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Mobilités changeantes, mobilités intriquées

Si le monde scientifique semble s’entendre sur la survenance d’un mobility turn, beaucoup reste à faire pour en comprendre la nature et l’extension. Une vision courante consiste à pointer une intensification des mobilités, tantôt en fréquence, tantôt en distance, parfois encore en vitesse. Cependant, plus est creusée la question des mobilités, plus il apparaît difficile de s’en tenir à l’approche linéaire classiquement retenue, qui fait de la mobilité un déplacement d’un point à un autre de l’espace physique au cours d’une durée déterminée. Il nous semble qu’une évolution importante de notre relation à l’espace-temps exige de réexaminer cette définition. Longtemps, l’espace fut vécu de manière cohérente : se déplacer impliquait traverser l’espace, quitter un établissement pour un autre, rompre les liens communicationnels que l’on pouvait établir dans l’un, en établir de nouveaux dans l’autre, acquérir un nouveau statut social ou changer de rôle social, etc. Le navetteur alternait ainsi des lieux – habitation et bureau – mais également des espaces sociaux et des rôles – mari et commis aux écritures –. De même, le migrant quittait son pays, son village, ses paysages, mais aussi son statut social, son réseau de connaissances, son ancrage professionnel, etc. Les espaces physiques, sociaux, professionnels, etc. étaient si intriqués que la mobilité pouvait largement apparaître comme un mouvement linéaire, directionnel et évident. Dans notre contribution, nous défendrons l’idée que la mobilité change de visage en même temps que la construction sociale de l’espace. En effet, les possibilités technologiques actuelles, mais aussi de nouvelles légitimités mobilitaires, promeuvent les disjonctions spatiales. Il est dès lors possible de se déplacer physiquement sans perdre contact avec des entités qui ne nous accompagneraient pas, d’être physiquement coprésents sans l’être socialement, d’entretenir des niveaux multiples de coprésence avec un réseau étendu d’entités et de lieux, etc. En nous fondant sur les résultats d’une étude de grande ampleur sur stratégies de mobilité résidentielle dans l’agglomération genevoise, nous montrerons en quoi la mobilité ne peut plus être pensée en référence au seul espace physique et pourquoi il faut concevoir des mobilités de niveaux multiples, concernant des espaces multiples et se déployant en de complexes stratégies mêlant mobilités et immobilités. C’est donc la progressive disjonction des espaces qui oblige à rompre avec l’approche linéaire qui, en rendant compte de la mobilité physique, permettait de supposer un ensemble de mobilités conjointes : sociales, familiales, professionnelles, etc. Il faut aujourd’hui aborder des (im)mobilités intriquées se produisant dans des espaces disjoints mais reliés par de multiples canaux. Dans un tel cadre, ni la mobilité ni l’espace ne peuvent être réduits à leurs déclinaisons physiques. Nous proposerons donc de reconsidérer ces concepts pour revenir aux origines des usages sociologiques de la notion d’espace. L’espace est le résultat d’un processus de spatialisation, c'est-à-dire de structuration d’une réalité (physique ou non) au moyen d’un système de positionnements. Nous terminerons donc sur un appel à la prise en considération des mobilités comme à la fois physique et non physiques, comme clé d’une compréhension des mobilités changeantes, mais aussi des changements par les mobilités.

Document de travail Mobilités changeantes, mobilités intriquées Vincent Kaufmann et Christophe Mincke Contribution pour le colloque MSFS, Mobilités en changement, changements par les mobilités, Lyon, 5 novembre 2015. Un champ d’étude en devenir En sciences sociales, le champ des études de mobilité est né il y a une quinzaine d’années et s’est développé avec une vigueur remarquable. Il n’est que de voir aujourd’hui le nombre de réseaux de recherche (Cosmobilities Network, MSFS, etc.), de colloques, de thèses, de centres de recherche (Institut pour la Ville en Mouvement, Forum Vies Mobiles, etc.), de nouvelles revues (Mobilities, Transfert, Applied Mobilites) et plus généralement de publications qui se réfèrent à la mobilité pour se convaincre que la thématique, fort discrète auparavant, a fait une entrée fracassante en urbanisme, sociologie, philosophie, science politique, droit, aménagement du territoire, etc. Rien de bien neuf à ce constat mille fois fait, pas davantage qu’à celui de l’acceptation large par la communauté scientifique de l’idée d’un mobility turn (Sheller et Urry 2006). Nous assisterions à une mutation radicale faisant de la mobilité un paradigme central de nos sociétés et de leurs imaginaires. Dans ce contexte, se sont développées de nombreuses réflexions portant sur les quantités et qualités de nos mobilités, sur la manière dont elles sont vécues, sur le rôle qu’elles jouent dans la constitution de l’individu mobile contemporain, sur la manière dont elles ont évolué au cours du temps, etc. Dans ce cadre, cependant, de manière largement majoritaire1, ces recherches sont menées en considérant que la mobilité – vue comme qualité de ce qui est mobile et s’oppose à ce qui est immobile – est une évidence et une constante. Ce qui évoluerait et qui poserait question, c’est la façon dont nous sommes mobiles ou immobiles, mais pas la manière et les critères selon lesquels nous attribuons la qualité de mobile ou d’immobile à des entités. Cette première caractéristique se double d’une deuxième : le fait que la mobilité évidente qui sert de base à la majorité des travaux est envisagée comme une catégorie non généralisable. Pour être exact, il faut relever que Boltanski et Chiapello (1999) ou Bauman (2000) consacrent d’importants développements à une mobilité qui s’intègre chez eux dans une description d’évolutions sociales dépassant largement la question des déplacements physiques. Cependant, il semble que la jonction se soit peu opérée entre les études de mobilité et des réflexions plus larges offrant une place de choix à la thématique des mobilités. Cela se marque, nous semble-t-il, dans le maintien, très majoritairement, de la mobilité dans le champ du déplacement physique. Alors que la sociologie a conceptualisé mobilité sociale dans les années 1920 déjà (Sorokin 1927), l’usage du terme dans les études de mobilité reste très largement lié aux déplacements et aux transports. Ce qui sous-tend cette situation, à notre 1 Il faut cependant relever les travaux de B. Frello qui intègrent explicitement des interrogations sur la construction sociale des catégories de mobile et d’immobile (Frello 2008). Document de travail sens, est la persistance d’une conception unitaire de l’espace et de la mobilité au profit du seul versant physique. Enfin, réduite à sa dimension purement physique, la mobilité est généralement abordée comme univoque : on est soit mobile, soit immobile. Il est certes possible d’être plus ou moins intensément et plus ou moins souvent mobile, de même, le passage de l’immobilité à la mobilité peut se faire plus ou moins facilement en fonction de la motilité (Kaufmann 2004) de l’entité considérée. Il n’en demeure pas moins que les concepts de mobilité et d’immobilité sont conçus comme alternatifs. Il n’est pas possible d’être à la fois mobile et immobile. Dans la présente contribution, nous entendons remettre en question ces trois points, afin d’ouvrir le champ des études de mobilité à de nouvelles perspectives. Une mobilité changeante S’il est possible de s’entendre assez aisément sur une définition de la mobilité comme une modification des coordonnées spatiales au cours d’une durée déterminée, cela n’emporte pas que ce qui est reconnu comme mobilité le soit nécessairement de semblable manière à toute époque. Il nous faut en premier lieu passer l’obstacle lexical qui se fonde sur le fait que le terme même de « mobilité » n’est d’un usage courant que depuis peu (Borja, Courty, et Ramadier 2014, 1). Puisque nous traitons des études de mobilité et du regard qu’elles ont sur le phénomène qu’elles s’attachent à étudier, en ce compris un regard récursif, la question est moins de savoir si le terme « mobilité » était utilisé au 19ème siècle que de savoir quelle vision diachronique du phénomène aujourd’hui appelé « mobilité » est actuellement développée. C’est donc du regard contemporain et de sa reconstruction de l’histoire que nous considérons la question. Nous continuerons dès lors d’appeler « mobilité » une modification des coordonnées spatiotemporelles présente ou passée, sans nous demander comment les nommaient leurs contemporains. S’agissant donc de modification des coordonnées spatiotemporelles, on admettra aisément que ce qui sera reconnu comme mobile dépendra de la manière dont une société donnée, à un moment donné, construit les deux dimensions nécessaires à la définition de la mobilité : l’espace et le temps. Sera socialement construit comme mobilité ce qui pourra être reconnu comme relevant de la variation spatiotemporelle. Ceci nous amène à nous interroger sur la variation, au cours de l’histoire, des représentations sociales de l’espace et du temps. Ce n’est pas le lieu de remonter à la nuit des temps, aussi tenterons-nous de définir l’articulation la plus récente, celle qui fait encore largement sentir ses effets aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux initiés par Bertrand Montulet et qu’il a poursuivis avec Christophe Mincke (Montulet 1998; Mincke et Montulet 2010; Mincke 2013; Mincke 2014; Mincke et Lemonne 2014; Mincke 2015). Il s’agit de définir des morphologies spatiotemporelles, c'est-à-dire des assemblages particuliers de représentations du temps et de l’espace correspondantes. Ainsi, à la période moderne, correspond une conception de l’espace comme structuré au travers de l’établissement de frontières. Celles-ci circonscrivent des espaces grâce à elles parfaitement séparés. Apparaissent ainsi des circonscriptions coexistant sans s’interpénétrer. Elles sont éventuellement elles-mêmes subdivisées – compartimentées – par des frontières de niveau inférieur. Une des applications évidentes de cette conception de l’espace est par exemple la définition des territoires étatiques. Ceux-ci se juxtaposent et sont intérieurement subdivisés : départements, provinces, communes et autre circonscriptions administratives, 2 Document de travail judiciaires et électorales les structurent intérieurement. À chaque échelle de la fractale, se retrouve le même mode organisationnel : celui du tracé d’une frontière sans épaisseur dont on attend qu’elle sépare parfaitement des espaces conçus comme intérieurement homogènes du point de vue du critère choisi. À ces divisions étatiques sont censés correspondre des territoires culturels, linguistiques, ethniques, etc. Il est évident que ces frontières ne peuvent prétendre à l’existence sans stabilité temporelle. De ce fait, à l’espace structuré par la frontière correspond nécessairement un temps fait d’alternance de stases et de ruptures. C’est ainsi que le jeu de frontières qui structure l’espace statonational ne varie que par ruptures brusques : une loi, un traité, une guerre, soudain, viennent déplacer des frontières dont la vocation est de durer. D’un état fixe, on passe à un autre. Il n’est pas question de considérer les palpitations du social, de l’économie ou des relations politiques : les frontières sont stables et sont défendues en conséquence. Cette construction sociale du temps amène à considérer l’histoire comme une suite de grandes dates (batailles, accessions au pouvoir, découvertes, inventions, réformes politiques et juridiques, etc.). Il n’est alors pas tant question de déterminer à quelle profondeur temporelle la révolution considérée plonge ses racines, mais bien à quelle date elle survint, provoquant l’entrée dans une nouvelle ère temporelle. La construction de la vie en âges séparés par des rites sociaux (communion, mariage, service militaire, maternité, etc.) et de la vie quotidienne en périodes distinctes vouées au travail et au repos, aux activités familiales et aux obligations sociales relève également de cette construction du temps. C’est par cette double structuration temporelle de la définition d’ères et d’aires que l’espacetemps est arraché à la condition d’informité qui est la sienne dans l’état de nature. Ce n’est donc pas que l’espace et le temps ne peuvent être conçus hors de cette morphologie de la « forme-limite », c’est que cette morphologie fournit les outils nécessaires à sa structuration. Depuis la fin des années 1960 à tout le moins, ce modèle, autrefois majoritaire, est contesté et battu en brèche. Une morphologie concurrente s’est progressivement développée, celle de la forme-flux. Pour celle-ci, le temps est avant tout un flux constant, érodant tout en permanence. C’est donc un temps du changement perpétuel, sinon rapide, qui se produit, rendant absurde toute tentative d’établissement de dates-charnières. Hier est toujours gros de demain et demain, toujours annoncé aujourd’hui. Les périodes temporelles s’interpénètrent toujours, comme l’adulte se distingue dans l’enfant, lequel survit longtemps en l’adulte. Mais comment dès lors concevoir une frontière qui soit autre chose qu’un pur artifice ou une prétentieuse vanité ? Toute limite fixe apparaît comme un Barrage contre le Pacifique : une chimère, toujours en construction, toujours déjà dépassée par la réalité. Ce n’est donc plus une manière pertinente de structurer l’espace. Est-ce à dire que toute structuration spatiale est devenue impossible ? Certes non. Dans un monde en perpétuelle évolution, l’espace prend forme au travers des relations dont il permet l’établissement. Une entité sera spatialement située en fonction de son positionnement respectif par rapport à d’autres entités. Se dessine alors un écheveau de relations, fondées sur la communication et l’accessibilité, un réseau relationnel. Celui-ci est bien entendu en évolution constante, de nouvelles relations s’établissant, d’autres disparaissant ou se distendant. Fait remarquable, la logique n’est plus exclusive – on est dans une circonscription ou dans sa voisine de même niveau – elle est inclusive, puisqu’on cumule nécessairement des relations multiples et non hiérarchisées. On l’entrevoit déjà, la mobilité se concevra différemment dans ces deux morphologies spatiotemporelles. Dans la forme-limite, il s’agira de quitter un ancrage pour en gagner un autre. La mobilité est alors directionnelle, intentionnelle (puisqu’elle implique le choix du détachement, mais également celui d’une destination) et elle implique le franchissement d’une 3 Document de travail frontière. La mobilité n’a de sens qu’à une échelle donnée et n’existe que si une frontière est passée. On est localement, provincialement, nationalement ou continentalement mobile en fonction des frontières que l’on transgresse. On notera ici que la mobilité est seconde : elle présuppose un ancrage dans des circonscriptions qu’il s’agira de quitter. La mobilité est donc une mobilité-franchissement. Elle peut aussi être vue comme une mobilité sédentaire lorsqu’elle reste interne à un espace apparemment homogène (mais qui ne l’est pas pour l’entité mobile). Dans le cadre de la forme-flux, on ne peut concevoir la mobilité comme un franchissement. Elle alors consiste essentiellement en la variation des données de relation et d’accessibilité qui caractérisent l’inscription spatiale d’une entité. Celle-ci est donc mobile par rapport à d’autres nœuds de son réseau de relations, ceux-ci l’étant eux-mêmes. Il en résulte que la mobilité est constante, puisque chaque entité est potentiellement mobile, faisant varier avec elle la position de chacune de ses relations. La mobilité est donc irrépressible : voudrait-on demeurer en place que ce ne serait pas possible du fait qu’au moins certains des points par rapport auxquels la localisation s’opère se déplacent, eux. La mobilité n’est plus un choix. Elle est un donné fondamental et toute immobilité ne peut plus être que le fruit d’un effort et, quasinécessairement, partielle. Elle peut alors être qualifiée de mobilité-kinétique – une mobilité qui tire sa valeur d’elle-même, qui n’est pas orientée vers un objectif particulier – et de mobilité-dérive, dans la mesure où il ne s’agit plus de fendre les flots immobiles d’un port à l’autre, mais d’être porté par un mouvement qui nous dépasse et nous emporte autant que nous le suscitons. Elles sont là, pour nous, les mobilités changeantes : dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement de faire varier leur quantité ou leur qualité, mais leur nature profonde. Il s’agit également de les valoriser différemment. Si la mobilité-franchissement fut valorisée, ce fut comme conquête, comme instrument pour atteindre un ailleurs, un nouveau lieu. Alors la vitesse, la rectitude, la constance étaient des valeurs, mais il était hors de question de se déplacer sans raison. Nous aurons l’occasion de le voir au sujet de la généralisation de la mobilité aux espaces non-physiques, les mobilités sociales et professionnelles ont été vues comme positives, mais uniquement dans un parcours déterminé. Il n’était aucunement question d’être pris de bougeotte : nomadisme, parcours professionnel éclectique ou vagabondage étaient le signe d’un danger, celui que faisaient courir à l’ordre social fixé ceux qui prétendaient s’affranchir de ses frontières. Si le contrebandier se joue des frontières et en tire bénéfice, il ne peut être valorisé par un système dont il compromet l’étanchéité des cloisonnements. À l’inverse, l’ode au nomadisme2, à l’errance, à la mobilité constante que l’on entend aujourd’hui chanter sur tous les tons constitue une rupture radicale. Elle ne valorise pas le déplacement du point A au point B, mais le mouvement pour lui-même. La stabilité, la constance et l’immobilité sont associées à la paresse, au handicap social, à la rigidité et à la stérilité. La mobilité vaut pour elle-même et non seulement comme moyen de conquérir un ailleurs défini. C’est également en cela que les mobilités sont changeantes : dans la manière dont nous les pensons et dans celle dont nous les valorisons ou les dévalorisons. Sans doute l’apparition et le succès du terme « mobilité » et sa capacité à reléguer au second plan ceux de « déplacement » ou de « transport » marque-t-il l’évolution de la mobilité, d’un déplacement d’un point à un autre vers une évolution constante des coordonnées spatiotemporelle, inévitable et valorisée pour elle-même. 2 Notons que l’usage du terme « nomade » n’implique pas que le nomadisme traditionnel soit valorisé, bien au contraire (Frello 2016). 4 Document de travail Spatialités et mobilités S’il apparaît que la notion même de mobilité a changé de contenu au cours du temps et que, par conséquent, on ne peut géométriquement comparer les pratiques de mobilité à des époques différentes puisque leur construction sociale varie, il convient d’interroger plus avant le concept de mobilité. En effet, dans la plupart des travaux portant sur la mobilité, l’espace considéré est physique. La mobilité est dès lors une modification des coordonnées spatiotemporelles dans un seul espace : l’espace physique. Bien entendu, régulièrement, les questions de mobilité sociale sont abordées corrélativement, laissant entendre que l’espace social devrait être considéré, mais elles le sont pour l’essentiel en supposant implicitement un rapport mécanique et nécessaire entre spatialité physique et spatialité sociale. Il est bien entendu que le nom même du groupe de travail « Mobilités spatiales et fluidités sociales » de l’AISLF, dont la présente communication est une émanation ce souci. Il nous paraît cependant nécessaire de radicaliser cette idée de spatialités multiples et de conceptualisation de l’espace indépendante de la question de la matérialité physique3 et sans limiter l’ouverture à la notion d’espace social. Les références langagières à une spatialité non physique sont nombreuses : on parlera de mobilité sociale, de frontières disciplinaires, d’empiètements d’une autorité sur les compétences d’une autre, d’individus hors-la-loi, d’exclusion sociale, etc. Tous ces termes se réfèrent à une spatialité dont la nature peut être interrogée. L’affirmation selon laquelle l’espace est une dimension est un truisme, mais il nous semble nécessaire de repartir de ce point, tant il semble fréquent que cette caractéristique soit oubliée. L’espace n’est pas une matérialité en soi, il est une dimension structurante, dans laquelle se déploient des objets et des pratiques. Les routes et paysages ne sont pas l’espace, mais des objets notamment structurés à l’aide de la dimension spatiale, comme ils le sont dans la dimension temporelle ou dans d’autres systèmes d’attribution de sens (esthétique, économique, écologique, juridique, etc.). Ce que nous nommons « espace » est, dès lors, le résultat d’un processus de structuration : la spatialisation. Celle-ci s’entend du recours à un système d’attribution et de caractérisation de positionnements aux objets considérés. Les positionnements, absolus ou relatifs, permettent de déterminer les modalités de déploiement des objets, ainsi que la variabilité de leur relation aux autres objets inclus dans la spatialisation considérée. Ils permettent également d’établir des hiérarchies d’intimité de ces objets, sous la forme de différentiels de proximité. Reconnaître que l’espace est le résultat d’un processus social de spatialisation n’enlève bien entendu rien au fait qu’il existe un large consensus social pour qualifier d’espace le résultat de certaines de nos structurations de la réalité physique via l’établissement d’un système d’attribution et d’organisation de positionnements. L’espace physique peut dont être pris comme figure de l’évidence spatiale, mais, à notre sens, pas comme figure exclusive ; pas davantage que comme figure première. Tout au plus peut-on considérer qu’il est communément admis que la notion d’espace recouvre son usage vis-à-vis du monde physique. Pour qui a pour ambition d’étudier la spatialité d’une société, c’est un point d’importance. Un point de départ. Il faut cependant aller plus loin. Car si l’espace est une construction sociale pour le sociologue, est espace tout ce qui est socialement construit à l’aide de catégories relevant du domaine du spatial et aux fins de structuration d’une réalité (matérialisée ou non). Autrement 3 Nous nous en expliquons dans un article intitulé « Pour une sociologie des espaces non physiques » et actuellement soumis à une revue de sociologie. 5 Document de travail dit, puisque l’espace est le résultat d’un processus social, ce sont les catégories représentationnelles et leur usage qui font l’espace et non une nature intrinsèque d’un objet. Si une société structure à l’aide du même type de catégories les jeux de positionnements et de proximités dans la réalité physique et dans une réalité quelconque – en établissant une topologie de l’au-delà, par exemple4 – il faut admettre que nous sommes face à deux processus identiques. Ceux-ci relèveront de la spatialité s’ils fondent un système d’attribution et d’organisation de positionnements, mais aucun ne pourra être considéré comme plus parfaitement spatial que l’autre. Pour autant, nous ne sommes pas prêts à affirmer que le social est réductible à l’espace ou la spatialisation extensible à tout processus de construction sociale. Ce que John Urry a tenté de faire pour la mobilité (Urry 2000), nous ne sommes pas prêts à le faire pour l’espace. La spatialisation n’est qu’un mode de structuration du réel parmi d’autres et le social ne peut y être réduit. Précisons également que la spatialisation ne s’entend bien évidemment pas que des démarches explicites. Encore moins, relèvent-elles nécessairement d’entreprises de connaissance et de maîtrise comme la géographie. Elles peuvent être des pratiques reposant sur des catégories spatialisantes. Ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace social », en tant que structuration particulière des relations sociales, est le produit d’une spatialisation du fait qu’il repose sur l’usage de frontières, de catégories de proximité, de distance ou de mobilité, etc. On pourrait en dire autant des espaces juridiques amenant à considérer des domaines de compétences, des empiètements, des frontières (entre légal et illégal, valide et non valide, innocent et coupable, compétent et non compétent, etc.) ou encore des flux (de dossiers). D’innombrables espaces non physiques peuvent ainsi être identifiés. Les marchés et plus généralement l’espace marchand, tout comme l’espace politique, en font notamment partie. La spatialisation est donc un processus de structuration qui doit autant aux acteurs sociaux déployant des pratiques sociales particulières qu’aux observateurs décrivant lesdites pratiques5. Cette multiplicité des espaces a pour conséquence que la notion d’espaces « virtuels » souvent utilisée doit être manipulée avec d’infinies précautions. La virtualité est la caractéristique de ce qui n’est pas encore advenu bien qu’il pourrait l’être. Ce terme ne peut donc désigner des espaces immatériels, comme les espaces sociaux en ligne. Ceux-ci, pour n’être pas physiques, n’en sont pas moins de parfaits espaces puisqu’ils sont structurés par le biais de processus de spatialisation. Pour reprendre l’exemple de l’État-nation, on notera qu’il ne repose pas uniquement sur un territoire national distinct et intérieurement structuré. Il nécessite également la définition de territoires juridiques, à savoir des espaces physiques sur lesquels un ordre juridique s’applique, mais également des domaines de compétences ayant pour conséquence que certaines matières seront réglées au niveau fédéral, d’autres à un niveau fédéré ou local. Hors de toute structuration de l’espace physique national, la répartition des compétences entre différentes institutions et leur attribution à différents niveaux de pouvoir correspond à une logique de spatialisation. L’État suppose par ailleurs la définition d’une communauté nationale et, la plupart du temps confondue, d’un groupe bénéficiant de la citoyenneté. De même manière, les prestations en terme de sécurité sociale, de protection diplomatique ou de soutien aux activités (culturelles, économiques, d’enseignement, etc.) dessinent d’infinies 4 Nous renvoyons à ce sujet à ce que Foucault a pu dire des hétérotopies (Foucault 1984). 5 Même si, bien entendu, nous sommes conscients du fait que la description est en elle-même une pratique sociale. 6 Document de travail spatialités qui sont, certes, liées à des géographies physiques, mais non exclusivement. Un national bénéficiera ainsi à l’étranger de la protection diplomatique du fait de sa localisation à l’intérieur des frontières du corps national. Les forces de l’ordre d’un État européen membre de l’espace Schengen pourront agir hors des frontières dans le cadre du droit de poursuite (art. 40 et 41 de la Convention de Schengen) : les compétences étatiques s’affranchissent alors partiellement du cadre géographique au profit d’autres critères, les espaces physique et légal cessant de correspondre et révélant leur relative autonomie. Les études de mobilité, si elles doivent prendre en compte les évolutions des constructions sociales de l’espace, du temps et de la mobilité, doivent également considérer le fait que, les espaces n’étant pas nécessairement physiques, la question de la mobilité se pose dans des espaces multiples. Il nous paraît en effet essentiel de prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle, si la mobilité évolue (notamment) avec les représentations sociales de l’espacetemps, ces mutations concernent l’ensemble des espaces. Il serait alors vraisemblable que l’on pratique et valorise de semblable manière les mobilités professionnelles, géographiques, disciplinaires, familiales, sociales, etc. Des mobilités intriquées De ce qui précède, découle une importante conséquence : il devient impossible de décrire les mobilités au moyen de deux états : mobile et immobile. En effet, il ne suffit plus de se demander si une entité est mobile ou immobile dans l’espace. Si, déjà, cette question peut être difficile à aborder sans recourir à la notion d’échelle – celle qui permettait ci-dessus de présenter la mobilité-franchissement et la mobilité-sédentaire comme les faces d’une même pièces –, elle perd son sens dès lors que l’on entreprend de se forger une représentation un tant soit peu complexe des mobilités plurielles. Les mobilités sont ainsi multiples, mais également disjointes. Cela implique qu’une mobilité physique n’entraîne pas nécessairement une mobilité sociale. Certes, des effets d’entraînement sont possibles mais pas nécessaires. Même s’il n’est pas socialement considéré comme un grand mobile, le travailleur non qualifié qui effectue quotidiennement un long trajet en bus pour exercer une activité professionnelle faiblement rémunérée sera physiquement mobile, mais ne connaîtra pas de mobilité sociale correspondante. Sa mobilité physique peut au contraire être vue comme un moyen pour lui d’éviter le déclassement social, et donc la mobilité descendante qui découleraient de l’absence d’activité professionnelle. Il s’agit dès lors moins de considérer que la mobilité physique entraîne une modification de la position sociale que de s’interroger sur les corrélations entre (im)mobilités. Une mobilité sociale descendante peut-elle entraîner des modifications des mobilités physiques ? Une mobilité professionnelle aura-t-elle des effets dans les espaces physique, sociaux, etc. ? De même manière, les situations sociales étudiées en contexte de mobilité doivent-elles être complexifiées. Ainsi, longtemps, la coprésence a pu être considérée comme entraînant un ensemble de contacts physiques et sociaux du fait de l’interdépendance des divers espaces impliqués dans la situation considérée. Aujourd’hui, il est parfaitement possible d’être coprésent dans des espaces immatériels et, partant, de dissocier coprésence sociale et coprésence physique. Dans un même bus, les passagers peuvent vivre des systèmes de coprésence très différents, allant de celui du lecteur, physiquement coprésent, mais non socialement, à celui de l’internaute, physiquement coprésent à ses compagnons de voyage mais socialement coprésent à ses amis sur un réseau social, en passant par la personne téléphonant et celle qui engage la conversation avec son voisin. Ainsi, la coprésence téléphonique s’est-elle généralisée, tandis qu’apparaissait celle sur les réseaux sociaux qui 7 Document de travail permet des formes lâches de simultanéité – allant de la synchronisation forte de Twitter à la participation à des discussions plus étalées dans le temps de Facebook, par exemple –. La mobilité physique peut donc s’accompagner d’une immobilité sociale disjointe, par exemple parce que le mouvement du bus n’implique plus la distanciation sociale de ceux que l’on vient de quitter. Partout dans le monde, nous sommes également proches de nos amis Facebook, des variations de proximité se produisant bel et bien, mais au gré des constitutions de groupes, interactions, tags, pokes, interventions sur les murs respectifs et autres formes d’interpellations. Les espaces physique et sociaux sont ici disjoints. La mobilité ou de l’immobilité d’une personne ne peut donc s’apprécier par rapport à un seul espace, ni en considérant que les espaces multiples dans lesquels elle est inscrite sont directement interdépendants. C’est la disjonction croissante de ces espaces qui fait que, si les mobilités intriquées purent longtemps passer quasiment inaperçue du fait de leur caractère inévitable, elles doivent être prises en compte, maintenant que leur intrication n’est plus nécessaire. On le comprend, de nouvelles questions émergent. Ainsi, se pose celle des relations précises entre diverses mobilités : quelles mobilités spatiales les mobilités professionnelles serventelles ? et quelles mobilités familiales ? et quelles mobilités dans l’espace administratif et juridique ? Ainsi, lorsqu’un individu, pour s’assurer une trajectoire sociale ascendante, change régulièrement d’employeur, de fonction ou de branche d’activité, quelles sont les conséquences en termes de mobilité physique ? en quoi sa composition familiale peut-elle évoluer ? Comment peut-il se voir imposer des régulations professionnelles, étatiques ou internationales différentes ? Ce qui se profile, derrière cette problématique, c’est notamment celle de l’impact des mobilités impératives. Ainsi, lorsque la mobilité professionnelle est valorisée, plutôt que la fidélité au long de la carrière à un employeur et à une fonction, la conséquence n’en est pas seulement un mouvement dans l’espace professionnel, mais un ensemble de mobilités d’ampleur et de nature diverses. De la même manière, s’annonce l’interrogation sur les liaisons entre ces divers espaces. Ainsi, certains travaux indiquent que l’immobilité dans certains espaces – comme l’espace familial – est nécessaire à la mobilité dans d’autres – comme l’espace physique, pour les grands mobiles professionnels (Endres 2016). À l’inverse, c’est du fait de leur stagnation sociale que l’on peut exiger d’autres individus une mobilité accrue, comme celle, croissante, des sans emploi, sans cesse sommés de se mobiliser davantage, allant chercher un emploi plus loin géographiquement, plus loin de leurs qualifications, plus loin de leur secteur, plus loin de leurs ambitions et goûts, se formant à de nouvelles compétences, etc. C’est à la fois leur incapacité à initier une mobilité sociale ascendante et leur crainte d’une mobilité descendante – consécutive, par exemple, à une privation d’allocations – qu’ils se voient contraints à de nouvelles mobilités, physiques ou non. Mobilités intriquées : l’exemple des arbitrages résidentiels dans le Grand Genève Comme on le voit, mobilités changeantes et changements par les mobilités sont intimement liés dès lors que l’on prend en compte toute la gamme des mobilités. La question des arbitrages en matière de localisation résidentielle dans le Grand Genève offre un terreau particulièrement propice à l’analyse du caractère changeant des mobilités et de leurs intrications. L’agglomération franco-valdo-genevoise – ou « Grand Genève » – forme un espace transnational et transcantonal de près de 2000 km2 positionné à cheval sur quatre espaces 8 Document de travail géographiques et politiques distincts : le Canton de Genève et le District de Nyon en Suisse, ainsi que le Genevois français, divisé entre la Haute-Savoie et le Pays de Gex. Les collectivités publiques de ces diverses entités administratives ont signé en 2007 une charte d’engagement en vue de collaborer en matière d’aménagement du territoire, de mobilité et de logement. Concrétisant ainsi un projet vieux de plusieurs décennies, le projet d’agglomération franco-valdo-genevois donne corps à une communauté urbaine dont les diverses composantes pensent leur territoire au-delà de leurs frontières respectives et répondent de manière conjointe à des problèmes sociaux, économiques et environnementaux. Le Grand Genève regroupe 208 communes pour une population d’environ 860.000 habitants. Le cœur de l’agglomération en constitue le principal bassin d’emploi puisque 75% des postes se situent dans le canton de Genève. En revanche, la moitié de la population habite en dehors de ce bassin d’emploi, entraînant de ce fait un déséquilibre entre la localisation de la population et celle les emplois. La forte demande en logements et l’insuffisance des constructions dans un contexte de forte croissance démographique depuis plusieurs décennies ont entraîné une importante hausse des prix du foncier et de l’immobilier en France et ce de manière particulièrement aiguë depuis les accords bilatéraux de 2002 entre la Suisse et l’Union européenne. Pour aborder les arbitrages de localisation résidentielle dans le Grand Genève, nous nous basons sur les données d’une grande enquête menée en 2010 selon une méthodologie mixte qualitative et quantitative (Thomas et al. 2011). La phase qualitative de l’enquête s’est intéressée aux arbitrages en matière de choix résidentiels et aux modes de vie de ménages vivant dans l’agglomération, afin de comprendre comment les différentes dimensions de l’espace sont expérimentées, évaluées et qualifiées au quotidien et le rôle qu’elles détiennent au sein des processus d’arbitrage résidentiel. La phase quantitative de l’enquête a permis de déterminer le poids des différentes spatialisations dans les arbitrages de localisation résidentielle (enquête téléphonique administré à 2416 ménages). D’une manière générale, les aspects juridiques relatifs à la fiscalité, à la santé, à la sécurité sociale et à l’école sont apparus comme ayant une importance considérable dans les arbitrages de choix résidentiels des ménages dans le Grand Genève. Lorsqu’on interroge les habitants de l’agglomération sur leur lieu de vie idéal, la grande majorité des ménages indique le pays où ils résident. Ce qui implique à contrario qu’ils n’ont pas particulièrement envie d’aller vivre de l’autre côté de la frontière. Seulement 4 % des résidents suisses déclarent vouloir vivre idéalement en France et 12 % des résidents français, en Suisse. On peut donc considérer que 88 % des résidents français n’ont pas envie de vivre en Suisse et 96% des résidents suisses ne souhaitent pas habiter la France. Des attachements sensibles et sociaux, liés à l’expérience de vie quotidienne, renforcent l’imperméabilité résidentielle de la frontière franco-suisse. Au côté de ces raisons sensibles et sociales, nous constatons également un certain attachement aux institutions propres à un pays. En particulier, les systèmes médicaux et scolaires pèsent fortement, aux dires des interviewés, dans la balance du choix résidentiel. Dès lors, il apparaît que l’établissement géographique est notamment déterminé par le type de relation qu’entretient un lieu avec d’autres espaces, dans ce cas, essentiellement médicaux et éducatifs. L’attachement au système médical Le fait de vivre quelque part ne se limite pas à un enracinement dans les espaces physiques, mais implique des rapports particuliers aux institutions étatiques. Pour les décrire, il ne suffit 9 Document de travail pas d’affirmer la superposition des espaces physiques national français et de la sécurité sociale française, à moins de vouloir affirmer que tout droit à la sécurité sociale française est perdu du fait de l’établissement à l’étranger, ce qui serait inexact. Ainsi, un couple de Français nouvellement arrivés dans l’agglomération pour des motifs professionnels, était prêt à résider en Suisse, mais a finalement révisé ce choix en raison d’un système médical qu’ils jugent désavantageux dans ce pays : « Nous on s'en foutait d'habiter en France ou en Suisse, on était prêts à faire une nouvelle expérience, et puis, donc moi j'avais ce boulot, on savait pas où est-ce qu'on allait s'installer et puis on a comparé les deux systèmes, et puis on s'est dit "on va se faire dépouiller avec ce système d'assurance maladie", surtout dans la perspective qui était encore lointaine, mais dans la perspective d'avoir une grossesse, un bébé, on voulait pas quoi, pis moi le système il me plaisait pas, je veux dire payer, payer puis encore avoir une franchise de 2000 frs ça veut dire encore payer quand on est malade… » (Patrick). Il apparaît de manière claire dans cet exemple, bien que la préférence accordée à un système médical plutôt qu’à un autre ne semble a priori rien avoir à faire avec le choix d’un logement, qu’il s’agit là d’un attachement décisif quand bien même la volonté de faire une expérience dans un autre pays existait. Il est par conséquent nécessaire de considérer le choix résidentiel comme touchant à des sphères de la vie sociale bien plus larges que le logement qu’un revenu peut offrir ou que le type de ménage peut requérir. Si l’on prête attention au discours tenu par Patrick, on peut constater l’intrication de divers espaces. C’est ainsi qu’il affirme de prime abord qu’ils « s’en foutaient » du pays où son couple s’établirait. Vraisemblablement, pour sa compagne et lui, Genève était bien un phénomène urbain transfrontalier dont les caractéristiques de l’espace géographique ne dépendaient pas du tracé de la frontière franco-suisse. Dans le même temps, l’affirmation de ce qu’ils étaient prêts à faire « une nouvelle expérience » semble indiquer que le fait de quitter l’espace national n’est pas totalement anodin. Cependant, ce qui les a retenu n’est de toute évidence pas la peur de quitter la terre française, mais bien le fait que l’établissement d’un domicile modifie la relation à un système médico-administratif auquel ils souhaitaient continuer d’appartenir. L’espace physique n’est donc ici que l’accessoire d’un espace administratif. Ce dernier espace, on le notera, ne prend lui-même sens que dans le cadre d’une perspective temporelle incertaine, mais clairement définie : la survenance d’un enfant. Dès lors, on peut supposer que le rapport aux espaces considérés peut prendre une autre signification à un autre moment de la vie du couple. L’attachement au système scolaire Le système scolaire fait également partie des ancrages forts des habitants au territoire où ils vivent. Ce phénomène est renforcé par la différence qui définit les systèmes d’un pays à l’autre, mais également d’un canton ou d’un département à l’autre. Caroline a par exemple fait de la scolarité de ses enfants l’élément décisif pour appuyer sa décision de déménager d’Annemasse à Plainpalais, dans le centre de Genève. Ainsi, la volonté d’acquérir un bien et l’obligation pour ce faire de déménager en France, se sont avérées en contradiction, pour ce couple binational, avec la préférence déclarée pour le système éducatif suisse : « On a fait aussi un choix comme ça pour notre fils parce que pour nous, ça nous semblait plus simple et évident, vu qu'il était à Genève, de suivre sa scolarité à partir du cycle, pour avoir une filière suisse et puis rester, même s'il voulait jusqu'à l'uni[versité] sans problème 10 Document de travail d'équivalences ou de choses comme ça, puis de toute façon c'était plus simple parce qu'après, là, il faut partir à Grenoble, Chambéry, Lyon et que ça n’a pas tellement d'intérêt » (Monique). L’enfant de la famille de Monique était en bas âge lorsque ses parents ont pris la décision d’acheter une maison à Veigy, dans le Genevois Haut-savoyard. Il a commencé par être scolarisé en France, mais dès que ses parents ont estimé qu’il pourrait se rendre seul à Genève, il a été transféré à nouveau dans le système suisse. Il ressort de cet exemple que le ménage de Monique a dû procéder à un arbitrage entre divers ancrages spatiaux. En premier lieu, le marché immobilier genevois dont ils dépendent leur impose de déménager en France pour pouvoir acquérir un bien, puisque les logements y sont meilleur marché. Ils sont prêts à faire la démarche, l’appartenance à l’espace (aréolaire) suisse comptant pour eux visiblement moins que l’acquisition d’un bien dans l’hinterland (réticulaire) genevois. Mais un obstacle survient : les systèmes scolaires nationaux sont différents. Ils sont séparés par une frontière qui, pour être franchissable via des équivalences, n’en est pas une passoire pour autant. Franchir la frontière des États n’implique pas de quitter Genève, mais bien de quitter le système éducatif suisse. Le prix du franchissement en sens inverse, via une équivalence, sera jugé trop élevé par Monique et son mari, lesquels renonceront par conséquent à leur liberté d’établissement dans l’espace genevois. On voit ici entrer en concurrence deux espaces conçus sous la forme-limite et un espace relevant de la forme-flux. Conclusion Les deux exemples que nous venons brièvement de développer ne font qu’indiquer en quoi la lecture des mobilités en termes d’intrications et d’interdépendances entre mobilités et immobilités peut apporter un éclairage essentiel à l’étude des phénomènes de mobilité. En effet, la mobilité physique peut y apparaître secondaire par rapport à d’autres (im)mobilités, de même que diverses (im)mobilités interdépendantes s’agencent en ce qui apparaît comme une gestion intégrée par les personnes d’un ensemble de mobilités. Il n’est pas question pour eux d’en isoler une, mais bien de procéder à des arbitrages entre les conséquences de divers déplacements dans les espaces dans lesquels ils s’inscrivent, compte tenu des interdépendances et disjonctions entre ces espaces. En premier lieu, l’approche que nous proposons offre à notre sens la perspective de permettre d’élargir l’usage des outils forgés pour comprendre les espaces et les mobilités physiques. C’est ainsi que la (dé)valorisation des ancrages spatiaux, la désaffection pour les frontières claires, la valorisation du nomadisme, la nécessité de fixités spatiales sécurisantes ou encore l’accumulation de motilité sont des instruments de pensée qui pourraient être utilisés pour comprendre, non seulement les déplacements physiques, mais aussi les variations des ancrages familiaux, professionnels, philosophiques et religieux, politiques, nationaux, etc. Dans une telle perspective, les études de mobilité seraient à même de féconder bien d’autres champs de recherche, non seulement en y apportant une réflexion relative aux mobilités physiques, mais aussi en y proposant des modes d’analyse et des grilles de lecture. En deuxième lieu, si l’on fait l’hypothèse qu’il est probable que les perceptions de l’espacetemps et de la mobilité, dans leur évolution, concernent autant le monde physique que les réalités sociales, alors s’ouvre la perspective de mieux comprendre un ensemble de phénomènes sociaux, désormais susceptibles d’être rassemblés sous l’appellation de mobilités et d’être compris comme dépendant d’un même type de rapport au monde. Il ne s’agit plus, alors, de se contenter d’importer des outils intellectuels, mais également de questionner des 11 Document de travail logiques communes, de proposer des typologies de rapports à l’espace transcendant la séparation entre physique et non physique. C’est ainsi que les logiques idéologiques soustendant le rapport à l’espace et à la mobilité (Endres, Manderscheid, et Mincke 2016) peuvent être considérées comme pesant sur bien d’autres domaines que les déplacements dans l’espace. Il ne s’agit cependant pas de réduire le social à la mobilité, mais bien de comprendre que la spatialité, elle, n’est qu’un seul et unique registre, une dimension dans laquelle prennent place des mobilités. Enfin, en retour, ce type d’approche offre la perspective d’enrichir les études sur les mobilités physiques en clarifiant la mesure dans laquelle ces dernières sont interdépendantes ou disjointes d’autres mobilités et sont appréhendée par les individus comme l’une des faces d’une problématique de mobilité qui dépasse le simple rapport au monde physique. Bibliographie Bauman, Zygmunt. 2000. Liquid modernity. Cambridge, UK Malden, MA: Polity Press Blackwell. Boltanski, Luc, et Eve Chiapello. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. NRF Essais. Paris: Gallimard. Borja, Simon, Guillaume Courty, et Thierry Ramadier. 2014. « Trois mobilités en une seule ? » EspacesTemps.net, octobre. http://www.espacestemps.net/articles/trois-mobilites-enune-seule/. 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