Document de travail
Mobilités changeantes, mobilités
intriquées
Vincent Kaufmann et Christophe Mincke
Contribution pour le colloque MSFS, Mobilités en changement, changements par
les mobilités, Lyon, 5 novembre 2015.
Un champ d’étude en devenir
En sciences sociales, le champ des études de mobilité est né il y a une quinzaine d’années et
s’est développé avec une vigueur remarquable. Il n’est que de voir aujourd’hui le nombre de
réseaux de recherche (Cosmobilities Network, MSFS, etc.), de colloques, de thèses, de centres
de recherche (Institut pour la Ville en Mouvement, Forum Vies Mobiles, etc.), de nouvelles
revues (Mobilities, Transfert, Applied Mobilites) et plus généralement de publications qui se
réfèrent à la mobilité pour se convaincre que la thématique, fort discrète auparavant, a fait une
entrée fracassante en urbanisme, sociologie, philosophie, science politique, droit,
aménagement du territoire, etc.
Rien de bien neuf à ce constat mille fois fait, pas davantage qu’à celui de l’acceptation large
par la communauté scientifique de l’idée d’un mobility turn (Sheller et Urry 2006). Nous
assisterions à une mutation radicale faisant de la mobilité un paradigme central de nos
sociétés et de leurs imaginaires.
Dans ce contexte, se sont développées de nombreuses réflexions portant sur les quantités et
qualités de nos mobilités, sur la manière dont elles sont vécues, sur le rôle qu’elles jouent
dans la constitution de l’individu mobile contemporain, sur la manière dont elles ont évolué
au cours du temps, etc.
Dans ce cadre, cependant, de manière largement majoritaire1, ces recherches sont menées en
considérant que la mobilité – vue comme qualité de ce qui est mobile et s’oppose à ce qui est
immobile – est une évidence et une constante. Ce qui évoluerait et qui poserait question, c’est
la façon dont nous sommes mobiles ou immobiles, mais pas la manière et les critères selon
lesquels nous attribuons la qualité de mobile ou d’immobile à des entités.
Cette première caractéristique se double d’une deuxième : le fait que la mobilité évidente qui
sert de base à la majorité des travaux est envisagée comme une catégorie non généralisable.
Pour être exact, il faut relever que Boltanski et Chiapello (1999) ou Bauman (2000)
consacrent d’importants développements à une mobilité qui s’intègre chez eux dans une
description d’évolutions sociales dépassant largement la question des déplacements
physiques. Cependant, il semble que la jonction se soit peu opérée entre les études de mobilité
et des réflexions plus larges offrant une place de choix à la thématique des mobilités. Cela se
marque, nous semble-t-il, dans le maintien, très majoritairement, de la mobilité dans le champ
du déplacement physique. Alors que la sociologie a conceptualisé mobilité sociale dans les
années 1920 déjà (Sorokin 1927), l’usage du terme dans les études de mobilité reste très
largement lié aux déplacements et aux transports. Ce qui sous-tend cette situation, à notre
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Il faut cependant relever les travaux de B. Frello qui intègrent explicitement des interrogations sur la
construction sociale des catégories de mobile et d’immobile (Frello 2008).
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sens, est la persistance d’une conception unitaire de l’espace et de la mobilité au profit du seul
versant physique.
Enfin, réduite à sa dimension purement physique, la mobilité est généralement abordée
comme univoque : on est soit mobile, soit immobile. Il est certes possible d’être plus ou
moins intensément et plus ou moins souvent mobile, de même, le passage de l’immobilité à la
mobilité peut se faire plus ou moins facilement en fonction de la motilité (Kaufmann 2004) de
l’entité considérée. Il n’en demeure pas moins que les concepts de mobilité et d’immobilité
sont conçus comme alternatifs. Il n’est pas possible d’être à la fois mobile et immobile.
Dans la présente contribution, nous entendons remettre en question ces trois points, afin
d’ouvrir le champ des études de mobilité à de nouvelles perspectives.
Une mobilité changeante
S’il est possible de s’entendre assez aisément sur une définition de la mobilité comme une
modification des coordonnées spatiales au cours d’une durée déterminée, cela n’emporte pas
que ce qui est reconnu comme mobilité le soit nécessairement de semblable manière à toute
époque.
Il nous faut en premier lieu passer l’obstacle lexical qui se fonde sur le fait que le terme même
de « mobilité » n’est d’un usage courant que depuis peu (Borja, Courty, et Ramadier 2014, 1).
Puisque nous traitons des études de mobilité et du regard qu’elles ont sur le phénomène
qu’elles s’attachent à étudier, en ce compris un regard récursif, la question est moins de savoir
si le terme « mobilité » était utilisé au 19ème siècle que de savoir quelle vision diachronique du
phénomène aujourd’hui appelé « mobilité » est actuellement développée. C’est donc du
regard contemporain et de sa reconstruction de l’histoire que nous considérons la question.
Nous continuerons dès lors d’appeler « mobilité » une modification des coordonnées
spatiotemporelles présente ou passée, sans nous demander comment les nommaient leurs
contemporains.
S’agissant donc de modification des coordonnées spatiotemporelles, on admettra aisément
que ce qui sera reconnu comme mobile dépendra de la manière dont une société donnée, à un
moment donné, construit les deux dimensions nécessaires à la définition de la mobilité :
l’espace et le temps. Sera socialement construit comme mobilité ce qui pourra être reconnu
comme relevant de la variation spatiotemporelle.
Ceci nous amène à nous interroger sur la variation, au cours de l’histoire, des représentations
sociales de l’espace et du temps. Ce n’est pas le lieu de remonter à la nuit des temps, aussi
tenterons-nous de définir l’articulation la plus récente, celle qui fait encore largement sentir
ses effets aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux initiés par Bertrand
Montulet et qu’il a poursuivis avec Christophe Mincke (Montulet 1998; Mincke et Montulet
2010; Mincke 2013; Mincke 2014; Mincke et Lemonne 2014; Mincke 2015). Il s’agit de
définir des morphologies spatiotemporelles, c'est-à-dire des assemblages particuliers de
représentations du temps et de l’espace correspondantes.
Ainsi, à la période moderne, correspond une conception de l’espace comme structuré au
travers de l’établissement de frontières. Celles-ci circonscrivent des espaces grâce à elles
parfaitement séparés. Apparaissent ainsi des circonscriptions coexistant sans s’interpénétrer.
Elles sont éventuellement elles-mêmes subdivisées – compartimentées – par des frontières de
niveau inférieur. Une des applications évidentes de cette conception de l’espace est par
exemple la définition des territoires étatiques. Ceux-ci se juxtaposent et sont intérieurement
subdivisés : départements, provinces, communes et autre circonscriptions administratives,
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judiciaires et électorales les structurent intérieurement. À chaque échelle de la fractale, se
retrouve le même mode organisationnel : celui du tracé d’une frontière sans épaisseur dont on
attend qu’elle sépare parfaitement des espaces conçus comme intérieurement homogènes du
point de vue du critère choisi. À ces divisions étatiques sont censés correspondre des
territoires culturels, linguistiques, ethniques, etc.
Il est évident que ces frontières ne peuvent prétendre à l’existence sans stabilité temporelle.
De ce fait, à l’espace structuré par la frontière correspond nécessairement un temps fait
d’alternance de stases et de ruptures. C’est ainsi que le jeu de frontières qui structure l’espace
statonational ne varie que par ruptures brusques : une loi, un traité, une guerre, soudain,
viennent déplacer des frontières dont la vocation est de durer. D’un état fixe, on passe à un
autre. Il n’est pas question de considérer les palpitations du social, de l’économie ou des
relations politiques : les frontières sont stables et sont défendues en conséquence. Cette
construction sociale du temps amène à considérer l’histoire comme une suite de grandes dates
(batailles, accessions au pouvoir, découvertes, inventions, réformes politiques et juridiques,
etc.). Il n’est alors pas tant question de déterminer à quelle profondeur temporelle la
révolution considérée plonge ses racines, mais bien à quelle date elle survint, provoquant
l’entrée dans une nouvelle ère temporelle. La construction de la vie en âges séparés par des
rites sociaux (communion, mariage, service militaire, maternité, etc.) et de la vie quotidienne
en périodes distinctes vouées au travail et au repos, aux activités familiales et aux obligations
sociales relève également de cette construction du temps.
C’est par cette double structuration temporelle de la définition d’ères et d’aires que l’espacetemps est arraché à la condition d’informité qui est la sienne dans l’état de nature. Ce n’est
donc pas que l’espace et le temps ne peuvent être conçus hors de cette morphologie de la
« forme-limite », c’est que cette morphologie fournit les outils nécessaires à sa structuration.
Depuis la fin des années 1960 à tout le moins, ce modèle, autrefois majoritaire, est contesté et
battu en brèche. Une morphologie concurrente s’est progressivement développée, celle de la
forme-flux. Pour celle-ci, le temps est avant tout un flux constant, érodant tout en
permanence. C’est donc un temps du changement perpétuel, sinon rapide, qui se produit,
rendant absurde toute tentative d’établissement de dates-charnières. Hier est toujours gros de
demain et demain, toujours annoncé aujourd’hui. Les périodes temporelles s’interpénètrent
toujours, comme l’adulte se distingue dans l’enfant, lequel survit longtemps en l’adulte.
Mais comment dès lors concevoir une frontière qui soit autre chose qu’un pur artifice ou une
prétentieuse vanité ? Toute limite fixe apparaît comme un Barrage contre le Pacifique : une
chimère, toujours en construction, toujours déjà dépassée par la réalité. Ce n’est donc plus une
manière pertinente de structurer l’espace.
Est-ce à dire que toute structuration spatiale est devenue impossible ? Certes non. Dans un
monde en perpétuelle évolution, l’espace prend forme au travers des relations dont il permet
l’établissement. Une entité sera spatialement située en fonction de son positionnement
respectif par rapport à d’autres entités. Se dessine alors un écheveau de relations, fondées sur
la communication et l’accessibilité, un réseau relationnel. Celui-ci est bien entendu en
évolution constante, de nouvelles relations s’établissant, d’autres disparaissant ou se
distendant. Fait remarquable, la logique n’est plus exclusive – on est dans une circonscription
ou dans sa voisine de même niveau – elle est inclusive, puisqu’on cumule nécessairement des
relations multiples et non hiérarchisées.
On l’entrevoit déjà, la mobilité se concevra différemment dans ces deux morphologies
spatiotemporelles. Dans la forme-limite, il s’agira de quitter un ancrage pour en gagner un
autre. La mobilité est alors directionnelle, intentionnelle (puisqu’elle implique le choix du
détachement, mais également celui d’une destination) et elle implique le franchissement d’une
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frontière. La mobilité n’a de sens qu’à une échelle donnée et n’existe que si une frontière est
passée. On est localement, provincialement, nationalement ou continentalement mobile en
fonction des frontières que l’on transgresse. On notera ici que la mobilité est seconde : elle
présuppose un ancrage dans des circonscriptions qu’il s’agira de quitter. La mobilité est donc
une mobilité-franchissement. Elle peut aussi être vue comme une mobilité sédentaire
lorsqu’elle reste interne à un espace apparemment homogène (mais qui ne l’est pas pour
l’entité mobile).
Dans le cadre de la forme-flux, on ne peut concevoir la mobilité comme un franchissement.
Elle alors consiste essentiellement en la variation des données de relation et d’accessibilité qui
caractérisent l’inscription spatiale d’une entité. Celle-ci est donc mobile par rapport à d’autres
nœuds de son réseau de relations, ceux-ci l’étant eux-mêmes. Il en résulte que la mobilité est
constante, puisque chaque entité est potentiellement mobile, faisant varier avec elle la position
de chacune de ses relations. La mobilité est donc irrépressible : voudrait-on demeurer en place
que ce ne serait pas possible du fait qu’au moins certains des points par rapport auxquels la
localisation s’opère se déplacent, eux. La mobilité n’est plus un choix. Elle est un donné
fondamental et toute immobilité ne peut plus être que le fruit d’un effort et, quasinécessairement, partielle. Elle peut alors être qualifiée de mobilité-kinétique – une mobilité
qui tire sa valeur d’elle-même, qui n’est pas orientée vers un objectif particulier – et de
mobilité-dérive, dans la mesure où il ne s’agit plus de fendre les flots immobiles d’un port à
l’autre, mais d’être porté par un mouvement qui nous dépasse et nous emporte autant que
nous le suscitons.
Elles sont là, pour nous, les mobilités changeantes : dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement
de faire varier leur quantité ou leur qualité, mais leur nature profonde. Il s’agit également de
les valoriser différemment. Si la mobilité-franchissement fut valorisée, ce fut comme
conquête, comme instrument pour atteindre un ailleurs, un nouveau lieu. Alors la vitesse, la
rectitude, la constance étaient des valeurs, mais il était hors de question de se déplacer sans
raison. Nous aurons l’occasion de le voir au sujet de la généralisation de la mobilité aux
espaces non-physiques, les mobilités sociales et professionnelles ont été vues comme
positives, mais uniquement dans un parcours déterminé. Il n’était aucunement question d’être
pris de bougeotte : nomadisme, parcours professionnel éclectique ou vagabondage étaient le
signe d’un danger, celui que faisaient courir à l’ordre social fixé ceux qui prétendaient
s’affranchir de ses frontières. Si le contrebandier se joue des frontières et en tire bénéfice, il
ne peut être valorisé par un système dont il compromet l’étanchéité des cloisonnements.
À l’inverse, l’ode au nomadisme2, à l’errance, à la mobilité constante que l’on entend
aujourd’hui chanter sur tous les tons constitue une rupture radicale. Elle ne valorise pas le
déplacement du point A au point B, mais le mouvement pour lui-même. La stabilité, la
constance et l’immobilité sont associées à la paresse, au handicap social, à la rigidité et à la
stérilité. La mobilité vaut pour elle-même et non seulement comme moyen de conquérir un
ailleurs défini. C’est également en cela que les mobilités sont changeantes : dans la manière
dont nous les pensons et dans celle dont nous les valorisons ou les dévalorisons.
Sans doute l’apparition et le succès du terme « mobilité » et sa capacité à reléguer au second
plan ceux de « déplacement » ou de « transport » marque-t-il l’évolution de la mobilité, d’un
déplacement d’un point à un autre vers une évolution constante des coordonnées
spatiotemporelle, inévitable et valorisée pour elle-même.
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Notons que l’usage du terme « nomade » n’implique pas que le nomadisme traditionnel soit valorisé, bien au
contraire (Frello 2016).
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Spatialités et mobilités
S’il apparaît que la notion même de mobilité a changé de contenu au cours du temps et que,
par conséquent, on ne peut géométriquement comparer les pratiques de mobilité à des
époques différentes puisque leur construction sociale varie, il convient d’interroger plus avant
le concept de mobilité.
En effet, dans la plupart des travaux portant sur la mobilité, l’espace considéré est physique.
La mobilité est dès lors une modification des coordonnées spatiotemporelles dans un seul
espace : l’espace physique. Bien entendu, régulièrement, les questions de mobilité sociale
sont abordées corrélativement, laissant entendre que l’espace social devrait être considéré,
mais elles le sont pour l’essentiel en supposant implicitement un rapport mécanique et
nécessaire entre spatialité physique et spatialité sociale. Il est bien entendu que le nom même
du groupe de travail « Mobilités spatiales et fluidités sociales » de l’AISLF, dont la présente
communication est une émanation ce souci. Il nous paraît cependant nécessaire de radicaliser
cette idée de spatialités multiples et de conceptualisation de l’espace indépendante de la
question de la matérialité physique3 et sans limiter l’ouverture à la notion d’espace social.
Les références langagières à une spatialité non physique sont nombreuses : on parlera de
mobilité sociale, de frontières disciplinaires, d’empiètements d’une autorité sur les
compétences d’une autre, d’individus hors-la-loi, d’exclusion sociale, etc. Tous ces termes se
réfèrent à une spatialité dont la nature peut être interrogée.
L’affirmation selon laquelle l’espace est une dimension est un truisme, mais il nous semble
nécessaire de repartir de ce point, tant il semble fréquent que cette caractéristique soit oubliée.
L’espace n’est pas une matérialité en soi, il est une dimension structurante, dans laquelle se
déploient des objets et des pratiques. Les routes et paysages ne sont pas l’espace, mais des
objets notamment structurés à l’aide de la dimension spatiale, comme ils le sont dans la
dimension temporelle ou dans d’autres systèmes d’attribution de sens (esthétique,
économique, écologique, juridique, etc.).
Ce que nous nommons « espace » est, dès lors, le résultat d’un processus de structuration : la
spatialisation. Celle-ci s’entend du recours à un système d’attribution et de caractérisation de
positionnements aux objets considérés. Les positionnements, absolus ou relatifs, permettent
de déterminer les modalités de déploiement des objets, ainsi que la variabilité de leur relation
aux autres objets inclus dans la spatialisation considérée. Ils permettent également d’établir
des hiérarchies d’intimité de ces objets, sous la forme de différentiels de proximité.
Reconnaître que l’espace est le résultat d’un processus social de spatialisation n’enlève bien
entendu rien au fait qu’il existe un large consensus social pour qualifier d’espace le résultat de
certaines de nos structurations de la réalité physique via l’établissement d’un système
d’attribution et d’organisation de positionnements. L’espace physique peut dont être pris
comme figure de l’évidence spatiale, mais, à notre sens, pas comme figure exclusive ; pas
davantage que comme figure première. Tout au plus peut-on considérer qu’il est
communément admis que la notion d’espace recouvre son usage vis-à-vis du monde physique.
Pour qui a pour ambition d’étudier la spatialité d’une société, c’est un point d’importance. Un
point de départ.
Il faut cependant aller plus loin. Car si l’espace est une construction sociale pour le
sociologue, est espace tout ce qui est socialement construit à l’aide de catégories relevant du
domaine du spatial et aux fins de structuration d’une réalité (matérialisée ou non). Autrement
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Nous nous en expliquons dans un article intitulé « Pour une sociologie des espaces non physiques » et
actuellement soumis à une revue de sociologie.
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dit, puisque l’espace est le résultat d’un processus social, ce sont les catégories
représentationnelles et leur usage qui font l’espace et non une nature intrinsèque d’un objet. Si
une société structure à l’aide du même type de catégories les jeux de positionnements et de
proximités dans la réalité physique et dans une réalité quelconque – en établissant une
topologie de l’au-delà, par exemple4 – il faut admettre que nous sommes face à deux
processus identiques. Ceux-ci relèveront de la spatialité s’ils fondent un système d’attribution
et d’organisation de positionnements, mais aucun ne pourra être considéré comme plus
parfaitement spatial que l’autre.
Pour autant, nous ne sommes pas prêts à affirmer que le social est réductible à l’espace ou la
spatialisation extensible à tout processus de construction sociale. Ce que John Urry a tenté de
faire pour la mobilité (Urry 2000), nous ne sommes pas prêts à le faire pour l’espace. La
spatialisation n’est qu’un mode de structuration du réel parmi d’autres et le social ne peut y
être réduit.
Précisons également que la spatialisation ne s’entend bien évidemment pas que des démarches
explicites. Encore moins, relèvent-elles nécessairement d’entreprises de connaissance et de
maîtrise comme la géographie. Elles peuvent être des pratiques reposant sur des catégories
spatialisantes. Ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace social », en tant que
structuration particulière des relations sociales, est le produit d’une spatialisation du fait qu’il
repose sur l’usage de frontières, de catégories de proximité, de distance ou de mobilité, etc.
On pourrait en dire autant des espaces juridiques amenant à considérer des domaines de
compétences, des empiètements, des frontières (entre légal et illégal, valide et non valide,
innocent et coupable, compétent et non compétent, etc.) ou encore des flux (de dossiers).
D’innombrables espaces non physiques peuvent ainsi être identifiés. Les marchés et plus
généralement l’espace marchand, tout comme l’espace politique, en font notamment partie.
La spatialisation est donc un processus de structuration qui doit autant aux acteurs sociaux
déployant des pratiques sociales particulières qu’aux observateurs décrivant lesdites
pratiques5.
Cette multiplicité des espaces a pour conséquence que la notion d’espaces « virtuels » souvent
utilisée doit être manipulée avec d’infinies précautions. La virtualité est la caractéristique de
ce qui n’est pas encore advenu bien qu’il pourrait l’être. Ce terme ne peut donc désigner des
espaces immatériels, comme les espaces sociaux en ligne. Ceux-ci, pour n’être pas physiques,
n’en sont pas moins de parfaits espaces puisqu’ils sont structurés par le biais de processus de
spatialisation.
Pour reprendre l’exemple de l’État-nation, on notera qu’il ne repose pas uniquement sur un
territoire national distinct et intérieurement structuré. Il nécessite également la définition de
territoires juridiques, à savoir des espaces physiques sur lesquels un ordre juridique
s’applique, mais également des domaines de compétences ayant pour conséquence que
certaines matières seront réglées au niveau fédéral, d’autres à un niveau fédéré ou local. Hors
de toute structuration de l’espace physique national, la répartition des compétences entre
différentes institutions et leur attribution à différents niveaux de pouvoir correspond à une
logique de spatialisation. L’État suppose par ailleurs la définition d’une communauté
nationale et, la plupart du temps confondue, d’un groupe bénéficiant de la citoyenneté. De
même manière, les prestations en terme de sécurité sociale, de protection diplomatique ou de
soutien aux activités (culturelles, économiques, d’enseignement, etc.) dessinent d’infinies
4
Nous renvoyons à ce sujet à ce que Foucault a pu dire des hétérotopies (Foucault 1984).
5
Même si, bien entendu, nous sommes conscients du fait que la description est en elle-même une pratique
sociale.
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spatialités qui sont, certes, liées à des géographies physiques, mais non exclusivement. Un
national bénéficiera ainsi à l’étranger de la protection diplomatique du fait de sa localisation à
l’intérieur des frontières du corps national. Les forces de l’ordre d’un État européen membre
de l’espace Schengen pourront agir hors des frontières dans le cadre du droit de poursuite (art.
40 et 41 de la Convention de Schengen) : les compétences étatiques s’affranchissent alors
partiellement du cadre géographique au profit d’autres critères, les espaces physique et légal
cessant de correspondre et révélant leur relative autonomie.
Les études de mobilité, si elles doivent prendre en compte les évolutions des constructions
sociales de l’espace, du temps et de la mobilité, doivent également considérer le fait que, les
espaces n’étant pas nécessairement physiques, la question de la mobilité se pose dans des
espaces multiples. Il nous paraît en effet essentiel de prendre au sérieux l’hypothèse selon
laquelle, si la mobilité évolue (notamment) avec les représentations sociales de l’espacetemps, ces mutations concernent l’ensemble des espaces. Il serait alors vraisemblable que l’on
pratique et valorise de semblable manière les mobilités professionnelles, géographiques,
disciplinaires, familiales, sociales, etc.
Des mobilités intriquées
De ce qui précède, découle une importante conséquence : il devient impossible de décrire les
mobilités au moyen de deux états : mobile et immobile. En effet, il ne suffit plus de se
demander si une entité est mobile ou immobile dans l’espace. Si, déjà, cette question peut être
difficile à aborder sans recourir à la notion d’échelle – celle qui permettait ci-dessus de
présenter la mobilité-franchissement et la mobilité-sédentaire comme les faces d’une même
pièces –, elle perd son sens dès lors que l’on entreprend de se forger une représentation un
tant soit peu complexe des mobilités plurielles.
Les mobilités sont ainsi multiples, mais également disjointes. Cela implique qu’une mobilité
physique n’entraîne pas nécessairement une mobilité sociale. Certes, des effets
d’entraînement sont possibles mais pas nécessaires. Même s’il n’est pas socialement
considéré comme un grand mobile, le travailleur non qualifié qui effectue quotidiennement un
long trajet en bus pour exercer une activité professionnelle faiblement rémunérée sera
physiquement mobile, mais ne connaîtra pas de mobilité sociale correspondante. Sa mobilité
physique peut au contraire être vue comme un moyen pour lui d’éviter le déclassement social,
et donc la mobilité descendante qui découleraient de l’absence d’activité professionnelle.
Il s’agit dès lors moins de considérer que la mobilité physique entraîne une modification de la
position sociale que de s’interroger sur les corrélations entre (im)mobilités. Une mobilité
sociale descendante peut-elle entraîner des modifications des mobilités physiques ? Une
mobilité professionnelle aura-t-elle des effets dans les espaces physique, sociaux, etc. ?
De même manière, les situations sociales étudiées en contexte de mobilité doivent-elles être
complexifiées. Ainsi, longtemps, la coprésence a pu être considérée comme entraînant un
ensemble de contacts physiques et sociaux du fait de l’interdépendance des divers espaces
impliqués dans la situation considérée. Aujourd’hui, il est parfaitement possible d’être
coprésent dans des espaces immatériels et, partant, de dissocier coprésence sociale et
coprésence physique. Dans un même bus, les passagers peuvent vivre des systèmes de
coprésence très différents, allant de celui du lecteur, physiquement coprésent, mais non
socialement, à celui de l’internaute, physiquement coprésent à ses compagnons de voyage
mais socialement coprésent à ses amis sur un réseau social, en passant par la personne
téléphonant et celle qui engage la conversation avec son voisin. Ainsi, la coprésence
téléphonique s’est-elle généralisée, tandis qu’apparaissait celle sur les réseaux sociaux qui
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permet des formes lâches de simultanéité – allant de la synchronisation forte de Twitter à la
participation à des discussions plus étalées dans le temps de Facebook, par exemple –.
La mobilité physique peut donc s’accompagner d’une immobilité sociale disjointe, par
exemple parce que le mouvement du bus n’implique plus la distanciation sociale de ceux que
l’on vient de quitter. Partout dans le monde, nous sommes également proches de nos amis
Facebook, des variations de proximité se produisant bel et bien, mais au gré des constitutions
de groupes, interactions, tags, pokes, interventions sur les murs respectifs et autres formes
d’interpellations. Les espaces physique et sociaux sont ici disjoints.
La mobilité ou de l’immobilité d’une personne ne peut donc s’apprécier par rapport à un seul
espace, ni en considérant que les espaces multiples dans lesquels elle est inscrite sont
directement interdépendants. C’est la disjonction croissante de ces espaces qui fait que, si les
mobilités intriquées purent longtemps passer quasiment inaperçue du fait de leur caractère
inévitable, elles doivent être prises en compte, maintenant que leur intrication n’est plus
nécessaire.
On le comprend, de nouvelles questions émergent. Ainsi, se pose celle des relations précises
entre diverses mobilités : quelles mobilités spatiales les mobilités professionnelles serventelles ? et quelles mobilités familiales ? et quelles mobilités dans l’espace administratif et
juridique ? Ainsi, lorsqu’un individu, pour s’assurer une trajectoire sociale ascendante, change
régulièrement d’employeur, de fonction ou de branche d’activité, quelles sont les
conséquences en termes de mobilité physique ? en quoi sa composition familiale peut-elle
évoluer ? Comment peut-il se voir imposer des régulations professionnelles, étatiques ou
internationales différentes ? Ce qui se profile, derrière cette problématique, c’est notamment
celle de l’impact des mobilités impératives. Ainsi, lorsque la mobilité professionnelle est
valorisée, plutôt que la fidélité au long de la carrière à un employeur et à une fonction, la
conséquence n’en est pas seulement un mouvement dans l’espace professionnel, mais un
ensemble de mobilités d’ampleur et de nature diverses. De la même manière, s’annonce
l’interrogation sur les liaisons entre ces divers espaces. Ainsi, certains travaux indiquent que
l’immobilité dans certains espaces – comme l’espace familial – est nécessaire à la mobilité
dans d’autres – comme l’espace physique, pour les grands mobiles professionnels (Endres
2016). À l’inverse, c’est du fait de leur stagnation sociale que l’on peut exiger d’autres
individus une mobilité accrue, comme celle, croissante, des sans emploi, sans cesse sommés
de se mobiliser davantage, allant chercher un emploi plus loin géographiquement, plus loin de
leurs qualifications, plus loin de leur secteur, plus loin de leurs ambitions et goûts, se formant
à de nouvelles compétences, etc. C’est à la fois leur incapacité à initier une mobilité sociale
ascendante et leur crainte d’une mobilité descendante – consécutive, par exemple, à une
privation d’allocations – qu’ils se voient contraints à de nouvelles mobilités, physiques ou
non.
Mobilités intriquées : l’exemple des arbitrages résidentiels dans le
Grand Genève
Comme on le voit, mobilités changeantes et changements par les mobilités sont intimement
liés dès lors que l’on prend en compte toute la gamme des mobilités. La question des
arbitrages en matière de localisation résidentielle dans le Grand Genève offre un terreau
particulièrement propice à l’analyse du caractère changeant des mobilités et de leurs
intrications.
L’agglomération franco-valdo-genevoise – ou « Grand Genève » – forme un espace
transnational et transcantonal de près de 2000 km2 positionné à cheval sur quatre espaces
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géographiques et politiques distincts : le Canton de Genève et le District de Nyon en Suisse,
ainsi que le Genevois français, divisé entre la Haute-Savoie et le Pays de Gex. Les
collectivités publiques de ces diverses entités administratives ont signé en 2007 une charte
d’engagement en vue de collaborer en matière d’aménagement du territoire, de mobilité et de
logement. Concrétisant ainsi un projet vieux de plusieurs décennies, le projet d’agglomération
franco-valdo-genevois donne corps à une communauté urbaine dont les diverses composantes
pensent leur territoire au-delà de leurs frontières respectives et répondent de manière
conjointe à des problèmes sociaux, économiques et environnementaux.
Le Grand Genève regroupe 208 communes pour une population d’environ 860.000 habitants.
Le cœur de l’agglomération en constitue le principal bassin d’emploi puisque 75% des postes
se situent dans le canton de Genève. En revanche, la moitié de la population habite en dehors
de ce bassin d’emploi, entraînant de ce fait un déséquilibre entre la localisation de la
population et celle les emplois.
La forte demande en logements et l’insuffisance des constructions dans un contexte de forte
croissance démographique depuis plusieurs décennies ont entraîné une importante hausse des
prix du foncier et de l’immobilier en France et ce de manière particulièrement aiguë depuis
les accords bilatéraux de 2002 entre la Suisse et l’Union européenne.
Pour aborder les arbitrages de localisation résidentielle dans le Grand Genève, nous nous
basons sur les données d’une grande enquête menée en 2010 selon une méthodologie mixte
qualitative et quantitative (Thomas et al. 2011). La phase qualitative de l’enquête s’est
intéressée aux arbitrages en matière de choix résidentiels et aux modes de vie de ménages
vivant dans l’agglomération, afin de comprendre comment les différentes dimensions de
l’espace sont expérimentées, évaluées et qualifiées au quotidien et le rôle qu’elles détiennent
au sein des processus d’arbitrage résidentiel. La phase quantitative de l’enquête a permis de
déterminer le poids des différentes spatialisations dans les arbitrages de localisation
résidentielle (enquête téléphonique administré à 2416 ménages).
D’une manière générale, les aspects juridiques relatifs à la fiscalité, à la santé, à la sécurité
sociale et à l’école sont apparus comme ayant une importance considérable dans les arbitrages
de choix résidentiels des ménages dans le Grand Genève.
Lorsqu’on interroge les habitants de l’agglomération sur leur lieu de vie idéal, la grande
majorité des ménages indique le pays où ils résident. Ce qui implique à contrario qu’ils n’ont
pas particulièrement envie d’aller vivre de l’autre côté de la frontière. Seulement 4 % des
résidents suisses déclarent vouloir vivre idéalement en France et 12 % des résidents français,
en Suisse. On peut donc considérer que 88 % des résidents français n’ont pas envie de vivre
en Suisse et 96% des résidents suisses ne souhaitent pas habiter la France.
Des attachements sensibles et sociaux, liés à l’expérience de vie quotidienne, renforcent
l’imperméabilité résidentielle de la frontière franco-suisse. Au côté de ces raisons sensibles et
sociales, nous constatons également un certain attachement aux institutions propres à un pays.
En particulier, les systèmes médicaux et scolaires pèsent fortement, aux dires des interviewés,
dans la balance du choix résidentiel.
Dès lors, il apparaît que l’établissement géographique est notamment déterminé par le type de
relation qu’entretient un lieu avec d’autres espaces, dans ce cas, essentiellement médicaux et
éducatifs.
L’attachement au système médical
Le fait de vivre quelque part ne se limite pas à un enracinement dans les espaces physiques,
mais implique des rapports particuliers aux institutions étatiques. Pour les décrire, il ne suffit
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Document de travail
pas d’affirmer la superposition des espaces physiques national français et de la sécurité
sociale française, à moins de vouloir affirmer que tout droit à la sécurité sociale française est
perdu du fait de l’établissement à l’étranger, ce qui serait inexact.
Ainsi, un couple de Français nouvellement arrivés dans l’agglomération pour des motifs
professionnels, était prêt à résider en Suisse, mais a finalement révisé ce choix en raison d’un
système médical qu’ils jugent désavantageux dans ce pays :
« Nous on s'en foutait d'habiter en France ou en Suisse, on était prêts à faire une nouvelle
expérience, et puis, donc moi j'avais ce boulot, on savait pas où est-ce qu'on allait s'installer et
puis on a comparé les deux systèmes, et puis on s'est dit "on va se faire dépouiller avec ce
système d'assurance maladie", surtout dans la perspective qui était encore lointaine, mais dans
la perspective d'avoir une grossesse, un bébé, on voulait pas quoi, pis moi le système il me
plaisait pas, je veux dire payer, payer puis encore avoir une franchise de 2000 frs ça veut dire
encore payer quand on est malade… » (Patrick).
Il apparaît de manière claire dans cet exemple, bien que la préférence accordée à un système
médical plutôt qu’à un autre ne semble a priori rien avoir à faire avec le choix d’un logement,
qu’il s’agit là d’un attachement décisif quand bien même la volonté de faire une expérience
dans un autre pays existait. Il est par conséquent nécessaire de considérer le choix résidentiel
comme touchant à des sphères de la vie sociale bien plus larges que le logement qu’un revenu
peut offrir ou que le type de ménage peut requérir.
Si l’on prête attention au discours tenu par Patrick, on peut constater l’intrication de divers
espaces. C’est ainsi qu’il affirme de prime abord qu’ils « s’en foutaient » du pays où son
couple s’établirait. Vraisemblablement, pour sa compagne et lui, Genève était bien un
phénomène urbain transfrontalier dont les caractéristiques de l’espace géographique ne
dépendaient pas du tracé de la frontière franco-suisse.
Dans le même temps, l’affirmation de ce qu’ils étaient prêts à faire « une nouvelle
expérience » semble indiquer que le fait de quitter l’espace national n’est pas totalement
anodin. Cependant, ce qui les a retenu n’est de toute évidence pas la peur de quitter la terre
française, mais bien le fait que l’établissement d’un domicile modifie la relation à un système
médico-administratif auquel ils souhaitaient continuer d’appartenir. L’espace physique n’est
donc ici que l’accessoire d’un espace administratif.
Ce dernier espace, on le notera, ne prend lui-même sens que dans le cadre d’une perspective
temporelle incertaine, mais clairement définie : la survenance d’un enfant. Dès lors, on peut
supposer que le rapport aux espaces considérés peut prendre une autre signification à un autre
moment de la vie du couple.
L’attachement au système scolaire
Le système scolaire fait également partie des ancrages forts des habitants au territoire où ils
vivent. Ce phénomène est renforcé par la différence qui définit les systèmes d’un pays à
l’autre, mais également d’un canton ou d’un département à l’autre. Caroline a par exemple
fait de la scolarité de ses enfants l’élément décisif pour appuyer sa décision de déménager
d’Annemasse à Plainpalais, dans le centre de Genève.
Ainsi, la volonté d’acquérir un bien et l’obligation pour ce faire de déménager en France, se
sont avérées en contradiction, pour ce couple binational, avec la préférence déclarée pour le
système éducatif suisse :
« On a fait aussi un choix comme ça pour notre fils parce que pour nous, ça nous semblait
plus simple et évident, vu qu'il était à Genève, de suivre sa scolarité à partir du cycle, pour
avoir une filière suisse et puis rester, même s'il voulait jusqu'à l'uni[versité] sans problème
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Document de travail
d'équivalences ou de choses comme ça, puis de toute façon c'était plus simple parce qu'après,
là, il faut partir à Grenoble, Chambéry, Lyon et que ça n’a pas tellement d'intérêt »
(Monique).
L’enfant de la famille de Monique était en bas âge lorsque ses parents ont pris la décision
d’acheter une maison à Veigy, dans le Genevois Haut-savoyard. Il a commencé par être
scolarisé en France, mais dès que ses parents ont estimé qu’il pourrait se rendre seul à
Genève, il a été transféré à nouveau dans le système suisse.
Il ressort de cet exemple que le ménage de Monique a dû procéder à un arbitrage entre divers
ancrages spatiaux. En premier lieu, le marché immobilier genevois dont ils dépendent leur
impose de déménager en France pour pouvoir acquérir un bien, puisque les logements y sont
meilleur marché. Ils sont prêts à faire la démarche, l’appartenance à l’espace (aréolaire) suisse
comptant pour eux visiblement moins que l’acquisition d’un bien dans l’hinterland
(réticulaire) genevois.
Mais un obstacle survient : les systèmes scolaires nationaux sont différents. Ils sont séparés
par une frontière qui, pour être franchissable via des équivalences, n’en est pas une passoire
pour autant. Franchir la frontière des États n’implique pas de quitter Genève, mais bien de
quitter le système éducatif suisse. Le prix du franchissement en sens inverse, via une
équivalence, sera jugé trop élevé par Monique et son mari, lesquels renonceront par
conséquent à leur liberté d’établissement dans l’espace genevois. On voit ici entrer en
concurrence deux espaces conçus sous la forme-limite et un espace relevant de la forme-flux.
Conclusion
Les deux exemples que nous venons brièvement de développer ne font qu’indiquer en quoi la
lecture des mobilités en termes d’intrications et d’interdépendances entre mobilités et
immobilités peut apporter un éclairage essentiel à l’étude des phénomènes de mobilité. En
effet, la mobilité physique peut y apparaître secondaire par rapport à d’autres (im)mobilités,
de même que diverses (im)mobilités interdépendantes s’agencent en ce qui apparaît comme
une gestion intégrée par les personnes d’un ensemble de mobilités. Il n’est pas question pour
eux d’en isoler une, mais bien de procéder à des arbitrages entre les conséquences de divers
déplacements dans les espaces dans lesquels ils s’inscrivent, compte tenu des
interdépendances et disjonctions entre ces espaces.
En premier lieu, l’approche que nous proposons offre à notre sens la perspective de permettre
d’élargir l’usage des outils forgés pour comprendre les espaces et les mobilités physiques.
C’est ainsi que la (dé)valorisation des ancrages spatiaux, la désaffection pour les frontières
claires, la valorisation du nomadisme, la nécessité de fixités spatiales sécurisantes ou encore
l’accumulation de motilité sont des instruments de pensée qui pourraient être utilisés pour
comprendre, non seulement les déplacements physiques, mais aussi les variations des
ancrages familiaux, professionnels, philosophiques et religieux, politiques, nationaux, etc.
Dans une telle perspective, les études de mobilité seraient à même de féconder bien d’autres
champs de recherche, non seulement en y apportant une réflexion relative aux mobilités
physiques, mais aussi en y proposant des modes d’analyse et des grilles de lecture.
En deuxième lieu, si l’on fait l’hypothèse qu’il est probable que les perceptions de l’espacetemps et de la mobilité, dans leur évolution, concernent autant le monde physique que les
réalités sociales, alors s’ouvre la perspective de mieux comprendre un ensemble de
phénomènes sociaux, désormais susceptibles d’être rassemblés sous l’appellation de mobilités
et d’être compris comme dépendant d’un même type de rapport au monde. Il ne s’agit plus,
alors, de se contenter d’importer des outils intellectuels, mais également de questionner des
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Document de travail
logiques communes, de proposer des typologies de rapports à l’espace transcendant la
séparation entre physique et non physique. C’est ainsi que les logiques idéologiques soustendant le rapport à l’espace et à la mobilité (Endres, Manderscheid, et Mincke 2016) peuvent
être considérées comme pesant sur bien d’autres domaines que les déplacements dans
l’espace.
Il ne s’agit cependant pas de réduire le social à la mobilité, mais bien de comprendre que la
spatialité, elle, n’est qu’un seul et unique registre, une dimension dans laquelle prennent place
des mobilités.
Enfin, en retour, ce type d’approche offre la perspective d’enrichir les études sur les mobilités
physiques en clarifiant la mesure dans laquelle ces dernières sont interdépendantes ou
disjointes d’autres mobilités et sont appréhendée par les individus comme l’une des faces
d’une problématique de mobilité qui dépasse le simple rapport au monde physique.
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