Carnets
Revue électronique d’études françaises de l’APEF
Deuxième série - 25 | 2023
Comparer ou inventer? Chemins de passage
Faire série. Les poètes de métier
Paul Aron
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/carnets/14670
DOI : 10.4000/carnets.14670
ISSN : 1646-7698
Éditeur
APEF
Référence électronique
Paul Aron, « Faire série. Les poètes de métier », Carnets [En ligne], Deuxième série - 25 | 2023, mis en
ligne le 24 mai 2023, consulté le 31 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/carnets/14670 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.14670
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Faire série. Les poètes de métier
Faire série. Les poètes de métier
Paul Aron
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J’aimerais partir d’un exemple. Soit, dans la revue publiée par la société des chemins de
fer Paris-Lyon-Marseille (PLM) en mars 1932, une rubrique intitulée « Poètes et
enlumineurs du rail », et un texte en vers, que voici :
Or, Jean-Pierre, ce soir, est tout seul de service
Et dans le poste II il songe à sa maison.
Sa femme, sa Marion, vers qui son esprit glisse
L’a vu partir inquiet… sans aucune raison.
Du moins pour elle, hélas, car Jean-Pierre est malade,
Mais n’a jamais voulu, sauf pour motif sérieux,
Abandonner son poste aux mains d’un camarade
Ce poste II qu’il aime autant que ses deux vieux !
Mais… qu’est-ce donc, on sonne ? C’est pour une manœuvre
Et Jean-Pierre alors tire sur ses leviers.
Soudain, dans son cerveau, de même qu’une pieuvre,
Une douleur fugace étend ses doigts d’acier.
On a encor sonné. Ah ! sans doute on annonce
Que le 102 est là ! … Il faut donner la voie.
Dans sa tête à nouveau cette douleur s’enfonce ;
Va-t-il faillir ? Oh ! non… Il est mal cette fois
Dans un sursaut profond d’énergie, il signale
Qu’il ne peut se lever, mais on n’a pas compris
Mais oui, voyons… c’est moi !... C’est moi ! crie-t-il tout pâle,
Dégagez la voie 2, dégagez à tout prix !
Dans un halètement, s’approchant de son poste
Il voit surgir au loin l’express aux yeux brillants
Tout son être se tend, mais son muscle riposte
Rebelle à ce qu’il veut ; son front est ruisselant.
Dans un dernier sursaut d’énergie il se jette
Sur le levier sauveur, puis tombe terrassé,
Tant la douleur est forte et tenaille sa tête.
Là-bas, le bruit décroît, le 102 est passé… (L.G., 1932 : 56)
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Ce poème en hommage à l’Aiguilleur a été envoyé par M. Georget, homme d’équipe à
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Marseille. L’anecdote est consacrée à un aiguilleur solitaire victime d’un anévrisme.
Mais grâce à son courage, une catastrophe est évitée de justesse. Dans la lettre qui
accompagne l’envoi, l’auteur précise que son poème « pourra peut-être servir à édifier
les profanes et à entretenir chez les nôtres l’esprit de sacrifice ». Le premier objectif se
traduit dans le strict respect des consignes professionnelles. L’aiguilleur qui aime son
métier doit rester attentif ; en cas d’incident il doit signaler le problème, intervenir
personnellement si nécessaire, tout faire pour éviter une catastrophe. Jean-Pierre suit
ce programme à la lettre, mais dans un registre épique qui répond au souci
d’exemplarité du propos. La pieuvre qui lui broie les tempes, son sursaut d’énergie, le
halètement, l’effort musculaire surhumain, sa victoire enfin transforment le travailleur
ordinaire en héros digne qu’on lui rende hommage.
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Le poème développe ce petit récit en plusieurs étapes, qui font monter la tension
dramatique avec un sens du rythme impressionnant. Comme la plupart des textes
publiés dans la rubrique, le poème de Georget se caractérise aussi par une langue riche
et précise, où le vocabulaire du métier se fond heureusement dans l’alexandrin. Cette
maîtrise technique est présente dans la plupart des textes envoyés par les ouvriers ou
les petits employés du rail qui, rappelons-le, ont sans doute arrêté leurs études après
l’école élémentaire.
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Pris isolément ou soumis à une analyse interne (close reading), ce texte sera sans doute
considéré pour sa seule valeur poétique. On peut imaginer des arguments en sens
divers. Certain(e)s mettront en évidence, comme je viens de le faire, la précision du
lexique et le sens du récit ; d’autres, plus critiques, blâmeront l’emploi d’images usées
(la douleur aux doigts d’acier ; l’express aux yeux brillants) ou l’héroïsation abusive du
travailleur. Mais on peut aussi poser des questions différentes à ce texte, dans la
perspective des « textes possibles » qui nous intéresse ici.
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Commençons par constater que ce poème n’est pas une exception. Le Bulletin PLM
(1929-1937) publie régulièrement des textes poétiques envoyés par le personnel des
chemins de fer. C’est également le cas des revues qui lui succèdent, comme Notre métier
et La Vie du rail (1938-1952), puis Le Dévorant (1967-1970). En élargissant la recherche, on
constate que la plupart des revues professionnelles éditées par les grandes entreprises
font de même, dans les secteurs du gaz, de l’électricité ou des postes. Et plus
généralement encore, depuis le XIXe siècle, on trouve des pièces en vers dans nombre de
périodiques liées à des disciplines ou à des secteurs d’activité les plus divers. C’est le cas
de médecins et de pharmaciens, de coiffeurs, de chasseurs, de typographes ou de
pêcheurs.
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Ces publications se prolongent dans des anthologies thématiques, comme celle de
Dominique Delvin (1912) pour les chemins de fer1, L. Audoux (1914) pour la pharmacie2,
d’Auguste Lutaud (1884) ou de Pascal Pia (1933) pour le monde médical 3. Sur le dernier
échelon de la diffusion éditoriale, ont également paru plusieurs centaines de recueils de
poèmes publiées par un seul auteur.
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En dépit de leur diversité formelle et thématique, un fil rouge me semble lier ces textes,
qui permet de les disposer en série et donc de les comparer. Ils ont en effet en commun
d’aborder un métier particulier et d’être signés par des auteurs qui mentionnent leur
nom (ou, rarement, d’un pseudonyme) et leur appartenance professionnelle. M.
Georget est un homme d’équipe ; sur la même page du Bulletin PLM, on lit des textes de
M. Bruguière, conducteur de train à Valence ou de M. Goumarre, expéditionnaire à
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Caronte. De la même manière, dans l’anthologie des poètes ouvriers d’Eugène Baillet
(1994), on lit des vers du tisserand Magu, ou du cordonnier Savinien Lapointe 4.
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La mise en série de ces poèmes n’est pas une opération intellectuellement neutre. Elle
est le résultat d’une construction, indépendante des choix ou des souhaits des auteurs.
Elle fabrique et du sens et une histoire spécifique. Il importe donc d’en préciser les
termes.
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La mise en série qui m’intéresse ici concerne des textes publiés. J’exclus donc les
poèmes qui ont été récités ou chantés lors d’un événement particulier ; j’exclus aussi les
vers qui ont servi d’enseigne ou de publicité à certains commerces ; j’exclus enfin les
poèmes manuscrits ou qui ont circulé sur des supports non imprimés, comme des objets
d’artisanat, des inscriptions en tous genres, voire les vers inscrits sur des tableaux ou
en légende de photographies. La publication est essentielle car, même si elle se borne
au compte d’auteur diffusé à petit nombre, elle est un acte fort de publicité et une
manifestation publique d’auctorialité.
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La première série que l’on peut ici envisager est celle de l’amateurisme. La toute grande
majorité des auteurs que nous découvrons dans ces revues, ces anthologies ou ces
publications sont inconnus par ailleurs. Ils n’ont pas été répertoriés dans les
dictionnaires biographiques, ils sont absents des anthologies littéraires, ils sont exclus
des instances patrimoniales ou des répertoires de la mémoire collective.
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Qualifier un artiste d’amateur est pour une part une désignation objectivante. Elle
signale que la personne n’est pas professionnelle, donc qu’elle ne vit pas de son art.
Qu’elle a besoin d’autres ressources pour vivre et pour entretenir les siens. Dans l’usage
commun, l’expression est surtout utilisée de manière disqualifiante. Elle induit un
jugement de valeur : le comédien amateur joue mal, le chanteur vocalise un peu faux, le
peintre est naïf ou ne possède pas la technique nécessaire.
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Ce statut n’est pourtant pas définitif. Pensons ici aux innombrables photographies
prises par tout un chacun, sur support papier et aujourd’hui digital. Après avoir été
méprisés face aux œuvres des photographes reconnus, ou abandonnés sur les marchés
aux puces, ces clichés se révèlent d’une grande valeur documentaire, voire esthétique.
Certains atteignent d’ailleurs des prix comparables aux œuvres des artistes cotés 5. Les
écrivains occasionnels seraient-ils plus méprisables que les photographes du
dimanche ?
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De fait, les amateurs ne forment pas une classe homogène, encore moins dans le champ
poétique où les « poètes professionnels » sont rarissimes (Pasquier, 2008). Les échanges
entre auteurs consacrés, chansonniers-poètes, et versificateurs de circonstance sont
fréquents et les modes de consécration d’autant plus aléatoires qu’ils se situent en
marge des institutions et des enjeux pécuniaires. Sur le long terme, la reconnaissance
obéit à des principes peu prévisibles. De temps à autre surgissent des marginaux et des
francs-tireurs ; certains auteurs consacrés jouent de leur prestige pour faire émerger
des inconnus.
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La poésie des amateurs conduit donc à poser question à l’histoire de la littérature. Que
faire de tous les poèmes issus de ce continent disparu dont je viens d’esquisser très
sommairement l’existence ? S’agit-il d’une injustice à réparer ou d’un reliquat ? De
l’ivraie déposée par le monde des lettres après en avoir séparé le bon grain ? Poser la
question de cette manière est peu pertinent, parce que cela suppose que les œuvres
puissent se ranger d’elles-mêmes dans le corpus littéraire en fonction de leurs qualités.
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Or la littérature ne se définit pas a priori. Elle commence à la frontière qui sépare ceux
que Roland Barthes nommait les « écrivants » et les « écrivains », mais le tracé de cette
frontière est infiniment ductile, jamais définitif. Il dépend des modes, des genres et des
convictions de ceux qui en reconnaissent l’existence. Changer de statut, passer de
l’amateurisme à une forme de professionnalisation n’est jamais exclusivement une
décision individuelle : elle requière un ensemble de conditions contextuelles. Celles-ci
sont d’ailleurs si importantes que des textes peuvent acquérir une existence littéraire
sans avoir été écrits comme tels et, d’autre part, que de très nombreux auteurs qui se
sont pris au sérieux et en qui leurs contemporains voyaient des écrivains incontestés,
sont à présent aussi oubliés que les parfaits inconnus que j’ai cités.
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Le monde littéraire institué depuis le XVIIe siècle joue un rôle actif dans l’élaboration des
codes, des valeurs et des comportements qui permettent de filtrer les nouveaux
entrants. Même en poésie, domaine où l’expression personnelle est encouragée, le
champ littéraire tend à écarter l’amateurisme. Lorsque Piron dénonçait la métromanie
de ses contemporains, il rejetait de facto la trivialité des rimes de tout un chacun.
Théophile Gautier n’écrivait pas autre chose en songeant aux poètes ouvriers :
Des gens illettrés essayant de faire des vers, font de la poésie académique et
mirlitonnent des lieux communs. Ce n’est qu’à force d’art et d’étude qu’on peut
arriver à ce qui devrait être le point de départ ; pour décrire une mansarde de
couturière, il faut être Victor Hugo : la couturière véritable fera des vers dans le
genre de Delille ou d’Esménard. (Théophile Gautier, « Revue littéraire », Revue des
deux mondes, 1841, p. 616, cité par M.-C. Schapira, dans Millot, 2005 : 454)
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Face à la déferlante des poésies patriotiques suscitées par la Grande Guerre, c’est une
digue analogue que tente d’édifier Le Mercure de France. La revue affirme avec force, et
non sans violence symbolique, qu’il lui importe de préserver le « bois sacré » de la
littérature : « Nous croyons […] que l’art, et la Poésie entre tous les arts, a son domaine
sacré. Il faut la défendre contre les éléments divers qui menacent à tout instant de
l’envahir. »6 Plus tard encore, Léon Werth écrira à propos de Rose Combe, gardebarrière, qui trouvait Proust « intéressant» que « du fait qu’elle porte un jugement sur
Proust, [elle] renonce au privilège qu’on pourrait lui accorder du fait de son métier » 7.
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Les moyens de cette défense sont bien connus. Depuis un siècle, ils ont été essentialisés
sous le terme de « modernité », sans voir que les modalités concrètes de cette notion
sont également variables. Pour les contemporains de Delille, la qualité résultait de « la
justesse des idées, la vivacité du coloris, l’abondance des images, le charme de la
variété, l’adresse des contrastes, une harmonie enchanteresse, une élégance soutenue »
comme l’écrivait l’auteur dans la préface de son Homme des champs. Le métier de poète
s’est ensuite protégé par une conscience métrique renouvelée, comme le vers
« impeccable » de Gautier ou de Baudelaire puis des Parnassiens, par le vers musical de
Verlaine imposant l’imperfection contrôlée comme argument de beauté, l’énigmaticité
de Mallarmé, l’illumination rimbaldienne ou l’imaginaire surréaliste : autant de signes
de la séparation qu’imposent les poètes de vocation pour se différencier les poètes
occasionnels, même si, plus d’une fois, les innovations littéraires se sont inspirées des
« peintures idiotes » (Rimbaud) ou de l’art spontané. Et chaque fois que ces formes
exigeantes se sont à leur tour démocratisées, comme en témoignent les amateurs qui
versifient sur twitter en s’inspirant d’images surréalistes, de nouvelles formules sont
mises en avant, tout en pouvant par ailleurs être vécues très sincèrement comme les
signes de l’adhésion à la « vraie » poésie (Belin, 2020). Plus subtilement, le même effet
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de barrière peut se nourrir d’un « instinct », d’un « bon goût », ou de toute autre
expression du même ordre, avec le même résultat.
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Le relativisme sociologique empêche également de penser la question de l’amateurisme
dans les termes d’une « arrière-garde » ou d’un « antimodernisme » littéraire (Marx,
2008). Certes, la majorité des poètes amateurs ne participe pas aux débats que l’histoire
littéraire aime à enregistrer comme des ruptures dans une tradition. Les amateurs
méconnaissent ou rejettent souvent les innovations formelles. Et rien n’est plus
déclassant, pour un artiste, que de se référer à une avant-garde passée : faire de
l’impressionnisme en 1920 ou du surréalisme de nos jours, c’est marquer une ignorance
complète de l’actualité culturelle (même si, on le sait, le déclassement peut aussi
devenir une posture revendiquée). Nombre de poètes amateurs connaissent peu ou
ignorent tout à fait les nouveaux mouvements littéraires ; ils ont rarement pour
ambition de modifier ou de renouveler les genres poétiques. Reste, et c’est un troisième
sens du mot auquel il convient de porter attention, que les amateurs « aiment » les
lettres, au point d’en être les usagers.
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Ils en sont en quelque sorte les usagers au travail. Usagers de la langue et des codes
poétiques, dont les textes indiquent avec quelle ferveur ils ont adhéré à une expression
littéraire, sans ignorer à la fois leurs propres limites ou leur incompétence. Usagers du
canon littéraire ensuite, qui adoptent l’octosyllabe de La Fontaine ou le vers libre de
Prévert comme autant de formes qui leur ont été transmises par l’école, par la lecture
ou par la grâce d’un livre échoué dans un atelier. « La poésie doit être faite par tous.
Non par un » écrivait Isidore Ducasse dans une formule restée célèbre. Ce slogan n’était
en rien révolutionnaire, il correspond simplement à la réalité, mais une réalité
longtemps niée, occultée par l’histoire littéraire.
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Le corpus que j’ai choisi d’étudier, on s’en souvient, réduit cependant le cadre général
de l’amateurisme. Les poètes du rail ne sont pas seulement des amateurs de poésie, ils
s’affichent comme des travailleurs du rail qui parlent de leur métier en vers. Je les
nommerai poètes de métier, comme tous les versificateurs qui évoquent leur profession
dans leurs poèmes. Dès lors, c’est une seconde série qui peut se construire, qui a, je le
pense, une incidence spécifique sur la relation de ces auteurs et autrices à la vie
littéraire.
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Je voudrais ici attirer l’attention sur trois caractéristiques de la poésie des métiers qui
sont autant de zones de perméabilité entre cette pratique d’usagers et le champ
littéraire ou, en d’autres mots, des facteurs de légitimation de ces pratiques illégitimes.
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1.- Le simple fait de se référer à une profession autre que littéraire signe l’appartenance
de ces auteurs au monde des « écrivants ». Mais le cadre professionnel peut aussi jouer
un rôle intégrateur, qui peut même instaurer une tradition propre. En convoquant
d’emblée la complicité d’une réception collégiale, nombre de ces poètes se placent dans
une solidarité alternative à celle du monde littéraire. L’illégitimité vécue de manière
plurielle peut alors se transformer en position collective, et réclamer à ce titre une
légitimité autre ou marginale. Réalisée avec la complicité d’intellectuels notoires, c’est
l’opération réussie par les écrivains ouvriers. Lorsqu’ils appartiennent à des milieux
plus favorisés, ou mieux informés des codes du monde littéraire, le signalement du
métier peut devenir ironique ou provocateur, et réduire alors, ou même annuler, l’effet
d’exclusion. Le Dr Camuset a parfaitement joué ce rôle, j’y reviendrai.
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En comparant différentes professions, on peut percevoir des relations différentes à la
publication de poèmes. Certains métiers créent des dynamiques qui leur sont propres et
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qui en stimulent la production. C’est le cas des médecins comme des mécaniciens ou de
certains artisans. C’est aussi le cas des enseignants lorsqu’ils prennent appui sur les
qualités mémorielles ou pédagogiques de la rime. Mais en même temps, d’autres
métiers en réservent l’usage dans certaines circonstances. Ainsi, dans le cadre
judiciaire, certains ont pu rimer pour un gain d’efficacité ou de surprise, mais, malgré
une formation rhétorique comparable à celle des médecins, les codes en vers ou les
poèmes des juristes sont bien plus occasionnels que ceux des professions médicales
(Aron, 2020).
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La référence à une profession explicitement autre que celle d’écrivain a donc pour effet
de suspendre ou de relativiser la suspicion d’amateurisme. Elle définit un cadre de
production et de réception des textes, voire un sous-champ doté de ses propres
instances de consécration (notamment à travers des prix ou des concours thématiques).
Elle conduit dans certains cas à imposer un système de valeurs alternatives (comme la
vertu pédagogique des poèmes d’enseignants).
25
2.- La parodie ou le pastiche peuvent également participer, même de manière
paradoxale, à la légitimation de la poésie des métiers. Dès lors qu’un poète reconnu
prend la peine de se moquer des productions des amateurs, il les place dans une
relation qui les institue comme interlocuteurs valables. Il témoigne par ailleurs aussi et
de l’intérêt qu’ils suscitent et de leur réception.
26
On peut lire dans cette perspective les poèmes que Franc-Nohain (pseudonyme de
Maurice Étienne Legrand, 1872-1934) publie dans ses Chansons des Trains et des Gares
(1899), dont le titre modernise évidemment les Chansons des Rues et des Bois de Hugo.
Journaliste, poète fantaisiste reconnu, collaborateur du Chat noir et de la Revue blanche,
il évoque de manière ironique les poèmes du chemin de fer. Son recueil s’ouvre par un
prélude consacré au PLM :
Nous chanterons le P.-L-M.
Et, de même,
L’Est,
L’Ouest,
Et le Midi ;
Et nous chanterons aussi,
— Si cela ne vous ennuie,
Honorable compagnie ! —
Nous chanterons encor
Du Nord,
Et de l’État, et d’Orléans, les Compagnies,
(Sans préjudice, bien entendu, de quelques mots
Pour les réseaux
Économiques et départementaux) ;
[…]
Et nous croyons bon qu’on écrive
Ces chants sur les locomotives
Qui nous mènent à travers champs, —
Nous qui voulons calmer les peines
En cherchant,
Pour la mettre à portée des gens,
Des pauvres inquiètes gens,
Qui s’agitent, qui se démènent,
Ou se promènent,
La poésie des choses quotidiennes. (Franc-Nohain, 1899 : 1-2)
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Quelques pages plus loin, et la symétrie me semble significative, un second poème sur
les rails intitulé Parallèlement se développe en référence à un texte célèbre de Paul
Verlaine :
Parallèles
D’un parallélisme éternel,
Les rails s’en vont à l’horizon,
Et jamais, entre eux, ne feront
Des rondes, —
Jamais, jusques au bout du monde,
Les rails ne se rencontreront.
Et ils poursuivent leur chemin,
Chacun de son côté, solitaire :
Ils ne connaîtront pas le seul bonheur sur terre,
Cette douceur de la main dans la main.
Et si les rails ont l’âme aimante,
Ils n’ont, hélas ! pour assouvir
Leur désir,
Que cette union momentanée et apparente,
Dont il faut bien qu’ils se contentent,
Le baiser Lamourette des plaques tournantes. (Franc-Nohain, 1899 : 30-31)
28
L’éloge de la « poésie des choses quotidiennes », qui tranche avec les sujets lyriques
traditionnels, opère un déplacement thématique conforme à la posture de l’école
fantaisiste. Le poème est destiné à un public capable de comprendre l’ironie, et
d’apprécier la dignité accordée à des sujets habituellement considérés comme « non
poétiques ». Peu après d’ailleurs, nombre de poèmes d’Alcools (1913) feront des moyens
de transport des vecteurs d’innovation poétique, comme « La Chanson du Mal-Aimé »
avec les tramways ou « Zone » avec les autobus. La thématique professionnelle, qui
pouvait paraître bien éloignée des enjeux du champ littéraire, trouve ainsi un lien
inattendu avec l’actualité. Les « chants sur les locomotives » se voient cités et, pourraiton dire dans un vocabulaire formaliste, remotivés par la grâce de l’allusion ironique.
29
3.- Certains auteurs se situent, volontairement ou non, sur la frontière même qui sépare
les textes reconnus par le monde littéraire de ceux que célèbrent les professionnels.
C’est le cas du docteur Georges Camuset (1840-1885), qui inaugure sa carrière
d’ophtalmologue amateur de calembours lorsque ses parents le mettent en pension à
Orgelet. Après ses études au quartier latin, il a perfectionné plusieurs instruments de
chirurgie optique et popularisé l’usage de la vaseline comme excipient ophtalmique. Il
est aussi amateur d’art — il voyage en Angleterre avec son ami Gustave Doré, — et
collectionneur de gravures. Il est un des auteurs le plus régulièrement cité dans le
cadre du « Parnasse médical » et dans les périodiques destinés aux médecins. Mais il est
également consacré de son vivant comme poète légitime grâce à une préface de Charles
Monselet et grâce à un frontispice commandé à Félicien Rops, dont nul n’ignore qu’il
fut le graveur retenu par Charles Baudelaire pour orner Les Fleurs du mal. Le choix
d’écrire des sonnets, forme remise en vogue par Baudelaire également, marque une
nette rupture avec le vers descriptif hérité de Delille. Camuset bascule ainsi du côté
d’une certaine modernité littéraire. Dans sa lettre-préface, le même Monselet,
journaliste influent, qualifie les vers du docteur de « nouveau genre en poésie ». La
formule met l’accent sur ce qui a séduit les lecteurs du recueil : la parfaite maîtrise
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d’une poétique qui s’ouvre au vocabulaire spécialisé de la médecine. Camuset utilise des
mots comme phlegmasie, blennoragie, entozoaire, blastême, zoophyte, bandage
inguinal ; il mentionne le grand-dorsal et l’extenseur, ou désigne le pissenlit par son
nom latin Leontodon taraxatum ; certains noms savants forment à eux-seuls un vers
comme dans le poème sur la dermatologie :
Purpura, Sycocis, Ephélys, Ecthyma
Camuset parvient ainsi à fondre dans le moule de l’alexandrin la langue du poète avec
celle du savant. En témoigne « Chlorose » :
Je ne veux pas savoir le nombre d’hématies
Que la chlorose avare a laissé dans ton sang ;
Je ne veux pas compter sur ton front languissant
Les pétales restés à tes roses transies.
Pauvre enfant ! le nerf vague aux mille fantaisies
Donne seul à ton cœur son rythme bondissant ;
Seul il rougit parfois ton visage innocent
De l’éclat sans chaleur des pudeurs cramoisies.
Pour la dompter, veux-tu connaître un moyen sûr ?
N’épuises plus en vain les sources martiales,
Mais laisse-toi conduire aux choses nuptiales.
Au soleil de l’amour ouvre tes yeux d’azur,
Suis la loi ; deviens femme, et qu’en ton sein expire
Dans les blancheurs du lait, la pâleur de la cire. (Camuset, 1926 : 48)
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Le poète de métier n’est donc pas condamné ex officio à la marginalité littéraire. Le
contexte des thèmes et des registres acceptables en poésie, l’intervention de
médiateurs autorisés, les modes et les goûts peuvent faciliter sa reconnaissance ou, au
contraire, le condamner à l’oubli. Ce constat, qui relève de l’évidence, est aussi un
encouragement pour les chercheurs et les enseignants qui ne s’intéressent pas
exclusivement au canon littéraire.
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Parce qu’il s’inscrit dans plusieurs séries et qu’il interroge finalement nombre de
pratiques littéraires, le petit poème de l’Aiguilleur témoigne d’un usage social du vers
qui mérite qu’on y porte attention. Il contribue à rappeler que les rimes ne sont pas
réservées aux grands auteurs ou aux grands textes que l’on enseigne. Qui n’a pas écrit
un hommage, des acrostiches, une supplication ou un poème d’amour ? Textes
éphémères ou de circonstance, parfois précieusement conservés dans un journal intime
ou dans un paquet de lettres, publié ou diffusé sur internet, communiqué à quelquesuns, ces textes mobilisent à un moment donné des formes littéraires destinées à
transmettre un contenu sensible. L’historien ou le comparatiste peut trouver plusieurs
raisons de les étudier. J’en mentionnerai trois, pour conclure cet article.
1. L’histoire littéraire privilégie les moments de rupture et les mouvements consacrés, je l’ai
déjà rappelé. Mais une réflexion sur l’avant-garde peut-elle prendre sens si on ne mesure ce
qui la suit : les pratiques ordinaires dont elle veut se détacher ? Les textes des amateurs sont
un bon indicateur des modes et des goûts publics. Ils montrent par exemple les formes
rimées qui sont en vogue et, dans les vers, les choix métriques perçus et acceptés par tout un
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chacun. La connaissance des littératures ordinaires permet de penser les littératures
extraordinaires.
2. Si l’histoire littéraire ou la littérature comparée veulent s’imposer comme des disciplines
scientifiques, elles peuvent et doivent délimiter leurs objets et leurs corpus
indépendamment de la commande sociale qui tend à les aligner sur les concours et les
matières destinées à l’enseignement. Comme l’ont fait les historiens qui sont passés de
l’histoire des grands hommes à l’histoire de la longue durée, puis à l’histoire de la vie
quotidienne et des « non-sujets », les chercheurs et les chercheuses en Lettres devraient
« faire série » de l’infinie variété des pratiques textuelles.
3. Pour l’enseignant enfin, faire prendre conscience du continuum qui relie les pratiques
spontanées de littérature avec les pratiques canoniques est un moyen de combler le fossé qui
sépare de plus en plus souvent les élèves de la matière littéraire traditionnelle. Cela pose la
question de la valeur en termes relatifs, et met en évidence des processus de consécration
que l’on peut objectiver et discuter, au lieu de les considérer comme un a priori. Il y a là un
enjeu essentiel pour qui se pose la question de l’adhésion littéraire (Viala, 2022).
BIBLIOGRAPHIE
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wattpad », Nouvelle Revue d’esthétique, 2020/1, n° 25, p. 57-66.
CAMPA, Laurence (2020). Poètes de la Grande Guerre. Expérience combattante et activité poétique, Paris :
Classiques Garnier.
CAMUSET, Georges (1926). Sonnets du docteur (1884), Dijon : Les éditions du raisin.
FRANC-NOHAIN (1899). Chansons des Trains et des Gares, Paris : Éditions de la Revue blanche.
L.G. (1932). « Poètes et enlumineurs du rail », Bulletin PLM, mars, p. 55-57.
MARX, William (dir.) (2008). Les Arrière-gardes au XXe siècle, Paris : PUF.
MILLOT, Hélène, VINCENT-MUNIA, Nathalie, SHAPIRA Marie-Claude, FONTANA, Michèle (dir.) (2005). La
Poésie populaire en France au XIXe siècle, Tusson : Du Lérot.
PASQUIER, Dominique (2008). « Aux frontières du champ littéraire, sociologie des écrivains
amateurs, C.F. Poliak », Sociologie du travail, Vol. 50, n° 4, p. 565-566.
VIALA, Alain (2022). L’Adhésion littéraire, Paris, Le Temps des Cerises.
NOTES
1. Dominique Delvin, Le chemin de fer poétique illustré, Mons, 1912.
2. Anthologie des Pharmaciens poètes, Cristaux et Colloïdes, Parthenay, Imprimerie Joseph Miel, 1914.
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Faire série. Les poètes de métier
3. Le docteur Minime [Auguste Lutaud], Parnasse hippocratique. Recueil de Poésies fantaisistes tirées de
différents auteurs plus ou moins drolatiques, sur des sujets Hippocratiques de genres divers, hormis le
genre ennuyeux. Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1884 ; Bouquet poétique des médecins, chirurgiens,
dentistes et apothicaires. Poèmes recueillis et annotés par Pascal Pia et ornés de trente portraits et images
diverses, Paris, Collection de l’Écritoire, 1933.
4. Eugène Baillet, De quelques ouvriers-poètes: biographies et souvenirs, Paris, Labbé, 1898. Rééd. Plein
chant en 1994.
5. Voir
par
exemple :
https://mediatheque-patrimoine.culture.gouv.fr/collection/fonds-
damateurs-photographes
6. Henry Dérieux, Mercure de France, 1er décembre 1915, p. 779-780, cité par Campa, 2020: 20.
7. Le texte de Werth avait paru dans Monde, qui défendait la littérature prolétarienne. Il est cité
par Henri Poulaille (2013 : 100), La littérature par le peuple, Préfaces, prières d’insérer, hommages,
rassemblés et annotés par Jean-Paul Morel, Jerôme Radwan, Patrick Ramseyer, Bassac, Les Amis
d’Henry Poulaille & Plein chant, 2013, p. 100.
RÉSUMÉS
Que se passe-t-il quand un boulanger, un médecin, un notaire ou un enseignant écrit un poème
sur son métier ? Rien d’autre sans doute qu’un texte d’amateur, un de plus, qui se perdra dans
l’oubli. Mais lorsque ce texte est publié, lu en société, déclamé dans un banquet ? Et qu’il fait
grossir un corpus de textes comparables ? Alors peut-être accède-t-on aux usages de la
littérature. Le comparable produit de la série, et le comparatiste du sérieux. Ce qui n’empêche
pas de s’amuser en lisant.
What happens when a baker, a doctor, a notary or a teacher writes a poem about his job? Nothing
more than an amateur text, one more, which will be lost in oblivion. But when this text is
published, read in society, recited at a banquet? And when it is added to a corpus of comparable
texts? Then perhaps we gain access to the uses of literature. The comparable produces the series,
and the comparatist the serious. Which does not prevent one from having fun while reading.
INDEX
Mots-clés : amateurs, poésie, littérature ouvrière, histoire de la littérature
Keywords : amateurs, poetry, working-class literature, history of literature
AUTEUR
PAUL ARON
Université libre de Bruxelles
Paul.aron[at]ulb.be
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