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Les quatre moments
de la relation humaine
Pour une sociologie de l'échange
Aldo Haesler
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Sommaire
Avant-propos
Introduction
I. Le malheur suisse
Sur les épaules des Géants
Les formes élémentaires de la relation humaine
Les deux défis de la sociologie
II. L’éclipse de la réciprocité
Pour un finir avec les paradigmes dominants
Un interactionnisme critique
Les enjeux politiques d’une théorie de la relation humaine
…avec qui l’on échange à la perfection
Une société décente
Une société sans échange ?
III. La structure symbolique de l’échange
Une approche de la symbolisation
Max Weber : l’échange comme « archétype du contrat instrumental pur »
Une socialité minimale
Echange et marchandage
Résumé
IV. De la relation humaine
L’unité phénoménale de la relation humaine
Les éléments constitutifs de la relation humaine
Formes et objets de l’échange
VI. Symbolisme et reconnaissance
La réduction épiphanique
Pour une sociologie de la relation humaine
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La relation : institution première
De l’échange symbolique comme « agir opérant »
La relation, une transcendance à portée de main (horizontale)
L’expérience dialogique de la rencontre
La créativité de l’échange
Symbolisme et inter-connaissance
Le monde commun
V. Au-delà du don
D’un désastre anthropologique
Une nouvelle théorie de l’échange
La paresse des sociologues
A toute fin politique
Ajouts
Fiske : les quatre formes élémentaires de la relation humaine
Mettre un minimum sur les neurones-miroir
Sur l’engouement actuel pour l’empathie (Rifkin, Tisseron, Breithaupt etc.)
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Avant-propos
Le texte qui suit a une curieuse histoire. Écrit pour l'essentiel dans les années 2000 et
2001, il fut d'abord soumis à un illustre collègue qui y vit surtout « un long article »
(ce sont ses mots) ; ceci, après m'avoir dit, quelques mois auparavant, qu'un chapitre
contenu dans ce ...livre, « était presque un livre » (ce sont encore ses mots).
Passablement troublé par ce maître ès arts sociaux, je continuai ma quête. Le
manuscrit fut ensuite soumis à un économiste, directeur de collection chez un
prestigieux éditeur qui lui fit passer assez rapidement tous les obstacles de la course
éditoriale. Il lui promit un bel avenir. Las ! Ce monsieur eut de nombreux et graves
déboires et il disparut entièrement de la circulation pendant près de deux ans. Nous
abordions déjà l'an 2004 et à la relecture mon texte avait pris quelques rides. Rien de
bien grave, mais suffisamment pour demander quelques travaux de réécriture. J'avais
alors pris quelques responsabilités dans l'Université qui m'avait accueilli et devais
notamment arbitrer dans les manœuvres toujours très compliquées dans le combat
au recrutement des enseignants universitaires. De guerre lasse, je confiai mon
manuscrit à un troisième directeur de collection qui le fit encore passer devant les
instances éditoriales, me promettant une rapide publication. Las et re-las ! Au
moment même où l'on dut passer aux choses sérieuses, l'éditeur fut racheté par un
grand groupe de presse qui supprima ladite collection. On me versa mon dédit et j'en
fis une nouvelle fois mon deuil. C'est alors que ce directeur de collection migra chez
un autre éditeur, avec la promesse que ce malheureux papier allait quand même finir
par voir le jour. Le malheur voulut que ce monsieur était lié à une candidate à la
guerre au recrutement et qu'il me dit avec insuffisamment de subtilité qu'il voyait une
certaine affinité entre mon arbitrage en sa faveur et la priorité qu'il pourrait alors
accorder à publier mon ouvrage auprès de son nouvel éditeur. C'est alors que je
décidai de l'enterrer.
Nous sommes en l'an de grâce 2011. Qu'un manuscrit fin prêt puisse attendre dix ans
avant de voir le jour n'est pas en soi une chose gravissime. N'était la fièvre publicative
qui s'est emparée des sciences sociales à la suite d'injonctions bibliométriques
décrétées en haut lieu ; et n'était le fait que les sciences sociales vieillissent mal, car
dans ce contexte, laisser vieillir un tel texte ne peut se justifier que pour observer
l'effet du vieillissement, dans l'espoir toujours un peu vain que les rides ne soient pas
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trop profondes ou alors que, si rides il y a, elles témoigneraient d’un réel souci. Mais
le test demeure intéressant. Car au fil de son tortueux périple, ce texte fit l'expérience
d'un nombre assez important de relectures et de modifications qui n'entamèrent pas
grandement le fond du propos.
Je n'ai raconté qu'une partie du périple de ce manuscrit qui connut bien d'autres
aventures. Quelqu'un voulut le résumer et en obtint 18 pages ; un autre ne crut plus
s'en souvenir, alors qu'il éditait à compte d'auteur. J'en passe et des meilleures. La
misère de l'édition en sciences sociales en France, et plus particulièrement en
sociologie, est bien connue. Elle est à l'image du statut et de la santé de la discipline :
à Paris quelques stentors et graphomanes et pour le reste le désert et l'auto-édition.
Mais nous ne sommes pas ici pour faire le procès d'une discipline dans laquelle on ne
se reconnaît plus. D'autres le feront avec des moyens plus appropriés et, je l’espère,
une fougue retrouvée. Car je n'ai pas une minute de doute sur l'avenir de la sociologie.
Une fois passée cette phase difficile qui vit la mort de quelques grands patrons et de
quelques penseurs originaux, elle sortira du marasme actuel et se rendra utile comme
elle l'a été à son origine. Le seul problème sera alors le grand retard pris par rapport à
d'autres disciplines moins empêtrées dans ses médiocrités – et dont l'histoire de ce
manuscrit rapporte un éloquent témoignage – mais surtout par rapport aux
problèmes sociaux et culturels dont elle aurait dû assumer la réflexion. Et si je me
suis résolu à ressortir ce manuscrit presque oublié des oubliettes de mon bureau
désordonné, c'est dans le secret espoir de combler un peu ce retard.
Je n'ai d'autre remerciement à adresser qu'à mon épouse et collègue, Michelle Dobré,
qui n'a cessé de lire et relire, d'alimenter avec son expérience de vraie sociologue et sa
vivacité d'esprit et finalement de maintenir en vie cette flamme vacillante sur laquelle
j'avais soufflé maintes fois. Ce manuscrit lui est dû à plus d'un titre, et à notre fille
aussi. Mais ça, c'est une autre histoire.
Et il y a ceci : j'ai mis toute une vie (ou presque) à trouver un style, un style qui ne soit
pas une simple façon de parler ou de se présenter, mais la nécessité de trouver une
place entre deux disciplines, la sociologie et la philosophie, qui ont toujours eu
beaucoup de mal à s'entendre. A quoi servirait un style si ce n'était pour préserver
l'attention ? Ce serait pure affèterie, prétention de salon, fatigue inutile. Il a donc fallu
déborder d'une discipline à l'autre et non compenser leurs déficiences – ou les
miennes.
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Introduction
D’autre part, aucun personnage de cette société, dès que je fermais les yeux
et laissais aller mes pensées, n’était relié à un autre, même pas à l’intérieur des groupes,
classes, catégories sociales, associations, clubs et mafias.
Chacun apparaissait seul dans mon imagination,
sans lancer de pont vers aucun autre personnage, second ou tiers.
Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne
S’il n’est de douceur sur cette terre que de commercer, cette douceur est tout sauf
commerciale. Et c’est peut-être l’une des détresses de notre civilisation de ne pas
avoir su tirer une ligne de partage suffisamment nette entre les significations de ce
terme et d’avoir peu à peu confondu la douceur du commerce entre les humains avec
la nécessité commerciale.
Ce livre est né d’une double urgence : celle d’abord de redonner à l’échange, terme du
lexique des sciences de l’homme injustement délaissé, la place centrale qui lui
revient - dans l’espoir aussi de redonner à la sociologie un peu d’espoir et de fil à
retordre ; celle, ensuite, de rendre compte du fait, apparemment paradoxal, que
même la forme la plus fruste de l’échange, l’échange marchand, tend aujourd’hui à se
dissiper - occultant par là l’important travail moral accompli (même) par l’échange
(marchand) dans toute société civile. Avant même d’avoir pu reconnaître la nature de
l’échange, nous serions en passe de troquer la douceur du commerce humain - dont
l’échange s’était fait à la fois l’acteur et l’arbitre - contre les paradis artificiels d’une
socialité préfabriquée. Or, pour comprendre cette progressive disparition, la
sociologie n’avait pas, me semble-t-il, de concepts appropriés. Prisonnière d’une vue
manichéenne de l’échange, elle passait d’une condamnation sans appel de sa forme
marchande à une sorte d’irénisme de sa forme « symbolique ». Ce livre vise à
relativiser ces conceptions. Il ne le fait pas par souci épistémologique, pour éclairer la
lanterne de la connaissance du social par un concept nouveau, mais parce qu’il me
semble qu’une réhabilitation de cette notion nous permettra de mieux aborder un
« sujet tacite » de la sociologie qu’est la relation humaine.
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Quand je prétends que l’échange marchand est aujourd’hui en train de se dissiper,
c’est sur le fond d’un argument qui me paraît chaque jour moins contestable. Nous
allons vers une société-monde ; en même temps que les nations disparaissent, se
tresse une toile électronique qui établit une nouvelle forme de cohésion sociale qu’on
a coutume d’appeler globalisation. Face aux bibliothèques entières qui se rengorgent
de ce fait apparemment révolutionnaire, ma question est la suivante : ne se pourraitil pas que le déploiement de cette société-monde se fasse au détriment des relations
humaines ? Ou posée de manière encore plus radicale : le « système » ne puiserait-il
pas les ressources de sa croissance continue dans l’affaiblissement de ces relations,
et inversement : à mesure qu’il s’étendrait, ne participerait-il pas à leur lente
disparition ? Or, si ce phénomène de globalisation commence à être bien connu, son
avers, sa « part maudite » l’est beaucoup moins. Et surtout : on ne s’est jamais posé
clairement la question, s’il pouvait y avoir quelque rapport entre la croissance de l’un
et la dissipation de l’autre. Cette absence de questionnement est liée à un déficit
conceptuel de la sociologie. Car elle a beau clamer haut et fort que nous assistons
aujourd’hui à une « crise des liens sociaux » ; quand nous voulons en savoir
davantage sur la nature de ces liens et de cette crise, elle se met généralement à
bredouiller.
* jusqu’ici, d’un trait - parfait
Ce petit livre n’est pas à proprement parler sociologique. Son objet est l’exploration
d’un certain nombre de concepts qui pourraient pallier à ce déficit. Il ne s’agit pas à
proprement parler de pré-sociologie, qui nous ramènerait au temps des emphases
saint-simoniennes, mais – si l’on ne craint pas d’être un peu prétentieux – de
protosociologie, c’est-à-dire au travail d’analyse, d’examen et de critique des concepts
sociologiques. Avec une pirouette dialectique (et en songeant à la ritournelle de
Hölderlin), nous pourrions donc formuler l’objet de ce travail en disant que c’est
précisément au moment où les relations humaines sont dans le plus grands des
dangers, que pourrait naître l’espoir de leur étude. Je dis bien l’espoir et non un
programme de recherches. Le fait, cependant, que même ce livre, écrit pourtant dans
des conditions assez singulières, soit encore le résultat de ce commerce, nous place en
tant que sociologues devant une injonction aussi claire que paradoxale : au moment
même où l’espoir n’est plus permis, nous devrions être les derniers à l’abandonner.
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Mais on conviendra aisément, cependant, qu’il s’agit de se méfier au plus haut point
d’un sujet porteur de sens en sociologie. Rien ne lui a tant nui que ces fantasmagories
issues d’un autre âge qui auraient voulu ramener les faits sociaux à des décisions
individuelles, si ce n’est à un grand corps collectif qui statuerait à sa place. Ce qui,
dans un langage pompeux, s’appelait individualisme méthodologique ou bien, dans
une glose plus retenue, « holisme », est en train de disparaître aujourd’hui ; et c’est
fort heureux. Certes, la corporation des sociologues s’est engagée dans une lutte sans
pareille pour préserver ces acquis douteux, mais son âpreté et son académisme
cachent mal qu’il s’agit là de luttes d’arrière-garde qui se font pour des motifs
scientifiquement peu avouables.
On serait en droit, par contre, de penser que l’objet de la sociologie est l’étude des
relations humaines, que dès son origine, c’est ce phénomène particulier de la vie des
êtres humains qui a le plus mobilisé son attention. Or, celui qui connaît un peu
l’histoire de la sociologie remarquera aussitôt qu’il n’en est rien. Après avoir étudié
les faits sociaux comme des faits de nature, puis comme des choses plus ou moins
chargées de mystère, après s’être contentée (pour des raison de méthode) de n’étudier
que des comportements humains observables ou, à l’opposé (pour des raisons
d’idéologie), de s’être mise à spéculer sur des « totalités » ou des « systèmes »
sociaux, la sociologie a constamment ajourné l’analyse et la réflexion sur ce que le
plus élémentaire des sens communs conçoit d’emblée comme « le social ». On me
rétorquera que je fais l’impasse sur cette vaste nébuleuse qu’on appelle d’ordinaire
l’interactionnisme. Et c’est vrai. Mais s’agit-il de négligence coupable ? Ou la
proximité est-elle si grande qu’un peu de stratégie intellectuelle commande d’en
minorer l’enjeu ? Rien de tout cela. Si je dis que l’étude de ces questions a été
« ajournée », c’est pour bien souligner qu’elle est contenue en filigrane dans toute
réflexion sociologique depuis son origine, qu’elle en constitue en quelque sorte une
base implicite qui relève très largement du domaine de l’inquestionné. Que les gens
entretiennent des relations, qu’ils passent leur vie dans ces relations, qu’ils meurent
trop souvent faute d’en avoir ou d’en avoir eu assez et parfois même d’en avoir eu trop
- voilà qui n’intéresse le sociologue qu’à un niveau secondaire. Ce qui l’intéresse en
revanche, c’est soit le moment où ces relations connaissent des crises, soit quand il
s’attache à reconnaître dans un but purement scientifique les formes particulières que
ces relations peuvent prendre. Mais le fait élémentaire que l’être humain est d’abord
et fondamentalement un être-de-relation n’est pas ou insuffisamment pris en compte.
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Et faute de réflexion sur ce domaine de l’implicite, on ne s’étonnera donc pas de voir
la sociologie particulièrement démunie quand on lui demandera de donner son avis
sur cette fameuse « crise des liens sociaux » qui semble ravager nos sociétés
occidentales.
Addenda
1. revenir sur la citation de Handke : il n’y a plus de lien ; et ce n’est pas parce que « ça » ne
s’observe pas, et parce que la sociologie a toujours cruellement manqué de moyens et de finesse (sauf
Simmel, toujours lui) pour le constater, qu’il faut faire comme s’il n’y avait pas problème. Il faut
distinguer deux choses : a) il y a de moins en moins de « liens » : la socialité primaire est en train de
s’effondrer (chiffres de Mc Pherson), on constate et on passe à autre chose, alors que c’est
la plus grave crise sociale que l’humanité ait connue depuis ses origines ; b) en même
temps, les « formes sociales » (leur diversité, les 17 formes d’amitié etc., leur force, leur prégnance)
disparaissent, ce qui fait qu’on ne se parle pratiquement plus, on ne se regarde pratiquement plus, on
ne s’entend pratiquement plus, on ne se sent pratiquement plus.
2. je m’inscris en marge du mouvement de la Wertkritik ; en marge, car je ne tiens pas les travaux de
Marx – même du Marx ésotérique qu’ils invoquent – comme un stagirite intouchable, mais comme
une référence au même titre que mainte autre. Ce que je partage avec la Wertkritik ce sont au moins
deux points : (inutile)
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Le malheur suisse
La question toute naïve que le jeune étudiant en sociologie que j’étais se posait voici
plus de trente ans et qui me poursuivit sans relâche depuis lors, est celle-ci :
comment les gens entrent-ils en contact et comment font-ils pour le
rester ? J’entendais par-là une relation véritablement humaine, d’intérêt et de
sympathie réciproques, une relation qu’animerait aussi une sorte de joie spinozienne,
la joie d’être soi-même avec les autres, d’être ensemble et d’être reconnu dans sa
différence. (…on imaginerait sans peine que là réside un conatus inépuisable, d’où
une question dangereusement banale : comment se fait-il qu’on l’ait perdue en route
si vite ?) Le contraire était l'expérience que je faisais dans ma vie « de tous les jours »,
d’être traité en être anodin, anonyme, substituable, de voir ces relations n’être que de
simples « rapports » qui cessaient dès que l’intérêt pour soi venait à se tarir.
J’ignorais alors la distinction cooleyienne entre socialité primaire et socialité
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secondaire, reprise et systématisée ensuite par Alain Caillé (1986). Mais, à l’époque,
la dichotomie de Tönnies entre société et communauté m’apparaissait déjà comme
une évidence un peu surfaite, en même temps que son romantisme naïf dissuadait
toute velléité de prolongement théorique. Or, l’abandon de l’espoir de trouver dans
les situations les plus corrompues, les plus déshumanisantes la possibilité d’une
relation « symbolique » de reconnaissance réciproque m’apparaissait comme
insuffisamment argumentée. Chez Tönnies d’abord, mais dans la distinction entre les
deux formes de socialité également. Insuffisamment argumentée, mais aussi
contraire à l’évidence des faits. Ainsi est-il facile de trouver au sein de toute socialité
primaire des éléments de contrainte et d’aliénation, tout comme l’on trouve soudain
dans le rapport le plus instrumentalisé qui soit un interstice de liberté, une sympathie
inespérée, une relation de solidarité. Je me disais alors, encore tâtonnant et confus,
qu’il y avait dans toute relation humaine une chance minimale d’amorcer une telle
autonomie. Une chance de tout recommencer et de résister. Je n’avais à l’époque pas
les moyens théoriques d’aborder cette question, et je cherchais vainement dans
l’éthique discursive de Habermas un fil conducteur qui m’eût apporté quelque
lumière. Lorsqu’en 1981 parut en allemand sa Théorie de l’agir communicationnel, je
compris sa distinction entre le « système » et le « monde-de-vie » comme une sorte
de compromis entre Tönnies et Cooley et ses règles pour un discours « libre de
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violence » comme des indications formelles auxquelles manquait cependant une
orientation normative essentielle. (cette partie me paraît un peu controuvée, parfois
absconse ; voir si je peux m'en passer)
Je vivais alors en Suisse alémanique. On parle souvent et à juste titre de l’ennui
profond de ce pays, de son caractère replet, replié sur lui-même et sur son incroyable
confort matériel . Mais on ignore généralement à quel point y existe une souffrance
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sociale et morale que je n’ai retrouvée dans nul autre pays, le plus miséreux fût-il.
Aussi n’est-il pas surprenant qu’un livre comme Mars de Fritz Zorn, dans lequel
l’auteur-héros, atteint d’un cancer incurable et qui l’emportera peu de temps après la
publication de son livre, impute sa maladie à tout un milieu social, familial et
culturel, dans lequel la seule issue à la souffrance psychique se trouve être son
basculement dans la souffrance somatique, soit devenu une sorte de référence
socioculturelle . Quand il énonce sèchement que « la chose la plus intelligente que
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j’aie faite, est d’attraper le cancer » (1979, p. 33), Zorn n'établit pas tant le diagnostic
de sa propre maladie, mais d'un milieu à laquelle il l'impute.
Par souffrance sociale, j’entends de manière très générale une absence à peu près
complète de relations de reconnaissance entre les personnes. Les rapports y sont
certes civils, polis, fiables, corrects, attentifs, ponctuels, mais ils sont en même temps
distants, peu confiants, peu durables et surtout extrêmement fragiles. C’est un pays
où l’on ne rencontre presque plus l’amitié, où le terme d'amitié est aussitôt associé à
l'amitié « virile », mais où l'ancienne philia semble être devenue une forme sociale
d’un autre âge . Ainsi, en vingt ans d’existence dans ce pays, toutes les relations que
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j’y ai nouées se sont avérées des leurres de ce que l’amitié se devait d’être, en
apparence, sans la substance correspondante. Des rapports désincarnés que le
moindre heurt détruit aussitôt, des rapports sans mémoire, à seul but professionnel.
De même, ce que l’on considère comme socialité primaire, c’est-à-dire les relations
de proximité, de solidarité, d’intimité, y semble réduit aux seuls rapports familiaux ;
et encore, ceux-ci se résument bien souvent à de simples rapports d’élevage des
enfants et de division du travail dans le couple. Le syndrome mis en évidence par
Zorn ne s’appliquerait donc pas uniquement à la haute bourgeoisie zurichoise, d’où
l’auteur est issu, mais à l’ensemble de la Suisse alémanique, zones urbaines et
campagnes confondues.
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Alors qu’Erving Goffman s’était concentré pour sa part sur les rituels interactifs de
mise en scène du quotidien à l’œuvre dans la société américaine, la « condition
suisse » m’incita à m’intéresser à la situation contraire : aux scènes d’insociabilité,
aux micro-stratégies d’évitement, aux rituels d’indifférence, à ces actes minimes qui
ne sont pas des actes de discrétion (car la discrétion demande que l’on reconnaisse
auparavant à autrui un statut minimal d’être humain), mais de désintérêt délibéré,
d’indifférence systématique. J’y fis une série d’enquêtes sur l’occupation de l’espace
dans des lieux publics, plus précisément sur les stratégies d’évitement de contact
social. Salles d’attente, restaurants, transports et parcs publics furent ainsi l’occasion
d’observer toute une série de stratégies d’évitement du regard, de la parole et de
l’observabilité, sans parler du contact physique et du toucher. Faute d’études
comparables,
je
ne
pus
en
tirer
d’autres
enseignements
que
purement
monographiques. Mais nous étions en pleine effervescence ethnométhodologique et
les « breaching experiments » faisaient florès dans notre petit groupe de recherche
sociologique - sans nous apercevoir que c’était notre réalité sociale elle-même qui
constituait paradoxalement la véritable « crisis ».
Et c’est ainsi, qu’à la suite de cette série d’observations, je menai une série
d’entretiens pour mieux cerner ces stratégies d’évitement. Ces travaux n’avaient
évidemment aucune vocation représentative, mais visaient à mettre à l’épreuve une
intuition que j’avais eue et qui me paraissait alors difficilement formulable. Mon idée
était que la majorité des personnes interrogées souffraient de cette absence de
contact et vivaient cette situation dans un état de grande tension et de déprivation
affective. Or, il était pour le moins surprenant d’apprendre que la plupart de ces
personnes ne demandait pas mieux que d’entrer en contact avec son voisin de voyage,
de salle d’attente, d’office public, ne serait-ce que pour une discussion anodine.
L’anonymat était visiblement mal vécu et source d’aversion constante, alors que la
volonté de le briser était partout affirmée. Au cours de ces entretiens, ce malaise de
contact fut évoqué de multiples fois. Certes, mes interlocuteurs l’imputaient
volontiers au caractère « froid » du Suisse allemand, à une culture de la discrétion, à
une politesse exagérée, à une éducation répressive. De même, il était intéressant de
constater à quel point les personnes n’amorçaient pas le moindre contact pour la
simple raison - et c’est là son aspect véritablement surprenant - qu’ils anticipaient un
refus de contact de la part de leurs voisins, et même qu’en prenant en compte cette
anticipation et conscients de leur malaise, ils ne parvenaient pas à « franchir le pas »,
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à sortir de la carapace de leur quant-à-soi. Il y avait donc toute une culture du refus,
solidement ancrée dans les mœurs. Au cours de ces entretiens, deux choses
m’apparurent assez nettement : d’une part, le malaise de contact était très conscient
parmi les personnes interrogées et avait fait l’objet de maintes réflexions et de
théorisations ad hoc de leur part ; ils étaient capables de le décrire avec finesse et
avaient à son sujet formulé des hypothèses convaincantes ; de l’autre, s’esquissait un
début d’explication, car leur analyse butait toujours sur le même paradoxe : « il
suffirait de si peu, disaient-ils en substance, que quelqu’un fasse le premier pas, que
l’occasion se présente, que l’on ait simplement le courage d’aller vers autrui, pour que
cette désolation cesse enfin ». Or, traduit dans les termes de l’idéologique
individualiste, il est pour le moins surprenant que pour un « gain » aussi
impressionnant cet « investissement » minime ne soit pas entrepris. Il y avait donc
autre chose qui bloquait ces liens de socialité éphémère, quelque chose qui n’avait pas
trait aux motivations individuelles ni aux divers contextes déprimants que les
individus avaient à affronter. Tout se passait, comme si une forme sociale leur faisait
défaut ; une forme dont subsistait un vague souvenir, mais qui ne trouvait plus à
s’actualiser.
J’étais alors aux prises avec le magnifique ouvrage de Jean Baudrillard La Société de
consommation. Sa structure, ses mythes (1969) et je gardais en tête l’une de ses
réflexions sur l’espèce de joie collective qui s’emparait d’une foule de badauds quand
se produit un événement exceptionnel. L’image d’une voiture qui brûle et l’espèce de
fascination qui émanait de ce spectacle, étaient pour Baudrillard l’occasion d’en
référer au « potlatch », au sacrifice, à ce qu'il appelait « la réversion de l’échange
symbolique ». Dans une société où tout vous est offert, avançait-il, où l’assistanat se
généralise en même temps que l’infantilisation des masses, une voiture qui brûle
fascinerait par sa lointaine réminiscence avec l’échange archaïque, l’échange
agonistique, les prestations totales. L’image était évocatrice, l’interprétation osée.
Mais à la suite de mes entretiens, j’étais prêt à soutenir que l’explication pouvait être
beaucoup plus banale, beaucoup moins dramatique mais bien plus efficace et réaliste
que celle avancée par Baudrillard. Car cet événement extraordinaire, cette voiture qui
brûle, rompt pour un moment la glace, l’anonymat dans la foule de badauds.
L’événement sert de « starting mechanism », auraient dit les ethnométhodologues,
mais il est bien plus que cela. Il est la possibilité d’un partage minimal, d’une sorte de
focalisation commune par laquelle je me distancie de moi-même et parviens par là à
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établir un pont minime vers autrui. En d’autres termes, il est une médiation sociale.
Plutôt que de voir dans l’échange symbolique la réviviscence d’un antique agon, c’est
son côté médiateur, cet événement extérieur aussi infime qu’exceptionnel qui crée
quasi spontanément une participation minimale, qui me paraissait expliquer ce
brusque sursaut de joie. « Il suffirait de si peu », m’avaient dit mes interlocuteurs ;
mais ce « peu » était constamment inexprimé, constamment ajourné. Là, pourtant,
semblait être une clé possible du mystère de la relation.
De tout cela découle que l’échange, bien loin que d’être un simple marchandage, peut
véritablement être conçu comme l’élément dynamique de toute vie en société. S’il
vient à manquer ou à se rétrécir, la vie sociale se pétrifie et c’est alors d’autres
mécanismes qui doivent en prendre le relais. Mais ni l’étude historique, ni la théorie
sociologique n’en ont mesuré le véritable impact. Aussi est-il besoin de « remettre au
creuset » une partie de nos notions et prénotions sociologiques.
Sur les épaules des géants
L’objet de ces études introductives n’est pas de révolutionner la sociologie ni même
d’en incriminer l’efficacité. Nous sommes tous des nains juchés sur les épaules de
géants et ce n’est que dans un dialogue constant avec nos classiques et nos
prédécesseurs que nous éviterons des innovations douteuses et des incohérences
fatales. Mais le passage de la relation humaine - d’une référence implicite à un objet
pleinement problématisé en sociologie - peut se lire comme un fil rouge à travers
toute l’histoire de la discipline. Aussi, les voix se font aujourd’hui plus en plus
nombreuses qui en appellent à une sociologie de la relation humaine . Ce que je
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revendiquerai donc c’est un changement d’accentuation dans la réflexion
sociologique. Plutôt que d’opter pour une théorie de l’action, et de réduire ainsi la
relation humaine à n’être que le résultat de « bonnes raisons » d’être en relation ou
de ne pas l’être - comme s’il s’agissait d’un simple choix ; plutôt que de prendre son
départ dans une théorie de la société et de concevoir la relation humaine comme un
« prérequisit » plus ou moins fonctionnel à sa reproduction (ce qui est encore une
manière de la garder dans l’implicite), l’accentuation que je propose vise à envisager
la relation humaine comme le noyau central autour duquel une société établira sa
cohésion et les acteurs le (ou les) sens de leurs agirs. On objectera à cela la part trop
congrue réservée à ce vaste mouvement sociologique qu’est l’interactionnisme
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symbolique. Or, sans renier les acquis de toutes ces démarches, la différence entre
l’interactionnisme et celle proposée ici consiste en une différence de niveau de
théorisation. L’interactionnisme, qu’on a baptisé de « symbolique » plus par un abus
de sens que par la rigueur que ce terme imposerait, est une « théorie de moyenne
portée », selon l’expression de Robert K. Merton (ou une « grounded theory » selon
Anselm
Strauss) ;
son
souci
n’est
pas
conceptuel,
mais
méthodologique.
L’interactionnisme n’a pas de problème particulier avec la relation humaine, mais
souligne simplement le fait que l’étude des faits de société serait mieux stimulée à
travers le prisme de ces relations. On ne s’étonnera donc pas que le déficit majeur de
cette perspective sociologique soit précisément l’absence d’un corpus conceptuel
unificateur. Pour l’interactionnisme, il s’agit de déchiffrer le sens et la portée des
interactions humaines, ces interactions une fois constituées ; alors que dans la
perspective que je défends ici, la relation humaine est problématique en tant que
telle. Elle n’est pas toujours déjà donnée, si bien qu’il suffirait de n’en étudier que les
formes, les rituels et les mécanismes de reproduction, comme se le propose
l’interactionnisme symbolique. Au contraire, elle devra être considérée comme un
objet social d’une complexité et d’une contingence particulières. Rien ne saurait être
aussi préjudiciable à son étude que l’idée qu’il s’agit d’un objet social « allant de soi ».
C’est peut-être cela l’unique avantage sociologique de l’actuelle « crise des liens
sociaux » - si tant est qu’un tel dénominatif puisse avoir quelque sens - de mettre en
évidence que ce qui précédemment allait de soi devient soudain un problème
insurmontable.
Les formes élémentaires de la relation humaine
Une telle démarche requiert des concepts originaux, des concepts qui puisent à la fois
dans la tradition de la discipline, mais permettent aussi de s’en démarquer
suffisamment pour indiquer clairement ce changement d’accentuation. Je proposerai
à cette fin de considérer les relations humaines comme des échanges ; comme des
formes particulièrement complexes (et probablement les plus complexes qui soient)
d’échanges. S’agissant de « faire tenir ensemble », à la fois de « lier » et de conserver
dans leurs identités propres des individus, j’appellerai échange symbolique (en m’en
tenant littéralement à l’étymologie du terme grec sumbolon) toute forme d’échange
qui réalisera cette reliance. L’emploi de cette notion nous permettra de donner un
17
tour plus sociologique au constat (philosophique) que nous venons de faire, selon
lequel l’homme est fondamentalement un « être-de-relation ». Pour reprendre une
formule du sociologue allemand, Georg Simmel, nous dirons donc, sans nous
appesantir sur le fait que certains primates le font aussi dans une certaine mesure,
que l’homme est un animal échangeant. Cet échange complexe que nous appelons
échange symbolique n’est pas seulement complexe au vu des diverses formes qu’il
peut prendre, mais encore parce qu’il présente une ambivalence de fond, un jeu
continu d’attirance et de répulsion, de fusion et de violence, qu’aucune division
analytique ne parviendra jamais à départager.
Mais ce terme d’échange n’est pas nouveau, loin s’en faut. Car dès que l’on parle
d’échange, on a invariablement à l’esprit sa forme marchande que j’appellerai souvent
échange économique. L’échange économique est en quelque sorte un complément
indispensable de la forme symbolique. Il ne consiste pas à relier des personnes, mais
à rapprocher des individus pour qu’ils échangent leurs biens. Tel est aussi le danger
d’une théorie de la relation humaine qui, comme la théorie des réseaux, partirait
d’une conception « pauvre » de l’échange dans lequel les acteurs ne tendraient qu’à
optimiser leurs ressources en se bornant à considérer les autres membres du réseau
comme des moyens pour y parvenir. Il nous faut donc nous prémunir contre une telle
conception
« utilitariste »
de
l’échange
en
sciences
sociales
qui
finirait
irrémédiablement dans la banalité du discours économique du choix plus ou moins
rationnel.
A cette fin et pour tenter d’ordonner et de saisir la complexité particulière de cette
forme d’échange, un modèle à la fois logique et chronologique sera développé. Il
s’articule autour des quatre notions :
1. de rencontre,
2. de réciprocité,
3. de durée
4. et de mesure.
Pour étayer ces notions et leur donner toute leur latitude anthropologique et
sociologique nécessaire, je m’appuierai sur certains acquis de la philosophie sociale et
des sciences de l’homme qui me paraissent à cet égard indispensables. Dans la
rencontre, c’est tout le problème de l’altérité, de l’envisagement d’Autrui, tel qu’il est
développé par exemple dans la philosophie d’Emmanuel Lévinas, qui sera évoqué.
18
Sortir de soi, s’élancer pour s’ouvrir et s’adresser à autrui, se mettre en position de
« responsabilité » (de capacité et d’attente de réponse) face à lui, voilà qui nous
amènera à sonder l’obligation de (se) donner pour « ouvrir » la relation. Si l’on suit la
triple obligation mise en évidence par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (qui
est à la clé de toute la préoccupation contemporaine de problématiser la relation
humaine), l’obligation de recevoir et de rendre révèle le deuxième moment
relationnel que nous saisissons avec le terme de réciprocité. Plutôt que d’y voir à
l’œuvre une « norme universelle », comme chez Lévi-Strauss ou chez Alvin Gouldner,
je considérerai la réciprocité comme une expérience problématique – et donc jamais
fixée d’avance - où se joue pour l’essentiel l’issue de la rencontre. Car selon la manière
dont il vous sera répondu, se jouera jusqu’au statut-même d’être humain parmi les
parties en présence. Si Georg Simmel nous avait considérés comme des animaux
capables d’échanger, sa remarque ne concerne pas au premier chef l’échange de
biens, mais notre capacité d’échanger nos points de vue, de nous mettre à la place de
l’autre, quand bien même cette place reste à jamais inaccessible. Mais pour pratiquer
cette réciprocité, nous ne pouvons pas nous en remettre à quelque instinct ou à une
faculté innée de sociabilité. C’est là peut-être que se joue l’essentiel du drame de la
condition humaine. Nous ne pouvons pas simplement « vouloir » entrer en relation encore faut-il le signaler, l’exprimer, le manifester et le mettre en pratique . Il faut
6
confier en quelque sorte notre intention à un objet. C’est en cela que l’objet donné, à
la fois caché (cryptique) et manifesté (signalétique), acquiert toute son importance.
C’est lui que nous chargeons de traduire notre intention et c’est à partir de l’objet
rendu que nous jugerons le sort de notre visée intentionnelle. Cet objet peut-être de
parole ou même simple regard, mais généralement il sera physique pour cette simple
raison qu’un tel objet concret, matériel, est le mieux à même (de la manière la plus
univoque possible) de traduire en acte notre intention. Ajoutons, en passant, qu’en
procédant de la sorte, nous pensons aller au-delà des tentatives traditionnelles, pour
la plupart « discursives » (Jürgen Habermas, Karl-Otto Apel, Francis Jacques),
d’appréhender l’intersubjectivité humaine. Or, et c’est là que s’opère le clivage entre
l’échange « pauvre » dont nous parlions plus haut et l’échange symbolique, cet objet
peut toujours être conçu de deux manières : soit il est « objet de passage », voire
« objet transitionnel » comme on dit en psychanalyse (D.W. Winnicott), pour
indiquer qu’il ne signifie rien par lui-même, mais qu’il œuvre en tant que
transmetteur entre les parties (comme lorsque l’on dit que « c’est l’attention qui
19
compte ») ; ou alors il est pris tel qu’en lui-même, objet d’accaparement, objet
d’échange, de troc, auquel il faut répondre par un autre objet pour aussitôt se quitter
une fois la transaction accomplie. En d’autres termes, c’est le statut accordé à l’objet
qui définira la durée (et donc la nature) de la transaction : dans l’échange pauvre, une
fois les objets échangés, la relation sera coupée, le rapport aura été ponctuel ; dans
l’échange symbolique, au contraire, l’objet sera à la fois mémoire et liant de la
relation. Mais une relation, une fois constituée, oscille constamment entre les pôles
de la fusion et de la violence ; les deux sont des formes d’anéantissement de soi et
d’autrui. Or, pour maintenir la relation dans la durée (et nous parlons ici bien
évidemment de relations non contraintes), il est essentiel de faire obstacle à la fusion
(amoureuse, communautaire, sectaire ou incestueuse) et de trouver des formes de
médiation qui contiennent, dans les deux sens du mot, tant la violence que la fusion.
Ce sont encore des objets sociaux d’une nature particulière qui assurent cette
fonction, objets que nous connaissons sous le nom de règles, normes, conventions –
ou, plus généralement d’institutions. Tout comme l’objet relationnel, ces objets
proprement sociaux sont ambivalents : ils font obstacle à une trop grande attraction,
mais en même temps ils nous lient fermement les uns aux autres. Ainsi, la fonction
du tact ou de la discrétion, bien loin que de relever de l’affectation bourgeoise, est de
maintenir les acteurs à bonne distance et de régler leurs rapports selon une bonne
mesure. Cet élément de mesure institue en quelque sorte ce que l’objet relationnel a
réussi à constituer.
7
Moments de la relation rencontre réciprocité durée mesure
Type de relation
Échange économique intéressée directe ponctuelle explicite
Échange symbolique désirée différée durable tacite
Fonction initiation constitution institution
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C’est sur la base de ces quatre moments de la relation humaine que sa véritable
complexité pourra être comprise. Et quand je dis « complexité », j’entends tout à la
fois sa richesse et la chance de s’ancrer dans la durée ; l’échange « pauvre », a fortiori
l’échange marchand doit être ponctuel parce que pauvre en forme et signification, et
réciproquement. Quand on entonne les jérémiades bien-pensantes de la critique de la
marchandisation, on incrimine généralement l’amoralisme de la vénalité. Or, à trop
pratiquer cette forme d’indignation vertueuse, on oublie que cette crise de la
durabilité des relations humaines pourrait représenter un mal bien plus sournois,
mais évidemment plus difficile à diagnostiquer, que les antiennes contre le « parti de
l’argent ».
Les deux défis de la sociologie contemporaine
Un défi épistémologique : renaître des cendres des deux paradigmes en perdition ; un
défi disciplinaire : revenir à l'objet sociologique, le changement social.
Il ne fait pas de doute que la théorie sociologique est actuellement dans une phase de
stagnation particulièrement inquiétante. Les grands sociologues du dernier quart du
20ème siècle sont morts (Niklas Luhmann, Pierre Bourdieu, Alvin W. Gouldner) ou ne
produisent
plus
guère
d’idées
novatrices ;
et
les
plus
jeunes,
socialisés
intellectuellement dans les années 1970 et 1980, ne parviennent pas à se défaire de
l’inspiration de leurs ainés. On assiste ainsi à un effilochement des paradigmes, dans
une lutte de clans où les grands enjeux théoriques paraissent étrangement absents.
Certes, la redécouverte d’auteurs comme Simmel, Mauss ou Tarde a insufflé parfois
des idées nouvelles, mais le « tiers paradigme » tant attendu n’a toujours pas abouti
en un programme de recherches cohérent. On a longtemps cru que ce qui manquait à
la sociologie était une sorte de « microfondation » de ses principes ; qu’entre la réalité
vécue des êtres humains et les grands axiomes théoriques de la discipline s’ouvrait un
abîme que seul le recours à une analyse détaillée des fondements réels des faits
sociaux pourrait combler . En dépit du fait que de nombreuses théories annexes
8
(théorie des jeux, cognitivisme, neurosciences, analyse microéconomique etc.) furent
21
convoquées afin d’établir ce programme de recherches, il ne fait aujourd’hui plus de
doute que cette « fondation » a conduit la sociologie dans une dangereuse impasse.
Une impasse qui lui demande soit de se livrer corps et âme à ces théories annexes,
soit de se voir reprocher de ne plus pouvoir prétendre au statut de « science
positive » ; d’être dès lors une sorte de méditation incontrôlée et vaguement
journalistique de « grands problèmes de société » sans véritable identité disciplinaire.
(inclure ici un critique massive de l'entreprise latourienne – sans se départir de la
souveraineté de ton pratiquée jusque ici)
Mais il me semble que le problème est mal posé dès le départ. Il n’y a pas les concepts
d’un côté et les faits sociaux de l’autre. Le problème de la sociologie n’est pas
épistémologique, mais - si on me permet l’expression - ontologique ; en d’autres
termes, le problème n’est pas la manière de connaître les faits sociaux, mais de se
mettre d’accord sur la nature même de ces faits. On en reviendra donc toujours à
cette question que se sont posés nos ancêtres : quelle est la nature sui generis des
faits sociaux ? Or, la manière de répondre à cette question rappelle étrangement la
fameuse « querelle des Universaux », dans laquelle se sont intriqués pendant
plusieurs siècles théologiens nominalistes et théologiens réalistes. Pour les uns,
sociologues nominalistes, le social est de l’ordre de la représentation, il n’est pas
abordable directement dans les faits ; pour les autres, réalistes, ces faits sont bel et
bien donnés, mais uniquement au niveau des actions individuelles. Pour les uns, le
social est une réalité englobante, dont on ne saurait reconnaître la nature que dans
les effets (contraintes, formes, institutions) sur la réalité sociale ; pour les autres, le
social commencerait là où les explications psychologiques du comportement humain
arriveraient à échéance. Bien que la critique de ces deux paradigmes sociologiques
nous accompagnera tout au long de cet ouvrage, nous n’allons pas la développer une
nouvelle fois. D’autres l’ont fait, et de plus belle manière . J’aimerais simplement
9
rappeler que si la sociologie est une « science positive », le terme de positivité n’a pas
d’abord un sens épistémologique. Car si la philosophie fait encore de la souffrance
humaine une affaire de concept, la sociologie, pour sa part, n’a de raison d’être que
dans la mesure où elle affrontera cette souffrance en vue de la comprendre (c'est un
peu rapide, cette histoire de souffrance, il faut argumenter plus solidement). Elle est
donc « positive » dans la mesure où elle en apportera des éléments de réponse ; et ce
n’est qu’après cela qu’elle devra affronter le problème de la conceptualisation. Et c’est
dans le symbolisme concret, dans ce qui relie les êtres humains les uns aux autres,
22
que la sociologie trouvera son thème probatoire. Le social sui generis n’est pas à
chercher du côté des problèmes de l’ordre social, comme le stipulent les divers
holismes, ni dans les problèmes de la contingence de sens, comme l’affirment les
individualismes, mais dans la constitution de la dimension symbolique. C’est le
symbolique qui fait de la sociologie une « science positive ». (modifier ici, trop de
charge « symbolique »)
La stagnation actuelle de la sociologie peut à présent être précisée à l’aide des deux
énigmes majeures qui me semblent la menacer jusque dans son identité disciplinaire.
C’est d’une part la question non résolue du changement social et de l’autre le rapide
délabrement des relations humaines. La sociologie a beau avoir accumulé un
extraordinaire trésor de connaissances sur le fonctionnement et la construction des
sociétés humaines, elle ne cesse de buter sur leur histoire . Revenue des mirages de
10
l’historicisme, elle semble avoir abdiqué devant l’étude raisonnée de l’histoire des
sociétés. Elle est ainsi condamnée à la seule vision statique des faits sociaux qui finit
immanquablement dans l’incrimination impuissante, si ce n’est dans la justification
plus ou moins idéologique ou élégiaque, du statu quo social et politique. Tous ceux
qui se sont aventurés sur ce terrain miné d’une théorie du changement social ont un
jour ou l’autre dû faire machine arrière et déchanter. Il est donc assez trivial de dire
que la pertinence d’une nouvelle approche sociologique se lira à l’aune de sa
contribution à une meilleure connaissance du changement social, mais il faut le dire.
- Deuxième problème majeur : le drame actuel qui se joue au autour de ce qu’on
nomme (bien mal) les liens sociaux. Nos sociétés occidentales - et dans la mesure où
les autres sociétés s’occidentalisent, elles sont promises au même sort - sont en
quelque sorte gangrenées de l’intérieur par une crise sournoise qui se révèle par une
constatation d’apparence banale : c’est la difficulté de plus en plus grande d’entrer en
relation, mais surtout de le rester. Il en est du délabrement social comme du
réchauffement climatique. S’agissant d’une crise rampante, difficilement décelable à
l’aide d’indicateurs sociaux (taux de divorce, dénatalité, taux de suicide,
consommation de psychotropes etc.), on préfère se focaliser sur la marge d’erreur de
ces indicateurs plutôt que d’affronter cette situation de face. Or, parler de
délabrement social n’est pas un pur effet de discours comme bien d’autres discours de
crise, mais l’expression d’une sourde angoisse qu’il y aurait dans nos sociétés quelque
chose de fondamentalement déréglé. Ce dérèglement, nos quatre radicaux de la
relation humaine nous permettent à la fois de le situer dans un cadre explicatif plus
23
général et de le préciser par quatre biais différents. Je partirai du constat suivant : s’il
est certes nécessaire de parler d’une crise de la rencontre parmi les « sur-civilisés »
en ce sens précis que ce n’est plus l’objet médiateur qui est l’obstacle, mais l’autre
humain, si la durabilité des relations est profondément ébranlée (nous sommes dans
le doute constant que l’objet médiateur sera in fine pleinement réifié) et si les cadres
culturels s’épuisent et nous privent de cette grammaire intelligible qui régule
l'esthétique de nos relations, ces trois crises peuvent - au moins en partie - être
compensées techniquement. Ce sur quoi semble se concentrer le climax de cette crise
c’est l’éclipse de la norme de réciprocité. Nous pouvons le constater dans tous
les registres de la vie sociale - dans la vie quotidienne comme dans les régulations
juridiques, dans les relations de travail comme dans les principes d’éducation . Or la
11
réciprocité humaine est intraduisible techniquement. Cela est dû à son caractère
synthétique dont la complexité ne saurait être traduite par quelque langage qui soit a fortiori par le langage binaire des techniques simulatives qui n’en rendent qu’un
pâle reflet mécanique. Cette impossibilité de fait rejoint notre postulat principal selon
lequel la relation humaine est la réalisation la plus riche et la plus complexe que l’être
humain soit en mesure de déployer, une richesse et une complexité que ni un langage
naturel ni un langage technique ne peuvent rendre sans aussitôt les réduire à des
artéfacts .
12
Résumons. S’il était possible de montrer qu’il existe un lien entre la crise théorique
qu’affronte actuellement la sociologie et son incapacité à rendre compte du
délabrement progressif des formes et des relations sociales, cette indication prendrait
aussitôt une valeur paradigmatique. Non qu’il s’agisse d’un paradigme nouveau surgi
de manière impromptue des spéculations diverses d’un esprit en peine d’originalité,
mais de la reprise d’un mode de connaissance sociologique qui n’a jamais cessé de
hanter comme leur ombre les grands paradigmes dominants de la tradition
durkheimienne et simmélienne. Qu’il s’agisse de la tradition pragmatique américaine
qui, avec George Herbert Mead, Charles H. Cooley jusqu’à l’interactionnisme et
l’ethnométhodologie, se croise avec la tradition allemande, comprenant Georg
Simmel, Max Weber lui-même ou Theodor Litt et Alfred Schutz ; qu’il s’agisse encore
de l’inestimable intuition d’un Marcel Mauss qui, dans un univers aussi éloigné que
possible d’une réflexion sur l’originalité de la relation humaine en vient à découvrir
par un « détour anthropologique » dont il conserve le mystère la triple obligation de
donner, recevoir et rendre qui nous paraît être au cœur même de toute notre
24
investigation ; qu’il s’agisse finalement, en dehors des sentiers de la sociologie, des
retombées critiques de la phénoménologie husserlienne avec notamment Martin
Buber, Franz Rosenzweig, Eugen Rosenstock-Huessy jusqu’à Francis Jacques et
Emmanuel Lévinas - toute cette tradition enfouie se regroupe censément autour de
l’interrogation de la relation humaine comme d’une réalité sui generis. Qu’on veuille
l’appréhender par les termes de dialogue, d’intersubjectivité, de primum relationis,
d’action réciproque, de sens, d’interrelation, d’aimance, d’antidora ou même
d’agapé, on conviendra aisément qu’il ne s’agit-là que d’accents différenciés dont
l’interrogation est à chaque fois la même et qui consiste à se demander comment se
produit cette relation primordiale et fort improbable, comment elle se continue en
dépit de cette imperturbable tendance de la nature humaine à s’individuer en dépit et
hors de tout bon sens, mais comment elle résiste néanmoins aux pires atteintes tout
au long de l’histoire humaine. Voilà le fil rouge qu’une théorie de la relation humaine
est susceptible de reprendre - « à nouveaux frais », comme on dit aujourd’hui. Débuts
balbutiants, au demeurant, dont je me bornerai simplement ici à esquisser certaines
idées directrices.
25
26
I. L’éclipse de la réciprocité
L’échange ne consiste pas à donner pour recevoir, vendre pour acheter, ou vice
versa, comme chez Mauss et Marx. Il en est plutôt la condition. Tout se passe
comme si on n’échangeait pas pour donner ou recevoir, vendre ou acheter. En
revanche, on donne et reçoit, vend et achète pour échanger, donc communiquer
et établir un contact réciproque. Faute de quoi, la forme même de la vie en
commun deviendrait mécanique, soit parce qu’elle se réifie, soit parce qu’elle
régresse à l’état de simple addition d’individus juxtaposés. Bref, nous
échangeons, donc nous sommes en société.
Serge Moscovici, La Machine à faire des dieux, Paris, Fayard, 1988, p. 339.
Double crise, sociale : McPherson ; sociologique : paradigmes en perdition
Une manière de rendre compte de cette double crise à la fois sociale et sociologique
est de dire qu’elle résulte d’une part d’une négligence systématique des faits de
circulation au profit des faits de production - dont bien évidemment la technique et
la production de choses, de signes et d’hommes -, c’est-à-dire d’une fixation
substantialiste de la sociologie pour qui ce qui évolue ou change dans l’histoire de la
société n’est toujours que du ressort d’entités établies (la société, la technique, les
institutions, les structures sociales etc.), mais non de rapports sociaux. Cette
négligence provient simplement du fait qu’il est toujours plus difficile de penser un
rapport qu’une entité, et la pente naturelle de notre jugement - du moins en
sociologie - nous poussera donc toujours à substantialiser les faits sociaux, à chercher
un acteur, un responsable, un centre de décision, un sujet critique de l’histoire etc.
Notre pari sera de soutenir qu’une théorie du changement social (incidemment, trop
incidemment, j'introduis la TCS ; il faut préparer le terrain bien avant et montrer le
rapport
nécessaire
entre
mon
approche
relationnelle
et
la
TCS)
devra
obligatoirement emprunter cette voie plus ardue d’une réflexion sur les formes et les
modes de la circulation sociale, en mettant à leur juste place les acquis de l’histoire
des modes de production. En parlant ainsi, c’est évidemment à la théorie marxiste
que je fais référence, du moins à ce marxisme exotérique, tant galvaudé et vulgaire
qui est bien loin du Marx-philosophe pour qui la marchandise était d’abord un
rapport social avant de devenir de la valeur « coagulée ». Loin de vouloir ébranler son
27
édifice magistral, c’est évidemment ce mode de pensée structural et relationnel que
j’aimerais continuer .
13
Je soutiendrai qu’il est possible de faire l’histoire du genre humain - en entendant
bien par là qu’il s’agit bien entendu d’une histoire fragmentaire -, en montrant
comment l’échange économique s’est peu à peu substitué à l’échange symbolique
comme forme dominante de rapport social et comme mode d’intégration et de
reproduction des sociétés humaines. J’entrerai nécessairement en écho avec les
discussions menées autour d'ouvragec comme ceux de Marcel Hénaff, Le Prix de la
vérité, de Maurice Godelier ou de Jacques T. Godbout...Je partage certes son intérêt
théorique pour une analyse historique des formes de la circulation sociale, mais non
les positions et perspectives qui tendent à traiter séparément ces deux formes
d’échange pour s’interdire finalement toute critique de ce que l’on nomme
aujourd’hui la marchandisation des rapports sociaux – et ce faisant toute critique qui
s’aventurerait au-delà de ce constat passablement obsolète. Cette histoire des formes
d’échange dont je ne serai amené à développer - en raison du caractère introductif de
l’ouvrage présent - qu’une brève esquisse, ne doit évidemment pas être conçue
comme une histoire de deux principes antagonistes, mais comme l’articulation de
deux formes d’organisation sociale distinguées de manière idéal-typique. Elle connaît
deux « sauts qualitatifs » : la Révolution néolithique, c’est-à-dire la sédentarisation
du genre humain, qui institue ce que certains auront nommé le « double registre de
l’échange » ; et la Révolution copernicienne qui, par l’intermédiaire de la création de
l’argent abstrait et de la découverte du « jeu à somme positive », dynamise l’échange
économique et amorcera puissamment le processus de marchandisation du monde .
14
Ce processus de transformation des formes d’échange peut donc se concevoir comme
un immense mouvement centripète qui, des « marges de la communauté » (K. Marx),
s’est peu à peu, à la suite de ces deux « sauts » aussi spectaculaires que prodigieux,
infiltré jusque dans nos relations les plus quotidiennes et les plus intimes. La « crise
des liens sociaux » n’est donc pas simplement une pathologie propre à la modernité,
mais le résultat d’une création de systèmes sociaux de plus en plus complexes sur la
base de relations humaines de plus en plus frustes.
Or, ce processus est loin d’être clos. Certes, nous avons atteint un niveau de
développement économique et social où tout ce qui était transformable en
marchandise l’a été. Les relations d’échange symbolique ne subsistent plus que dans
de rares niches sociales et le langage dominant du commerce humain est devenu celui
28
du
« doux
commerce »
dont
nous
avait
déjà
parlé
Montesquieu.
Si
la
marchandisation a atteint une limite (comme tout marché atteint nécessairement un
équilibre), la gangrène des relations humaines n’en est pas pour autant terminée.
L’acteur de cette nouvelle révolution est l’argent, l’argent qui est en train de
disparaître sous sa forme « sonnante et trébuchante », pour devenir le medium et la
« communauté » abstraits de nos échanges interhumains.
Si les analyses que j’ai développées dans mon dernier ouvrage Sociologie de l’argent
et postmodernité (1995) s’avèrent exactes, nous assisterions aujourd’hui à une
véritable révolution anthropologique où l’appauvrissement de l’échange s’attaquerait
au noyau dur de l’échange marchand qu’est le principe de réciprocité. J’ai nommé ce
phénomène processus de monétarisation des relations humaines. J’ai suivi en cela
une remarque de Serge Moscovici qui soulignait qu’avec l’invisibilisation de l’argent
la transaction marchande allait devenir de plus en plus indolore, de plus en plus
imperceptible, de plus en plus fantomatique. Car aussi longtemps qu’il y avait de
l’argent matériel en jeu, la relation d’échange marchande demeurait une relation
objectivable ; aussi longtemps qu’il y avait de la « matière » monétaire en jeu,
l’antique devise do ut des régulait minimalement nos échanges. Mais dès lors que la
transaction monétaire devient à la fois indolore lors du paiement (qui devient une
simple présentation de cartes) et séquencée dans le temps (avec le débit différé lors
de l’encaissement), la transaction marchande change fondamentalement de nature.
Elle régresse au niveau de l’action à l’état de réflexe conditionné : au lieu de réfléchir
à ce que l’on fait, au lieu de calculer, de mesurer, de comparer, il ne nous est plus
demandé que de réagir à des injonctions techniques. C’est dans ce sens précis, comme
le soutient Moscovici, que « les médiateurs ont fini par absorber les termes de la
médiation », en d’autres termes, que l’argent-outil est devenu véritable « principe »
d’organisation sociale. Cette révolution anthropologique s’est déclarée à un moment
précis de l’histoire. Car au même moment où les premières cartes de crédit furent
lancées aux Etats Unis, le Président Nixon abrogeait le fameux traité de Bretton
Woods pour ouvrir une nouvelle ère dans l’histoire de la création monétaire : la
création privée (bancaire) de monnaie fiduciaire qu’aucune couverture de métal
précieux ni aucune politique monétaire était capable de contenir. La concomitance de
ces deux phénomènes, pour hasardeuse qu’elle puisse paraître au premier regard,
acquiert toute sa logique quand nous tentons de la comprendre à l’intérieur de ce
processus de monétarisation. L’argent qui avait été (partiellement) créé pour faciliter
29
les échanges met à présent tous les échanges (y compris les échanges les plus intimes)
sous sa coupe. Dès lors, même l’échange du pauvre qu’est l’échange marchand est
destiné à disparaître ; et avec lui disparaît jusqu’au noyau, à la particule élémentaire
contenue dans tous les échanges humains : la réciprocité.
A tous les étages de la réalité sociale nous assistons aujourd’hui à un progressif
effondrement de la logique réciprocitaire. Que ce soit sur le plan des pratiques
quotidiennes, sur celui des normes et des lois ou des rapports entre grands groupes
sociaux, la réciprocité y joue un rôle de plus en plus mineur. Elle est désormais
remplacée par des procédures à caractère technique, des règles préconfigurées qui ne
demandent et n’autorisent plus une mise en œuvre pratique et réflexive de la part des
acteurs - qu’ils soient individuels ou collectifs - de cette réalité sociale. C’est dans les
conduites quotidiennes que cette révolution anthropologique apparaît le plus
clairement. Que pour faire valoir des droits, il faille se soumettre à des obligations ;
que pour recevoir, il soit d’abord essentiel de donner ; que pour être reconnu, il faille
d’abord reconnaître - tout cela semble aujourd’hui en proie à une liquidation
irrémédiable. Et cette liquidation se retrouve à l’identique dans les relations entre
nations, dans les rapports aux institutions, dans les rapports entre groupes sociaux,
entre générations bref : dans tout ce que la civilisation humaine a bâti depuis qu’elle a
entrepris d’imaginer des normes de justice et de justesse dans la conduite des affaires
humaines. C’est en cela que se clôt aujourd’hui le processus d’individualisation
amorcé dans l’Antiquité tardive : en s’attaquant aux fondements anthropologiques de
la société civile et de sa conception juridique dont la réciprocité est à la clé, l’idéologie
individualiste tourne la page d’une histoire millénaire ; une histoire qui, en dépit de
toutes les hérésies théologiques et philosophiques, nous apprit que toute ontologie
était d’abord relationnelle ; que pour être, il fallait d’abord être en relation - aux
idées, à autrui, à un corps social englobant. Avec la fin de la réciprocité, c’est cette
base ontologique qui s’effondre.
La sociologie, même si elle ne peut dire la vérité des choses sociales ni aux
acteurs ce qu’il convient de faire, peut néanmoins dévoiler les illusions, révéler les
erreurs et montrer les impasses ; et même si elle ne peut contribuer au changement
du monde que de manière négative, sa véritable fonction consiste cependant à éviter
le pire – bref, à y contribuer modestement. C’est dans ce sens aussi qu’une sociologie
de la relation humaine devra être bâtie. Devant l’effondrement du socle élémentaire
de toute société civile qu’est la réciprocité, elle aura d’une part à analyser cette crise
30
de la manière la plus lucide possible (au risque d’exagérations qui font toujours partie
de sa méthode), et d’autre part elle aura aussi à rendre compte de ce qui, selon les
vers célèbres de Hölderlin, au moment du plus grand danger peut encore sauver.
Pour en finir avec les paradigmes dominants
Voilà pour l’analyse de la situation sociale et sociologique dans laquelle notre
projet doit s’inscrire. Mais quel est ce projet ? Quelle perspective sociologique
entendons-nous rouvrir ? Car s’il est bien facile d’entonner les canons du
catastrophisme, de formuler des propos aussi téméraires que péremptoires sur les
maux qui frappent nos sociétés - il en est tout autrement quand il s’agit d’échafauder
patiemment un ensemble de concepts et de donner forme à un discours qui entend
placer la relation humaine en son principe.
On peut concevoir la relation humaine comme le matériau de base de toute
société. Il faut bien s’imprégner de cette image qui est d’une importance cruciale.
C’est un premier point qui nous évitera d’avoir à réinventer l’individu par une espèce
réalisme de mauvais aloi qui prétendrait que c’est lui le véritable constructeur de la
société ; que tout ce qui, des formes sociales, des normes et des institutions, s’élève
au-dessus de lui, peut toujours être ramené à son intention et sa volonté. Or il faut
bien se rendre à l’évidence suivante : l’individu seul est désemparé. C’est un foyer
d’action, certes, mais un foyer sans orientation. Que l’on veuille étudier cette action et
le psychisme qui en est à la clé, voilà un domaine d’études spécifique, mais un
domaine qui n’a pratiquement rien à voir avec la sociologie. Comme nous le verrons
plus loin, la relation dans laquelle s’engage l’être humain n’est en rien une question
de choix. On a certes le choix d’entrer dans telle ou telle relation - et encore faut-il
aussitôt remarquer à quel point le registre de ce choix est restreint -, mais on n’a pas
le choix d’entrer en relation ou non. On y est placé d’emblée. Et même si l’on voulait
récuser toute relation dans un souci naïf d’autarcie, on y est aussitôt replongé ; car
sur quoi se fonde cette non-relation ou ce refus de relation sinon sur une relation que
l’on prend en exemple pour la récuser. C’est dire que même si nous accordions
quelque validité à l’opération de choix (plus ou moins rationnel) sur laquelle une
sociologie dite individualiste croit pouvoir fonder ses propositions, ce choix sera
31
biaisé dès le départ, car fondé sur une perspective sur laquelle l’individu n’a aucune
prise.
Mais dire que la relation humaine est le matériau de base de toute société - terme
qu’il nous faudra développer et nuancer par la suite -, c’est encore écarter une autre
source majeure de malentendus et de fourvoiement théorique. Elle est de prime
abord liée au fait que les fondateurs de la sociologie, aux prises avec la rude question
de l’institutionnalisation de leur discipline, avaient recouru à la définition de faits
sociaux sui generis pour établir la légitimité de leur démarche. Tâchant de se
démarquer du domaine qui leur était le plus proche, la psychologie, les premiers
sociologues optèrent pour une stratégie nominaliste, c’est-à-dire pour l’idée que les
faits sociaux sont d’abord des faits de représentation et qu’il était donc nécessaire
d’étudier d’abord l’ensemble qui donnait sens à ces représentations. Il n’est pas
étonnant, dès lors, qu’après s’être débarrassé d’un certain nombre de fixations
organicistes, on se soit intéressé au modèle linguistique qui présente toutes les
caractéristiques d’un tel ensemble - contrainte du tout sur ses parties, pérennité des
règles, supraindividualité des faits, sens qui naît de la différence etc. Selon cette
perspective nominaliste, le fait social n’est en rien issu du psychisme individuel, mais
lui est imposé comme lui serait imposé un langage. Et de même que l’on n’étudierait
pas les mots d’une langue pris un par un, mais en référence au système langagier
qu’ils forment, de même les faits de société devraient être étudiés à partir de
l’ensemble plus vaste que l’on nommera indifféremment « société », « institutions »,
ou « système social ». Or, ce qui relève ici de la stratégie institutionnelle n’a pas
forcément à voir avec la réalité étudiée ; et même si le rapprochement avec le modèle
linguistique avait pu contribuer à faire de la sociologie une discipline académique peu
ou prou reconnue, ce modèle présentait la grave lacune d’évacuer une part essentielle
de l’anthropologie humaine ; cette part faite de liberté, d’imagination et d’intelligence
qui fait que les représentations sociales ne sont pas de simples informations que l’être
humain reçoit passivement, mais des matériaux dont il se sert de manière créative
pour se lier à autrui, lancer des ponts, dans un commerce parfois agréable, parfois
conflictuel, mais toujours essentiel à l’accomplissement de sa nature. C’est ce
commerce que je nommerai « la symbolique » et parfois même « la symbolique de
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l’échange ». Et c’est ce commerce que l’attitude nominaliste frappe de nullité,
réduisant la relation humaine à un simple prérequisit privé de contenu et malléable à
loisir.
32
Un interactionnisme critique
Cet ouvrage sera consacré à définir et à analyser les constituants de la relation
humaine qui, comme dans presque tous les schèmes des sciences humaines, sont au
nombre de quatre : son initiation dans la rencontre, sa reflexivité dans la réciprocité,
sa reproduction dans la durée et sa régulation dans la mesure ; il s’en dégagera la
forme et la nature particulières de cet ensemble. Loin d’être un simple rapport en
miroir, loin de mettre en scène une altérité figurant un autre ego voire un ego
généralisé, la relation humaine est d’abord un rapport d’une grande complexité
mettant en scène des êtres humains parfaitement étrangers les uns aux autres.
L’erreur faite jusque là en sociologie - je pense à la psychologie sociale de George H.
Mead ou à la sociologie phénoménologique d’Alfred Schutz - avait été de réduire cette
complexité en proposant une vision simplifiée et simplificatrice de l’altérité. Si l’on
veut se rendre au fait de la relation humaine, rien ne sert d’avoir d’autrui une image
préconstituée. Il faut donc radicaliser l’approche et partir du fait qu’autrui m’est
d’abord un être fondamentalement étranger, inconnaissable, irréductible à ma propre
subjectivité. Tout juste y a-t-il son enveloppe corporelle qui pourrait me le faire
reconnaître comme une espèce de vague congénère, de bipède qui me fixe de son
regard insistant et qui m’adresse des borborygmes parfaitement intraduisibles.
Pourquoi partir d’une telle étrangeté entre les êtres, pourrait-on me demander ?
Pourquoi ne pas recourir au « modèle standard » de l’inter-compréhension
langagière ? A cela deux raisons principales : quand on réfléchit sur/à un phénomène,
on a tout intérêt à le prendre dans son extension la plus grande. A quoi cela nous
mènerait-il, si nous projettions de comprendre la relation humaine sur la base de
deux êtres capables de se reconnaître, c’est-à-dire de communiquer ? Nous entrerions
dans le sujet, alors que presque toutes les questions sont déjà résolues. Ce qui nous
intéresse est le cas le plus général possible, mais surtout c’est de montrer l’incroyable
performance que peut réaliser la mise en relation de deux êtres qui est de lancer un
pont entre deux consciences qui ignorent jusqu’au fait qu’elles sont des êtres munis
de consciences. Or, plus on se rapprochera du modèle standard de l’intercompréhension humaine, plus cette performance deviendra banale. C’est donc par
une saine et simple question de méthode qu’il nous faudra imaginer cette situation où
s’affrontent deux étrangetés radicales. La deuxième raison est liée à la première. Car
cette étrangeté radicale n’est pas un pur « effet de laboratoire », mais une situation
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que nous vivons presque quotidiennement. Quand nous affrontons des personnes qui
nous sont décidément hostiles, qui refusent tout rapport ; quand les événements font
qu’autrui nous devient parfaitement insupportable (dans les transports en commun
surchargés, dans un colloque trop long, par exemple) ; mais aussi et très
paradoxalement, quand nous perçons l’intimité d’autrui jusqu’à accéder à son fonds
secret qui est un secret parfaitement incommunicable - dans ces trois cas, autrui nous
est parfaitement étranger. Cependant, nous parvenons souvent à vaincre cette
hostilité et cette étrangeté comme par une espèce de miracle, de même réussissonsnous à instaurer de brefs rapports de connivence dans les conditions objectives les
plus détestables qui soient et, finalement, aussi paradoxal que cela puisse paraître, en
nous distançant du moi intime de la personne qui nous est la plus proche, nous
parvenons à dépasser l’espèce d’effroi que l’étrangeté de son secret nous inflige et à
reprendre avec elle un commerce plus humain.
Si le thème philosophique majeur de la sociologie de Max Weber avait été le
problème de l’inter-compréhension entre les humains saisi comme contingence de
sens, c’est-à-dire comme une improbabilité foncière de pouvoir partager un sens
donné et anticiper son comportement ; si cette contingence se double, comme chez
Talcott Parsons et à sa suite chez Niklas Luhmann, d’une supputation sans fin sur des
projets de sens s’enchevêtrant et se relançant sans qu’aucun accord ne puisse
logiquement s’établir, la radicalité par laquelle nous aimerions aborder la relation
humaine nous fait faire un pas supplémentaire - car nous dénions à autrui jusqu’au
fait d’avoir une conscience. Et ce n’est que chemin faisant, dans l’adresse à lui, dans
l’attente et la formulation de sa réponse que s’échafaude peu à peu un monde
commun où une communication deviendra possible. Et a fortiori une prise sur sa
propre conscience et celle d’autrui.
Nous pourrions nommer interactionnisme critique le sens d’une telle démarche si les étiquettes nous intéressaient. Chercher à percer les aprioris de la relation
humaine, ces quatre moments que sont la rencontre, la réciprocité, la durée et la
mesure, voilà sur quoi nous allons chercher à établir un certain nombre de certitudes.
Voilà peut-être un projet théorique alliant imagination, ambition et traditions
sociologiques. Retenons-en les arches principales.
Premier aspect, donc, cette incroyable performance que réalise la relation
humaine, que de réussir à bâtir un pont vers autrui dans la plus grande des
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indéterminations. Un pont d’où surgira conscience et inconscience, sens et non-sens,
humanité et barbarie.
Deuxième aspect, qui n’est pas le moins aisé à caractériser, l’aspect matriciel ou
structural de la relation. Il nous faut radicaliser l’intuition durkheimienne selon
laquelle la morphologie sociale d’une société donnée informerait jusqu’aux catégories
des représentations prévalant dans cette société. Qu’une société duale, par exemple,
ait nécessairement une conception manichéenne des essences, voilà ce que semblait
vouloir inférer Durkheim. Le mode d’organisation réel d’une société informerait
donc (dans le sens strict du terme) la manière dont cette société se pense et, a
fortiori, dont se pensent les individus qui la peuplent. C’est là une intuition
sociologique forte dont il faudra retrouver la trace et développer le sens - non en se
basant sur cette unité spéculative qu’est la société, mais bel et bien en en trouvant le
foyer dans la relation humaine. (C’est ici que l’on peut accentuer le « programme
fort » de Durkheim et une critique de Weber : rationalisation non des contenus, mais
des formes de la pensée).
Les enjeux politiques d’une théorie sociologique de la relation humaine
Si l’enjeu d’une telle théorie se limitait au seul domaine de la concurrence
intellectuelle et aux simples joutes disciplinaires, il est certain qu’on aurait pu
prendre son temps et édifier ce nouveau paradigme à l’ombre des temples
académiques. Si, selon Norbert Elias les sciences sociales sont les dernières sciences
à opérer leur « retournement copernicien », autant le faire selon les règles de l’art, en
prenant toutes les assurances et précautions rhétoriques nécessaires à cet art
périlleux de la réinvention scientifique si cher à Monsieur Dühring. Mais le temps
n’est plus aux prudents et aux timorés, aux défenseurs de paradigmes, aux
idéologues de l’éternel retour, pas moins qu’il ne l’est encore aux essayistes hâtifs et
aux grands pourfendeurs du « déclin de l’Occident ». A moins qu’elles soient
devenues définitivement étrangères au projet de la Raison et de l’émancipation, les
sciences sociales sont suffisamment riches en méthodes et connaissances et, semblet-il, suffisamment conscientes des enjeux de l’époque actuelle, pour mener une
réflexion critique sur ce qui menace de faire basculer notre monde dans un projet de
modernité (…) A cet égard, Georges Balandier nous a donné dans l’un de ses
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derniers ouvrages le tableau du Grand Système planétaire dont il résume le risque
suprême en ces termes : « celui de la régression barbare du vivre, dans un monde
pourtant suréquipé » - une formule qui reprend simplement en termes plus vifs
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ceux de la Tragédie de la culture que propose Georg Simmel en mettant en parallèle
l’atrophie de la culture subjective et l’hypertrophie de la culture objective. L’une de
ces régressions m’intéresse ici plus particulièrement : c’est celle des relations
humaines en rapport avec l’invisibilisation et la généralisation de l’argent. Ce
passage est encore trop lasarien…on peut barrer toute référence à cette
pleunicherie sensée faire stratégiquement plaisir à Balandier…
Car si l’ « horreur du capital » se limitait simplement à la captation de valeur au
bénéfice de l’actionnaire, avec ses conséquences inquiétantes sur l’inégalité dans le
monde, si les enjeux de la financiarisation de l’économie n’étaient finalement que
politiques, visant à assujettir une fraction de plus en plus importante de la
population humaine à la loi du capital - un tel scénario pourrait encore laisser
envisager des résistances comme celles du mouvement alter-mondialiste, d’ATTAC
ou de l’agriculture paysanne. Mais le mal est plus profond, il est structurel : car le
capital ne s’en prend plus aujourd’hui au seul travail humain, mais s’attaque
directement aux relations humaines elles-mêmes et jusqu’à la capacité proprement
dite d’entrer en relation. Que le monnayage soit une contrainte structurelle qui met
les grands agents économiques devant l’ultimatum de la « réalisation » ou qu’on
l’interprète euphémiquement comme recherche forcenée de plus-value pour
l’actionnaire, l’ampleur de la bulle capitalistique ne saurait à présent se limiter à la
simple extorsion de plus-value, comme au temps de Marx. C’est au « tissu humain »
que s’attaque le capital de nos jours, c’est-à-dire à la transformation de relations
sociales en rapports financiarisés. La fin de l’ère de la marchandisation veut aussi
dire ceci : tout ce qui a pu être marchandisé a été marchandisé, corps humains,
sentiments, expériences, valeurs immatérielles, ressources futures et traditions. Or,
l’immense créativité, la « destruction créatrice » si chère à Schumpeter, de la
marchandisation a cessé avec la fin de la modernité. Certes, le processus continuera,
comme porté par son inertie, à transformer des ressources libres ou symboliques en
biens et denrées marchands. L’échange économique - pour utiliser les termes de
notre approche - continuera de se développer en phagocytant l’échange symbolique.
Mais il s’agit là déjà d’histoire ancienne. Une histoire dont nous connaissons à
présent les mécanismes et les enjeux, que nous savons tellement bien, du reste, que
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leur dénonciation s’apparente de plus en plus à de l’indignation vertueuse, cette
Madame Verdurin du discours politique.
Le mal social, la pathologie civilisationnelle qui nous guette est de nature tout à
fait différente. Elle ne s’attaque plus aux objets de l’échange humain, aux ressources,
aux affects, aux biens symboliques, qu’elle transforme en marchandises, mais à sa
forme même. Et si elle ne s’attaque plus aux objets qui lui sont de plus en plus
indifférents, c’est qu’en contrôlant la forme de leur circulation, elle fait mainmise sur
tout ce qui peut circuler . Qu’il s’agisse alors de marchandises ou de biens
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symboliques qui circulent, cela joue un rôle de plus en plus mineur du simple fait
qu’ils circulent et qu’ils soient soumis au méta-contrôle du monde de la circulation.
Bien mieux encore, le fait qu’ils soient symboliques les innocente de manière plus
efficace que les marchandises, dont le côté bassement matériel les expose à la
dépréciation morale héritée du christianisme. En un audacieux raccourci, on pourrait
donc dire qu’une critique de l’économie politique de la circulation - dont
l’élaboration incomberait précisément à la sociologie - viendrait se greffer sur
l’ancienne critique de l’économie politique de la production tout en en radicalisant
l’impact et les enjeux. Or, dans la mesure où toute forme sociale est toujours aussi
une forme de la pensée et que celle-ci - si nous suivons la théorie épistémologique
d’Alfred Sohn-Rethel (1899-1990) (à présent que ASR est démoli, l’assise sur
EB est bien plus solide et porteuse) - est intimement liée à des processus
d’abstraction pratique, dont la pratique monétaire est l’une des plus puissantes, nous
tenterons de déchiffrer dans cette abstraction ultime qu’est l’invisibilisation de
l’argent le dispositif d’un tel « contrôle par la forme » qui trouve dans la
financiarisation du « monde vécu » son expression la plus accomplie.
Une très longue note serait nécessaire afin de rendre justice à Alfred SohnRethel, ce philosophe marxiste allemand, compagnon de la première Ecole de
Francfort (et largement pillé par Theodor W. Adorno et Walter Benjamin), dont les
idées et le soutien m’ont accompagné de longues années durant. Je pense que SohnRethel est le maillon nécessaire pour établir une synthèse entre la théorie de la valeur
marchande de Marx et la critique culturelle de l’argent de Simmel ; synthèse que j’ai
ébauchée dans un travail déjà ancien (1994) et dont le développement demeure
toujours en souffrance. Sohn-Rethel nous lègue une véritable épistémologie des
pratiques d’échange en démontrant l’identité entre les formes de la connaissance et
les formes des opérations d’abstraction à l’œuvre dans l’échange. Sa sociologie de la
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connaissance (1985), rédigée dans les années 1930, montre de manière beaucoup
plus rigoureuse et systématique que celle de Karl Mannheim - pour qui les cadres
sociaux ne font que conditionner les contenus de la connaissance - à quel point la
forme particulière d’une société détermine (non pas les contenus, mais) les formes
aprioriques de la connaissance. Sohn-Rethel historicise (et désuniversalise !!!)
en quelque sorte Kant, en montrant la possibilité d’une constitution pratique de la
raison « pure ». Pour ne prendre que l’exemple le plus important : il n’est guère
étonnant, selon lui, que la société grecque qui, en instituant une monnaie publique et
en « normalisant » de la sorte l’échange marchand, avait réduit la richesse
phénoménale des choses à leur simple valeur d’échange, c’est-à-dire à un prix, eût été
en même temps le cadre dans lequel la logique formelle, la pensée identitaire
abstraite et les principes élémentaires de la rationalité capitaliste pussent être
conçus. Si Georg Lukacs, grâce à son ingénieuse synthèse entre la critique de
l’aliénation de Marx et les théorèmes de la rationalisation de Weber, avait
cru trouver dans sa théorie de la réification un palier plus élémentaire du fétichisme en croyant expliquer une nouvelle fois le sursis révolutionnaire par l’effet de
solidarité qui liait encore prolétariat et bourgeoisie aux prises avec le « procès
occidental de rationalisation » -, Sohn-Rethel nous montre l’illusion d’un tel
montage théorique. Car si la forme de la pensée elle-même se trouve fétichisée, le
recours à la « prise de conscience » tant prônée par Lukacs se révèle être lui-même
un moment de ce fétichisme, selon une « ruse de la raison » particulièrement cruelle.
Si c’est en poussant son analyse à son point extrême que l’on croit pouvoir saisir
la vérité d’un processus historique, la pathologie civilisationnelle, le « moment du
plus grand danger » dont parle Hölderlin, que nous envisageons, se focalise autour
du phénomène de la relation humaine ; c’est elle qui cèlerait en même temps « ce qui
peut encore sauver » ou dont la perte précipiterait notre chute.
…avec qui l’on échange à la perfection
C’est d‘une évidence que nous allons ici entreprendre la théorie. D’une
dangereuse évidence, au demeurant, comme nous le verrons plus loin. Parce que
l’évidence, par définition, c’est ce que l’on ne voit pas. « Seen but unnoticed », aurait
dit à ce propos Harold Garfinkel. Non pour y déceler certaines règles d’ordre semi-
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conscient, comme l’avait fait naguère l’ethnométhodologie, non pour célébrer la
redécouverte d’un improbable « retour du sujet » et de son authenticité, non plus,
comme c’est souvent le cas chez les économistes, pour mettre à jour des faits contreintuitifs, si ce n’est des effets pervers. L’évidence dont il sera question ici est d’ordre
ontologique. En effet, il n’est pas inutile de rappeler que toutes les fausses évidences
ethnométhodologiques et économiques participent de ce procès d’humiliation de
l’homme qui, non content de se voir descendre du singe, de voir sa volonté
constamment prise en défaut par un inconscient omnipotent et d’être ballotté par une
histoire qui se fait derrière son dos, doit encore affronter l’angoissante idée que ses
propres raisons d’agir et d’interagir, cet ultime îlot d’évidence et de décence que lui
ont laissé les Lumières, n’est une fois encore que mascarade. Non, l’évidence dont il
sera question ici n’est pas d’ordre méthodologique ni même phénoménal, elle est
d’ordre ontologique, disions-nous. J’ai scrupule à employer ce mot qui fait toujours
quelque peu tache - blanche ou grise - dans un traité de sociologie ; mais il n’en est
pas d’autre pour indiquer que les faits sociaux, la vie sociale, l’ensemble des
phénomènes résultant génériquement de l’inter-agir continu des êtres humains ne
saurait être sans qu’il y ait relation. En somme, que l’inter-esse précède toujours
l’esse. Cette assertion n’a rien de tautologique, même si, en l’occurrence, nous en
frôlons le domaine. En effet, la vie sociale ne saurait être expliquée par quelque code
génétique, par quelque théorie historique, ni même par quelque théorie
transcendantale dotant l’individu - comme chez Simmel - de compétences aprioriques
en en faisant un zoon politikon en puissance. A l’instar du précepte durkheimien, de
cette précaution initiale nous commandant de comprendre le social par le social, tous
ces emprunts, dont on ne contestera ni la pertinence ni la valeur heuristique, sont
parfaitement inutiles quand on s’engage à délimiter le territoire de la sociologie. Et
que l’on se décide à braver l’évidence de la relation humaine, d’y voir autre chose
qu’une trivialité.
En effet, la relation humaine n’est ni réductible aux acteurs qui la composent, ni
déductible de la société qu’elle permet de reproduire. Elle a son domaine propre, ses
propres lois, sa propre raison. « Troisième empire », selon les termes de Martin
Buber, aux côtés des faits réels dont les êtres humains, et des représentations idéelles,
telles que la société - la relation humaine est bien ce qui sauve et ce qui fonde la
réalité de l’être humain. Et peut-être est-elle de l’ordre du factum brutum bien plus
que ses concurrentes qui n’en finissent pas d’avoir une histoire. Mais il ne s’agit pas
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de décider ici de préséances, d’autant plus qu’elles sont ontologiques, et que l’on sait
que dans le royaume de l’ontologie tous les chats sont gris.
Or, il n’y a rien de moins évident que ce qui frôle l’évidence. Dans les sciences de
la nature, nous affrontons toujours un réel qui nous est extérieur et c’est bien
pourquoi, conscients du fait que nous n’en percerons jamais tout à fait le mystère,
nous recourons à des modèles et des approximations pour parvenir à l’expliquer.
C’est cette opacité des faits de nature qui fait peut-être le plus problème dans la
fameuse assertion durkheimienne de « considérer les faits sociaux comme des
choses ». Car la raison de cette incomplétude explicative qui, chez Durkheim, est
presque toujours teintée de nostalgie, est précisément l’extériorité des faits de nature.
« Si les lions savaient parler, avait dit Ludwig Wittgenstein, nous ne les
comprendrions pas ». Le mot est lancé : car comprendre est une opération à la fois
plus ambitieuse et plus ambiguë qu’expliquer. Dans les sciences humaines, en effet,
nous participons à ce réel, nous le construisons même constamment, et si nous
tâchons de le comprendre, c’est toujours aussi une part de nous-mêmes que nous
com-prenons avec lui. S’il n’y a rien à expliquer dans les sciences humaines, si ce
n’est des lois causales qui sont alors de vrais truismes, il y a tout à comprendre. Mais
la voie est évidemment étroite entre le réflexe modélisateur - qui aimerait se détacher
de l’évidence et traiter les faits sociaux comme des faits de nature - et la simple
trivialité pour qui toute évidence est bonne à dire, mais profondément indigne à être
pensée. Ce chemin périlleux entre les grands modèles théoriques et la simple trivialité
commande certains garde-fous dont le principal est très certainement l’axiome selon
lequel sans relations sociales nous n’aurions strictement rien à dire. Que la sociologie
serait à proprement parler une physique sociale, et à un titre plus péjorant encore,
une technique de bonne gestion des choses que l’on traiterait comme des faits
sociaux. Un management du social, comme on le dit aujourd’hui, sans
vergogne.
Le propre de la relation humaine en tant qu’élément constitutif de toute vie
sociale est son essentielle ambivalence. A la fois spontanée et contrainte, d’autant
plus intense qu’elle est lointaine et d’autant plus étrange qu’elle est proche, d’autant
plus nécessaire quand elle vient à manquer et d’autant plus oppressante quand elle
abonde, voilà, pour ne citer que quelques traits, ce dans quoi nous nous engageons
dès lors que nous observons la relation humaine de manière non-triviale. C’est dire
aussi que l’importance d’une théorie sociologique ne se mesure pas à l’universalité du
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domaine embrassé, mais à la manière dont elle parviendra à énoncer une évidence
qui, sans cesser de l’être, n’a pourtant jamais été comprise à sa juste valeur
sociologique. Cette théorie en tirera l’essentiel de ses enseignements.
C’est de la sociologie de Georg Simmel que notre approche prend sa source. Simmel a
été le premier à porter son attention sur l’aspect relationnel de toute vie sociale. Mais
par rapport à sa version de l’action réciproque (Wechselwirkung), notre concept de la
relation humaine contient un critère qualitatif qui nous paraît être à la clé de toute
notre démarche : c’est le degré d’accomplissement de la relation . De la même
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manière que Jürgen Habermas postulait une « intersubjectivité réussie » (gelungene
Intersubjektivität) quand il mettait l’accent sur l’accord interlocutionnaire qui
s’établit sur la base des règles argumentatives immantentes aux actes de langage, de
même nous parlerons de « relation réussie » (ou accomplie) lorsque la relation
s’inscrit dans la durée de manière non contrainte. Ceci « englobe » le postulat
habermassien de l’accord discursif (ou communicationnel) et constitue la perduration
non contrainte en critère normatif de notre concept de relation. De Simmel, il reste
l’idée de la totalité relationnelle, qui présuppose, qu’au-delà des mots il y a des corps,
des gestes, des intentions obscures, de l’affect, des mémoires particulières qui
interagissent, mais qu’à les prendre séparément nous perdons nécessairement de vue
cet élément normatif essentiel qu’est la durée de la relation.
La relation humaine n’est ni réductible aux raisons d’agir de l’acteur, ni déductible
des conditions de reproduction d’une société donnée, comme je l’ai dit
précédemment. Tout au contraire, ce n’est qu’en partant de ce postulat et de l’horizon
d’une relation accomplie que les raisons d’agir de l’acteur peuvent réellement être
comprises et que l’on sera en mesure de donner de la société une définition qui ne
soit pas purement formelle, spiritualiste ou apriorique. C’est dire que la relation
humaine est le seul véritable élément transcendantal de la démarche sociologique,
non seulement parce qu’elle permet de poser la question des conditions de possibilité
d’une société humaine et des raisons d’agir de ses membres, mais également des
conditions nécessaires d’une société décente et de l’agir correspondant.
Le grand problème de Durkheim avait été de constater à quel point la religion, qui
garantissait la cohésion des sociétés traditionnelles, était incapable d’assurer cette
fonction essentielle dans la société industrielle moderne exposée à une
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individualisation croissante. La seule solution qu’il proposa fut d’imaginer une
religion civile basée sur l’enseignement républicain des valeurs démocratiques par
l’intermédiaire de l’instruction civile et des « groupements professionnels ». Or, il
s’agit là d’une solution profondément spiritualiste dont le succès dépend largement
du civisme que cette pédagogie est supposée insuffler. Nous proposons dès lors de
faire un pas de plus pour sortir de ce cercle vicieux (ou vertueux) et nous interroger si
cette religion intramondaine proposée par Durkheim n’a pas lieu d’être radicalisée en
approfondissant sociologiquement le radical même du mot religion, ce qui fait sa
substance, la religio, ou, en nos termes, la reliance humaine. Et par cette question, je
fais un pas du côté de Mauss et de son intuition si puissante d’une « morale
éternelle », qui ne serait pas le résultat d’une pédagogie républicaine, mais toujours
déjà à l’œuvre dans les pratiques du don et du contre-don, en d’autres termes une
morale qui serait immanente à toute relation humaine. De Simmel à Mauss, voilà en
quelque sorte le trajet théorique et moral que je m’apprête à entamer.
Bref, à ceux qui ne croiraient voir dans ces lignes qu’une espèce de néo- ou de
sous-Habermas à qui on aurait adjoint l’idée que l’intersubjectivité humaine ne se
résume pas aux seuls faits discursifs, nous répondrons qu’il manque au prestigieux
édifice du théoricien de l’agir communicationnel un élément normatif capital. En
effet, dans la perspective que je poursuis ici, le critère d’une « interaction accomplie »
n’est pas le simple accord interlocutionnaire, qui, une fois réalisé, laisse la relation en
souffrance, mais se situe bel et bien dans la relation elle-même, dans sa faculté à
relier les êtres humains et à doter cette reliance de certaines formes qui en assurent la
forme dans la durée .
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Une société décente
Illustrons cette démarche à l’aide d’un exemple célèbre tiré de l’histoire de la
sociologie, l’analyse sociologique du suicide de Durkheim. Quatre propositions nous
guideront pour envisager le rapport constitutif qui peut être établi entre la
normativité de la relation humaine et une société juste ou décente qui en formerait le
cadre.
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(A) Une société décente est une société qui expose le moins ses membres au
risque de se suicider.
C’est dans le cas du suicide que l’on peut le mieux saisir le spiritualisme de
l’Ecole durkheimienne - un spiritualisme qui ne fait que s’accentuer, du reste, de
Durkheim à Halbwachs. Pour Durkheim, la tendance suicidogène est principalement
déterminée par la distance entre acteur et société. L’acteur est une sorte de caisse de
résonance qui enregistre les bouleversements moraux de la société. Ainsi, le suicide
altruiste, suicide qui se fait dans la joie de se sacrifier pour la chose collective, résultet-il d’une trop grande proximité, c’est-à-dire d’une trop grande identification entre
acteur et société ; et, inversement, le suicide égoïste est-il imputable à la
désintégration de l’individu qui ravit au « social en lui » tout fondement objectif.
Halbwachs fait un pas de plus en critiquant la thèse durkheimienne du suicide
anomique, pour doter la société d’un instinct collectif dont l’élan vital pousserait
certains individus à vouloir se tuer. La société y serait un mécanisme impitoyable de
mise en conformité des individus avec un corps social auquel ils doivent tout - y
compris leur raison d’exister .
20
On sent le mouvement de l’argument durkheimien - l’existence de vagues
collectives d’euphorie ou d’abattement qui se répercuteraient plus ou moins
directement sur les consciences individuelles. Ce corps social dont l’individu est la
membrane a bien une certaine existence, il n’est pas un artéfact nominaliste, un
simple « nom » comme voudrait l’entendre une méthodologie individualiste. Il se
peut que le corps social en son entier entre en crise et entraîne certains individus
dans son mouvement fatal. Mais on sent intuitivement aussi les limites d’une telle
explication. Car le spiritualisme de l’école durkheimienne suppose une détermination
telle de la conscience individuelle, qu’il ne lui laisse à proprement parler pas le choix
entre le fait d’attenter à sa vie et le fait de surseoir à son geste. Or, si un tel choix ne
pourra jamais se prévaloir des moindres « bonnes raisons » pour être effectué,
comme semble le postuler l’individualisme, c’est qu’il nous faut admettre qu’il y a
entre l’individu et la société une sphère de médiation dont la nature est toute
différente de ces deux entités canoniques de l’analyse sociologique. Mais poussons
d’un cran notre brève méditation sur la condition du suicide.
43
(B) Une société décente qui n’exposerait pas les individus au risque de se
suicider, est une société qui leur offre la possibilité d’entrer en relation et de le
rester.
La caducité est le propre de la relation humaine . Elle est le corollaire, sinon la
21
condition, de la finitude de l’homme. Aussi, le danger est-il moins d’enfermer
l’individu dans quelque geôle conviviale, comme l’affirment certains esprits chagrins
et postmodernistes, mais bien au contraire qu’il n’y ait plus aucune geôle d’où
l’individu puisse s’évader. Car c’est dans la mesure où l’individu peut vivre des
relations humaines selon certaines normes d’intensité, de lieu et de durée, que son
intégrité physique et morale seront moins en danger. Or, l’analyse durkheimienne
aurait très bien pu mettre à jour ce qui apparaît à présent comme une évidence, voire
une banalité. En effet, tous les cas d’un taux atypique de suicide qu’elle étudie se
caractérisent par un effritement des relations humaines. Le protestant jouit moins de
la tradition communautaire que le catholique, la femme sans enfants voit son
répertoire interactif diminué par rapport à la mère de famille, de même que le
chômeur assiste à la destruction des liens de solidarité ouvrière dont il jouissait
encore lorsqu’il était travailleur. Et ce ,jusqu'à la « mort sociale », dont on parle de
plus en plus fréquemment. En soulignant ainsi la détermination étroite entre suicide
et relations humaines, nous ne faisons que concrétiser un propos qu’Emmanuel
Lévinas avait formulé il y a longtemps déjà et que nous rendrions en ces termes : ce
qui nous empêche de nous suicider, ce n’est pas la peur de la douleur, du néant, du
risque d’être un estropié ; ce qui nous en empêche, c’est principalement la
responsabilité que nous avons envers autrui. C’est en imaginant son désarroi devant
ce que nous laissons derrière nous, que nous interrompons notre geste. Aussi, s’il n’y
a plus d’autruis significatifs, le fait d’attenter à soi entre-t-il dans l’univers des
possibles.
Le caractère vital de la relation d’un point de vue ontologique apparaît nettement si
l’on songe à la nécessité qui pousse certaines catégories de la population, les
personnes âgées isolées, par exemple, à accorder aux simples « contacts » sans
conséquence le statut de relations poursuivies et privilégiées. C’est ainsi que le
commerce de quartier remplira tant bien que mal cette fonction, la conversation
purement « phatique » accomplie lors des courses quotidiennes servant à entretenir
l’illusion, et par là, à rendre la vie supportable à ces personnes. C’est d’ailleurs aussi
un argument pour la durée comme critère de la « relation réussie ». Parce que ces
44
interactions se répètent et parce que ces personnes se connaissent et se reconnaissent
jour après jour, que les « contacts » ponctuels et formellement marchands, peuvent
acquérir le statut voire la fonction de la relation proprement dite. Et ces personnes
sont loin d’être dupes de ce qu’elles font. Elles reconnaissent la pauvreté et la
ponctualité de ces interactions ; elles sont conscientes que la parole échangée avec la
vendeuse de supermarché n’est qu’un artifice ou une routine. Mais elles entretiennent
ces rapports minimaux qui structurent leur quotidien, elles les resymbolisent
(condensent, densifient) en quelque sorte de leur propre chef, tout à fait conscientes
du fait de se jouer à soi-même la comédie d’un monde social qui n’est plus.
C.
Une société décente offre aux individus des formes sociales en nombre
suffisant pour qu’ils puissent entretenir des relations humaines. Et elle
sera d’autant plus décente qu’ils pourront intervenir pour transformer
ces formes.
(j'ai développé depuis lors la notion de « sociosténose », il faudrait
l'introduire ici : non seulement le nombre de contacts « primaires » a
décrû de manière inquiétante depuis un quart de siècle, mais le norme
de « formes sociales » en a fait autant – c'est un phénomène mal étudie
(et pour cause), mais dont les conséquences devraient être tout aussi
importantes que la dépression des contacts)
Si la contingence et la caducité sont le propre de la condition humaine, la résilience
est le propre de la condition sociale. Est résilient ce qui permet de vivre malgré tout,
d’affronter la caducité de l’existence malgré tout - la force de résister à son désespoir,
à l’absence de sens. Quand toutes les raisons d’exister sont épuisées, quand l’être
humain se trouve objectivement devant le néant, la résilience vient encore, malgré
tout, contrer l’irréversible. On a souvent comparé, dans la littérature russe
notamment, la résistance de l’être humain avec celle du cheval. Or, ce qui excède la
résistance du cheval, c’est notre faculté à endurer au-delà de toute raison d’endurer.
S’il y avait donc eu quelque sens à comprendre sociologiquement le suicide, cette
recherche aurait consisté à faire émerger soit l’absence de résilience, soit sa force
particulière pour inciter le suicidaire potentiel à suspendre son geste en dépit du fait
que celui-ci ait été objectivement son ultime issue. Mais comment trouver trace,
45
comment objectiver ces « raisons » dans des registres statistiques ? Voilà bien le
malheur et l’aporie de l’explication durkheimienne.
Ce n’est pas en soi seul que l’être humain trouvera cette faculté d’endurer. En soi, son
endurance serait simplement physique, comme celle du cheval précisément. De son
expérience des camps de la mort, le psychanalyste d’origine autrichienne Viktor E.
Frankl (1959) tira un enseignement majeur, à savoir que ce qui retient l’être humain
devant l’ultime, c’est sa recherche éperdue de sens (d’où Frankl tira après-Guerre sa
logothérapie) ; et que cette recherche et cette constitution de sens ne sont rien
d’autre que la chance de vivre ne serait-ce que de manière purement imaginaire
(comme c’était le cas pour Frankl), une relation humaine . Quand Wittgenstein, dans
22
ses Recherches philosophiques énonçait sur un ton aphoristique que les gens heureux
vivaient dans un tout autre monde que les gens malheureux, et que ces deux mondes
étaient parfaitement imperméables l’un par rapport à l’autre ; qu’il était difficile à
l’homme heureux de ne reconnaître ne serait-ce que l’humanité de l’homme
malheureux, et vice versa, cette observation s’applique trait pour trait à la fois à l’être
humain en relation, à son immense faculté d’endurance, et à l’être humain privé de
relation, confronté à la contingence absolue de son existence. Le paradoxe de la
relationalité humaine est donc bien qu’entre être ou ne pas être en relation, la
différence est un abîme ontologique, alors même qu’être en relation c’est toujours
aussi se tenir à la limite de cet abîme (est-ce vraiment un paradoxe ? Ou un trait
d'esprit ?) Mais cela s’applique également au mode de connaissance du sociologue :
celui qui théorisera en deçà ou au-delà de la relation humaine se retrouvera dans un
monde étanche et étrangement déshumanisé, où la relation ne lui apparaîtra que
comme un simple schéma mécanique, comme la résultante de quelque volonté
individuelle ou comme la condition de fonctionnement de quelque machine sociale,
mais jamais pour ce que la relation humaine recèle d’ontologiquement particulier.
Or, la relation humaine est un ensemble trop complexe pour que l’on puisse la
démembrer analytiquement et en distinguer les termes et les déterminants. La
réduire à une situation d’interlocution, au résultat de contraintes sociales ou
sociétales, ou encore la concevoir comme une émergence spontanée - voilà ce que la
sociologie classique a fait depuis ses débuts. D’une manière ou d’une autre, elle n’a
jamais rendu compte de la relation en tant que telle, mais de l’un de ses états, de l’un
de ses présupposés ou de l’une de ses constructions annexes dans un espace et un
temps particuliers. L’étrange similitude des démarches de Georg Simmel et de Marcel
46
Mauss réside aussi dans le fait qu’ils ont tous deux pressenti l‘écueil d’un tel
démembrement, et que, d’une manière ou d’une autre, ils ont tout fait pour maintenir
l’unité phénoménale des faits relationnels qu’ils considéraient.
Rendre compte de la relation en tant que telle, ce serait nous plonger dans une bien
curieuse métaphysique, si nous ne faisions pas l’effort d’une conceptualisation
prudente. Et c’est lors de cette saisie conceptuelle que les chemins de la sociologie et
de la philosophie se séparent. La différence entre ce souci sociologique de se référer à
la relation en tant que telle et les différents courants philosophiques qui, à la suite de
Jacobi, Fichte, Hegel, Rosenzweig, Husserl ou Buber et jusqu’aux derniers travaux de
Merleau-Ponty, se sont intéressés au problème de l’altérité, de l’intersubjectivité ou
du dialogue, cette différence réside précisément dans le fait que ces derniers sont
encore concernés par la manière dont ego fait l’expérience d’alter, dans la
reconnaissance, dans la rencontre ou dans la relation interlocutoire. Pour essentielles
que soient ces interrogations philosophiques, il convient cependant de souligner
qu’elles gardent un abord solipsiste et égologique de la relation et ne lui accordent
qu’un rôle secondaire, si ce n’est instrumental. Ce n’est qu’avec le tournant
linguistique, à partir des œuvres de Wittgenstein et de Heidegger, que ce qu’on
nommera (bien mal) l’intersubjectivité deviendra un objet de questionnement
privilégié dans la philosophie européenne. Et encore, cet accès-là paraît bien
incomplet ou biaisé du fait de la prééminence du linguistique sur l’anthropologique.
L’accès à ce questionnement s’est donc fait comme par défaut, la critique de la
tradition philosophique effectuée par Wittgenstein et Heidegger se focalisant peu à
peu autour d’un point aveugle de cette tradition qui n’était précisément pas la
question d’autrui, mais une perspective philosophique qui permettrait de rendre
compte de l’unité et de la différence entre ego et alter. Ce n’est finalement qu’avec le
tournant théologique, tel qu’il est esquissé en France à partir des œuvres
d’Emmanuel Lévinas, de Paul Ricoeur, de Francis Jacques, de Jean-Luc Marion ou de
Jean-Louis Chrétien, que la philosophie prit peu à peu conscience que cette
perspective relationnelle négative (ou par défaut) pouvait être dépassée pour donner
corps à une posture éthique qui précèderait toute ontologie. Car le danger de
l’hyperbolisme guette la démarche sociologique à chacun de ses pas. Ainsi la
célébration mi-philosophique, mi-mystique, du dialogue, chez Martin Buber
notamment, fut-elle largement préjudiciable à la discussion théorique et contribua-telle fortement à en éloigner les enjeux du domaine sociologique. Pour Buber, en effet,
47
le dialogique et le social sont deux « empires » distincts qui ne ménagent pas le
moindre passage de l’un à l’autre. A l’instar de Kant qui préféra arpenter l’« île des
phénomènes » pour délaisser l’ « océan des noumènes », Buber s’en tint au seul
domaine du dialogue en excluant expressément que le social puisse s’y étayer. Alors
que le philosophe est un arpenteur, le sociologue est un jeteur de ponts, un animal
pontifex. C’est ce qui fait l’attrait de son métier - et c’est aussi ce qui fait son risque.
(là, il y a quand même du nouveau depuis ma lecture de Margareth Gilbert)
Si nous choisissons le terme d’échange pour rendre compte dans sa généralité la plus
grande de la relation humaine, c’est précisément en vertu d’un principe de précaution
conceptuelle, puisque la sémantique de ce terme le situe d’emblée dans le domaine du
relationnel. C’est à la fois le terme le plus évident et le plus discriminant pour
désigner la particularité ontologique de la relation humaine. A l’instar du cogito
cartésien, la réflexion sociologique prend son départ dans l’assertion suivante, aussi
évidente qu‘équivoque : nous échangeons, donc nous sommes. Le pluriel l’indique
clairement - il n’est question en sociologie ni de l’individu singulier, ni de telle ou telle
société singulière, ni de telle communauté linguistique, nation, culture ou civilisation.
Il est question de ce nous relationnel à partir duquel, sociologiquement, ces
singularités peuvent être pensées . Et d’abord d’un point de vue normatif. Tout
23
comme nous avons défini une société bonne, juste ou décente, à partir des formes
sociales qu’elle fournit aux individus comme autant de raisons de vivre - de se vivre
soi et de vivre en société -, nous définirons la normativité de tout agir social, et donc
l’objectivité de l’individu, par sa capacité de mettre ces formes en pratique. En tout
lieu, en tout temps, et en dépit de tout.
Or, plus les obstacles à la réalisation de ces pratiques sont grands, et plus la
normativité de cet agir apparaîtra avec netteté. Cela pose évidemment l’épineux
problème de la réification. L’argument est à chaque fois le même : comment voulezvous, nous rétorquera-t-on, qu’un individu, pris dans une société qui ne se constitue
plus que de rapports « réifiés » soit encore en mesure de mettre en pratique ce
« social en nous » dont parlait Durkheim ? Par quelle curieuse perspicacité, par
quelle incroyable créativité, par quelle faculté imaginaire parviendrait-il encore à
créer des relations sociales authentiques, véritablement humaines et à les faire
perdurer ? La réponse dans ces cas-là n’est jamais aisée, car une critique de la théorie
de la réification, tout comme une critique de la théorie de la marchandisation, est
48
elle-même toute proche du domaine incriminé (faible argument) - quand elle ne verse
pas purement et simplement du côté de sa justification. Parmi les rares grands esprits
encyclopédiques et lucides de notre temps, c’est certainement Michel de Certeau
(1979) qui aura le mieux compris le risque d’une telle démarche - et l’art de le divertir.
En effet, sa réflexion sur les « arts de faire » quotidiens, sur ces « coups » à charge de
revanche, vaut autant comme réhabilitation d’une certaine frange d’autonomie de
l’agir quotidien mise à mal par les critiques de la « culture populaire », que comme
une critique implicite du paradigme lukacsien de la « prise de conscience » . Si
24
j’insiste tant ici sur ce paradigme, c’est en raison du fait qu’une majeure partie de la
critique sociale de notre temps s’établissait sur lui. Conjuguant Marx et Weber, c’està-dire l’analyse des effets dévastateurs de l’accumulation capitaliste avec celle des
effets dévastateurs de la rationalisation technoscientifique, Lukacs crut pouvoir
démontrer l’inéluctabilité et l’universalité du processus de réification moderne et
l’inquiétant sursis du sursaut révolutionnaire. Or, si bourgeois et prolétaires étaient
solidairement soumis à ce processus, ces derniers seraient les seuls à même d’en
dévoiler le fétichisme. En tant que marchandises parmi d’autres marchandises, les
prolétaires prendraient « conscience » du fait qu’à la différence des marchandises
réelles, ils sont, eux, des marchandises, mais des marchandises qui pensent. Et du
coup, ils seraient en mesure d’évaluer leur position objective dans le système
capitaliste qui les opprime et les réifie. C’est à partir de cette importation
problématique de l’une des idées centrales de l’idéalisme allemand - et avec les
ravages que l’on sait - que l’idée de « prise de conscience » prit son envol. On peut
dire à présent que la productivité théorique et idéologique de ce paradigme n’aura eu
d’égale que son improductivité pratique et historique. Car le génie de Lukacs aura
moins consisté à établir une synthèse rigoureuse de Marx et de Weber, que de
conforter une certaine dogmatique marxiste en procrastinant l’idée même de
révolution. Ainsi, de Certeau marque les limites du (mauvais ou malheureux) génie
de Lukacs ; et il n’est pas sans importance de constater à quel point son évocation des
« arts de faire » est proche de l’inspiration maussienne. Lointain écho du praticopratique sartrien, le « coup », l’effet de mètis qu’annonce de Certeau en l’illustrant de
manière éclairante, fait état d’une réactivité ultime du social dans les « arts de faire »,
de la réactivité aussi diffuse que résistante du relationnel par rapport au dispositif
réifiant le plus puissant qui soit. Il n’est pas de situation, aussi réifiée fût-elle, qui
n’admettrait, ne serait-ce que de manière parfaitement inarticulée, réactive ou
49
spontanée, un contrecoup, une résistance latente ; en d’autres termes, une capacité de
transformer les formes (il ne s'agit pas d'un imaginaire sociétal comme l'a
malencontreusement postulé Castoriadis, mais bien d'une praxis relationnelle – plus
proche de l'esprit de Sartre in CritRDial). Or, cette transformation, cette création de
nouveauté se fait au sein de l’échange - qui n’est dès lors qu’une autre manière
d’affirmer la condition humaine. Cette transformation est indépendante de toute
« prise de conscience » et des mirages de la réflexivité critique. Elle est dès le départ
inscrite dans la pratique humaine.
Il nous semble que l’on n’ait pas tiré toutes les conséquences sociologiques de
l’inspiration de Michel de Certeau. S’il est toujours possible de résister, même de
manière parfaitement sauvage ou brouillonne, alors on devra faire de cette résistance
un critère normatif de toute forme d’action sociale. Un critère qui, en retour, viendra
interpeller la normativité du social, ou ce que nous nommons ici la décence d’une
société .
25
(on peut faire le pont ici entre de Certeau et Negt, espace public oppositionnel)
(D) Une société sera d’autant plus décente qu’elle donnera aux individus des
possibilités d’exprimer pratiquement et politiquement le refus de voir leurs relations
diminuées, saccagées ou diverties.
Prenons un exemple. Anesthésier les individus devant les divers écrans peuplés
d’images ou dans les empires du divertissement de la culture de masse aura dès lors
la même valeur politique que le fait de célébrer les valeurs de l’individualisme ou de
substituer les normes sociales par des normes marchandes. Dans tous ces cas, on
condamnera les relations humaines à n’être que des expressions inarticulées,
potentiellement violentes voire fascistes, d’un vouloir-être ensemble dont on aura
ensuite beau jeu d’incriminer le caractère irrationnel. Jamais, cependant, on ne les
condamnera en tant que telles. Nous échangeons, donc nous sommes, avions-nous
dit. Aussi longtemps, en effet, que nous aurons la possibilité d’échanger pleinement,
nous aurons, ne serait-ce que de manière marginale et indéterminée, la possibilité de
fixer des règles de jeu, de redonner forme au « social en nous ». Et nous aurons la
possibilité de réinstaurer une relation sociale au nez et à la barbe de toute forme
d’oppression et de réification qui soit. Oui, aussi longtemps que nous sera donnée
cette possibilité d’échanger…
50
(plusieurs points : 1) imbalance entre point (C) (5 pages) et point (D) (12 lignes), 2) je
ne reviens pas sur Durkheim)
Une société décente est une société qui expose ses membres le moins possible au désir de se suicider.
Pour Durkheim, la tendance suicidogène moderne était liée à l'indétermination normative, l'anomie ;
pour y pallier, il ne voyait pas d'autres moyens que de promouvoir des « corps intermédiaires » entre
familles et société : associations, syndicats, coopératives, mutualités, clubs sportifs... Et Durkheim n'a
certainement pas eu tort, car le tissu social d'une nation aussi divisée comme la France est en grande
partie maintenu dans un état de cohésion minimale par ces « corps ». Mais je ne dirais pas qu'ils ont
contribué à atténuer les chiffres du suicide, ni à en faire une nation plus décente que d'autres. Dans
notre manière de voir les choses, le suicide n'est pas directement une conséquence de l'anomie, mais
d'un dérèglement relationnel. C'est l'évidence même – quand on perd un conjoint, quand un couple se
disloque, quand la solitude gagne suite à un changement de statut professionnel ou géographique
(mobilité), quand il y a recomposition démographique d'une zone d'habitation, quand le confinement
gagne la vie quotidienne etc. etc., dans tous ces cas, la fréquence, l'intensité et la variété relationnelle
en pâtit et fournir les ingrédients à la situation aversive qui prélude toujours au suicide.
Une société sans échange
Le jeu conjoint de la globalisation du marché et de l’électronification des
communications a créé un type de « société » absolument inédit et impensé : la
société atopique . Sa recette est extraordinairement simple. Elle consiste à instaurer
26
le plus grand système social possible sur la base de relations humaines les plus
minimes qui soient, en pariant que l’un impliquerait forcément l’autre. Il s’agit là
d’un projet politique d’une ampleur sans égale dans l’histoire de l’humanité. Et si l’on
a choisi le terme anodin de réseau pour en rendre compte, c’est pour mieux
dissimuler que sous cette apparente technicité, l’enjeu n’est autre que la liquidation à
terme des relations humaines . S’il y a donc une formule générique qui concentre
27
tous les enjeux de la critique sociale contemporaine, c’est bien celle-ci. Tentons de la
déchiffrer.
Derrière l’épanouissement du réseau-monde, il y a l’idée d’une connexion
instantanée, permanente et ubiquitaire de tous ses usagers. Tout comme il est
possible de commander une pizza à son fournisseur tout proche, il est possible de
déclarer sa fougue à une correspondante anonyme de l’archipel des Salomon. C’est à
présent une banalité de dire cela. Or, cette ubiquité suppose l’existence de formes
communicatives préétablies qu’il suffira d’activer de manière plus ou moins
mécanique - par simple pression d’une touche, dit-on - pour aussitôt se trouver dans
51
la présence virtuelle d’autrui. Pour Durkheim et l’ensemble des sciences sociales,
l’individualisation croissante de la société moderne créée par la division sociale du
travail instaurait un système de dépendance généralisée qui visait à harmoniser les
différentes anticipations individuelles. Or, avec le réseau-monde, la dépendance
change de registre. Alors que dans la conception sociologique traditionnelle, le prix à
payer pour sauvegarder son individualité était la soumission à un système abstrait,
auquel on pouvait se soustraire ou non, dans le réseau-monde l’individualité (nous
dirons plus tard la singularité) n’est plus la condition mais la conséquence de
cette dépendance. C’est le réseau-monde qui définit ma place, ma position, mon
identité. Faute d’avoir vu que c’est la circulation qui est déterminante en dernière
instance, que ce sont les relations qui précèdent toute identification, on n’est pas en
mesure aujourd’hui de voir que l’enjeu du réseau n’est pas simplement technique,
mais proprement ontologique. (cet argument est puissant : il faut à la fois mieux le
déployer et préciser l'argument introduit par « Faute d'avoir vu... »)
(ad 1) L'entrée dans la société civile reposait traditionnellement sur l'affirmation de soi de l'individu,
affirmation toujours liée à un certain nombre d'engagements, de droits et d'obligations que l'individu
endossait pour y parvenir. C'est en tant qu'individu et non en tant que membre d'une fratrie ou d'une
gens que mon action devient anticipable et s'inscrit de fait et de droit dans la logique sociale de la
modernité. La nouveauté de la société-monde est que ce processus d'individualisation est que l'acteur
le veuille ou non, un produit de la très-haute-technicité (THT) et des principes de préconfiguration
sociale de la société-monde. (ad 2) Une perspective « circulationniste », pour qui ce ne sont pas les
individus qui forment la relation, mais la relation les individus, montrera à quel point la THT de la
préconfiguration produit des individus et non en requiert la présence ex ante.
Plus le système s’agrandit, plus il doit imposer des formes préétablies pour pouvoir
fonctionner. Plus les fils entre individus seront ténus, plus ils seront modulés sur des
formes de communication préexistantes et moins il faudra prendre en compte leur
individualité particulière. Et inversement, plus le système ainsi intégré est étendu, et
plus général devra être son moyen de communication. C’est là aussi l’argument
(systémique) de base, renvoyant au médium monétaire, qu’emploie Georg Simmel
dans sa Philosophie de l’argent. On sait à présent, qu’il n’est pas allé au bout de son
argument, et pourquoi il s’en est empêché. En effet, une société où la médiation
monétaire aurait remplacé les relations humaines est une société qui ravit à ses
membres la plus élémentaire des raisons d’exister ou, à la limite, de ne pas exister
autrement que sous la forme d’un capital que l’on fait fructifier - puisant un semblant
de sens dans un processus plus ou moins linéaire d’accumulation. La relation sociale
52
monétaire peut être considérée comme le degré zéro, comme la limite ultime de ce
que l’on peut encore considérer comme relation sociale. Or, cette limite elle-même est
aujourd’hui en passe d’être liquidée. Avec l’invisibilisation de l’argent, nous nous
acheminons véritablement vers une société sans échange, c’est à dire une société
privée de relations humaines.
Considérer la relation humaine comme un tout, voilà l’enjeu conceptuel et politique
que le terme d’échange devrait nous permettre de soutenir. Un tout paradoxal et
aporétique, en même temps qu’une évidence empirique, voilà en même temps son
enjeu intellectuel (mauvais). Considérer en outre la relation humaine comme un
échange, c’est aussitôt souligner qu’il n’y a pas d’échange plus complexe que celui qui
fonde la relation humaine. Cela devrait limiter la menace réductionniste que tout
choix conceptuel impose. C’est en poussant à bout à la fois les dérives pathologiques
du système et le potentiel social immanent à la relation humaine que le discours
théorique est à même d’objectiver les raisons d’espérer ou les raisons de déchoir… (on
peut ôter tout le passage sans mal)
Sur le plan sociologique, l’enjeu (quel enjeu) est simple. Car si l’on voit poindre
aujourd’hui des sociologies relationnelles, leur contexte objectif est bel et bien un
monde réticulaire. Dans une telle perspective, la relation humaine est réduite à sa
plus simple expression qui est celle d’une transaction à caractère technique proposée
dans un système qui la préconfigure dans le cadre étroitement délimité d’un
« menu » de relations. Une société sans échange sera donc une société où la relation
que nous connaissons reçoit une définition différente ; il ne nous sera plus
simplement possible d’entrer en relation pour tenter d’y rester, mais il s’agira d’une
société où il nous suffira de procéder à un choix d’option quant au type de « contact »
souhaitable, en sachant que les options sont par définition interchangeables ; à défaut
d’entrer en relation et d’y rester, nous passerions perpétuellement les péages d’un
système dans lequel ce bonheur et ce risque seront définitivement bannis au profit de
la très factice « liberté de choix ». Et l’emploi du terme de péage est ici tout sauf
fortuit…
(on peut développer le passage précédent)
(mais surtout : l'idée de l'éclipse est insuffisamment formulée)
Reprendre les idées-force de ce chapitre :
53
1.
54
II. La structure (relationnelle) de l’échange
Par structure symbolique de l’échange, on entendra deux choses : tout d’abord la capacité de
l’échange de dépasser son objet propre pour instaurer des relations d’un autre ordre entre les
êtres humains, et ensuite sa capacité intrinsèque à les faire perdurer. C’est d’un symbolisme
performatif qu’il sera donc question dans cette partie. Même si le terme de symbolisme ou de
symbolique est fort courant en linguistique ainsi que dans certaines formes de discours
psychanalytique, on s’en tiendra ici à sa signification proprement sociologique.
Nous allons dans ce chapitre nous attaquer à cette structure symbolique à travers la
forme sociale qui semble la moins symbolique au premier abord, la moins « reliante » entre
toutes : l’échange marchand. Ceci non par esprit de contradiction ou goût du défi, mais pour
simplement mettre en œuvre le questionnement relationnel tel que je l’entends.
Ce qui ne me plait pas et qui a pris des rides, c’est toute cette terminologie
« symbolique » (je n’utilise plus du tout le terme – Caen m’en a guéri), oui, mais
comment le remplacer ??? je propose de revenir sur ces rides dans l’avantpropos, dans la longue retenue que ce manuscrit a subi depuis 2001
Tout comportement social - dans la mesure où il prend en compte, de manière
concrète ou anticipée, réelle ou potentielle, un comportement d’autrui ou plus
généralement l’expression d’une intention - peut être considéré comme un échange.
Echange de paroles, de regards, de choses, qu’il soit effectué en présence
ou en absence d’autrui, qu’il se fasse d’humain à humain, de groupe à
groupe et même entre des entités non-humaines, il faut considérer la vie
sociale comme un continuel va-et-vient, une circulation ininterrompue
d'êtres, de sens, de messages et de biens. Ce qu’on a nommé « société » en est
le cadre, la matrice et la limite. En ce sens, la société est le « lieu logique » de
l’échange ; la société est ce qui advient par l’échange, l’échange en est le matériau.
J’emploie ce terme de manière nominaliste, comme lorsque l’on parle des « hommes
en société ». L’échange dont je parle n’a rien à voir avec le simple marchandage,
comme certains voudraient l’imaginer. S’il y a marchandage, cela ne concerne que
l’un des aspects formels de l’échange, la réciprocité. Et encore faut-il avoir une vision
particulièrement réductrice de la réciprocité, pour y voir une simple translation de
biens de l’un à l’autre.
55
A ce premier constat sociologique correspond un second, résultant de la « nature »
particulière de l’homme. L’être humain est un être-en-rapport. Il ne se coule pas
passivement dans son monde pour le subir et simplement réagir à lui. Très tôt dans la
psychogenèse de l’être humain , celui-ci est capable de se mettre à distance de son
28
monde (actio per distans) , de le concevoir à la fois comme une réalité qui lui résiste
29
et lui est étrangère, et comme une réalité à laquelle il participe, précisément par
l’intermédiaire d’autrui. Il est essentiel de constater dès maintenant, que, de tous les
rapports que l’être humain entretient avec « son » monde, la relation humaine est
certainement la plus complexe, la plus riche et la plus ambivalente qui soit (c’est au
moins la 5ème fois que je répète cette formule creuse) ; et cela pour une raison
élémentaire. Confronté à la réalité physique ou même à une réalité aussi abstraite et
riche que la réalité d’une institution sociale, l’être humain n’a pas besoin de faire la
supposition que la réalité en face de lui peut avoir conscience qu’il a lui-même une
conscience. Cette réalité peut tout juste « résister », lui opposer une résistance
physique - la tête contre le mur - ou « réagir » - envoyer une lettre de licenciement.
Ce n’est que face à un autrui signifiant que la supposition que ce qui se tient en face
de moi a une conscience doit toujours être faite . Si autrui résiste, réagit, sa
30
particularité n’en est pas moins le fait qu’il sache reconnaître. Dans le contenu de la
conscience et de l’intentionnalité de mon agir, j’ai donc toujours aussi la conscience
de la conscience et de l’intentionnalité d’autrui. (j’irai même plus loin : il faut
distinguer une conscience rudimentaire, sorte de mécanisme de
protection de soi, et une conscience déployée, justement déployée dans
l’abord d’autrui) Cette « double conscience » ne se retrouve nulle part ailleurs. S’il
est un trait générique de l’être humain, et s’il y a un sens à parler à ce propos de
« décalage humain », c’est bien celui-ci . C’est parce que je peux et dois doter
31
autrui de la même conscience d’agir que moi, que mon rapport à lui
devra tenir compte de la conscience qu’il a lui-même, et de moi et de ce
rapport qui contient à son tour la mienne, dans un jeu de double
coïncidence qui pourrait durer indéfiniment si n’intervenait pas la
nécessité d’agir. C’est ce complexe évolutionnaire et spécifiquement
anthropique que je nomme empathie réflexive. Elle se distingue de
l’empathie simple, du « se-mettre-à-la-place-d’autrui » - dont sont
capables certains animaux quand ils coopèrent – par le fait d’inclure
dans cette empathie l’empathie d’autrui. C’est alors que la coopération
56
simple – qui n’est qu’un agencement situatif de tâches – devient
anticipative. On connaît les méandres du « je sais que tu sais que je sais
que tu sais etc. » et les limites cognitives (assez étroites) de ce savoir ;
limites qui nous plongent soit dans la confusion, soit dans le mysticisme.
Or, l’humain se doit d’abord d’agir. Et c’est bien cette nécessité-là que met en
scène l’échange . Plutôt que de se perdre dans une méditation infinie sur ce rapport
32
éminemment complexe qu’est la relation à l’autre, l’être humain est aussi celui qui
« fait le pas », celui qui tranche et celui qui risque, mais c’est surtout celui qui sort de
soi, qui s’extériorise, qui s’adresse et celui qui prête le flanc. A partir du moment où
l’agir humain n’est pas déterminé biologiquement, à partir du moment où il a prise
sur le monde, il s’ouvre sur le risque et l’aléa. L’échange n’est alors rien d’autre que le
pari que ce risque vaut la peine d’être couru ; qu’autrui reconnaîtra la main tendue et
tendra peut-être la sienne . Ce que je développe ici fait évidemment l’objet de
33
gigantesques
discussions,
notamment
en
philosophie
et
en
psychologie
évolutionniste. Le ton pseudo-badin que j’emploie ne doit pas induire en erreur : on
n’en est plus aux moralistes du 18ème.
Pour bien situer les enjeux d’une telle approche, il est nécessaire de faire un petit
détour dans l’histoire des idées. Et d’abord de voir en quoi les sciences humaines ont
longtemps manqué de reconnaître ces faits élémentaires que nous venons d’évoquer.
Les sciences humaines sont en effet traversées par deux paradigmes aussi
structurants que mal analysés : un paradigme productiviste qui part d’entités
préétablies (la culture, le travail, la société, le sens, la nature, la valeur, le système,
l’individu, les représentations, l’identité etc.) dont on étudiera le fonctionnement,
l’origine, la nature, la structure et la reproduction ; et un paradigme circulationniste
dont l’unique concept est celui de relation. Les sciences humaines sont largement
dominées - aujourd’hui encore - par le paradigme productiviste. Or, celui-ci est
l’héritier direct de la philosophie des Lumières qui trouve son point culminant dans
l’idéalisme et le matérialisme du 19ème siècle. Comme Habermas (1981 : Chap.V) l’a
bien souligné dans sa critique d’Adorno, cette philosophie est remarquable par son
solipsisme méthodologique. A sa base, nous trouvons et retrouvons toujours, de
manière explicite ou travestie, l’unicité de la conscience humaine. C’est à partir de la
conscience humaine que tout se pense, tout se ramène à elle, tout sort de son moule.
Or, il n’est pas question de mettre en doute le trait de génie de Descartes qui a mis un
terme au cercle vicieux du soupçon gnoséologique, en mettant en évidence l’existence
57
irréfutable du cogito, cet « unique pensant » qui sera à la clé de toutes les
constructions intellectuelles des Temps modernes. Mais c’est sur ce modèle-là que
toutes les entités que se sont données les sciences humaines ont été conçues. Or, la
grande découverte de la philosophie du 20ème siècle et que l’on retrouve dans la
philosophie du langage, dans l’herméneutique, dans la phénoménologie et même
dans le structuralisme, c’est que cet « unique pensant », ce modèle génératif de tous
les concepts des sciences humaines et donc du paradigme productiviste en
particulier, n’est pas le fin mot de l’histoire. La conscience et son sujet peuvent encore
être questionnés, leur essence peut être déconstruite. Et s’il y a eu progrès dans la
philosophie du 20ème siècle, en dépit de sa mort imprudemment annoncée par
certains, c’est grâce au fait que le sujet et sa conscience ne sont plus le fundamentum
inconcussum, l’indépassable fondement de la réflexion philosophique, et qu’on a
commencé à prendre en compte sa caducité, sa finitude, sa faillibilité, sa contingence.
Ce fundamentum doit alors être cherché ailleurs. L’axe majeur de ce questionnement
déconstructeur du Sujet est l’étude de sa constitution intersubjective.
Et c’est précisément à l’endroit de cette jonction périlleuse que se place la
sociologie. Le statut de la sociologie est d’ailleurs profondément ambivalent. Comme
elle se voudrait l’étude raisonnée de la nature, des conditions et des conséquences de
la relation humaine, le fait qu’elle ait pris son origine dans cette tradition
philosophique la met dans un porte-à-faux particulièrement difficile à surmonter. Ou
bien elle restera fidèle aux enseignements de sa philosophie d’origine et elle étudiera
la relation humaine comme un effet de composition à partir de l’agir individuel ou
alors comme une déduction formelle des conditions de reproduction d’ « individus
collectifs » (V. Descombes), ou bien elle se verra, en rupture avec cette tradition, dans
l’obligation de créer des concepts et des méthodes radicalement nouveaux pour tenter
de saisir la relation humaine dans ce qu’elle a d’ontologiquement particulier. La
sociologie est donc attaquable dans ses fondements, alors que son questionnement
fondamental la place d’emblée dans le champ de la grande question philosophique
d’aujourd’hui. Qu’en est-il alors de cette intersubjectivité qui « fonderait » le Sujet et
sa subjectivité ? Est-ce là le référent ultime d’où pourrait ressurgir l’étonnement
philosophique - et partant, le renouvellement ou la refondation des sciences
humaines ? Cette intersubjectivité englobe-t-elle le Sujet au point de le réduire à un
simple épisode historique ? Et si l’on ne veut pas sublimer cette intersubjectivité dans
58
une nouvelle métaphysique de la communication, comment en rendre compte sans
retomber dans l’ancien solipsisme ?
A l’évidence, toutes ces questions épuisent le sociologue . Car son métier ne lui
34
demande pas seulement de reconnaître la réalité des faits sociaux, faits suffisamment
complexes en eux-mêmes pour mobiliser tous ses trésors de méthode et
d’imagination, mais il lui demande aussi de trouver des régularités, des « lois », selon
des causalités qui exténueraient le meilleur des physiciens. Ce métier - s’il est fait
sérieusement - est difficile jusque dans l’élémentaire reconnaissance des faits.
Demander en plus au sociologue de faire un travail que les philosophes auraient dû
mener à bien depuis belle lurette, c’est en effet un peu trop charger sa barque. Mais il
n’a pas d’autre choix ; car devant la démission de la maîtresse des sciences , et au
35
risque de passer pour une apprentie maladroite, la sociologie ne peut faire autrement
que de mener à bien ce travail elle-même. Or, à l’instar du mot d’ordre husserlien - zu
den Sachen selbst - le cheminement sociologique peut effectivement apporter des
éléments essentiels dans le débat actuel . Si l’intersubjectivité est un principe et que
36
la sociologie a les meilleures raisons de se méfier des principes de cet ordre, la
relation humaine, par contre, est un phénomène, et, en tant que tel, observable,
questionnable, objectivable ; en d’autres termes, il est accessible aux méthodes de la
sociologie. Encore devra-t-elle se plier à une réflexion véritablement relationnelle et
pour cela se doter d’un certain nombre de concepts opératoires et de méthodes
entièrement nouvelles susceptibles d’appréhender les faits relationnels .
37
Or, il me semble que les concepts d’échange, que j’ai présentés plus haut, sont de
tels concepts. Ils ne sont pas les seuls, du reste. Moins vagues que le concept de
relation et moins mécanistes que la notion d’interaction, les concepts d’échange
entendent mettre en avant l’aspect opérant de l’entre-nous humain, c’est-à-dire le fait
qu’il y a dans la relation des êtres humains une constante recherche, à la fois indécise
et tâtonnante, impérieuse et nécessaire, harmonieuse et conflictuelle, d’un accord,
d’une entente, d’une réponse ; une adresse et une réponse qui se placent bien au-delà
de la simple discursivité ou du rapport délibératif dans lequel la théorie de Habermas
aimerait les restreindre.
L’homme, cet « animal objectif » selon Simmel, est donc par essence un « animal
échangeant ». L’objectivité, pour Simmel, est le fait de pouvoir partager une chose
59
avec autrui et de trouver dans ce partage, dans cette part de la chose, un sens
commun. L’objectivité est pour lui sociale d’emblée : l’homme serait cet animal en
mesure de trouver dans le partage d’une chose avec autrui une signification
commune. Cette signification est à la fois une part de cette chose et une part qu’autrui
et moi reconnaissons en même temps comme faisant partie de la chose et comme
représentant cette chose. Or, tout le miracle de la condition humaine consiste dans le
fait que tout en reconnaissant cette part commune, les êtres en présence se
reconnaissent eux-mêmes. Voilà en une formule succincte l’énigme de la condition
humaine : il y a cet événement véritablement extraordinaire, que grâce à cette
donation de sens commun, il y a reconnaissance de moi en tant que moi et d’autrui en
tant qu’autrui. Nous y reviendrons.
Ce qui fonde cette reconnaissance commune, cette part partagée, nous le
nommerons un processus de symbolisation. L’animal symbolicum dont parlera Ernst
Cassirer à la suite de Simmel en est l’heureuse formule . Non pas que l’homme soit
38
toujours déjà plongé dans une structure symbolique et qu’il suffirait de se servir d’un
certain nombre de symboles préconfigurés pour aussitôt établir cette reconnaissance
réciproque, c’est là la grande impasse dans laquelle un certain holisme sociologique
s’est aventuré et, finalement, perdu. Il y a plutôt ce fait qui nous apparaît
fondamental, que cette symbolisation s’effectue in situ, dans le moment et le
mouvement même du partage, dans l’instant de son effectuation et à travers cette
effectuation même . En ce sens, et pour reprendre un terme de Karl Otto Apel, nous
39
sommes dans le cadre d’une pragmatique transcendantale de la symbolisation. C’est
là que se situent la difficulté et la nouveauté d’une telle démarche. Tel le chemin qui
se fait en cheminant, le symbole se constitue en symbolisant, par ces innombrables
pratiques opérantes dont le secret et la structure n’est autre que la concomitance
entre cette part objectivée et donc partagée de la chose et la reconnaissance d’autrui
comme autrui. La relation humaine est faite de ce double registre. C’est dire qu’elle
n’est pas donnée, mais construite, qu’elle n’est pas instituée, mais toujours créée .
40
Elle n’est pas spontanée, ne procède pas d’un instinct ni d’une aptitude apriorique,
mais se doit de ce détour de la chose, de la chose qu’on tend, du geste que l’on fait, du
son que l’on profère - et dont l’autre peut saisir une part. Sa part objectivante, qui par
symbolisation, sera aussi la mienne. La part objectivée précisément. Et si à l’objet
tendu ne correspond pas la capture, comme chez l’animal, le geste autiste de
l’appropriation brute, si à ce geste correspond un autre geste qui le réfléchit ou
60
l’infléchit, c’est bien évidemment qu’il y a plus dans cet échange que les choses
échangées. Il y a ce qu’on pourrait nommer encore grossièrement et pour recourir à la
formule stéréotypée, l’établissement d’un lien social.
C’est le mérite de Marcel Mauss d’avoir su trouver un phénomène qui met
pratiquement en scène et dramatise cet événement extraordinaire. Dans l’échangedon, dans cette scène primordiale de l’obligation « apparemment » volontaire de
donner, de recevoir et de rendre, tout tourne autour de cette symbolisation . Et si
41
l’échange-don est un fait social total, c’est d’abord que l’être humain dans sa totalité en tant qu’être et en tant qu’être humain - s’y trouve engagé. C’est là qu’il fait la
preuve de son humanité, de cette loi du genre qui le différencie de l’animal. Le
symbole n’est pas donné à l’homme ; ce qui lui est donné est tout juste la faculté de
symboliser. Il se peut que cette faculté résulte de l’apprentissage du langage . Mais
42
méfions-nous toujours de ce rapprochement canonique et souvent trop évocateur. Si
le langage est un véhicule efficace de la faculté de symbolisation, il ne se confond
toutefois pas avec elle. En effet, en fin connaisseur de la linguistique, Mauss aurait pu
parfaitement le convoquer pour se faciliter la tâche ; cette tâche apparemment
insoluble de rendre exemplaire toute la complexité de la relation humaine, d’en
trouver le moment synthétique et d’en déployer toute la richesse . Or, pour bien
43
mettre en évidence
la particularité de cette médiation,
Mauss s’attache
principalement à des objets cérémoniels et non au langage, à des objets ouvragés et
somptuaires qui dans un partage symbolisant véhiculent du sens et donc du lien. Et
tout comme Simmel, il met en lumière l’ambivalence essentielle de cette médiation.
S’il rechigne d’emblée à avoir recours à la médiation linguistique, c’est que l’échange
de sens par le langage ne permet pas - ou le permet moins bien - d’avoir accès à cette
ambivalence. Car cet objet de la médiation, cet objet du partage, qu’il soit chose, geste
ou son, est à la fois un « pont » vers autrui, c’est-à-dire ce qui permet de le joindre, ce
qui fonde son attraction ou même sa séduction, mais aussi un obstacle, c’est-à-dire ce
qui se tiendra toujours « entre » nous, contre nous et (heureusement) contre toute
fusion. C’est précisément cet aspect « obstaculaire » du rapport à autrui que la vision
linguistique de la symbolisation ne permet pas de saisir ou, comme c’est le cas en
poésie, de ne saisir que de manière marginale et métaphorique. L’un des grands
mérites de Mauss aura été d’éviter ce piège, et de s’être exercé au « regard distant »
du champ ethnologique pour saisir la particularité de la sociation humaine. Car ces
objets qui circulent dans l’échange-don, ces objets animés de l’âme du donateur, ces
61
objets chargés de séduction et de menace, sont à la fois là pour lier et pour séparer,
pour attirer et pour repousser, pour séduire et pour défier. Placés entre les êtres
humains, ces objets symboliques évitent l’insoutenable fusion, le « faire-un » avec
autrui, mais ils permettent surtout que dans la nuit du sens qu’est aussi le monde,
mon appel trouve parfois un écho. Or, très souvent, les mots sont trop vides et trop
creux pour résister - et pour lier. On conviendra aisément qu’il s’agira de se méfier au
plus haut point de leur mirage, comme de ces explications trop systématiques qui
font du langage le modèle accompli de tout partage de sens.
A la base de toute socialité humaine, avant même que n’interviennent les normes,
les définitions de situation, les évidences du monde vécu, les formes sociales, il y a
l’échange. L’échange fonde ce que nous définirions comme le domaine de la
protosocialité. C’est cette protosocialité qui donne aux normes leur consistance et
leur caractère obligataire, aux formes sociales leur forme particulière, aux contraintes
leur évidence implicite, aux définitions de situation leur structure et leur sens. Dans
un langage essentialiste, on dira que c’est par l’échange qu’il y a vie sociale, et que
cette vie sociale se distingue de la socialité animale par la médiation particulière qui
l’affecte ; par cette médiation essentiellement ambivalente qui fait que l’abord
d’autrui, l’établissement d’un lien, se fait toujours par un détour, par une attractionrépulsion, dont Simmel fait la caractéristique principale du concept central de sa
sociologie, la Wechselwirkung.
Origine de toute vie sociale humaine, matrice générale des formes sociales, voire
forme synthétique a priori, l’échange est ce qui est toujours déjà là et qui attend en
quelque sorte qu’on veuille s’en saisir, que l’être humain veuille sortir de sa coquille,
pour initier un rapport à autrui. Le fait qu’une norme sociale soit à la fois
l’anticipation d’un comportement d’autrui et l’anticipation de cette anticipation,
l’indique dès le départ : cette forme particulière que prend la norme sociale, d’être à
la fois prescriptive et attente de prescription, est le fait de l’échange. C’est parce que
la vie sociale humaine est fondamentalement échange, qu’à l’anticipation
correspond l’anticipation de l’anticipation. Voilà l’argument fondamental et le seul
postulat épistémologique que nous entendons proposer. Il en est de même avec tous
les autres concepts classiques de la sociologie : car, si un fait social est
obligatoirement un fait contraint, il procède de cette contrainte fondamentale qu’est
l’obligation d’échanger.
62
Or, cette obligation d’échanger, de par sa structure ambivalente, connaît idéaltypiquement deux registres différents. Comme l’ont souligné dans une formule aussi
judicieuse qu’ambiguë Jacques Godbout et Alain Caillé, il y a l’échange pour le lien, et
il y a l’échange pour le bien . Il y a l’échange qui vise à établir une relation humaine 44
que nous avons appelé échange symbolique - et il y a l’échange qui vise à s’approprier
l’objet d’autrui en lui donnant le mien - l’échange économique. Notons aussitôt qu’il
n’y a aucun jugement de valeur dans cette distinction. L’échange économique n’est
pas un échange normativement inférieur à l’échange symbolique, c’est une forme
sociale beaucoup plus simple que celui-ci et donc susceptible d’être pratiquée dans
des situations où le temps, la confiance, l’espace ou la richesse matérielle manquent
pour recourir à l’échange symbolique. Ce n’est que quand cette forme a tendance à
supplanter l’échange symbolique qu’elle peut, non, qu’elle doit être critiquée ou
péjorée. Mais, en règle générale, dans toutes les cultures humaines et dans toutes les
pratiques quotidiennes, nous assistons à des mélanges de ces formes d’échange. C’est
de cette incertitude sur les mobiles exacts de son vis-à-vis - qui lui sont d’ailleurs bien
souvent opaques à lui aussi - que la vie sociale humaine tire toute sa complexité, que
finalement les rapports humains sont tout sauf évidents et que la contingence semble
être le lot du genre humain. Et ce n’est que quand il y a crise, quand deux êtres
humains, deux camps s’affrontent, que les véritables mobiles, les alliances sincères et
les non moins sincères hostilités se dévoilent.
Vu l’importance que nous accordons à ce concept, le fait que l’histoire du concept
d’échange soit pratiquement un désert scientifique est en soi déjà un motif de
méditation. Pourquoi ne s’est-on contenté bien souvent que de lieux communs à son
encontre ? Et d’où proviennent ces propos indifférenciés qui, versant le bébé avec
l’eau du bain, assimilent d’emblée l’échange au simple marchandage ? Pour tenter d’y
répondre, posons encore quelques repères.
Max Weber : l’échange comme archétype du contrat instrumental pur
Commençons donc par cette « forme élémentaire » qu’est l’échange économique,
tel qu’une démarche relationnelle pourrait l’envisager ; et donnons-en une première
63
définition aussi sommaire que possible : l’échange engage deux ou plusieurs
personnes qui font passer de l’une à l’autre une chose, un signe, une parole, bref : un
objet d’échange. On échange des regards, des bons procédés, des partenaires ou des
marchandises. Un échange est observable, questionnable - et c’est bien pourquoi il
entre dans la catégorie des faits que la sociologie, en tant que science positive, doit
pouvoir interroger. A-t-on déjà vu des chiens échanger leurs os, se demandait Adam
Smith tout au début de La Richesse des Nations - question faussement naïve qu’il
pose pour aussitôt en extraire une spécificité du genre humain : non, les chiens se
volent leurs os, tout comme les humains ignorants des bienfaits de l’échange
préfèrent la rapine au commerce, alors que le citoyen instruit et un tant soit peu
apprivoisé préfèrera toujours donner son bien en échange d’un autre sans recourir à
la force ou à la ruse. L’échange, en somme, serait une manière pacifique de
s’approprier un objet qu’on n’a pas et que possède une autre personne, à condition
que celle-ci en éprouve un besoin identique et complémentaire. Cette manière de
procéder peut être caractérisée d’économique. Elle découle d’une profonde sagesse
qui apprit aux hommes à prendre en compte non le plaisir immédiat de la capture,
mais les conséquences désastreuses que pourrait avoir un tel acte, et les mettre en
balance avec le profit immédiat que l’échange leur procurerait. Pour échanger il faut
savoir anticiper - et c’est probablement ce que les chiens ne savent pas (encore) faire.
Mais pour pouvoir anticiper de la sorte, il faut être sûr que son partenaire possède les
mêmes intentions pacifiques que soi-même, qu’il ne profitera pas de la main tendue
pour aussitôt venir la mordre. On se souviendra de l’une des phrases-clés de Claude
Lévi-Strauss à la fin du chapitre consacré au principe de réciprocité dans Les
Structures élémentaires de la parenté : « les échanges sont des guerres
pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses » .
45
Mais bien qu’il soit pacifique, l’échange comporte un risque et courir ce risque
suppose une confiance minimale qu’en absence d’institutions clairement pénalisantes
on ne saurait conjurer sans un minimum de stratégie. Comme l’a très bien vu Max
Weber dans ses évocations de l’échange muet, c’est par une série de tâtonnements
que les échangistes proposent leurs biens, se retirent, attendent la réponse de leur
vis-à-vis, jaugent son offre et, le cas échéant, l’acceptent .
46
Mais ces rituels improvisés de défiance et de confiance ne sauraient avoir lieu
sans l’existence - et Weber le note à plusieurs reprises – « de l’intérêt égoïste du
partenaire à une continuation future des relations d’échange » . C’est à son sens la
47
64
condition minimale pour qu’en dehors du désir immédiat de l’objet la transaction
puisse se faire. Condition minimale, il s’en faut, que l’échange puisse s’effectuer sans
aucune autre « garantie de droit », c’est-à-dire sans aucune autre convention réglant
les modalités de l’échange et sans aucune autre institution sanctionnant des
conduites frauduleuses . Et c’est bien pour cela qu’en bon juriste il conçoit l’échange
48
comme « Archetypos aller blossen Zweckkontrakte », comme « l’archétype de toute
forme de contrat instrumental pur ». Contrat instrumental pur, certes, mais lié à la
contrainte d’une continuation future des relations.
Il entre pourtant dans la transaction un élément que Weber a soulevé sans pour
autant lui accorder toute l’importance qu’il méritait. Cela est d’autant plus étonnant
qu’il fait partie de la catégorie des faits sociaux que Weber définit avec beaucoup de
soin au début de Wirtschaft und Gesellschaft : la catégorie des actes sociaux (soziales
Handeln) qu’il distingue du Handeln proprement dit par le fait que les premiers
demandent d’anticiper le comportement d’autrui dans la conduite de son propre agir.
En effet, échanger n’est pas seulement un simple « Handeln », mais bien un
« soziales Handeln », puisqu’il suppose non seulement un intérêt à continuer la
relation, mais aussi un intérêt réciproque de son partenaire. Cette « réciprocité des
perspectives » est un élément à la fois très simple sur le plan purement économique
et très complexe sur le plan sociologique. Pour l’économiste, en effet, quel meilleur
exemple de comportement économique que cette mise en balance – par calcul de
coûts d’opportunité – entre le plaisir immédiat de la capture et l’anticipation de gains
futurs que l’échange est susceptible de procurer ? Pour lui, il suffit d’observer cette
règle de sens commun que l’homme, mû par ses besoins, procède à un simple calcul
de comparaison utilitaire pour aussitôt se rabattre sur la solution la plus lucrative, et
qui se trouve miraculeusement être aussi la plus « sociale », voire morale. Pour le
sociologue, par contre, les choses sont moins simples. Max Weber a beau mettre
l’accent sur l’absence de règles et d’institutions qui encadreraient l’échange et en
feraient un comportement quasi-spontané, un « archétype » de la rationalité
instrumentale, comme il dit, le fait d’évoquer cet intérêt d’une continuation future
des relations d’échange ne cesse de nous interpeller, car elle est au cœur de
l’interrogation sociologique et de celle de Weber en particulier. En effet, c’est bien
d’un lien social qu’il s’agit quand Weber parle d’une telle continuation des relations.
L’intérêt a beau être égoïste, il n’en reste pas moins essentiellement social. De plus,
les échangistes n’anticipent pas seulement un comportement réciproque de leurs vis-
65
à-vis, mais ils anticipent toujours aussi une anticipation : ils s’attendent à ce qu’autrui
partage la même attitude, la même intention, le même désir qu’eux et s’attendent
qu’il l’attende à son tour. Par rapport au bon sens économiste, ce jeu spéculaire
d’anticipations croisées plonge le rapport d’échange dans une contingence
insoupçonnée. On voit bien la différence : l’économiste se limite à saisir l’échange pour reprendre le terme de Husserl - dans une « attitude naturelle », il le voit « du
dehors », se contente d’en observer les effets , alors que le sociologue doit en saisir
49
toute la complexité noématique, les nœuds d’intentions qui s’y rencontrent, les
supputations, les hésitations, les anticipations, et jusqu’à ses « jeux d’ombres »
(Abschattungen), comme dit Husserl, toute cette « face cachée » que le bon
sens ignore - doit ignorer, au demeurant, car lorsque l’on échange on veut agir,
évidemment, et non tenir d’interminables soliloques sur les raisons de cet agir. Si la
praxéologie est jusqu’à un certain point légitime pour l’économiste, la réflexion
critique que le sociologue aurait à mener s’impose à un double titre : une première
fois, du fait de l’hégémonie croissante de cette attitude praxéologique dans le discours
politique ; une deuxième fois, par simple souci scientifique qui commande de ne pas
confondre la surface des choses avec leur principe.
Mais il convient de formuler un second étonnement encore, si l’on relève que
pour Weber ce lien social se fait en dehors de tout « ordre », de toute norme, qu’il
s’agit en l’occurrence d’un forme sociale pure (« blosser Zweckkontrakt ») dotant
l’être humain de la capacité d’établir des relations sociales dans la durée. Cette
capacité ne saurait être le propre de l’échange, puisqu’en lui-même - et pour garder la
conception restreinte initiale de Weber - il se résume à la seule translation d’objets
d’échange. De deux choses l’une alors : soit l’on attribue à l’être humain cette capacité
en lui imputant une sorte de compétence naturelle à établir des relations sociales ;
soit on élargit le concept d’échange pour se demander ce qui, en-dehors des deux
éléments qui en constituent l’armature, les hommes et les choses, parviendrait à créer
ce lien social en vertu duquel une relation d’échange comporterait à la fois sa
condition de possibilité actuelle - puisqu’on n’échange dans le présent qu’en ayant
l’espoir de pouvoir le faire dans le futur - et la possibilité de relations d’échange
futures. Or si, conduire une démarche à prétention minimalement scientifique
commande de restreindre autant que possible le nombre de postulats, ou, à tout le
moins, à ne les accroître qu’en fonction de l’élargissement de la portée de
l’explication, nous devons écarter provisoirement l’hypothèse d’une telle « socialité
66
apriorique » de l’être humain. Il me semble que l’un des résultats du « tournant
linguistique » dans les sciences sociales est précisément de nous amener à nous
passer de tels postulats . Force nous est d’emboîter le pas une fois encore à Lévi50
Strauss (1967, 69), quand il nous relate l’échange cérémoniel du pichet de vin dans les
restaurants à bas prix du Midi de la France et qu’il formule cette remarque à la fois
évocatrice et énigmatique : « Mais c’est qu’il y a bien plus, dans l’échange, que les
choses échangées ».
Une socialité minimale
C’est ce « plus », que Max Weber évoque de manière implicite, sans toutefois s’y
attarder, que le sociologue est appelé à déchiffrer. L’échange a beau être dans la
plupart de ses manifestations un acte éminemment économique, jamais cependant il
ne se résume à un simple calcul utilitaire actuel. Raisonnons par l’absurde : que se
passerait-il, si l’échangiste était privé de l’espoir de pouvoir entretenir avec son
partenaire des relations d’échange futures ? Serait-il prêt à assumer le risque d’une
transaction unique et ponctuelle ? Quelles garanties demanderait-il pour ne pas
recourir à la ruse ou à la violence ? Et, inversement, l’organisme chargé de dispenser
ces garanties n’aurait-il d’autre choix que de les lui imposer par la force ? A toutes ces
questions, il nous faut répondre par la négative : sans espoir de relations futures, pas
d’échange; et sans échange, il ne reste que la violence ou l’imposition de règles
répressives.
Nous ne l’avions pas encore souligné, mais il y a dans la définition de Weber un
élément de philosophie morale qu’on ne saurait négliger. L’échange se fait en dehors
de tout ordre, de toute institution, de tout système de valeurs, affirmait-il. Ses règles,
l’échange les porte en-lui même et il lui en faut fort peu, comme nous le verrons par la
suite. Si, selon Kant, la liberté humaine s’exprime par la spontanéité et l’autonomie
de l’agir humain, l’échange en serait sa plus pure expression. Je peux ou non
échanger, c’est affaire de spontanéité, et à partir du moment où je respecte les règles
formelles de la transaction, je peux fixer ses modalités selon une loi que je peux
67
librement imaginer en accord avec mon partenaire - c’est affaire d’autonomie. C’est
bien pourquoi l’échange est l’un des topoi majeurs de l’idéologie libérale.
La liberté d’échanger est en fait un pléonasme, car sans liberté, l’échange devient
redistribution discrétionnaire ou violence et ruse - « force & fraud » avait dit Talcott
Parsons (1937) dans sa critique de l’utilitarisme. Et même dans ces cas-là, l’échange
se fraie encore un chemin. N’a-t-on pas vu dans les pires régimes totalitaires, dans les
pires conditions concentrationnaires se mettre encore en place des filières d’échange,
des marchés noirs ou des trafics inavouables, comme si par ces stratégies
souterraines on entendait conserver une sorte d’humanité minimale, une humanité
de survie, sauvage et intempestive qu’aucun pouvoir, aucun « traître » et aucune Loi
ne pourraient étouffer ? Qu’il s’agisse de l’empire de la débrouille et de la combine,
des petits marchés clandestins, des « bons plans » plus ou moins licites, à chaque fois
l’échange y apparaît comme le premier signe de l’affirmation de soi de l’homme que
l’on prive de liberté. Comme l’eau, il permet la circulation par tous les interstices
imaginables. Le chaos, l’oppression, la barbarie, l’aliénation - il ne les affronte pas
directement, mais toujours sous couvert et si besoin par ruse. De cette manière, il lie
les êtres humains selon une solidarité minimale et astucieuse. Cette roublardise n’est
certes pas le fleuron d’une humanité accomplie, bien au contraire ; elle est le signe
d’un manque, d’une dénégation, d’une privation. Mais en même temps, elle atteste
une pulsion de vie irréductible et farouche. Et il y a fort à parier que c’est moins par
les petits avantages que procurent ces échanges minimaux que par leur caractère de
lien entre les êtres humains que cette volonté se trouve constamment affirmée. Même
dans son acception la plus restreinte, en tant que transaction purement marchande,
l’échange garde donc pour le sociologue une signification autre qu’économique.
J’avais, dans le sous-titre de ma thèse, Tausch und gesellschaftliche Entwicklung
(Echange et développement social) insisté sur ma volonté d’examiner ce topos libéral.
L’intention de critiquer une idéologie, au sens que Louis Dumont a donné à ce terme,
était clairement affichée. Car même si l’échange avait été l’une des ultimes tentatives
de l’être humain d’affirmer minimalement sa dignité, l’idéologie libérale en avait fait
un argument universel pour légitimer la société marchande. Pour mettre une fois
encore à contribution Max Weber, l’abendländischer Sonderweg, la voie particulière
qu’ont pris les sociétés occidentales à l’aube des Temps Modernes, est bien dans
cet avènement de l’idéologie économique, c’est-à-dire dans l’avènement d’une société
entièrement soumise à l’échange marchand, ou, pour reprendre une formule
68
postmarxiste (lukacsienne) employée par Dumont, une société dans laquelle les
relations entre individus sont formellement identiques aux rapports entre individus
et marchandises. Une telle soumission, un tel « arraisonnement » utilitaire peut être
considéré comme l’un des défis majeurs que la sociologie a voulu relever depuis la
création du terme de sociologie par Auguste Comte. Sa critique des positions de JeanBaptiste Say se nourrit en effet d’un double soupçon à l’encontre de l’économie
politique : d’une part, le lien marchand est trop ténu pour permettre une véritable
cohésion sociale. En lieu et place d’une « action générale et combinée », Comte (1970)
ne voit qu’une « agglomération » d’individus . D’autre part, le lien marchand en lui51
même est un lien qui s’auto-détruit à mesure qu’il se constitue. Car la confiance dans
des transactions futures a beau être un élément constitutif de l’échange, une fois
celui-ci accompli, les partenaires se tournent le dos et retournent dans leur
anonymat. On a parfois tendance à brocarder outre mesure la naïveté positiviste de
Comte jusqu’à oublier l’intelligence sociologique qui animait son projet. Or, sa
critique du lien marchand est aussi simple que lumineuse, et si on l’avait considérée
avec plus de respect, on se serait épargné bien des arguties stériles sur la tyrannie
marchande.
L’échange marchand peut à juste titre être considéré comme le degré zéro de la
socialité humaine. Il agit comme un dénominateur commun ou un langage social
universel entre toutes les personnes, tous les groupes, toutes les sociétés et toutes les
cultures. C’est ce qui fait son avantage, mais c’est aussi son immense risque.
Echange et marchandage
L’échange marchand, en effet, a toujours eu mauvaise presse. Dans son Ethique à
Nicomaque, Aristote s’entourait déjà de grandes précautions quand il avançait que la
société humaine est entièrement « construite » par l’échange. L’échange lui semblait
contenir le matériau propre à toute vie sociale humaine dans la mesure où celleci est tributaire d’une division du travail, mais en même temps il recelait la
menace d’une désintégration de cette vie sociale en raison du désir individuel
d’enrichissement auquel il prêterait le flanc. De même, on ne compte plus les
relations ethnographiques qui témoignent de la méfiance aiguë des sociétés sauvages,
dès qu’elles s’engagent dans les marges de leur territoire pour proposer quelque
69
surplus à un voisin. Si on fait l’inventaire des griefs à son adresse, la liste est
impressionnante. Il y a d’abord le fait que l’échange marchand conduit à traiter son
prochain comme un étranger. L’intention n’étant pas de nouer un lien, mais de se
procurer le bien qu’il détient, cette étrangeté de soi et du rapport à l’autre est un
masque nécessaire qui impose l’anonymat de la personne pour mieux favoriser
l’importance de la chose. Mais, en même temps, c’est un rapport comportant un
grand risque, celui d’être trompé quant à la nature de la chose retournée, mais aussi
quant à l’intention qui anime l’un des échangistes. S’agissant d’une forme sociale
simple, commandée par la nécessité et dans l’urgence, l’échange marchand peut très
vite dégénérer en conflit et en guerre. Cela souligne l’importance des cadres
institutionnels nécessaires pour le réguler. Dans un même registre, on ne manquera
pas de constater que c’est un rapport inauthentique excluant tout lien personnel et
demandant de traiter autrui comme s’il était lui-même une marchandise, ouvrant la
voie au calcul intéressé et détruisant de l’intérieur toute communauté humaine .
52
Aristote avait donc reconnu que dans une société soumise à la division sociale du
travail, l’échange marchand était l’un des modes de circulation des biens les plus
simples et les plus efficaces, et que si l’institution politique parvenait à en définir les
règles avec suffisamment de soin et de bon sens, ses offices ne sauraient être
remplacés par nul autre. Nécessaire mais menaçant, libre mais incontrôlable,
désirable mais destructeur, tout comme son succédané, l’argent - toute culture,
hormis l’univers occidental, s’est toujours munie de mille précautions pour endiguer
son emprise et réfréner ses conséquences.
Or, il est quelque peu étonnant que jusqu’à l’immense œuvre de Fernand Braudel
(1978), aucun théoricien, aucun historien, aucun philosophe ne se soit consacré à
étudier les conditions de cette emprise, et que la vision naturaliste de l’échange, qui
n’y voyait rien d’autre qu’un instrument de satisfaction des besoins, ait largement
prévalu dans les sciences humaines. Et dans la mesure où la satisfaction des besoins
est une pulsion toute animale, cette vision naturaliste de l’échange interdisait
d’emblée de considérer ce terme comme faisant partie du lexique des sciences
humaines . C’est par le biais de Jean Baudrillard (1976), qui s’était fait le lecteur de
53
Mauss et de Georges Bataille, et dont la critique de l’idéologie simpliste des besoins
est devenu un important repère dans la critique sociale du 20ème siècle, qu’une
conception moins manichéenne de l’échange prit peu à peu forme. Voyant dans le
système des « prestations totales » le ferment de toute dynamique sociale,
70
Baudrillard utilisa le terme d’« échange symbolique » pour mettre en évidence le rôle
constitutif de l’échange dans toute socialité véritablement humaine. Cela, pour
aussitôt souligner l’état de décomposition de la société moderne avancée à la suite de
la disparition de cet échange « vital » et de retomber aussitôt à son tour dans une
nouvelle vision manichéenne. Une société dans laquelle il n’y aurait plus d’échange
symbolique, à ses dires, où ne règnerait plus que l’échange marchand, serait une
société qui aurait définitivement versé dans la « posthistoire » et dans le simulacre.
Nous verrons que ce constat pour le moins radical est largement imputable à une
conception malheureuse du terme de symbole que Baudrillard, dans un agonisme
bien gallo-romain, a tendance à surdéterminer comme un jeu du tout ou rien.
D’entrée de jeu, il nous faudra adopter un regard sociologique plus nuancé et
plus complexe à propos du symbolisme. Est symbolique ce qui forme la relation
humaine, c’est-à-dire ce qui noue la rencontre avec autrui, ce qui déclenche la
réciprocité et ce qui l’installe dans la durée selon une grammaire complexe de la juste
distance et de la juste mesure. Ce qui caractérise une démarche non réductionniste de
la relation humaine, c’est la persistance de ces quatre radicaux qui sont le sacrifice
dans la rencontre, la réciprocité de la réponse, la durée et la mesure.
Il est entendu que l’être humain n’est pas doté de quelque instinct social qui lui
permettrait d’instaurer ces formes de manière spontanée. Il doit dès lors recourir à
des objets chargés de signification, des objets qu’il peut créer lui-même, mais que les
institutions sociales lui mettent la plupart du temps à disposition, pour entreprendre
ce difficile travail de mise en demeure d’autrui avec autrui. Ces objets chargés de
signification, pour autant qu’ils médiatisent la relation humaine, ce sont au plein sens
du terme des symboles sociologiques. Mais, répétons-le, alors que ces objets sont des
« ponts » imaginaires vers autrui en tant que symboles, en tant que choses ils sont
toujours aussi des obstacles à son adresse . Pour obliger une dernière fois
54
l’étymologie, nous pourrions dire que là où se tresse le symbolon, le diabolon n’est
pas loin . La symbolique est toujours double, duelle et ambivalente : le pont est
55
toujours un obstacle à franchir, une menace à affronter, mais chaque obstacle est
toujours aussi un pont. Et de même que plus l’objet d’échange apparaît comme un
objet médiateur et plus son aspect « obstaculaire » est tangible, plus il souligne
l’altérité radicale d’autrui . L’inverse est vrai également : plus l’obstacle entre autrui
56
71
et moi est grand, plus forte sera notre tendance à vouloir le surmonter - jusqu’à faire
de ce dépassement une fin en soi. On voit donc s’ébaucher deux idéaux-types : selon
que la relation humaine est voulue, visée, maintenue en tant que relation humaine,
nous parlerons d’échange symbolique ; ou selon que la relation humaine sera
instaurée pour assurer une transaction d’objets, nous parlerons d’échange
économique. Mais, nous le verrons, de même qu’une relation pure - sans arrièrepensées, sans reste, sans intérêt - est, sinon inimaginable, du moins profondément
inhumaine, l’échange économique, le plus désincarné, garde, ne serait-ce qu’à titre
parfaitement virtuel, la trace ou la mémoire d’une reliance qui ne se dissout pas dans
le simple marchandage. Plutôt donc que de parler d’un symbolisme fort et d’un
symbolisme faible, de socialité primaire ou secondaire, nous partirons de cette
polarité ambivalente de l’obstacle-pont et du pont-obstacle, de cette double
symbolicité des formes de l’échange en maintenant cette ambivalence aussi loin que
possible.
introduire ici une (rapide) discussion de Hénaff
et du coup, je comprends ce que « prendre des rides » peut vouloir
dire. Plus personne ne parle de Hénaff de nos jours. Si controverse il y
eut, c’est à l’angle de l’Avenue du Maine et de la Librairie de Madame
Chirac. Car la position de Hénaff est tout sauf innovante. Même s’il a des
talents évidents de pédagogue (déjà démontrés dans son Lévi-Strauss), sa
thèse centrale rejoint le mainstream actuel pour lequel la douceur du
commerce a certes son prix, mais qu’à tout prendre il vaut mieux
commercer de la sorte que de s’engager dans les luttes kojèviennes de la
réversion compulsive. Il y avait chez Baudrillard encore un peu
d’oxygène, chez Hénaff ça pue le placard. Alors à quoi bon y revenir ?
72
Résumé
Notre point de départ avait été l’exploration des formes de l’échange avec pour
but de nous intéresser à une forme jusque-là délaissée ou mal perçue : sa dimension
symbolique, en entendant par symbolique sa capacité à créer et à perpétuer des
relations humaines - et non, dans le sens commun du terme, le simple troc d’une
chose par une autre. Mais pourquoi un sociologue en vient-il à s’intéresser à l’échange
? Pourquoi va-t-il s’embarrasser d’une notion propre à l’économie politique, alors que
son lexique est déjà suffisamment riche pour témoigner de la circulation sociale ?
J’épargnerai au lecteur un long commentaire sur un effort de recherche et de
réflexion qui, partant d’un malaise de plus en plus grand face à la science économique
à être à la hauteur de son temps, s’est peu à peu transformé en interrogation
sociologique. Mais l’ambition avait été bel et bien celle-ci : l’arraisonnement de la
société par l’économie ayant été jusque-là étudié sur le plan idéologique, technique,
politique, anthropologique voire théologique, jamais, cependant, la sociologie ne
s’était risquée à mettre à profit la particularité de son propre questionnement pour
systématiser ce bouleversement civilisationnel qu’était le passage du primat des
relations interhumaines au primat des relations marchandes. Que Max Weber mette
en scène le procès de rationalisation, que Durkheim convoque le rapport entre
division du travail et modes de solidarité, ou que Norbert Elias voie cette « grande
transformation » comme un rapport entre la disciplinarisation du corps et la
monopolisation de la violence, jamais la tentative de penser ce passage dans son
immanence sociologique ne fut entreprise et pensée jusqu’au bout. Or, le concept
d’échange m’apparaît contenir les promesses d’un concept à la fois critique et
opératoire, dans la mesure où il rend compte à la fois des contraintes de cet
arraisonnement et de la possibilité de les objectiver.
Ecartons pour finir cette présentation de nos concepts de base une objection
d’ordre théorique. Dans De la division du travail social (1893), Emile Durkheim avait
procédé à une critique en règle de la conception de Herbert Spencer qui, reprenant
l’enseignement d’Adam Smith, avait voulu faire de l’échange marchand en tant que
contrat librement négocié le principe constructeur de la société moderne. Son
argument avait été le suivant : si les acteurs devaient négocier tous leurs rapports
sociaux comme des rapports d’échange, ces délibérations continuelles finiraient par
73
paralyser toute vie sociale et par annuler les avantages que l’échange apporterait sur
le plan moral et géopolitique. Pour éviter cela, il était préférable de recourir à des
« institutions »,
c’est-à-dire
à
des
accords
non-contractuels
préétablis
qui
diminueraient - ce qu’en langage économique moderne on nomme - les coûts de
transaction de l’échange . Pour Durkheim, ces « institutions » ne sont pas le fruit
57
d’un calcul d’optimisation, mais le résultat diffus de l’évolution sociale qui
s’imposerait aux acteurs et leur permettrait d’éviter de perdre leur temps en
délibérations interminables. Or, cette critique d’une conception échangiste de la
société - qui se ferait en faveur d’une conception institutionnaliste - n’est en fait
qu’une critique de la naïveté de Spencer qui poussa la contractualisme délibératif
jusqu’à ses limites. Elle n’infirme en rien l’opérationnalité sociologique du concept
d’échange. Car telle est l’ambition épistémologique sous-jacente à cette démarche. Si,
en reprenant une expression de Georg Simmel, j’affirme que l’échange « construit » la
société, c’est précisément dans le sens durkheimien d’institution, c’est-à-dire de
représentation collective, ou plus abstraitement, en tant que principe social
constitutif que je emploie ce terme. Et si, au sens de Mauss, les institutions sont des
manières de faire et de penser dont les individus ne sont pas les auteurs, il nous
faudra bien conclure que l’échange est bel et bien une institution du sens. Nous
suivons en cela le bel enseignement que nous donne Vincent Descombes (1995, 1996)
dans sa critique de l’individualisme philosophique. C’est dans ces termes que
Descombes résume son approche institutionnaliste : « Ce qui fait qu’un acte dont j’ai
la libre initiative détermine logiquement votre réaction, quelle qu’elle soit, comme
étant votre réponse à ma sollicitation, ce sont les usages établis là où ces actes ont
lieu. Ces usages sont des institutions, au sens de Mauss : ce sont des manières de faire
et de penser dont les individus ne sont pas les auteurs » (1996, 333).
Ajouts (mai 2011)
L’échange marchand est à maints égards une forme sociale incomplète. Une forme défective et fragile.
Incomplète, elle l’est car elle ne présente pas les quatre moments de la RH. Qui sont les quatre
moments de tout fait social : initiation – constitution – reproduction – régulation (c’est encore une
idée nouvelle, ici, de définir substantiellement le fait social par ces quatre moment génétiques : j’aurais
pu commencer mon propos par ceci). Elle n’en conserve que les deux premiers : la rencontre (das Sichaufeinander-Treffen, comme le veut l’offre et la demande : eh oui, les économistes ont souvent
74
sousestimé le fait qu’ils doivent d’abord se trouver) et la réciprocité. Laissé à lui seul, l’échange
marchand ne se poursuit pas – ou alors de manière aléatoire. Pour pouvoir être reproduit, il lui faut
des institutions. Celles-ci ne défaillent qu’un peu et notre échange s’en trouve tout désemparé. Un peu
moins de lois, un peu plus de corruption, un peu moins de régulation, un peu plus d’incertitude – et
déjà l’échange marchande hoquète, tâtonne, se fourvoie et devient sujet à controverses.
Pour qu’un fait social soit et persévère dans son être, il doit développer ces quatre moments. Il ne le
fera jamais en complète autarcie, mais on reconnaîtra cette constance à l’influence plus ou moins
discrète que joueront ses environnements. Ainsi, la famille nucléaire ne pourrait exister sans un mode
de vie particulier, une protection juridique de ses propriétés, des mécanismes de planning, la
séparation entre public et privé etc. Forme « épiphanique », la famille nucléaire résiste cependant à
des modifications subites et inattendues de ses environnements. Elle s’y adapte, mais plus encore elle
résiste (important pour MD).
Pris dans le sens de la complétude, l’échange marchand est bien une forme défective de l’échange
symbolique.
75
76
III. De la relation humaine
Si les individus n’en sont pas les auteurs de leurs actes et s’il convient de se méfier
d’imputer ces actes à de grands corps abstraits, il ne resterait, par la négative, qu’à se
rabattre sur ces institutions dont parle Descombes. Mais en-dehors du fait que le
terme est polysémique et controversé, qu’il prête flanc à d’infinies arguties entre
sociologie et anthropologie, la procédé par exclusion n’ouvre en fait qu’un champ
logique des possibles à l’intérieur duquel il s’agira de situer avec plus de précision ce
social sui generis dont on est à la recherche.
Voici ce que j'ai écrit quelques années plus tard (2006 à peu près)
La visée gnoséologique de la relation humaine
Derrière ce titre prétentieux, une évidence toute simple : le monde n’est pas tel qu’il
se donne, il n’est pas non plus tel qu’on l’impose à nous - le monde est tel que nous en
faisons relationnellement l’expérience.
Dans l’une de mes nombreuses disputes (plus disputation que différend rageur) avec
un ami très cher, grand et fin sociologue-philosophe de surcroît, nous en avions après
la cathédrale d’Amiens. J’ignore si nous étions partis de John Ruskin ou si c’est
simplement un mouvement d’humeur qui s’était abattu sur nous, mais toujours est-il
que cet ami me dit à un moment : vois-tu, devant les splendeurs de cette cathédrale,
devant ce monument d’histoire, devant cette œuvre de travail et de génie accumulés,
s’il fallait faire le choix entre elle et tous ces humains qui grouillent autour, c’est la
cathédrale que je choisirais. Ce qui me laissa pantois. Cet ami n’était en rien un
nihiliste ou un traditionnaliste forcené (on reconnaîtra sans peine Michel
Freitag). Mais il voyait très sombre pour une ère dont la créativité se limitait de plus
en plus au pastiche et au mélange, et pour tout dire : il était sensible au fait, que
jamais plus dans l’histoire humaine, l’homme ne serait capable de pareilles œuvres ;
qu’à défaut de « fin de l’histoire », le genre humain se voyait confronté à une fin de
son génie et de sa dignité. Alors, plutôt que de laisser cette déchéance gagner
77
l’humanité toute entière, valait-il peut-être mieux sauver ce qu’elle avait produit de
meilleur (selon lui). Ma réponse fut élliptique, et en deux temps. Je lui fis remarquer,
tout d’abord, que son choix impliquait que plus personne ne pourrait jamais observer
ces œuvres de génie - à moins de prévoir la venue prochaine de quelque espèce extraterrestre. Que ces cathédrales seraient comme des ruines, exposées à elles seules,
témoins muets d’un passé qu’aucune évocation ne parviendrait encore à remémorer.
Mais surtout, après un temps de réflexion, je lui proposai mon second argument, à
savoir que la contemplation de ces œuvres n’était jamais l’objet de l’observateur
unique (fût-il l’observateur absolu, comme mon ami l’avait en tête), mais une
contemplation partagée avec autrui, et une contemplation qui, comble de paradoxe,
pouvait parfaitement se passer de communication verbale.
Il arrive à des esprits éthérés d’amplifier leur sensation devant tel ou tel
spectacle grandiose jusqu’à (croire) pouvoir se passer entièrement de la présence
d’autrui. Mais il s’agit là d’un rude travail (ou, si l’on veut, d’un travail de sublimation
- de l’absence d’autrui - réussi), là, où, en d’autres termes, la contemplation se fait à
deux, parfois à trois (on peut enchaîner et passer d’un trait de Freitag à
Maldiney). C’est cela l’esthéticisme, et c’est là aussi son côté inhumain. Car, que
pouvait répondre mon ami à mes deux arguments de bon sens ? Il aurait pu dire que
dans l’absolu la valeur de ce monument grandiose dépassait de manière
incommensurable toutes ces petites perceptions personnelles qui lui étaient
adressées ; qu’il n’ était pas même nécessaire d’y recourir pour établir sa grandeur et
que le monument reposait dans sa splendeur sans phrase et sans reste, alors que ce
qui grouillait autour était d’un autre monde incapable de saisir sa grâce. Mais il en est
toujours de même : l’esthète se croit seul dans sa contemplation, et c’est bien là sa
monstruosité, il croit être le seul à pouvoir tirer une intensité esthétique unique et
incomparable de la contemplation ou de l’écoute de telle ou telle œuvre, alors qu’il ne
fait qu’accomplir de manière tout-à-fait stérile ce qu’une expérience commune
permet de ressentir communément et naturellement. Cela vaut même pour la
musique qui est pourtant le lieu voué à la consommation individuelle de la dévotion
esthétique . Non seulement, il n'y aurait plus jamais personne pour contempler la
58
cathédrale d'Amiens, mais je pense que mon ami se trompait sur le caractère
essentiellement non-solipsiste de la contemplation. Car c'est en fait l'intense effort
demandé à la contemplation solitaire qu'il érigeait en principe de contemplation et
non l'acte évident de partager son enthousiasme. Mais surtout, toute contemplation
78
est communication intense et l’erreur consiste alors en l’hypostase de la dédication.
On imagine l'effort souvent titanesque du solipsiste de « faire sens » avec ce qui
l'entoure, des ressources d'esprit qu'il doit convoquer pour qu'une chose lui « parle ».
Or, ce parler-là n'est rien d'autre qu'une substitution ou une sublimation du partage
esthétique qui aurait pu être vécu avec une autre personne, mais qui ne l'a pas été.
L’unité phénoménale de la relation humaine
La tradition sociologique dans laquelle s’inscrit ma démarche remonte assez loin dans
le domaine des Classiques. Parmi les penseurs modernes, la notion de « commerce »
de Montesquieu est un passage obligé ; de même, au centre de l’ouvrage magistral
d’Adam Smith, La Théorie des sentiments moraux, il est constamment question de
« sympathy », c’est-à-dire de cet art subtil de se mettre à la place d’autrui pour
interroger les mobiles de l’action d’ego. C’en est d’ailleurs l’exacte expression de ce
que des psychologues et sociologues appelleront plus tard la « réciprocité des
perspectives » (Theodor Litt, Alfred Schutz). Plus près de chez nous, dans la tradition
pragmatique américaine, elle-même héritière de la philosophie morale écossaise
(Shaftesbury, Hutcheson, Dugald Stewart) et du libéralisme français (B. Constant),
cette idée d’un « commerce sympathique » se retrouve chez Josiah Royce - dont
Gabriel Marcel a dressé un éloquent portrait -, chez G.H. Mead, J. Dewey et W.
59
James, puis chez Ch. H. Cooley. Peu à peu et avec l’apport de la phénoménologie par
Alfred Schutz, elle se sensibilise comme un objet d’études particulier dont se chargera
l’interactionnisme. Mais nous sommes encore dans le domaine de la psychologie
sociale ; ces auteurs ont beau être des géants, leur intérêt pour la relation humaine se
fait encore dans un abord égologique et solipsiste du phénomène de la relation. De ce
point de vue, que l’on peut qualifier d’ontologique, la distance avec Smith n’est pas
considérable. Certes, il y a la conscience du fait que la relation humaine est un
domaine particulier d’investigation qui ne se recoupe ni avec l’étude des grands
ensembles sociaux ni avec celle de la psyché humaine. Mais ce « troisième empire »
dont parlera Martin Buber est constamment référé au rôle qu’il est appelé à jouer
60
dans la sensibilité, la morale et les modes de connaissance propres à l’individu.
Ce n’est qu’avec l’irruption de deux penseurs profondément atypiques et qui, de
surcroît, se sont superbement ignorés, que la pensée sociologique commença à se
décentrer de ses fixations solipsistes et à étudier la relation humaine dans ce qu’elle a
79
de spécifique. C’est chez Marcel Mauss qu’elle deviendra un fait social total. On a tant
glosé sur ce mot « total », qu’on en a presque oublié la signification première et
essentielle qui n’est rien d’autre que l’idée d’un fait social sui generis, d’un fait
génériquement spécifique de la sociologie. C’est bien cela que Durkheim, à la fin de sa
vie, avait vainement espéré de trouver dans certains états d’effusion collective. Ce fait
social « total » que Mauss trouve à l’état « pur » dans un grand nombre de sociétés
sauvages et traditionnelles, est d’abord total parce que circonscrit - ni déductible de,
ni réductible à quoi que ce soit d’autre, pour employer nos propres termes. C’est un
fait social qui se suffit à lui-même, se soutient de lui-même et dont les mécanismes ne
sont en rien comparables aux nécessités de la vie sociale ni au mode de connaissance
propre à l’être humain. Bien au contraire, tout se passe comme si, dans les sociétés
prémodernes qu’il étudie, ce fait total imprimait sa logique et ses modes de
fonctionnement aux logiques de reproduction collective et aux formes de
connaissance individuelle. C’est du social « pur » que découvre Mauss dans les rituels
d’échange-don ; du social pur qui précède les élaborations collectives et l’expressivité
réflexive des individus. Et il n’est évidemment pas anodin que ce social pur ait la
forme d’un échange.
Le second penseur à qui nous avons déjà largement emprunté, est Georg Simmel.
Si c’est par un « détour anthropologique » que Mauss découvre l’unité phénoménale
de la relation humaine, cette découverte provient chez Simmel de la radicalisation
progressive d’un procédé méthodologique dont il a été l’un des virtuoses. La méthode
analogique de Simmel a souvent été brocardée, et si on l’a souvent jugée comme une
sorte de comparatisme disert et peu sérieux, on oublie trop souvent qu’aucun
paradigme, aucune méthode sociologique ne s’étaient établis au moment où l’auteur
de la Philosophie de l’argent commence à s’intéresser à cette discipline nouvelle
qu’est la sociologie. Son cadre est la grande science de la culture, la
Kulturwissenschaft qu’avait projetée son maître Wilhelm Dilthey. Et même si
Simmel prendra peu à peu ses distances avec ce modèle (qui voulait transposer au
niveau de la culture ce que certaines personnalités d’exception - on pense à Goethe avaient réalisé à un niveau individuel), ce cadre l’autorise néanmoins des mises en
rapport jusque là impensables ; car si, selon Dilthey, une culture s’affirme comme le
fait une grande personnalité, tous les traits qui la caractérisent se ramènent
finalement à son empreinte unitaire. Si l’analogie s’impose comme méthode de
connaissance, elle se ramène à l’idée diltheyienne que tous les éléments d’une culture
80
ont un « air de famille » que le penseur s’attachera à mettre en évidence. Reprenant
de Kant le terme de « Wechselwirkung », d’« action réciproque », Simmel
dynamisera l’analogie. Lorsqu’il décrit une œuvre d’art, fidèle au procédé
iconographique, il la comparera à d’autres œuvres d’art, mais ce qu’il cherchera avant
tout, ce sera la relation de cette œuvre à l’artiste qui l’a conçue, la relation de l’œuvre
à l’amateur qui la contemple et la relation qui se tisse entre artiste et contemplateur
par l’intermédiaire de l’œuvre - dans le but précisément de trouver un « air de
famille » entre ces relations.
C’est bien là la force et non la faiblesse de ce concept comme on aimerait le lui
imputer. Mais à la base de la « Wechselwirkung » il y a un autre motif qui guide
encore l’analogie. Pour Simmel, comme pour Cassirer qui reprendra cette idée, la
spécificité de l’homme est sa capacité de symboliser, c’est-à-dire d’exprimer de
l’indicible en recourant à une image, à un métaphore, à un schéma . Or, l’indicible
61
par excellence pour Simmel, c’est la relation humaine. Il est bien trop conscient de
l’arbitraire des paroles et du langage pour croire qu’une relation d’amour puisse
simplement être témoignée par des mots, mais il est persuadé qu’à la base de la
conscience de soi et de la manière dont l’individu pense tous les rapports à soi, à
autrui et au monde, se retrouve cette relation humaine symbolique. Et c’est bien
pourquoi la seule réalité qu’il puisse concevoir pour l’être humain est cette réalité des
« Wechselwirkungen » qui ne sont que des manières de formuler l’indicible dont il se
sait constitué. D’analogie en analogie, Simmel arpentera donc le monde de ces
« Wechselwirkungen », donnant au lecteur pressé l’impression de ne rien faire
d’autre que l’étalage de sa culture et de sa spiritualité, alors qu’il n’a de cesse de
recomposer l’univers du symbolisme humain et de trouver dans son expression
épurée la relation originelle qui en est à la base. Par le biais du concept de
« Wechselwirkung », Simmel nous permet en effet une lecture de la réciprocité qui en
ménage à la fois la complexité et l’ambivalence. Complexité des motifs, des enjeux et
des formes ; mais surtout jeu ambivalent d’attraction et de répulsion qui nous permet
de franchir le « stade du miroir », cette lecture simplificatrice de la réciprocité par
laquelle autrui n’apparaît toujours que sous la forme spéculaire d’ego .
62
¤Or, cette relation, Simmel ne l’a pas trouvée. Il l’a tout juste pressentie à travers
ses multiples évocations de l’intime, de la fidélité, du cadeau ou de la confiance dont il
tisse sans fin les digressions dans sa Grande Sociologie . Et c’est bien pourquoi on lui
63
81
impute bien souvent et bien à tort la paternité d’une sociologie relationnelle et non
d’une sociologie de la relation humaine.
Je ne dirais pas que Marcel Mauss soit tombé par hasard sur ce point aveugle que
Simmel avait interrogé et cerné toute sa vie durant - sans aboutir dans sa recherche.
Son génie aura été de pressentir, lui aussi, à travers un immense matériau
ethnographique, historique et juridique, que ce qu’il conçoit d’abord comme une
curiosité, puis une anomalie , revêt les caractéristiques d’un fait social d’une
64
complexité sans pareille. En lisant l’Essai sur le don, c’est d’abord cela qui étonne, en
même temps que la maîtrise avec laquelle Mauss extrait l’unité phénoménale des ces
rites d’une étrange diversité qui entourent l’échange-don. Pourquoi cela et pas autre
chose, se demande-t-on, au départ, pourquoi ne pas évoquer la prière, le sacrifice,
l’organisation sociale voire la morphologie pour pénétrer au cœur des sociétés
« archaïques », pourquoi l’échange-don ? Qu’y a-t-il de si particulier et de si général
qui attire Mauss dans ce phénomène ? Et cela d’autant plus que sa réalité semble au
fil des pages devenir de plus en plus insaisissable, de plus en plus incapable d’être
cernée par nos catégories et nos concepts, au point même que Mauss nous invitera à
les mettre « au creuset », à les suspendre et à en trouver de nouveaux, plus
appropriés pour saisir les « faits » sociaux. Le don est d’abord une énigme, mais c’est
surtout une charade adressée à nos concepts.
Le rapprochement de Mauss et de Simmel est nécessaire, car ils sont non
seulement complémentaires sur le plan de la méthode, de la démarche scientifique et
de la thématisation de l’échange, mais ils ont tous les deux la même intuition
fondamentale : le monde n’est pas constitué de choses, mais de faits . A fortiori le
65
monde social. Il est certes peuplé d’êtres, d’institutions, de représentations
collectives, de choses donc, ou de valeurs ; or, ce qu’il convient d’étudier, ce ne sont
pas ces choses en tant que telles, ce sont les relations entre ces choses. Et si tel est le
cas, c’est que la sociologie part d’un a priori implicite : ces relations entre les choses,
ces faits, sont de structure identique, car c’est la relation humaine qui leur sert de
matrice. Mauss et Simmel ont des manières néanmoins fort dissemblables de
discerner cette intuition. Alors que Mauss plonge directement au cœur même de la
complexité de cette matrice, Simmel prend d’abord la mesure de son système. Mauss
procède de manière inductive, Simmel de manière déductive. Le « roc » d’une
« morale éternelle » que Mauss décèle et à partir duquel il entend reconstruire
l’intelligence du social, n’apparaît chez Simmel qu’au bout d’une longue analyse. Mais
82
le résultat est identique : ce que Simmel appelle « ces fils microscopiques » qui
tissent la trame du social, Mauss le saisit d’emblée comme la seule véritable
spécificité humaine, son seul véritable art, le symbolisme. Le symbolisme n’est rien
d’autre que la constitution d’une objectivité dans et par la relation humaine, la
constitution d’une référence commune, c’est-à-dire d’un partage à partir duquel un
monde devient cohérent et donc humain.
Qu’il me soit une fois encore permis un intermède personnel. C’est par une curieuse
incursion dans les théories de la genèse monétaire que j’ai pour la première fois isolé
ces quatre moments fondamentaux de toute forme de circulation sociale : le sacrifice
(ou de manière plus générale, la rencontre) comme engagement ou initialisation de la
relation ; la réciprocité comme moment de la réponse, de l’écho ; la richesse (ou, de
manière plus générale, la durée) comme matérialisation, c’est-à-dire comme
condition de la durée de la médiation ; et la mesure comme cadre normatif minimal
de cette forme. On sait à quel point les diverses théories tâchant d’expliquer la
formation de la monnaie en Grèce ancienne se sont succédé, mettant d’abord l’accent
sur l’efficacité de l’échange, ensuite sur la nécessité de la mesure, puis sur la
substitution sacrificielle, pour finir par y voir un acte d’imposition politique. Quatre
théories partielles, en vérité, qui - et c’était l’hypothèse banale que je faisais pouvaient tout aussi bien s’associer plutôt que de se concurrencer l’une l’autre. A
l’évidence, les structures tétraédriques sont légion dans les sciences humaines . Or, il
66
est saisissant de constater que Simmel et Mauss thématisent chacun à sa manière ces
quatre moments, pris deux par deux. En effet, que ressort-il de l’analyse maussienne
du don ? En premier lieu, le double sacrifice du donner et du recevoir . En donnant,
67
on s’expose, on se fragilise, on sort de soi ; en recevant, on s’ouvre, on se doit, on
s’oblige. Deux confiances bien distinctes sont de mise. En donnant, une confiance
projective et positive : on espère que le message sera reçu, qu’il sera compris ; en
recevant, une confiance conservatrice et négative : c’est tout le problème de l’accueil
68
et de l’hospitalité, on espère que le don ne sera pas un Cheval de Troie, que par la
brèche ainsi ouverte on ne se livrera pas sans défense. Or, ce qui vient réguler cette
double méfiance - car l’un ne va jamais sans l’autre -, c’est précisément l’objet mis
dans la transaction. Objet animé, chargé de mana, objet « subjectivé », il est chargé à
la fois du difficile travail de véhiculer les intentions des échangistes, et de créer la
durée et le rythme de la relation. Chez Mauss, on reconnaîtra aisément l’accent mis
83
sur les deux moments du sacrifice (ou de la rencontre) et de la richesse (ou de la
durée), ces deux moments anthropologiques par excellence de la relation humaine.
Simmel procède de manière tout à fait complémentaire. A travers le concept de
« Wechselwirkung » , il met en évidence l’étrange alchimie faite d’attraction et de
répulsion, de proximité et de distance à l’œuvre dans toute relation humaine. S’il y a
lieu d’employer le concept de réciprocité, ce n’est que dans une acception complexe
incluant la réciprocité des contingences respectives de l’appel et de la réponse,
l’affirmation de soi et l’allégeance à autrui et la création d’un monde « objectif » du
sens partagé. Bien que son mécanisme soit d’une complexité déroutante, la structure
de la réciprocité est toujours la même : à l’adresse donnée répond une adresse
rendue . Mais cette réponse ne va pas de soi. C’est moins l’existence d’une telle
69
réponse qui préoccupe Simmel - et dans certains cas, comme dans sa digression sur la
gratitude, le fait qu’il n’y ait pas de réponse possible est précisément la caractéristique
de la valeur de la relation - que sa justesse ; qu’adresse donnée et adresse rendue
soient en harmonie l’une avec l’autre. La métaphore musicale qui affleure à bien des
endroits chez Simmel, est choisie à dessein. Car c’est bien plus que de
l’intercompréhension qui est réalisée dans la relation symbolique. Pour Simmel, il y a
comme une préformation de l’âme humaine qui la rend capable de se mettre en
consonance avec autrui . L’homme est toujours déjà un être-en-projet pour autrui,
70
mais ce n’est que la relation réussie qui lui en fait prendre conscience. L’idée de
mesure qui s’énonce ainsi, se décline à tous les étages de la « Wechselwirkung » : de
la mesure proprement métaphysique dont Simmel aimerait faire l’objet de sa
« sociologie
intérieure »,
jusqu’à
la
mesure
toute
banale,
quand
la
« Wechselwirkung » sera devenue échange marchand.
Cette lecture de Simmel et de Mauss ne vise pas à rendre compte de toute la
richesse de ces théoriciens essentiels de l’échange social, mais simplement à proposer
une grille de lecture de leur complémentarité. Réunissons-les à présent et détaillons
ces quatre éléments fondamentaux de l’échange.
84
Les quatre moments de la relation humaine
Citation Buber (« …sur l’arête étroite entre le jeu et le tu… »)
(5. 2011) - Tout fait social comporte quatre moments. Qu’on pourrait caractériser de
lanière abstraite par les moments
d’initiation (ou d’initialisation)
de constitution
de reproduction
et de régulation.
Je dis bien « tout fait social », qu’il s’agisse d’une forme éphémère (un échange de
regards furtifs) ou d’une institution complexe (comme l’argent ou un traité
commercial international). Nous dirons donc que tout fait social a une structure
tétraédrique.
Ces quatre moments ou radicaux de la relation humaine n’ont été évoqués jusque là
que de manière allusive. Il est temps à présent de les développer quelque peu. En fait,
nous l’avons déjà indiqué, ces quatre radicaux décrivent la structure générale de toute
forme de circulation sociale. Les termes employés - rencontre, réciprocité, durée et
mesure - ne sont pas à prendre de manière littérale, mais sont à considérer comme
des termes génériques : ce n’est qu’en tenant compte de toute leur extension
sémantique qu’une conception de l’agir social comme échange pourra dévoiler toute
sa portée.
L’histoire sociologique, nous l’avons déjà souligné, est riche en structures
tétraédriques de ce genre. Le schéma AGIL de Parsons est certainement le plus connu
d’entre eux. Or, plutôt que de poser la question parsonienne des prérequisits
fonctionnels d’un système social, nous plaçons la relation humaine au centre de notre
modèle en stipulant le caractère matriciel de cette relation ; en faisant de la sorte, ce
n’est plus une question d’ordre mais de structuration qui en devient l’enjeu principal.
Alors que Parsons reposait le fameux « social problem of order » de la philosophie
hobbesienne sur un plan purement synchronique, notre modèle vise à déchiffrer la
constitution et la déconstitution de cet ordre dans le temps, au niveau des individus,
85
des groupes et des sociétés. Si, dans l’exposé de ces radicaux, nous privilégions une
perspective interactionniste élémentaire qui vise à rendre compte du déroulement
logique d’une relation humaine, ce n’est qu’à titre de simplification et de clarification,
l’évidence du processus n’étant une fois encore que la traduction ou la cristallisation
dans les faits d’un phénomène d’une très grande complexité qu’aucun langage
systémique ne saurait rendre. C’est bien pourquoi j’ai choisi des termes
impressionnistes et non des termes structuralistes ou fonctionnalistes pour
caractériser ces radicaux.
I. « L’événement par excellence est la rencontre » écrit Henri Maldiney . Et il
71
ajoute : « mais nous parlons trop facilement de rencontres et de rencontrer (…). Il n’y
a de rencontre que de l’altérité. L’altérité est imprévisible ». Maldiney n’est qu’un
penseur dans une histoire déjà longue de la dialogie. Avant lui, Buber, Lévinas,
Jacques et bien d’autres se sont préoccupés du surgissement du visage d’autrui et de
son ineffable altérité. La sociologie, quant à elle, même si l’interrogation
dialogique trouve en Simmel un point de focalisation essentiel, ne s’en est occupée
que de manière marginale.
L’idée de rencontre met l’accent sur ce que le sociologue nomme l’initiation d’une
interaction, sur ce « premier pas » qui nous paraît toujours si difficile et risqué quand
nous approchons autrui dans la vie quotidienne . Plus difficile et risqué encore,
72
quand il s’agit de la première fois. L’essentiel des « expériences de crise » qu’ont
mené les ethnométhodologues dans les années 1970 et 1980 se concentrait sur ce
moment initiateur et initialisateur de l’interaction qui leur permit de mettre en
évidence - et c’est là l’une de leurs découvertes majeures - à quel point l’« ouverture »
d’une interaction structurait cette interaction dans son déroulement ultérieur. A côté
de ce moment d’indétermination - qui, selon les ethnométhodologues, laisse une
grande place à l’établissement de « règles ad hoc » - et de risques - qui sont selon les
anthropologues l’une des sources essentielles de la ritualisation -, la rencontre
s’apparente au geste de la donation et, au-delà, à l’idée de sacrifice qui comporte
toujours un « objet » dont on se démet ou d’une face qu’on risque de perdre, pour le
verser dans la circulation sociale. C’est une partie de soi dont on se dessaisit ainsi, et
il y a toujours un léger moment d’affliction qui accompagne cette séparation. C’est
dans ce sens psychologique que le terme de sacrifice est le plus communément
86
employé. Mais il y a plus important : ce n’est pas soi-même qu’on met en jeu dans
l’interaction, qu’on veut ainsi « ouvrir » à l’autre, mais une partie de soi-même. Et
cette partie de soi-même, cet objet qu’on a ainsi créé en s’en séparant, cette annonce
qu’on a faite, cet appel qu’on a formulé, c’est précisément ce sur quoi se focalise
l’échange, s’il est couronné de succès, comme une forme de partage de sens ou, selon
le sens que lui donne Georg Simmel, d’objectivation. Et c’est en ce sens seulement
qu’on parlera d’ « objets » d’échange par la suite. Je rappelle l’une des inspirations
fortes de Claude Lefort que l’on peut considérer à juste titre comme l’initiateur de
l’antiutilitarisme français : « En un premier sens, il (l’échange par dons) est l’acte par
lequel l’homme se révèle pour l’homme et par l’homme (…). En donnant, il
(l’individu) brise le lien qui l’unit à la chose, mais cette négation n’est vraie que si
autrui la reconnaît en l’effectuant à son tour. L’univers humain ne se dessine ainsi
que dans une contemporaine désaffection de la réalité ; les hommes en une opération
identique, celle du don, se confirment les uns aux autres qu’ils ne sont pas des choses
» (1978, 27). Pour reprendre l’expression si heureuse de Marcel Mauss, on pourrait
aussi parler d’« objets animés », d’objets pourvus d’une âme, de mana. Cette part de
soi-même à partager avec autrui, ce sacrifice censé « ouvrir » l’interaction, comporte
une ambivalence essentielle : elle est à la fois un « pont » jeté vers autrui - et
j’emprunte ici à dessein une image de Simmel - et un obstacle qui limite ou, le cas
échéant, anéantit l’interaction. Part de soi-même, offrande/poison (gift/Gift), elle
empêche de se perdre dans la fusion, d’y verser toute sa personne, sans reste ; mais
part de soi-même, cependant, qui l’expose aussi au risque d’être volé, trompé ou
détourné de soi-même.
Il y a dans la rencontre une immédiateté et un envisagement dont la nature et les
enjeux dépassent largement le cadre de l’analyse sociologique et de ce que les termes
d’initiation ou d’initialisation de la relation humaine peuvent figurer. Avant de se
porter vers autrui et de lancer un pont, comme le formule Handke, il y a ce premier
moment proprement énigmatique qu’est son irruption dans notre monde. Irruption
d’une autre conscience sur laquelle la notre vient buter, d’une conscience qui vient
interrompre le cours du ressassement monotone des choses, ce visage nous interdit
tout d’abord, il nous décentre de nous-même, nous aspire un court laps de temps
dans un empire indiscernable. Nous ne sommes plus (avec) nous-mêmes, mais nous
ne sommes pas encore avec autrui. Toute rencontre authentique, c’est-à-dire
simplement attentive et ouverte sur autrui, contient ce moment de flottement, ce
87
relâchement d’un vague solipsisme qui se déporte soudain sur une autre présence.
Paradoxalement, cette irruption nous rend à nous-mêmes, dans un double
mouvement où nous tâchons d’affirmer notre quant à soi, alors même que nous nous
plongeons dans cette vacuité qui se creuse entre autrui et moi. Cette altérité excède
toute connaissance possible ; elle est de l’ordre du sensible, de l’expressivité pure,
dont aucune médiation ne peut se charger . Cette présence d’autrui n’est en rien
73
réductible ; le procédé technique le plus sophistiqué ne saurait rendre cette
imminence d’autrui qui ne se réduit pas au seul visage, à la seule posture corporelle,
mais nous confronte avec un tout indistinct, une présence massive qui nous
interpelle.
II. A côté de l’initiation de l’interaction, le schème réciprocitaire se charge de sa
régulation (non !). C’est parce qu’il comporte ce moment, que l’échange ne saurait
être de l’ordre du don pur, de l’agapé chrétienne, du sacrifice suprême . Si l’on donne
74
pour recevoir, c’est d’abord pour établir un lien, ensuite pour profiter de la relation
ainsi établie. C’est là l’enjeu sociologique essentiel de notre propos : montrer que
l’établissement d’un tel lien n’est pas imputable à quelque faculté socialisatrice
immanente de l’être humain, à une « socialité apriorique », mais s’exerce à travers
une forme sociale particulière que le genre humain, à l’instar de l’apprentissage de la
parole, aura développée tout au long de son ontogénèse. La « universal norm of
reciprocity », dont parlait Alvin Gouldner hypostasie bien évidemment cette règle. Ce
n’est pas en en faisant un « universel » ou, comme Lévi-Strauss, un invariant
structurel cognitif, que l’on découvrira toute la richesse et toute la complexité de ce
schème. Lévi-Strauss, pourtant, dans l’exemple déjà évoqué de l’échange du pichet de
vin, et pour autant qu’il se soit laissé aller à son talent d’écrivain, en a rendu l’un des
portraits impressionnistes les plus accomplis qui m’a servi d’exemple tout au long de
cette tentative de théorisation. En raison de son importance, mais aussi de son
indéniable faculté évocatrice, qu’il nous soit permis de le citer dans toute son ampleur
:
Claude Lévi-Strauss : l’échange cérémoniel des pichets de vin
"La situation de deux étrangers qui se font face, à moins d’un mètre de
distance, des deux côtés d’une table de restaurant à bon marché (...) est banale
et épisodique. Elle est cependant éminemment révélatrice, car elle offre un
88
exemple, rare dans notre société (…), de la formation d’un groupe pour lequel,
en raison sans doute de son caractère temporaire, on ne dispose pas d’une
formule toute prête d’intégration. L’usage de notre société est d’ignorer les
personnes dont le nom, les occupations et le rang ne sont pas connus. Mais,
dans le petit restaurant, de telles personnes se trouvent placées pour deux ou
trois demi-heures dans une promiscuité assez étroite, et momentanément unies
par une identité de préoccupations. Un conflit, pas très aigu sans doute, mais
réel, et qui suffit à créer un état de tension, existe, chez l’une et l’autre, entre la
norme de la solitude et le fait de la communauté. Elles se sentent à la fois seules,
et ensemble, contraintes à la réserve habituelle entre étrangers, alors que leur
position respective dans l’espace physique, et leur relation aux objets et aux
ustensiles du repas, suggère, et dans une certaine mesure réclame, l’intimité.
Ces deux étrangers sont exposés, pour un court espace de temps, à vivre
ensemble. (…) Rien ne saurait empêcher une imperceptible anxiété de poindre
dans l’esprit des convives, à base d’ignorance de ce que la rencontre peut
annoncer de menus désagréments. La distance sociale maintenue, même si elle
ne s’accompagne d’aucune manifestation de dédain, d’insolence ou d’agression,
est, par elle-même, un facteur de souffrance, en ce sens que tout contact social
comporte un appel et que cet appel est un espoir de réponse. C’est de cette
situation fugace, mais difficile, que l’échange du vin permet la résolution. Il est
une affirmation de bonne grâce, qui dissipe l’incertitude réciproque ; il substitue
un lien à la juxtaposition. Mais il est aussi plus que cela : le partenaire, qui était
en droit de se maintenir sur la réserve, est provoqué à en sortir ; le vin offert
appelle le vin rendu, la cordialité exige la cordialité. La relation d’indifférence, à
partir du moment où l’un des convives décide d’y échapper, ne peut plus jamais
se reconstituer telle qu’elle était ; elle ne peut plus être, désormais, que de
cordialité ou d’hostilité : on n’a pas la possibilité, sans insolence, de refuser son
verre à l’offre du voisin. Et l’acceptation de l’offre autorise une autre offre, celle
de la conversation. Ainsi, toute une cascade de menus liens sociaux s’établissent,
par une série d’oscillations alternées, selon lesquelles on s’ouvre un doigt en
offrant, et on s’oblige en recevant, et, dans les deux sens toujours, au delà de ce
qui a été donné ou accepté. Il y a plus encore. Celui qui ouvre le cycle s’assure
l’initiative, et la plus grande aisance sociale dont il a fait preuve lui devient un
avantage. Car l’ouverture comporte toujours un risque : risque que le partenaire
réponde à la libation offerte par une rasade moins généreuse ; ou risque, au
contraire, qu’il ne se livre à une surenchère et ne vous oblige – la bouteille, ne
l’oublions pas, étant minime – soit à perdre, sous la forme de la dernière goutte,
votre dernier atout, soit à faire à votre prestige le sacrifice d’une bouteille
supplémentaire. Nous sommes donc bien, à l’échelle microscopique il est vrai,
en présence d’un ‚fait social total’, dont les implications sont à la fois
psychologiques, sociales et économiques. Or ce drame en apparence futile,
auquel le lecteur trouvera peut-être que nous avons accordé une importance
disproportionnée, nous semble au contraire offrir à la pensée sociologique
matière à d’inépuisables réflexions" (1967, 69-70).
Lévi-Strauss dit bien que « tout contact social comporte un appel et que cet appel
est un espoir de réponse » (70), voilà pour le moment de la rencontre ; et il ajoute
aussitôt que « la relation d’indifférence (...) ne peut plus jamais se reconstituer telle
89
qu’elle était ; elle ne peut plus être, désormais, que de cordialité ou d’hostilité »
(ibid.). Le mal ou le bien est fait. Nous sommes dans l’irréversible. C’est bien de cela
que se charge le schème de la réciprocité. Si nous l’étudions de plus près, nous y
trouvons une quadruple épreuve dont j’avais esquissé les traits dans un travail
antérieur :
75
a) Une épreuve identificatrice - la réciprocité est de la manière la plus
générale qui soit le schème spéculaire par lequel se constitue l’identité et la
personnalité des êtres humains. C’est là le thème récurrent de la philosophie
dialogique depuis Buber qui dénonce l’autoconstitution de la subjectivité
humaine et propose de la faire advenir du rapport intersubjectif. Lieu de la
conscience partagée, conscience du fait que l’autre est une conscience, la
réciprocité nous pose, nous assigne un lieu, un temps dans le regard et les gestes
d’autrui. Ce n’est qu’identifié que nous pouvons agir. Toute théorie de l’action
qui prétendrait que l’action précède la réflexion fait l’impasse sur cette
identification primaire.
b) Une épreuve révélatrice - elle permet de trancher entre l’établissement
du lien ou sa dénonciation, entre la cordialité ou l’hostilité. L’issue la plus
générale de la réciprocité est bien celle-ci : soit mon geste est reçu, soit il est une
fin de non-recevoir ; et l’adresse, le pont sera anéanti. Mais s’il est reçu - et c’est
un pari pascalien qui se joue là et qui nous incite toujours à rejouer notre mise
-, c’est un prodige qui se produit. A partir de là, nous ne serons plus nousmêmes. Nous avons été reconnus dans notre qualité de contemporain, de vis-àvis. Même pour un laps de temps très court, nous avons pris l’étoffe humaine.
c) Avec l’épreuve classificatoire, nous quittons le champ proprement
philosophique, car pour le sociologue et l’anthropologue ce qui importe avant
tout est que la réciprocité met en place les critères de différenciation permettant
de qualifier tout rapport social par un système de fines gradations concernant la
distance sociale, le degré d’implication et d’affiliation que les acteurs sociaux
établiront entre eux. En effet, la réciprocité n’est pas un simple rendre. Il y a un
temps, un lieu, une manière de rendre. Et selon ces modalités, se constituera un
espace social où nous saurons tout sur les distances, les lieux, les moments et
les gestes qui rythment nos actions.
90
d) Une épreuve systématique, qui intéressera plus étroitement le sociologue,
car, comme le dit Lévi-Strauss, la réciprocité permet l’établissement de « toute
une cascade de menus liens sociaux », c’est-à-dire d’une dynamique sociale
menant des formes élémentaires jusqu’aux institutions les plus élaborées de la
vie sociale.
La réciprocité est au sens le plus strict du terme une épreuve d’apprentissage
social. Elle permet non seulement, selon l’heureuse formule de Berger et Luckmann,
de s’orienter en société, mais elle fait société. Mais elle est bien plus que cela, car elle
est à la fois le support du processus spécifique de la reconnaissance humaine et
l’agent dynamique qui construit les formes sociales dont la totalité se confond avec le
concept de société.
De tous les moments de la relation, c’est bien évidemment la
réciprocité le moment le plus formateur. C’est lui qui donne à la relation
sa bipolarité dynamique. A n’en pas douter, il s’agit là d’une
structuration qui, à la différence de la théorie d’Anthony Giddens, ne
suppose pas l’existence d’un système social, mais doit être conçu comme
une structuration immanente des pratiques.
III. Le troisième aspect de l’échange, la durée - après les processus d’initiation et
de régulation - se charge de la permanence ou de l’institution du rapport ou, si l’on
veut, de manière plus abstraite, de son rapport au temps et à la temporalité. Nous
avions mis en évidence le fait que l’échange actuel ne saurait se faire sans la
possibilité d’échanges futurs, c’est-à-dire sans la garantie que le risque actuel ne
puisse être encouru que sur la base de gains futurs, établissant ainsi une sorte de
réassurance réciproque des échangistes. Que l’échange se fasse pour le prestige ou
pour le simple intérêt matériel, qu’il soit rituel, comme dans l’exemple de LéviStrauss ou factuel, comme dans l’échange monétaire, c’est toujours pour un mieux
que l’on échange : sortir de l’anonymat, combler un manque, profiter d’une occasion.
Cet enrichissement n’a rien à voir avec un simple intéressement, à la manière du
fameux boucher d’Adam Smith, mais provient de l’indétermination anthropologique
de l’être humain ou, formulé de manière plus positive : du fait que l’être humain est
un être de désir . Sans anticipation réciproque, l’échange demeurerait un schème
76
91
vide, une aspiration sans contenu appelée à disparaître dans une spécularité sans
objet. Or, cet « objet » que l’on met dans l’échange pour l’initier en le sacrifiant et
dont on attend un retour, est à la fois l’objet d’un partage symbolique et la
médiatisation matérielle (le médium) de l’échange. Pour permettre la permanence du
rapport, il doit s’autonomiser en richesse . C’est par là que toute l’ambivalence de
77
l’échange se manifeste : comme l’échange se réalise toujours dans le futur qui est son
moment de vérité, on ne saurait déterminer d’avance si les échanges actuels se font
dans le but de simplement accaparer cet objet (richesse matérielle) ou si celui-ci
demeure essentiellement médiation (richesse symbolique), c’est-à-dire symbole du
lien établi et signe de la volonté de le faire perdurer. L’ambivalence première de
l’objet - d’être à la fois « pont » et « obstacle » - que la règle de réciprocité se charge
de lever post festum, se trouve ici redoublée dans sa signification sociologique : on ne
sait pas par avance, si l’objet de l’échange sera symbole ou chose, c’est-à-dire objet
partagé ou objet accaparé. Cette ambivalence trouvera dans l’argent - et jusque dans
la distinction lexicale entre argent et monnaie - son point de culmination. C’est l’un
des motifs principaux de la Philosophie de l’argent de Georg Simmel que de
s’interroger sur les conséquences philosophiques, sociales et culturelles du
retournement de la médiation monétaire, l’argent cessant d’être médiateur pour
devenir monnaie, c’est-à-dire agent des échanges.
IV. Le quatrième aspect, la mesure, est plus complexe à saisir, car il s’agit d’une
représentation que se font les échangistes de leurs transactions. Chaque échangiste
part en effet d’une représentation d’un échange juste ou de ce qui lui paraît justifié de
recevoir en retour. Car s’il faut donner pour s’ouvrir à autrui, il faut aussi rendre. Or il
ne faut rendre ni trop ni trop peu, ni trop vite ni trop tard. Le cadre d’une telle
représentation est une image du monde des choses et des êtres humains, de leur place
et de leur statut dans ce monde et des rapports qui en sont concevables ; ou plutôt de
deux imaginaires radicalement opposés : le cosmos limité, rangé et mesuré de toutes
les cultures prémodernes et l’univers infini, chaotique, acosmique et démesuré
propre à la Modernité occidentale. - Deux remarques de méthode s’imposent ici. Il a
pu apparaître jusqu’ici que nous adoptions une conception constructiviste du social,
comme si les règles, les formes et les institutions découlaient tous de ce matériau
élémentaire de la vie sociale qu’était la relation humaine. Voici que surgit un élément
qui lui est apparemment étranger et qui vient infirmer ce constructivisme. C’est vrai
et faux à la fois. Comme nous le verrons, ces deux imaginaires du monde sont le fruit
92
d’une longue évolution historique et concentrent en eux une gigantesque mémoire de
ce que les êtres humains ont perçu, découvert et imaginé du monde dans lequel ils
vivaient ainsi que de la manière dont ils ont organisé cette mémoire en un ordre plus
ou moins stable. Cette mémoire contient, cela va de soi, des éléments extérieurs à
l’échange et à son schématisme. Comment voudrait-on rendre compte de la
Révolution copernicienne ou de quelque invention technique au moyen de nos seuls
concepts ? La tentative est proprement illusoire. Mais, en même temps, ces deux
imaginaires sont à leur tour systématisables en termes d’échange, ce qui reviendrait à
dire qu’une partie de leur réalité se retrouve directement dans les agirs des êtres
humains, retraduisant dans les pratiques un ensemble idéel qui par ce biais devient
compréhensible et cohérent. Seconde remarque : s’il a pu apparaître que nous
produisions nos concepts par construction, en suivant le cheminement d’une
sociogénèse des formes sociales, ce quatrième élément, la mesure, est bel et bien un
moment de basculement. Au mouvement ascendant (de constitution) {rencontre ->
réciprocité -> durée -> mesure} correspond un mouvement descendant (de
détermination) {mesure -> durée -> réciprocité -> rencontre}. C’est dire que la suite
d’éléments que nous avons jusqu’ici considérée est bel et bien une suite logique, mais
elle ne saurait en aucun cas être conçue comme une suite linéaire. Ainsi, la réciprocité
détermine le rencontre qui, à son tour, la constitue. Sans réciprocité pas de rencontre
et sans rencontre pas de réciprocité. Sans réciprocité, la rencontre serait une dépense
pure, insensée ; sans rencontre, aucune réciprocité ne serait être initiée. Et ainsi de
suite .
78
Nous avons vu qu’il est possible de distinguer deux systèmes de valeurs qui
structurent les représentations des échangistes quant à la justesse et à la justice de
leurs transactions de manière particulièrement tranchée. Cette distinction est peut
être le trait le plus saillant de l’abendländischer Sonderweg, de cette voie particulière
- que certains disent monstrueuse ou « immonde » - qu’a pris l’Occident à la
Renaissance par rapport à toutes les autres cultures du monde. C’est, d’une part, la
conception du monde comme d’un cosmos, d’un système clos et ordonné ; et de
l’autre, celle d’un univers infini, système ouvert et proliférant. A la jonction des deux
se situe précisément la Révolution copernicienne qui fait exploser l’ancien imaginaire
d’un cosmos ordonné et ouvre sur les « univers infinis » tant célébrés par Giordano
Bruno. Et cette césure méta-représentationnelle se retrouve précisément
dans deux conceptions de la forme de l’échange marchand que, mis à part
93
de rares chercheurs comme Louis Dumont, la réflexion sociologique et
philosophique a entièrement occulté jusqu’à aujourd’hui. Car dans ce
cosmos fini, où toute chose a sa mesure, son allocation, son temps et son
rythme, l’avantage de l’un correspond toujours au prix à payer pour
l’autre ; alors que dans l’univers infiniment ouvert des Temps modernes,
cette compensation réciproque fait place à un jeu d’émulation où
l’avantage de l’un est sensé impliquer l’avantage de l’autre. C’est dans ce
brouet que se trame la formule mystique du Sonderweg – et non, comme
l’a toujours prétendu le productivisme sociologique, dans la découverte
et l’invention. Dans l’une de nos prochaines Etudes nous reviendrons
longuement sur cet aspect. La mesure de l’échange, la juste mesure, les règles
d’équité, les cycles, les rythmes etc. qui structurent le donner et le rendre se déclinent
et se conjuguent ainsi selon deux régimes sémantiques, selon deux systèmes de
valeurs,
l’un
traditionnel,
l’autre
moderne,
logiquement
exclusifs,
mais
empiriquement intriqués. Plus qu’une simple contextualisation culturelle, la fonction
de mesure en appelle à une mise en perspective avec les images du monde.
De manière plus abstraite, nous trouvons ici les quatre moments constitutifs de
tout agir social, qu’il soit individué, groupal ou sociétal : l’initiation, la régulation,
l’institution et le cadrage culturel. Ces quatre moments sont dans des rapports de
constitution et de détermination les uns avec les autres. Et si l’échange nous apparaît
comme la catégorie centrale de la sociologie, c’est qu’il concentre précisément tous
ces éléments en/sur son support, qu’il en présente la synthèse . Plutôt que d’établir
79
cette synthèse de manière abstraite et formelle, en développant la matrice des
rapports de constitution et de détermination de ces éléments, au risque de nous
engager dans une grande tautologie , il nous faut à présent établir la concrétude de
80
l’échange. En d’autres termes, il nous faut retrouver sa validité et sa productivité
explicative de manière positive et non pas simplement formelle.
Formes et objets d’échange
94
Si pour Talcott Parsons et pour une grande partie de la sociologie fonctionnaliste
et individualiste, les valeurs et les normes sont actualisées et mises en forme dans les
interactions humaines, jamais cependant elles ne sauraient y être engendrées . La
81
sociologie individualiste construit les normes sociales à partir du jeu de préférences
ou des « raisons d’agir » des acteurs sociaux en les concevant comme des règles que
les acteurs établissent mutuellement en vue de promouvoir et de justifier leurs choix.
La sociologie collectiviste, par contre, les déduit des conditions de cohésion et de
permanence d’une totalité sociale apriorique. Or, en évoquant les éléments
constitutifs de l’échange, nous avons mis en évidence un certain nombre de normes
dont la source ne saurait être ni l’acteur social, ni la société dans laquelle il est
socialisé.
C’est là un point capital. Car, que l’approche soit normativiste (Durkheim),
fonctionnaliste (Parsons), structuraliste (Bourdieu), individualiste (Coleman) ou
systématique (Freitag), les normes sociales et a fortiori les valeurs sont soit données
de manière apriorique ou alors construites de manière mécanique et inductive. Soit
leur genèse est simplement postulée et donc niée, soit elle procède d’une émergence
spontanée
-
en
parfaite
incohérence
au
demeurant
avec
les
postulats
épistémologiques de l’individualisme sociologique. Si un certain nombre de normes
ne sont ni réductibles aux raisons d’agir des individus, ni déductibles des conditions
de possibilité d’un être-ensemble des hommes qu’on peut nommer « société », mais
sont immanentes à la constitution de la relation humaine, et si la relation humaine
peut à juste titre être considérée comme le phénomène sociologique sui generis, cette
« découverte » n’est pas un simple épisode dans une concurrence interparadigmatique classique en sociologie, mais laisse présager les contours d’un
nouveau
paradigme
sociologique
englobant,
d’une
sociologie
nouvelle
qui
commencerait alors seulement à trouver son assise. Car si la réciprocité est une
« norme universelle », et si par économie conceptuelle nous nous refusons d’en faire
une constante anthropologique - une faculté innée à se lier à autrui de manière
immédiate - ou le propre d’une totalité sociétale, force est d’admettre que son origine
devra être trouvée ailleurs. Elle devra être trouvée dans un troisième ordre de réalité
sociale.
L’hypothèse la plus plausible serait donc d’admettre que la relation humaine est
un phénomène social sui generis. Elle n’est pas un « pattern » sociétal convertible en
règles auxquelles les acteurs se conformeraient de manière plus ou moins réflexive, ni
95
une émergence spontanée de l’action rationnelle des individus. La relation humaine
est immédiatement et génériquement sociale parce qu’irréductible à l’individuel
comme au tout de la société, à quelque niveau que l’on situe ces entités (ego
transcendantal, Raison absolue, Individu ou Système, ensemble de « champs »,
modes de production de la société, etc.). Le social est ce troisième monde, entre les
existences particulières des individus et leur existence ensemble. Il est leur substrat
existentiel premier à partir duquel ils prennent forme et deviennent, autrement dit,
« cet individu-ci », ce « groupe-ci », cette « société-ci » de façon cohérente et durable.
Si sur le plan phénoménal l’attention se portera sur l’analyse des relations
humaines, sur le plan de la discipline sociologique, cependant, il nous faudra recourir
à des concepts plus opératoires. En abordant la relation humaine par les concepts
d’échange, nous excluons volontairement de notre analyse tous les aspects
transcendantaux de la relation humaine. Certes, dans ce propos introductif il a été
souvent question de ceux-ci. Car il fallait mettre en évidence à la fois son unité
phénoménale et son caractère de fait social générique. Ce travail une fois accompli, la
construction d’un nouveau corpus de concepts sociologiques, établi cette fois-ci sur le
concept d’échange, s’impose. Dans un premier temps, il nous faudra distinguer idéaltypiquement ses formes. Ensuite, rendre compte de la nature particulière de l’objet
d’échange.
Premier constat : les deux formes de l’échange que nous avons définies jusqu’ici
sont des formes pures, c’est-à-dire des idéaux-types d’un genre très particulier. Si,
pour Max Weber, l’idéal-type était opératoire à l’état de modèle de pensée, il ne se
retrouvait dans la réalité que dans de très rares cas. Or, nos idéaux-types ne se
retrouvent pas même à l’état de modèle. Tout juste nous servent-ils à penser leur
ambivalence. Même au niveau de la modélisation théorique, il s’agira de penser
l’économie du symbole et le symbolisme de l’économie. Il n’y a d’échange économique
et d’échange symbolique purs ni en réalité, ni en théorie. Ainsi, en critiquant
l’exchange theory de G.C. Homans, j’ai montré que le concept de valuable exchange,
d’échange économique pur, tel qu’il est utilisé en économie ou en psychologie
béhavioriste, est strictement inapplicable en sociologie . De même, l’échange
82
symbolique pur représente tout au plus un cas limite de quelque « fusion » sociale qui
ne saurait être au principe d’une forme sociale à vocation un tant soit peu réflexive .
83
96
Mais nous voilà peu avancés encore par rapport à notre question initiale sur ce qui
permet de distinguer ces deux formes. Certes, d’après ce que nous venons de voir,
l’échange est toujours un mixte de symbolique et d’économique. Idéal-typiquement, il
est aisé de les distinguer ou isoler. Mais la question qui se pose n’est pas une simple
question de méthode, et ce n’est pas en définissant des idéaux-types que l’on
progressera dans l’explicitation des concepts. Je ne me contenterai pas non plus du
compromis qui tendrait à dire que la différence entre les deux formes d’échange se
ferait au moment de la reproduction du symbolique ou, si l’on préfère ce terme, au
niveau de la qualité du lien social. En proférant des « diagnostics » selon lesquels le
symbolisme se reproduirait constamment sans s’appauvrir dans l’une des formes,
alors que dans l’autre il serait peu à peu pillé comme une « ressource de sens » au
profit de la progression du principe marchand, nous ne ferons pas avancer
l’intelligibilité des concepts. Ce « diagnostic » est un argument génétique qui
conserve toute sa valeur dans l’interprétation historique et la critique sociologique,
mais qui, une fois encore, est insuffisant du point de vue épistémologique. Premier
constat, donc : penser l’échange c’est toujours penser l’ambivalence de ses formes.
Deuxième constat. La misère de l’échange - et de la théorie qui cherche à le
comprendre - est que les intentions des échangistes ne s’affichent qu’une fois
l’échange effectué. Qu’on fasse un don pour s’assurer d’une amitié ou pour
promouvoir une alliance commerciale, cette intentionnalité est impossible à
déchiffrer dans les esprits des partenaires ou dans les cadres de l’action. Il se peut fort
bien qu’au beau milieu d’une transaction commerciale il vienne à l’idée de l’un des
partenaires de faire un cadeau, un geste d’amitié à l’autre ; tout comme il se peut
qu’un présent chargé symboliquement, offert par quelqu’un que l’on considérait
comme son ami, se révèle être un simple marchandage de fortune. Le malheur de
bien des chapitres de la condition humaine est précisément que ce n’est qu’après
coup que ces intentions deviennent manifestes. Dans l’après-coup du divorce, par
exemple, les objets de partage se révèlent chargés de haine, le matériel ménager
utilitaire acquiert des charges symboliques insoupçonnables, et inversement des
objets hautement symboliques, tels que des photos, de bagues ou des souvenirs
communs sont ravalés au rang d’une vulgaire matière à détruire. C’est dire que le
brouillage épistémologique se retrouve aussi sur le plan des pratiques. Mais, si l’on y
réfléchit bien, cette remarque est une indication précieuse. Car, si le déchiffrage de
l’échange ne saurait se faire au niveau des intentions des acteurs, mais au niveau de
97
l’expression de ces intentions, matérialisée dans l’objet d’échange, leur examen
n’incombe plus à l’analyse phénoménologique de l’intentionnalité des acteurs, mais
bel et bien à l’analyse sociologique des médiations expressives à l’œuvre dans
l’échange. La balle est donc clairement dans le camp des sociologues. Encore
faudrait-il qu’ils s’en rendent compte et en saisissent les véritables enjeux .
84
J’avais de nombreuses fois tenté de donner une définition aussi simple que
rigoureuse de ces deux régimes de l’échange. Dissipons d’emblée un trouble
terminologique. Il a souvent été souligné - notamment par Pierre Lantz - qu’utiliser
85
ce terme importait, qu’on le veuille ou non, une axiomatique économique dans un
discours qui, précisément, cherchait à s’en détacher. Une remarque d’ordre plus
général s’impose ici. Depuis quelque temps, une fâcheuse tendance semble s’imposer
en sociologie qui tend à substituer la rigueur et l’honnêteté de la critique immanente
par la facilité d’une critique terminologique. Au lieu de reconstruire la pensée d’un
auteur, de la confronter à ses principes, pour y déceler contradictions, apories et
dérives, on se contente bien souvent de piquer ci et là quelques notions et d’étiqueter
cet auteur selon un certain nombre de poncifs en vogue. Cela est vrai plus
particulièrement pour l’emploi de termes économiques. On peut se demander, par
exemple, jusqu’à quel point le projet sociologique de Pierre Bourdieu, à travers
l’usage des différents concepts de capitaux, n’a pas prêté le flanc à des critiques trop
évidentes de son prétendu « économicisme » ; alors qu’il serait peut-être plus proche
de la vérité et surtout plus productif théoriquement de se demander ce qu’il y a de
typiquement bourdieusien dans un certain vocabulaire économique. Tout se passe
comme si, en sociologie, il fallait se garder de la contamination par le sens des
concepts économiques, alors que ces derniers sont eux aussi pris à la langue
commune, définis, appropriés et finalement monopolisés dans un sens strictement
économique. Il faut donc reprendre à l’économie ce qui relève de la sociologie et
surtout faire cesser cette « valse aux étiquettes » - holisme, individualisme,
évolutionnisme, utilitarisme, positivisme, économicisme, constructivisme etc. - qui
déprécie dangereusement la pertinence de la critique sociologique.
Il est vrai que le terme d’échange est lourdement connoté et peut prêter à
confusion. Mais il en est de même pour tous les termes de remplacement. Utiliser,
comme le fit Marshall Sahlins, le terme de réciprocité, omet certains éléments décisifs
du phénomène que nous voulons analyser, notamment son aspect d’initialisation ; si
nous recourons au terme simmélien de Wechselwirkung, terme ambivalent s’il en est,
98
c’est cette particularité qu’est la médiation objectale qui est passée sous silence ; si
nous optons, finalement pour le couple échange/don, c’est l’aspect unilatéral du don qui a si souvent prêté à confusion, notamment chez Derrida - qui est indûment
86
accentué. De même pour les autres termes qui sont soit incomplets, trop abstraits ou
trop ambivalents : relation, rapport, transaction, interaction , interrelation,
87
commerce etc. Mais ce n’est évidemment pas par la négative que notre choix du
concept s’est fait. Nous allons voir à présent à l’aide de deux définitions, comment un
argument constructif en faveur de ce concept peut être formulé.
Le terme d’échange met en évidence deux traits qui nous paraissent
fondamentaux : il exclut formellement tous les phénomènes plus ou moins ambigus
de désintéressement du type « don pur », « dépense pure », « offrande de soi » etc.,
en insistant sur la réciprocité constitutive de tout agir social. (Ambigus, car
inscrits dans une tradition bien précise, la tradition judéo-chrétienne,
comme l’a montré Marcel Hénaff) Ensuite, il met en évidence, qu’à côté de
l’aspect purement formel de la circulation, il entre toujours un objet de médiation ou
de partage dont le statut ambivalent évite d’aborder les phénomènes étudiés en
tablant sur une quelconque immédiateté ou spontanéité de l’engagement social
(communion, fusion, symbiose), pour mieux mettre l’accent sur le rapport complexe
entre intéressement matériel et recherche de sens social. D’où une première
définition de cette distinction des formes de l’échange. L’échange symbolique est
échange pour la forme sociale de l’échange, alors que l’échange économique - que je
préfère au terme d’échange marchand
88
- est un échange focalisé sur l’objet de
l’échange. L’échange symbolique connaît lui aussi un objet d’échange, mais cet objet
se charge de la difficile médiation entre les échangistes, il est principalement donc un
« objet de partage symbolique », alors que l’objet de l’échange économique est un
objet d’appropriation ou de captation . L’objet de partage, en revanche, est fait pour
89
la circulation, il est fait pour entrer dans une circulation, mais surtout il est fait pour
créer la circulation sociale ; et c’est bien, soit dit en passant, ce qu’a remarqué Marcel
Mauss en observant que de tels objets n’étaient comestibles qu’en de très rares
occasions.
La forme de l’échange économique est essentiellement déterminée par cette
fonction d’appropriation ; en cela elle est forme idéale - idéale, pour que le passage
d’un objet contre un autre objet puisse se faire sans qu’il faille recourir à d’autres
formes sociales et à d’interminables négociations qui en garantiraient le bon
99
déroulement ; alors qu’inversement, l’objet de l’échange symbolique est entièrement
au service de la forme sociale qu’il permet de réaliser. La fonction de l’échange
symbolique est de créer un rapport entre les échangistes, de substituer, comme l’ont
dit Simmel et Lévi-Strauss dans des termes similaires, « un lien à la juxtaposition » et
de dépasser la relation d’indifférence - dans la cordialité, l’hostilité ou la déception.
Ce lien, dans la relation d’échange économique, est essentiellement instrumental et
minimal ; non seulement, le but visé par la transaction ne s’accommoderait pas de
liens trop amicaux ou trop hostiles, mais il n’entre pas dans ce qui est thématisé dans
la transaction. Il est « taken for granted », comme diraient les Américains, il va de
soi, il est acquis à l’évidence. Il se doit d’être non-problématique pour que la
transaction puisse se faire partout et toujours de la même manière. Imaginons deux
acheteurs-vendeurs se lamenter sur la pauvreté de leur lien réciproque, sur l’absence
de cordialité dans leurs tractations, et déjà le rapport verserait dans la crise.
Toute autre est la situation de l’échange symbolique, où cette thématisation - ou,
pour employer un terme de Francis Jacques, cette coréférence - de la qualité du
rapport entre pour une large part dans la qualité du rapport lui-même ( ??? –
mentionner au moins la source et rectifier la tautologie) C’est que ce
rapport est infiniment flexible et malléable, qu’il n’est pas, comme l’échange
économique, donné une fois pour toutes, mais qu’il est l’objet de tâtonnements et
d’ajustements continuels. Et même si un lien symbolique - une amitié, mettons - est
établi, cette recherche de la juste mesure, de la juste distance, de la durée propre et de
l’engagement réciproque ne cessera de se faire. Un tel lien peut-il se figer en forme,
comme le pense Simmel, déchargeant les partenaires de ces opérations délicates et
risquées pour inversement les contraindre à se répéter jusqu’à ce que la pure routine
vienne anéantir la magie du rapport ? Je ne le pense pas, car la forme symbolique est
l’instance médiatrice entre l’esprit humain et le monde extérieur, et tant que l’activité
de l’esprit humain devra nécessairement s’emparer du monde par le biais de ces
formes, cet aspect limitatif de la forme dont parle Simmel pourra être constamment
objectivé et dépassé. L’échange marchand, par contre, est une forme figée, puisqu’elle
présuppose sa non-thématisation, qu’elle n’est et n’a lieu d’être finalement que dans
l’inquestionnable et l’inquestionné. Qu’irait-on renégocier sans fin les termes d’un
contrat commercial ? Voire, le renégocier en mettant la qualité humaine du rapport
dans la balance… On l’a vu, à partir de ces deux formes d’échange nous pourrions
procéder à toute une phénoménologie des formes sociales sans en épuiser le sujet.
100
Une manière plus concentrée et plus elliptique de distinguer les deux formes de
l’échange, une seconde tentative de les définir, consisterait à dire que l’échange
marchand unit pour séparer, alors que l’échange symbolique sépare pour unir.
Encore faut-il bien peser ses mots, car les deux termes caractéristiques, « séparer » et
« unir », n’ont pas du tout le même sens dans les deux définitions. L’échange
économique réunit plus qu’il n’unit ; il réunit sous une même convention deux
étrangers qui restent étrangers après la transaction. Ils n’y engagent qu’une part
minimale de leur individualité, voire : c’est la forme-même de cet échange qui exige la
minimalité d’un tel engagement. Quelle est cette part minime ? C’est le fait d’être
porteur d’un bien que l’autre convoite, d’un bien qu’il n’extorquera pas par la ruse ou
par la violence, mais avec une contre-partie, parce qu’il entend poursuivre des
relations futures avec ce porteur ou ses équivalents. Le seul accord, nécessaire et
suffisant à un tel objectif, est qu’ils soient quittes une fois l’échange accompli. Quittes
et libres de tout engagement personnel. Mais être quitte n’empêche pas le besoin de
poindre à nouveau et la demande d’échange d’être réitérée. Or, c’est pour autant que
je reconnais autrui comme un être de besoin (et non de désir) - et uniquement en
tant que tel - que la poursuite de relations futures peut faire sens pour les
échangistes. C’est là le seul dénominateur commun de cette « union », un
dénominateur qui en explique en même temps la séparation. Comme êtres de besoin,
ces échangistes sont rigoureusement identiques. Ils sont et se savent - identiques et
interchangeables ; et ils savent aussi bien que cette relation n’admet pas d’autre
« reconnaissance » que celle-ci. Si l’échange économique sépare, c’est que les
échangistes sont toujours déjà séparés et devront le rester s’ils entendent répéter ce
type de relation. Et s’ils s’unissent, c’est sur un accord ponctuel où ils n’ont pas même
à échanger une parole ou un regard. Non qu’ils se traitent en objets, comme JeanPaul Sartre l’a faussement conceptualisé dans L’Etre et le Néant
90
; car il y a une
grande différence à traiter autrui comme un objet et savoir que le type de rapport
qu’on établit dans l’échange économique n’admet pas d’autre posture. Traiter autrui
comme un objet, c’est ne concevoir d’autre rapport avec lui que violent - un rapport
de lutte (pour la survie, la reconnaissance, la domination) qui n’admet d’autre jeu que
le jeu à somme nulle ; or, la formule historique du doux commerce indique d’emblée
l’exclusion de toute violence. Ici, les échangistes doivent s’imposer une indifférence
réciproque, et plutôt que de se faire violence l’un à l’autre, c’est à eux-mêmes qu’ils la
font. Car en échangeant de manière économique, on exclut dès le départ
101
l’engagement de relations plus passionnelles, plus « entières » - comme diraient
Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss. Cela n’empêche pas des relations commerciales
d’évoluer, des trafiquants de devenir amis ; mais c’est que leur rapport a alors changé,
qu’ils ne voient plus le client en face, mais l’allié ou le confident. Il est alors très
significatif qu’ils se mettent aussi à se faire des « prix d’amis » .
91
L’échange symbolique, au contraire, réunit deux étrangers, leur donne statut de
personne - d’autrui-signifiant - et les maintient unis sur la foi de cette personnalité
réciproquement constituée . La personne est un sujet de reconnaissance qui a
92
conscience d’une autre conscience avec laquelle on entre en relation, alors que
l’individu est un sujet de connaissance dont il suffit de connaître un aspect pour
établir un simple rapport. Les termes importent : un rapport sexuel est possible sans
relation sexuelle, l’inverse non. Avec l’individu, « on s’en tient là », on garde son
« quant à soi », avec la personne, par contre, on se sait engagé dans une relation, qui
jamais ne saurait épuiser la soif d’autrui. Cette formule, apparemment simple et
concise, recèle en fait une difficulté bien plus grande que celle de l’échange
économique. Certes, à l’origine, le symbolon était cet anneau brisé en deux parties
que deux amis emportaient chacun sur leur chemin de vie en se séparant, et qui
devaient témoigner de leur amitié en se réajustant comme un signe de reconnaissance, l’un à l’autre lors d’une future rencontre. Mais « séparer » signifie ici «
constituer une identité », une différence d’identité constitutive par rapport à autrui;
et la formule, une fois considérée plus précisément, suggère que plus cette différence,
cette séparation, sera grande - plus l’identité personnelle s’en trouvera affirmée, et
plus l’union réalisée entre ces différences sera intense et durable. L’échange
symbolique serait-il donc en mesure de constituer une telle identité personnelle
comme préalable à toute séparation ? C’est à ce niveau-là que se situe la difficulté que
la formule « séparer pour unir » ne fait qu’indiquer.
Retenons les faits, tels que l’évocation lévi-straussienne nous les a présentés.
D’étrangers, d’individus « juxtaposés », les voisins de table ont formé une petite
communauté provisoire. Ils sont sortis de leur anonymat - et il n’est pas insignifiant
que Lévi-Strauss ait mentionné leur profession de voyageurs de commerce - et se
confient peut-être des choses que l’improbabilité d’une future rencontre rend plus
aisée à communiquer . Chaque convive quitte son identité d’emprunt, son anonymat
93
102
et son indifférence pour devenir Untel et Untel, avec son histoire, son caractère, sa
sensibilité etc. Et c’est un geste apparemment anodin qui a permis ce changement de
scène extraordinaire, un simple « geste » d’une civilité plus ou moins ritualisée, mais
non moins effective. Que s’est-il passé, s’étonne Lévi-Strauss ; comment se fait-il
qu’un geste d’une telle banalité, qu’un stimulus aussi élémentaire puisse générer une
telle réponse ? Mais Lévi-Strauss ne fait qu’indiquer la question qui « semble (…)
offrir à la pensée sociologique matière à d’inépuisables réflexions » , se contentant de
94
montrer la richesse et la complexité de la norme de réciprocité .
95
Il y a donc ce passage de l’anonymat à la socialité, de l’indifférence à la
reconnaissance, de l’individu à la personne. Et ce passage se fait grâce à l’intervention
d’un objet que l’on charge comme d’un message de civilité. A peine cet objet est-il
engagé, que nous sommes dans une situation d’irréversibilité. Plus de retour en
arrière possible, le premier geste est fait. Peu importe, comme l’ajoute encore LéviStrauss, que le donneur oblige ou désoblige le receveur, ce qui s’est ainsi constitué,
c’est un « entre », un « Zwischen », pour reprendre le terme de Martin Buber .
96
L’échange économique, en revanche, est réversible comme toute convention. On
peut en marchander les termes sans le mettre lui-même en cause. C’est bien pourquoi
l’identité personnelle qu’il confère est si fragile, si superficielle, car il ne me permet ou ne m’autorise même - de m’unir à autrui que pour me séparer à nouveau de lui. A
la place du « Zwischen », il y a un prix, un ratio de valeurs. C’est ce qui en fait toute la
réalité, une réalité mouvante au gré des besoins, de l’offre et de la demande. De fait,
cette réversibilité m’identifie moi-même dans les yeux d’autrui à l’objet que je lui
propose. En tant que personne, je suis parfaitement arbitraire, je peux être remplacé
par n’importe qui. Logiquement, je ne suis même pas un individu, mais un porteur.
En fait, ce ne sont même pas des étrangers ou des êtres de besoin qui s’engagent ainsi
dans l’échange économique, c’est déjà trop dire ; ce sont véritablement des porteurs comme on emploie le terme dans le langage financier (porteur d’actions, chèque au
porteur) - qui s’unissent pour se séparer, qui se rencontrent pour se quitter au plus
vite.
Or, la réversibilité se produit toujours sur fond d’irréversibilité et non le contraire.
Il y a là une difficulté de pensée qu’il nous faut affronter. Car la réversibilité de
l’échange économique n’est rien d’autre que l’évitement de l’irréversibilité. Si les
porteurs pouvaient s’éviter, comme dans l’échange muet des sauvages, ils le feraient.
103
S’ils limitent leur contact au juste minimum - comme l’on dit communément de
relations que l’on doit garder par convention, alors que le cœur n’y est plus -, c’est
pour éviter que s’enclenche l’irréversible. Le réversible est déterminé par
l’irréversible. Alors que le contraire n’est pas vrai : car l’irréversibilité de l’échange
symbolique est précisément cette impossibilité de revenir en arrière, de faire table
rase d’un lien constitué. On ne peut pas éviter l’échange symbolique, on peut tout
juste le trahir. Cela n’empêche pas l’irréversibilité de l’échange symbolique d’être
foncièrement fragile, de se défaire au moindre soupçon. On en gardera le souvenir
d’une déception, d’une défection, on tournera le dos ou l’on choisira la forme
marchande - ce qui, dans le fond, revient au même. Si le réversible n’est que par
évitement de l’irréversible, celui-ci, par contre, est constamment guetté par celui-la. Il
en est comme d’une construction fragile à tout moment menacée par un ébranlement.
Et de même que l’on ne reconstruira pas la structure d’un édifice à partir de sa ruine,
l’inverse est parfaitement vrai : on gardera au moins le souvenir de la structure
passée. Ce qui fait tenir l’échange économique, en somme, c’est l’objet d’échange,
alors que ce qui fait « tenir » l’échange symbolique, c’est l’échange lui-même. Mais
comme il a besoin lui aussi d’un « objet », comme il n’est pas autopoïétique ni
spontané, il garde en son sein un élément qui menace sans cesse son intégrité.
L’échange connaît deux registres, avions-nous dit : un registre économique et un
registre symbolique. Ces deux formes sont le fruit d’une longue évolution historique
qui conduisit les êtres humains à renoncer à la violence pour satisfaire leurs besoins
et à s’extraire d’une sorte de symbiose communautaire/communielle pour bâtir des
formes sociales réciprocitaires assurant la reproduction structurelle de leur cadre de
vie. Formes élémentaires de la vie sociale qui se sont stabilisées tout au long de
l’histoire, elles tissent la trame de toute société humaine entre ses conditions
matérielles de survie et de reproduction, d’une part, et ses projections idéales qui en
assurent la cohésion, de l’autre. C’est dire que l’invention de l’échange aura été un
bond qualitatif sans pareil dans l’histoire humaine ; il apparaît toutes les fois où l’être
humain met entre lui, ses désirs et les autres êtres humains une distance, qu’il se sort
de cette immédiateté communielle en mettant une chose en circulation et pour créer
cette circulation, bref, qu’il se confie à cette chose pour sortir de son quant-à-soi et se
projeter vers autrui. C’est ce qui le fait réapparaître à chaque fois au soir de la
barbarie et du chaos . Première lueur d’humanité quand, à l’appel dans la nuit de
97
l’insensé, surgit une réponse.
104
Michel Freitag s’est longuement interrogé sur cette question de la forme originelle
de l’échange en avançant l’argument critique que pour être originelle, elle devait
supposer une conscience individuelle déjà constituée . Sans individus conscients de
98
leur agir - et donc, pour continuer l’argument de Freitag, sans une société qui les
doterait de cette compétence - l’échange demeure un réflexe inarticulé et n’a donc
rien d’originaire . Je me permets juste quelques remarques non conclusives. On a
99
bien observé chez certains singes un comportement proche de l’échange, notamment
chez les Bonobos étudiés par Frans de Waal (1994), des phénomènes d’entraide et de
solidarité qui pourraient s’apparenter au principe de réciprocité. Mais ces
phénomènes, loin d’être socialement reproduits et de créer des structures stables,
comme dans les sociétés humaines, ont un caractère très épisodique et n’ont jamais
contribué à une mutation de l’organisation sociale de ces sociétés de singes
anthropoïdes. Freitag avance - et il est clair, par ailleurs, que tout ce débat garde un
caractère largement conjectural, tant les preuves empiriques sont minces - que le
préalable de l’échange est une forme de participation symbolique, où l’être humain
ne distingue pas encore entre sa personnalité individuelle (le « I » de G.H. Mead) et
sa personnalité sociale (le « me »), mais demeure essentiellement un membre de son
genos. Ce n’est pas lui qui agit et qui pense, mais sa communauté à travers lui. S’il
échange, il ne le fait donc pas de son propre chef, mais comme un représentant de son
clan ou de sa bande. Ce n’est qu’une fois individué que l’être humain sera en mesure
d’avoir une attitude réflexive qui lui permettra de faire la différence entre un
comportement socialement institué et un agir social proprement dit - c’est-à-dire au
sens que lui donne Max Weber, comme anticipation du comportement d’autrui dans
la conduite de sa propre action.
Face à cette interprétation, nous formulerons deux contre-arguments. Un
argument ontogénétique tout d’abord : sans instance objectivante, l’échange est
soumis à une grande contingence. Cette contingence explique les infinis
tâtonnements de l’échange économique et l’intense besoin de ritualisation de
l’échange symbolique. Mais, à l’inverse, cette contingence lui assure aussi son
adaptabilité, sa capacité à trouver une médiation entre personnes, groupes et sociétés
d’origine et de traditions très différentes. Or, cette instance objectivante n’est pas tant
une médiation sociale mobilisable à partir d’un répertoire donné, mais un objet mis
en partage : un signe, un geste, une chose, un mot proposé à l’appréciation d’autrui.
105
Mais il y a là un préalable que Freitag ne prend pas en compte. Car le seul apriori que
nous posons, sera, qu’à défaut de comprendre cet « objet » proposé, autrui
comprendra notre intention de vouloir entrer en contact, de briser le cercle du
silence. C’est là peut-être le premier signe de reconnaissance réciproque : de pouvoir
s’imaginer qu’autrui est lui aussi dans l’indétermination, qu’il hésite lui aussi, aux
prises avec la contingence et l’incomplétude originaires de l’être humain, et qu’à
défaut de partager un sens commun, nous commençons par partager une absence
de sens commun . (c’est à partir de là aussi que j’engage ma critique des
100
postulats – à mon sens intenables et insensés – de René Girard) C’est là
encore une base minime, insuffisante pour établir un « pont ». Mais cette
contingence commune nous condamne à l’expressivité, au fait d’extérioriser un signal
que l’autre devra comprendre comme une tentative de briser notre commune
indétermination. A défaut de pouvoir dire, il faut montrer – Wittgenstein l’avait dit
bien avant nous. Et non pas montrer un objet, mis dans la circulation et toujours déjà
chargé de sens, mais exprimer son incomplétude et son désarroi. Cette posture n’est
en rien liée à telle ou telle société ou telle et telle culture. Elle est inscrite au cœur de
la structure anthropologique de l’être humain. Ce n’est donc pas en vertu de son
appartenance à tel ou tel genos, ou même de son appartenance à une société en
général, que l’être humain participera toujours déjà symboliquement à une totalité
sociale qui l’englobe et en vertu de quoi il dispose toujours déjà d’outils symboliques
susceptibles d’assurer la médiation sociale lors de la rencontre avec un autre être
humain ; c’est en vertu du simple fait anthropologique qu’il est toujours déjà en
situation d’incomplétude, que cet état caractéristique de sa nature pourra être mise
en commun avec autrui. C’est donc bien à un niveau protosocial que se situe la
symbolisation des humains et non, comme le pense Freitag, à un niveau de socialité
pleinement constituée.
Mais il y a un autre argument, complémentaire à celui-ci, qu’il est important
d’examiner ici : c’est l’argument phylogénétique selon lequel le premier moment
d’extériorisation de l’individu humain serait le pointer du doigt du bambin. Alors que
l’échange de regards - qui n’est échange que dans la mesure où il se charge d’une
signification - entre l’enfant et son entourage ne comporte aucune référence externe
101
jusqu’au onzième mois de l’enfant, celui-ci se met soudain à indiquer un objet en
pointant son doigt et en signifiant cette intention par son regard . L’aspect étonnant
102
de ce processus est qu’il ne capte plus uniquement le regard d’autrui dans une sorte
106
de symbiose des regards échangés, mais entend attirer l’attention sur un objet
extérieur en se servant de son geste et en l’appuyant du regard. Le regard devient
signifiant ; et il le devient, parce que l’enfant a engagé une part de soi dans un
commerce des regards, se distançant de son immédiateté désirante et en se séparant
de soi pour chercher une autre union que celle, immédiatement symbiotique, qui le
reliait jusque là avec son monde. Ce moment d’extériorisation qui est fondamental
dans la psychogénèse de l’enfant est bel et bien structuré comme un échange. Certes,
les éléments constitutifs que nous avons évoqués, n’y sont présents qu’à l’état
embryonnaire, mais ce qui importe est bien cette structure en écho, d’appel et de
réponse médiatisée par une signification mise dans la circulation sociale comme
première forme d’extériorisation de l’humain. S’agit-il déjà de l’agir d’une conscience
de soi pleinement constituée ? Ou nous situons-nous encore dans une symbiose
participante, au sens de Freitag ? Le débat est loin d’être tranché . Il l’est d’autant
103
moins que cette idée de symbiose participante, que l’on doit à Freud, fait de moins en
moins l’unanimité, aussi bien de la part des psychologues de la prime enfance que de
celle des paléoanthropologues et des éthologues. Ni du point de vue philosophique, ni
du point de vue strictement scientifique, cette question des origines de l’échange n’est
encore sérieusement discutable aujourd’hui. Ce qui est par contre constatable, c’est
que les arguments « symbiotiques » avancés jusque-là pour définir une sorte de stade
pré-conscient de l’être humain, où celui-ci serait forclos de tout échange, perdent peu
à peu de leur plausibilité.
Les deux formes de l’échange ne sont donc pas ontologiquement distinctes.
Freitag avait raison sur ce point. L’économique et le symbolique sont étroitement
imbriqués ; et ce n’est qu’après un long « processus de civilisation » que cette
imbrication a pu être levée. Par contre, l’argument visant à montrer que la forme de
l’échange elle-même n’était pas ontologiquement première et que l’être humain avait
d’abord dû faire l’apprentissage d’une participation symbolique pour ensuite
s’individualiser nous paraît de moins en moins probant.
Mon hypothèse initiale de la dualité ontologique des formes de l’échange a suivi
un cheminement sérieusement amendé par les données empiriques et les débats
théoriques. Selon la vision duale des formes de l’échange, l’échange symbolique
maintenait l’humanité du social, son sens, sa cohésion et sa reproduction, tandis que
l’échange économique s’étendait progressivement et menait tout droit aux
107
pathologies marchandes amplement conceptualisées depuis Georg Lukàcs et les
théoriciens de l’Ecole de Francfort.
Cette dichotomie quelque peu manichéenne s’est trouvée relativisée quand
j’entrepris d’interroger les conséquences sociales et culturelles de l’invisibilisation de
l’argent. Car ce qu’on peut constater dans cet étrange phénomène de manière on ne
peut plus claire, c’est que l’échange marchand lui-même, cette interaction entre un
acheteur et un vendeur qui est au principe de la société de marché, en vient
progressivement à disparaître. Ce qui m’est assez rapidement apparu après un certain
nombre d’observations et d’enquêtes sur le terrain, c’est qu’à l’ancien couple
marchand se substituait un nouveau rapport homme-machine, dans lequel les
éléments constitutifs de l’échange devenaient de plus en plus abstraits. Une enquête
particulière, menée dans le Haut Valais, région de Suisse où l’on venait tout juste de
mettre en usage le paiement par cartes, nous apprit que les deux motifs principaux
pour lesquels les gens refusaient de se servir de ces moyens de paiement, était la peur
de perdre le contrôle dans les échanges et la crainte de leur dépersonnalisation. Alors
que ma conception duelle de l’échange m’avait conduit à considérer l’universalisation
de l’échange marchand comme la phase ultime du processus de réification et
d’aliénation des rapports humains, ces réactions - que nous avons retrouvées sur
d’autres terrains - me firent réfléchir sur ce que nous avons nommé plus haut les
éléments symboliques de l’échange marchand. Y vinrent s’ajouter les remarques
saisissantes de Michel de Certeau qui, dès le début des années 1980 déjà, avait récusé
le misérabilisme d’une certaine critique anti-économique en mettant en avant tout un
ensemble de ruses, de « coups », de dons à charge de revanche, qui venaient subvertir
le principe marchand ; qu’il était donc parfaitement possible de se jouer de l’échange
marchand, de le mettre en scène pour ruser avec lui, pour développer des stratégies
de contournement astucieux, bref : que même à l’intérieur de ce que Habermas
nomma le « système », des résistances symboliques étaient possibles .
104
La question d’un dualisme ontologique des formes de l’échange, qui transpose la
question du Bien et du Mal en sociologie, s’est trouvée donc relativisée sur deux plans
: historique et dialectique. Loin d’être, comme le suppose George C. Homans, une
forme élémentaire du comportement humain, l’échange est le produit d’un long
processus évolutionnaire et les questions qui nous importent ne sont donc plus
d’ordre ontologique, mais historique, à savoir la manière dont ces formes se sont
mises en place, se sont stabilisées et ont évolué dans l’histoire humaine. D’autre part,
108
la conception dichotomique des formes de l’échange - qui permettait le recours assez
commode à un schème d’intelligibilité dialectique pour comprendre
leur
développement historique - a cédé la place à une conception de l’ambivalence de ces
formes.
Résumons pour finir ces remarques d’ordre épistémologique. L’échange est un
mixte de symbolique et d’économique. Idéaltypiquement, nous pouvons décrire deux
formes et en proposer un certain nombre d’oppositions : échange pour la forme (lien)
contre échange pour l’objet (bien) ; séparer pour unir contre unir pour séparer ;
reproduction contre destruction de ressources symboliques ; relation intersubjective
contre rapport sujet/objet ; objet symbolique contre objet accaparé ; relation
irréversible contre relation réversible etc. Mais il est bien clair que nous n’avons fait
que de décrire cette distinction, nous ne l’avons pas argumentée jusque dans ses
derniers retranchements. Si nous prétendons donc que l’échange est un mixte, que
l’échange économique est toujours déjà contenu dans l’échange symbolique et que
celui-ci peut toujours se réversibiliser en échange économique, nous devrions dire
sous quelles conditions ce mixte se décompose en deux formes distinctes. L’argument
le plus probant est encore celui que nous avons obtenu par le détour de notre
reconstruction historique : le seul moment où l’échange économique s’est
véritablement émancipé de son inclusion dans l’échange symbolique est la modernité.
Certes, dans toutes les sociétés traditionnelles cette forme a connu une émergence en
tant que forme sociale particulière. Mais dans la mesure où elle était étroitement
contrôlée - par le droit, les coutumes, le contrôle social -, cette émergence n’a pas pu
se traduire en pratiques économiques pures. Ce n’est que dans la modernité que
l’économie se constituera en champ social autonome, et c’est à partir de ce moment
que s’enclenchera la dynamique de l’échange économique aux dépens des ressources
symboliques. Dans la mesure où la nouveauté radicale de la modernité est
l’illimitation des biens, l’origine de cette dynamique se situe dans le mouvement de
bascule de la mesure. Ce mouvement de bascule imprime aux objets d’échange une
identité nouvelle. Le fait d’être en nombre virtuellement illimité n’a pas seulement
pour vocation de transformer le jeu à somme nulle de l’échange en jeu à somme
positive, mais de rendre ces objets substituables entre eux.
109
Un processus analogue fut d’ailleurs à l’œuvre lors de la Révolution néolithique :
suite à l’augmentation de la densité démographique, le fait de devoir produire plus
d’objets (symboliques) pour faciliter les tractations diplomatiques aux frontières des
communautés avait déjà induit une première distanciation entre le producteur et
l’objet de son travail. Et si la norme universelle des « limited goods » s’imposa dans
105
toutes les sociétés traditionnelles, c’était aussi pour contrôler cette nouvelle forme de
production. Or, voici qu’avec la destitution de l’ancienne mesure, les objets perdent la
place qui leur était assignée dans le cosmos des étants, cette place qui leur attribuait
leur valeur et leur unicité. La Révolution néolithique avait rendu les objets
productibles, la Révolution copernicienne les rend reproductibles. C’est-à-dire
multipliables, copiables, fongibles, la technique venant une fois encore sanctionner
après coup (développer en note : reprendre et clarifier la fable productiviste – tout
en dénonçant la paresse de pensée de ceux qui, comme à Caen, utilisent ce terme, de
manière absolument triviale) ce qui était déjà pensable et dans les pratiques
auparavant. Mais du coup, leur pouvoir de médiation est sujet au soupçon.
Rappelons-nous une fois encore la spécificité de la relation humaine, de devoir en
référer à un objet pour établir un pont vers autrui. Si cet objet devient substituable, la
valeur symbolique, la « valeur de lien » de cet objet s’estompe. C’est dire, qu’en soi,
dans son mécanisme, rien n’a changé dans l’échange. Ce qui a changé, ce sont les
transmetteurs, les objets de l’échange qui se sont désymbolisés. C’est dire aussi qu’il
n’y a pas transformation de la nature humaine, comme on l’a fallacieusement postulé.
Arrivés à ce point, on peut se demander si nous n’avons pas simplement déplacé
le problème et si, au lieu de postuler deux formes de l’échange, nous n’avons fait rien
d’autre que de postuler deux formes d’objets de l’échange sans pour autant avancer
dans l’argumentation de cette dualité. Mais, en vérité, qu’avons-nous fait ? En quoi
notre propos s’est-il développé ? Il est clair que l’ensemble de notre démarche vise - à
côté de l’examen de la pertinence de ce type d’approche pour la sociologie qui en est
son noyau - à garder son cheminement immanent. C’est bien pourquoi, appliquant
le principe de parcimonie, nous avons exclu de notre propos certains concepts
trop nominalistes (société, institution, représentations collectives etc.) et un certain
nombre de postulats (images de l’homme, instance transcendante, socialité
apriorique etc.) parfaitement inutiles. Mais, en procédant de la sorte, on peut très vite
s’engager dans un essentialisme qui ferait de l’échange à la fois le moteur de l’histoire
et le mode d’entendement privilégié de toute réalité social-historique. Il n’en est rien.
110
Car en ramenant le clivage de l’échange sur l’objet de médiation, on a fait sans s’en
apercevoir un pas décisif. Car l’objet est à la fois propre et étranger à l’échange. Il est
le propre de l’échange dans la mesure où il n’y pas d’échange sans médiation objectale
; mais il en est étranger dans une triple mesure : d’une part, (a) du fait de son
indétermination, du fait donc qu’il peut à la fois servir de symbolisation et d’objet
accaparé, de lien - mieux : de liant - et de bien ; d’autre part, (b) en raison de son
caractère d’obstacle, d’obstacle nécessaire à la transmission des intentions ; et,
finalement, (c) en raison de son appartenance à un « système des objets » qui en fixe
la mesure et la valeur. Ce qu’il importe donc de souligner, c’est que l’objet ne se
charge pas seulement d’assurer la médiation entre les échangistes, entre leurs
intentions et leurs désirs, nécessairement ambivalents, mais aussi entre ce qui
détermine le « système » de ces objets, le monde matériel et le système culturel dans
lequel il s’inscrit . On se rend alors compte que le préalable d’une théorie
106
sociologique de l’échange devrait être une anthropologie des objets, qui ne se
contenterait pas d’un simple travail de classification et de certains stéréotypes de la
théorie de la marchandisation, mais aurait à réfléchir sur cette quadruple articulation
entre socialité, intentions, désirs et système des objets qui en structureraient le
domaine. Au lieu d’une théorie de la dualité des formes de l’échange, nous avons donc
un véritable « programme de recherche » dont les deux volets principaux sont 1. une
réflexion sociophilosophique sur les relations humaines et 2. une anthropologie des
objets. On imagine aisément l’étendue des travaux qu’un tel programme nécessite.
Pour l’instant, nous n’en avons esquissé que les prolégomènes. L’essentiel du travail
théorique reste encore à faire. J’aimerais, pour finir, livrer certaines réflexions sur le
premier de ces deux volets. Ce sont là des travaux d’approche dont la fonction
essentielle est ce qui m’a toujours tenu le plus à cœur dans ma démarche scientifique,
d’ouvrir un débat sans idées préconçues et d’inciter à prendre le risque de s’engager
dans des réflexions toutes spéculatives sur quelques questions importantes en
sociologie.
Pour plus de clarté, il faut reprendre (de manière presque scolaire) les
quatre moments de la relation qui font la trame du livre
111
1. La rencontre
Il faut un commencement à tout. C'est parce qu'il y a commencement que l'humain
est concerné par la finitude. Parce qu'il y a ouverture sur l'oubli.
La phénoménologie existentiale n'a pas assez pris en compte cet aspect expérientiel primaire.
Avant le « Da » du « Dasein », il y a son irruption. Pour elle, pour cette démarche
heideggérienne, par contre, il n'y a qu'une morne réalité des étants dont il faut percer la
surface pour accéder à l'essence des choses ; une morne réalité, dans laquelle nous sommes
toujours déjà plongés et à qui il manque toute authenticité. C'est donc sur le registre du
manque que se jouerait selon elle l'accès à l'essence (pour peu qu'on pratique encore ce terme
tombé en désuétude), que le philosophe, en bon pâtre de l'être, permettrait à nouveau (après
deux mille ans d'ignorance) de retrouver. Or, je ne pense pas qu'on puisse supposer
exclusivement une monotonie ontologique des choses. Pour que ces choses apparaissent dans
mon monde en tant que choses, elles doivent y faire irruption. Avant cet accueil n'existe qu'un
magma d'impression indifférenciées – aussi bien chez l'enfant, le débile, l'individu effaré ou
affairé. Nous ne nageons pas primairement dans un flux monotone des choses et ce depuis
toujours. Un monde se forme à notre éveil – puis perd de sa teneur. Souvent, nous devons la
mettre en sommeil, car son affront est trop direct, trop douloureux. Mais l'éveil de l'enfant ne
se fait pas dans la monotonie des choses. Même si leur spectre est restreint et qu'il ne
découvre que l'entour, l'enfant les prend en pleine figure par un douloureux apprentissage. Le
monde ne se présente pas sous ses dehors banals ; et s'il le devient, c'est qu'il ne le fut pas au
début. Mais il y a plus.
L'être humain a cette faculté d'étonnement face à ce qui n'est pas de l'ordre de
l'évidence et qui vient se mettre au-devant de lui, sur son chemin, et qui rend son
expérience du monde unique.
Que serait le thaumazein si le monde était banal dès l'éveil ?
On néglige trop souvent le fait à quel point ce premier moment structure notre
expérience ultérieure quand elle passe à la pratique. C'est comme une tonalité
musicale que nous adoptons et de laquelle nous n'échappons que par conversion.
L'étonnement a une latitude plus importante que ne le laisserait penser le moment de
surprise. Les neurosciences ont établi l'intense travail cognitif assumé par nos
émotions – précisément dans ce moment de l'occurrence première. C'est comme un
bloc brut qui se déclenche sous forme d'émotions quand nous prenons contact avec
un objet extérieur (chose ou être humain), un bloc dont nous disséquons ensuite par
la raison les diverses facettes. Quand nous le réduisons à de l'expérience, quand
débute le travail de l'analyse.
L'étonnement a lieu bien avant le « seuil de conscience », quand il s'agit d'un bloc
brut de moindre importance qui n'effleure notre émotion que de manière très
marginale. Mais même dans l'anonymat des foules, nous faisons encore des
112
expériences – des expériences si fines qu'il nous faut une sensibilité de romancier ou
du phénoménologue pour l'extraire du magma de l'indifférencié. Nous sommes ici en
face du « presque-rien », de ce qui affleure à peine la conscience, mais qui est déjà
rencontre avec ce qui n'est pas nous. Je ne peux pas m'aventurer ici dans les confins
de la philosophie de Vladimir Jankélévitch pour l'aborder avec toute l'emphase
nécessaire, mais on ne saurait mesurer l'importance qu'a ce que Husserl nomme
l'« antéprédicatif » sur le cours ultérieur de notre abord des choses de ce monde.
Quand nous rencontrons, rien n'est anodin – même et surtout, si nous sommes trop
occupés ou divertis pour le remarquer.
La rencontre est certes première dans la chronologie de la relation, mais ce n'est pas
pour cette raison qu'elle figure en premier lieu de notre description. Car de tous les
moments de la relation, la rencontre est le moment le plus improbable. Improbable
dans sa survenance, dans le contenu de son expérience et dans son cours ultérieur. Et
c'est en même temps l'événement le plus discriminant qui soit : soit la rencontre se
fait, soit elle ne se fait pas. Mais même si elle se fait, elle peut ne pas correspondre à
l'intention des acteurs ou même s'y opposer et quand même se faire. S'il y a donc un
moment critique dans la relation, c'est bien dans l'instant de la rencontre qu'il se
produit. Non que « tout » s'y joue, comme on dit, mais s'y joue bien plus qu'on ne le
prétend d'ordinaire et surtout d'une manière qui nous est encore largement
méconnue.
Certes, quand nous rencontrons un « autrui signifiant » (appelons-le ainsi, dans une
optique meadienne), nous le classons assez rapidement selon l'étiquetage
intersubjectif que contient notre « stock de connaissance ».
Il y a dans la rencontre humaine une ambivalence primordiale : nous rencontrons un
semblable, semblable comme nul autre dans les royaume des êtres ; et cependant cet
autre nous est presque toujours plus étranger que n'importe quelle chose.
On peut réduire les points importants par un système d’« équations »
[RH : relation humaine ; Rn : rencontre ; Rc : réciprocité ; D : durée ; M : mesure ;
SR : sphère relationnelle ; SI : sphère institutionnelle ; EM : échange marchand ; EP :
espace public ; ESN/ESP : échange à somme nulle/à somme positive]
RH = Rn + Rc + D + M
EM = Rn + Rc
113
Noyau (cœur) = Rc + D
Peut-on dire que Rn et M sont secondaires par rapport à Rc et D ? RC/D sont le cœur du réacteur. Si
eux sont affectés, les conséquences en sont plus graves que si Rn et M sont touchés. Ces derniers sont
plutôt de l’ordre de la variable (d’ajustement) esthétique.
Rn seul : énergie pure
RH sans M = relation banale
RH avec M = relation singularisée
M : sortir de la généralité (anonymat) ; la qualité d’une relation se lit
aussi à sa singularité ; si on veut utiliser le terme d’identité (identity and
control), l’identité à soi n’est autre que la singularité relationnelle. Cette
singularité doit être constamment renouvelée. Faute de quoi, la relation
devient quelconque (substituable). Elle se mesure par un certains
nombres d’indicateurs : distance, secret, rythme, capital relationnel, don
de soi etc.
D : recherche d’un objet social (chose, expérience commune, pacte,
contrat etc.)
Fusion : RH pure, blocage de l’intervention de SI (Zitat Thomas S. Szasz :
Verschone mich mit Deiner Liebe – aber leiste mir Gesellschaft)
Mauss thématise Rn + D
Simmel thématise Rc + M
114
VI. Symbolisme et reconnaissance
La réduction épiphanique
Il y a plus de cent ans, dans Le Suicide, Emile Durkheim s’était déjà posé la question
des critères d’intégration dans une société entièrement soumise à la solidarité
organique et donc en proie à une individualisation de plus en plus grande, et il en
était venu à ce constat étonnant :
« A mesure que les sociétés deviennent plus complexes, écrivait-il, le travail se divise, les
différences individuelles se multiplient, et l’on voit approcher le moment où il n’y aura plus rien
de commun entre tous les membres d’un même groupe humain, si ce n’est que ce sont tous des
hommes (n.s.). Dans ces conditions, il est inévitable que la sensibilité collective s’attache de
toutes ses forces à cet unique objet qui lui reste et qu’elle lui communique par cela même une
valeur incomparable » (Durkheim, 1995, 382).
On retrouve cette figure argumentative de nombreuses fois chez Durkheim, aussi
bien dans Le Suicide, mais encore dans ses travaux sur la pédagogie (Durkheim,
1993, 99-100) et ses réflexions sur la religion quand il remarque par exemple qu’« il
ne reste plus rien que les hommes puissent aimer et honorer en commun, si ce n’est
l’homme lui-même » (Durkheim, 1970, 272). J’ai nommé une telle figure une
réduction épiphanique, car elle marque l’aboutissement d’une pathologie sociale l’anomie, la marchandisation, l’aliénation etc. - non pas par le constat d’une fin ou de
l'aboutissement d'un processus, mais par le constat d’une manifestation, voire d'une
révélation. Au bout de l’individualisation, à la fin de ce processus impitoyable qui
rejetterait l’individu sur lui-même, on ne trouverait pas quelque figure du nihilisme,
mais l’homme nu, l’homme en son principe élémentaire. On retrouve cette figure
chez des penseurs aussi différents qu’André Leroi-Gourhan ou chez le sociologue
durkheimien allemand René König à propos de l’atomisation de la famille. Selon
König, l'atomisation de la famille, pour « pathologique » qu'elle puisse être, n'en
révèle pas moins ses fonctions essentielles, à savoir les fonctions qui ne peuvent être
dispensées par aucune autre institution sociale.
Dans la « société artificielle » ou dans ces « socialités postmodernes en archipel » dont parle
Michel Freitag , ce ne sont pas les différences individuelles qui se multiplient et qui
107
contribuent à former des individus tous plus distincts les uns des autres. L’individuation qui
s’y opère n’est pas le fruit d’une complexification de la société, mais la conséquence de la
lente destruction du lien social. Les individus ne sont pas individués, parce qu’ils sont
socialisés, mais parce qu’ils sont de plus en plus coupés les uns des autres. Les individus y
115
sont individués par le simple fait qu’ils sont seuls, irrémédiablement seuls, parce qu’en lieu
et place d’autres individus qui leur parleraient et qui les inciteraient à échanger, c’est-à-dire
à partager et à se mesurer, ils ne trouvent souvent plus que des machines, des dispositifs ou
des réseaux. (ici, une nouvelle fois revenir sur McPherson)
A l’instar de cette septuagénaire valaisanne, qui, interviewée sur son refus d’utiliser les cartes
de paiement, nous avait déclaré que pour rien au monde elle n’accepterait de se passer de la
petite conversation quotidienne avec la caissière de sa supérette, il nous est apparu à quel
point les gens sentaient poindre la menace de ce nouvel ordre social. Ce que dit cette dame
apparaît à première vue comme un lieu commun. Mais si l’on se penche sur ses conditions de
vie, son isolement dans une campagne déracinée, sa désorientation en zone périurbaine, la
dislocation de tous ses rapports à d’autres personnes, cette résistance farouche revêt un
aspect spectaculaire. Ce n’est pas la technique qui est refusée en tant que telle, c’est une
technique qui déshumanise les relations humaines. Et ce n’est pas une relation anodine et
banalement quotidienne qui est menacée, mais un rapport de vie, un rapport de maintien de
vie sociale que la permanence de ces interactions quotidiennes banales représente plus
qu’elle ne constitue. Le refus de la machine n’est pas atavique, mais proprement existentiel.
Ce n’est pas tant l’explication que Durkheim nous donne de l’individuation qui nous
intéresse ici, mais sa remarque sur cette ultime reconnaissance de l’autre homme en tant
qu’homme. Et c’est à ce point que se pose pour la sociologie la question de principe de la
nature du lien en jeu quand ne subsiste plus que cette ultime reconnaissance. S’agit-il
d’intersubjectivité au sens que lui donnent Habermas et Apel, de « relationalité pure » (pure
relationship) au sens de Giddens, de groupe primaire au sens de Charles H. Cooley, voire de
responsabilité radicale au sens d’Emmanuel Lévinas ? Ou n’est-ce pas une fois encore l’une
de ces figures factices de la rédemption, nous rétorquerait Primo Lévi, que l’on s’invente
quand on a peur de voir le mal ou le rien en face ?
Ces questions paraîtront peut-être (trop) philosophiques au sociologue. Elles sont
pourtant au cœur de son interrogation. Il semble, en effet, que si la sociologie n’avait pas été
autant imprégnée par la philosophie du 19ème siècle et si elle avait su entendre des
interrogations philosophiques un peu plus récentes, notamment celles de la philosophie «
dialogique » ou des phénoménologies de Merleau-Ponty et de Lévinas, la question du
rapport à l’autre - et non pas simplement le rapport d’altérité - lui serait apparue comme
108
une question élémentaire à poser quand on se préoccupe d’interactions humaines.
Aboutissement logique du travail de soupçon que j’avais entrepris avec Simmel et Mauss sur
les formes de l’échange et de la monétarisation des rapports sociaux, cette question du lien
social élémentaire est à la fois une question centrale de la sociologie, sinon la question
centrale , et une manière de refuser un fatalisme commode devant la montée de la barbarie.
116
Pour une sociologie de la relation humaine
La sociologie est l’étude raisonnée de la relation humaine et rien d’autre. ATTENTION !!! Je
dis « raisonnée », puisqu’il ne s’agit pas de convoquer quelque spiritualité absconse pour en
rendre compte, mais d’en mener aussi loin que possible l’interrogation avec les moyens
limités que nous donne notre esprit. Et je dis « relation humaine », pour ne pas utiliser les
termes faussement techniques et définitivement trop chargés d’intersubjectivité et
d’interaction.
(Il faut trouver une entrée plus évidente et en accord avec notre nouvelle définition de la
sociologie. Reconstruction critique de la modernité = base thématique ; relation = base
méthodologique. Modernité, une nouvelle grammaire sociale, i.e. jeu à somme positive. Je
vois maintenant plus clair sur cette nouvelle grammaire. D'une part, il y a l'émancipation
propre au nouvel espace public, avec la possibilité d'un ordre social non-transcendant ; de
l'autre, il y a l'irrmédiable désocialisation.
En quoi notre esprit serait-il limité ? S’agissant d’un phénomène apparemment aussi trivial
que la relation humaine, par quelle impertinence ajouter encore aux désarrois majeurs de
l’esprit humain une limite supplémentaire ? La réponse est évidente : l’esprit humain est
limité, car fondamentalement inapte à se décentrer de sa conscience « régionale » dont le
schématisme l’entraîne sans cesse à traduire ce qui lui est extérieur en concepts que lui
donne son esprit, inapte à se sortir de son solipsisme, pour être en mesure de penser en
termes relationnels.
N’est-il pas curieux qu’à l’instar des grands relativistes qui vinrent jeter le soupçon sur la
conscience humaine et ses certitudes tels que Darwin, Freud, Marx et Einstein, la sociologie,
ou du moins l’histoire des doctrines sociologiques, n’ait pas (re)connu un autre relativiste
dans ses propres rangs ? Il est significatif à cet égard que Georg Simmel qui aurait dû jouer
un rôle comparable à celui de ses illustres collègues, ait été si longtemps ignoré. N’oublions
pas qu’Everett C. Hughes l’avait nommé le « Freud des sciences sociales » (Nisbet, 1966, 9798). Posons la question de cet oubli ; posons la question de ce que Simmel relativise, et
permettons-nous un instant de songer que le soupçon qu’il jette sur certaines de nos
certitudes pourrait être tout aussi important que les découvertes de Darwin, de Marx, de
Freud et d’Einstein… Quelles conclusions pourrions-nous tirer de cela ? Qu’avec Einstein,
une fois encore, on change de mesure du monde, qu’avec Freud la question du désir n’est
plus une simple arithmétique des passions, qu’avec Darwin se pose une nouvelle fois la
question des limites entre nature et culture… et qu’avec Simmel la relation humaine cesse
d’être un échange mécanique de bons procédés.
On peut résumer cette problématique par une question d’apparence triviale qui guidait déjà
toute la philosophie sociale des moralistes écossais : l’homme peut très bien « se mettre à la
117
place de », faire preuve d’empathie, sinon de sympathy, mais sait-il penser ce qui se passe «
entre », est-il en mesure de se décentrer de son solipsisme et d’accéder à un raison
spécifiquement sociologique ? Peut-il penser ce « lieu » qui n’est pas lui-même, ni l’autre,
mais se tend entre les deux ? Est-il en mesure d’appréhender cette temporalité qui n’est pas
donnée de l’extérieur, mais se tisse dans la tension de la relation, dans l’attente de l’autre,
dans la perdurance et l’obstination de la forme ainsi créée ? A toutes ces questions il n’est
109
possible de répondre ni par oui ni par non. Il n’est possible que de les affronter.
La difficulté est bien celle-ci : être de relation, l’homme est incapable cependant de
penser de manière relationnelle. Si l’on peut admettre que ses intuitions, ses émotions, ses
rêves peut-être, sont relationnels, sinon structurés relationnellement, il n’en est pas
moins que l’esprit qui les traite, les moule, leur donne forme et les contraint dans les
concepts, est le siège de l’unique, du solus ipse. Il lui faudra donc toujours le détour de la
métaphore, de l’image ou de l’exemple pour accéder à ce qui lui est extérieur, le détour de la
métaphore pour connaître et l’obstacle du symbole pour se lier. Et c’est là aussi que se joue
le drame de la sociologie : de devoir supposer une pensée qui ne soit en rien « donnée » ou «
spontanée » pour s’approcher de son objet, mais de devoir aussi perpétuellement se
décentrer de soi-même, devoir abandonner l’identité à soi-même pour rejoindre cette réalité
sans cesse fuyante qu’est la relation . C’est pourquoi aussi on a souvent l’impression en
110
sociologie d’émettre des propos de très grande évidence, d’une parfaite trivialité même
quand on parle de relation humaine, alors qu’après ce que nous venons d’indiquer ici, leur
objet est ontologiquement difficilement abordable. Cette difficulté explique aussi pourquoi la
sociologie, dans son empirisme primaire, a tellement tâtonné pour définir son objet ;
pourquoi elle s’est cantonnée dans la réduction de la relation à l’agir social de l’individu, ou
qu’elle a trouvé refuge dans un « être moral suprême » ou même un « individu collectif »
comme la société, qui aurait pour vocation d’englober les relations. Mais en admettant même
qu’elle les englobe, à quoi cela nous avance-t-il si nous voulons les comprendre ?
Etudier les relations humaines et rien d’autre, avions-nous dit. Comment justifier cette
exclusive ? Serait-ce verser par-dessus bord l’immense travail de la tradition sociologique ?
Car on sait très bien qu’il y a des institutions, des différences de statut social, des structures
de stratification, des mécanismes de reproduction de ces différences, qu’il y a des normes,
des rôles sociaux et des stéréotypes, du pouvoir. La sociologie n’a pas été improductive, loin
s’en faut. Elle a accompli un travail énorme dans la récolte et l’analyse des faits sociaux. Elle
a mis en évidence des régularités, des effets paradoxaux, voire des « lois » sociales, mais elle
a constamment poussé devant elle comme un fardeau encombrant la question de la relation
humaine. Les raisons de cette occultation sont nombreuses. Je n’en citerai que deux, les plus
importantes à mon sens : la première est liée à la structure de notre esprit, la seconde à
l’institutionnalisation problématique de la sociologie au sein des sciences humaines
118
naissantes. L’esprit humain est structuré de manière solipsiste, nous l’avions déjà souligné,
et ce n’est que par un pénible effort de décentrement, par le travail de la métaphore, de
l’imagination sociologique et d’une approche littéraire, que cet égocentrisme et cette égologie
peuvent être dépassés. Mais il y a un second motif, plus sournois, plus institutionnel : la
sociologie a importé de la philosophie du 19ème siècle l’idée que la subjectivité humaine ne
pouvait s’épanouir que sous l’empire de la liberté ; elle s’est ainsi conçue comme science du
soupçon en ce sens, que devant les pathologies de la Modernité tournant cette liberté en
dérision, elle s’est fixée pour objectif critique et moral d’étudier les contraintes nonintentionnelles et non-conscientes limitant cette liberté, dans un intense travail de
dénonciation de ces illusions. Science critique par excellence, à force de problématiser cette
liberté, la sociologie finit par ne plus conceptualiser les relations sociales qu’en tant que
relations sous contrainte . Or, cette posture n’est rien d’autre qu’un parti-pris normativiste
111
qui exclut d’emblée de l’analyse sociologique l’ensemble de relations humaines qui
pourraient - et j’emploie à dessein le conditionnel - se faire en-dehors de la contrainte
sociale, ou alors se jouer ironiquement ou astucieusement de ces contraintes.
Le programme scientifique d’une telle sociologie des relations humaines aurait donc à
combiner une forme inédite d’« imagination sociologique », telle qu’avait pu la développer
Georg Simmel, avec une réflexion sur la relation humaine hors contrainte. Ce n’est qu’en
ayant prospecté ce territoire, qu’elle pourra ensuite rendre compte de ce qui est réductible au
psychique et où commencent les carcans de l’institution. C’est donc de l’intérieur, du
domaine des relations sociales, et non de l’extérieur, c’est-à-dire du psychique et de
l’institué, qu’une telle sociologie devra (re)prendre ses marques.
Mais, auparavant, il nous faut revenir sur un certain nombre de questions que j’avais
laissées en suspens. J’avais, dans un travail précédent, nommé ce type d’approche «
tauschtheoretische Soziologie » , une théorie sociologique de l’échange. En partant du
112
concept de Wechselwirkung de Simmel, j’avais tenté de l’opérationaliser au moyen des deux
notions que nous venons d’analyser, l’échange marchand et l’échange symbolique. J’aimerais
y revenir pour tenter de circonscrire le territoire de cette sociologie des relations humaines et
préciser l’intitulé de cette présentation sur les fondements et les fonctions symboliques de
l’échange.
La relation : institution première
119
Même si l’individualisation totale que suppose Durkheim ne s’est pas (encore) produite,
la rencontre de deux parfaits étrangers, de deux êtres humains issus de contextes culturels
totalement différents, nous servira de situation archétypale pour mener notre enquête. Nous
nous demanderons alors, si l’usage de la parole, de gestes à significations partagée, de
postures reconnaissables et même de signaux leur est refusée, comment ces deux êtres
peuvent néanmoins se reconnaître en tant qu’êtres humains. La réponse est connue
d’avance ; nous n’avons cessé d’en ressasser les termes : c’est parce qu’ils échangent que les
êtres humains se reconnaissent comme être humains. Mais cette formule est encore trop
allusive et trop grossière pour emporter l’adhésion. Tout l’enjeu de mon propos sera alors
d’introduire dans la filigrane de ce processus de reconnaissance.
Il me semble que l’un des éléments déterminants dans cette discussion est l’élément
symbolique. Etymologiquement, le symbole est une chose ou un signe qui relie entre eux les
êtres humains. L‘histoire du sumbolon, de l’anneau brisé en deux, est suffisamment connue
pour ne pas devoir être répétée une nouvelle fois. Le symbole ne se résume pas à « une chose
qui permet de représenter une autre chose en l’absence même de cette chose », tel que
l’entend Lucien Scubla (Scubla, 1998, 43) ; si l’on se tient à son étymologie, il lui revient un
pouvoir performatif essentiel. Cette « chose » dont parle Scubla est en fait triple : c’est un
signe concret, c’est une représentation et c’est ce pour quoi cette représentation est produite,
à savoir une relation humaine. Toute la difficulté provient de là : la relation humaine n’est
pas une donation première, c’est une construction sociale. En disant cela, je n’entends pas le
résultat (la relation), mais le processus (la construction en tant que procès). L’agir social
n’est donc pas avant toute chose un agir sous contrainte, comme le pensaient les premiers
sociologues, mais une contrainte d’agir, ou plutôt une nécessité d’établir au moyen de
formes sociales particulières un « pont » vers autrui et de ne pouvoir briser son
enfermement et sa solitude qu’en se projetant vers lui. Là réside la différence essentielle, si
l’on veut ontologique, avec la position durkheimienne . Conceptualiser l’agir social dès le
113
départ comme un agir sous contrainte, comme il le conçoit, c’est masquer sous la contrainte
sociale une « contrainte » plus essentielle encore à laquelle l’être humain est exposé - celle de
devoir, sous risque de perdre son humanité, ériger ces ponts symboliques ; et c’est donner
aux contraintes secondaires du groupe, de la classe, de l’institution, de la société en son
ensemble, une réalité première qui ne leur échoit pas. Cette exigence d’agir, de devoir sortir
de soi, de ne pas pouvoir s’en remettre à quelque programme comportemental préétabli, est
double : c’est la contrainte constitutive en tant que telle, celle qui nous enjoint de quitter la
sphère de notre solipsisme dans la tentative d’établir un « pont », et c’est, sur un autre plan,
la contrainte de la forme particulière que prend ce projet-vers-autrui. S’il est une institution
primordiale, elle s’enracine dans la forme que prend ce projet. Cette forme est bien une
construction sociale, mais elle n’est en rien le fait de calculs plus ou moins rationnels de la
120
part des individus - c’est là le piège du constructivisme qu’il s’agit d’éviter à tout prix ; elle
puise dans cette forme bien particulière de la relation qu’est l’échange, forme sociale dont
l’importance sociologique primordiale est étouffée sous les habits schématiques de
l’économie.
De l’échange symbolique comme « agir opérant »
Or, le « symbole » de l’échange n’est rien d’autre que l’objet mis en circulation. Et cet
objet n’est rien d’autre, à son tour, qu’une mise à distance de soi-même dans le moment
crucial de l’entrée en relation, la rencontre. L’échange n’est pas le produit d’une stratégie
consciente ou semi-consciente, mais découle d’une part de la nature anthropologique
particulière de l’être humain qui le contraint à la projection sur autrui, et de l’autre elle
est le résultat d’une symbolisation qui est partage de signification. Se distancer de soi, de
son corps, de son intériorité, de son ipséité, voilà le premier pas. Le second sera de
s’exprimer, de signifier à autrui sa présence et son intention, d’hésiter, de tenter sa chance,
de risquer l’erreur. Car toute symbolisation comporte évidemment ce risque d’erreur. S’il est
un propre de l’homme, c’est bien de ne pas avoir cessé, en dépit de ce risque et d’une chaîne
infinie de déceptions, de recommencer à signifier, sans fin, dans une obstination sans
limites. Et s’il est un miracle de la condition humaine, c’est que ce processus de
symbolisation - qui se retrouve à la limite aussi chez certains hominidés - ne s’est pas fait à
l’aveuglette, comme chez ces hominidés, dans un « trial and error » permanent, mais
s’inscrit dans une histoire. Et si l’homme s’est tant obstiné à établir des ponts vers autrui,
c’est en raison du fait qu’avant d’être un être de besoin il est surtout un être de désir. Nul
autre n’a mieux formulé la particularité de cette réflexivité expressive que Maurice MerleauPonty dans ses méditations sur la « parole opérante » que Marc Richir a résumées en ces
termes :
« Le propre de la parole opérante, c’est-à-dire de la parole qui se cherche tout en cherchant à
dire quelque chose qu’elle ne sait pas d’avance est qu’elle s’élance, pour ainsi dire, en vue de ce
‚quelque chose’ dont elle a une pré-appréhension sans pour autant savoir précisément en quoi il
consiste, et qu’elle se réfléchit en se corrigeant, tout au long de son déroulement, en mesurant
ce qu’elle est en train de dire à l’aune de ce qu’elle cherche à dire » (Richir, 1988, 137).
De quoi est faite cette pré-appréhension dont se charge une parole encore indécise ?
Vers quoi s’élance-t-elle, en se reprenant sans cesse, en observant son propre mouvement, en
121
tâtonnant, en cherchant ? Ce ne sont pas de simples règles discursives qui structurent cette
parole, mais un impetus, un emportement ou un déportement vers autrui. Il y a de la
substance en jeu. Car ce autour de quoi gravite la pré-appréhension - qui n’est pas encore
une parole pleinement affirmée -, c’est la conscience de ce que l’autre est une conscience lui
aussi, dans la joie toute spinozienne de l’affirmation même de cette conscience et de ce
partage. Cette donation de la joie n’est rien d’autre que la résultante de la « parole opérante
», comme cet éblouissement qui vient frapper le sujet quand, après mille tâtonnements et
mille échecs, il finit par trouver une autre conscience. Une autre conscience qui vient
précisément lui révéler la sienne. C’est alors que se manifeste le socius qui est projet à la fois
eudémonique, créateur de joie, et immanent, producteur de sens fondé sur la seule activité
créatrice des hommes. C’est là une transcendance dont le siège est dans l’activité
symbolisante de l’être humain, mais dont la constitution est due au « saut qualitatif » de la
réciprocité donatrice, c’est-à-dire dans la mise en circulation, la recherche, le désir de l’autre
accompli dans et par l’échange symbolique. L’échange symbolique et l’objet qui en est le
support sont dès lors le théâtre d’une forme originale de « l’agir opérant », une sorte de
laboratoire de l’institution qui se crée en même temps que se cherche le lien durable, à savoir
la relation fondatrice du social. Cette transposition de l’expression de la parole à l’agir
opérant ne signifie pas que je conçois la fondation de la relation sur le modèle de la parole
échangée dans la réciprocité donatrice. Mais la métaphore de la parole qui se cherche est
l’image le mieux à même d’évoquer la constitution de la relation dans l’échange symbolique
qui se produit à la fois dans l’ignorance de ce qui est recherché, et avec la participation pleine
et entière des protagonistes.
La relation, une transcendance à portée de la main
Il est donc possible de rendre compte de l’unité réelle de la société sans en référer à une
transcendance externe. Non qu’une telle transcendance n’ait joué un rôle important dans la
constitution d’un très grand nombre de sociétés humaines, pas moins qu’il n’est question ici
de généraliser l’absence de transcendance qui, pour certains esprits inquiets, est le caractère
distinctif de la société postmoderne. Mais s’il est possible de se passer d’une référence à la
transcendance et des jeux spéculatifs qu’une telle détermination suppose toujours, c’est
parce que l’économie conceptuelle permet de mieux établir le discours sociologique qui
s’efforce d’appréhender l’un de ses concepts les plus vagues et les plus controversés qu’est le
concept de société. Mais comment une conception non-nominaliste de la société est-elle
122
possible ? Et comment se référer à la « société » sans supposer une unité transcendante dans
laquelle la société humaine viendrait se réfléchir ? Et il est tout aussi légitime de se
demander, pourquoi et selon quelle logique la réflexion d’un groupe d’êtres humains dans
une référence externe, comme la Dette originaire, viendrait-elle unir ce groupe, au nom
d’une transcendance « toujours déjà présente » chez les sujets sociaux ? Je ne pense pas
seulement au bouddhisme qui est une religion sans dieux, je pense surtout aux Aborigènes
dont le rapport aux êtres du « Temps du Rêve » n’est pas un rapport à des êtres supérieurs,
car aucune dette, aucune offrande, aucune prière ne leur sont adressées. S’ils sont présents,
c’est dans leur idéalité, comme des modèles passés avec lesquels les hommes peuvent
entretenir des rapports d’identification, mais pas des rapports de transcendance . La plupart
114
des sociétés sauvages se réfèrent au monde des Ancêtres, des Esprits, des forces de la Nature,
de même que les sociétés traditionnelles trouvent dans les religions instituées une
transcendance qui assoit pour une bonne part les rapports de domination qui y sont à
l’œuvre. Mais peut-on inférer de cette extériorité des instances transcendantes une unité
réelle de la société sans recourir à une figure spéculative - la réflexion en miroir - qui ne
convainc plus aujourd’hui que les nouveaux Jésuites de la Modernité avancée que sont les
psychanalystes ? Cette référence transcendante pourrait tout aussi bien refléter une image
des dissensions entre les hommes, les laisser béats d’admiration sans qu’ils n’articulent le
moins du monde ce sentiment, les faire se dresser les uns contre les autres, être un objet de
moquerie ou un repoussoir symbolique, tout comme elle pourrait être un idéal, une
projection fantasmagorique ou une rationalisation pessimiste des misères du bas-monde.
Bref, l’unité réelle de « la société » par référence à une unité transcendante, on le voit bien,
est une conjecture utile pour rendre compte d’un effet de totalisation, du fait donc que le tout
social excède la somme de ses parties . Mais ce n’est précisément qu’une conjecture, et ce
115
qui lui évitera de finir en dogme, c’est la productivité sociologique de son questionnement et
l’humilité nécessaire dans son usage.
Et pourtant, la « société » est bien de l’ordre de l’instance transcendante. Il y a bel et
bien un différentiel hiérarchique entre les acteurs sociaux et la société. Ce différentiel n’est
pas à chercher dans quelque sphère céleste ou « numineuse », mais précisément dans la
contrainte première du projet réflexif et expressif de symbolisation. Il y a là un apriori
difficile à saisir, un transcendantal social dans le sens véritable d’une condition de possibilité
d’un être-ensemble, d’une religio (attention, religio ne vient pas de religare) des
humains. Cet apriori, cet en-deçà de toute expérience - qui fait que les êtres humains
entretiennent des relations sociales qui, à la fois leur donnent qualité d’être humain en tant
qu’être-pour-l’autre et, en même temps les dépasse comme quelque chose qui les englobe
mais dont ils sont partie prenante - peut faire l’objet d’une projection idéalisée, comme dans
le mythe, dans la religion, ou dans une construction intellectuelle, projection qui servira à
123
objectiver partiellement ce qui ne saurait être appréhendé autrement que par ce détour
métaphorique. Mais il n’est pas nécessaire, ni même logiquement justifiable pour cela, de
postuler un ordre transcendant externe. Il n’est nul besoin d’un tel ancrage pour fonder une
éthique, et il est même éthiquement dangereux de le faire. S’il y a transcendance, elle est
toute proche, dans la relation même, comme transcendance d’une contrainte absolue qui
est à la fois nécessité et émerveillement.
Il y a, d’une part, l’évidence première de la relation, évidence de ce primum relationis
dont la réalité « saute aux yeux », évidence si évidente, toutefois, qu’elle pose les plus grands
problèmes à la thématisation. Comment penser ce qui est à la fois évident et transcendant, ce
qui se donne et qui se cache en même temps ? Et, inversement, que serions-nous en-dehors
de toute relation ? Une telle extériorité est-elle seulement envisageable ? Qui serais-je, moi,
privé d’une telle pensée qui s’origine toujours dans ce projet réflexif ? Le «je pense » et
même l’affirmation égologique du « je », ne seraient-ils pas, finalement, des contradictions
performatives ? Et il y a, d’autre part, cette subjectivité foncière du sujet pensant qui se
heurte sans cesse à la réalité de la relation, à cet « entre » dont il fait partie et qui le dépasse.
Emmanuel Lévinas a bien souligné à quel point cette difficulté s’apparentait au problème
posé par Descartes dans ses Méditations quand il s’agissait de penser l’infini. Comment un
être fini comme l’homme peut-il penser l’infini (Lévinas, 1990, 39 sq.) ? Comment peut-il
créer une catégorie qui lui est étrangère par nature ? On connaît la réponse de Descartes, la
fameuse preuve ontologique de Dieu : si nous, en tant qu’êtres finis, sommes capables de
concevoir l’infini, c’est grâce au fait qu‘un être supérieur nous a dotés de cette conception, un
être dont l’infini serait l’un des prédicats. Notre problème s’apparente à cette interrogation,
mais en diffère cependant sur un point capital. Alors que l’infini philosophique est accessible
de manière spéculative, par les mathématiques, la physique ou l’astronomie, et qu’il est au
moins définissable par la négative ou de manière « aphaïrétique » , par le constat d’une
116
absence de limites, comme dans
la « schlechte Unendlichkeit » de Hegel, l’« entre »
relationnel n’est ni concevable spéculativement, ni approchable par la négative. Voudrionsnous lui donner une apparence mathématique que nous nous heurterions à la plus
élémentaire des logiques ; voudrions-nous y exercer le soupçon cartésien, nous nous
enfoncerions encore dans la contradiction performative. A l’instar de l’infini, comment
penser ce qui n’est ni de mon domaine subjectif, ni de celui d’autrui, mais de celui d’entre les
deux ? Quel est donc le lieu du Zwischen ? Comment penser cette évidence transcendante ?
Disons-le dans ces termes que nous emprunterons à nouveau au génie de Simmel : nous
ne disposons pas de la forme qui nous permet de rencontrer autrui, mais cette forme dispose
de nous et dispose d’autrui. Cette forme est-elle donnée, comme le prétendent les maussiens
? Et si elle est donnée, par qui et comment l’est-elle ? Pour aborder ces ultimes questions
socio-philosophiques, je m’appuierai sur quatre arguments philosophiques : celui que
124
formule l’anthropologique philosophique et qui prend en compte l’indétermination
ontologique de l’être humain qui le force à se projeter hors de soi pour saisir son « centre » ;
celui que nous prête la philosophie dialogique pour rendre compte de l’événementialité
particulière de la rencontre entre les humains ; la méditation phénoménologique du dernier
Merleau-Ponty sur la « parole opérante » pour étudier le moment de cristallisation,
d’irréversibilité dans la rencontre ; et, finalement, l’aboutissement de cette forme qu’est la
reconnaissance réciproque dans leur singularité et leur co-appartenence originaires d’êtres
humains, telle que Hegel l’a formulé dans la Phénoménologie de l’Esprit.
L’expérience dialogique de la rencontre
Sur l’anthropologie philosophique, je serai bref, (non développer un peu) tant ses
conceptions de la nature humaine - du moins dans le contexte allemand - font partie du
domaine intellectuel public. Une chose me semble cependant certaine : cette forme que
prend le primum relationis précède la relation, précède l’acte relationnel proprement dit. Un
tel « acte » n’est d’ailleurs qu’un exercice de pensée, une tentative de décomposer
analytiquement une réalité complexe et diachronique. Et il est bien clair que la réalité de ma
« positionalité excentrique » explique pourquoi il me faut la rencontre d’autrui pour me
117
recentrer sur moi-même, pour être capable d’articuler une parole qui provienne d’un for
intérieur et non de quelque ressassement monotone du monde. C’est ce que Plessner nomme
la « Mitwelt », littéralement le monde de « l’être-avec » :
« La ‚Mitwelt‘ est cette forme de sa propre position conçue par l’être humain comme sphère des
autres êtres humains. Il faut en déduire, que la ‚Mitwelt‘ est créée par la positionalité
excentrique et garantie par elle dans la réalité » (Plessner, 1981, 375) .
118
Mais cette « Mitwelt » de Plessner est encore trop proche de Heidegger et du rapport de
sollicitude (Fürsorge) auquel il l’assigne. Martin Buber précise à juste titre qu’une telle
« Mitwelt » ne peut pas être « comme tel(le) un rapport eseentiel, parce qu’il ne met pas
l’être d’un homme en relation immédiate avec l’être d’un autre ; il n’établit de relation
qu’entre l’assistance et la sollicitude de l’un et le manque de sollicitude de l’autre » . De plus,
119
hormis cette nécessité de recentrage, de re-positionnement, l’anthropologie philosophique
ne me dit pas comment je vais procéder, plus précisément, ce qui va se passer au moment de
cette rencontre. C’est dans cette brèche que la philosophie dialogique va développer son
125
argument en célébrant le mysterium tremendum de la rencontre, la coupure ontologique
entre le rapport « Je-Ca » et la relation « Je-Tu » . Si l’anthropologie philosophique décrit
120
la nécessité de la distanciation de soi pour se saisir de son centre, la philosophie dialogique
décrit de quelle manière cette distanciation de soi et celle d’autrui se raccrochent l’une à
l’autre dans la rencontre. Mais cela n’est pas suffisant. Car nous ignorons encore tout de la
concrétude de cette rencontre, des arts de faire dans la rencontre ; et rien ne nous indique
comment cette rencontre peut dépasser l’événementialité pure pour devenir véritable forme
sociale.
Or, il ne faut pas perdre de vue que c’est précisément à partir de cette objectivation de la
forme dans la reconnaissance réciproque et partagée des êtres humains, que l’idéalisme
allemand à partir de Fichte a renouvelé la réflexion philosophique de l’intersubjectivité qui
rompit définitivement avec une anthropologie des passions et ses postulats métaphysiques.
Nous y reviendrons sous peu.
Mais auparavant, tentons de dégager le sociologème contenu dans la philosophie de
Buber et soulignons-en les limites. L’être humain est d’abord un être dialogique . Cela ne
121
veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres rapports sociaux que celui-ci, mais probablement que
la dialogicité est primordiale à plus d’un titre . L’être humain est socialisé dans une
122
communauté familiale, groupale ou clanique et reçoit des sociétés régionales, linguistiques
ou nationales dans lesquelles il est intégré un ensemble de normes et de valeurs, d’habitus et
de déterminations objectives qu’il intériorise, affronte ou manipule tout au long de son
existence. S’il est d’abord un être dialogique, c’est que dans ce registre particulier de rapports
il fait un certain nombre d’expériences élémentaires : celle du bonheur d’être, de son être-aumonde, de la confiance, de la communication, de son identité personnelle et de sa
souffrance. Bref, c’est dans le registre dialogique qu’il vit ce qu’on appellera la socialité
élémentaire . Mais il est un fait plus fondamental encore dans cette réflexion, parce qu’il est
123
formel : s’il est un être dialogique, c’est qu’il ne fait pas ces expériences dans la triade ou
dans un groupe social plus étendu. C’est toujours par rapport à un vis-à-vis qu’il éprouve et
met en pratique cette socialité élémentaire. C’est ainsi que certains auteurs font l’hypothèse
que le face-à-face est la structure la plus simple et sans doute la plus originale de l’humanité,
que la conscience humaine elle-même naît du face-à-face, qui serait une condition unique
dans la nature . Même quand je discute dans un groupe de plusieurs personnes, je m’adresse
124
à telle ou telle personne en particulier. Certes, la présence des autres personnes est prise en
compte et agit sur mon expérience comme un cadre de référence implicite, mais si cette
présence est bien réelle, c’est plus sur le mode de l’interférence que sur celui de la
communication. Cette dialogicité de l’existence et de la communication humaines, qu’elle
soit définie par la négative comme incapacité de s’adresser à deux, trois ou plus de personnes
à la fois, ou positivement comme ce par quoi cette existence humaine s’affirme en tant que
126
telle, est véritablement la forme élémentaire par laquelle l’être humain, cet être frappé de
« positionalité excentrique », se recentre, se saisit dans son enveloppe et s’ouvre sur le
monde. Et c’est aussi le seul cadre empirique possible pour que s’engage ce que MerleauPonty a nommé la parole opérante.
La référence à Martin Buber ne saurait donc être passée ici sous silence. C’est
125
lui, en effet, qui a délivré le premier la dialogicité ou le principe dialogique de son
extatisme religieux. Même s’il a cruellement manqué de concepts, comme le souligne
à juste titre Michael Theunissen, et même s’il dénie à la sociologie tout droit de
passage de l’empire du dialogue à l’empire du social, Buber a donné de la profondeur
à ce qui, chez Simmel, n’était encore qu’un constat formel : celui de l’ambivalence
essentielle de la Wechselwirkung . Buber distingue quatre éléments de la dialogicité
126
: la rencontre, l’immédiateté, la réciprocité et l’ « entre ». Notons d’emblée que Buber
traite de la dialogicité en la surdéterminant par l’événement pur de la rencontre. C’est
le choc de la rencontre, véritable Eingebung, grâce, révélation et illumination qui
resplendit sur la relation elle-même - et qui en souligne donc à la fois le caractère
miraculeux, mais qui la restreint nécessairement à ce moment ponctuel, proprement
numineux. Car, à peine le Tu m’a-t-il tourné le dos, qu’il devient « ça ». Cette
rencontre se fait selon lui de manière immédiate et dans une réciprocité
(intentionnelle) qui place les participants en situation d’égalité. Mais en même temps,
la rencontre du Tu est comme la rencontre de Dieu. Le Tu est indisponible, ineffable ;
on ne le saisit pas par un acte de connaissance, ni même de reconnaissance, mais c’est
la saisie immédiate d’une substance. En fait, Buber n’a du Tu qu’une conception
négative : est Tu ce qui surpasse la quiddité, ce qui transcende le disponible
(Vorkommendes). Et Theunissen se demande à juste titre, si cette négativité en rend
pleinement compte. Quand Buber fait la bonne distinction entre le monde du « ça »,
le « Es-Welt » (monde ordonné, espace-temps donné) et le monde du « Tu », « DuWelt » (monde risqué, non ordonné), il ne le fait que pour réduire ce dernier à n’être
qu’un instant de grâce qui s’estompe aussitôt dans la durée. C’est ce qui rend son
analyse phénoménologique inopérante pour la sociologie. Mais le recours à MerleauPonty, à son idée de « parole opérante » nous permet de progresser. Extrayons-en
encore le substrat sociologique.
127
La créativité de l’échange
C‘est au sein de l’échange que surgit la nouveauté. S’acheminant confusément vers un
sens indiscernable, la méthode et la finalité de l’échange se concrétisent
réciproquement. Tel le Dire dans la seconde philosophie de Lévinas, l’opération de la
parole est à la fois forme et contenu. En termes sociologiques, cette opération est
l’échange ; et sa particularité ontologique est précisément que l’échange peut
transformer et même transcender toute forme sociale. (houlalala, c’est pas bon ça)
C’est en cela que surgit le nouveau, le sens nouveau, la résistance nouvelle. Il s’agit là
une thèse forte dont il faudra tirer tous les enseignements possibles. Non pas dans le
sens d’un diffusionnisme médiocre
comme dans le cas de deux cultures qui
s’imprègnent, mais dans le sens d’une possibilité de création d’un sens jusque là
inédit, c’est-à-dire de l’irruption d’un imaginaire social-historique, du projet d’un
vouloir-être-ensemble projeté dans le temps. Deux, trois, quatre personnes, groupes,
qu’importe le nombre, au départ, on se trouve face-à-face, chacun avec ses
aspirations, ses idées, son passé, ses mots, c’est cela l’échange social : quand l’accord
se cherche, quand il faut trouver une synthèse ou un compromis entre ces deux
mondes apriori étrangers qui se font face. Si l’on s’imagine à quel point l’un et l’autre
sont différents, à quel point il est impossible de savoir ce qui agite l’autre, ce qui le
motive, ce qui l’angoisse, à quel point il est impossible d’entrer dans sa tête, dans son
corps, dans son histoire et que plus on approche son monde intime et plus grand sera
le gouffre d’étrangeté qui nous sépare ; on est devant lui comme devant le plus grand
des mystères. (tout ce passage doit être déniaisé) Or, soudain, par l’échange une
ouverture se pratique, ces êtres si distincts l’un de l’autre trouvent une voie de
passage, un terrain d’entente, une minuscule frange de leur personne à mettre en
commun. C’est cela sociologiquement - et toujours dans le sens de Simmel, si
injustement critiqué sur ce point par Freyer - l’objectivité. Si l’on imagine le
processus infiniment complexe qui mène à cette entente , où chacun, avec son savoir,
127
sa mémoire, ses gestes, ses affects, son intelligence cherche à joindre autrui, cet
accord qui en résulte est un surgissement de sens. Surgit ce qui avait été impensable
auparavant dans le solipsisme de chacun. Comme le dirait Simmel, seul préside le
désir d’autrui , d’aller vers lui, de chercher son mystère - oui, c’est là la seule base
128
commune, et donc la seule forme de reconnaissance : qu’autrui, qui me cherche aussi,
est aussi un être humain . Ce qui est humain est cet « aller-vers », cet « aller-au129
128
devant-de » chargé d’espoir et de crainte, c’est ce qui en fait la particularité, c’est ce
tâtonnement, cette difficulté reconnaissable de l’accord. C’est peut-être cela la seule
particularité de l’être humain - il est celui qui hésite, celui qui tâtonne et celui qui
hésitera et tâtonnera avec un acharnement infini. Certes, l’animal connaît maints
rituels d’approche lui aussi, des rituels de distance et de proximité qui pourraient être
qualifiés d’hésitation comme le fait de tremper la patate douce dans l’eau salée. Mais
les comportements animaux sont toujours les mêmes, et surtout, si l’animal hésite,
c’est que cette hésitation fait partie du projet expressif de son approche, qu’il en est
en quelque sorte l’ornement. L’homme, lui, n’hésite pas parce que cette hésitation fait
partie de sa technique d’approche, mais parce qu’il ne sait pas par avance vers quoi il
s’élance. Son hésitation se fait d’abord sur fond d’incertitude - une incertitude
d’autant plus grande que l’échange ne sera pas institué. La dialogicité essentielle de
l’être humain en est encore la raison. Si un échange à deux est toujours plus complexe
qu’un échange à trois, quatre ou plusieurs, c’est que l’être humain, sans parler de
groupes et de sociétés, est fondamentalement incapable d’inventer un échange audelà de ce nombre ; qu’au-delà, il faudra nécessairement recourir à des institutions,
ne serait-ce qu’à des conventions passagères. Au reste, qu’est-ce qu’une institution,
sinon cette instance compensatoire, quand la dialogicité ne parvient plus à régler les
affaires humaines ? Et cela dans plusieurs sens : dans un sens quantitatif, quand il y a
trop de gens en concours ; dans un sens qualitatif, ensuite, quand un différend n’est
plus résoluble dans le cadre de la dialogicité, quand, par exemple, il faut en référer à
un corps juridique. Dans l’échange institué, dès lors, l’accord se fait idéaltypiquement
comme un automatisme, comme un réflexe conditionné. Du coup, il est aussi
essentiel de se demander quel rôle jouent les institutions, avec quel poids elles
imposent un accord et comment leur modification dans l’histoire imprime aux
échanges une irreflexivité de plus en plus grande. A partir de cette remarque et de la
précédente, il est possible d’esquisser une théorie de l’institution non comme
l’entendaient Gehlen et Luhmann sur un mode purement compensatoire, mais sur un
mode défectif, comme l’imposition d’une forme sociale dans tous les cas où la
dialogicité ne peut plus opérer.
L’échange symbolique, en revanche, demeure cette forme originale d’échange noninstitué, ou, pour être plus précis, l’échange dont la seule dimension institutionnelle pour donner ici une définition positive d’une sorte de minimum anthropologique serait la reconnaissance commune de l’hésitation réciproque des acteurs . Mais si
129
telle est l’opération de l’échange, comment puis-je être sûr que je ne serai pas seul à
tâtonner, que cette parole qui se trouve en se cherchant, comme l’avait dit MerleauPonty, va rencontrer une autre parole ? Comment concevoir l’espoir de la réponse ?
C’est avec cette question que nous retournons au lieu où la question moderne du sens
prit son origine. (ce passage est encore très emprunté, on ne voit pas le progrès de
l’argument, il y a une sorte de ressassement impressionnistes qui nui à l’ensemble,
éventuellement l’ôter)
Symbolisme et interconnaissance
La constitution de la subjectivité est proprement intersubjective. C’est chez Fichte
que l’on trouve pour la première fois cette idée à la fois classique et révolutionnaire
qui implique que l’individuation s’effectue par la socialisation, que chacun n’est pour
soi qu’en tant qu’il est pour et par les autres. Voilà qui rompt avec la conception
classique de l’intersubjectivité des moralistes français, espagnols ou écossais qui ne
s’établissait encore que sur une anthropologie des passions, de l’affect, de la
sympathy, de l’aimance et de pré-réquisits de ce genre, une conception classique
dont le défaut majeur était qu’elle avait encore à postuler une socialité apriorique.
Dans l’anthropologie idéaliste, l’acteur sait qu’autrui est une autre conscience . Or, le
130
problème de la reconnaissance n’est pas tant de reconnaître autrui comme une autre
conscience, que de m’assurer que l’autre à son tour me reconnaîtra comme une
conscience. Il y a là apparemment une question de confiance qui se joue et qui
rappelle l’analyse fichtéenne du don.
Être libre, avait écrit Fichte , c’est pouvoir faire don de sa liberté à un autre. Ce
131
don est à charge de revanche. En lui donnant la liberté, je rends l’autre capable de me
la rendre. Mais un tel don suppose, écrit à ce propos Franck Fischbach :
« la confiance de l’autre, une confiance […] qui est déjà elle-même une modalité
du don, à moins qu’elle en soit constitutive (n.s.). Car rien ne m’assure ni ne me
garantit que l’autre soit capable de recevoir le don que je lui fais : s’il n’est pas
déjà libre, il ne recevra pas mon don comme un don de la liberté et, incapable
de recevoir, il ne sera pas non plus habile à (re)donner, à rendre la liberté en en
130
faisant à son tour don à autrui. Ne sachant pas recevoir, il ne saura pas rendre
et il monopolisera l’activité qu’il aura ainsi reçue, faisant de tout autre un objet
passif » (Fischbach, 1999, 47-48).
S’il n’est pas déjà libre, mon don le libèrera, certes, mais il gardera cette liberté pour
lui-même. La gardant pour lui-même, la libre interaction entre les êtres humains ne
pourra pas se produire, l’enfermant de nouveau dans l’ancienne détermination. Nous
sommes donc pris dans un cercle vicieux : je ne peux entrer avec autrui dans une
interaction libre et spontanée qu’à condition qu’il soit lui-même déjà libre et
spontané. De même, je ne puis accorder ma confiance qu’à condition de supposer
que la confiance soit toujours déjà établie. Je ne suivrai pas la solution que Fichte
nous propose et qui consiste à considérer le droit comme condition de possibilité
d’une telle intersubjectivité. Mais Fichte a ouvert la voie, brisant du coup aussi
l’impossibilité de reconnaître autrui dans laquelle nous avait mis la distinction
kantienne entre caractère sensible et caractère intelligible.
L’issue de ce cercle nous est proposée par Hegel. Dans la rencontre, je fais
l’expérience à la fois de la singularité de ma conscience et de celle d’autrui. Je ne
saisis pas la conscience d’autrui comme une autre conscience, mais simplement ma
singularité qui peut être une singularité empirique de position dans le monde (mon
corps à cet endroit précis qui ne saurait être l’endroit du corps de l’autre), ou une
singularité transcendantale - ma propre bulle, inarticulée, dont je ne perçois que les
limites, telle la mouche de Wittgenstein dans son verre. Mais si chaque conscience
discerne sa propre singularité, tout en discernant la singularité de l’autre conscience,
c’est qu’en cette singularité - voilà le coup de force que tente Hegel - se révèle l’unité
des consciences. Et Durkheim, en observant cette ultime reconnaissance - « si ce
n’est que ce sont des hommes » - exprime parfaitement cette pensée. Car faire
l’expérience de sa singularité, c’est faire l’expérience de sa position empirique dans le
monde : je ne suis pas à l’endroit où se trouve autrui. Et c’est en même temps
l’expérience de l’altérité phénoménale d’autrui ; un autre visage, d’autres
expressions, une autre forme de présence. Et c’est finalement l’expérience
existentielle mais aussi ontologique, qu’autrui n’est pas moi, qu’en cet autrui, ce visà-vis, doit sommeiller un monde que j’ignore, un fonds que je ne saurais approcher.
C’est donc là que se situe le nœud du problème, dans cette expérience pré-reflexive
de la singularité en tant que singularité : car c’est en faisant l’expérience de la
131
singularité en tant que singularité que la conscience se conscientise, c’est-à-dire
s’appréhende en se reprenant, délimite son territoire en reconnaissant ses frontières
et qui finira par se cristalliser autour de ce que Hegel appelle la conscience. Du coup,
je vois aussi notre identité universelle, d’êtres tous deux dotés d’une conscience
singulière et d’une conscience capable de reconnaître la conscience de l’autre, et donc
de reconnaître leur appartenance proprement spirituelle à ce que Hegel nommera l’ «
esprit », ou plus exactement, l’ « Esprit absolu ». Dès lors, ce n’est plus de la
confiance qui est en jeu, mais simplement l’expression de la singularité de sa
conscience dans la rencontre des sujets, dans l’adresse qui est faite à l’autre et dans
l’adresse qui de lui me parvient. En dévoilant ma singularité, c’est-à-dire la
singularité de ma conscience, je dévoile à la fois ma différence et mon identité
absolues avec l’autre, une identité que je ne saurais appréhender autrement que par
la supposition d’une unité des esprits.
Quand nous disions donc que le propre de l’échange symbolique était de séparer
pour unir, nous ne faisions que de répercuter sur un plan purement phénoménal ce
qui est à l’œuvre au point de vue de la reconnaissance dans l’interaction humaine, en
un mot, de l’interconnaissance, d’être l’expression mutuelle d’une co-appartenance
originaire. C’est cette révélation en une véritable Urdoxa qui est au principe de
l’activité symbolique, c’est elle qui permet de m’exprimer en sachant que l’un des
symboles que j’aurai produit sera toujours reconnu comme tel. L’un des symboles
sera toujours compris en ce sens qu’il résulte du projet préreflexif de symbolisation,
de cette performativité conditionnelle qui en est la base. S’il y a confiance, c’est d’une
confiance absolue qu’il s’agit alors. La confiance que, quoi qu’il arrive, je finirai par
être compris, ou plus exactement, que je finirai par être reconnu. Reconnu dans ma
singularité et dans mon lien avec les autres, reconnu dans ma singularité par ce lien,
et reconnu comme être identique par cette singularité. Cette confiance n’est alors
rien d’autre qu’une formule plus philosophique, plus spiritualisée, de la contrainte
première dont nous faisions état auparavant - la contrainte d’agir. C’est à la fois la
contrainte de toujours devoir supposer cette union des consciences, de ne pas avoir
d’autre choix que de croire en sa réalité comme en une certitude originaire ; et la
contrainte de se dévoiler dans l’adresse à autrui qui se fait dans la rencontre. C’est
dans la rencontre que se décline la religio dont l’ineffabilité ne doit pas nous
empêcher de reconnaître la transcendance. Pas dans n’importe quelle rencontre, au
demeurant. Le mérite de la philosophie dialogique, à la suite de Martin Buber,
132
consista précisément à donner les critères qui distinguent une rencontre authentique
d‘une rencontre choséifiée. La rencontre authentique est l’adresse directe au Tu, à
l’autre-en-face qui n’est ni un alter ego , ni un autrui généralisé, mais la même
132
singularité consciente plongée dans la même indétermination que moi-même.
L’impasse dans laquelle s’est engagé Buber avait été de penser que pour qu’elle soit
authentique, la rencontre devait se passer de toute médiation, en d’autres termes,
que l’apparaître-même de l’autre était source de symbolicité. Or, l’un des
enseignements fondamentaux des sciences humaines - notamment de la linguistique,
de la psychologie sociale, et de l’anthropologie - consistait à souligner à quel point
toute forme d‘apparaître était médiatisée - biologiquement, anthropologiquement,
culturellement -
par un objet symbolique. Il y a bien dans cet apparaître un
surgissement originaire qui excède toute fonctionnalité, ou, comme le dit Jacques
Dewitte :
« l’apparition d’une forme (dont on ne peut que prendre acte et s’émerveiller)
pour que celle-ci ait pu ensuite se prêter aux divers fonctionnels qu’on lui
connaît… Mais l’énigme de son surgissement demeure entière, et tout semble
indiquer qu’il ne s’agit pas seulement d’une ignorance provisoire que viendront
bientôt combler les progrès de la science, mais d’une énigme permanente »
(Dewitte, 1993, 30) .
133
Or, ce n’est pas la sempiternelle question du « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt
que rien » qui se pose ici, car l’énigme n’est pas dans l’acte du surgissement de
l’apparaître en tant que tel, mais dans l’évidence de cette transcendance particulière
de l’apparaître d’un autre être humain, de ce partage initial que nous avons de
notre singularité consciente dans la rencontre.
Reprenons. La question de Hegel était bien celle-ci : comment une conscience,
qui reconnaît l’autre comme une autre conscience, c’est-à-dire comme conscience
d’un autre sujet demandant à être reconnu comme tel, c’est-à-dire en tant que
liberté, peut-elle à son tour s’assurer qu’elle soit effectivement reconnue comme
conscience par cet autre ? La réponse traditionnelle, surtout depuis les lectures
d’Alexandre Kojève (1947), se déclinait comme une « lutte pour la reconnaissance »
entre un maître et son serviteur. Il est clair, cependant, que cette relation de
domination, de lutte à mort, n’est pour Hegel que l’une des figures de la lutte pour la
reconnaissance, tout comme il est clair que la lecture de Kojève de la
133
Phénoménologie de l’Esprit était une lecture éminemment politique, puisqu’elle
visait à donner à la lutte des classes un fondement anthropologique. S’il y a lutte pour
la reconnaissance, c’est dans une société scindée, divisée, une société, où l’accès à la
reconnaissance est méprisé pour certains . Mais cela ne veut pas dire que cette lutte
134
soit la règle ; la règle c’est la révélation de cette certitude originaire, de l’Urdoxa de la
coappartenance. Et c’est cela que les lectures de Kojève et des innombrables épigones
qui lui firent suite oblitère.
Or, ce processus de reconnaissance réciproque et de signification d’une commune
appartenance est un acte éminemment pratique. Il ne se fait pas de manière
spontanée dans quelque esprit éthéré, ni dans le for intérieur de l’intentionnalité des
consciences. Cette extériorisation se fait selon la forme que Merleau-Ponty a mise en
évidence dans son évocation de la « parole opérante ». Le recoupement entre
recherche (et non « lutte ») de reconnaissance et parole opérante repose sur une
norme transcendante immanente au social qui trouve dans l’échange effectué son
expression opératoire. Voilà tous les fils réunis pour reconnaître le système du
symbolisme.
L’idéal serait de recouper argument dialectique et preuve matérielle (neuronesmiroirs)
Ce passage (central) peut encore être amélioré
Dans ce long développement, nous avons convoqué quatre traditions
philosophiques. Non que nous soyons partis de la structure tétraédrique de
l’échange, posée dogmatiquement, à la recherche de discours philosophiques qui
viendraient en justifier la forme et le fond, mais en développant pas à pas l’idée d’une
performativité sociale du symbolisme. Cette démarche se résume alors assez
simplement. A partir de l’anthropologie philosophique (d’un Plessner, d’un von
Weizsäcker, d’un Portmann) nous comprenons le sens de l’apparaître, de la
nécessaire sortie de soi, de l’extériorisation - c’est le moment si particulier de la
rencontre. C’est dans la rencontre, telle que la met en scène la philosophie
dialogique à la suite des impasses de la phénoménologie de rendre compte de
l’intersubjectivité, où s’articulent l’adresse faite et l’adresse rendue, l’événement où
se révèle le second radical de la relation humaine, la réciprocité. Or, la médiation de
la rencontre est de l’ordre de la « parole opérante », ou, selon nos termes, de la
médiation objectale ; c’est elle qui matérialise la réciprocité, lui donne sa forme, son
134
irréversibilité, c’est-à-dire sa temporalité. C’est ce que nous avons tenté de saisir avec
la notion de durée. Et, finalement, avec Hegel nous aboutissons à la clôture du
symbolique, à la reconnaissance, où à la religio qui fait, comme je le disais au départ
de mon argument, que les êtres humains entretiennent des relations sociales qui, à la
fois leur donnent qualité d'être humain en tant qu'être-pour-l'autre et, en même
temps les dépasse comme quelque chose qui les englobe mais dont ils se savent
toujours déjà partie prenante, trouve son expression achevée. En d’autres termes, sa
mesure, sa loi. Arrivé à ce point d’abstraction, force est de constater que l’opérateur
du symbolisme n’est autre que l’échange ; qu’à tous les niveaux où nous l’observons,
il est ce rapport matriciel qui unit en son sein l’être-social de l’homme, qui le fait
vivre en société en lui imprimant des contraintes qu’il n’a pas choisies, tout en lui
permettant d’affirmer son autonomie par une contrainte qui transcende toutes les
autres en les relativisant, la contrainte d’agir, d’établir un « pont » vers l’autre et qui
le fait advenir à soi.
Le monde commun
Qu’en est-il alors des relations humaines ? Qu’en est-il, à la différence du rapport aux
animaux, aux objets, aux institutions et aux machines ? Je parle des véritables relations
humaines, de relations qui se font sous nulle autre contrainte que celle de ne pas pouvoir
vivre de vie véritablement humaine en l’absence de ces relations (figure de style assez
fastidieuse ; quel contrainte plus puissante peut-on imaginer ?). Qu’elles soient d’amitié,
d’amour, de solidarité, de connivence, de complicité, de militance et d’obligeance réciproque,
de quoi ces relations sont-elles faites et comment en rendre compte sans les noyer dans les
concepts traditionnels ou les drainer vers un mysticisme de mauvais aloi ? Je serais tenté
d’appeler cette recherche une théorie sociale de l’intime ; de l’intime non pas comme d’un
rapport électif, affinitaire et plus ou moins privé de publicité, non de l’intime, simplement,
comme rapport de proximité et de complicité. La philosophie dialogique, le personnalisme
ou l’éthique de l’altérité radicale se sont efforcés d’approcher ces relations. Mais chacune de
ces approches l’a fait en poursuivant un but étranger au phénomène : le dialogisme en
cherchant une voie médiane entre philosophie et théologie, le personnalisme en cherchant
une issue politique à la mort de Dieu, l’éthique lévinassienne en tentant d’établir une morale
135
post-catastrophique. Toutes ont réalisé des avancées dans l’exploration des relations
humaines, mais toutes les ont instrumentalisées à un titre ou un autre.
Or, il n’est plus temps aujourd’hui de simplement nous émerveiller devant le
miracle de la relation humaine. Comme j’ai espéré le mettre en évidence dans mes
travaux portant sur l’argent, la dématérialisation de l’argent est bien plus qu’un
symptôme ou un signe avant-coureur d’une déréalisation progressive de l’échange ;
c’en est l’expression la plus achevée. De plus, les discours inflationnistes sur la « crise
du lien social » entraînent la banalisation d’un phénomène qui risque de rendre notre
monde définitivement inhabitable. Non seulement qu’il n’y ait plus assez d’oxygène,
assez de ressources, assez de marchés, qu’il y ait des risques globaux ou une bulle
spéculative qui, à tout instant, viendrait éclater - la « crise du lien social » lue au
prisme du crépuscule de l’échange nous apprendrait en fait qu’il n’y a plus assez
d’altérité, de différence, d’étrangeté en ce monde et qu’à défaut de nous plonger dans
la monotonie d’une posthistoire, l’étrangeté se sera retournée contre nous ; étrangers
sur cette Terre, dont nous ferons, une fois de plus, l’expérience stoïcienne qu’elle n’a
pas été bâtie pour ses passagers provisoires. C’est contre cette monstruosité que la
sociologie peut s’élever, qu’elle peut mettre en évidence et revendiquer des lieux et
des moments d’échange comme autant de lieux de résistance. Et il est de son devoir
de montrer à quel point les créations sociales, qu’il s’agisse des associations, des
initiatives populaires, de militance mais aussi des réunions informelles, des cercles
d’amis, de la collégialité, de la solidarité spontanée sont à chaque fois aussi des
créations de sens dans l’affirmation de leur historicité ; qu’à chaque fois que naîtra
une telle initiative s’ouvrira un monde des possibles, dans lequel s’affirmera un projet
politique originaire. Un projet pour rendre ce monde habitable et donc partageable,
d’un social immédiatement politique qui s’est de tout temps opposé aux médiations
étrangères, qu’elles soient institutionnelles, économiques ou techniques. Car le sens
de telles créations sociales réside et résidera toujours dans l’impérieuse nécessité de
l’échange symbolique d’affirmer le primat de la relation sur les termes qu’elle relie.
La vivacité de l’échange symbolique a longtemps stimulé une incroyable diversité
de formes sociales, des formes qui rendaient à leur tour possibles des relations sur
lesquelles elles se fondent ; si la diversité de ces formes vient à dépérir, si, sous les
coups de boutoir de la monétarisation l’échange économique se substitue aux
échanges symboliques, pour ensuite être remplacé par un pur échange cinétique, la
monotonie de l’histoire, dans laquelle nous entrerions à présent, selon certains, ne
136
serait que le préambule à une monotonie définitive des relations humaines. Elles
seraient ainsi devenues sans risques, mais sans surprise ; sans joie, mais sans
affliction ; sans nouveauté, mais entièrement privées de sens.
137
V. Au-delà du don
Un désastre anthropologique
La sociologie s’est d’autant plus facilement accommodée de son sobriquet de
« science critique » que nous traversons aujourd’hui une période particulièrement
intranquille. Il n’y a pas seulement les grands bouleversements techniques,
économiques et systémiques du monde qui font problème - depuis le début de la
Révolution industrielle, cette intranquillité est devenue la norme -, il y a le fait
autrement plus inquiétant que nous ne maîtrisons plus intellectuellement cette
situation. (bof bof, c’est presque du Hubert Reeves) Et la sociologie tout
singulièrement. C’est alors qu’elle devient journalisme. Comme l’essai littéraire fait
partie de son fonds de commerce méthodologique, elle n’a pas à se forcer beaucoup
pour tomber dans le délectable travers du criticisme dénonciateur ; dont la
dénonciation de « liens sociaux » qui se déferaient apparemment et inéluctablement.
Pêle-mêle et sans grand discernement l’on convoque alors une sorte de crise diffuse
du civisme, de désengagement collectif compensé par un surinvestissement privatif ;
on recourt à des indicateurs statistiques de divorce, d’absorption de psychotropes, de
mal-vivre et de mal-être ; on accumule les désinences du préfixe « dé- »,
désaffiliation, désinstitutionnalisaton, désymbolisation, comme si la seule croyance
dans le pouvoir des mots pouvait dédouaner d’une analyse plus sérieuse du
délabrement rampant des armatures internes de nos sociétés. Autant le dire tout de
suite : la sociologie est désemparée. Mais elle n’est pas seule dans cet état. Et le fait
qu’elle en ait peut-être mieux conscience que d’autres disciplines lui donne un
privilège de lucidité qu’il serait grand temps de mettre à profit.
A tous les étages de la réalité sociale nous assistons aujourd’hui à un lent
effondrement de la logique réciprocitaire, tel était le diagnostic de départ (oui, mais
à part un rapide exposé relatif à l’argent, je n’ai rien développé – donc
plutôt que de fanfaronner sur les mérites de l’échange, je devrais plutôt
pousser l’analyse plus loin sur la déréciprocation) . A travers toutes les fibres
de la vie sociale, depuis les interactions les plus anodines jusqu’aux régulations
138
commandant les rapports entre nations, la réciprocité a été cette norme universelle
qui, si elle n’établissait pas le projet de paix perpétuelle, permettait au moins un
consensus minimal empêchant le recours à la violence et à la fraude. Réduit à sa plus
simple expression, ce consensus imposait l’échange marchand comme forme
universellement acceptée grâce à laquelle devait s’opérer la coordination entre
acteurs, groupes sociaux et collectifs a priori indifférents les uns aux autres. Cela
n’empêchait pas des accords plus intenses et plus tumultueux de se faire, mais cela
évitait cependant de retomber dans la barbarie de la loi du plus fort ou du plus malin.
Or, si notre diagnostic de la globalisation comme tentative d’instaurer le plus grand
système social possible sur la base de relations humaines les plus minimes qui soient
s’avère pertinent, nous nous apprêterions aujourd’hui à nous passer de cette norme
minimale (oui). Le passage d’une socialité marchande, froide et calculante, à une
socialité artificielle reposant sur une préconfiguration et une routinisation de tous les
rapports et relations, se ferait à travers l’évacuation de toute forme d’échange
librement et ouvertement négociée (je n’en dis pas non plus assez sur cette
préformation, pas un seul exemple). Comme nos analyses historiques nous ont
permis de le constater, il existe bel et bien une dialectique des formes de l’échange .
135
Ou plutôt, une interrelation complexe soumise à un certain nombre de régularités
dont la plus visible est certainement la progression de l’échange marchand aux
dépens de l’échange symbolique. Ces deux formes sont symboliques dans la mesure
où elles établissent chacune dans son registre particulier une forme de cohésion
sociale. Et en tant que formes symboliques, elles gardent le caractère ambivalent de
toute médiation sociale, d’être à la fois « pont » et « obstacle » ; de permettre de
joindre autrui, de communiquer, mais en même temps de s’opposer à toute fusion, à
toute immédiateté. Avec la lente disparition de l’échange entre acteurs réflexifs se
mettent en place des procédures artificielles qui modifient radicalement le caractère
des quatre moments de la relation humaine. Qu’en est-il encore du hasard des
rencontres, qu’en est-il de l’acuité consciente de la réciprocité, sans parler de la plus
grande crise de durabilité que l’espèce humaine eut à affronter depuis qu’elle partage
un monde commun ? Qu’en est-il des subtils calculs de distance et de proximité, de
tact et de discrétion, de défiance et de confiance que l’on trouvait dans toute forme
d’échange ? Les médiations symboliques sont bel et bien en train d’être liquidées et
remplacées par tout un design de relations dont le choix « multi-optionnel »
136
et
139
ubiquitaire fait appel à un libre-arbitre aussi artificiel que le sont ces « relations »(la
aussi développer les quatre crises relationnelles… !!!).
On se rencontre pas, ou mal
La ponctualité remplace la durée
La réciprocité se fait trop bien ou alors elle disparaît
Les relations perdent leur singularité
Comment se fait-il qu’un tel constat vienne à être formulé si tard, alors que les
discours de crise de la modernité s’accumulent depuis plus d’un siècle (que la
modernité n’est d’une certaine façon rien d’autre qu’un long discours de crise) ?
Comment se fait-il que ce constat passablement trivial de l’être humain en tant
qu’être-de-relation vienne encore à devoir être énoncé comme une grande révélation
ontologique, alors que l’idée semble claire depuis les débuts de la philosophie
idéaliste ? Comme j’ai essayé de le montrer, cette cécité est intimement liée au
fourvoiement de la sociologie qui a privilégié l’étude de fictions tels que l’individu ou
la société et n’a jamais vraiment pris au sérieux la relation humaine. Et même si cette
ignorance ne lui est pas entièrement imputable, elle porte une part importante de
responsabilité dans la méconnaissance actuelle de l’effondrement de la réciprocité.
Ce n’est pourtant ni d’une fin de l’Histoire, ni d’une fin de l’homme qu’il s’agit.
On serait presque tenté de dire que malheureusement ces deux frères ennemis
continueront jusqu’au bout leur dérive à travers le temps et l’espace. Si Marx
prétendait que l’Histoire se faisait dans le dos des acteurs, ceux-ci conservaient
néanmoins la faculté de se retourner ou de se regarder dans un miroir, et de mettre
ainsi à nu le fétichisme qui les faisait se croire sujets solidaires. Libre à eux, dès lors,
de prendre l’Histoire en main. Tel n’est plus le cas aujourd’hui avec la déréliction de
la société civile. Avec la dissolution du schème réciprocitaire, ni l’individu ni tout
autre acteur n’est censé prendre part à l’histoire. S’ils sont portés par elle, c’est
comme des passagers clandestins qui sont heureux pour chaque jour où on ne
découvre pas leur cache.
Or, au vu des innombrables textes de la même eau, une telle dénonciation peut
apparaître comme un jeu plus ou moins gratuit dont le bénéfice marginal n’intéresse plus que
les rares fossoyeurs de la Modernité. L’enjeu de mon travail est différent. Il s’agit de proposer
une approche sociologique qui puisse mettre en lumière les origines et le développement
140
historique de la socialité humaine comprise comme une relation complexe d’échange. Non en
tant qu’échange marchand, dont on comprendra la genèse comme celle d’une forme sociale
minimale et incomplète, mais d’un échange proprement humain, dont la réciprocité forme le
noyau. Voilà l’enjeu conceptuel de ce travail : donner à voir la relation humaine, source de
toute réalité sociale, comme une relation d’échange. Et au delà, rompre avec les théories
productivistes du social et interroger les possibilités d’une théorie de la circulation des êtres
humains, des choses et des messages dans un même ensemble symbolique.
Mener un travail de réflexion, avait dit Gilles Deleuze, c’est avant tout proposer
un ou des concepts nouveaux. Il ne croyait pas si bien dire… Un concept est un mot
qui permet de voir un problème d’une manière nouvelle. L’échange est un tel mot. Il
permet de voir que ce qu’on invoque actuellement comme « crise du lien social » n’est
que l’expression inflationniste d’une rupture plus profonde de la socialité humaine :
c’est le fait que nous nous acheminons vers une société et une vie sociale sans
échange, une société et une vie sociale où à la place des interactions nous ne
connaissons plus que des transactions. L’échange vif, source de joie et de conflits, n’y
aurait plus cours, remplacé par des relations préformées dont le menu ne nous
laisserait plus que l’opération du choix, et non celui de sa constitution pratique et
réflexive. Que nous plongions dès lors dans la monotonie de l’histoire, comme le
prévoyait Fukuyama, ou que la personne humaine devienne ce « dividu » dont parlait
Deleuze, à la suite de la mort foucaldienne de l’homme, ne sont finalement que des
avatars de cette mort sociale que prélude la déperdition de l’échange et de la diversité
des formes sociales qu’il a permis.
Une nouvelle théorie de l’échange
La sociologie était née et avait été instituée comme une réponse aux problèmes
sociaux soulevés par la Révolution industrielle. Si Durkheim s’intéressait aux
problèmes de la cohésion sociale mise en péril par le développement de la division
(sociale) du travail, et si Max Weber s’intéressait aux conditions pour sauvegarder la
dignité de l’individu aux prises avec le processus occidental de rationalisation, ces
deux questionnements « paradigmatiques » ont curieusement éludé la réflexion
sociologique sur ce qui pouvait paraître comme le social sui generis, à savoir le
domaine des relations humaines. Nous passerons les raisons de cet « oubli », tout en
141
soulignant l’important bénéfice que la sociologie sut tirer de ces deux
questionnements d’origine. Mais il nous semble qu’elles soient arrivées aujourd’hui à
destination et qu’il faille réamorcer la discussion sociologique en partant précisément
de cet oubli. Une théorie sociologique de la relation humaine suit un double enjeu :
un enjeu théorique tout d’abord, où il s’agit de montrer la pertinence d’un tel tiers
paradigme ; un enjeu pratique, ensuite, où il s’agit une fois encore de formuler des
réponses aux nouveaux problèmes soulevés par la société contemporaine, de mettre
en évidence, en somme, par quels dispositifs cette « mort sociale » peut être enrayée.
Un tiers paradigme ne recherchera l’objet propre de la sociologie ni dans le
domaine des contraintes sociales et institutionnelles (holisme), ni dans celui de la
créativité ou de la rationalité de l’agir social (individualisme), mais se posera la
question des conditions de possibilité de la perdurance de la relation humaine. On
partira du constat trivial qu’avant la contrainte, avant l’affirmation d’une liberté, il
faut la formation d’une relation, il faut qu’il y ait quelque chose à contraindre et
quelque chose sur quoi projeter son libre arbitre, bref : il faut de la matière sociale et
cette matière est relationnelle. Cette reliance, de quoi est-elle faite ? Qu’est-ce qui en
assure la durée et la cohésion ? Quelles formes peut-elle prendre ? Pour aborder
toutes ces questions, ce tiers paradigme part du principe philosophique fondamental
du primum relationis, du fait que la relation précède les membres qu’elle relie, et
qu’elle précède même la totalité sociale qu’elle contribue à constituer. Ce n’est qu’une
fois cette question des conditions de possibilité de la relation humaine posée, qu’on
pourra aborder la question des contraintes, des institutions, de la totalité et de la
liberté de l’agir social.
La particularité du genre humain est que le type de reliance qu’il met en oeuvre
ne relève pas d’une faculté innée qui lierait spontanément les êtres humains les uns
aux autres. Elle est le résultat d’une opération complexe de symbolisation, d’une mise
en commun par l’échange de signes chargés de sens. C’est de cette opération
complexe que traite notre dernière partie principale. Ces signes, ces choses, ces
gestes, ces mots - ces objets sociaux que nous mettons en circulation pour établir des
liens et les faire perdurer - ont une nature et une forme bien particulières.
Concrètement, c’est la société dans laquelle nous sommes socialisés qui nous les met
à disposition. Nous ne les réinventons pas chaque jour pour chaque nouvelle relation.
Mais - et c’est là un principe de méthode fondamental et le seul postulat
épistémologique que nous formulons - ces objets sociaux ne sont pas donnés une fois
142
pour toutes, ne sont pas entièrement déterminés par la totalité sociale - qui ne fait
que les transmettre, les modifier, les stocker (ce qui est le rôle des institutions). De
même, ils ne sauraient relever de la créativité agissante du sujet social - qui n’est
généralement qu’un balbutiement inarticulé. Leur siège est la rencontre, l’entre-lesêtres, la pratique indéterminée et opérante, cette réalité nouvelle qui est créée dès que
deux ou plusieurs être humains cherchent à lancer un pont entre eux. C’est en cela
que l’on peut parler de nature symbolique, ou de symbolisme de l’échange-don.
Plutôt que d’être donnés une fois pour toutes, ces objets sociaux sont des symboles
que les être humains se donnent réciproquement et mutuellement. L’échange-don
crée du lien, du symbolique - c’est là sa nature. Et parallèlement, le symbolique a la
forme de l’échange-don, il en a la forme complexe, la nature indéterminée et
contingente, et le but à chaque fois le même : joindre autrui, l’enjoindre de rester, de
partager, ne serait-ce que pour se quitter à nouveau… Car mieux vaut la blessure de
la séparation que la honte de l’ignorance réciproque.
En d’autres termes, cette symbolisation est le résultat d’un échange complexe.
Or, si nous tentons de l’analyser, nous pouvons mettre à jour quatre radicaux qui en
forment l’armature : 1. le rencontre, l’appel, la sortie de soi, l’extériorisation d’un
signal ; 2. la réciprocité, la réponse, la rencontre d’autrui, le partage des signaux qui
deviennent signes et sens ; 3. la durée, la matérialisation de ce partage dans une
forme sociale ; et 4. la mesure, les subtiles opérations d’ajustement dans l’espace et le
temps qui font qu’une relation est vécue comme juste, équitable, satisfaisante ou non.
Chaque radical contient un moment critique. Dans la rencontre, c’est le risque de
s’ouvrir à autrui, de donner prise sur soi, de s’exposer (aléa) ; avec la réciprocité, c’est
le risque d’être incompris ou « floué » (mimikry); pour la mesure, c’est le risque
d’être manipulé et d’être prisonnier de règles qu’on n’a pas voulues (ilynx). Mais c’est
au niveau de la durée que la médiation est la plus critique (agon). S’agissant d’établir
un pont vers autrui et de le faire perdurer au moyen d’un objet social, cet objet peut
toujours aussi être pris tel qu’en lui-même, comme simple objet d’échange. Le
problème est donc que celui qui donne ne sait pas, si l’objet présenté l’est en vue
d’établir un pont ou simplement en vue de satisfaire un besoin matériel. C’est là que
se dévoile la fragilité essentielle de l’échange symbolique et qu’il peut verser à tout
moment dans sa forme réifiée, l’échange économique. Et c’est par cette
indétermination de la signification de l’échange que se fait quotidiennement et s’est
faite historiquement la marchandisation du monde ; il suffit pour cela de relire dans
143
l’immense Economie matérielle de Fernand Braudel, par quelle ruse l’homme blanc
s’est introduit dans les cultures extra-européennes, pour prendre conscience de la
violence symbolique que contient cette indétermination.
Toute relation humaine comporte ces quatre éléments fondamentaux. S’y ajoute
un élément normatif indispensable. Une société sera d’autant plus juste ou décente
qu’elle permettra le libre exercice de l’échange au moyen de formes sociales qu’elle
met à disposition de ses membres. Cet élément normatif est essentiel si l’on veut
aborder les enjeux pratiques de cette approche. Dans cette perspective, il n’y a pas de
société idéale, mais il y a quatre critères qui permettent de définir l’humanité d’une
relation qui serait une relation assurant à tous les membres une égale reconnaissance
d’être humains dans leur dignité individuelle. Il y a par contre une conception très
claire d’une société inhumaine : celle qui ne permettrait plus l’échange et enfermerait
ses membres dans une nouvelle « cage d’airain ». Cette nouvelle cage n’est rien
d’autre que la « société systémique » dont la cohésion est précisément assurée par
l’élision des opérations complexes - nécessairement sources de désordre, de mises en
questions, de nouveauté - mises en œuvre dans les relations humaines. Alors que la
« cage d’airain » de Max Weber relevait encore de la régulation productiviste - les
progrès technoscientifiques nous enfermant dans une sorte de cage dorée de
l’assistanat généralisé - la nouvelle « cage d’airain » est une rationalisation de la
circulation sociale. Dans une telle cage, il ne nous sera plus demandé d’initier,
d’endurer, de négocier subtilement ou de souffrir de nos relations, mais de procéder à
un simple choix dans un menu préétabli de rapports. Le choix d’engager ou de
terminer une transaction selon cette unique langue universelle qu’est le code binaire.
Notre espoir repose sur la conviction qu’une telle « société systémique » n’a pas
encore atteint un niveau suffisant de stabilité structurelle et que consciemment ou
non face à cette hyper-rationalisation de la circulation se mettent en place des
tentatives de résistance, des « manières de faire » au quotidien, telles que Michel de
Certeau les a théorisées à la fin de sa vie, ou telles que dans sa succession Michelle
Dobré les a saisies dans sa « théorie de la résistance ordinaire ». Or, ces « coups à
charge de revanche », cette ruse sociale, cette mètis relèvent tous de la logique et de la
forme de l’échange symbolique. Si Jean Baudrillard, dans un ouvrage demeuré
célèbre, déplorait l’absence de tels échanges dans les formations sociales
144
contemporaines, il se peut, qu’emporté dans sa fougue agonistique il n’ait pas pris
conscience de cette indécrottable volonté d’autonomie qui se révèle et s’est toujours
révélée dans les pires zones grises de l’humanité.
La paresse des sociologues
La sociologie s’était émancipée de la philosophie et des disciplines connexes en
revendiquant un objet propre, sui generis, mettons : un fait social, dont elle aurait
étudié la nature et le fonctionnement selon des méthodes positives (interprétatives,
historiques et comparatives). Or, le délitement actuel des deux grands paradigmes
sociologiques - le holisme et l’individualisme méthodologiques - est à la fois une
chance et une menace : la chance de s’émanciper définitivement comme une science
« normale », et la menace de disparaître et de ne survivre qu’à l’état de méthode
subalterne des autres sciences de l’homme. Il est une chance dans la mesure où il
ouvre la voie au questionnement de la réalité sociale par excellence qu’est la relation
humaine. Mais, en même temps, la sociologie court le risque à force de légèreté et de
paresse, de se voir ravir son objet, de perdre toute légitimité scientifique et de
régresser au rang d’ingénierie sociale et de méthode d’analyse des données.
Une fois dégagée des calculs optimisateurs de l’individualisme et des
spéculations plus ou moins théologiques du holisme, la sociologie accèderait
aujourd’hui au cœur d’une problématique qu’elle n’a jusqu’à maintenant étudiée que
de manière indirecte et détournée. Ou qu’elle a fait mine d’observer comme si la
chose allait de soi. En effet, la relation humaine n’avait été jusque-là abordée que de
manière conséquentialiste : soit comme le produit d’un compromis passé entre deux
individus, soit comme la mise en pratique de formes sociales tirées d’un répertoire
préétabli de formes toujours déjà données. Certes, le cognitivisme avait
considérablement nuancé les naïvetés réductionnistes de l’individualisme, tout
comme les théories de la structuration, de l’habitus ou du symbolisme avaient
assoupli la charge déterministe des contraintes sociétales. Jamais, cependant, la
sociologie ancienne manière ne se serait risquée à considérer comme son objet
privilégié ce qui, pourtant, dans le langage commun avait toujours été considéré
145
comme le social par excellence : le domaine du relationnel, de l’entre-nous, ou plus
largement, de la civilité. La difficulté évidente de cette réalité sociale est qu’elle est à
la fois du domaine de l’autonomie des personnes en même temps qu’elle est soumise
à un certain nombre de contraintes sociétales. Elle est un hybride ontologique.
La sociologie récente a imaginé différentes manières de lever cette antinomie
essentielle. Elle a recouru à l’imagination dialectique, faisant apparaître la relation
sociale comme une synthèse, comme le résultat de l’âpre lutte entre autonomie
individuelle et contraintes sociales. Mais elle a aussitôt dû reconnaître que le prix de
ce tour de force spéculatif était une conception téléologique du social, la synthèse ne
s’opérant pas de manière mécanique, mais orientée - vers un ordre parfait, un Esprit
absolu, une utopie réalisée ; et que les critères de cette orientation découlaient
nécessairement d’un organisme qui « dépassait » la relation humaine tout en
important dans l’explication des postulats plus ou moins inquestionnés. Si l’on songe
d’autre part aux théories de Norbert Elias ou d’Anthony Giddens, une autre manière
de neutraliser cette antinomie avait été de la considérer comme un processus, une
figuration ou une structuration. Or, si cette manière de penser le social évitait de
tomber dans le piège téléologique, c’était pour aussitôt sombrer dans un relativisme
méthodologique, dans une pragmatique de l’agir, où c’était tantôt l’autonomie, tantôt
le déterminisme social qui l’emportait.
Aussi bien Simmel que Mauss sont des penseurs de la relation humaine. Le trait
commun de l’échange-don et de la « Wechselwirkung » est une pensée complexe qui
ne réduit ni ne réifie l’ambivalence essentielle de la relation humaine. L’incroyable
collation ethnographique que nous donne Mauss dans l’Essai sur le don, tout comme
l’effort quasi désespéré de Simmel de saisir l’essence de la « Wechselwirkung » se
rejoignent dans cette interrogation essentielle : comment rendre compte de la
relation humaine en tant que relation ? Et ce n’est pas dû au hasard ou à quelque
lubie ou mode intellectuelle visant à rendre grâce à des penseurs méconnus, si Mauss
et Simmel connaissent aujourd’hui une consécration tardive. Or, ce n’est pas en les
lisant à la lettre - ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas les lire avec précision, bien
au contraire - et en transposant leurs concepts sans autre forme de procès, qu’on leur
rendra justice. Ce genre de fidélité se retourne généralement contre les héritiers et
fait que l’héritage aille en d’autres mains. Ce n’est qu’une lecture croisée de ces deux
hérétiques des sciences sociales qui permettra à partir de leurs fragments d’imaginer
ce « tiers paradigme » qui, en tout état de cause, n’est rien d’autre que le paradigme
137
146
d’une sociologie enfin accomplie. Que ce paradigme s’origine chez Simmel et Mauss
et trouve aujourd’hui une résonance plus concrète dans la mouvement antiutilitariste n’a donc pas de quoi surprendre. La socioanthropologie du don qui y est
développée depuis une vingtaine d’années me semble en effet contenir tous les
éléments d’un tel renouveau paradigmatique. Devant un tel enjeu, et en prenant en
compte ce qui a été développé dans ces pages, certaines précautions conceptuelles
s’imposent.
Une lecture agonistique du don a longtemps prévalu dans l’anthropologie
française. Donner, c’est aussi désobliger, c’est contraindre le donataire, sous peine de
perdre la face, à rendre davantage. On connaît fort bien les techniques hégémoniques
des rois Inca qui, par force de dons, mettaient en infériorité leurs voisins pour
s’emparer de leurs territoires. Donner serait donc principalement dominer, le don se
substituant sournoisement aux armes. A la lecture agonistique s’opposerait la lecture
irénique qui ferait du don le principal acteur du retour à la communauté apaisée.
Donner serait abandonner sa violence et ses griefs et pardonner à ceux qui les ont
commis. Il serait l’acteur de la seule grâce dont les humains soient capables,
l’antidora, la bienveillance entre amis. On peut se demander comment le concept du
don, dont Mauss lui-même avait souligné la structure paradoxale - son caractère à la
fois volontaire et obligatoire - peut supporter une telle contradiction. Mais s’agit-il
seulement d’un concept ? A moins de ne considérer le don comme un simple
mécanisme - les actions de donner, recevoir et de rendre -, d’en abstraire donc toute
question de sens, le fait de contenir une telle opposition donnerait à son concept une
extension proprement métaphysique. Tout serait don, en définitive, les luttes et les
réconciliations, les alliances et les hostilités, la rivalité et l’amitié. Or, il ne suffit pas
de faire état de sa paradoxalité pour éviter d’argumenter sa structure aporétique, car
sous prétexte de créer un nouveau type de concept, on ne ferait qu’entériner une
nouvelle fois une faiblesse de pensée. C’est donc que ces lectures ne sont pas le fin
mot de l’histoire.
Retracer l’histoire des sciences sociales du dernier quart de siècle, l’enfantement
difficile dans des conditions aggravées - la crise économique et écologique,
l’implosion de la théorie marxiste, l’illusion de toute praxis politique - d’une
« prénotion », la délimitation critique d’un domaine paradigmatique, puis, peu à
147
peu, l’acheminement vers un « programme de recherches », nous apprendrait au
moins ceci : qu’il fallut traverser ces discours trompeurs, les emphases batailliennes
tout comme les moralismes de l’agapè, pour enfin saisir ce qui fait la conceptualité
du don. Tout part de là : car avant de pouvoir dominer, avant de pouvoir
pardonner, il faut s’être mis en relation, il faut avoir lancé un pont. S’il y a lieu de
parler à présent d’un « tiers paradigme », ce n’est qu’après avoir mis en évidence la
symbolicité du don. Avant l’important travail de Camille Tarot , ce noyau
138
paradigmatique était resté à l’état de page blanche ou de trou noir de la pensée
sociologique. Or, depuis ces travaux sur la symbolicité du don, les problèmes afférant
à l’intersubjectivité humaine se posent avec une acuité nouvelle. Mais cette acuité
nouvelle peut très vite se solder par un désaveu cinglant et définitif de la sociologie,
car la philosophie a beau prendre son envol comme la chouette de Minerve - une fois
lancée, on ne l’arrêtera pas en se terrant dans le jardinet de ses bonnes intentions.
C’est dire qu’avec la thématisation du don, nous nous acheminons aujourd’hui
vers un point critique de la discussion entre philosophie et sociologie, un point où
cette dernière court le risque, à proprement parler, de se ridiculiser. A trop vouloir
éviter la philosophie, la sociologie se retrouvera tôt ou tard dans son ancien rôle
d’ancilla philosophiae (W. Dilthey), de servante de la philosophie, un rôle qui
réduirait à néant tous les efforts qu’auront accomplis les fondateurs de la sociologie
pour établir sa légitimité scientifique. Car la philosophie s’approche dangereusement
des chasses gardées de la sociologie, et s’en approche avec des concepts et des
méthodes que la sociologie ne peut plus balayer d’un revers de main en dénonçant
l’argutie spéculative. En ne prêtant pas oreille à ce qui se passe en philosophie, en
négligeant trop souvent les progrès qu’elle réalise, la sociologie est bel et bien en
danger de tutélisation. Jamais, en effet, la sociologie n’avait eu autant besoin de la
philosophie comme aujourd’hui. Car il est impensable qu’elle puisse se charger à elle
seule de la thématisation de la relation humaine. A la suite des travaux d’Emmanuel
Lévinas, de Michel Henry, de Jean-Luc Marion et de Marc Richir, on parle
aujourd’hui de « refondation » de la phénoménologie française , et dans le cadre de
139
cette refondation il n’est pas étonnant de voir le privilège renouvelé accordé au don et
à la donation. S’il est une percée de la phénoménologie que toute discipline
« sociohumaine » se doit de prendre en compte, c’est la rupture définitive qu’elle
opère avec la métaphysique en tant que science de l’expérience de la conscience. Or,
la sociologie opère encore majoritairement avec des concepts métaphysiques. Pire - à
148
force de négliger le réflexion philosophique, elle traîne avec elle de vieux concepts
métaphysiques d’un autre âge (société, habitus, médiation, sujet/objet etc.), importe
dans son corpus des concepts philosophiques non réfléchis en les amputant de leur
sens originaire (transcendant, transcendantal, aprioris, hypostase etc.) ou utilise des
concepts philosophiques sans le savoir. Il serait trop facile de faire la sourde oreille et
de lire les propos suivants de Michel Henry comme le témoignage de l‘amertume d’un
auteur trop souvent négligé par les « modes parisiennes ». Contentons-nous de
prendre au sérieux son avertissement adressé aux sciences humaines :
« Avec l’effondrement des modes parisiennes des dernières décennies, et notamment du
structuralisme qui en représente la forme la plus extensive parce que la plus superficielle, avec la
remise à leur place des sciences humaines qui entendaient se substituer à la philosophie mais
n’offrent jamais à l’homme qu’une vue extérieure, la phénoménologie apparaît de plus en plus
comme le principal mouvement de pensée de notre temps. Le ‚retour à Husserl‘ est celui d’une
puissance d’intelligibilité qui tient à l’invention d’une méthode et d’abord d’une question où se
laisse reconnaître l’essence de la philosophie » .
140
Y a-t-il pire reproche pour les sciences humaines que d’être dénoncées comme
disciplines pratiquant une vue extérieure des affaires humaines ? En d’autres termes,
d’adopter une attitude de surplomb naïf et d’esquiver ainsi toute démarche
immanente, et de voir ce reproche adressé de la part d’une discipline à qui de
nombreux sociologues dénient précisément toute pertinence scientifique ? Il faut
répondre à cette provocation et accepter le débat philosophique, même si la patience
du concept peut apparaître parfois comme une rude besogne et sa mise en œuvre un
labeur sans fin. De quels arguments la sociologie peut-elle se prévaloir ? Quelle
légitimité parvient-elle a articuler face au déni que lui lancent les philosophes ?
Les grandes théories sociologiques sont mourantes. Les paradigmes dominants
qui tenaient soit de la théologie, soit de l’économie, font à présent partie du passé.
Certains croient, sous des labels déjà anciens, comme celui du « retour du sujet »,
pouvoir infléchir cette déréliction. D’autres poussent l’imposture jusqu’à dégrader la
sociologie au rang de bricolage méthodologique. Nous soutiendrons, au contraire,
que le paradigme sociologique est seulement à venir, qu’après les grandes
parenthèses que furent la théologie positive de la société et l’éthologie économique de
l’individu, la sociologie développera peu à peu son statut définitif de science de la
relation humaine qui convoquera à la fois les domaines de la psychologie sociale, de
149
l’anthropologie et de la philosophie sociale en une discipline nouvelle à la fois
critique, historique et comparative. Mais ce défi, elle ne pourra le relever qu’en
s’associant une nouvelle fois avec la philosophie. Car avec la thématisation du don,
répétons-le, la sociologie s’achemine aujourd’hui, sans en être particulièrement
consciente, vers ce point critique ; vers un point où se décidera si lui échoira le rôle
141
ridicule de servante de la philosophie ou celui d‘une discipline enfin reconnue. Voilà
l’enjeu, voilà la menace.
Or, cette thématisation est très mal posée aujourd’hui. En effet, l’analyse
phénoménologique n’a aucun mal à montrer, à quel point la base ontologique du don
est la « donation », et que l’épochè poussée à son terme finit par mettre à jour que
l’essence du don, en dépit des arguments finalement peu probants de Mary Douglas,
est la gratuité . Absence intentionnelle de retour, d’intéressement, acte pur, le don
142
peut ou non se solder par l’établissement de liens sociaux - mais là n’est pas sa
norme. On a raison de souligner l’importance et la fréquence d’actes oblatifs, même
dans nos sociétés ; cependant, une sociologie des relations sociales ne pourrait en
143
aucun cas considérer le don comme le rapport matriciel sur lequel s’édifieraient des
formes sociales plus complexes et les institutions sociales. Si le don a une pertinence
sociologique, c’est exclusivement en tant que « starting mechanism », comme ce par
quoi une relation sociale peut - mais ne doit pas obligatoirement - être initiée. Du
point de vue de la relation, de son initiation qu’assure le don, le fait qu’il soit pur ou
non, est donc d’un intérêt absolument subalterne. Dès lors, si le dernier horizon de la
phénoménalité du don est sa pure donation, cet enseignement n’engage à proprement
parler que le philosophe. Car, à moins de faire de la relation sociale elle-même un
donné, ce qui revient à dénier à l’être humain toute vocation d’autonomie, la relation
sociale est à la fois construite et contrainte - et c’est dans l’analyse de ce double
horizon, à la fois interne et externe de la relation, que s’inscrit le travail du
sociologue.
On croit aujourd’hui pouvoir retrouver à peu de frais le socle humain d’une
société inhumaine en arguant un endettement originel dont l’homme (re)ferait
l’expérience dans les jeux du don et du contre-don. Si l’on donne, c’est parce qu’on est
endetté, diront certains. C’est se méprendre dangereusement sur les termes. Parler
d’endettement permet en effet de parler sans autre forme de procès d’une entité
transcendante vis-à-vis de laquelle l’individu de toute culture et de toute époque
historique serait toujours déjà dans un rapport d’obligation. Certes, en donnant et en
150
rendant, en recevant et en demandant, on s’oblige et on se désoblige ; mais, avant
toute chose, par ces jeux de l’échange symbolique on se reconnaît, et s’il y a dette,
c’est d’une manière presque métaphysique d‘une dette de reconnaissance qu’il s’agit.
Le danger d’un concept flou comme la dette, véritable mot-valise d’un individualisme
idéologique, est que non seulement on s’acquitte à bon compte d’une instance
transcendante tellement abstraite qu’elle ne sera déterminante en rien finalement,
mais surtout ce concept réimporte et légitime en même temps l’endettement fatal du
« dividu » deleuzien dont nous avions parlé ici à plusieurs reprises. S’il y a lieu
cependant de parler de dette, c’est dans le sens d’une contrainte à chaque fois
renouvelée de mettre l’échange en jeu et d’offrir son pichet de vin ; le risque n’en est
pas que mon vis-à-vis réponde à la libation offerte par une rasade moins généreuse,
ni qu’il se livre à la surenchère qui fera perdre la face à l’un de nous deux. Le risque
est simplement qu’on ne songera plus à faire ce geste élémentaire - soit qu’il n’y ait
personne en face, soit qu’il n’y ait plus moyen de le joindre.
A toute fin politique
C’est une incroyable performance que réalisent donc les êtres humains à travers
le procès de symbolisation à l’œuvre dans la relation humaine. Qu’ils créent de la
reliance pourrait presque s’avérer comme un produit secondaire, tant cette mise en
commun d’un monde à partir de (presque) rien nous paraît être un accomplissement
prodigieux. Mais ce qui stupéfie le penseur ne regarde à peine l’homme quotidien. Lui
voudrait simplement vivre heureux, entouré de gens à qui il est attaché dans un
commerce vivant fait d’accords tacites, de tensions exprimées et de réconciliations
tumultueuses. Le propre de la sociologie est de s’attacher à ce souci. Il ne s’agit pas de
bienheureuse convivialité ou d’intersubjectivité réalisée, mais d’un équilibre toujours
précaire entre un lien trop prenant et une distance trop prise, entre une fusion
communautaire et une affligeante solitude. C’est peut-être là aussi la différence entre
sociologie et philosophie. Le philosophe s’attachera à bon escient au miracle de la
symbolisation. Tant de choses s’y jouent, et des choses d’une telle complexité, que son
151
esprit spéculatif pourra s’y exercer une vie entière. Mais qu’il y ait une vie
quotidienne, un souci parfois médiocre, parfois héroïque, de s’arranger avec les
conditions de vie, il ne s’en occupera pas outre mesure. Il en oubliera donc presque le
poids de l’existence. Et c’est en cela que le sociologue devra lui rappeler ce principe de
réalité que sans la gravité de l’existence, sans ces petites luttes quotidiennes pour
garder un visage humain, l’accomplissement prodigieux de la symbolisation ne serait
que mascarade. Que cette réalité soit aujourd’hui menacée de toutes parts pourrait à
la rigueur le désintéresser - pourvu que demeure dans l’absolu la possibilité même de
dresser un pont vers autrui.
Je ne pousserais pas la démagogie trop loin en disant que le sociologue est celui
ou celle qui est du côté des être humains qui luttent, qui endurent, qui souffrent et
qui recommencent sans cesse. Le sociologue reste un observateur détaché, et en cela
proche du philosophe. Il garde le privilège du clerc d’en savoir toujours un peu plus
que l’homme ordinaire. Et de se croire ainsi protégé des misères qui accablent celuici. Mais quand on lui reprochera le mépris devant cet ordinaire, il ne pourra pas se
réfugier, comme le philosophe, derrière l’arbre de la connaissance pure, il n’aura pas
l’excuse de la curiosité théorique, mais devra annoncer la couleur. Soit il méprisera,
soit il partagera. Or, c’est du mépris et de l’ignorance de ces petites luttes
quotidiennes pour garder la face, pour entretenir un commerce de sympathie, pour
survivre en dépit du poids toujours plus grand et plus abstrait des contraintes, que les
deux paradigmes dominants en sociologie tirent leur force. Si le holisme méprise,
l’individualisme par contre ignore. En réalité, c’est de fausse philosophie qu’il s’agit,
de philosophie dévoyée. C’est une simple posture philosophique qui fait mine de
s’intéresser aux principes pour ne pas devoir prendre en compte quels en sont les
réels enjeux. Cette posture, cette imposture n’est alors qu’idéologie ; idéologie
sournoise et couarde qui se réfugie derrière l’écran des grands principes de morale et
d’épistémologie et laisse se débrouiller seuls ces petits êtres ordinaires qui n’auront
pas su connaître et se faire reconnaître à temps. Autant laisser mourir une telle
sociologie et avoir l’honnêteté minimale des philosophes de se mouvoir dans
l’intemporel. Or, tant qu’il y aura des chances de lutte, de résistance et d’astuce face
aux événements - même et précisément en-dehors de tout horizon libérateur -, il y
aura toujours une place pour la réflexion sociologique. Qu’elle soit aujourd’hui encore
entravée par l’idéologie sociologique n’y changera rien. Dussent les hommes (ou
plutôt les femmes) ordinaires la réinventer pièce par pièce et renvoyer les
152
thuriféraires de la discipline à leurs chères études, elle se fera comme par nécessité,
tant qu’on ne saura s’empêcher de simplement subir le saccage de nos relations.
Dans l’éternel débat d’action politique entre l’idée de « changer le monde » ou de
se « changer soi-même », il existe une troisième possibilité qui ne demande pas une
fantasmatique « prise de conscience » (de classe, de mouvement social, de destin, de
parti), ni de pure volonté individuelle avec son éternel problème du « passager
clandestin » . Nous savons à présent combien ces appels à une volonté, qu’elle soit
144
collective ou individuelle, mène dans le no man’s land des bonnes intentions, si ce
n’est vers la barbarie humaine la plus insensée. D’où leur vient ce terrible défaut ?
Qu’est-ce qui les frappe soit de stérilité, soit de perversion ? Est-ce encore une volonté
défaillante ou alors une histoire qui n’est pas encore mûre ? Rien de tout cela. L’échec
terrible de ces illusions de la praxis vient du fait qu’on a fait de la volonté l’expression
d’une conscience - collective ou individuelle. Or, il n’y a ni conscience individuelle ni
conscience collective. Il se peut que dans l’abstrait de telles conceptions puissent être
formulées. Et il se peut aussi, qu’au niveau individuel il y ait une sorte de conscience
de soi ; et qu’au niveau collectif, l’élan politique puisse parfois se focaliser dans une
sorte de conscience collective qui aboutirait dans une volonté générale - ou prétendue
telle. Mais c’est par un abus de sens du terme de volonté. La volition privée est tout
juste une tentative d’affirmation de soi, alors que la volonté politique est
pratiquement toujours un mirage de la représentation. Qui peut seulement oser
parler au nom du « peuple » après le siècle que nous venons de vivre ? Et il en est de
même, à un niveau plus théorique, de la conscience. N’oublions pas que le terrible
échec du marxisme du 20ème siècle est largement imputable à la tentative désespérée
de philosophes comme Georg Lukacs, Karl Korsch, Otto Bauer ou Nikos Poulantzas,
de maintenir l’illusion théorique d’une conscience collective. La magnifique
construction de Lukacs, sa synthèse brillante de Marx et de Weber, s’avéra n’être rien
de plus que l’opium le plus perfide et le plus tenace dispensé aux intellectuels,
réclamant un surcroît de patience à la veille du Grand Soir . Mais n’oublions pas non
145
plus la grandiose imposture du libéralisme faisant du libre arbitre - et de ses avatars :
le libre choix, la responsabilité individuelle, l’égalité des chances etc. - le principe de
toute démocratie véritable ; alors que l’on sait, depuis Augustin, qu’il n’est rien
d’autre qu’un sur-moi fabriqué de toutes pièces destiné à culpabiliser tous ceux qui ne
s’arrangeraient pas avec les dogmes les plus effroyables.
153
Si l’on peut véritablement parler de conscience, ce n’est que de conscience
intersubjective, d’inter-conscience. D’ailleurs les gens le savent mieux et avant toute
philosophie ; car s’il y a dans leur vie un moment où ils « prennent » véritablement
conscience, c’est-à-dire où ils pensent l’adéquation entre leurs actes et leurs
intentions, c’est quand ils sont engagés dans une histoire avec autrui. Qu’elle soit
heureuse ou malheureuse, peu importe. Je parle ici de véritable conscience, de
conscience véritablement critique, non d’une connaissance superficielle et monotone
comme cela nous arrive dans notre quotidien quand nous prenons conscience d’une
chose. Prendre seul conscience et s’esbaudir d’un magnifique coucher de soleil
demande une sérieuse dose de romantisme pour équivaloir à l’inter-conscience que
deux ou plusieurs êtres humains peuvent en avoir - ensemble.
Nous ne pouvons pas changer le monde - car il n’y a pas de conscience ni de
volonté collectives ; et même si nous le voulions, nous ne pouvons pas nous changer
nous-mêmes, car il nous en manque l’élément indispensable, le regard et la présence
d’autrui. Ce que nous pouvons changer, par contre, c’est notre attention à la relation,
de la plus anodine à la plus signifiante. Ce n’est pas d’imagination sociologique qu’il
nous faut, mais bien simplement d’imagination sociale. Ce qu’Adam Smith avait
entrevu en parlant de sympathy, il s’agit à présent de le généraliser. Pour ce, il faut
inventer un katechon pour enrayer la lente mort des relations. Il faut pour
cela arrêter le mouvement, - car se mettre à la place d’autrui est un exercice difficile
qui n’admet qu’une seule forme de circulation, la seule véritablement humaine, celle
de la pensée.
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167
Notes fin mai 2008
Pas qu’on me dise qu’il s’agit encore de l’une de ces multiples pleurnicheries dans l’air
plaintif
du
temps. Pour
cela,
il
faut
« normaliser »
l’écriture,
la
rendre
« normaliennement chiante » comme disait Bourdieu. Mais en-dehors de l’effet de
rhétorique, il faut quand même modifier de larges passages (surtout tous ces
ressassements sur l’échange, l’échange et toujours l’échange et encore l’échange,
gnagnagnagna) et développer beaucoup plus largement mes aspects suivants :
1. la préconfiguration des rapports
2. les 4 crises relationnelles
3. certains joints théoriques essentiels (la cohésion par la circulation,
l’isomorphie…)
Le texte a pris des rides sur les formes de l’échange ; d’autres aspects que je « crois »
avoir découverts récemment y sont déjà esquissés – témoignant donc d’une sorte de
continuité souterraine. Je crois que je tombe souvent dans le panneau à cause du
choix des mots : alors que la pensée est déjà plus loin, je me plombe avec des termes
flous, « symboliques » (un mot qu’il faudrait interdire !!!), allusifs. D.h., die ganze
Sache muss gestrafft werden. En Allemagne, on taxerait ça de Begriffsromantismus, à
la limite de la Sülze, de la niaiserie. Du Hubert Reeves en sociologie : et cela alors au
détriment de passages qui valent toujours la peine.
Par exemple l’idée fausse, durkheimienne et bourdieusienne que le monde social n’est
pas d’abord un monde de la contrainte. L’EM a au moins montré cela : il y a du jeu
dans et avec les contraintes.
(5.2011) – Ce livre est fait d’une trentaine d’années de tâtonnements, de retours en arrière et de
brusques euphories. Son principe de composition n’a rien de linéaire, et il s’apparente plus à un
défrichage qu’au développement systématique d’une démarche originale. Au bout de trente années
d’errance, on est au moins en droit de dire qu’on n’a pas pu faire mieux, qu’il faudra se contenter de
ces hachures.
168
Notes
1Du nom du sociologue américain Charles Horton Cooley (1864-1929), qui distingue deux formes de
groupes : le groupe « primaire » etc. etc.
2Dans son étude de 1966, intitulée non sans ironie Le Bonheur suisse, Luc Boltanski avait déjà mis en
évidence l’insurmontable hiatus entre les aspirations collectives de ce petit pays et la réalité du
monde vécu de ses citoyens. * il faudrait développer un peu sur ce texte – qui est une
trouvaille ; le lire surtout
3On peut se demander, à cet égard, si Pascal Bruckner (2000, pp. 248-250), lui rend justice.
Visiblement, Bruckner participe de cette critique de la gâterie postmoderne que Peter Sloterdijk va
dénoncer dans le deuxième tome de ses Sphères : « On a voulu faire de cette œuvre un brûlot contre
la Suisse. Pourquoi pas ? Mais il entre dans l’abomination que certains écrivains helvètes vouent à
leur pays une complaisance qui fait sourire. Ces privilégiés voudraient nous persuader du caractère
démoniaque de la Confédération : on s’ennuie peut-être en Suisse mais la monotonie n’est pas
l’enfer ni le goulag. Même en crachant sur ses jouets un enfant gâté reste un enfant gâté » (p. 254,
n. 1). De quels auteurs helvètes Bruckner veut-il parler ? De Paul Nizon, de Friedrich Dürrenmatt,
de Max Frisch ? Ne se trompe-t-il pas de pays en pensant plutôt à Thomas Bernhardt ou à Elfriede
Jelinek ? Personne n’a jamais comparé la Suisse à l’enfer ou au goulag, mais il est vrai aussi que
Bruckner n’a rien saisi du confinement particulier de ce pays qui a rendu un Zorn possible. Il y a
des enfers doux qu’on n’analyse pas en les comparant à la Kolyma. On prendra simplement la peine
d’analyser certains taux de suicide, de consommation de psychotropes, de consultations
psychothérapeutiques, pour se faire une petite idée du régime particulier de ce petit pays.
4Dans une étude déjà ancienne, le sociologue allemand Friedrich H. Tenbruck (1964) avait montré
qu’avant le 18ème siècle, amitié était surtout à comprendre comme parenté, et que ce n’est qu’à
partir de là que cette forme de philia prit une envergure exceptionnelle qui culmina à la fin du 19 ème
siècle, avant de connaître le déclin qui la marque aujourd’hui.
5Le desideratum d’une sociologie relationnelle s’est manifesté de manière accrue depuis un certain
nombre d’années. Parmi les démarches qu’il nous faut mentionner, citons, outre le classique en
psychosociologie de Max Pagès, La Vie affective des groupes. Esquisse d’une théorie de la relation
humaine (1968), l’ouvrage de Pierpaolo Donati, Teoria relazionale della società (1991) et celui de
Guy Bajoit¸ Pour une sociologie relationnelle (1992) ainsi que l’article programmatique de
Mustapha Emirbayer, « Manifesto for a relational sociology » (1997). (développer) (sans le
nommer… un relationnisme méthodologique … d’un jeune sociologue français, qui frise la
supercherie) (mais aussi évoquer les deux points de méthode : 1. La technique des réseaux [insister
là-dessus : il ne s’agit que d’une technique, tout comme l’était naguère la sociométrie] ; 2. Contre le
solipsisme méthodologique : à la fois des deux grands paradigmes et des méthodes d’enquête.
Un-grand-corps-sans-organes-qui-pense : voilà comment on pourrait s’imaginer l’approche holiste
(réaliste) (être nominaliste en tant que holiste, ça ne mange pas de pain)
6(Ajouter une note sur le critère d'exigibilité revendiqué par Alain Testart (2007) : c'est selon lui le
critère discriminant entre échange marchand et non-marchand. Je crois en avoir fait la critique (in
De la redondance, voir là-bas) en disant que ce critère était de nature juridique (pour qu'il y ait
exigibilité, il doit y avoir une instance qui sanctionne) et donc relativement tardif dans l'histoire. Il
ne faut pas confondre instance sanctionnante et figure du tiers, ni même penser que le tiers soit en
soi un instance objectivante. On peut tout aussi bien le considérer comme allié dans la
rationalisation qu’on fera de sa propre subjectivité
7 Ajouter deux choses : 1. la mesure individualise (singularise) la relation ; 2. noter les idées de Plessner au sujet
du tact etc.
8 C’est ce qui ressort encore d’un ouvrage comme celui d’Alexander et al. (1987).
169
9 Je pense notamment à la critique corrosive de François Laplantine (1999) qui montre à quel point les notions
d’identité et de représentation, solidaires de cette « querelle », figent la pensée en reproduisant à l’infini les
schémas de pensée - réalistes et nominalistes - préexistants.
10Nous n’allons pas rouvrir le débat sur les rapports entre sociologie et histoire, mais simplement ouvrir au
hasard un livre, comme celui de Pierre Chaunu, Le Temps des réformes (1975), pour nous apercevoir, d’une
part, à quel point ce livre fourmille d’hypothèses sociologiques intéressantes - comme celle, par exemple, du
rapport paradoxal entre le nombre décroissant de lisants au Moyen-Âge et le dogmatisme croissant des
références écrites - qu’aucun sociologue n’a jamais repris et discuté ; et combien, d’autre part, la sociologie
actuelle est pauvre et appauvrissante, quand elle se charge de lire l’histoire. Quand je dis que la sociologie a
abdiqué devant l’histoire aujourd’hui - à de rares exceptions près, comme en témoigne l’œuvre de Jean
Baechler -, l’idée de vouloir l’engager dans l’étude raisonnée du changement social apparaît bel et bien d’une
ambition démesurée. Cependant, sauf à laisser à l’historien le soin d’improviser sa propre théorie sociologique
pour dompter la masse des faits, l’avenir de la sociologie se jouera en grande partie dans le soutien qu’elle
pourra lui apporter.
11 Le « jeunisme » tant incriminé par certaines Grands Dénonciateurs n’est pas une simple faute de goût ou un procédé
démagogique avec lequel un Ministre a voulu faire de la politique culturelle, mais le gommage progressif de la balance
entre droits et obligations, c’est-à-dire une manière de prolonger l’infantilisme dans l’adolescence et de créer un nouvel
espace de vie « duty free » pour les grands enfants que nous sommes (re)devenus.
12 Le plus étonnant étant cet étrange phénomène de « jouissance par délégation » que certains ont nommé ironiquement
l’interpassivité. A l’instar de ces « boîtes à rire » qui ponctuent d’insipides soap operas d’une hilarité aussi artificielle
que malvenue, Robert Pfaller (2000) a eu l’ingénieuse idée de généraliser cet aspect des sociétés modernes avancées.
L’interpassivité serait en somme l’art d’être passif, de laisser jouir à sa place - d’autres êtres humains ou des machines.
Ainsi, le bibliophile qui s’achète des montagnes de livres sans les lire, l’universitaire qui télécharge ou photocopie une
multitude de textes sans plus jamais s’en occuper, pratiquent-ils l’art de l’illusion où ils se libèrent de l’injonction de
jouir, de lire, d’agir - tout en ayant l’impression de le faire ou de pouvoir le faire dans un futur assez irréel.
13 Pour une bonne introduction à ce Marx ésotérique, on se reportera à l’ouvrage d’Anselm Jappe (2003) qui reprend la
discussion ardue de la théorie de la valeur telle qu’elle fut menée en Allemagne dans les années 1970 et qui, après un bref
soubresaut post-structuraliste, semble avoir entièrement échappé à l’attention des théoriciens marxistes.
14 Cet aspect dynamique de ma démarche sera développé dans l‘ouvrage L’Invention de la démesure qui fera suite à celui-ci.
15 Dans Le Commerce des regards (2003), Marie-José Mondzain restitue fort à propos le sens de ce mot injustement
galvaudé et la structure particulière, fondamentalement ambivalente, de sa réalité.
16 Balandier (2001, 272).
17 C’est bien pourquoi les phénomènes de l’immobilité, de la « sédativité », du blocage et de l’interruption de la circulation
pourraient jouer soudain un rôle politique de plus en plus important. L’action politique pourrait dès lors se transformer en
véritable passion ou en pâtir politique. L’inaction, le refus obstiné, l’immobilisme, mais aussi la frugalité, le retrait hors
du monde deviendraient du coup des postures révolutionnaires, postures qui n’auraient plus besoin de « prise de
conscience », cet opium des intellectuels, mais se suffiraient à elle-mêmes. C’est leur inertie qui demanderait au
« système » de se justifier, et c’est bien là, si l’on suit la terrible découverte de Luc Boltanski selon laquelle rien ne
saurait autant profiter au « nouvel esprit du capitalisme » que la contestation et la critique, la seule chose dont il n’est pas
capable.
18 Dans l’adresse de l’un de ses livres, Boris Cyrulnik évoque un tel accomplissement - qui se révèle mieux encore par son
absence - en parlant de « l’ami invisible, idéal, celui ou celle avec qui on échange à la perfection » (2001, 44, n.s.).
170
19 En effet, l’horizon normatif de toute la démarche habermassienne est la recherche d’une entente et non d’une relation.
Pour Habermas, cette entente est toujours déjà au principe du langage, si bien qu’une « théorie critique » à visée
émancipative se limite à mettre en évidence les distorsions idéologiques qui empêchent ce principe immanent de se
manifester ; puis à fixer un certain nombre de règles qui guideront le mieux cette manifestation. Mais une fois cette
entente réalisée (idéalement), les interactants se quitteraient comme se quittent les échangistes sur la place marchande. Si
l’éthique délibérative de Habermas est incontestablement une avancée décisive dans la tentative de démocratiser l’espace
public, elle laisse cependant intact le problème de la constitution intersubjective des relations humaines et ne peut donc se
prononcer sur leur délabrement actuel.
20 Durkheim (1897), Halbwachs (1930).
21 Je renvoie à la belle étude herméneutique de Jean Greisch (2000a) sur les divers concepts de finitude dans la
pensée contemporaine.
22 Cette recherche de sens n’est pas simple partage ou constitution formelle de sens, comme dans la fameuse scène proposée
par Max Weber des deux cyclistes sur un chemin escarpé de montagne qui tentent par des signes de la main de rendre le
croisement possible, mais véritablement la recherche d’une fondation ultime, de ce qui donne une raison d’endurer (mais
aussi de résister, de se battre, de prendre l’initiative) alors même que cette endurance n’a plus aucune raison objective.
23 Pour une discussion philosophique de ce « nous », on se reportera aux travaux de Raimo Tuomela
(1998, 2001), Richard Bratman (1993) et Margareth Gilbert (1989, 2003).
24Le lecteur trouvera l’historique des ravages théoriques de ce paradigme au sein de la première Ecole
de Francfort dans les réflexions de Hauke Brunkhorst (1987) et de Frédéric Vandenberghe (1998)
qui lui font suite.
25 Pour bien apprécier cette normativité élémentaire de la relation humaine, il est nécessaire de
distinguer la forme traditionnelle de résistance, la résistance civile, de ce que Michelle Dobré (1999,
2002) a nommé la résistance ordinaire. Alors que la première s’appuie sur des institutions, des
partis, des slogans, des fanions, la seconde leur est à la fois antérieure et extérieure. Sa
quotidienneté tient au fait qu’elle est immanente à la relation humaine elle-même.
26Nous empruntons ce terme à l’ouvrage récent de Helmuth Willke (2001) qui met plus l’accent sur
ses caractéristiques systémiques et performatives et moins sur les aspects normatifs que nous
postulons ici.
27Il ne s’agit pas ici de mettre en doute la théorie sociologique du réseau, telle qu’elle a été formulée de
façon originale par Harrison C. White (1992). S’agissant d’un développement et d’une
complexification judicieux de l’ancienne sociométrie, cette théorie est d’abord intéressante en tant
que méthode. Et bien loin que d’être une entreprise typiquement idéologique, comme le voudraient
ses critiques - qui se croient ainsi dispensés de la lire pour la comprendre -, il se pourrait qu’elle
livre l’une des clés du réseau réel que nous thématisons ici.
28Comme l’ont souligné de nombreux psychologues de l’enfance, c’est probablement à l’occasion du
« pointer du doigt » du bambin, que s’ouvre cette réalité étrangère et commune qu’est le monde de
l’être humain. Ici, on peut introduire les découvertes de Michael Tommasello et de son équipe.
29 Toute l’anthropologie philosophique de Hans Blumenberg (2006), dont nous suivons ici l’enseignement,
repose sur cette faculté de distanciation, tour à tour visuelle, émotionnelle, puis conceptuelle, par
rapport à une réalité qui s’avère chargée de risques et d’aléas.
30 C’est là l’idée directrice de la psychologie sociale de George H. Mead (1963).
31 Note Cecilia M. Heyes
32 Il y a ici l’amorce d’une théorisation de l’action humaine telle que je l’entrevois à partir de l’ouvrage de Quéré &
Ogien (2005). Mais est-il nécessaire de parler de cognition distribuée, d’affordance, d’action située, du fait qu’il ne
171
faut pas une inter-compréhension parfaite mais simplement minimale pour l’action, que les normes ont un
caractère beaucoup moins contraignant qu’une certaine sociologie ne veut l’admettre etc. etc. ? Est-ce faire simple
étalage de son savoir scolaire ou rendre honnêtement compte des acquis (insuffisamment compris en France) des
formes plus contemporaines et surtout plus ambitieuses de l’interactionnisme symbolique ?
33 L’histoire des doctrines sociologiques nous demande de distinguer deux conceptions de la contingence intersubjective :
une contingence simple, formulée par Max Weber, quand il stipule que l’objet de la sociologie est de comprendre par
interprétation l’agir d’un acteur en rapport au comportement d’autrui ; et une contingence double, définie par Parsons,
puis amplement conceptualisée par Luhmann, où l’anticipation du comportement d’autrui se double d’une anticipation de
son anticipation - et ainsi de suite. La paralysie de l’action à laquelle mènerait pareil jeu d’« anticipations croisées » comme diraient les économistes - est surmontée grâce l’existence de valeurs et de normes qui focaliseraient ces
anticipations et rendraient la vie sociale possible. C’est à partir d’une telle argumentation fonctionnaliste que Parsons
définit la nécessité de valeurs et de normes (introduire cette remarque dans le texte). Et que Luhmann insiste sur la
fonction communicative de la communication qui, en tant que telle, marque une différence qu’un observateur
peur observer… (si je trouve une formule simple pour caractériser Luhmann), véritable générateur de complexité
34 Elles le mettent en péril aussi. Car la philosophie contemporaine s’est aujourd’hui emparée de ce sujet qui,
naguère, était du ressort du sociologue quand il osait faire de la théorie sociologique. Sa timoration ou sa paresse
actuelle le destinerait-elle à limiter ses ambitions et à redevenir ce que les philosophes de la fin du 19 ème siècle lui
assignaient comme tâche, à savoir de devenir de simples pourvoyeurs de faits ?
35 Maîtresse des sciences qui fait mine de découvrir aujourd’hui avec grand étonnement qu’elle avait
complètement oublié de se consacrer à l’intersubjectivité humaine, alors que depuis les travaux de Buber,
Scheler et de bien d’autres, la « dialogicité » avait depuis longtemps déjà fait l’objet d’un débat animé et
fructueux. On ne mentionnera qu’à titre d’heureuses exceptions l’œuvre d’Emmanuel Lévinas (1961 et
passim), de Francis Jacques (1971), et l’ouvrage traditionnel consacré à l’ontologie sociale de Michael
Theunissen (1965).
36 La référence à Husserl n’est pas fortuite. En effet, si la phénoménologie, en dépit de sa volonté d’être une
science pure, sinon exacte, a failli à rendre compte de la réalité de l’intersubjectivité humaine, précisément en
raison de son ancrage égologique, il se pourrait que la sociologie relationnelle puisse la relayer dans les
efforts contemporains de refonder une réflexion de l’homme et de son humanité - ce qui est précisément l’un
des enjeux majeurs de cette inter-discipline actuellement galvaudée par toutes sortes d’hâtifs syncrétistes, la
socioanthropologie.
37 Ainsi, l’entretien individuel, l’observation d’individus isolés, le recueil de données chiffrées reposant sur des
activités isolées devront ils être complétés, si ce n’est céder leur place, à des méthodes plus élaborées telles que
nous les connaissons déjà dans les « groupes de discussions » (focus groups), les entretiens de couples etc.
38 L’œuvre importante de Cassirer, la Philosophie des formes symboliques (1957), peut être comprise comme le
développement systématique de cette particularité ontologique de l’être humain, mais non - et c’est là l’immense
déception - de la relationalité humaine.
39 L’ethnométhodologie a raison d’insister sur le fait que nous ne sommes pas des « idiots culturels »,
qu’il y a dans la pragmatique de l’action humaine un certain nombre de ressources et de compétences
qui nous permettent de construire des conventions en fonction des cadres de l’action ; qu’il y a donc
une « marge de jeu » suffisamment grande entre ces cadres et nos compétences d’action pour ne plus
devoir se représenter le monde du social comme un monde soumis à la contrainte (fût-elle intériorisée)
et aux déterminismes.
40 S’il y avait lieu de recourir au terme tant marqué d’autopoïèse dans les sciences sociales, ce n’est certainement pas en
référence à quelque « système » qui, comme tout ensemble complexe, est avant tout intéressé à sa reproduction, mais en
référence à la relation humaine. Et la même chose vaut tout autant en parlant d’imaginaires social-historiques. Ce sont là
encore des entités spiritualisées, pensées sur le mode du cogito et donc d’une philosophie de la conscience qui a été à
mon sens le plus grand obstacle d’une véritable pensée de la relation.
41 Depuis les travaux de Camille Tarot (1999, 2003), il est certain que Mauss trouve sa place auprès des grands
penseurs du symbolique comme Cassirer, dans cette lignée des théoriciens qui se sont engagés à penser la
symbolicité comme relation et la relation comme symbole.
172
42 C’est par la prise en compte du langage que l’intersubjectivité est apparue comme un problème
philosophique. Mais en ramenant la relation humaine à n’être qu’une résultante du langage - c’est ce que fait
Michel Freitag (1987/1988) dont l’étude de la fonction symbolique est la plus proche de celle que j’ébauche
ici -, on perd aussitôt de vue la particularité de la relation en tant que relation. C’est pour cette raison que je
parle du langage comme d’un « véhicule efficace » dans l’ontogenèse et non pas comme un système
symbolique (apriorique) comme Freitag.
43 En soumettant Mauss au crible d’une critique méticuleuse de ses sources ethnographiques, Alain
Testart (2007) a cru pouvoir dénoncer les apparentes faiblesses de sa démarche – notamment ses
envolées lyriques sur la « morale universelle » du don qui, certes, ont produit de nombreuses emphases
politico-sociales qui, à y voir de plus près, ne se distinguent guère des positions solidaristes d’un Léon
Bourgeois. Mais là n’est pas la question. Ce que manque la critique de Testart, c’est précisément tout
le poids que Mauss met dans son effort de circonvenir le modèle linguistique, et donc de déployer tous
les trésors ethnographiques dont il disposait à l’époque pour en induire une pragmatique de l’action.
44 Godbout & Caillé (1992, 29 sv.). Ambiguë du fait qu’on pourrait dire que le lien est le bien (agathos) et que le bien
(physei) est le lien. Car le danger de telles formules est qu’elles sacrifient à l’ « effet de formule » ce que la formule
devrait véritablement exprimer, à savoir l’ambivalence essentielle du lien et du bien.
45 (1967, 78).
46 Weber (1972, 192, 383, 402).
47 (1972, 192).
48 En proposant le critère d’exigibilité comme critère différenciant l’échange marchand et le don, Alain Testart
(2007) ne prend pas en compte le fait que cette exigibilité n’est pas nécessairement assurée par des institutions
(comme le droit ou les systèmes de rétorsion), mais qu’elle puisse être produite dans le cours de l’action. C’est cette
même pragmatique qu’il ignore dans sa critique de Mauss.
49 C’est là aussi l‘« attitude » d’un Homans (et jusqu’à la théorie des réseaux) qui se contente d’étudier - en toute rigueur
épistémologique - les effets, c’est-à-dire les sanctions, positives et négatives, que se distribuent les échangistes.
50 S’il est courant, depuis une vingtaine d’années de déplorer la fin des « grand theories » en leur imputant une tendance
totalisante voire totalitaire - il reste à savoir ce que de telles épithètes signifient précisément -, il faudrait se demander si
leur faiblesse - à négliger le concret, à ignorer l’histoire, à occulter le libre arbitre de l’individu - ne réside pas davantage
dans l’adoption insuffisamment articulée de ce type d’apriori qui leur fait faire l’impasse sur la difficulté propre de la
sociologie : de penser la complexité, la contingence, l’imaginaire autopoïétique et l’hétéronomie essentielle à l’œuvre
dans tout fait social.
51 Une belle histoire critique du contrat serait à écrire : Comte critiquant Say, Durkheim critiquant
Comte, et Garfinkel critiquant Parsons (alors qu’il aurait dû viser Durkheim), comme une espèce
d’histoire souterraine des difficultés de penser la cohésion sociale imputable à la difficulté de penser la
relation humaine.
52 Dans son petit essai sur l’origine de la notion de communauté, Roberto Esposito (2000) montre que son étymologie est à
rapporter à la locution « cum munus », et qu’au lieu d’être une « petite patrie » que l’on considère avec nostalgie, la
communauté humaine s’ancre dans la dette et dans le don (sens de munus) à l’égard d’autrui.
53 Note sur Radkowski (non, laisse tomber, fait chier Angèle, à la longue…- et hop, elle téléphone…)
173
54 Plutôt que d’utiliser, comme le fit Georg Simmel (1917) dans un essai célèbre, les termes de Brücke und Tür, de pont et
de porte, le choix du couple « pont-obstacle » nous semble plus propice à radicaliser le travail du symbolique dans la
relation humaine.
55 Etymologiquement, dia-bolein est l’acte de séparation, de rupture.
56 C’est encore au génie de Simmel (1907) que nous devons cette caractéristique essentielle de la Wechselwirkung en tant
qu’action d’attraction-répulsion : car plus nous entrons dans l’intimité d’autrui et plus nous reconnaissons son étrangeté
radicale, son secret inaliénable et ineffable.
57 On trouvera un résumé de cette discussion chez Steiner (1999, 16 sv.).
58 Cela lui donne un côté profondément inhumain - expérience faite par ô combien de nazis qui pleuraient leur
Wagner comme des midinettes, alors que dehors ils dépeuplaient le monde de manière rationnelle, ils
caressaient la douce tête de leur Dobermann, puisant dans ces « ronflements titanesques » et ces douces têtes
de chien leur dégoût pour les masses sensément incapables d’éprouver le grandiose de l’Anneau des
Nibelungen.
59 Marcel (1945).
60 Buber (1980, 112 et sv.).
61 Mais alors que Cassirer, en fidèle post-kantien, y voit encore une faculté individuelle ou collective, pour Simmel le lieu
logique, c’est-à-dire le lieu où se pense et doit se penser la symbolisation est la relation. En cela, Cassirer marque un net
recul - ou de l’incompréhension - par rapport à Simmel.
62 Réciprocité ne veut pas dire symétrie : on ne donne ni pour qu’il vous soit rendu de même, ni même pour qu’il vous soit
rendu ; or, il vous sera rendu, mais hors attente, hors projet. La principale critique que formule Lévinas (1986, 230) à
l’égard du concept de réciprocité de Buber s’attache précisément à mettre en évidence la « dissymétrie » réciprocitaire :
les actes ne sont pas causateurs, mais simplement occasionnels. Nous y reviendrons.
63 Chaque fois que Simmel est sur le point d’aboutir, il marque comme un brusque recul : comme s’il était saisi
d’une peur soudaine ou pensait que sa découverte était encore trop précoce. Tout se passe comme si la trop
grande proximité d’une vérité lui devenait soudain insupportable. J’ai tenté d’analyser cette posture de
l’effroi de l’apprenti sorcier chez Simmel à plusieurs reprises (notamment 1994, 135 sq.).
64 Une anomalie logique, tout d’abord, puisqu’il met en évidence le caractère à la fois volontaire et obligatoire
des prestations d’échange ; mais, en même temps, l’échange-don est une anomalie paradigmatique, au sens le
plus kuhnien du terme, car, en bonne dogmatique durkheimienne l’étude des sociétés « primitives » avait
pour but de mettre à jour des « formes élémentaires » de la vie sociale, alors que Mauss y trouve au contraire
l’une des formes sociales les plus complexes qui soient.
65 La référence à Wittgenstein n’est bien évidemment pas innocente et pourrait servir à reconsidérer sur un plan
épistémologique quelles affinités étroites existent entre relativisme, relationalisme et cette analytique de la
certitude que Wittgenstein nous propose.
66 Ainsi, dans sa tentative de reprendre une nouvelle fois l’épineuse question du rapport nature-culture, Denis Duclos (1992)
distingue les quatre pôles épistémè, mètis, thémis et tychè qui structurent ce rapport et dont il serait intéressant de voir les
analogies avec le modèle que nous présentons ici. Il reprend d’ailleurs ce questionnement dans son dernier ouvrage
(2002).
67 C’est cette priorité logique de l’initialisation qui fait croire à certains que le sacrifice est premier par rapport au don. Or, il
ne faut pas confondre la logique du processus et son système. Le sacrifice fait partie du système du don, alors que
l’inverse n’est vrai que si l’on réduit le don à la simple action de donner.
68 À travers lequel s’énonce l’ambivalence entre l’hôte (hospes) et l’hostile (hostis). Pour une minutieuse reconstruction de
cette figure de l’ambivalence, on se reportera à l’ouvrage de H.-D. Bahr (1994) ainsi qu’à celui d’Anne Gotman (2001).
174
69 C’est en mettant en évidence l’universalité de ces « effets réciproques » - sans jamais oublier la subtilité de
leur effectuation concrète - que Simmel parviendra à élaborer ce qu’il nommera des « formes sociales » qui
ne sont rien d’autre que des routinisations ou des « condensations » de « Wechselwirkungen ».
70 Michael Theunissen, dans son étude désormais classique sur le développement de la philosophie dialogique en
Allemagne, a souligné l’influence qu’eut Simmel sur Martin Buber et sur sa conception du principe dialogique. Il dit
ainsi de la « Grande Sociologie » de Simmel : « L’importance de ce livre génial pour le développement du principe
dialogique réside en premier lieu dans le fait qu’il fait explicitement retour aux relations interhumaines présociales qui ne
se sont pas encore condensées dans des ‘créations objectives’ » (1965, 256).
71 Maldiney (1991, 352).
72 Quand A. Caillé désigne par le terme de sacrifice « tout don fait à des entités supérieures au sujet qui donne »
(1995, 255), et qu’il insiste sur son caractère non pas utilitaire, mais « pragmatique » (Id., 278), cette
définition anthropologiquement plus correcte se recoupe formellement avec la notre. Car en fait d’entités
supérieures, ce qui est visé par le sacrifice, est ce qui (nous) est extérieur : l’Autre, l’étranger, l’inconnu, le
transcendant.
73 Faut-il encore noter qu’aucune médiation technique, même la retransmission la plus parfaite de l’image, du son, de
l’odeur etc. d‘autrui, ne saurait remplacer l’irruption de cette immanence ? Corporéité de la coprésence
74 Il nous faudrait un développement plus long pour rendre compte de la tentative ambitieuse de Jean-Luc Marion (1997) de
penser le don en partant de la « Sinngebung » husserlienne. Le fait, cependant, qu’au bout de la réduction
phénoménologique qu’opère Marion - et dont l’exemplification convaincante interdit tout reproche d’« hyperbolisme du
don » (P. Ricoeur) qu’on pourrait lui faire - nous retrouvions la conception gratuite, thomiste, du don, nous incite à penser
que le « concept » de don, n’est pas à proprement parler un concept opératoire pour une sociologie des relations
humaines, mais demeure un concept métaphysique, proche en cela aussi de la notion d’agapè qu’emploie Luc Boltanski
dans sa théorie de la justification (1990).
75 Haesler (1993, 187-192).
76 A la différence du simple besoin auquel le réduit toute une métaphysique économique, le fait d’être un être de
désir inclut le désir du désir de l’autre, selon la judicieuse remarque de Lacan.
77 La permanence de l’objet, loin d’être un simple stade de l’évolution cognitive (ontogénétique) de l’enfant, doit encore être
comprise dans sa capacité sociogénétique d’établir une relation dans la durée qui lui est en quelque sorte complémentaire.
Pour une analyse claire de ce phénomène, on se reportera aux travaux de Hans Joas (1985, notamment).
78 Il n’est pas question, ici, de développer les enjeux logiques contenus dans nos concepts. Pour cette
Introduction, nous devrons nous contenter de certains rappels impressionnistes.
79 S’il fallait situer intellectuellement ce moment de synthèse, c’est dans l’œuvre d’Ernst Cassirer, plus particulièrement
dans la troisième partie du second tome de La Philosophie des formes symboliques, consacrée au « Mythe comme forme
de vie », que nous le trouverions (1972 , 185-271). Connaissant parfaitement les travaux de l’Ecole durkheimienne
consacrés aux mythes, et empruntant à Simmel son concept de « forme », Cassirer s’inscrit à la jonction de ces deux
courants de pensée dans le cadre d’une philosophie de la culture qui rompt avec l’interprétation allégorique - c’est-à-dire
externe à la culture - des produits culturels et tente d’identifier la loi de production immanente de ces produits,
précisément par la découverte de la forme symbolique.
80 En effet, il suffirait de dire qu’en dotant l’échange de ces quatre éléments que nous avons isolés de manière
analytique pour finalement retrouver l’échange en synthétisant à nouveau ces quatre moments, nous n’avons
fait rien d’autre que nous engager dans une pétition de principe.
81 On sait à présent, que Parsons voulait consacrer le 8ème chapitre de The Structure of Social Action (1937) à Simmel et
qu’il dut renoncer à ce chapitre, car, à la différence de Weber, Pareto, Durkheim et Marshall il ne parvenait pas à articuler
la démarche de Simmel avec le projet de son ouvrage.
175
82 Bowles & Gintis
83 Daniel Sibony (2000), dans sa tentative au demeurant très problématique de faire des perversions sexuelles
des « maladies du lien », va jusqu’à les imputer à l’incapacité à vivre des liens partiels et à l’impatience à
vouloir en faire des liens « totaux », absolus, immédiats.
84 Cela ne semble pas avoir été le projet du courant « sociologique » de Bruno Latour et Michel Callon, qui
entendent donner vie à l’objet non pas en tant que protagoniste de l’échange et détenteur de sa signification,
mais en tant qu’acteur à part entière, plus important selon ces auteurs que les êtres humains dont ils sont
censés raconter l’histoire. Artifice ou porte d’entrée astucieuse pour une sociologie de la culture matérielle,
cette posture de l’objet synonyme dans ce cas de « chose », ne correspond en rien à ce que j’entends par une
reconsidération de l’objet du point de vue des enjeux de l’échange.
85 Lantz (1988).
86 Derrida (1991).
87 Dans le Dictionnaire des synonymes Robert, le terme d’interaction est renvoyé à « réaction », qui est luimême renvoyé à « réflexe », dont le premier et plus important synonyme est « automatisme ». Voilà un bel
exemple de dérive terminologique qui serait à méditer plus longuement.
88 Pour la simple raison que le terme d’ « économie » est bien plus extensif que celui de « marché » et que
l’échange économique est toujours plus qu’un simple marchandage.
89 Même s’il sert par ailleurs à communiquer la position sociale, le prestige ou la richesse de son détenteur, on ne consomme
pas le bien marchand pour soi, mais contre ce que choisit le voisin, comme l’ont remarqué de nombreux esprits
perspicaces depuis Th. Veblen. L’objet de consommation est un étendard qui établit l’identité de l’individu ou du groupe,
contre celles des autres individus et groupes. C’est pour cela qu’il ne peut être question de consommation purement
marchande, ni de registre purement marchand à opposer au symbolique, surtout quand il s’agit des objets. Les objets sont
toujours et partout ambivalents, même si la dynamique de l’échange dans laquelle ils sont engagés peut être purement
marchande.
90 Sartre (1943)
91 Testart
92 Dans son travail sur les pratiques échangistes dans les sociétés mélanésiennes, l’anthropologue Nicholas
McDowell (1980) nous relate la scène d’une rencontre entre deux tribus qui ne se (re)connaissaient pas.
L’une et l’autre crut avoir à faire à des monstres, jusqu’au moment où l’une des parties proposa à l’autre un
don. C’est alors, rapporte l’un des informateurs de McDowell, qu’ils reconnurent qu’il s’agissait bien
d’hommes.
93 C’est l’un des nombreux paradoxes de ce rapport qui veut que l’intensité de l’échange puisse croître avec
l’improbabilité d’une rencontre future, alors que l’inverse n’est pas toujours vrai.
94 (1967, 68)
95 On notera toute l’ironie, feinte ou non, que met Lévi-Strauss dans ce « semble ». Car mis à part certains
travaux d’ethnométhodologie, bien peu de sociologues se sont ainsi livrés à d’ « inépuisables réflexions » sur
des phénomènes comme cet échange rituel du vin.
96 Juste un mot à propos de la philosophie dialogique qui, en dépit des efforts d’Emmanuel Lévinas de la populariser un peu
mieux en France, demeure assez mal connue dans son ensemble. La philosophie dialogique dont Buber est l’initiateur
prend naissance dans la « crise de civilisation » des deux premières décennies du 20 ème siècle. Philosophiquement, cette
crise - initiée par Kierkegaard, mais déjà ressentie par Jacobi, Fichte et Feuerbach - est une mise en cause du schéma
sujet/objet qu’avait mis en scène la philosophie de la conscience par la constatation, évidente en apparence, que ce
schéma ne pouvait qu’imparfaitement s’employer dans les relations de sujet à sujet. Il n’est pas anodin que Buber ait été
l’élève de Georg Simmel. La sociologie de Simmel, en effet, tire une grande force de suggestion de son interrogation de
la Wechselwirkung, de la relationnalité, et ce que Buber s’emploie à faire tout au long de son œuvre, c’est de mettre
176
l’analyse phénoménologique, développée par Husserl, au service de cette interrogation. Innombrables sont les
philosophes (Royce, Marcel, Löwith, Maldiney, Jacques), théologiens (Rosenzweig, Reinach), juristes, psychanalystes
(Binswanger, Blankenburg, Szondi) et sémiologues (comme Bakhtine) à avoir problématisé ce « dia » du « logos » et à
avoir interrogé le caractère constitutif de la relation « je-tu » pour l’être individuel. Cette ontologie sociale qui, de Buber
à Lévinas (qui ont su lui faire face), ou de Heidegger à Wittgenstein (qui l’ont soigneusement éludée), aura fait de
l’intersubjectif sa nouvelle réalité, n’a finalement été ignorée que de la part de la sociologie. Et ce n’est que grâce à la
redécouverte de l’œuvre de Simmel dans les années 1980 qu’elle s’est peu à peu ouverte à une interrogation qui avait été
à son origine un peu moins d’un siècle auparavant.
97 On fait mine de s’étonner qu’au lendemain des grands systèmes totalitaires l’ensemble des transitions vers
l’« économie ouverte » se fasse selon les recettes du libéralisme ; qu’il faille prendre en compte les dérives
mafieuses de ce processus qui serait en somme qu’un préambule au système libéral pleinement affirmé.
L’erreur est totale. Car cette « libéralisation » n’a rien à voir avec un quelconque système économique ; il
s’agit simplement d’une première tentative d’affirmation de soi au moyen d’une forme sociale encore brute,
grossière, indifférenciée.
98 (2002, 204-210).
99 Je me permets de noter que cet argument est évidemment à double tranchant, car il demanderait à son tour de
montrer ce qui précède cette « société ». Soit elle surgit de manière impromptue d’une sorte de magma
originaire, soit elle se forme par gradations successives à partir du règne animal. Il n’y a pas lieu ici d’entrer
dans le détail d’une question aussi vaste, mais il y a tout lieu de croire qu’au vu des questions apparemment
insolubles qu’il pose aujourd’hui encore, cet argument d’antécédence est soit une fausse question, soit une
question posée trop précocement.
100 L’ouvrage posthume d’Allan Bloom, L’Amour et l’amitié (1996), montre à l’appui d’exemples littéraires classiques, que
cette incomplétude originaire de l’être humain n’est en rien à combler par quelque instance sociétale, mais trouve dans
autrui la copule et le complément d’une autarcie morale qu’aucune société - la plus civile soit-elle - ne peut ni imposer, ni
réguler, ni substituer.
101 Il est clair qu’avec l’échange de regards nous nous situons à la périphérie de ce qui peut être considéré, d’un
point de vue strictement sociologique, comme échange.
102 Je suis ici les travaux et réflexions de B. Cyrulnik (1994).
103 Depuis les travaux pionniers de Hector-Neri Castañeda (1966) et de Sydney Shoemaker (1968), la philosophie
analytique anglo-saxonne a produit une littérature impressionnante sur la question du caractère indépassable de la
conscience de soi. Pour une bonne présentation de toute cette discussion, on se référera à la soigneuse collation de textes
présentée par Manfred Frank (1994), ainsi qu’à la récente défense d’une position « égologique » de Chauvier (2001).
Même si l’on tient pour trop polémique l’affirmation de Manfred Frank (1990) critiquant l’intersubjectivisme apriorique
habermassien en avançant qu’il n’y avait pas d’intersubjectivité sans sujet, tendant à accréditer - après les divers débats
sur la « mort du sujet » qu’avait popularisé le structuralisme français - un problématique retour à une philosophie de la
conscience, l’importante leçon que l’on peut tirer de ces débats est que l’intersubjectivisme radical qui ferait de la
subjectivité un pur succédané de l’intersubjectivité est une position dommageable au progrès de la discussion et qu’une
reconsidération plus nuancée de la question de la conscience de soi, délestée cette fois-ci de ses pesanteurs conceptuelles
et s’appuyant davantage sur les avancées scientifiques en pédiatrie, en éthologie ou en biologie, est très certainement à
l’ordre du jour. Si l’on prend en compte les avancées mais aussi les innombrables questions non résolues dans ces
différents domaines scientifiques, la précaution élémentaire nous convie à la fois d’abandonner la conception classique,
hégélienne, de la « conscience de soi », en même temps qu’une conception radicale et apriorique de l’intersubjectivité.
104 C’est d’ailleurs une critique assez courante, formulée notamment par Dieter Groh (1989), à l’encontre de cette
dichotomie « System/Lebenswelt » qui empêcherait à la fois de voir ces réactions de résistance à l’intérieur du
« System », et en même temps tendrait à réenchanter la « Lebenswelt » pour ne pas y saisir certains mécanismes réifiants
et aliénants. A partir de là, on peut en tirer une hypothèse inquiétante : car à côté de la marchandisation de l’échange
symbolique, de ce paradoxe dramatique qui veut que l’échange marchand le parasite en le présupposant et le présuppose
en le parasitant, il y a aussi la possibilité d’une resymbolisation de l’échange marchand. C’est dire qu’il n’y a pas
d’irréversibilité tant que la transaction se fait entre êtres humains, c’est-à-dire tant qu’il y a en jeu une relation humaine.
177
Si, par contre, on retient le profond soupçon qu’émit Serge Moscovici à l’adresse de la médiation monétaire (« Je pense
que les médiateurs absorbent toujours ce qu’ils médient. L’argent, qui a été le médiateur de l’échange, va finalement
l’absorber et imposer la plupart de ses lois. D’ailleurs, je me demande si nous les voyons encore de manière distincte »
1989, 25), si, en d’autres termes la médiation l’emporte sur les termes qu’elle relie, comme c’est le cas avec l’argent, il se
pourrait que la resymbolisation ne puisse définitivement plus se faire. Et c’est alors seulement, qu’il y aurait lieu, avec
Adorno, de parler d’une « société de lémuriens ».
105 Foster
106 Pour une première approche, encore très marquée par les théorèmes de la marchandisation, on se reportera
aux ouvrages de Douglas & Isherwood (1981), ainsi qu’à l’ouvrage collectif dirigé par Appadurai (1986).
107 Ce que Freitag constate dans son œuvre majeure Dialectique et société (Freitag, 1987/1988 ; 1995), qui reste l’une des
meilleures contributions pour une critique sociologique de la postmodernité, pour autant qu'on partage ce diagnostic, c’est
à la fois sur le plan formel la dissolution de la société comme d’une totalité apriorique, et sur le plan matériel la
disparition progressive de la « société civile » telle qu’elle fut instaurée sur un mode politico-institutionnel en Grèce
antique. Reprenant l’argument hégélien du tout qui est toujours plus que la somme de ses parties et l’argument
durkheimien de la perdurance dans le temps de ce tout sur ses parties, Freitag montre comment la performativité
pragmatique du postmodernisme a réussi à substituer le mode d’intégration dialectique propre à toute société humaine
instituée par un mode d’intégration opérationnel propre à un « social » pseudo-communautaire, à l’instar de ces « civil
religions » dont parle Robert Bellah (Bellah, 1985).
108 Quand on parle de « rapport d’altérité », on se dédouane à moindres frais du rapport à l’autre ; on fait
comme si le problème avait été reconnu, alors qu’en le travestissant dans cette formule commode on en
occulte précisément l’enjeu.
109 On rétorquera à cela que Simmel avait déjà pressenti ce rapport, que la forme sociale était créatrice de temporalité. Mais
on se demandera aussitôt ce que les sociologues qui lui firent suite en ont tiré comme enseignements. Et on se demandera
aussi, quel aveuglement ou quelle méconnaissance fut nécessaire, pour que la sociologie ignore la belle démonstration de
ce rapport que nous donne Lévinas dans Le Temps et l’autre (1947).
110 On reconnaîtra ici l’esprit, sinon la lettre, de la tragédie de la culture que Simmel évoque dans ses écrits (cf. notamment
Simmel, 1996, 385-417), qui n’est rien d’autre que l’expression de ce principe d’inconciliation ou d‘inconciliabilité
(Unversöhnlichkeit dans le langage simmélien) entre l’homme et le relationnel. Mais que la discipline scientifique qui
aurait pour tâche de réfléchir à cette Unversöhnlichkeit ne cesse de se cantonner dans un empirisme primaire, pour qui la
relation humaine à la simple addition « 1+1 = 2 », voilà qui dépasse l’entendement.
111 Je fais miennes les considérations pertinentes de Bernier (1998).
112 Haesler (2001).
113 Ceci rejoint la notion de « préliaison » de Camille Tarot, qui note le déplacement de Mauss par rapport à
Durkheim lorsqu’il constate « que l’obligation n’est pas le critère absolu ni le plus général de la vie sociale.
Sans l’abandonner, il la déclasse de la première place… pour la dériver des autres qu’il place avant :
l’arbitraire, le symbolique, la suggestion extérieure, la préliaison. La contrainte n’étant plus qu’un de ses
effets conscients des autres caractères » (Tarot, 1999, 653).
114 Je renvoie à ce propos à l’ouvrage incisif d’Alain Testart (1993).
115 Encore que l’argument courant chez Durkheim soit d’ordre temporel : les individus reliés par les
représentations sociales passent, alors que ces dernières restent. De là à en justifier un statut ontologique
supérieur ou simplement particulier de la « supraindividualité », il y a un pas que Durkheim doit, pour des
raisons institutionnelles, franchir, mais qui demeurera insuffisamment argumenté tout au long du règne de
l’Ecole durkheimienne.
178
116 C’est-à-dire par retranchements successifs. On consultera à ce sujet les commentaires éblouissants de Jean
Seidengart (Seidengart, 1999) sur le problème de l’infini dans l’œuvre de Kant.
117 Dans l’anthropologie philosophique de Helmuth Plessner (Plessner, 1981), ce terme indique la particularité
anthropologique de l’être humain de ne pas avoir, à la différence des animaux, de centre, mais de devoir
constamment se projeter hors de soi pour le constituer.
118 Pour apprécier toute la portée épistémologique de ce principe de positionalité, on se reportera à l’article
synthétique de Wolfgang Essbach (Essbach, 1994).
119 Buber (1980, 74).
120 Pour une discussion exhaustive, on se reportera une fois encore à l’ouvrage exemplaire de Michael
Theunissen (1965).
121 Trop vite oubliée, à cet égard, est l’œuvre de Francis Jacques (1979, 1985).
122 Réf. à Sloterdijk
123 Par rapport aux modèles d’origine cooleyienne (groupe primaire/secondaire), cette socialité est élémentaire
en ce sens qu’elle achoppe directement sur la question transcendantale de la relationalité humaine ; elle est ce
qui rendrait possible à la fois les processus confidentiels de la socialité primaire et les processus
institutionnels de la socialité secondaire. Notons, cependant, que Cooley n’a jamais utilisé le terme de
socialité.
124 Les travaux de Michael Tommasello (2001, passim) sur la sclérotique de l’homme sont à cet égard
exemplaires. Seul être vivant à être doté du blanc des yeux, l’être humain est non seulement capable
d’un surcroît de coordination sociale grâce à l’échange de regards, mais il y a encore le fait autrement
plus intéressant que le pointer du doigt que nous évoquions plus haut en acquiert une dimension et une
discriminance particulières par rapport aux primates les plus évolués. Si on lève les yeux devant un
bambin de onze mois, celui-ci lèvera les yeux à son tour – alors que le bonobo ne le fait pas ;
inversement, si on lève tête, le bonobo la lèvera, mais non le bambin. Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce
qu’implique le pouvoir de la sclérotique ? D’une part, il s’agit d’une rationalisation comportementale
d’une étonnante subtilité. Il ne met plus en scène un schème comportemental préétabli, mais implique
un jeu de regards d’une discrétion particulière dont on induira sans peine la supériorité en termes
d’organisation sociale (pensons aux manoeuvres de la chasse) sur toute autre forme jusque là connue.
Mais il y a un aspect encore plus important qui est le fait que le pointer du doigt s’accompagne
toujours d’une anticipation du regard des autres ; anticipation qui est en même temps la supposition
que son propre regard soit observable. La « réciprocité des perspectives » en revêt un caractère
nouveau. Ce n’est plus seulement prendre le point de vue de l’autre, pour s’observer soi-même, c’est de
savoir en toute circonstance que ce point de vue peut être partagé, qu’être observable comporte
toujours aussi l’observabilité de l’observateur lui-même ; et donc qu’en-deçà des potentiels éthiques
sensément démocratiques du discours public, ce partage du regard recèle une identité de position
qu’aucun artifice technique ne saura jamais simuler.
125 L’influence de Simmel sur Buber n’est plus à souligner (on consultera à ce sujet les travaux de Friedmann, 1955 et de
Faber, 1962), voir supra note 58.
126 On se souvient que chez Simmel, la structure fondamentale de la Wechselwirkung résulte du rapport ambivalent
d’attraction/répulsion. Ce raisonnement lui permet de montrer contre Kant que la relation humaine ne peut être déduite ni
de la monade individuelle, ni d’une substance qui lui serait supérieure (Simmel, 2000, 13).
127 Je parle évidemment d’un échange qui n’est en rien préformé. Pour le reste des situations, il est plus cohérent de parler
d’échange institué, lorsque l’incertitude initiale est contrebalancée par les usages cristallisés dans l’institution.
128 Le désir de l’autre est chez Simmel la forme par excellence de la structuration psychologique de l’enfant, et
la condition même de son devenir humain (Simmel, 1996, 23-139).
179
129 Sur ce point, voir le texte important de Simmel sur la fidélité et la reconnaissance, dont l’auteur fait la
condition de l’existence possible de toute société (Simmel, 1992, en particulier 652 et 670).
130 Il va de soi que cette connaissance sera battue en brèche par la phénoménologie. C’est précisément par la
conceptualisation de la « parole opérante » que ce postulat peut être levé et remplacé par une parole balbutiante, par une
connaissance qui se constitue chemin faisant, mais qui n’est pas donnée au préalable.
131 « Seul est libre celui qui veut rendre libre tout ce qui l’entoure » (Fichte, 1980, 52); je m’inspire dans ce qui
suit de l’ouvrage très clair et concis Fr. Fischbach sur le concept de reconnaissance chez Fichte et Hegel
(Fischbach, 1999).
132 Comme l’a faussement supposé Alfred Schütz, qui réduit le Tu à un alter ego anonyme, désindividualisé, et le dialogue
à une mise en scène solipsiste où ego se met à la place d’alter dans un jeu de questions et de réponses qui retombe loin
derrière les positions de Buber et des dialogistes.
133 Voir aussi Dewitte (1996).
134 Sur les formes de ce mépris on se reportera à Honneth et à sa relecture du jeune Hegel (Honneth, 2000).
135 C’est là ma principale différence avec les thèses de Marcel Hénaff (2001) pour qui les deux formes d’échange reposent
sur des logiques différentes et parallèles ; l’une chargée d’assurer la reconnaissance des échangistes, l’autre assurant la
satisfaction de leurs besoins.
136 D’ailleurs le terme de « société multioptionnelle » est entré dans le lexique des sociologues (allemands) à la
suite d’un ouvrage de P. Gross (1994) qui en vante d’ailleurs les mérites sans vergogne.
137 En évoquant ce terme, je pense bien évidemment au plus récent recueil de textes de Caillé (2000) qui brosse
le programme scientifique d’un tel paradigme.
138 (1999, 2003).
139 Pour une présentation particulièrement claire et bien informée, on se reportera au récent ouvrage de Jean
Greisch (2000, 13-50).
140 (1990, 5).
141 Dans son enquête sur les courants intellectuels français faisant suite au mouvement structuraliste, François Dosse (1995)
parle de « relations pacifiées » entre philosophie et sciences humaines. Si les sciences sociales, aux dires de Michel
Henry, se sont un temps érigées en donneuses de leçons, il n’en est pas moins clair que devant le reflux structuraliste elles
avaient dû faire « profil bas » et réduire quelque peu leurs prétentions. Cela n’empêcha pas la philosophie de continuer à
faire patiemment son travail. Il est à ce titre significatif que Dosse n’ait mentionné ni les travaux de Serge Moscovici dont
La Machine à faire les dieux me semble être la tentative la plus aboutie de réfléchir sur le statut des sciences sociales
dans la Modernité tardive, ni les travaux de la phénoménologie française après Merleau-Ponty - or, tous deux convergent
vers une problématisation autrement plus radicale de l’intersubjectivité que ne le font la majorité des auteurs convoqués
par Dosse dans son essai sur l’« humanisation des sciences humaines ».
142 Mary Douglas se contente d’argumenter l’affirmation qui intitule sa préface à la traduction anglaise de l’Essai sur le
don, « Il n’y a pas de don gratuit » dans les termes suivants : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’idée de don
gratuit, ou de pur cadeau. Un don qui ne contribue en rien à créer de la solidarité est une contradiction dans les termes »
(1999, 166). Or, rien ne prouve qu’un don gratuit ne crée pas de la solidarité, ni qu’un don payé de retour n’en crée. On
peut soutenir exactement le contraire et dire que le don payé de retour engage une rivalité de la surenchère, alors qu’un
don gratuit créerait un sentiment de gratitude, base de toute solidarité. On ne voit donc pas d’où Douglas tire la
justification de son affirmation plus ou moins péremptoire.
143 Godbout (2000).
180
144 Pourquoi ferais-je un effort en faveur de la collectivité, si je ne peux être certain que mon voisin en fasse
autant ?
145 Un opium que ne cessent de distiller certains dogmatiques (du groupe allemand Krisis, par exemple) qui se réfugient une
fois encore derrière l’écran de fumée de la théorie de la valeur pour mieux entonner les canons du discours
révolutionnaire le plus obsolète.