféraires de la discipline à leurs chères études, elle se fera comme par nécessité, tant qu’on ne saura s’empêcher de simplement subir le saccage de nos relations. Dans l’éternel débat d’action politique entre l’idée de « changer le monde » ou de se « changer soi-même », il existe une troisième possibilité qui ne demande pas une fantasmatique « prise de conscience » (de classe, de mouvement social, de destin, de parti), ni de pure volonté individuelle avec son éternel problème du « passager clandestin » . Nous savons à présent combien ces appels à une volonté, qu’elle soit 144 collective ou individuelle, mène dans le no man’s land des bonnes intentions, si ce n’est vers la barbarie humaine la plus insensée. D’où leur vient ce terrible défaut ? Qu’est-ce qui les frappe soit de stérilité, soit de perversion ? Est-ce encore une volonté défaillante ou alors une histoire qui n’est pas encore mûre ? Rien de tout cela. L’échec terrible de ces illusions de la praxis vient du fait qu’on a fait de la volonté l’expression d’une conscience - collective ou individuelle. Or, il n’y a ni conscience individuelle ni conscience collective. Il se peut que dans l’abstrait de telles conceptions puissent être formulées. Et il se peut aussi, qu’au niveau individuel il y ait une sorte de conscience de soi ; et qu’au niveau collectif, l’élan politique puisse parfois se focaliser dans une sorte de conscience collective qui aboutirait dans une volonté générale - ou prétendue telle. Mais c’est par un abus de sens du terme de volonté. La volition privée est tout juste une tentative d’affirmation de soi, alors que la volonté politique est pratiquement toujours un mirage de la représentation. Qui peut seulement oser parler au nom du « peuple » après le siècle que nous venons de vivre ? Et il en est de même, à un niveau plus théorique, de la conscience. N’oublions pas que le terrible échec du marxisme du 20ème siècle est largement imputable à la tentative désespérée de philosophes comme Georg Lukacs, Karl Korsch, Otto Bauer ou Nikos Poulantzas, de maintenir l’illusion théorique d’une conscience collective. La magnifique construction de Lukacs, sa synthèse brillante de Marx et de Weber, s’avéra n’être rien de plus que l’opium le plus perfide et le plus tenace dispensé aux intellectuels, réclamant un surcroît de patience à la veille du Grand Soir . Mais n’oublions pas non 145 plus la grandiose imposture du libéralisme faisant du libre arbitre - et de ses avatars : le libre choix, la responsabilité individuelle, l’égalité des chances etc. - le principe de toute démocratie véritable ; alors que l’on sait, depuis Augustin, qu’il n’est rien d’autre qu’un sur-moi fabriqué de toutes pièces destiné à culpabiliser tous ceux qui ne s’arrangeraient pas avec les dogmes les plus effroyables. 153 Si l’on peut véritablement parler de conscience, ce n’est que de conscience intersubjective, d’inter-conscience. D’ailleurs les gens le savent mieux et avant toute philosophie ; car s’il y a dans leur vie un moment où ils « prennent » véritablement conscience, c’est-à-dire où ils pensent l’adéquation entre leurs actes et leurs intentions, c’est quand ils sont engagés dans une histoire avec autrui. Qu’elle soit heureuse ou malheureuse, peu importe. Je parle ici de véritable conscience, de conscience véritablement critique, non d’une connaissance superficielle et monotone comme cela nous arrive dans notre quotidien quand nous prenons conscience d’une chose. Prendre seul conscience et s’esbaudir d’un magnifique coucher de soleil demande une sérieuse dose de romantisme pour équivaloir à l’inter-conscience que deux ou plusieurs êtres humains peuvent en avoir - ensemble. Nous ne pouvons pas changer le monde - car il n’y a pas de conscience ni de volonté collectives ; et même si nous le voulions, nous ne pouvons pas nous changer nous-mêmes, car il nous en manque l’élément indispensable, le regard et la présence d’autrui. Ce que nous pouvons changer, par contre, c’est notre attention à la relation, de la plus anodine à la plus signifiante. Ce n’est pas d’imagination sociologique qu’il nous faut, mais bien simplement d’imagination sociale. Ce qu’Adam Smith avait entrevu en parlant de sympathy, il s’agit à présent de le généraliser. Pour ce, il faut inventer un katechon pour enrayer la lente mort des relations. Il faut pour cela arrêter le mouvement, - car se mettre à la place d’autrui est un exercice difficile qui n’admet qu’une seule forme de circulation, la seule véritablement humaine, celle de la pensée. 154 155 Bibliographie Alexander, J.C. et al. (1987), The Micro-Macro Link, Berkeley, Berkeley University Press. Appadurai, A. 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Je crois que je tombe souvent dans le panneau à cause du choix des mots : alors que la pensée est déjà plus loin, je me plombe avec des termes flous, « symboliques » (un mot qu’il faudrait interdire !!!), allusifs. D.h., die ganze Sache muss gestrafft werden. En Allemagne, on taxerait ça de Begriffsromantismus, à la limite de la Sülze, de la niaiserie. Du Hubert Reeves en sociologie : et cela alors au détriment de passages qui valent toujours la peine. Par exemple l’idée fausse, durkheimienne et bourdieusienne que le monde social n’est pas d’abord un monde de la contrainte. L’EM a au moins montré cela : il y a du jeu dans et avec les contraintes. (5.2011) – Ce livre est fait d’une trentaine d’années de tâtonnements, de retours en arrière et de brusques euphories. Son principe de composition n’a rien de linéaire, et il s’apparente plus à un défrichage qu’au développement systématique d’une démarche originale. Au bout de trente années d’errance, on est au moins en droit de dire qu’on n’a pas pu faire mieux, qu’il faudra se contenter de ces hachures. 168 Notes 1Du nom du sociologue américain Charles Horton Cooley (1864-1929), qui distingue deux formes de groupes : le groupe « primaire » etc. etc. 2Dans son étude de 1966, intitulée non sans ironie Le Bonheur suisse, Luc Boltanski avait déjà mis en évidence l’insurmontable hiatus entre les aspirations collectives de ce petit pays et la réalité du monde vécu de ses citoyens. * il faudrait développer un peu sur ce texte – qui est une trouvaille ; le lire surtout 3On peut se demander, à cet égard, si Pascal Bruckner (2000, pp. 248-250), lui rend justice. Visiblement, Bruckner participe de cette critique de la gâterie postmoderne que Peter Sloterdijk va dénoncer dans le deuxième tome de ses Sphères : « On a voulu faire de cette œuvre un brûlot contre la Suisse. Pourquoi pas ? Mais il entre dans l’abomination que certains écrivains helvètes vouent à leur pays une complaisance qui fait sourire. Ces privilégiés voudraient nous persuader du caractère démoniaque de la Confédération : on s’ennuie peut-être en Suisse mais la monotonie n’est pas l’enfer ni le goulag. Même en crachant sur ses jouets un enfant gâté reste un enfant gâté » (p. 254, n. 1). De quels auteurs helvètes Bruckner veut-il parler ? De Paul Nizon, de Friedrich Dürrenmatt, de Max Frisch ? Ne se trompe-t-il pas de pays en pensant plutôt à Thomas Bernhardt ou à Elfriede Jelinek ? Personne n’a jamais comparé la Suisse à l’enfer ou au goulag, mais il est vrai aussi que Bruckner n’a rien saisi du confinement particulier de ce pays qui a rendu un Zorn possible. Il y a des enfers doux qu’on n’analyse pas en les comparant à la Kolyma. On prendra simplement la peine d’analyser certains taux de suicide, de consommation de psychotropes, de consultations psychothérapeutiques, pour se faire une petite idée du régime particulier de ce petit pays. 4Dans une étude déjà ancienne, le sociologue allemand Friedrich H. Tenbruck (1964) avait montré qu’avant le 18ème siècle, amitié était surtout à comprendre comme parenté, et que ce n’est qu’à partir de là que cette forme de philia prit une envergure exceptionnelle qui culmina à la fin du 19 ème siècle, avant de connaître le déclin qui la marque aujourd’hui. 5Le desideratum d’une sociologie relationnelle s’est manifesté de manière accrue depuis un certain nombre d’années. Parmi les démarches qu’il nous faut mentionner, citons, outre le classique en psychosociologie de Max Pagès, La Vie affective des groupes. Esquisse d’une théorie de la relation humaine (1968), l’ouvrage de Pierpaolo Donati, Teoria relazionale della società (1991) et celui de Guy Bajoit¸ Pour une sociologie relationnelle (1992) ainsi que l’article programmatique de Mustapha Emirbayer, « Manifesto for a relational sociology » (1997). (développer) (sans le nommer… un relationnisme méthodologique … d’un jeune sociologue français, qui frise la supercherie) (mais aussi évoquer les deux points de méthode : 1. La technique des réseaux [insister là-dessus : il ne s’agit que d’une technique, tout comme l’était naguère la sociométrie] ; 2. Contre le solipsisme méthodologique : à la fois des deux grands paradigmes et des méthodes d’enquête. Un-grand-corps-sans-organes-qui-pense : voilà comment on pourrait s’imaginer l’approche holiste (réaliste) (être nominaliste en tant que holiste, ça ne mange pas de pain) 6(Ajouter une note sur le critère d'exigibilité revendiqué par Alain Testart (2007) : c'est selon lui le critère discriminant entre échange marchand et non-marchand. Je crois en avoir fait la critique (in De la redondance, voir là-bas) en disant que ce critère était de nature juridique (pour qu'il y ait exigibilité, il doit y avoir une instance qui sanctionne) et donc relativement tardif dans l'histoire. Il ne faut pas confondre instance sanctionnante et figure du tiers, ni même penser que le tiers soit en soi un instance objectivante. On peut tout aussi bien le considérer comme allié dans la rationalisation qu’on fera de sa propre subjectivité 7 Ajouter deux choses : 1. la mesure individualise (singularise) la relation ; 2. noter les idées de Plessner au sujet du tact etc. 8 C’est ce qui ressort encore d’un ouvrage comme celui d’Alexander et al. (1987). 169 9 Je pense notamment à la critique corrosive de François Laplantine (1999) qui montre à quel point les notions d’identité et de représentation, solidaires de cette « querelle », figent la pensée en reproduisant à l’infini les schémas de pensée - réalistes et nominalistes - préexistants. 10Nous n’allons pas rouvrir le débat sur les rapports entre sociologie et histoire, mais simplement ouvrir au hasard un livre, comme celui de Pierre Chaunu, Le Temps des réformes (1975), pour nous apercevoir, d’une part, à quel point ce livre fourmille d’hypothèses sociologiques intéressantes - comme celle, par exemple, du rapport paradoxal entre le nombre décroissant de lisants au Moyen-Âge et le dogmatisme croissant des références écrites - qu’aucun sociologue n’a jamais repris et discuté ; et combien, d’autre part, la sociologie actuelle est pauvre et appauvrissante, quand elle se charge de lire l’histoire. Quand je dis que la sociologie a abdiqué devant l’histoire aujourd’hui - à de rares exceptions près, comme en témoigne l’œuvre de Jean Baechler -, l’idée de vouloir l’engager dans l’étude raisonnée du changement social apparaît bel et bien d’une ambition démesurée. Cependant, sauf à laisser à l’historien le soin d’improviser sa propre théorie sociologique pour dompter la masse des faits, l’avenir de la sociologie se jouera en grande partie dans le soutien qu’elle pourra lui apporter. 11 Le « jeunisme » tant incriminé par certaines Grands Dénonciateurs n’est pas une simple faute de goût ou un procédé démagogique avec lequel un Ministre a voulu faire de la politique culturelle, mais le gommage progressif de la balance entre droits et obligations, c’est-à-dire une manière de prolonger l’infantilisme dans l’adolescence et de créer un nouvel espace de vie « duty free » pour les grands enfants que nous sommes (re)devenus. 12 Le plus étonnant étant cet étrange phénomène de « jouissance par délégation » que certains ont nommé ironiquement l’interpassivité. A l’instar de ces « boîtes à rire » qui ponctuent d’insipides soap operas d’une hilarité aussi artificielle que malvenue, Robert Pfaller (2000) a eu l’ingénieuse idée de généraliser cet aspect des sociétés modernes avancées. L’interpassivité serait en somme l’art d’être passif, de laisser jouir à sa place - d’autres êtres humains ou des machines. Ainsi, le bibliophile qui s’achète des montagnes de livres sans les lire, l’universitaire qui télécharge ou photocopie une multitude de textes sans plus jamais s’en occuper, pratiquent-ils l’art de l’illusion où ils se libèrent de l’injonction de jouir, de lire, d’agir - tout en ayant l’impression de le faire ou de pouvoir le faire dans un futur assez irréel. 13 Pour une bonne introduction à ce Marx ésotérique, on se reportera à l’ouvrage d’Anselm Jappe (2003) qui reprend la discussion ardue de la théorie de la valeur telle qu’elle fut menée en Allemagne dans les années 1970 et qui, après un bref soubresaut post-structuraliste, semble avoir entièrement échappé à l’attention des théoriciens marxistes. 14 Cet aspect dynamique de ma démarche sera développé dans l‘ouvrage L’Invention de la démesure qui fera suite à celui-ci. 15 Dans Le Commerce des regards (2003), Marie-José Mondzain restitue fort à propos le sens de ce mot injustement galvaudé et la structure particulière, fondamentalement ambivalente, de sa réalité. 16 Balandier (2001, 272). 17 C’est bien pourquoi les phénomènes de l’immobilité, de la « sédativité », du blocage et de l’interruption de la circulation pourraient jouer soudain un rôle politique de plus en plus important. L’action politique pourrait dès lors se transformer en véritable passion ou en pâtir politique. L’inaction, le refus obstiné, l’immobilisme, mais aussi la frugalité, le retrait hors du monde deviendraient du coup des postures révolutionnaires, postures qui n’auraient plus besoin de « prise de conscience », cet opium des intellectuels, mais se suffiraient à elle-mêmes. C’est leur inertie qui demanderait au « système » de se justifier, et c’est bien là, si l’on suit la terrible découverte de Luc Boltanski selon laquelle rien ne saurait autant profiter au « nouvel esprit du capitalisme » que la contestation et la critique, la seule chose dont il n’est pas capable. 18 Dans l’adresse de l’un de ses livres, Boris Cyrulnik évoque un tel accomplissement - qui se révèle mieux encore par son absence - en parlant de « l’ami invisible, idéal, celui ou celle avec qui on échange à la perfection » (2001, 44, n.s.). 170 19 En effet, l’horizon normatif de toute la démarche habermassienne est la recherche d’une entente et non d’une relation. Pour Habermas, cette entente est toujours déjà au principe du langage, si bien qu’une « théorie critique » à visée émancipative se limite à mettre en évidence les distorsions idéologiques qui empêchent ce principe immanent de se manifester ; puis à fixer un certain nombre de règles qui guideront le mieux cette manifestation. Mais une fois cette entente réalisée (idéalement), les interactants se quitteraient comme se quittent les échangistes sur la place marchande. Si l’éthique délibérative de Habermas est incontestablement une avancée décisive dans la tentative de démocratiser l’espace public, elle laisse cependant intact le problème de la constitution intersubjective des relations humaines et ne peut donc se prononcer sur leur délabrement actuel. 20 Durkheim (1897), Halbwachs (1930). 21 Je renvoie à la belle étude herméneutique de Jean Greisch (2000a) sur les divers concepts de finitude dans la pensée contemporaine. 22 Cette recherche de sens n’est pas simple partage ou constitution formelle de sens, comme dans la fameuse scène proposée par Max Weber des deux cyclistes sur un chemin escarpé de montagne qui tentent par des signes de la main de rendre le croisement possible, mais véritablement la recherche d’une fondation ultime, de ce qui donne une raison d’endurer (mais aussi de résister, de se battre, de prendre l’initiative) alors même que cette endurance n’a plus aucune raison objective. 23 Pour une discussion philosophique de ce « nous », on se reportera aux travaux de Raimo Tuomela (1998, 2001), Richard Bratman (1993) et Margareth Gilbert (1989, 2003). 24Le lecteur trouvera l’historique des ravages théoriques de ce paradigme au sein de la première Ecole de Francfort dans les réflexions de Hauke Brunkhorst (1987) et de Frédéric Vandenberghe (1998) qui lui font suite. 25 Pour bien apprécier cette normativité élémentaire de la relation humaine, il est nécessaire de distinguer la forme traditionnelle de résistance, la résistance civile, de ce que Michelle Dobré (1999, 2002) a nommé la résistance ordinaire. Alors que la première s’appuie sur des institutions, des partis, des slogans, des fanions, la seconde leur est à la fois antérieure et extérieure. Sa quotidienneté tient au fait qu’elle est immanente à la relation humaine elle-même. 26Nous empruntons ce terme à l’ouvrage récent de Helmuth Willke (2001) qui met plus l’accent sur ses caractéristiques systémiques et performatives et moins sur les aspects normatifs que nous postulons ici. 27Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la théorie sociologique du réseau, telle qu’elle a été formulée de façon originale par Harrison C. White (1992). S’agissant d’un développement et d’une complexification judicieux de l’ancienne sociométrie, cette théorie est d’abord intéressante en tant que méthode. Et bien loin que d’être une entreprise typiquement idéologique, comme le voudraient ses critiques - qui se croient ainsi dispensés de la lire pour la comprendre -, il se pourrait qu’elle livre l’une des clés du réseau réel que nous thématisons ici. 28Comme l’ont souligné de nombreux psychologues de l’enfance, c’est probablement à l’occasion du « pointer du doigt » du bambin, que s’ouvre cette réalité étrangère et commune qu’est le monde de l’être humain. Ici, on peut introduire les découvertes de Michael Tommasello et de son équipe. 29 Toute l’anthropologie philosophique de Hans Blumenberg (2006), dont nous suivons ici l’enseignement, repose sur cette faculté de distanciation, tour à tour visuelle, émotionnelle, puis conceptuelle, par rapport à une réalité qui s’avère chargée de risques et d’aléas. 30 C’est là l’idée directrice de la psychologie sociale de George H. Mead (1963). 31 Note Cecilia M. Heyes 32 Il y a ici l’amorce d’une théorisation de l’action humaine telle que je l’entrevois à partir de l’ouvrage de Quéré & Ogien (2005). Mais est-il nécessaire de parler de cognition distribuée, d’affordance, d’action située, du fait qu’il ne 171 faut pas une inter-compréhension parfaite mais simplement minimale pour l’action, que les normes ont un caractère beaucoup moins contraignant qu’une certaine sociologie ne veut l’admettre etc. etc. ? Est-ce faire simple étalage de son savoir scolaire ou rendre honnêtement compte des acquis (insuffisamment compris en France) des formes plus contemporaines et surtout plus ambitieuses de l’interactionnisme symbolique ? 33 L’histoire des doctrines sociologiques nous demande de distinguer deux conceptions de la contingence intersubjective : une contingence simple, formulée par Max Weber, quand il stipule que l’objet de la sociologie est de comprendre par interprétation l’agir d’un acteur en rapport au comportement d’autrui ; et une contingence double, définie par Parsons, puis amplement conceptualisée par Luhmann, où l’anticipation du comportement d’autrui se double d’une anticipation de son anticipation - et ainsi de suite. La paralysie de l’action à laquelle mènerait pareil jeu d’« anticipations croisées » comme diraient les économistes - est surmontée grâce l’existence de valeurs et de normes qui focaliseraient ces anticipations et rendraient la vie sociale possible. C’est à partir d’une telle argumentation fonctionnaliste que Parsons définit la nécessité de valeurs et de normes (introduire cette remarque dans le texte). Et que Luhmann insiste sur la fonction communicative de la communication qui, en tant que telle, marque une différence qu’un observateur peur observer… (si je trouve une formule simple pour caractériser Luhmann), véritable générateur de complexité 34 Elles le mettent en péril aussi. Car la philosophie contemporaine s’est aujourd’hui emparée de ce sujet qui, naguère, était du ressort du sociologue quand il osait faire de la théorie sociologique. Sa timoration ou sa paresse actuelle le destinerait-elle à limiter ses ambitions et à redevenir ce que les philosophes de la fin du 19 ème siècle lui assignaient comme tâche, à savoir de devenir de simples pourvoyeurs de faits ? 35 Maîtresse des sciences qui fait mine de découvrir aujourd’hui avec grand étonnement qu’elle avait complètement oublié de se consacrer à l’intersubjectivité humaine, alors que depuis les travaux de Buber, Scheler et de bien d’autres, la « dialogicité » avait depuis longtemps déjà fait l’objet d’un débat animé et fructueux. On ne mentionnera qu’à titre d’heureuses exceptions l’œuvre d’Emmanuel Lévinas (1961 et passim), de Francis Jacques (1971), et l’ouvrage traditionnel consacré à l’ontologie sociale de Michael Theunissen (1965). 36 La référence à Husserl n’est pas fortuite. En effet, si la phénoménologie, en dépit de sa volonté d’être une science pure, sinon exacte, a failli à rendre compte de la réalité de l’intersubjectivité humaine, précisément en raison de son ancrage égologique, il se pourrait que la sociologie relationnelle puisse la relayer dans les efforts contemporains de refonder une réflexion de l’homme et de son humanité - ce qui est précisément l’un des enjeux majeurs de cette inter-discipline actuellement galvaudée par toutes sortes d’hâtifs syncrétistes, la socioanthropologie. 37 Ainsi, l’entretien individuel, l’observation d’individus isolés, le recueil de données chiffrées reposant sur des activités isolées devront ils être complétés, si ce n’est céder leur place, à des méthodes plus élaborées telles que nous les connaissons déjà dans les « groupes de discussions » (focus groups), les entretiens de couples etc. 38 L’œuvre importante de Cassirer, la Philosophie des formes symboliques (1957), peut être comprise comme le développement systématique de cette particularité ontologique de l’être humain, mais non - et c’est là l’immense déception - de la relationalité humaine. 39 L’ethnométhodologie a raison d’insister sur le fait que nous ne sommes pas des « idiots culturels », qu’il y a dans la pragmatique de l’action humaine un certain nombre de ressources et de compétences qui nous permettent de construire des conventions en fonction des cadres de l’action ; qu’il y a donc une « marge de jeu » suffisamment grande entre ces cadres et nos compétences d’action pour ne plus devoir se représenter le monde du social comme un monde soumis à la contrainte (fût-elle intériorisée) et aux déterminismes. 40 S’il y avait lieu de recourir au terme tant marqué d’autopoïèse dans les sciences sociales, ce n’est certainement pas en référence à quelque « système » qui, comme tout ensemble complexe, est avant tout intéressé à sa reproduction, mais en référence à la relation humaine. Et la même chose vaut tout autant en parlant d’imaginaires social-historiques. Ce sont là encore des entités spiritualisées, pensées sur le mode du cogito et donc d’une philosophie de la conscience qui a été à mon sens le plus grand obstacle d’une véritable pensée de la relation. 41 Depuis les travaux de Camille Tarot (1999, 2003), il est certain que Mauss trouve sa place auprès des grands penseurs du symbolique comme Cassirer, dans cette lignée des théoriciens qui se sont engagés à penser la symbolicité comme relation et la relation comme symbole. 172 42 C’est par la prise en compte du langage que l’intersubjectivité est apparue comme un problème philosophique. Mais en ramenant la relation humaine à n’être qu’une résultante du langage - c’est ce que fait Michel Freitag (1987/1988) dont l’étude de la fonction symbolique est la plus proche de celle que j’ébauche ici -, on perd aussitôt de vue la particularité de la relation en tant que relation. C’est pour cette raison que je parle du langage comme d’un « véhicule efficace » dans l’ontogenèse et non pas comme un système symbolique (apriorique) comme Freitag. 43 En soumettant Mauss au crible d’une critique méticuleuse de ses sources ethnographiques, Alain Testart (2007) a cru pouvoir dénoncer les apparentes faiblesses de sa démarche – notamment ses envolées lyriques sur la « morale universelle » du don qui, certes, ont produit de nombreuses emphases politico-sociales qui, à y voir de plus près, ne se distinguent guère des positions solidaristes d’un Léon Bourgeois. Mais là n’est pas la question. Ce que manque la critique de Testart, c’est précisément tout le poids que Mauss met dans son effort de circonvenir le modèle linguistique, et donc de déployer tous les trésors ethnographiques dont il disposait à l’époque pour en induire une pragmatique de l’action. 44 Godbout & Caillé (1992, 29 sv.). Ambiguë du fait qu’on pourrait dire que le lien est le bien (agathos) et que le bien (physei) est le lien. Car le danger de telles formules est qu’elles sacrifient à l’ « effet de formule » ce que la formule devrait véritablement exprimer, à savoir l’ambivalence essentielle du lien et du bien. 45 (1967, 78). 46 Weber (1972, 192, 383, 402). 47 (1972, 192). 48 En proposant le critère d’exigibilité comme critère différenciant l’échange marchand et le don, Alain Testart (2007) ne prend pas en compte le fait que cette exigibilité n’est pas nécessairement assurée par des institutions (comme le droit ou les systèmes de rétorsion), mais qu’elle puisse être produite dans le cours de l’action. C’est cette même pragmatique qu’il ignore dans sa critique de Mauss. 49 C’est là aussi l‘« attitude » d’un Homans (et jusqu’à la théorie des réseaux) qui se contente d’étudier - en toute rigueur épistémologique - les effets, c’est-à-dire les sanctions, positives et négatives, que se distribuent les échangistes. 50 S’il est courant, depuis une vingtaine d’années de déplorer la fin des « grand theories » en leur imputant une tendance totalisante voire totalitaire - il reste à savoir ce que de telles épithètes signifient précisément -, il faudrait se demander si leur faiblesse - à négliger le concret, à ignorer l’histoire, à occulter le libre arbitre de l’individu - ne réside pas davantage dans l’adoption insuffisamment articulée de ce type d’apriori qui leur fait faire l’impasse sur la difficulté propre de la sociologie : de penser la complexité, la contingence, l’imaginaire autopoïétique et l’hétéronomie essentielle à l’œuvre dans tout fait social. 51 Une belle histoire critique du contrat serait à écrire : Comte critiquant Say, Durkheim critiquant Comte, et Garfinkel critiquant Parsons (alors qu’il aurait dû viser Durkheim), comme une espèce d’histoire souterraine des difficultés de penser la cohésion sociale imputable à la difficulté de penser la relation humaine. 52 Dans son petit essai sur l’origine de la notion de communauté, Roberto Esposito (2000) montre que son étymologie est à rapporter à la locution « cum munus », et qu’au lieu d’être une « petite patrie » que l’on considère avec nostalgie, la communauté humaine s’ancre dans la dette et dans le don (sens de munus) à l’égard d’autrui. 53 Note sur Radkowski (non, laisse tomber, fait chier Angèle, à la longue…- et hop, elle téléphone…) 173 54 Plutôt que d’utiliser, comme le fit Georg Simmel (1917) dans un essai célèbre, les termes de Brücke und Tür, de pont et de porte, le choix du couple « pont-obstacle » nous semble plus propice à radicaliser le travail du symbolique dans la relation humaine. 55 Etymologiquement, dia-bolein est l’acte de séparation, de rupture. 56 C’est encore au génie de Simmel (1907) que nous devons cette caractéristique essentielle de la Wechselwirkung en tant qu’action d’attraction-répulsion : car plus nous entrons dans l’intimité d’autrui et plus nous reconnaissons son étrangeté radicale, son secret inaliénable et ineffable. 57 On trouvera un résumé de cette discussion chez Steiner (1999, 16 sv.). 58 Cela lui donne un côté profondément inhumain - expérience faite par ô combien de nazis qui pleuraient leur Wagner comme des midinettes, alors que dehors ils dépeuplaient le monde de manière rationnelle, ils caressaient la douce tête de leur Dobermann, puisant dans ces « ronflements titanesques » et ces douces têtes de chien leur dégoût pour les masses sensément incapables d’éprouver le grandiose de l’Anneau des Nibelungen. 59 Marcel (1945). 60 Buber (1980, 112 et sv.). 61 Mais alors que Cassirer, en fidèle post-kantien, y voit encore une faculté individuelle ou collective, pour Simmel le lieu logique, c’est-à-dire le lieu où se pense et doit se penser la symbolisation est la relation. En cela, Cassirer marque un net recul - ou de l’incompréhension - par rapport à Simmel. 62 Réciprocité ne veut pas dire symétrie : on ne donne ni pour qu’il vous soit rendu de même, ni même pour qu’il vous soit rendu ; or, il vous sera rendu, mais hors attente, hors projet. La principale critique que formule Lévinas (1986, 230) à l’égard du concept de réciprocité de Buber s’attache précisément à mettre en évidence la « dissymétrie » réciprocitaire : les actes ne sont pas causateurs, mais simplement occasionnels. Nous y reviendrons. 63 Chaque fois que Simmel est sur le point d’aboutir, il marque comme un brusque recul : comme s’il était saisi d’une peur soudaine ou pensait que sa découverte était encore trop précoce. Tout se passe comme si la trop grande proximité d’une vérité lui devenait soudain insupportable. J’ai tenté d’analyser cette posture de l’effroi de l’apprenti sorcier chez Simmel à plusieurs reprises (notamment 1994, 135 sq.). 64 Une anomalie logique, tout d’abord, puisqu’il met en évidence le caractère à la fois volontaire et obligatoire des prestations d’échange ; mais, en même temps, l’échange-don est une anomalie paradigmatique, au sens le plus kuhnien du terme, car, en bonne dogmatique durkheimienne l’étude des sociétés « primitives » avait pour but de mettre à jour des « formes élémentaires » de la vie sociale, alors que Mauss y trouve au contraire l’une des formes sociales les plus complexes qui soient. 65 La référence à Wittgenstein n’est bien évidemment pas innocente et pourrait servir à reconsidérer sur un plan épistémologique quelles affinités étroites existent entre relativisme, relationalisme et cette analytique de la certitude que Wittgenstein nous propose. 66 Ainsi, dans sa tentative de reprendre une nouvelle fois l’épineuse question du rapport nature-culture, Denis Duclos (1992) distingue les quatre pôles épistémè, mètis, thémis et tychè qui structurent ce rapport et dont il serait intéressant de voir les analogies avec le modèle que nous présentons ici. Il reprend d’ailleurs ce questionnement dans son dernier ouvrage (2002). 67 C’est cette priorité logique de l’initialisation qui fait croire à certains que le sacrifice est premier par rapport au don. Or, il ne faut pas confondre la logique du processus et son système. Le sacrifice fait partie du système du don, alors que l’inverse n’est vrai que si l’on réduit le don à la simple action de donner. 68 À travers lequel s’énonce l’ambivalence entre l’hôte (hospes) et l’hostile (hostis). Pour une minutieuse reconstruction de cette figure de l’ambivalence, on se reportera à l’ouvrage de H.-D. Bahr (1994) ainsi qu’à celui d’Anne Gotman (2001). 174 69 C’est en mettant en évidence l’universalité de ces « effets réciproques » - sans jamais oublier la subtilité de leur effectuation concrète - que Simmel parviendra à élaborer ce qu’il nommera des « formes sociales » qui ne sont rien d’autre que des routinisations ou des « condensations » de « Wechselwirkungen ». 70 Michael Theunissen, dans son étude désormais classique sur le développement de la philosophie dialogique en Allemagne, a souligné l’influence qu’eut Simmel sur Martin Buber et sur sa conception du principe dialogique. Il dit ainsi de la « Grande Sociologie » de Simmel : « L’importance de ce livre génial pour le développement du principe dialogique réside en premier lieu dans le fait qu’il fait explicitement retour aux relations interhumaines présociales qui ne se sont pas encore condensées dans des ‘créations objectives’ » (1965, 256). 71 Maldiney (1991, 352). 72 Quand A. Caillé désigne par le terme de sacrifice « tout don fait à des entités supérieures au sujet qui donne » (1995, 255), et qu’il insiste sur son caractère non pas utilitaire, mais « pragmatique » (Id., 278), cette définition anthropologiquement plus correcte se recoupe formellement avec la notre. Car en fait d’entités supérieures, ce qui est visé par le sacrifice, est ce qui (nous) est extérieur : l’Autre, l’étranger, l’inconnu, le transcendant. 73 Faut-il encore noter qu’aucune médiation technique, même la retransmission la plus parfaite de l’image, du son, de l’odeur etc. d‘autrui, ne saurait remplacer l’irruption de cette immanence ? Corporéité de la coprésence 74 Il nous faudrait un développement plus long pour rendre compte de la tentative ambitieuse de Jean-Luc Marion (1997) de penser le don en partant de la « Sinngebung » husserlienne. Le fait, cependant, qu’au bout de la réduction phénoménologique qu’opère Marion - et dont l’exemplification convaincante interdit tout reproche d’« hyperbolisme du don » (P. Ricoeur) qu’on pourrait lui faire - nous retrouvions la conception gratuite, thomiste, du don, nous incite à penser que le « concept » de don, n’est pas à proprement parler un concept opératoire pour une sociologie des relations humaines, mais demeure un concept métaphysique, proche en cela aussi de la notion d’agapè qu’emploie Luc Boltanski dans sa théorie de la justification (1990). 75 Haesler (1993, 187-192). 76 A la différence du simple besoin auquel le réduit toute une métaphysique économique, le fait d’être un être de désir inclut le désir du désir de l’autre, selon la judicieuse remarque de Lacan. 77 La permanence de l’objet, loin d’être un simple stade de l’évolution cognitive (ontogénétique) de l’enfant, doit encore être comprise dans sa capacité sociogénétique d’établir une relation dans la durée qui lui est en quelque sorte complémentaire. Pour une analyse claire de ce phénomène, on se reportera aux travaux de Hans Joas (1985, notamment). 78 Il n’est pas question, ici, de développer les enjeux logiques contenus dans nos concepts. Pour cette Introduction, nous devrons nous contenter de certains rappels impressionnistes. 79 S’il fallait situer intellectuellement ce moment de synthèse, c’est dans l’œuvre d’Ernst Cassirer, plus particulièrement dans la troisième partie du second tome de La Philosophie des formes symboliques, consacrée au « Mythe comme forme de vie », que nous le trouverions (1972 , 185-271). Connaissant parfaitement les travaux de l’Ecole durkheimienne consacrés aux mythes, et empruntant à Simmel son concept de « forme », Cassirer s’inscrit à la jonction de ces deux courants de pensée dans le cadre d’une philosophie de la culture qui rompt avec l’interprétation allégorique - c’est-à-dire externe à la culture - des produits culturels et tente d’identifier la loi de production immanente de ces produits, précisément par la découverte de la forme symbolique. 80 En effet, il suffirait de dire qu’en dotant l’échange de ces quatre éléments que nous avons isolés de manière analytique pour finalement retrouver l’échange en synthétisant à nouveau ces quatre moments, nous n’avons fait rien d’autre que nous engager dans une pétition de principe. 81 On sait à présent, que Parsons voulait consacrer le 8ème chapitre de The Structure of Social Action (1937) à Simmel et qu’il dut renoncer à ce chapitre, car, à la différence de Weber, Pareto, Durkheim et Marshall il ne parvenait pas à articuler la démarche de Simmel avec le projet de son ouvrage. 175 82 Bowles & Gintis 83 Daniel Sibony (2000), dans sa tentative au demeurant très problématique de faire des perversions sexuelles des « maladies du lien », va jusqu’à les imputer à l’incapacité à vivre des liens partiels et à l’impatience à vouloir en faire des liens « totaux », absolus, immédiats. 84 Cela ne semble pas avoir été le projet du courant « sociologique » de Bruno Latour et Michel Callon, qui entendent donner vie à l’objet non pas en tant que protagoniste de l’échange et détenteur de sa signification, mais en tant qu’acteur à part entière, plus important selon ces auteurs que les êtres humains dont ils sont censés raconter l’histoire. Artifice ou porte d’entrée astucieuse pour une sociologie de la culture matérielle, cette posture de l’objet synonyme dans ce cas de « chose », ne correspond en rien à ce que j’entends par une reconsidération de l’objet du point de vue des enjeux de l’échange. 85 Lantz (1988). 86 Derrida (1991). 87 Dans le Dictionnaire des synonymes Robert, le terme d’interaction est renvoyé à « réaction », qui est luimême renvoyé à « réflexe », dont le premier et plus important synonyme est « automatisme ». Voilà un bel exemple de dérive terminologique qui serait à méditer plus longuement. 88 Pour la simple raison que le terme d’ « économie » est bien plus extensif que celui de « marché » et que l’échange économique est toujours plus qu’un simple marchandage. 89 Même s’il sert par ailleurs à communiquer la position sociale, le prestige ou la richesse de son détenteur, on ne consomme pas le bien marchand pour soi, mais contre ce que choisit le voisin, comme l’ont remarqué de nombreux esprits perspicaces depuis Th. Veblen. L’objet de consommation est un étendard qui établit l’identité de l’individu ou du groupe, contre celles des autres individus et groupes. C’est pour cela qu’il ne peut être question de consommation purement marchande, ni de registre purement marchand à opposer au symbolique, surtout quand il s’agit des objets. Les objets sont toujours et partout ambivalents, même si la dynamique de l’échange dans laquelle ils sont engagés peut être purement marchande. 90 Sartre (1943) 91 Testart 92 Dans son travail sur les pratiques échangistes dans les sociétés mélanésiennes, l’anthropologue Nicholas McDowell (1980) nous relate la scène d’une rencontre entre deux tribus qui ne se (re)connaissaient pas. L’une et l’autre crut avoir à faire à des monstres, jusqu’au moment où l’une des parties proposa à l’autre un don. C’est alors, rapporte l’un des informateurs de McDowell, qu’ils reconnurent qu’il s’agissait bien d’hommes. 93 C’est l’un des nombreux paradoxes de ce rapport qui veut que l’intensité de l’échange puisse croître avec l’improbabilité d’une rencontre future, alors que l’inverse n’est pas toujours vrai. 94 (1967, 68) 95 On notera toute l’ironie, feinte ou non, que met Lévi-Strauss dans ce « semble ». Car mis à part certains travaux d’ethnométhodologie, bien peu de sociologues se sont ainsi livrés à d’ « inépuisables réflexions » sur des phénomènes comme cet échange rituel du vin. 96 Juste un mot à propos de la philosophie dialogique qui, en dépit des efforts d’Emmanuel Lévinas de la populariser un peu mieux en France, demeure assez mal connue dans son ensemble. La philosophie dialogique dont Buber est l’initiateur prend naissance dans la « crise de civilisation » des deux premières décennies du 20 ème siècle. Philosophiquement, cette crise - initiée par Kierkegaard, mais déjà ressentie par Jacobi, Fichte et Feuerbach - est une mise en cause du schéma sujet/objet qu’avait mis en scène la philosophie de la conscience par la constatation, évidente en apparence, que ce schéma ne pouvait qu’imparfaitement s’employer dans les relations de sujet à sujet. Il n’est pas anodin que Buber ait été l’élève de Georg Simmel. La sociologie de Simmel, en effet, tire une grande force de suggestion de son interrogation de la Wechselwirkung, de la relationnalité, et ce que Buber s’emploie à faire tout au long de son œuvre, c’est de mettre 176 l’analyse phénoménologique, développée par Husserl, au service de cette interrogation. Innombrables sont les philosophes (Royce, Marcel, Löwith, Maldiney, Jacques), théologiens (Rosenzweig, Reinach), juristes, psychanalystes (Binswanger, Blankenburg, Szondi) et sémiologues (comme Bakhtine) à avoir problématisé ce « dia » du « logos » et à avoir interrogé le caractère constitutif de la relation « je-tu » pour l’être individuel. Cette ontologie sociale qui, de Buber à Lévinas (qui ont su lui faire face), ou de Heidegger à Wittgenstein (qui l’ont soigneusement éludée), aura fait de l’intersubjectif sa nouvelle réalité, n’a finalement été ignorée que de la part de la sociologie. Et ce n’est que grâce à la redécouverte de l’œuvre de Simmel dans les années 1980 qu’elle s’est peu à peu ouverte à une interrogation qui avait été à son origine un peu moins d’un siècle auparavant. 97 On fait mine de s’étonner qu’au lendemain des grands systèmes totalitaires l’ensemble des transitions vers l’« économie ouverte » se fasse selon les recettes du libéralisme ; qu’il faille prendre en compte les dérives mafieuses de ce processus qui serait en somme qu’un préambule au système libéral pleinement affirmé. L’erreur est totale. Car cette « libéralisation » n’a rien à voir avec un quelconque système économique ; il s’agit simplement d’une première tentative d’affirmation de soi au moyen d’une forme sociale encore brute, grossière, indifférenciée. 98 (2002, 204-210). 99 Je me permets de noter que cet argument est évidemment à double tranchant, car il demanderait à son tour de montrer ce qui précède cette « société ». Soit elle surgit de manière impromptue d’une sorte de magma originaire, soit elle se forme par gradations successives à partir du règne animal. Il n’y a pas lieu ici d’entrer dans le détail d’une question aussi vaste, mais il y a tout lieu de croire qu’au vu des questions apparemment insolubles qu’il pose aujourd’hui encore, cet argument d’antécédence est soit une fausse question, soit une question posée trop précocement. 100 L’ouvrage posthume d’Allan Bloom, L’Amour et l’amitié (1996), montre à l’appui d’exemples littéraires classiques, que cette incomplétude originaire de l’être humain n’est en rien à combler par quelque instance sociétale, mais trouve dans autrui la copule et le complément d’une autarcie morale qu’aucune société - la plus civile soit-elle - ne peut ni imposer, ni réguler, ni substituer. 101 Il est clair qu’avec l’échange de regards nous nous situons à la périphérie de ce qui peut être considéré, d’un point de vue strictement sociologique, comme échange. 102 Je suis ici les travaux et réflexions de B. Cyrulnik (1994). 103 Depuis les travaux pionniers de Hector-Neri Castañeda (1966) et de Sydney Shoemaker (1968), la philosophie analytique anglo-saxonne a produit une littérature impressionnante sur la question du caractère indépassable de la conscience de soi. Pour une bonne présentation de toute cette discussion, on se référera à la soigneuse collation de textes présentée par Manfred Frank (1994), ainsi qu’à la récente défense d’une position « égologique » de Chauvier (2001). Même si l’on tient pour trop polémique l’affirmation de Manfred Frank (1990) critiquant l’intersubjectivisme apriorique habermassien en avançant qu’il n’y avait pas d’intersubjectivité sans sujet, tendant à accréditer - après les divers débats sur la « mort du sujet » qu’avait popularisé le structuralisme français - un problématique retour à une philosophie de la conscience, l’importante leçon que l’on peut tirer de ces débats est que l’intersubjectivisme radical qui ferait de la subjectivité un pur succédané de l’intersubjectivité est une position dommageable au progrès de la discussion et qu’une reconsidération plus nuancée de la question de la conscience de soi, délestée cette fois-ci de ses pesanteurs conceptuelles et s’appuyant davantage sur les avancées scientifiques en pédiatrie, en éthologie ou en biologie, est très certainement à l’ordre du jour. Si l’on prend en compte les avancées mais aussi les innombrables questions non résolues dans ces différents domaines scientifiques, la précaution élémentaire nous convie à la fois d’abandonner la conception classique, hégélienne, de la « conscience de soi », en même temps qu’une conception radicale et apriorique de l’intersubjectivité. 104 C’est d’ailleurs une critique assez courante, formulée notamment par Dieter Groh (1989), à l’encontre de cette dichotomie « System/Lebenswelt » qui empêcherait à la fois de voir ces réactions de résistance à l’intérieur du « System », et en même temps tendrait à réenchanter la « Lebenswelt » pour ne pas y saisir certains mécanismes réifiants et aliénants. A partir de là, on peut en tirer une hypothèse inquiétante : car à côté de la marchandisation de l’échange symbolique, de ce paradoxe dramatique qui veut que l’échange marchand le parasite en le présupposant et le présuppose en le parasitant, il y a aussi la possibilité d’une resymbolisation de l’échange marchand. C’est dire qu’il n’y a pas d’irréversibilité tant que la transaction se fait entre êtres humains, c’est-à-dire tant qu’il y a en jeu une relation humaine. 177 Si, par contre, on retient le profond soupçon qu’émit Serge Moscovici à l’adresse de la médiation monétaire (« Je pense que les médiateurs absorbent toujours ce qu’ils médient. L’argent, qui a été le médiateur de l’échange, va finalement l’absorber et imposer la plupart de ses lois. D’ailleurs, je me demande si nous les voyons encore de manière distincte » 1989, 25), si, en d’autres termes la médiation l’emporte sur les termes qu’elle relie, comme c’est le cas avec l’argent, il se pourrait que la resymbolisation ne puisse définitivement plus se faire. Et c’est alors seulement, qu’il y aurait lieu, avec Adorno, de parler d’une « société de lémuriens ». 105 Foster 106 Pour une première approche, encore très marquée par les théorèmes de la marchandisation, on se reportera aux ouvrages de Douglas & Isherwood (1981), ainsi qu’à l’ouvrage collectif dirigé par Appadurai (1986). 107 Ce que Freitag constate dans son œuvre majeure Dialectique et société (Freitag, 1987/1988 ; 1995), qui reste l’une des meilleures contributions pour une critique sociologique de la postmodernité, pour autant qu'on partage ce diagnostic, c’est à la fois sur le plan formel la dissolution de la société comme d’une totalité apriorique, et sur le plan matériel la disparition progressive de la « société civile » telle qu’elle fut instaurée sur un mode politico-institutionnel en Grèce antique. Reprenant l’argument hégélien du tout qui est toujours plus que la somme de ses parties et l’argument durkheimien de la perdurance dans le temps de ce tout sur ses parties, Freitag montre comment la performativité pragmatique du postmodernisme a réussi à substituer le mode d’intégration dialectique propre à toute société humaine instituée par un mode d’intégration opérationnel propre à un « social » pseudo-communautaire, à l’instar de ces « civil religions » dont parle Robert Bellah (Bellah, 1985). 108 Quand on parle de « rapport d’altérité », on se dédouane à moindres frais du rapport à l’autre ; on fait comme si le problème avait été reconnu, alors qu’en le travestissant dans cette formule commode on en occulte précisément l’enjeu. 109 On rétorquera à cela que Simmel avait déjà pressenti ce rapport, que la forme sociale était créatrice de temporalité. Mais on se demandera aussitôt ce que les sociologues qui lui firent suite en ont tiré comme enseignements. Et on se demandera aussi, quel aveuglement ou quelle méconnaissance fut nécessaire, pour que la sociologie ignore la belle démonstration de ce rapport que nous donne Lévinas dans Le Temps et l’autre (1947). 110 On reconnaîtra ici l’esprit, sinon la lettre, de la tragédie de la culture que Simmel évoque dans ses écrits (cf. notamment Simmel, 1996, 385-417), qui n’est rien d’autre que l’expression de ce principe d’inconciliation ou d‘inconciliabilité (Unversöhnlichkeit dans le langage simmélien) entre l’homme et le relationnel. Mais que la discipline scientifique qui aurait pour tâche de réfléchir à cette Unversöhnlichkeit ne cesse de se cantonner dans un empirisme primaire, pour qui la relation humaine à la simple addition « 1+1 = 2 », voilà qui dépasse l’entendement. 111 Je fais miennes les considérations pertinentes de Bernier (1998). 112 Haesler (2001). 113 Ceci rejoint la notion de « préliaison » de Camille Tarot, qui note le déplacement de Mauss par rapport à Durkheim lorsqu’il constate « que l’obligation n’est pas le critère absolu ni le plus général de la vie sociale. Sans l’abandonner, il la déclasse de la première place… pour la dériver des autres qu’il place avant : l’arbitraire, le symbolique, la suggestion extérieure, la préliaison. La contrainte n’étant plus qu’un de ses effets conscients des autres caractères » (Tarot, 1999, 653). 114 Je renvoie à ce propos à l’ouvrage incisif d’Alain Testart (1993). 115 Encore que l’argument courant chez Durkheim soit d’ordre temporel : les individus reliés par les représentations sociales passent, alors que ces dernières restent. De là à en justifier un statut ontologique supérieur ou simplement particulier de la « supraindividualité », il y a un pas que Durkheim doit, pour des raisons institutionnelles, franchir, mais qui demeurera insuffisamment argumenté tout au long du règne de l’Ecole durkheimienne. 178 116 C’est-à-dire par retranchements successifs. On consultera à ce sujet les commentaires éblouissants de Jean Seidengart (Seidengart, 1999) sur le problème de l’infini dans l’œuvre de Kant. 117 Dans l’anthropologie philosophique de Helmuth Plessner (Plessner, 1981), ce terme indique la particularité anthropologique de l’être humain de ne pas avoir, à la différence des animaux, de centre, mais de devoir constamment se projeter hors de soi pour le constituer. 118 Pour apprécier toute la portée épistémologique de ce principe de positionalité, on se reportera à l’article synthétique de Wolfgang Essbach (Essbach, 1994). 119 Buber (1980, 74). 120 Pour une discussion exhaustive, on se reportera une fois encore à l’ouvrage exemplaire de Michael Theunissen (1965). 121 Trop vite oubliée, à cet égard, est l’œuvre de Francis Jacques (1979, 1985). 122 Réf. à Sloterdijk 123 Par rapport aux modèles d’origine cooleyienne (groupe primaire/secondaire), cette socialité est élémentaire en ce sens qu’elle achoppe directement sur la question transcendantale de la relationalité humaine ; elle est ce qui rendrait possible à la fois les processus confidentiels de la socialité primaire et les processus institutionnels de la socialité secondaire. Notons, cependant, que Cooley n’a jamais utilisé le terme de socialité. 124 Les travaux de Michael Tommasello (2001, passim) sur la sclérotique de l’homme sont à cet égard exemplaires. Seul être vivant à être doté du blanc des yeux, l’être humain est non seulement capable d’un surcroît de coordination sociale grâce à l’échange de regards, mais il y a encore le fait autrement plus intéressant que le pointer du doigt que nous évoquions plus haut en acquiert une dimension et une discriminance particulières par rapport aux primates les plus évolués. Si on lève les yeux devant un bambin de onze mois, celui-ci lèvera les yeux à son tour – alors que le bonobo ne le fait pas ; inversement, si on lève tête, le bonobo la lèvera, mais non le bambin. Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce qu’implique le pouvoir de la sclérotique ? D’une part, il s’agit d’une rationalisation comportementale d’une étonnante subtilité. Il ne met plus en scène un schème comportemental préétabli, mais implique un jeu de regards d’une discrétion particulière dont on induira sans peine la supériorité en termes d’organisation sociale (pensons aux manoeuvres de la chasse) sur toute autre forme jusque là connue. Mais il y a un aspect encore plus important qui est le fait que le pointer du doigt s’accompagne toujours d’une anticipation du regard des autres ; anticipation qui est en même temps la supposition que son propre regard soit observable. La « réciprocité des perspectives » en revêt un caractère nouveau. Ce n’est plus seulement prendre le point de vue de l’autre, pour s’observer soi-même, c’est de savoir en toute circonstance que ce point de vue peut être partagé, qu’être observable comporte toujours aussi l’observabilité de l’observateur lui-même ; et donc qu’en-deçà des potentiels éthiques sensément démocratiques du discours public, ce partage du regard recèle une identité de position qu’aucun artifice technique ne saura jamais simuler. 125 L’influence de Simmel sur Buber n’est plus à souligner (on consultera à ce sujet les travaux de Friedmann, 1955 et de Faber, 1962), voir supra note 58. 126 On se souvient que chez Simmel, la structure fondamentale de la Wechselwirkung résulte du rapport ambivalent d’attraction/répulsion. Ce raisonnement lui permet de montrer contre Kant que la relation humaine ne peut être déduite ni de la monade individuelle, ni d’une substance qui lui serait supérieure (Simmel, 2000, 13). 127 Je parle évidemment d’un échange qui n’est en rien préformé. Pour le reste des situations, il est plus cohérent de parler d’échange institué, lorsque l’incertitude initiale est contrebalancée par les usages cristallisés dans l’institution. 128 Le désir de l’autre est chez Simmel la forme par excellence de la structuration psychologique de l’enfant, et la condition même de son devenir humain (Simmel, 1996, 23-139). 179 129 Sur ce point, voir le texte important de Simmel sur la fidélité et la reconnaissance, dont l’auteur fait la condition de l’existence possible de toute société (Simmel, 1992, en particulier 652 et 670). 130 Il va de soi que cette connaissance sera battue en brèche par la phénoménologie. C’est précisément par la conceptualisation de la « parole opérante » que ce postulat peut être levé et remplacé par une parole balbutiante, par une connaissance qui se constitue chemin faisant, mais qui n’est pas donnée au préalable. 131 « Seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure » (Fichte, 1980, 52); je m’inspire dans ce qui suit de l’ouvrage très clair et concis Fr. Fischbach sur le concept de reconnaissance chez Fichte et Hegel (Fischbach, 1999). 132 Comme l’a faussement supposé Alfred Schütz, qui réduit le Tu à un alter ego anonyme, désindividualisé, et le dialogue à une mise en scène solipsiste où ego se met à la place d’alter dans un jeu de questions et de réponses qui retombe loin derrière les positions de Buber et des dialogistes. 133 Voir aussi Dewitte (1996). 134 Sur les formes de ce mépris on se reportera à Honneth et à sa relecture du jeune Hegel (Honneth, 2000). 135 C’est là ma principale différence avec les thèses de Marcel Hénaff (2001) pour qui les deux formes d’échange reposent sur des logiques différentes et parallèles ; l’une chargée d’assurer la reconnaissance des échangistes, l’autre assurant la satisfaction de leurs besoins. 136 D’ailleurs le terme de « société multioptionnelle » est entré dans le lexique des sociologues (allemands) à la suite d’un ouvrage de P. Gross (1994) qui en vante d’ailleurs les mérites sans vergogne. 137 En évoquant ce terme, je pense bien évidemment au plus récent recueil de textes de Caillé (2000) qui brosse le programme scientifique d’un tel paradigme. 138 (1999, 2003). 139 Pour une présentation particulièrement claire et bien informée, on se reportera au récent ouvrage de Jean Greisch (2000, 13-50). 140 (1990, 5). 141 Dans son enquête sur les courants intellectuels français faisant suite au mouvement structuraliste, François Dosse (1995) parle de « relations pacifiées » entre philosophie et sciences humaines. Si les sciences sociales, aux dires de Michel Henry, se sont un temps érigées en donneuses de leçons, il n’en est pas moins clair que devant le reflux structuraliste elles avaient dû faire « profil bas » et réduire quelque peu leurs prétentions. Cela n’empêcha pas la philosophie de continuer à faire patiemment son travail. Il est à ce titre significatif que Dosse n’ait mentionné ni les travaux de Serge Moscovici dont La Machine à faire les dieux me semble être la tentative la plus aboutie de réfléchir sur le statut des sciences sociales dans la Modernité tardive, ni les travaux de la phénoménologie française après Merleau-Ponty - or, tous deux convergent vers une problématisation autrement plus radicale de l’intersubjectivité que ne le font la majorité des auteurs convoqués par Dosse dans son essai sur l’« humanisation des sciences humaines ». 142 Mary Douglas se contente d’argumenter l’affirmation qui intitule sa préface à la traduction anglaise de l’Essai sur le don, « Il n’y a pas de don gratuit » dans les termes suivants : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’idée de don gratuit, ou de pur cadeau. Un don qui ne contribue en rien à créer de la solidarité est une contradiction dans les termes » (1999, 166). Or, rien ne prouve qu’un don gratuit ne crée pas de la solidarité, ni qu’un don payé de retour n’en crée. On peut soutenir exactement le contraire et dire que le don payé de retour engage une rivalité de la surenchère, alors qu’un don gratuit créerait un sentiment de gratitude, base de toute solidarité. On ne voit donc pas d’où Douglas tire la justification de son affirmation plus ou moins péremptoire. 143 Godbout (2000). 180 144 Pourquoi ferais-je un effort en faveur de la collectivité, si je ne peux être certain que mon voisin en fasse autant ? 145 Un opium que ne cessent de distiller certains dogmatiques (du groupe allemand Krisis, par exemple) qui se réfugient une fois encore derrière l’écran de fumée de la théorie de la valeur pour mieux entonner les canons du discours révolutionnaire le plus obsolète.