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Diderot et la théorie des trois codes

1996, Ici et ailleurs : le dix-huitième siècle au présent. Mélanges offerts à Jacques Proust. Textes recueillis et publiés par H. Nakagawa, S. Ichikawa, Y. Sumi, J. Okami, Tokyo 1996, p. 139-158

Ici et ailleurs : le dix-huitième siècle au présent _____________ Mélanges offerts à Jacques Proust Textes recueillis et publiés par Hisayasu Nakagawa, Shin-ici Ichikawa, Yoichi Sumi, Jun Okami Tokyo 1996 Diderot et la théorie des trois codes DIDEROT ET LA THÉORIE DES TROIS CODES I La théorie des trois codes apparaît pour la première fois dans le Salon de 1767 (écrit en 1768). Diderot y déclare qu’il ne peut y avoir de moralité dans aucun pays d’Europe parce que « la loi civile et la loi religieuse sont en contradiction avec la loi de nature. Qu’en arrive-t-il ? c’est que, toutes trois enfreintes et observées alternativement, elles perdent toute sanction : on n’est ni religieux, ni citoyen, ni homme ; on n’y est que ce qui convient à l’intérêt du moment »1. Dans la première édition de l’Histoire des deux Indes (datée de 1770, diffusée en 1772), on retrouve l’idée du conflit des trois codes à la fin d’une longue digression sur les Brames. En étudiant la société des Brames et leur religion, le philosophe constate que leurs lois absurdes – habitudes alimentaires, sacrifice des veuves, système des castes – sont directement liées aux « préjugés extravagants », dont leur religion est remplie. En s’interrogeant sur l’origine de ces coutumes qui empoisonnent la vie des hommes, Diderot avance l’hypothèse qu’une « première erreur » introduite dans les mœurs d’un peuple suffit pour corrompre, en peu de temps, les codes civil et religieux : Il suffit qu’une nation puissante et peu éclairée adopte une première erreur, que l’ignorance accrédite: bientôt cette erreur, devenue générale, va servir de base à tout le système moral et politique : bientôt les penchants les plus honnêtes vont se trouver en contradiction avec les devoirs. Pour suivre le nouvel ordre moral, il faudra sans cesse faire violence à l’ordre physique. Ce combat perpétuel fera naître dans les mœurs les contradictions les plus étonnantes ; et la nation ne sera plus qu’un assemblage de malheureux, qui passeront leur vie à se tourmenter tour à tour, en se plaignant de la nature. Voilà le tableau de tous les peuples de la terre, si vous en exceptez peut-être quelques républiques de sauvages2. 1 Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1975-, t. XVI, p. 202 [ci-après DPV]. Diderot, Mélanges et morceaux divers. Contributions à l’Histoire des deux Indes, éd. G. Goggi, t. II, Siena, 1977, p. 435-436 et 441 [ci-après Goggi, II] – Histoire des deux Indes, éd. de 1770, livre I [le sigle HDI, ci-après, désignera, sauf indication contraire, l’édition de 1780]. 2 139 Diderot et la théorie des trois codes Il y a en tout une dizaine de passages1 dans lesquels Diderot martèle son credo politique condensé dans ce qu’on appelle la « théorie des trois codes » : pour rendre les hommes heureux, il faut que les codes civil et religieux soient modelés sur celui de la nature. Or la tournure lapidaire de la formule est passablement imprécise. Diderot veut-il dire que la Nature doit dicter leurs lois aux hommes ? que la loi civile doit être l’expression de la loi naturelle ? que la loi religieuse devrait disparaître ? Pour bien comprendre la théorie des trois codes chez Diderot, il est nécessaire d’analyser, au préalable, les causes de la corruption des codes civil et religieux à l’intérieur d’une société. Revenons d’abord au passage sur les Brames, où Diderot explique comment une certaine « faute », d’origine inconnue, corrompt les codes civil et religieux (les « devoirs » qui finissent par s’opposer à celui de la nature (« les penchants les plus honnêtes »). Diderot considère ici la société comme une construction mécanique qui se dérègle lentement : l’erreur qu’elle « adopte » agit comme un grain de sable qui grippe le fonctionnement de la machine (sociale). Retenons aussi la remarque concernant les sociétés sauvages : il se peut que quelques « républiques » primitives, peu développées et organisées, aient encore échappé à la corruption inéluctable2. La réflexion de Diderot sur les causes de la corruption des codes civil et religieux se poursuit en se concrétisant tout au long des années 1770. Il est curieux de constater alors que la pensée du philosophe se développe sur deux voies parallèles et parfaitement indépendantes qui ne se rejoindront que dans la troisième édition de l’Histoire des deux Indes (1780). La première voie passe par le » corpus Bougainville », à savoir le compte rendu du Voyage autour du monde et le Supplément au Voyage de Bougainville. La deuxième voie traverse le « corpus Raynal » qui comprend les contributions de Diderot à l’Histoire des deux Indes et divers fragments politiques publiés dans la Correspondance littéraire. La lecture croisée de ces textes fera apparaître comment, en rapprochant deux questions qui auparavant n’avaient aucun lien dans son esprit, Diderot a résolu un problème central de sa réflexion politique et morale. Lorsqu’il lit, en 1771, le Voyage autour du monde de Bougainville, Diderot est 1 Voir la lettre à Falconet du 6 septembre 1768 (dans Correspondance, éd. Roth-Varloot, t. VIII, p. 117), Pages contre un tyran (dans Œuvres politiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1963, p. 42 [ci-après OP]), Supplément au Voyage de Bougainville (DPV, XII, p. 606-607 et 629-630), Mémoires pour Catherine II (éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1966, p. 237 [ci-après MC]), Observations sur le Nakaz (dans OP, p. 371 et 389-390), Histoire des deux Indes, XIX, 14 (dans Diderot, Pensées détachées. Contributions à l’Histoire des deux Indes, éd. G. Goggi, t. I, Siena, 1976, p. 49-50 [ci-après Goggi, I]). 2 Diderot pense peut-être aux Brésiliens. Voir G. Goggi, « Quelques remarques sur la collaboration de Diderot à la première édition de l’Histoire des deux Indes », Lectures de Raynal. L’Histoire des deux Indes en Europe et en Amérique au XVIIIe siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, p. 45-46, n. 14. 140 Diderot et la théorie des trois codes arrêté par une interrogation concernant les habitants de l’île des Lanciers : « Qui me dira, écrit le navigateur, comment [ces hommes] ont été transportés jusqu’ici, quelle communication les lie à la chaîne des autres êtres, ce qu’ils deviennent en se multipliant sur une île qui n’a pas plus d’une lieue de diamètre ?1 » Bougainville laisse ces questions en suspens, mais Diderot essaie de répondre à la dernière dans son compte rendu du Voyage autour du monde (rédigé sans doute au cours de l’année 1771) : Si vous jetez les yeux sur l’île des Lanciers, vous ne pourrez vous empêcher de vous demander qui est-ce qui a placé là ces hommes ? Quelle communication les lie à la chaîne des autres êtres ? et que deviennent-ils en se multipliant sur une île qui n’a pas plus d’une lieue de diamètre ? M. de Bougainville n’en sait rien. Je répondrais à la dernière des questions, ou qu’ils s’exterminent ou qu’ils se mangent, ou que la multiplication en est retardée par quelque loi superstitieuse, ou qu’ils périssent sous le couteau sacerdotal. Je répondrais encore qu’avec le temps on a dû mettre de l’honneur à se faire égorger ; toutes les institutions civiles et nationales se consacrent et dégénèrent à la longue en lois surnaturelles et divines, et réciproquement toutes les lois surnaturelles et divines se fortifient et s’éternisent en dégénérant en lois civiles et nationales. C’est une des palingénésies les plus funestes au bonheur et à l’instruction de l’espèce humaine2. Quand il réutilise, en 1772, le compte rendu du Voyage pour les deux premières parties du Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot revient sur les questions posées par Bougainville. À la première concernant l’origine d’êtres vivants sur une île perdue dans l’Océan, il répond par la théorie, vulgarisée par Buffon, de la dérive des continents3. Quant aux conditions de survie des habitants de l’île, il reprend en les développant les conjectures proposées dans le compte rendu du Voyage de Bougainville : A. Ils s’exterminent et se mangent ; et de là peut-être une première époque très ancienne et très naturelle de l’anthropophagie, insulaire d’origine. B. Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse : l’enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée sous les pieds d’une prêtresse. 1 Voyage autour du monde, éd. J. Proust, Paris, Gallimard, 1982, p. 216. DPV, XII, p. 513-514. 3 Cf. DPV, XII, p. 582 et la note 8. 2 141 Diderot et la théorie des trois codes A. Ou l’homme égorgé expire sous le couteau d’un prêtre. Ou l’on a recours à la castration des mâles… B. À l’infibulation des femelles ; et de là tant d’usages d’une cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s’est perdue dans la nuit des temps et met les philosophes à la torture. Une observation assez constante, c’est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s’éternisent en se transformant à la longue en lois civiles et nationales, et que les institutions civiles et nationales se consacrent et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins. A. C’est une des palingénésies les plus funestes. B. Un brin de plus qu’on ajoute au lien dont on nous serre1. La différence entre les deux textes du corpus Bougainville et celui sur les Brames est frappante. À partir de 1771, Diderot remplace l’idée de « première erreur » par le concept de palingénésie, qui signifie ici métamorphose2 : ce n’est pas une erreur d’origine inconnue qui détruit l’harmonie entre les trois codes ; on assiste, au contraire, à une interpénétration progressive des codes civil et religieux. Au départ, les trois codes ne se contredisent pas. Le progrès de la civilisation, des techniques et des sciences devrait entraîner une adaptation concomitante des codes religieux et civil, mais c’est le contraire qui arrive : des coutumes religieuses surannées sont érigées en lois civiles alors que des lois civiles tombées en désuétude reçoivent une consécration religieuse. C’est ainsi que l’anthropophagie et d’autres coutumes atroces mais « nécessaires et bizarres » chez un peuple insulaire qui ne dispose que de très peu de place, se sont perpétuées au delà de l’espace étroit où il vivait : Lorsque ces hommes eurent découvert le moyen de s’échapper de l’enceinte étroite où des causes physiques les avaient tenus renfermés pendant des siècles, ils portèrent leurs usages sur le continent où ils se sont 1 DPV, XII, p. 583-584. Le terme de palingénésie renvoie à la biologie de Charles Bonnet, et notamment à sa conception de la chaîne des êtres telle qu’elle se trouve exprimée en 1770 dans son célèbre ouvrage Palingénésie philosophique, ou Idées sur l’état passé et sur l’état futur des êtres vivants. Bonnet passe généralement pour un précurseur de l’évolutionnisme moderne, mais J. Marx a bien souligné que le concept d’évolution, chez Bonnet, diffère radicalement du transformisme lamarckien : « il existe une continuité entre différents groupes d’êtres vivants, sans qu’il y ait pour autant dérivation directe des supérieurs à partir des inférieurs. Les plantes peuvent s’élever au rang des animaux, ceux-ci au rang humain ; le mécanisme est toujours celui de la métamorphose, non de la transmutation : le germe contient toutes les potentialités de la transformation comme la chenille contient la chrysalide, et cette dernière le papillon. » (Charles Bonnet contre les Lumières. 1738-1850, Oxford, Voltaire Foundation, 1976, p. 74). Diderot, quant à lui, a accordé une place primordiale au concept de métamorphose dans sa philosophie naturelle. Nous verrons qu’il joue aussi un rôle important dans sa philosophie politique. 2 142 Diderot et la théorie des trois codes perpétués d’âge en âge et où encore aujourd’hui ils mettent quelquefois à la torture les philosophes qui en cherchent la raison. La surabondance de la population dans les îles fut celle de la lenteur de la civilisation dans leurs habitants. Il fallut y remédier continuellement par des moyens violents. Le lieu où les membres d’une même famille sont contraints de s’exterminer les uns les autres, c’est le séjour de l’extrême barbarie. C’est le commerce des peuples entre eux qui diminue leur férocité. C’est leur séparation qui la fait durer. Les insulaires de nos jours n’ont pas entièrement perdu leur caractère primitif, et peut-être qu’un observateur attentif en trouverait quelques vestiges dans la Grande-Bretagne même1. L’évocation de la Grande-Bretagne, dans ce passage tiré de la troisième édition de l’Histoire des deux Indes, n’est pas le fruit du hasard. Depuis 1770, Diderot s’interroge sur la raison pour laquelle les insulaires se sont civilisés plus tard que les peuples habitant le continent : À ne consulter qu’une spéculation vague, on serait porté à penser que les insulaires ont été les premiers hommes policés. Rien n’arrête les excursions des habitants du continent ; ils peuvent trouver à vivre, et fuir les combats en même temps. Dans les îles, la guerre et les maux d’une société trop resserrée doivent amener plus vite la nécessité des lois et des conventions. Cependant quelle qu’en soit la raison, on voit généralement leurs mœurs et leur gouvernement formés plus tard et plus imparfaitement. Toutes les traditions l’attestent en particulier pour la Bretagne2. Dans les textes destinés au corpus Raynal, Diderot s’interroge également sur la civilisation des insulaires, mais indépendamment, si l’on peut dire, de la réflexion qu’il poursuit en même temps à l’intérieur du corpus Bougainville. Comment expliquer autrement le fait qu’en 1772 le phénomène de l’anthropophagie reçoive deux explications différentes ? Dans un fragment politique publié dans la Correspondance littéraire en août 1772 et destiné à la deuxième édition de l’Histoire des deux Indes3, Diderot prétend que les cannibales mangent des hommes surtout par paresse. Cette vision simpliste s’explique par le parallèle qu’il établit entre l’homme sauvage et 1 Goggi, I, p. 286-287 – HDI, III, 1. I, p. 285-286 et 467 – HDI, 1770, livre III. 3 HDI, 1774, IX, 45. G. Goggi (« Les Fragments politiques de 1772 », Éditer Diderot, Oxford, Voltaire Foundation, 1988, p. 433-434) a montré que ce développement sur l’anthropophagie est né après la lecture de Raynal (HDI, 1770, livre III), qui cite à cet endroit un extrait tiré des Recherches philosophiques sur les Américains du voyageur hollandais de Pauw. 2 Goggi, 143 Diderot et la théorie des trois codes l’homme policé : l’homme policé vivant de son travail comme l’homme sauvage de sa chasse, l’anthropophagie, proclame Diderot, est une sorte de vol commis par des hommes trop paresseux pour travailler : « Voler parmi nous est la manière la plus courte et la moins pénible d’acquérir ; tuer son semblable et le manger, quand on le trouve bon, est la chasse la moins pénible d’un sauvage : on a bien plus tôt tué un homme qu’un animal ». Et Diderot de renchérir dans un souci évident d’accabler l’homme civilisé au profit de l’homme sauvage : « le même vice conduit l’un et l’autre à un même crime : car partout la paresse est une anthropophagie. Et sous ce point de vue l’anthropophagie est encore plus commune dans la société qu’au fond des forêts du Canada »1. En écrivant ces lignes, Diderot ne se rendait sans doute pas compte que dans le corpus Bougainville, il avait expliqué la pratique de l’anthropophagie par l’étroitesse du territoire. La contradiction provient peut-être de la vision trop idyllique que Diderot nourrissait encore à l’égard de l’homme sauvage. Peu de temps après, Diderot revient cependant de sa complaisance excessive envers l’état sauvage. L’explication de l’anthropophagie proposée par le corpus Bougainville écarte la théorie du vol ; aussi le fragment de 1772 sera-t-il le seul, avec celui sur l’homme sauvage (qu’il précède dans la Correspondance littéraire)2, à ne pas être repris en 1780. Dans la troisième édition de l’Histoire des deux Indes, le passage sur les insulaires cité plus haut est précédé d’une explication de certaines cruautés bizarres, dont l’anthropophagie, que nous avons déjà rencontrée dans le Supplément au Voyage de Bougainville : À ne consulter qu’une spéculation vague, on serait porté à penser que les insulaires ont été les premiers hommes policés. Rien n’emprisonne les habitants du continent : ils peuvent en même temps aller chercher au loin leur subsistance et s’éloigner des combats. Dans les îles, la guerre et les maux d’une société trop resserrée devraient amener plus vite la nécessité des lois et des conventions. On voit cependant leurs mœurs et leur gouvernement formés plus tard et plus imparfaitement. C’est dans leur sein que sont nées cette foule d’institutions bizarres, qui mettent des obstacles à la population : l’anthropophagie, la castration des mâles, l’infibulation des femelles, les mariages tardifs, la consécration de la virginité, l’estime du célibat, les châtiments exercés contre les filles qui se hâtaient d’être mères, les sacrifices humains, peut-être les jeûnes, les macérations, toutes les ex1 Goggi, II, p. 330 – HDI, 1774, IX, 45. Le « Court essai sur le caractère de l’homme sauvage » (Goggi, II, p. 332-335) qui suit le chapitre consacré à l’anthropophagie est une réplique à une note de Grimm (Goggi, II, p. 309) dans laquelle celui-ci se prononçait en faveur de l’état civilisé. 2 144 Diderot et la théorie des trois codes travagances qui naîtraient dans les couvents, s’il y avait un monastère d’hommes et de femmes surabondant en moines, sans aucune possibilité d’émigration1. Il convient, avant d’aller plus loin, de résumer les étapes. Dans un premier temps, Diderot a cru pouvoir attribuer la contradiction entre les trois codes à une erreur qui, s’étant glissée dans les mœurs d’une nation, aurait fini par dérégler le système social. Après la révélation, par Bougainville, de l’existence de l’île des Lanciers, Diderot est amené à affiner sa thèse : les codes civil et religieux ne se sont pas « dénaturés » suite à une impulsion externe, mais dégénèrent avec le temps parce qu’ils ne suivent pas l’évolution du groupe social. Ce que Diderot désigne par le terme de palingénésie, c’est la transformation réciproque des codes civil et religieux, métamorphose funeste qui est à l’origine de l’aliénation des hommes. II Dans la longue description des mœurs des Brames, Diderot suppose que seules « quelques républiques de sauvages » échappent encore aux malheurs causés par la contradiction entre les trois codes2. Faut-il conclure de là que la société primitive des sauvages est supérieure aux sociétés policées ? Le parallèle que Diderot établit entre les conditions de vie de l’homme sauvage et celles de l’homme civilisé tourne certes souvent à l’avantage du premier, mais on a maintes fois souligné que l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville n’a jamais sérieusement donné dans la fable de Tahiti. À plusieurs reprises, Diderot s’est résolument prononcé en faveur de la civilisation qu’il considère comme une conséquence naturelle du « penchant qui entraîne tout homme à rendre sa condition meilleure »3 ; ce qu’il déplore, c’est que les progrès intellectuel, technique et artistique des Européens se soient accompagnés d’une profonde corruption morale : lumières et dépravation, s’exclame le vieillard tahitien, vont main dans la main4. Dans l’analyse des causes qui ont conduit la civilisation occidentale à la corruption, Diderot accorde peu de place à l’influence des facteurs politiques ou socio-économiques. Au fur et à mesure qu’il procède dans sa réflexion il abandonne la conception d’un état sauvage qui se serait transformé sous l’impulsion de facteurs purement extérieurs5. La raison en est que Diderot n’oppose pas tant l’homme sauvage à 1 Goggi, I, p. 285-286 – HDI, III, 1. Cf. supra, p. 139. 3 Goggi, I, p. 234 – HDI, IX, 1. 4 Cf. Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, XII, p. 638. 5 Cf. Goggi, I, p. 52-53 – HDI, XIX, 2. Ce rejet est moins net à l’époque du Supplément. Cf. infra, p. 147 et MC, p. 173. 2 145 Diderot et la théorie des trois codes l’homme civilisé ; l’antagonisme qui est au centre de sa réflexion est bien plutôt celui entre l’homme naturel et l’homme artificiel, et l’origine de la contradiction entre les trois codes est à chercher dans le passage de l’un à l’autre : « Voulez-vous savoir l’histoire abrégée de presque toute notre misère ? La voici. Il existait un homme naturel ; on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel, et il s’est élevé dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie»1. L’homme naturel, qui se rencontre aussi bien dans les forêts de Bourbonne que chez les brigands siciliens ou les sauvages du Canada, se distingue de l’homme artificiel en ce qu’il n’obéit pas à une morale absurde qui érige en crimes « des actions innocentes par elles-mêmes »2. Si les Européens sont malheureux, ce n’est pas parce qu’ils se sont réunis en société, parce qu’ils se sont donné des autorités politiques et religieuses, ou parce qu’ils ont découvert l’agriculture et la métallurgie. Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot met clairement en évidence que l’homme naturel se transforme en homme artificiel à partir du moment où la femme devient la propriété exclusive de l’homme : « Aussitôt que la femme devint la propriété de l’homme et que la jouissance furtive d’une fille fut regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, bienséance, des vertus et des vices imaginaires »3. La discussion entre A. et B. ne laisse place à aucune équivoque : dans l’esprit de Diderot, le malheur de l’homme civilisé commence avec la perversion des relations amoureuses : A. Mais comment est-il arrivé (…) que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs, soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? B. (…) C’est par la tyrannie de l’homme qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par les mœurs et les usages qui ont surchargé de conditions l’union conjugale. Par les lois civiles qui ont assujetti le mariage à une infinité de formalités. (…) Par les vues politiques des souverains qui ont tout rapporté à leur intérêt et à leur sécurité. 1 DPV, XII, p. 637. Goggi, I, p. 37 – HDI, I, 22. 3 DPV, XII, p. 633. L’aumônier, de son côté, a observé que la réussite du modèle tahitien de la société était fondée sur une espèce de communisme primitif qui ignore la propriété des biens et des femmes : « l’acception du mot propriété y était très étroite. La passion de l’amour, réduite à un simple appétit physique, n’y produisait aucun de nos désordres » (DPV, XII, p. 627-628). Dans l’histoire des civilisations, la prise de pouvoir de l’homme sur la femme correspond à la victoire du patriarcat sur le matriarcat à la fin du néolithique. Il a fallu attendre l’ouvrage fondamental de J.-J. Bachofen Du règne de la mère au patriarcat (1861) pour vérifier les intuitions de Diderot. 2 146 Diderot et la théorie des trois codes Par les institutions religieuses qui ont attaché les noms de vices et de vertus à des actions qui n’étaient susceptibles d’aucune moralité1. Diderot n’est pas loin de penser que l’histoire de la civilisation occidentale est l’histoire de la lutte… des sexes. Dans le Supplément au Voyage de Bougainville, il démontre clairement que les maux de la civilisation européenne proviennent en grande partie de l’inégalité des sexes et de la tyrannie d’une morale sexuelle contre nature. Si les habitants de Tahiti échappent à la profonde misère dont les Européens sont frappés, c’est parce qu’ils ont su régler leur vie familiale, affective et sexuelle sur les préceptes de la nature : « rien n’y était mal par l’opinion ou par la loi que ce qui était mal de sa nature »2. C’est tout le contraire des nations occidentales dont les lois inspirées du puritanisme judéo-chrétien sont aussi absurdes que les mœurs qui règlent le commerce entre les hommes et les femmes3. Le Supplément au Voyage de Bougainville contient un réquisitoire virulent contre les tyrans qui ont soumis les hommes à une morale artificielle. Au début, les hommes vivaient en troupeaux peu organisés. Dans cet « état de nature brute et sauvage » où « la nature indécente (…) presse indistinctement un sexe vers l’autre »4, les hommes ne connaissaient pas encore les noms de vices et de vertus. Mais lorsqu’ils furent durablement réunis en société, des législateurs corrompus et des prêtres avides de pouvoir imposèrent leur ordre en enchaînant l’homme naturel « sous les pieds de l’homme moral » : J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses ; examinez-les profondément, et je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre ; ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant5. En imposant leur ordre au corps social, les législateurs ont consacré avant tout l’inégalité entre les hommes: non seulement une certaine inégalité naturelle que Di1 DPV, XII, p. 635-636. DPV, XII, p. 627. 3 Cf. la conclusion de Madame de la Carlière, qui sert de transition au dernier volet du triptyque : « Et puis j’ai mes idées (…) sur certaines actions que je regarde moins comme des vices de l’homme que comme des conséquences de nos législations absurdes, sources de mœurs aussi absurdes qu’elles et d’une dépravation que j’appellerais volontiers artificielle » (DPV, XII, p. 575). 4 DPV, XII, p. 640 et 635. Ce sont les « quelques républiques de sauvages » dont il était question dans le développement sur les Brames. 5 DPV, XII, p. 638-639. 2 147 Diderot et la théorie des trois codes derot reconnaît volontiers1, mais surtout l’inégalité entre l’homme et la femme. Cette inégalité-là est artificielle, mais elle est cautionnée par la prétendue infériorité physique de la femme2 et les différences naturelles qui tiennent « à l’union de l’homme avec la femme »3 : comme seule la femme risque de devenir enceinte, « on a consacré la résistance de la femme, on a attaché l’ignominie à la violence de l’homme, violence qui ne serait qu’une injure légère dans Otaïti et qui devient un crime dans nos cités »4. C’est ainsi que se vérifie le diagnostic d’Orou : (…) aussitôt qu’on s’est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété, d’ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses, d’unir aux actions ou d’en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, (…) la société (…) ne sera qu’un ramas ou d’hypocrites qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d’infortunés qui sont eux-mêmes les instruments de leur supplice en s’y soumettant ; ou d’imbéciles en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d’êtres mal organisés en qui la nature ne réclame pas ses droits. Et l’aumônier d’acquiescer : « Cela ressemble »5. Les spéculations de Diderot concernant les causes de la dépravation occidentale trouvent une confirmation dans l’analyse des sociétés insulaires. Souvenons-nous des Lanciers et de la réponse de Diderot à la question posée par Bougainville. La réflexion sur la pérennité des coutumes tombées en désuétude provient en fait du voyageur philosophe de Pauw, qui a écrit dans ses Recherches : Quand on recherche plus avant les causes qui ont pu porter les hommes à se repaître des entrailles de leurs semblables, il y a toute apparence que la dure nécessité de la vie sauvage doit être envisagée comme le principe de cette barbarie : la coutume qui fait rendre tous les abus tolérables, aura encore agi après que la nécessité ne subsistait plus. (…) [Les actions extravagantes des hommes] désespèrent ceux qui prétendent en rendre raison, ou qui veulent en dévoiler les causes ; cependant ces actions deviennent des exemples, et ces exemples sont érigés en autorités tyranniques. Voilà la source commune de tant de coutumes gênantes, qui outragent in1 Cf. par ex. le texte sur les Brames : « Aussitôt qu’une société commence à prendre une forme, elle se trouve naturellement divisée en plusieurs classes, suivant la variété et l’étendue de ses arts et de ses besoins » (Goggi, II, p. 429 – HDI, I, 8). 2 Voir plus loin, p. 156. 3 Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, XII, p. 630. 4 Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, XII, p. 635. 5 DPV, XII, p. 608-609. 148 Diderot et la théorie des trois codes utilement le bon sens1. Contrairement à de Pauw, Diderot croit connaître la raison d’être de certaines coutumes extravagantes telles que l’anthropophagie ou les mutilations sexuelles : à l’origine des ces pratiques répugnantes, il y a la nécessité de « mett[re] des obstacles à la population » qui sont à l’origine de la future contradiction entre les trois codes. Soucieux de préserver leur étroit espace de vivre, les législateurs et les prêtres empêchent par tous les moyens l’augmentation de la population alors qu’à Tahiti, la procréation est fortement encouragée : chez les uns et chez les autres, la réglementation de la sexualité, la mise en ordre des relations amoureuses, correspond à un besoin vital du groupe social. Diderot souligne que l’opposition à toute forme de sexualité libre, chez un peuple comme les Lanciers, a un fondement naturel, mais que grâce à l’action concertée des autorités civiles et religieuses, leurs mœurs barbares perdurent une fois que l’obligation de limiter les naissances n’est plus de mise : une morale contre nature se substitue à la nécessité. C’est ainsi que la palingénésie des codes civil et religieux consacre et renforce la domination des législateurs et des prêtres sur le peuple. Contrairement à une thèse largement répandue selon laquelle « le fer et le blé » ont « perdu le genre humain »2, la dépravation de la société, selon Diderot, n’est pas due à l’invention de la métallurgie et de l’agriculture. La misère de la civilisation ne provient pas de la propriété privée ; c’est une affaire de morale, et plus particulièrement de morale sexuelle. III Dans le Préambule du Salon de 1767, Diderot nous présente sa théorie esthétique bien connue selon laquelle la beauté artistique ne résulte pas de l’imitation rigoureuse d’un beau modèle qui existe réellement, mais d’un modèle qui n’existe que dans l’esprit de l’artiste avant d’être matérialisé dans l’œuvre d’art. Ce modèle « idéal » n’est pas dans la nature, l’artiste ne le découvre pas, il le construit inductivement à partir de la réalité3. 1 Recherches philosophiques sur les Américains, Londres, 1770, t. I, p. 218 et 220 (I, 3). Voir Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, in Œuvres complètes, « Pléiade », t. III, p. 171-173. C’était encore la position de Diderot à l’époque de l’Encyclopédie : « aussitôt que l’esprit de conquête eut agrandi les sociétés et enfanté le luxe, le commerce et toutes les autres marques éclatantes de la grandeur et de la méchanceté des peuples, les métaux devinrent les représentations de la richesse (…) » (article Agriculture, DPV, V, p. 292). 3 Diderot est revenu sur cette idée fondamentale dans le Paradoxe sur le comédien, la Postface aux Deux amis de Bourbonne et dans les Pensées détachées sur la peinture. Cf. G. Stenger, Nature et liberté chez Diderot après l’Encyclopédie, Paris, Universitas, 1994, p. 43-55. Le présent article constitue un supplément à la troisième partie de notre étude. 2 149 Diderot et la théorie des trois codes Dans la pensée politique de Diderot, le modèle idéal réapparaît sous la forme de la théorie des trois codes. Cette théorie qui, nous l’avons vu, fut énoncée par Diderot une dizaine de fois entre 1768 et 1780, se présente comme le modèle idéal de toute législation. Conformément à son principe, ce modèle n’existe pas dans la nature – aucune société ne l’a jamais réalisé, aucune société ne le réalisera jamais parfaitement : « ce n’est pas seulement dans Athènes, mais dans toute la terre, on a prescrit aux hommes, non la meilleure législation qu’on pouvait leur donner, mais la meilleure qu’ils pouvaient recevoir »1. À l’instar des grands artistes, Diderot a construit puis réalisé ce modèle dans une œuvre d’art, le Supplément au Voyage de Bougainville : l’île heureuse de Tahiti est une création artistique au même titre qu’un paysage de Vernet. La théorie des trois codes postule que les codes civil et religieux doivent se calquer sur celui de la nature ; il convient maintenant de s’interroger sur la nature de chacun de ces codes. Dans l’analyse de la palingénésie des codes civil et religieux, Diderot a réservé une place particulière à l’influence funeste des prêtres2. Dans une telle perspective, il peut paraître d’autant plus surprenant que le philosophe ait voulu conserver le code religieux dans son modèle idéal de la société. Les Tahitiens eux-mêmes se soumettent à des coutumes qui relèvent de la superstition aux yeux d’un Européen : l’obligation faite aux hommes et aux femmes incapables de se reproduire de porter des voiles noirs ou gris n’est certainement pas « dans la nature », mais elle s’explique aisément lorsqu’on la replace dans le cadre de l’idéologie nataliste du pays. Comme celui des Lanciers, le code religieux des Tahitiens est conforme à celui de la nature : là, il est l’expression de la nécessité de refréner l’augmentation de la population ; ici, de la stimuler par tous les moyens. À Tahiti, on fait l’amour pour se reproduire ; ne chercher, dans l’acte sexuel, que le plaisir est par conséquent considéré comme un péché contre la société. Si les pratiques sexuelles des uns et des autres choquent les Européens, c’est parce que ceux-ci ne sont pas soumis aux mêmes impératifs de survie que les insulaires. Ce n’est pas chez les Lanciers et les Tahitiens, c’est en Europe que le code religieux est en contradiction avec celui de la nature. Malgré son mépris pour le christianisme, Diderot n’envisage pas la suppression pure et simple de la religion : il exige que la loi religieuse n’aille pas à l’encontre de la loi naturelle, mais il y aura une religion et même des prêtres. La religion, estime Diderot, sert à cimenter les collectivités et à faire respecter les mœurs : « il est bon, écrit-il à l’adresse de Catherine II, que dans les temples on prêche également la 1 Goggi, I, p. 50-51 – HDI, XIX, 14. supra, p. 141-142. 2 Cf. 150 Diderot et la théorie des trois codes soumission à Dieu et à la société ; et que l’instruction ait la même solennité »1. L’origine de la religion se perd dans la nuit des temps, elle est conforme au besoin de l’homme d’« expliquer l’énigme de son existence, de son bonheur et de son malheur »2. Dans le premier chapitre des Pensées détachées, Diderot décrit longuement comment cette « disposition des esprits »3 a conduit d’abord à l’invention de « différents systèmes également absurdes »4, puis à l’asservissement des peuples par les autorités civiles et religieuses. Le chapitre se termine par l’évocation de la secte japonaise du Sintos, c’est-à-dire du shintoïsme, qui a su conserver l’harmonie entre le code religieux et celui de la nature : On ne voit pas que la secte du Sintos ait eu la manie d’ériger en crimes des actions innocentes par elles-mêmes, manie si dangereuse pour les mœurs. Loin de répandre ce fanatisme sombre, et cette crainte des dieux qu’on trouve dans presque toutes les religions, le Sintos avait travaillé à prévenir ou à calmer cette maladie de l’imagination par des fêtes qu’on célébrait trois fois chaque mois. Elles étaient consacrées à visiter ses amis, à passer avec eux la journée en festins, en réjouissances. Les prêtres du Sintos disaient que les plaisirs innocents des hommes, étaient agréables à la divinité ; que la meilleure manière d’honorer les camis, c’était d’imiter leurs vertus, et de jouir dès ce monde du bonheur dont ils jouissent dans l’autre5. Diderot condamne par ailleurs le shintoïsme en ce qu’il est un despotisme sacré, « la plus cruelle et la plus immorale des législations »6. Mais il pense qu’une certaine religion est nécessaire au peuple. Non pas, à l’exemple de Voltaire, pour inspirer la crainte au vulgaire ; la religion, chez Diderot, a pour tâche de fortifier la cohésion du tissu social. Contrairement au code religieux, la nécessité du code civil n’est pas à démontrer. Diderot se méfiait de l’ordre mais il abhorrait l’anarchie, le mépris des lois bonnes ou mauvaises. La question n’est donc pas de savoir s’il faut des lois mais s’il faut obéir aux lois en toute circonstance. La position de Diderot est sans ambiguïté : le peuple doit obéir aux lois, même mauvaises, sinon il n’y a plus de mœurs, ce que Diderot considère comme « la pire condition d’une société »7. D’où la conclusion du Supplément au Voyage de Bougainville : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à 1 Observations sur le Nakaz, OP, p. 390. Goggi, I, p. 3 – HDI, XIX, 1. 3 Goggi, I, p. 4 – HDI, XIX, 1. 4 Goggi, I, p. 3 – HDI, XIX, 1. 5 Goggi, I, p. 36-37 – HDI, I, 22. Les camis, explique Diderot, sont les âmes des grands hommes qui ont servi ou illustré la patrie. 6 Goggi, I, p. 4-5 – HDI, XIX, 1. 7 Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, XII, p. 629. 2 151 Diderot et la théorie des trois codes ce qu’on les réforme et en attendant nous nous y soumettrons »1. On objectera que l’Entretien d’un père avec ses enfants laisse entendre un son de cloche différent, mais Diderot y envisage la désobéissance uniquement sur le plan spéculatif et conclut que seuls les « sages » peuvent user de ce privilège exorbitant : Diderot songe à une sorte de résistance solitaire, à l’exemple du calzolaio de Messine qui réparait l’injustice pour le bien de la communauté. On peut enfin mentionner une deuxième exception à la règle : dans les cas d’oppression extrême, quand le corps social n’est plus qu’un cadavre gangréné, le bain de sang libérateur devient inévitable, mais ce n’est plus l’homme, c’est la nature qui revendique ses droits : « Si les peuples sont heureux sous la forme de leur gouvernement, ils le garderont. S’ils sont malheureux, ce ne sont ni vos opinions, ni les miennes ; ce sera l’impossibilité de souffrir davantage et plus longtemps qui les déterminera à la changer »2. Si les peuples se révoltent parfois, c’est parce que » la nature parle plus haut que la philosophie »3. En désobéissant aux lois civiles les révoltés obéissent-ils alors au code de la nature ? En vérité, la nature et le code de la nature ne recouvrent pas la même chose, mais pour s’en convaincre, il faut crever la croûte des apparences. Toutes les « institutions bizarres » qu’énumère Diderot dans le passage tiré de l’Histoire des deux Indes cité plus haut4 – l’anthropophagie, l’infanticide, les mutilations sexuelles, la réglementation sévère de la sexualité – peuvent dans certains cas s’avérer nécessaires à la survie de la communauté. Les lois civiles et religieuses qui les prescrivent sont en accord avec la loi naturelle la plus fondamentale, qui est la conservation de soi. Nous l’avons vu: les mœurs barbares des Lanciers ne sont pas nées du caprice de leurs prêtres, mais sont destinées à assurer la survie de la communauté… jusqu’au jour où elle saura contrôler les naissances par des voies plus humaines. Chez les Tahitiens, en revanche, la procréation est un devoir d’État. Si cette attitude-là nous paraît plus humaine que l’autre, elle obéit pourtant à la même logique, à la même exigence : la primauté absolue de l’intérêt général sur l’intérêt particulier. Contrairement à ce qui se passe en Europe, les mœurs des Lanciers et des Tahitiens ont le même fondement et ne divergent que dans leur application nécessairement différente : là, on maintient la densité de la population en procédant à l’élimination radicale de la surproduction ; ici, on pousse au rendement pour le plus grand bien de la prospérité nationale. 1 DPV, XII, p. 643. Goggi, II, p. 151 – HDI, XVIII, 42. Pour plus de détails, voir notre livre, p. 299-309. 3 Goggi, II, p. 243 – HDI, XI, 24. 2 4 Voir p. 144-145. 152 Diderot et la théorie des trois codes La conclusion qui s’impose après cette confrontation, c’est que des pratiques totalement opposées peuvent être cautionnées, voire commandées par la Nature. Chez les Lanciers, l’anthropophagie n’est pas moins « naturelle » que la fornication forcenée chez les Tahitiens. Il s’ensuit que les devoirs de l’homme ne sont pas inscrits « dans la Nature », il n’existe pas de morale naturelle fondée sur la seule nature de l’homme. L’examen des variantes du dialogue entre A. et B. à la fin du Supplément confirment cette interprétation. Dans la première version du conte, A. conclut d’après les réponses données par B. que la coquetterie et la jalousie ne sont pas « dans la nature » (de l’homme). Or le manuscrit N1 contient des additions (reprises par les manuscrits ultérieurs) qui nous permettent de saisir sur le vif l’évolution de la pensée de Diderot. Lorsque A. affirme que la coquetterie n’est pas naturelle, B. le contredit : « Je ne dis pas cela ». La définition de la jalousie devient également plus nuancée et lorsque A. insiste : « Ainsi la jalousie, selon vous, n’est pas dans la nature », B. réplique : « Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la nature »1. Le Supplément au Voyage de Bougainville constitue un tournant décisif dans la pensée politique et morale de Diderot. À l’époque de l’Encyclopédie, Diderot considérait la bienveillance instinctive, fondement de la morale matérialiste et antihobbiste qu’il s’efforçait alors de construire, comme un sentiment quasiment inné, gravé au fond du cœur humain2. Mais lorsque A., dans le Supplément au Voyage de Bougainville, prétend que la loi de nature est « gravée au fond de nos cœurs », B. corrige : « Cela n’est pas exact. Nous n’apportons en naissant qu’une similitude d’organisation avec d’autres êtres, les mêmes besoins, de l’attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes peines, ce qui constitue l’homme ce qu’il est et doit fonder la morale qui lui convient »3. Dans la deuxième édition de l’Histoire des deux Indes, Diderot explique pourquoi le fondement de la morale n’est pas dans la seule nature de l’homme : Beaucoup d’écrivains ont cherché les premiers principes de la morale dans les sentiments d’amitié, de tendresse, de compassion, d’honneur, de bienfaisance, parce qu’ils les trouvaient gravés dans le cœur humain. Mais n’y trouvaient-ils pas aussi la haine, la jalousie, la vengeance, l’orgueil, l’amour de la domination ?4 Diderot est amené à constater que les sentiments qui inspirent la bienfaisance ne 1 DPV, XII, p. 632. Cf. J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Colin, 1962, p. 410. 2 Cf. J. Proust, Diderot et l’Encyclopédie, Paris, Colin, 1962, p. 410. 3 DPV, XII, p. 630. 4 Goggi, I, p. 47-48 - HDI, XIX, 14. Souligné par nous. 2 153 Diderot et la théorie des trois codes tournent pas toujours « au profit de la société ». En effet, « toutes ces vertus ont un terme, au-delà duquel elles dégénèrent en vices ; et ce terme est marqué par les règles invariables de la justice par essence »1. C’est peut-être en réfléchissant sur les mœurs des peuples insulaires rencontrés par Bougainville que Diderot a renoncé à définir une morale « gravée au fond de nos cœurs ». Aux philosophes qui envisagent de bâtir une morale basée sur la nature humaine, il objecte que « les mêmes sentiments qu’ils adoptent pour fondement de la morale, parce qu’ils leur paraissent utiles au bien général, abandonnés à eux-mêmes, pourraient être très nuisibles »2. La morale universelle selon Diderot a certes pour fondement un « principe physique »3, mais ce principe, c’est la similitude d’organisation, ce n’est pas l’organisation elle-même. L’origine de la morale n’est pas dans l’homme, mais dans les « rapports éternels qui subsistent entre les hommes »4, et ces rapports sont réglés par la justice. On arrive ainsi à l’autre célèbre fragment qui apparaît pour la première fois dans les Mémoires pour Catherine II et qui complète la théorie des trois codes : « Il n’y a proprement qu’une vertu, c’est la justice et qu’un devoir, c’est de se rendre heureux. L’homme vertueux est celui qui a les notions les plus exactes de la justice et du bonheur, et qui y conforme le plus rigoureusement sa conduite »5. Les observations que nous venons de faire permettent de conclure que ce que Diderot désigne par le terme de code de la nature n’est pas un ensemble de lois soidisant naturelles et universellement valables, mais constitue le fondement – la « règle », dit Orou6 – du juste et de l’injuste dans une société donnée. Le code de la nature prescrit aux législateurs de respecter l’égalité entre les membres du corps social, de ne pas faire inutilement violence à la nature humaine et de faire constamment passer l’intérêt particulier après l’intérêt général. Orou ne dit pas autre chose : « Veux-tu savoir en tout temps en tout lieu ce qui est bon ou mauvais ? attache-toi à la nature des choses et des actions, à tes rapports avec ton semblable, à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien général »7. L’homme vivant en société doit certes écouter sa nature, mais il doit en même temps se de1 Goggi, I, p. 48 – HDI, XIX, 14. Goggi, I, p. 48 – HDI, XIX, 14. 3 Goggi, I, p. 47 – HDI, XIX, 14. 4 Supplément au Voyage de Bougainville, DPV, XII, p. 629. 5 Goggi, I, p. 47 – HDI, XIX, 14. Cf. MC, p. 235 ; Éléments de physiologie, DPV, XVII, p. 516 ; Essai sur les règnes de Claude et de Néron, DPV, XXV, p. 344. On sait que Diderot tient avec Locke que l’origine de la justice se trouve dans la propriété acquise par le travail. 6 DPV, XII, p. 619. 7 DPV, XII, p. 607. 2 154 Diderot et la théorie des trois codes mander si la voix de la nature qui parle en lui ne lui commande pas une chose contraire au bonheur de son semblable ou à l’utilité générale. Le code de la nature n’est pas une nouvelle Table de la Loi, il définit seulement ce qui est juste et injuste dans une société donnée : chez les Lanciers, il est juste d’éliminer la « surproduction » au profit de ceux qui vivent déjà ; les Tahitiens, eux, ont parfaitement raison de travailler de toutes leurs forces à maintenir le taux de la population. Les préceptes du code de la nature varient d’une nation à l’autre, d’une époque à l’autre, car le milieu naturel dans lequel évolue une société change au fur et à mesure qu’elle progresse dans la civilisation. « Il n’y a point de code dont la sagesse puisse être éternelle, estime Diderot, et (…) il faut de temps en temps rappeler les lois à l’examen »1. IV La théorie des trois codes a connu une évolution sensible dans la pensée politique de Diderot. Jusqu’au Supplément au Voyage de Bougainville, Diderot considérait les trois codes comme des entités indépendantes : d’une part, il y avait le code de la nature, la loi universelle de l’« ordre physique »2 ; de l’autre, il y avait la loi humaine, les codes civil et religieux imposés par les législateurs et les prêtres. La lecture du Voyage autour du monde a amené Diderot à corriger cette vision trop simpliste. En réfléchissant sur la question posée par Bougainville à propos des Lanciers, Diderot a découvert que des lois atroces ne sortaient pas forcément de l’imagination pervertie des chefs de la nation assoiffés de pouvoir, mais étaient parfois la réponse nécessaire à des conditions naturelles particulières. La contradiction entre les trois codes ne résulte pas d’une « première erreur » mais de la résistance que les codes religieux et civil opposent au changement. Au lieu de s’adapter au fur et à mesure que la société progresse, ils se fortifient mutuellement et cette palingénésie « funeste » assure leur pérennité. La conclusion à laquelle arrive Diderot, c’est que la Nature ne saurait constituer l’unique référence en matière de juridiction. On pourrait citer comme allant dans le même sens la « théorie des deux procureurs » que Diderot a énoncée à plusieurs reprises dans les années 1770. Cette théorie a été formulée dans les Pensées détachées comme il suit : Il y a deux tribunaux, celui de la nature et celui des lois. L’un connaît des délits de l’homme contre ses semblables, l’autre des délits de l’homme contre luimême. La loi châtie les crimes, la nature châtie les vices. La loi montre le gibet à l’assassin, la nature montre ou l’hydropisie ou la phtisie à l’intempérant3. 1 MC, p. 321. Cf. Observations sur le Nakaz, OP, p. 353. Cf. supra, p. 139. 3 Goggi, I, p. 47 – HDI, XIX, 14. Cf. Le Neveu de Rameau, DPV, XII, p. 150 ; MC, p. 232; Correspondance, t. IX, p. 130. 2 155 Diderot et la théorie des trois codes La théorie des deux procureurs nous fait comprendre que la Nature est impropre à donner des lois aux hommes vivant en société, car elle ne châtie que les vices individuels ; les crimes contre autrui échappent à son contrôle et à sa compétence. Qui plus est, Diderot estime qu’il faut se méfier des législateurs qui se réclament de la Nature pour « mettre de l’ordre » entre les hommes. Nous avons vu plus haut1 que les fondateurs des sociétés, lorsqu’ils ont assujetti les femmes au pouvoir des hommes, se sont bel et bien réclamés de la nature biologique de l’homme. Dans son plaidoyer pour les femmes, Diderot se révolte avec indignation contre cette loi inique prétendument naturelle qui assure la domination de l’homme sur la femme : Mais partout, excepté aux îles Mariannes, on a trouvé la femme soumise à l’homme. Cette exception (…) est contraire à une loi bien connue, générale et constante de la nature. (…) Chez les peuples qui n’accordent leur estime qu’à la force et au courage, la faiblesse est toujours tyrannisée, pour prix de la protection qu’on lui accorde. Les femmes y vivent dans l’opprobre2. Nous pouvons inférer de l’exemple des Lanciers que dans des époques reculées de l’histoire, lorsque la force physique était la qualité dominante parmi les hommes, le code de la nature cautionnait effectivement la supériorité de l’homme sur la femme. Peu à peu, les hommes se sont habitués à regarder les femmes comme leur propriété3 et ont invoqué la Nature pour asseoir leur tyrannie sur le sexe dit faible. Cependant la condition inférieure de la femme n’est pas plus inscrite dans la Nature que l’anthropophagie ou les mutilations sexuelles ; rien ne correspond à une intention particulière de la Nature, parce que tout est « dans la nature »4, et chaque fois que les hommes se réclament de la Nature, ils ne font que mettre en avant une certaine interprétation des phénomènes naturels. On trouvera une confirmation, peut-être inattendue, à cette hypothèse dans les curieuses pratiques rapportées dans Les Bijoux indiscrets . On sait que ce roman écrit en 1748 contient trois chapitres additionnels dont la rédaction est contemporaine du Supplément au Voyage de Bougainville. Dans le chapitre intitulé Des Voyageurs5, Diderot nous avertit clairement du danger qui consiste à calquer la législation sur ce qu’on croit être la loi de nature. Après Tahiti et l’île des Lanciers, la patrie de Cyclophile est 1 Cf. supra, p. 147-148. Sur les femmes, Goggi, II, p. 257-259. 3 Cf. supra, p. 146. 4 Cf. supra, p. 153. 5 Toutes les références aux Les Bijoux indiscrets sont prises dans DPV, III, p. 267-273. 2 156 Diderot et la théorie des trois codes la troisième île où les codes civil et religieux ont la mission sacrée de mettre de l’ordre dans les rapports sexuels et les mariages : « la propagation de l’espèce est un objet sur lequel la politique et la religion fixent ici leur attention ». Contrairement à ce qui se passe en Europe où le désir sexuel est constamment brimé et où les mariages se font au gré des intérêts, les insulaires prennent des « précautions infinies pour que les mariages soient bien assortis » La Nature est leur guide suprême. Grâce à une « longue suite d’observations sur des cocus bien constatés », les savants ont réussi à déterminer le « rapport nécessaire de chaleur entre deux époux », et une fois mesuré le degré de libido respectif des fiancés, les prêtres donnent ou refusent leur autorisation de mariage. Comme les insulaires ont surtout la particularité de naître avec un « bijou » sous forme géométrique (carré, écrou, parallélipipède,…), les autorités civiles et religieuses en ont conclu que les bijoux étaient « de toute éternité destinés à s’agencer les uns avec les autres. Un bijou féminin en écrou est prédestiné à un bijou mâle fait en vis ». Les rapports sexuels étant ainsi basés sur la rigueur et la précision scientifiques, la nature favorise certaines conformations de bijoux au détriment d’autres : « les filles et les garçons à bijoux circulaires et cylindriques y passaient pour heureusement nés » (on aura reconnu, au passage, la célèbre formule de la Lettre à Landois, reprise ironiquement dans Jacques le Fataliste). Toute infraction aux lois géométriques est réellement un péché « contre nature » : l’inceste est défini comme « l’approche de deux bijoux de différents sexes dont les figures ne [peuvent] s’insérer ou se circonscrire ». Il ne faut pas oublier que du point de vue strictement physiologique, tous les bijoux des insulaires peuvent s’unir sans problème. Autrement dit, ce n’est pas leur conformation physique qui autorise ou défend les rapports sexuels, mais les lois civiles et religieuses supposées conformes à l’intention de la Nature. Aussi Cyclophile doit-il avouer que, malgré les précautions prises, il y a chez eux autant de cocus qu’ailleurs. La raison en est simple : contrairement aux Tahitiens et aux Lanciers qui vivent selon le code de la nature, les insulaires des Les Bijoux indiscrets ont réglé leurs lois sur la Nature, ou plus précisément sur ce qu’ils considèrent comme des lois de nature. À leur manière, ils ont divinisé la nature pour en faire la base de leurs lois civiles et religieuses : « On appelle crime chez toi, explique le grand prêtre au voyageur, ce que nous regardons ici comme un acte agréable à la Divinité ». Les insulaires ressemblent à ceux qui veulent remplacer Dieu par la Nature, sans se rendre compte que la Nature est aussi muette que Dieu. Cependant ils font « parler » la Nature, mais c’est eux qui lui dictent ses paroles : 157 Diderot et la théorie des trois codes Les lois de l’homme ne sont justes que quand elles sont conformes aux miennes ; leurs jugements ne sont raisonnables que quand je les ai dictés ; mes lois seules sont immuables, universelles, irréformables, faites pour régler en tous lieux, en tout temps le sort de la race humaine. C’est ainsi que la Nature parle chez les insulaires… et à travers la bouche des « spinozistes modernes ». C’est ainsi que d’Holbach l’a faite parler au dernier chapitre du Système de la Nature, intitulé improprement « Abrégé du code de la nature », et attribué plus improprement encore à l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville. Gerhardt STENGER Université de Nantes 158