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Études françaises
Deux nouveaux mystiques : le sacré selon Bataille et Sartre
Serge Zenkine
Jean-Paul Sartre, la littérature en partage
Résumé de l'article
Volume 49, numéro 2, 2013
Les relations littéraires entre Jean-Paul Sartre et Georges Bataille, y compris
l’article de Sartre sur L’expérience intérieure de Bataille (1943), montrent leurs
convergences et divergences sur la question du sacré non-religieux. Sensibles
aux expériences extatiques, ils interprètent différemment la connaissance,
l’expérience et l’écriture du sacré. Sartre, en critiquant Bataille, cherche à
distinguer deux attitudes intellectuelles devant le sacré, intérieure
(existentialiste) et extérieure (scientiste) ; Bataille les tient pour inséparables.
Sartre, dans ses oeuvres littéraires et philosophiques, isole deux aspects
affectifs du sacré (le bonheur et l’angoisse), en les relatant dans différents
textes ou dans différents passages d’un texte ; Bataille au contraire les réunit,
montrant l’ambiguïté du sacré. Sartre parle du sacré dans des récits bien bâtis
ou dans des traités systématiques, tandis que Bataille emploie une écriture
fragmentaire, un « sacrifice des mots ». Si le premier traite le sacré
théoriquement, à distance, le second le fait pratiquement, se plaçant au coeur
de l’absolument autre.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1019491ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1019491ar
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Les Presses de l’Université de Montréal
ISSN
0014-2085 (imprimé)
1492-1405 (numérique)
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Citer cet article
Zenkine, S. (2013). Deux nouveaux mystiques : le sacré selon Bataille et Sartre.
Études françaises, 49 (2), 47–58. https://doi.org/10.7202/1019491ar
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Deux nouveaux
mystiques : le sacré
selon Bataille et Sartre
serge zenkine
Les rapports entre Georges Bataille et Jean-Paul Sartre, y compris le
long article de celui-ci, « Un nouveau mystique » (1943), sur L’expérience
intérieure (1943) de celui-là, sont un sujet souvent traité dans la critique.
Il suffit de citer le numéro spécial « Sartre — Bataille » de la revue Lignes1,
et les articles importants de Jean-Michel Heimonet2 et de Jean-François
Louette3, sans compter les analyses contenues dans des ouvrages de
portée plus générale. Néanmoins, l’étude des conceptions théoriques
et des emplois littéraires du sacré non religieux chez les deux auteurs
reste encore à faire. C’est l’enjeu du présent texte, qui distinguera trois
aspects du problème : la connaissance du sacré, l’expérience du sacré et
l’écriture du sacré.
La connaissance du sacré
Dans L’expérience intérieure, Bataille a entrepris la description d’une
expérience mystique (malgré toutes ses réserves quant à l’emploi de ce
dernier terme)4. Sartre avait donc raison de le traiter de « nouveau
1. Lignes 01, nouvelle série, mars 2000.
2. Jean-Michel Heimonet, « Bataille and Sartre : The modernity of mysticism », Diacritics, vol. 26, no 2, 1996, p. 59-73.
3. Jean-François Louette, « Existence, dépense : Bataille, Sartre », Les Temps modernes,
no 602, 1998, p. 16-36.
4. Les mots expérience mystique se retrouvent plus souvent, et sans réserves d’auteur,
dans le livre précédent de Bataille, Le coupable, qui fait partie du même cycle, La somme
athéologique. Mais ce dernier livre, bien que rédigé avant L’expérience intérieure, restait
inédit en 1943 et ne parut que l’année suivante.
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mystique », de quelqu’un qui relatait et expliquait ses contacts avec le
sacré, la mystique étant la fréquentation du tout autre, c’est-à-dire du
sacré. Sans nier l’authenticité d’une « expérience indéniable5 » vécue par
l’auteur, Sartre s’en prend à l’explication de cette expérience : Bataille
aurait bien rencontré le sacré, mais il aurait manqué de culture intellectuelle pour l’expliquer. La critique est sérieuse, même si l’on se souvient
que, selon Bataille, l’expérience intérieure aboutit à un « non-savoir », et
par conséquent ne peut pas être traduite en termes cognitifs d’une façon
adéquate. Il a parlé, il a tenté de faire cette traduction, il prétend révéler
« un champ de coïncidences entre les données d’une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et celles de la connaissance discursive6 » ;
de cette connaissance, il doit assumer la responsabilité.
Sartre détecte chez Bataille une confusion de deux méthodes, deux
approches, « deux attitudes d’esprit distinctes qui coexistent chez lui
sans qu’il s’en doute et qui se nuisent l’une à l’autre : l’attitude existentialiste et ce que je nommerai, faute de mieux, l’attitude scientiste7 ».
Autrement dit, ce sont les attitudes interne et externe : l’une subjective,
concentrée sur le vécu d’un sujet unique, focalisée sur son « point de
vue », l’autre objective et impersonnelle, traitant le même sujet comme
un individu parmi d’autres.
On ne suivra pas ici tous les arguments allégués par Sartre à l’appui
de sa critique. On peut juger de leur bien-fondé non seulement par
l’analyse détaillée des textes, mais aussi par les réactions de l’auteur
de L’expérience intérieure à la critique sartrienne. Il y a réagi deux fois,
la première fois explicitement et la seconde fois implicitement, sans
nommer son adversaire. La première réaction, bien connue, est une
« Réponse à Jean-Paul Sartre (Défense de L’expérience intérieure) », placée en appendice dans le livre suivant de Bataille, Sur Nietzsche (1945)8.
Dans cette défense de son ouvrage, Bataille cite abondamment l’article
de Sartre, mais ne fait aucune mention du reproche de confusion entre
deux attitudes d’esprit. Au lieu de répondre à cette observation (de
même qu’à d’autres faites par Sartre), il avance une objection d’ordre
plus général, désarmant toute critique logique et conceptuelle : sa
5. Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique », dans Critiques littéraires (Situations, I),
Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1975 [1947], p. 227.
6. Georges Bataille, L’expérience intérieure, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard,
1973, tome V, p. 11. Dorénavant désigné à l’aide des lettres OC, suivies du tome et du
numéro de la page.
7. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 191.
8. Voir OC, tome VI, p. 194-202.
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pensée, dit-il, est trop rapide, à l’instar de l’expérience même dont elle
rend compte :
Ce que dans L’expérience intérieure j’essayai de décrire est ce mouvement
qui, perdant toute possibilité d’arrêt, tombe facilement sous le coup d’une
critique qui croit l’arrêter du dehors puisque la critique, elle, n’est pas prise
dans le mouvement9.
On le voit, la thématique du mouvement est accompagnée de celle du
dehors/dedans, et l’auteur de L’expérience intérieure s’oppose à son
détracteur comme quelqu’un qui est dans le mouvement à celui qui
tente d’« arrêter du dehors » ce même mouvement. Il reprend à son
compte et réinterprète l’opposition sartrienne pour se défendre.
Un an plus tard, cette opposition s’explicite dans un autre texte de
Bataille, faisant partie de l’un des premiers numéros de Critique, « Le
sens moral de la sociologie » (1946). C’est le compte rendu d’un livre du
sociologue Jules Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses10.
Monnerot avait été l’un des compagnons de Bataille dans l’aventure du
Collège de sociologie, en 1937 (peut-être était-il même l’un des fondateurs du collège, bientôt retiré du projet), et Bataille commence son
compte rendu par des souvenirs personnels de la « génération » à
laquelle ils appartiennent tous les deux : dès le début il adopte une
perspective intérieure, « participante ». De tous les problèmes considérés par Monnerot, il met en valeur celui du sacré, ou plus généralement de « l’hétérogène » — une catégorie que le sociologue semblait
avoir empruntée à Bataille même, à son article « La structure psychologique du fascisme » (1934-1935). D’accord avec Monnerot, Bataille
postule la nécessité d’un regard intérieur sur les phénomènes relevant
de cette catégorie-là. L’hétérogène, dit-il,
n’est pas comme le sacré principalement déterminé du dehors (ainsi par
une observation de l’ethnologue semblable à celle du biologue guettant
l’insecte), mais de façon générale du dedans et du dehors, quand il s’agit de
réactions que nous-mêmes vivons. Et c’est le mérite — et l’intention dominante — de Monnerot de nous montrer que les faits sociaux ne peuvent pas
être envisagés comme des choses11.
9. Ibid., p. 199.
10. Jules Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses, Paris, Gallimard, coll. « Les
essais », 1946.
11. OC, tome XI, p. 60. Le mot « sacré » relève ici de la terminologie sociologique, en
renvoyant aux phénomènes de comportement observables du dehors. Cette notion ne
comprend donc pas l’expérience intérieure : un exemple parmi d’autres du flottement
terminologique chez Bataille.
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Dans une société, explique Bataille, ne sont pas hétérogènes que des
personnages observés à distance par le sociologue — « l’homme des
bas-fonds », le forçat ou la prostituée —, ce sont également le poète
maudit ou « l’outsider sans profession » comme Marx, Comte, Kierkegaard ou Nietzsche : bref, les intellectuels avec qui le sociologue ne
peut que s’identifier. Nous-mêmes sommes hétérogènes, nous-mêmes
sommes prédestinés au statut sacré et à l’expérience correspondante.
« Ainsi par un inévitable glissement la catégorie du sacré s’étend au
domaine de notre expérience12. »
Sans évoquer Sartre, Bataille répond en fait à sa critique concernant
l’incompatibilité des attitudes interne et externe vis-à-vis du sacré. Ces
deux approches, dit-il, peuvent et même doivent se combiner, « par un
inévitable glissement ». Le sens de sa réplique à Sartre devient encore
plus clair si l’on réexamine sa phrase : « les faits sociaux ne peuvent pas
être envisagés comme des choses ». Certes, c’est une reprise du titre de
Monnerot, qui contestait lui-même le célèbre principe sociologique de
Durkheim (« les faits sociaux doivent être traités comme des choses »,
c’est-à-dire objectivement, d’un point de vue « scientiste ») ; mais c’est
aussi une citation assez exacte de l’article de Sartre sur L’expérience
intérieure :
la Sociologie de Durkheim est morte : les faits sociaux ne sont pas des choses,
ils ont des significations et, comme tels, ils renvoient à l’être par qui les
significations viennent au monde, à l’homme, qui ne saurait à la fois être
savant et objet de science13.
Quelques pages après le fragment commenté, dans la dernière partie
de son compte rendu, Bataille reprend la formule sartrienne presque
mot à mot :
comme le titre l’indique, l’auteur [Monnerot] a pour but de montrer que les
faits sociaux ne peuvent être tenus pour des choses, qu’inévitablement ils
ont pour quiconque un sens qui importe, en particulier pour le sociologue14.
Ainsi, Bataille a bien appris la leçon de Sartre, mais avec deux modifications. D’abord, il remplace les « significations » trop objectives et
12. Ibid., p. 61.
13. Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 226-227, je souligne. Une question qu’on ne peut discuter ici est l’origine du titre de Monnerot. Ce dernier pouvait connaître l’article de Sartre
sur Bataille publié en 1943 dans trois numéros des Cahiers du Sud ; il est vrai qu’il ne s’y
réfère point.
14. OC, tome XI, p. 64.
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sociologiques par un « sens » plus intime et plus sujet aux interprétations subjectives ; et puis il s’obstine à refuser la disjonction sartrienne :
« l’homme […] ne saurait à la fois être savant et objet de la science ».
Selon lui, l’homme est toujours les deux, du moins quand il s’agit de la
connaissance de « l’hétérogène ».
L’échange polémique entre Bataille et Sartre, avec une participation
discrète de Monnerot, porte sur le cadre épistémologique qu’il convient d’adopter dans l’étude du sacré et dans les sciences humaines
en général15. En acceptant tacitement l’observation de Sartre sur la
présence simultanée des attitudes « existentialiste » et « scientiste »
dans L’expérience intérieure, Bataille en tire d’autres conclusions que
son contradicteur. Ces deux approches se combinent inévitablement
dès qu’il s’agit d’un problème comme celui du sacré, leur association
n’est pas un défaut de méthode. Cette conviction de Bataille, basée
sur une expérience mystique, semble converger vers certaines tendances actuelles des sciences de l’homme, au reste très éloignées du
mysticisme, qui cherchent à réconcilier les approches biologiques ou
neurobiologiques (externalistes) et les analyses phénoménologiques
(internalistes), pour fonder une science intégrale des faits humains
et sociaux16. La pure introspection phénoménologique, que Sartre en
1943 postulait comme une méthode pour la description exhaustive de
l’expérience intérieure, s’avère insuffisante, et devrait être étayée d’une
description « scientiste ».
L’expérience du sacré
On sait depuis l’étude de Jean-Michel Heimonet déjà citée que l’éreintement sartrien du « nouveau mystique » Bataille pourrait se lire comme
un acte d’autocensure, une tentative de refouler et d’exorciser les tendances mystiques bien lisibles dans l’œuvre propre de Sartre à la fin des
années 1930, et que ce dernier, quelques années plus tard, devait juger
incompatibles avec son nouvel engagement politique. Effectivement,
les extases immanentes évoquées dans La nausée (1938) se laissent bien
15. J’ai analysé cet échange d’un point de vue épistémologique dans un article publié
en russe : « Fait social et chose : le problème du sens dans les sciences humaines », dans
Raboty o teorii [Travaux sur la théorie], Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2012,
p. 13-24.
16. Voir par exemple, pour une réflexion de méthode, Jean-Marie Schaeffer, La fin de
l’exception humaine, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2007.
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classer parmi des expériences mystiques sans Dieu, comme en rapporte Bataille. D’une manière plus générale, l’expérience du sacré
n’était pas du tout étrangère à Sartre, malgré ses convictions résolument athées. Parmi les manifestations philosophiques et littéraires
qu’elle prend chez lui, on peut citer les notions d’aura, de mana et du
numineux qu’il emploiera, bien plus tard, dans sa psychanalyse existentielle de Gustave Flaubert et du frère aîné de celui-ci (L’idiot de la
famille, t. 1) ; le phénomène de la « fausse mort » pratiquée par les insectes, qui explique la fameuse attaque nerveuse du jeune Flaubert et qui
ressemble de près à la « psychasthénie légendaire » étudiée dans les
années 1930 par Roger Caillois parmi d’autres affinités entre l’expérience du sacré chez l’homme et les instincts animaux ; l’image des
mouches, dans la pièce du même titre (1943), qui forment une sorte de
masse impure et maléfique, semblable aux substances du sacré « négatif » ; la thématique récurrente du « haut lieu », conférant au personnage qui s’y trouve un statut exceptionnel, analogue à celui d’un ascète
ou d’un martyre (La chambre, Érostrate, Les séquestrés d’Altona, etc.) ; le
sentiment d’être « inhumain » et le désir de rester « pur » qui investissent
d’une force aveugle et meurtrière le condamné dans « Le mur »17.
Tous ces traits ne se retrouvent pas forcément chez Bataille ; on va
comparer ici des expériences proprement mystiques — des rencontres
de l’homme avec le sacré — chez les deux auteurs, et plus particulièrement la nature des objets qui induisent ces expériences.
Le sentiment mystique est souvent ambivalent, on y trouve combinées la fascination et la peur, voire la répulsion18. Chez Sartre, ces deux
aspects sont la plupart du temps séparés. D’un côté, il y a des « moments
parfaits » et des « situations privilégiées », des expériences plutôt esthétiques que mystiques, évoquées pour la plupart comme des rêves ou
des souvenirs d’un personnage de La nausée (Roquentin ou Anny)19. Ce
17. Je viens de résumer en quelques lignes le contenu de mes deux articles : « Sartre et le
sacré », dans Noureddine Lamouchi (dir.), Jean-Paul Sartre, critique littéraire, Actes du colloque intitulé « Jean-Paul Sartre : critique et création littéraire » qui s’est déroulé à l’Institut
supérieur des langues de Gabès (Tunisie) les 4 et 5 décembre 2003, Louvain-la-Neuve,
Academia-Bruylant, coll. « Au cœur des textes », no 3, 2006, p. 161-172 ; « Les forces de l’absurde
(Une relecture du “Mur”) », Études sartriennes, no VI (Cahiers RITM, no 11), 1995, p. 225-242.
18. Voir Rudolph Otto, Le sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation
avec le rationnel, Paris, Payot, 1968 [1917].
19. « Plus de moments parfaits ? — Non. » « Il fallait transformer les situations privilégiées en moments parfaits. » « Il y avait toujours quelque chose qui sonnait faux dans ces
moments-là » (Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques [éd. Michel Contat et Michel Rybalka],
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 169, 175 et 176).
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sont des formes absolues — seule une forme peut être parfaite — fixées
dans la mémoire et dégagées de toute substance matérielle : la vie, à
ces moments-là, perd sa pesante matérialité. Le cas le plus impressionnant (et du reste le seul à être vécu immédiatement au cours du récit,
et non remémoré après coup), c’est l’extase finale de Roquentin, écoutant chanter un ragtime. Elle est induite par la perception d’une forme
pure, une mélodie, mais elle dépasse l’impression esthétique vers
l’ontologie (« Elle n’existe pas […]. Elle est20 ») ; encore s’agit-il d’une
ontologie rationnelle, philosophique, munie dès l’abord d’une terminologie spéciale. Le mysticisme « positif » sartrien semble trop cérébral, trop « professionnel » et peut-être même professoral, pour être
vécu avec toute la passion qui convient à la véritable expérience intérieure. De l’autre côté, il y a des peurs névrotiques, les « nausées » de
Roquentin — devant un caillou au bord de la mer, devant une banquette de tramway, devant l’eau stagnante, devant une racine d’arbre.
Ce sont des objets soit sans forme (l’eau), soit d’une forme quelconque
(le caillou, la racine), soit d’une forme instable et moulée par le corps
humain (le siège de tramway — « cet énorme ventre tourné en l’air21 ») :
bref, des substances sans forme et sans nom22, liées aux grands éléments archaïques comme l’eau ou la terre dans laquelle disparaît la
racine. Les angoisses du personnage sartrien, l’envers de ses extases
heureuses, sont déclenchées par un certain imaginaire substantiel.
Dans L’être et le néant (1943), Sartre essaie de conceptualiser cet imaginaire, d’en faire une phénoménologie. Les substances écœurantes
renvoient, dit-il d’abord, au corps de l’homme, qui se présente tout à
coup comme factice, comme un fait brut non maîtrisé par l’esprit de
l’homme qui l’habite :
Cette saisie perpétuelle par mon pour-soi d’un goût fade et sans distance
qui m’accompagne jusque dans mes efforts pour m’en délivrer et qui est
mon goût, c’est ce que nous avons décrit ailleurs sous le nom de Nausée […].
Loin que nous devions comprendre ce terme de nausée comme une métaphore tirée de nos écœurements physiologiques, c’est, au contraire, sur son
fondement que se produisent toutes les nausées concrètes et empiriques
(nausées devant la viande pourrie, le sang frais, les excréments, etc.) qui
nous conduisent au vomissement23.
20. Ibid., p. 206.
21. Ibid., p. 148.
22. « Les choses se sont délivrées de leurs noms » (ibid.).
23. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992 [1943], p. 387.
Voir dans La nausée : « La Chose, qui attendait, s’est alertée, elle a fondu sur moi, elle se
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Sartre ne parle pas de sacré ni de mystique, il pose seulement la priorité de la « nausée » ontologique par rapport à « toutes les nausées
concrètes et empiriques », il cherche à réduire la physiologie à la métaphysique. Or, dans un autre passage de L’être et le néant, l’élément
matériel propre à susciter la nausée métaphysique, le visqueux, s’avère
très proche des substances considérées comme « impures » (négativement sacrées) par la conscience religieuse. L’anthropologue britannique Mary Douglas cite ce texte de Sartre pour montrer que l’impureté
des substances visqueuses tient à leur caractère ambigu, à mi-chemin
entre les solides et les liquides24. Moi-même, j’ai essayé de montrer
ailleurs leur état intermédiaire entre la nature et la culture25. Sans ignorer cette duplicité classificatoire du visqueux, Sartre rapporte cette
« substance entre deux états26 » à l’homme, à son corps et à son projet
d’appropriation auquel le visqueux ne se soumet pas. Il s’agit en fin de
compte moins de classifications logiques que d’une expérience existentielle, d’une ambiguïté déconcertante du moi et du non-moi27. Les
substances louches qui obsèdent le narrateur de La nausée ont cette
particularité qu’elles adhèrent au corps humain sans lui obéir comme
le font les choses, qu’elles forment une continuité dangereuse entre
l’être et le monde.
Bataille, lui, dans ses textes théoriques (comme Théorie de la religion, 1948), parle souvent d’une continuité entre l’être et le monde
qui passent de l’un à l’autre comme des vagues dans l’eau. S’agissant
d’expériences mystiques proprement dites, cette notion s’associe chez
lui à l’intuition de « ruissellement », révélé à l’homme au moment de
l’extase :
coule en moi, j’en suis plein. — Ce n’est rien : la Chose, c’est moi. L’existence libérée,
dégagée reflue sur moi. J’existe […]. Il y a de l’eau mousseuse dans ma bouche » ( JeanPaul Sartre, Œuvres romanesques, p. 117).
24. Voir Mary Douglas, Purity and Danger. An Analysis of Concepts of Pollution and
Taboo, Harmondsworth, Penguin Books, coll. « Pelican books », 1970 [1966], p. 51.
25. Voir Serge Zenkine, « Le grand courant anti-naturaliste », Études sartriennes,
no VIII, 2001, p. 25-36.
26. Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, p. 699.
27. « le visqueux se révèle essentiellement comme louche, parce que la fluidité existe
chez lui au ralenti ; il est empâtement de la liquidité, il représente en lui-même un triomphe naissant du solide sur le liquide, c’est-à-dire une tendance de l’en-soi d’indifférence,
que représente le pur solide, à figer la liquidité […]. Cette instabilité figée du visqueux
décourage la possession » (ibid.). Mary Douglas ne méconnaît pas, elle non plus, cet aspect
existentiel du visqueux chez Sartre : « it attacks the boundary between myself and it », Mary
Douglas, op. cit., p. 51.
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Ce sont des contagions d’énergie, de mouvement, de chaleur et des transferts d’éléments, qui constituent intérieurement la vie de ton être organique. La vie n’est jamais située en un point particulier : elle passe rapidement
d’un point à l’autre […], comme un courant ou comme une sorte de ruissellement électrique. (OC, tome V, 111)
Reconnaître cette continuité, selon Bataille, est aussi important qu’accepter la perspective « participante » dans l’étude du sacré. L’homme
n’est pas séparé du monde, et ceci vaut en réflexion philosophique
comme dans l’expérience « brute ». En plus, cette dernière conserve
toute l’ambiguïté du sacré : elle est vécue dans « l’angoisse » (mot
extrêmement fréquent chez Bataille), comme un « supplice », une
chute et un évanouissement mortel. En général, ce sont moins des
substances matérielles qui induisent le sentiment du sacré, qu’une
certaine « atmosphère », un paysage, un ciel étoilé… Un trait essentiel
sans lequel l’expérience ne sera pas authentique, c’est un sentiment
vertigineux de rupture, de perte de soi, qui rend impossible toute
contemplation calme et rationalisable. S’il arrive quelquefois à Bataille
de vivre une « félicité » devant le spectacle d’une nature « impressionniste » (félicité comparable à certaines extases esthétiques rapportées
dans la Recherche de Proust), il finira par disqualifier cette expérience
comme « en partie manquée (OC, tome V, 130) » : c’est qu’elle manque
de dramatisme, de mouvement brouillant les formes et mettant en jeu
le spectateur même — qui du même coup cesserait d’être spectateur
pour devenir patient ou victime.
Ainsi, l’ambivalence affective du sacré est reconnue et vécue par
Sartre comme par Bataille : tous les deux éprouvent un sentiment extatique et angoissé devant les objets/substances/milieux qui concentrent des forces numineuses. Mais alors que Sartre a tendance à séparer,
à tenir à distance les deux aspects du sacré — ils se manifestent chez lui
dans des situations différentes —, Bataille au contraire cherche à les
réunir, au point de rejeter comme « en partie manquée » une expérience intérieure trop euphorique, dépourvue de vertige angoissant. Il
se transporte au cœur de l’expérience mystique, tandis que Sartre
réussit à s’arrêter devant elle, en se procurant un abri d’où parler, discourir sur les problèmes du sacré.
L’écriture du sacré
Les pratiques verbales des deux auteurs diffèrent elles aussi. Sartre philosophe fait confiance au langage et n’entreprend jamais son analyse
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critique ; cependant, dans son œuvre littéraire et critique, l’expérience
du langage est souvent rapportée comme celle d’une épaisseur encombrante, entravant la liberté humaine28. Dans son article sur Bataille, il
a le mérite de s’interroger sur l’écriture qui peut rendre compte d’une
expérience mystique. En effet, toute la première partie de son texte est
consacrée à la « forme » de L’expérience intérieure, à sa rhétorique paralogique (« Preuves d’orateur, de jaloux, d’avocat, de fou. Non de
mathématicien29 »), à ses glissements logiques délibérés et à sa structure fragmentaire. « Ainsi l’ouvrage [de Bataille] offre-t-il l’aspect d’un
chapelet de propos30 », régi par « un mimétisme de l’instant31 » :
Par opposition aux démarches analytiques des philosophes, le livre de
M. Bataille se présente, pourrait-on dire, comme le résultat d’une pensée
totalitaire32.
Mais en même temps, c’est « un essai-martyre33 », dont la totalité est
sans cesse brisée, même sur le plan de la composition extérieure, en
une multitude de « propos » liés les uns avec les autres par des passages
de hasard qui défient toute logique.
En dépit de leur ton agressif (en dépit de leur « forme », dirait
Sartre), ces remarques sont fondées. La stratégie textuelle de Bataille
consiste effectivement à contrer le « discours », à mimer « rapidement »,
en temps réel, le mouvement de l’expérience mystique. Ainsi, son
écriture fluctue sans cesse entre des moments extatiques — forcément
rapportés après coup, mais reconnaissables dans le texte par une intensité particulière de la passion — et des raisonnements logiques qui
préparent les extases ou les suivent et en donnent l’analyse. Dans un
texte de 1944, la conférence sur le péché faisant partie de son livre Sur
Nietzsche, il interprète cette fluctuation comme le dualisme du « sommet » (la plénitude et la dépense extatique) et du « déclin » (le mouvement inertiel, régi par la conservation et le calcul d’énergie, non par la
dépense) ; et dans L’expérience intérieure, il répète pour l’expliquer une
phrase de son ami Maurice Blanchot : « que l’expérience elle-même est
28. Voir Serge Zenkine, « Sartre et l’expérience du langage » [en russe], dans Sergey
Fokine (dir.), Jean-Paul Sartre v nastoiachtchem vremeni [Jean-Paul Sartre au présent], SaintPétersbourg, Éditions de l’Université de Saint-Pétersbourg, 2006, p. 37-53.
29. Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique », p. 146.
30. Ibid., p. 148.
31. Ibid.
32. Ibid., p. 149.
33. Ibid., p. 144.
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deux nouveaux mystiques : le sacr selon bataille et sartre
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l’autorité (mais que l’autorité s’expie)34 » — autrement dit, l’authenticité dangereuse (sacrée) de l’expérience doit « s’expier » par des passages plus « discursifs » qui l’encadrent. À certains moments, l’ardeur de
la passion ne se laisse plus exprimer par la prose, et Bataille intercale
dans son texte des poèmes, en définissant leur effet comme « le sacrifice
où les mots sont victimes35 » ; mais ce sacrifice poétique est toujours
contrebalancé par des fragments textuels plus sages et plus rationnels
qui servent à « expier », désamorcer la force du sacrifice36.
Ces deux modes d’écriture, « chaude » et « froide », coexistent et voisinent dans le texte de Bataille, en produisant l’effet singulier d’un texte
non seulement fragmentaire mais hétérogène37. Cet effet contraste,
bien entendu, avec les stratégies textuelles de Sartre, là où celui-ci cherche lui-même à rapporter des expériences du sacré. Au lieu d’un fragmentaire haletant, il fait dérouler dans ses œuvres littéraires un récit
bien mesuré, où les « moments parfaits » et les peurs mystiques, c’est-àdire les extases positives et négatives devant le sacré, demeurent bien
enchâssés dans les constructions durables du narratif, dont ils constituent des épisodes dramatiques ; et dans ses textes philosophiques, ces
expériences sont encore plus sûrement renfermées dans le discours
analytique, présentées comme de simples exemples, des morceaux d’un
langage-objet subordonnés au grand métalangage métaphysique.
Sur les plans de l’expression verbale, du cadre épistémologique et de
l’expérience immédiate, nous retrouvons une opposition essentielle
entre Bataille et Sartre : l’un pratique le sacré en l’éprouvant du dedans,
tandis que l’autre cherche à l’examiner à distance — théoriquement, au
sens littéral du mot grec theoria, contemplation.
Il est d’autant plus remarquable que les deux auteurs, si divisés
dans leurs attitudes vis-à-vis du sacré, ont élaboré chacun une version
de l’engagement de l’écriture. Pour Sartre, il s’agit d’un engagement
34. OC, t. V, p. 19.
35. Ibid., p. 156.
36. Le même désamorçage de l’énergie du sacré a été décrit dans les rites de sortie du
prêtre à la fin du sacrifice chez les Hindous (voir l’ouvrage de Henri Hubert et Marcel
Mauss, « De la nature et de la fonction du sacrifice » [1899], bien connu de Bataille). Sartre
(et Jean-Michel Heimonet après lui) semble appliquer trop largement la formule
bataillienne « sacrifice des mots », en l’étendant à tout le texte de L’expérience intérieure,
tandis qu’elle ne recouvre qu’un aspect, une constituante de ce texte.
37. En ce sens, les analogies avec les pratiques fragmentaires des romantiques allemands, proposées par Jean-Michel Heimonet, ou avec celles du philosophe rationaliste
Alain, avancées déjà par Sartre, ne semblent guère convaincantes : elles ne prennent pas
en compte l’hétérogénéité constitutive du texte bataillien.
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tudes franaises • 49, 2
politique, demandant à l’écrivain d’être conscient de l’endroit d’où
il parle — car on ne peut pas parler de nulle part. Bataille oppose à
cette idée sociologique l’idée proprement existentielle d’« être en
jeu », c’est-à-dire risquer son intégrité précaire en participant au jeu
des forces naturelles et sociales. Les deux engagements peuvent être
plus ou moins explicites et, si l’on prend conscience du premier (selon
Sartre) en prenant une position dans les mouvements historiques, le
second se manifeste (selon Bataille) dans l’acte sacrificiel de l’extase
mystique, qui met en question la possibilité même de toute connaissance réfléchie. Le sacré et en particulier l’expérience mystique, chez
les deux auteurs, servent de bornes qui limitent le champ de la raison
discursive ; le choix s’impose alors : ou bien dépasser ces bornes, au risque de perdre tout appui de la raison, ou bien rester en deçà d’elles, au
risque de réduire la portée de sa pensée, de la confiner parmi les choses trop accessibles à la connaissance rationnelle. Ce dilemme définit le
cadre dans lequel s’énonce la pensée du sacré dans la culture moderne.
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