In M. Quidu (in press, ed.), Les sciences du sport en mouvement. Innovations et traditions théoriques en STAPS.
Nancy : Presses Universitaires de Nancy.
Les fractales : un regard nouveau sur la complexité
Didier Delignières et Kjerstin Torre
EA 2991 Movement_to_Health, Université Montpellier 1
Les travaux que nous menons à Montpellier sur les fluctuations fractales ne représentent
certes pas un courant massif dans le paysage des STAPS. Nous ne voulons ici qu’évoquer une
histoire locale, le développement dans le cadre des Sciences du Mouvement Humain d’une
ligne de recherche originale, tissant des liens avec d’autres domaines de recherche,
s’enrichissant du travail de collègues d’autres disciplines mais contribuant en retour au
développement méthodologique et théorique d’une problématique partagée.
1. Définition des fractales
Les premières références au concept de fractale sont issues des travaux de Mandelbrot (1967).
Il s’agit à l’origine d’une approche essentiellement géométrique. Mandelbrot pointe les
limites de la géométrie euclidienne pour rendre compte de la complexité des objets
naturels : « Les nuages ne sont pas des sphères, les montagnes ne sont pas des cônes, les
lignes de côte ne sont pas des cercles, et une écorce n’est pas lisse, de même que les éclairs ne
sont pas des lignes droites. » (Mandelbrot, 1995). Les objets fractals possèdent la particularité
d’être infiniment complexes. C’est-à-dire que quelle que soit l’échelle d’observation à
laquelle on les observe (en zoomant sur une partie donnée), ils possèdent la même structure
complexe que l’objet global. C’est ce que l’on appelle la propriété d’auto-similarité.
Mandelbrot démontre que les paysages, les végétaux, les organismes vivant possèdent une
telle structure fractale, et les objets fractals sont susceptibles de constituer des modèles
adéquats pour en rendre compte. L’exploitation de cette géométrie fractale, dans le domaine
de la simulation ou de la modélisation scientifique des phénomènes, a connu des
développements importants dans les trente dernières années.
Mandelbrot a initié un autre développement de ce concept, dans le domaine de l’analyse des
fluctuations temporelles. Lorsque l’on mesure de manière répétée les performances produites
par un système complexe, on observe une certaine variabilité : bien que le système produise
une performance moyenne à peu près stable, la réponse demeure fluctuante. Longtemps les
scientifiques ont ignoré ces fluctuations, les considérant comme des perturbations aléatoires,
sans signification, que l’on pouvait négliger, éliminer statistiquement pour concentrer
l’analyse sur les tendances moyennes.
Mandelbrot démontre que ces fluctuations ne peuvent être considérées comme aléatoires. Elle
possèdent au contraire une structure temporelle typique, notamment caractérisée par un
phénomène dit de corrélation à long terme: Ce concept assez complexe suggère que la valeur
actuelle dans une série n’est pas uniquement liée à la valeur précédente, mais conserve la
mémoire d’un grand nombre de valeurs précédentes (on parle aussi de processus à longue
mémoire). En d’autres termes, la valeur actuelle semble concentrer toute l’histoire antérieure
de la série. On retrouve dans ces séries un phénomène similaire à celui caractérisant les objets
fractals : quelle que soit l’échelle temporelle suivant laquelle on observe la série (par exemple
le jour, l’heure, la minute, ou la seconde), elle possède une structure statistique similaire. Ce
type tout à fait particulier de variabilité est dénommé fluctuation fractale. De telles
fluctuations ont été découvertes dans des systèmes très divers : le rythme cardiaque, les
variations du pas lors de la marche, les crues des grand fleuves, les tremblements de terre, etc.
Il existe de nombreuses méthodes pour mettre en évidence la nature fractale des fluctuations.
Une des plus connues est l’analyse spectrale, qui consiste à décomposer le signal original en
une série de composantes sinusoïdales. On représente pratiquement le résultat de cette
décomposition par un graphe portant en abscisse la fréquence des composantes, et en
ordonnée leur amplitude. Ce graphe est appelé spectre de puissance. Ce type d’analyse est
généralement utilisé pour montrer qu’un signal possède des fréquences dominantes : dans ce
cas lorsque l’on représente le spectre de puissance, on voit apparaître des pics significatifs,
preuve que le signal possède une certaine périodicité aux fréquences correspondantes.
La figure 1 représente le spectre de puissance d’une série fractale. On le voit, il n’existe ici
aucun pic significatif. On observe ici une relation proportionnelle entre fréquence et
puissance, preuve qu’aucune des composantes sinusoïdales ne domine le signal. On peut
remarquer que le graphe est présenté en coordonnées bi-logarithmiques. Ceci indique que la
véritable relation entre fréquence et puissance est une relation de type puissance. Ce graphe
indique qu’un signal fractal peut être décomposé en un ensemble continu de composantes
sinusoïdales, dont la puissance est distribuée de manière relativement homogène. On
remarque cependant que la puissance tend à diminuer régulièrement lorsque la fréquence
s’élève (de gauche à droite sur le graphique). Un indice important prélevé sur ces graphes est
la pente de la droite sur laquelle les points s’alignent. Cette pente permet d’estimer la valeur
d’un exposant fractal, qui indique l’intensité des corrélations à long-terme dans le signal.
Figure 1 : Le spectre de puissance (ici représenté en coordonnées bi-logarithmiques) rend
compte de la contribution relative de chaque composante sinusoïdale au signal brut. Dans le
cas d’une série fractale, le spectre de puissance présente une pente linéaire en coordonnées
bi-logarithmiques. Cette pente est représentée par le segment pointillé.
Pour comprendre ce graphique, on peut considérer que chaque composante sinusoïdale
représente un élément constitutif du système global. Les points les plus à gauche,
correspondant aux fréquences les plus basses, renvoient à des sous-systèmes générant des
évolutions lentes dans le signal. Les points les plus à droite, correspondant aux fréquences les
plus élevées, renvoient à des perturbations à très court terme. L’analyse spectrale permet de
visualiser la contribution de tous les éléments qui composent le système. Ce graphe suggère
que l’ensemble des éléments contribuent de manière équilibrée au fonctionnement global, en
respectant une invariance d’échelle que l’on peut résumer ainsi : les événements les plus rares
affectent davantage le système que les événements les plus fréquents.
Ce qu’il faut avant tout retenir ici, c’est qu’aucun des éléments composant le système ne peut
être considéré comme occupant une place privilégiée, une sorte de leadership sur le
fonctionnement global. La série est le produit d’une collaboration, d’une coopération entre les
multiples sous-systèmes. On considère ainsi que les fluctuations fractales sont la signature de
systèmes présentant une coordination optimale entre les multiples composants, sous-systèmes
et sous-fonctions qui les constituent (Kello, Beltz, Holden, & Van Orden, 2007).
Systèmes fractals et fluctuations fractales sont évidemment liés. On considère qu’un système
possédant une structure fractale produit naturellement, lorsqu’on l’observe de manière
prolongée, des séries présentant des fluctuations fractales. La variabilité fractale sert en
quelque sorte de révélateur de la complexité du système, et de sa structure fractale.
2. Historique de nos travaux de recherche
Comme on le voit les fluctuations fractales constituent une thématique transversale,
susceptible de s’appliquer à de nombreux objets de recherche et d’y ouvrir une fenêtre
d’observation originale. Le premier objet de recherche qui nous a intéressé dans cette optique
a été l’estime de soi, dans le cadre de la thèse de Marina Fortes (Fortes, 2003). Lorsque nous
avons initié ce travail l’estime de soi était considéré comme un trait de personnalité, une
disposition stable et permanente. Certains auteurs ont commencé dans les années 90 à
s’intéresser à la variabilité de l’estime de soi, mais en s’intéressant plus à l’amplitude de cette
variabilité qu’à sa dynamique, c’est-à-dire à sa structure temporelle (voir par exemple Kernis,
1993). L’originalité de notre approche a été de procéder à la collecte de séries temporelles,
c’est-à-dire de mesures répétées de l’estime de soi, de manière quotidienne ou bi-quotidienne,
sur des durées assez longues. Ces travaux ont clairement montré que l’estime de soi présentait
de fluctuations dans le temps, mais que ces fluctuations n’étaient pas aléatoires. Dans le cadre
d’une étude assez exceptionnelle (une année et demi de mesures bi-quotidiennes), nous avons
pu démontrer la nature fractale de ces séries d’estime de soi (Delignières, Fortes & Ninot,
2004). La figure 2 représente un exemple de série temporelle collectée lors de ce travail. Nos
résultats ont montré que les fluctuations de l’estime de soi résultaient d’une construction
dynamique quotidienne, absorbant les événements de vie mais tenant compte de toute
l’histoire antérieure du sujet. Chaque sujet possède un exposant fractal spécifique,
caractérisant la nature de sa dynamique et notamment la résistance de son estime de soi aux
perturbations liées aux événements de vie. Enfin ces résultats ont montré que l’estime de soi
était le produit macroscopique d’un système complexe coordonnant de multiples composants
en interaction.
9
Global Self-Esteem
8
7
6
5
4
0
200
400
600
800
1000
Observations
Figure 2 : Evolution bi-quotidienne de l’estime de soi, sur une durée de 512 jours. L’estime
de soi était évaluée sur une échelle visuelle analogique, sur une étendue de 0 à 10
(Delignières, Fortes & Ninot, 2004).
Une seconde étape dans ce projet de recherche a été dédiée à l’étude de processus de contrôle
temporel. Comment des individus parviennent-ils à produire des comportements rythmiques,
stables, sur une certaine durée ? Cette question a de longue date intéressé la psychologie
expérimentale, notamment au travers de la tâche classique de tapping consistant à réaliser des
tapes régulièrement espacées de l’index sur une table. Un des modèles les plus connus pour
rendre compte de ce type d’activité suggère l’existence d’une « horloge cognitive »,
déterminant des intervalles de temps réguliers et déclenchant les tapes successives (Wing &
Kristofferson, 1973). Les intervalles de temps produits en tapping ne sont cependant pas
réguliers et présentent un certain niveau de fluctuation. Dès les années 90, un certain nombre
de travaux ont suggéré la nature fractale de ces fluctuations (voir notamment Gilden,
Thornton & Mallon, 1995). Nous avons pu définitivement établir ce résultat, grâce à la mise
au point de méthodes d’analyse plus sophistiquées (Delignières, Lemoine & Torre, 2004 ;
Lemoine, Torre & Delignières, 2006).
Nous nous sommes également intéressés à un autre type de mouvement rythmique : les
oscillations de l’avant-bras. Ici aussi nous avons mis en évidence la nature fractale des
fluctuations dans les séries de périodes obtenues. Ce qui est fondamental ici c’est que la tâche
de tapping et la tâche d’oscillation sont représentatives de deux classes bien dissociée de
tâches rythmiques : le tapping est considéré comme étant géré selon un mode de timing
événementiel (event-based timing), alors que les oscillations de l’avant-bras sont considérées
comme relevant d’un mode de timing émergent (emergent timing). Si le timing événementiel
repose sur l’implication d’une horloge interne, prescrivant au système effecteur des ordres
périodiques de réponse, la régularité des réponses dans le cadre du timing émergent serait
obtenue grâce aux caractéristiques dynamiques de l’effecteur, considéré comme oscillateur
auto-entretenu. Nous avons pu mettre en évidence des signature caractéristique des ces deux
modes de timing, notamment au travers de l’analyse spectrale des fluctuations (Delignières,
Lemoine et Torre, 2004 ; voir figure 3).
-3.5
-3.5
-1.19
-0.95
-4
-4
-4.5
-0.23
-4.5
log(power)
log(power)
0.30
-5
-5
-5.5
-5.5
-6
-6
-6.5
-6.5
-3
-2.5
-2
-1.5
log(frequency)
-1
-0.5
0
-3
-2.5
-2
-1.5
-1
-0.5
0
log(frequency)
Figure 3 : Spectres de puissance obtenus pour les séries d’intervalles temporels produits dans
la tâche de tapping (à gauche) et dans la la tâche d’oscillation de l’avant-bras (à droite). Les
deux tâches expérimentales présentent en basse fréquence la signature caractéristique des
fluctuations fractales (une pente négative proche de -1). Par contre elles se distinguent dans
les hautes fréquences par une pente positive pour le tapping et une pente négative pour les
oscillations. Ces pentes en haute fréquence permettent d’identifier la nature du processu de
timing exploité pour réaliser la tâche, événementiel dans le premier cas, émergent dans le
second.
Il n’en demeure pas moins que dans les deux cas, on a mis en évidence la nature fractale des
fluctuations produites (révélée par la présence d’une pente négative proche de -1 dans les
spectres de puissance, voir figure 3). Ceci suggère que les systèmes responsables de la
production des intervalles temporels, c’est-à-dire l’horloge cognitive dans le cadre de la tâche
de tapping, et le système effecteur dans le cadre de la tâche d’oscillation de l’avant-bras,
doivent être l’un et l’autre considérés comme des système fractals à forte complexité.
Nous avons eu à ce niveau une intéressante controverse avec certains collègues étrangers, à
propos des origines de ces fluctuations fractales (Delignières, Torre, Gilden & Kello, 2008 ;
Diniz et al., 2010). Ces collègues considèrent que ces fluctuations sont la signature naturelle
de tout système complexe, et révèlent la coordination entre de multiples sous-systèmes et
fonctions agissant à de multiples échelles temporelles (Ihlen & Vereijken, 2010; Kello, Beltz,
Holden, & Van Orden, 2007 ; Van Orden, Holden & Turvey, 2003). En d’autres termes, tout
système complexe produirait naturellement, au niveau macroscopique, ce type de fluctuations.
Nos propres travaux nous amenaient plutôt vers l’hypothèse d’une certaine localisation des
sources de fractalité (par exemple au niveau de l’horloge interne pour la gestion
événementielle du timing). Bien sûr, il ne peut s’agir d’une localisation centrée sur une
composante isolée dans le système. Nous sommes d’accord avec nos collègues sur l’idée que
seuls des systèmes complexes peuvent générer ce type de fluctuations. Notre hypothèse
considère que dans l’accomplissement d’une tâche donnée, certains sous-systèmes,
responsables de fonctions essentielles à l’accomplissement de la tâche, constitueraient la
source de ces fluctuations fractales. Ces sous-systèmes ne doivent pas être considérés comme
possédant une localisation structurelle précise dans le système global. Nos résultats suggère
plutôt une « localisation fonctionnelle », suggérant que le sous-système en question puisse
être en fait largement distribué dans le système global. Ainsi l’horloge cognitive dont nous
avons parlé plus haut, responsable de la production des intervalles temporels dans le timing
événementiel, ne doit pas être considérée comme une unité isolée, mais comme un réseau
complexe, distribué en de multiple niveaux dans le système nerveux central (même si l’on sait
que certains centres, notamment le cervelet, jouent un rôle essentiel dans cette horloge
interne ; voir notamment Spencer, Zelaznik, Diedrichsen & Ivry, 2003). Afin de valider cette
hypothèse, nous avons réalisé un certain nombre de travaux dans des protocoles de
synchronisation (le sujet réalise une tâche rythmique en se synchronisant à un métronome).
Nous avons ainsi pu montrer que dans une tâche de tapping, l’horloge interne qui prescrivait
les intervalles dans les conditions libres était toujours à l’œuvre dans la condition
synchronisée. Les fluctuations produites dans ce cas pouvaient être modélisées comme la
combinaison additive des fluctuations fractales de cette horloge et des mécanismes de
correction de l’erreur au métronome (Torre & Delignières, 2008b ; Delignières, Torre &
Lemoine, 2009). Nous avons proposé à cet égard l’idée d’une « localisation statistique » des
sources de fractalité (Diniz et al., 2010). D’autres travaux ont confirmé de type de résultats
dans des tâches d’oscillation (Torre, Balasubramaniam, & Delignières, 2010), mais aussi dans
des tâches plus complexes comme la marche (Delignières & Torre, 2009).
Un autre axe de travail a constitué à étudier les corrélations sérielles dans des tâches de
coordination bimanuelle : coordination de deux index dans une tâche de tapping simultané, ou
coordination des deux avant-bras dans une tâche d’oscillation simultanée. Ces travaux ont
montré que la coordination ne modifiait pas la nature événementielle ou émergente des
processus de timing : la tâche de tapping simultané est gérée sur un mode événementiel, et la
tâche d’oscillation simultanée sur un mode émergent (Torre & Delignières, 2008a). Par
ailleurs, nous avons montré que dans les deux cas les séries de phases relatives, rendant
compte de la coordination des deux effecteurs, présentaient également des corrélations
fractales (Torre, Delignières & Lemoine, 2007 ; Torre & Delignières, 2008a). Ces résultats
nous ont amené à questionner les modèles communément utilisés pour rendre compte des
coordinations bimanuelles. Par exemple le modèle proposé par Haken, Kelso et Bunz (1985)
pour rendre compte de la coordination de deux effecteurs, semble incapable de générer le type
de fluctuations observées expérimentalement. Nous avons proposé un amendement de ce
modèle permettant de produire des fluctuations fractales dans la coordination (Torre &
Delignières, 2008a).
Nos derniers travaux ont porté d’une manière plus fondamentale sur les rapports entre
fractalité et stabilité. Généralement on considère la fractalité comme un gage de stabilité, et
d’adaptabilité face aux perturbations de l’environnement. Un système fractal serait
notamment doté de propriétés de redondance, qui lui permettrait de trouver des solutions
alternatives face à des événements imprévus. Nous avons cependant mis en évidence certains
résultats qui nous amènent à relativiser quelque peu ces hypothèses. Nous avons tout d’abord
montré dans une tâche de coordination bimanuelle que plus les sujets présentaient de fortes
corrélations fractales, plus la coordination tendait à se déstabiliser précocement lorsque l’on
accroissait la fréquence d’oscillation (Torre, 2010). Ce résultat inattendu suggère que la
relation entre fractalité et stabilité n’est pas aussi directe (voir aussi Torre &
Balasubramaniam, 2010).
Enfin nous avons récemment initié une autre ligne de recherche portant sur les coordinations
interpersonnelles. On considère souvent que la coordination de deux systèmes reste un
phénomène superficiel, se limitant à la synchronisation d’événements saillants du
mouvement. Récemment certains auteurs ont émis des hypothèses intéressantes liant
complexité et coordination. Dubois (2003) a ainsi opposé un modèle dit d’anticipation faible,
renvoyant au fait qu’un système se coordonne à un autre en corrigeant au coup par coup les
erreurs de synchronisation, à un modèle d’anticipation forte suggérant que les systèmes se
coordonnent en adoptant des structures statistiques similaires. West, Geneston et Grigolini
(2008) ont proposé une hypothèse proche, dite d’appariement des complexités (complexity
matching). Cette hypothèse suggère que des systèmes complexes se coordonnent par une sorte
de dialogue au cours duquel ils échangent leurs propriétés organisationnelles et tendent à
harmoniser leurs complexités. Nous avons ainsi pu montrer que deux sujets réalisant de
manière coordonnée une tâche d’oscillation de pendules tendaient à adopter des
comportements fractals rigoureusement identiques (Marmelat, 2010). Ce résultat offre des
perspectives tout à fait intéressantes, notamment dans le domaine de la réhabilitation : si un
système déficient, présentant une altération de sa fractalité, est amené à agir en se
coordonnant avec un système sain, on peut supposer que cette coordination puisse déboucher
sur une restauration de la complexité du système déficient.
3. Un regard nouveau sur la complexité
Comme on a pu le voir, nos travaux on ouvert une fenêtre d’observation originale sur un
certain nombre d’objets de recherche, et ont permis de questionner les modèles et théories
classiquement utilisés pour en rendre compte. Il s’agit peut-être du message le plus important
que l’on peut tirer de cette démarche. Les paradigmes de recherche, on le sait, charrient des
manières de concevoir les objets de recherche, des manières de les observer, des hypothèses
types quant à leur fonctionnement (Kuhn, 1962). Changer de point de vue, de niveau
d’observation, peut révéler les limites d’un paradigme, et les a priori sur lesquels il s’est
constitué. Dans le cas présent, notre approche a interrogé un postulat basique des approches
expérimentales supposant que les fluctuations constituaient une sorte de « pollution
secondaire », sans intérêt scientifique majeur pour la compréhension des systèmes les ayant
produites. Nous avons montré au contraire que leur prise en considération permettait
d’enrichir la connaissance de ces systèmes et de leurs propriétés organisationnelles.
Plus largement, les travaux sur les fractales ont permis de faire évoluer les fondements
théoriques du concept de complexité. Souvent la complexité est comprise comme résultant de
la présence au sein d’un système de multiples éléments. La complexité suppose avant tout un
certain niveau d’organisation dans le système. L’absence d’organisation dans un système le
fait dériver vers le désordre. Un système peut être infiniment compliqué, mais perdre par
manque d’organisation ses propriétés de complexité. A l’inverse, un système trop ordonné
tend à devenir simple, quand bien même il serait constitué d’une multitude d’éléments
constitutifs. Les fluctuations fractales révèlent cet équilibre optimal entre ordre et désordre,
entre « le cristal et la fumée » pour reprendre les termes d’Atlan (1986).
Ces hypothèses ont évidement une résonance particulière dans le domaine de la santé.
Goldberger et al. (2002) montre ainsi que si le rythme cardiaque présente des fluctuations
fractales chez les sujets en bonne santé, certaines pathologies comme l’arythmie révèlent une
perte d’organisation du système, et d’autres comme les infarctus du myocarde une
simplification révélée par un comportement trop prédictible. Dans le premier cas on observe
une dérive vers le désordre, et dans le second vers l’ordre. On a pu aussi montré que si les
fluctuations de la durée du pas lors de la marche présentait des fluctuations fractales chez des
sujets jeunes et en bonne santé, on observait une altération de cette fractalité chez des sujets
âgés ou chez des patients atteints de maladies neurodégénératives (Hausdorff et al., 1997).
Cette altération est comprise comme une perte de complexité des systèmes. Cette observation
rejoint les hypothèses de Lipitz, liant vieillissement et perte de complexité.
Ces rapports entre complexité et fractalité nous ont permis récemment de renouveler
l’approche du concept de compétence. Depuis quelques années nous avons développé ce
concept dans le domaine de l’Education Physique (Delignières & Garsault, 2004). Nous avons
défini la compétence comme un ensemble de ressources permettant au sujet de maîtriser des
situations complexes. Par situation complexe, nous entendons des situations mal délimités,
évolutives, ne possédant pas de solution univoque. A l’instar d’Edgar Morin, nous pensons
que cette complexité caractérise l’ensemble des situations auxquels sont confrontés les
individus dans la vie réelle (voir par exemple Morin & Le Moigne, 1999). C’est pourquoi
dans le cadre scolaire la construction de compétences est essentielle, si l’on veut que les
apprentissages ne restent pas un exercice artificiel mais présentent des possibilités de
réinvestissement en dehors de l’Ecole et tout au long de la vie. Dans un ouvrage récent nous
avons développé l’idée selon laquelle la compétence, pour faire face à la complexité des
situations, devait-elle même posséder une structure complexe et donc des propriétés fractales
(Delignières, 2009). Ces hypothèses demeurent évidemment exploratoires, mais permettent
d’ouvrir de nouvelles pistes pour la conception des apprentissages scolaires et l’organisation
du système éducatif.
4. Des obstacles épistémologiques
L’intérêt d’une démarche scientifique est également révélé par les résistances qu’elle suscite.
Souvent la recherche ne fait que conforter les hypothèses et travaux antérieurs, assurant
développement progressif et sans surprise de la production scientifique. Ce fonctionnement
« normal » de la science est essentiel pour permettre aux chercheurs d’affiner leurs démarches
et de pousser le plus loin possible leurs hypothèses (Kuhn, 1962). Cependant il peut entraîner
parfois le développement de cadres de pensée trop rigides, freinant l’évolution théorique, et
opposant une certaine résistance à l’émergence d’idées nouvelles.
Récemment un reviewer qui expertisait un de nos articles sur le timing nous a fait une
remarque lourde de sens. Nous avions démontré que les séries d’intervalles produites en
tapping ne pouvaient être considérées comme une série régulière, simplement perturbée par
des fluctuations aléatoires. Ce reviewer nous a opposé l’objection suivante : « Pourquoi
modéliser une horloge qui ne donne pas l’heure exacte ? ». On se situe ici face à un obstacle
épistémologique central : généralement on a tendance à penser les systèmes comme
déterministes : c’est-à-dire qu’il produisent des résultats prévisibles, ou du moins qui
devraient pouvoir être prévisibles dans l’absolu. Et l’un des enjeux majeurs de la science est
de se doter des moyens d’assurer cette prévisibilité. Les fluctuations que l’on observe dans un
comportement donné ne sont alors considérées que comme des perturbations aléatoires et sans
signification. C’est le sens de la remarque du reviewer : si l’on parle d’une horloge, celle-ci
est évidemment une horloge qui donne l’heure juste, et qui fournit des intervalles de temps
réguliers. Si les intervalles présentent des irrégularités, cela ne peut être dû qu’à des
perturbations extérieures. Les travaux sur les fractales présentent une autre approche du
vivant : les systèmes naturels sont essentiellement variables et fluctuants. Mais on conçoit que
cette nouvelle approche est éminemment inconfortable pour les tenants d’approches plus
classiques.
Notre approche bouleverse aussi la prise en compte des aspects temporels. L’idée centrale est
qu’un système ne peut être compris que dans son histoire. L’analyse d’un état momentané du
système, fût-elle minutieusement menée, ne peut fournir qu’un instantané peu informatif. Les
analyses dynamiques permettent d’inscrire le système dans sa propre évolution, ou plutôt
renforcent l’idée qu’un système n’est rien d’autre que sa propre évolution temporelle.
5. Des enrichissements disciplinaires
Nous ne sommes évidemment pas les seuls, dans la communauté scientifique, à nous
intéresser à ces fluctuations fractales. Néanmoins notre approche, centrée sur le mouvement
humain, a pu enrichir certains aspects de ce domaine très spécifique.
Au niveau méthodologique, nos recherches sur le mouvement humain nous ont obligés sans
doute plus que d’autres chercheurs à progresser au niveau méthodologique pour nous
permettre d’analyser des séries temporelles les plus courtes possibles. Il faut se rendre compte
que toutes nos expérimentations reposent sur l’observation d’un comportement répété sur une
longue durée. Lorsque nous avons initié ces travaux, beaucoup affirmait que des séries de
plusieurs milliers de données étaient nécessaires pour obtenir des résultats fiables. Obtenir
plusieurs milliers de données à raison d’une ou deux observations par seconde (ce qui est le
cas pour la majeure partie des tâches que nous avons utilisé), cela voulait dire observer des
sujets pendant des durées de plusieurs heures. Quant on sait que le système doit rester en état
stable durant la durée de l’observation, on conçoit que des phénomènes de fatigue, de
lassitude, de fluctuation de la concentration pouvaient rendre ce type de projet inenvisageable.
Nous avons donc travaillé à l’amélioration des méthodes et la la construction de méthodes
alternatives, susceptibles de donner des résultats satisfaisant pour des séries plus courtes
(Delignières et al., 2006, Lemoine & Delignières, 2009 ; Torre & Delignières, 2007).
A un niveau plus théorique, ces travaux nous ont amené à adopter des positionnements
originaux dans le cadre de l’opposition entre approches nomothétiques ou idiosyncrasiques.
Les approches nomothétiques renvoient à l’analyse des comportements moyens de groupes,
considérés représentatifs d’une population parente. Le comportement moyen du groupe est
considéré représenter le comportement d’un sujet épistémique, un type idéal duquel on aurait
éliminé toutes les sources de perturbation non contrôlées. Les approches idiosyncrasiques
reposent à l’inverse sur une étude approfondie de cas particuliers. Traditionnellement les
méthodes expérimentales quantitatives, basée sur les plans expérimentaux et les analyses de
variance s’inscrivent dans la première approche, et les méthodes qualitatives cliniques dans la
seconde. Nos travaux s’inscrivent dans une tierce perspective, que l’on pourrait qualifier
d’idiosyncrasie quantitative. Si nos analyses mettent en évidence des comportements moyens
relativement reproductibles, l’expression de ces comportements est éminemment individuelle,
et souvent la seule manière d’en rendre compte est l’analyse au cas par cas. Nous avions dans
des travaux plus anciens sur l’apprentissage montré par exemple que si dans l’apprentissage
d’une tâche complexe tous les sujets présentaient une évolution similaire du comportement au
fil des sessions de pratique, un moyennage trop systématique risquait de masquer des
différences inter-individuelles lourdes de signification (Nourrit, Delignières, Caillou,
Deschamps & Lauriot, 2003). De même, lors de nos travaux sur l’estime de soi, nous avons
montré qu’au-delà des similitudes chaque sujet exprimait une dynamique particulière,
porteuse d’informations essentielles sur sa personnalité et ses capacités d’adaptation (Fortes,
Delignières & Ninot, 2004). Plus récemment, nous avons montré dans un travail sur le timing
que dans une tâche aussi simple que le tapping, certains sujets pouvaient contrôler le timing
sur un mode événementiel (ce qui constituait le comportement moyen théoriquement attendu),
alors que d’autres recourrait à un mode émergent.
Nos travaux ont également permis de mettre l’accent sur un problème théorique rarement
évoqué auparavant : d’une manière générale les analyses fractales portent sur des séries
temporelles, c’est-à-dire des séries d’observations réalisées à intervalles réguliers. Nos
travaux ont au contraire porté sur des séries événementielles, c’est-à-dire des séries
d’observations effectuées lors des réalisations successives d’une tâche (Delignières, Torre &
Lemoine, 2005). Nous avons clairement montré que c’est à ce niveau événementiel qu’il était
pertinent de recueillir les données pour mettre en évidence la nature fractale des systèmes
(Torre, Delignières & Lemoine, 2007a).
Enfin sur un registre théorique plus large, nos travaux nous sont amenés à des
repositionnements assez fondamentaux. Nous avons évoqué précédemment la distinction
entre timing événementiel et timing émergent. On aura remarqué que le premier mode de
timing se situe dans une perspective résolument cognitiviste, supposant une prescription
centrale de la réponse, alors que le second mode de timing renvoie plutôt à une perspective
dynamique, déléguant à la dynamique des effecteurs la gestion de la périodicité. Ce n’est pas
le moindre mérite de ces travaux d’avoir suggéré que les approches cognitivistes et
dynamiques, généralement considérées comme deux approches irréductibles du contrôle
moteur, pouvaient représenter deux facettes complémentaires et alternatives du contrôle
moteur.
Conclusion
Cette rapide présentation de nos travaux récents manque évidemment du recul qui serait
nécessaire pour une analyse épistémologique assurée. Nous pourrons dans quelques années
faire un bilan plus clair de l’intérêt de ces travaux et de l’impact qu’ils auront pu avoir dans
les champs scientifiques qu’ils traversent. Nous voudrions conclure sur deux remarques qui
touchent à des ressentis plus subjectifs.
Le premier concerne notre positionnement par rapport aux autres chercheurs. Ces travaux
nous ont permis de développer des échanges fructueux avec de nombreux collègues, issus
comme nous des sciences du mouvement humain (par exemple Ramesh Balasubramaniam ou
Howard Zelaznik), mais aussi d’approches plus fondamentales en psychologie cognitive (Guy
Madison, Eric-Jan Wagenmakers, Christopher Kello, David Gilden, ou Bruno Repp). Nous
n’avons aucunement l’impression, comme d’aucuns ont pu le prédire voici quelques années,
de subir une quelconque vassalisation au cours de ces échanges. Notre démarche est issue de
problématiques liées au mouvement humain, nous empruntons des méthodes et des théories à
d’autres champs mais nous les enrichissons en retour. C’est d’égal à égal que nous assumons
collaborations et controverses, critiques et expertises.
Enfin on aura compris qu’une telle démarche est coûteuse. Si nous avons pu acquérir une
relative maîtrise de cette problématique, nous permettant d’être reconnus par nos pairs comme
des interlocuteurs respectables, c’est au terme d’une dizaine d’années consacrées à
l’approfondissement théorique et méthodologique du sujet, et à un considérable
investissement expérimental. Nous ne pouvons que conforter ici les conclusions d’Ericsson
sur les délais requis pour accéder à la maîtrise d’un domaine donné, sportif, artistique ou
scientifique dans le cas présent (Ericsson, Krampe & Tesch-Römer, 1993).
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