Régine Le Jan
RABAN MAUR ET LES MUNERA :
IDÉOLOGIE DU DON,
HIÉRARCHIE ET POLITIQUE
L
’anthropologie a révélé qu’en l’absence de structures étatiques
fortes, le système de réciprocité qui fondait le lien social palliait
les insuffisances des pouvoirs centraux. Depuis Marcel Mauss
et son magistral Essai sur le don, on sait en effet que le don est l’élément
essentiel et structurant d’un système de relations globales et de prestations réciproques, à la fois libres et contraignantes. La liberté du
don oblige le donataire à recevoir, mais aussi à rendre, ce qui engendre une chaîne de prestations compensatoires qui, généralisée entre
les individus et les groupes, entraîne la circulation des richesses à
travers la société toute entière. Mauss avait déjà souligné la variabilité
des formes prises par l’échange : le contre-don peut être immédiat ou
différé, de même nature que le don ou de nature différente, de valeur
inférieure, égale ou supérieure à la prestation, auquel cas elle hiérarchise les partenaires dans l’échange, le supérieur donnant plus ou
moins selon les cas. Elle peut s’exercer entre deux partenaires en face
à face ou au contraire entre de nombreux échangistes qui forment
alors des réseaux complexes ou des circuits plus ou moins longs.
Les correctifs et compléments qui ont été apportés à l’œuvre de
Mauss permettent de mieux rendre compte de la complexité de la
société médiévale. Annette Weiner a en particulier montré que tout
n’était pas objet de don, que l’échange s’organisait autour de biens
qu’il fallait garder, des biens inaliénables, parce qu’ils touchaient au
sacré et à l’identité du groupe1. Ces biens sont ceux qui ont acquis la
plus haute valeur symbolique pour un groupe, par un processus de
transmutation ou de commutation, dont Pierre Bourdieu a montré
toute l’importance2 : n’importe quel bien de valeur, soumis à l’échange
marchand ou au troc, peut en effet être transformé en un bien précieux qui conduit à dissimuler sa valeur économique sous le couvert
symbolique, et le bien précieux peut à son tour redevenir un simple
1
2
A. Weiner, Inalienable possession. The Paradox of Keeping-While-Giving, Berkeley, 1992.
P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980.
403
hama9.indd 403
10-12-2009 10:11:40
régine le jan
bien de valeur. Maurice Godelier a repris à Annette Weiner la théorie
de l’inaliénabilité des biens en intégrant l’au-delà dans le circuit de
l’échange, avec pour conséquence une complexification des réseaux
d’échange dans les sociétés chrétiennes3 : premièrement, Dieu devient
un partenaire obligé de l’échange, ce qui conduit à des transferts
massifs de richesses vers l’Église, puisque la dette des hommes ne
pourra jamais annuler le sacrifice divin. Les saints et les morts qui sont
la projection des hommes dans le monde de l’au-delà, de même que
les pauvres, qui représentent le Christ, deviennent à leur tour des
partenaires dans l’échange avec l’au-delà. En même temps, dans les
sociétés traditionnelles, l’échange est un phénomène multiforme qui
inclut aussi bien le don que l’échange marchand, qu’il soit monétaire
ou non. Cependant, l’échange marchand crée entre les partenaires
un lien neutre, tandis que le don crée un lien qui ne peut être neutre.
C’est cette grammaire de l’échange que je tente d’appliquer à Raban
Maur.
Les auteurs carolingiens ont en effet une riche terminologie de
l’échange, qui mériterait d’être étudiée pour elle-même. Ils font la
différence entre la venditio/acquisitio, le concambium, les dona et les
munera, l’oblatio, la traditio. Pour étudier le phénomène du don chez
Raban Maur, je suis partie du terme munus/munera qu’il utilise fréquemment. Munus est issu de la racine indo-européenne *mei- « changer, échanger », qui apparaît dans des mots servant à désigner des
échanges réglés par l’usage, dont plusieurs ont une valeur juridique4.
Dans la langue latine classique, munus désignait la charge d’un magistrat, les fonctions officielles et les devoirs liés à cette charge, accessoirement mais fréquemment le présent, le cadeau que l’on fait, par
opposition à celui que l’on donne. Comme l’a montré Émile Benveniste, l’unité de sens de munus se trouve donc dans la notion de devoir
rendu, de service accompli, elle se ramène à ce que Faustus définit
comme un donum quod officii causa datur. Celui qui accepte un munuscharge contracte l’obligation de s’acquitter de sa dette à titre public
par une distribution de faveurs ou de privilèges, ou de jeux, etc. Le
mot enferme donc la double valeur de charge distinctive et de prestations compensatoires. À partir de ce sens initial, le mot a donné des
dérivés, comme com-munis, com-munitas, qui désignent celui qui prend
part aux munera, chaque membre du groupe étant astreint à rendre
pour ce qu’il a reçu, il a donné aussi re-muneratio. Benveniste écrit que
3
4
M. Godelier, L'énigme du don, Paris, 1996.
A. Ernout & A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1932, p.422.
404
hama9.indd 404
10-12-2009 10:11:40
raban maur et les MUNERA
« charges et privilèges sont les deux faces de la même chose, et cette
alternance constitue la communauté ». La charge étant distinctive,
créatrice d’honneur, le cadeau doit être généreux, donc précieux, de
grande valeur, matériellement et symboliquement5.
Avec les munera, nous nous situons donc en principe dans le registre du pouvoir, réservé à l’élite. Or Raban Maur est un des grands
personnages de son temps, un membre de l’élite dirigeante ecclésiastique, proche du pouvoir impérial carolingien, conseiller de Lothaire
et de Louis le Pieux qui lui commandent des ouvrages exégétiques.
Abbé d’un des plus grands monastères royaux de Germanie, avant de
devenir archevêque de Mayence, il jouit d’une autorité dont témoignent ses écrits, sa correspondance, son action. Par ses fonctions
comme par ses origines aristocratiques, il est impliqué dans les réseaux
de pouvoir, à la cour comme en Germanie. Il présente aussi, dans ses
écrits, une vision du monde qui est celle des grands évêques de son
temps. Ce qu’il dit du système de réciprocité et de l’échange de prestations peut donc éclairer la complexité et la flexibilité des conceptions ecclésiastiques en matière de société.
Les munera et la construction du pouvoir
L’époque carolingienne voit le développement d’une pensée hiérarchique6 et Raban Maur trouve dans les textes scripturaires et en
particulier dans le Livre des Rois de quoi justifier une construction
hiérarchique du pouvoir. Dans le commentaire de ce Livre qu’il écrit
en 834 pour Hilduin, abbé de Saint-Denis et archichancelier de l’empereur Louis le Pieux, Raban relate comment Merodach, fils du roi
de Babylone, a envoyé des ambassadeurs à Ézechiel, qui était malade,
en lui faisant porter des lettres et des cadeaux (litteras et munera). Ce
dernier s’en est réjoui et a montré aux envoyés les splendeurs de sa
demeure et ses trésors7. Le Livre des Rois trouvait écho dans la société
du IXe siècle où les dons et cadeaux (dona et munera) faisaient partie
des techniques sociales obligées qui créaient les liens sociaux positifs,
5
É. Benveniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », L’Année sociologique,
3e série 1948-1949 (1951), p. 7-20, spécialement p. 15-16.
6
Voir à ce propos la 4e rencontre du programme de recherche sur les Élites au haut Moyen
Âge : F. Bougard, D. Iogna-Prat & R. Le Jan (dir.), Hiérarchie et stratification sociale dans
l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, 2008 (Haut Moyen Âge, 6) ; en particulier, cf.
D. Iogna-Prat, « Penser l’Église, penser la société d’après le Pseudo-Denys l’Aréopagite »,
ibid., p. 55-81.
7
PL 109, col. 263-265 (Commentaria in libros IV regum, livre IV).
405
hama9.indd 405
10-12-2009 10:11:40
régine le jan
sans lesquels l’ordre et la hiérarchie ne pouvaient être maintenus. Ils
s’échangeaient entre égaux, mais aussi dans un type d’échange hiérarchique, entre le roi et les aristocrates, entre les aristocrates, entre
les puissants et les moins puissants.
La pratique du don permet à Raban de légitimer l’exercice du
pouvoir royal mais aussi de définir les bons et les mauvais rois. On lit
en effet dans le Livre des Rois que Salomon, de plus en plus souvent
offert en modèle au roi carolingien, était
un roi magnifique surclassant par ses richesses et sa sagesse tous les rois
de la terre. Et toute la terre désirait voir le visage de Salomon, pour entendre la sagesse que Dieu avait mise dans son cœur. Et tous lui apportaient
des munera, des vases d’argent et d’or, des vêtements et des armes pour la
guerre8.
L’image renvoie au roi carolingien, qui surclasse tous les grands par
ses richesses et sa sagesse, celui à qui les grands et les églises apportaient chaque année leurs dona annualia lors de l’assemblée générale du
royaume. Cette forme d’imposition, véritable taxation déguisée,
s’insérait dans le circuit de l’échange hiérarchique qui réglait les positions de chacun et qui soutenait la domination. En retour le roi devait
donner à son tour, comme le rapporte Notker le Bègue entre 884 et
887, lorsqu’il décrit le rituel par lequel, à la veille de Pâques, Louis le
Pieux offrait des donativa à tous ceux qui le servaient au palais, chacun
selon son rang, aux plus nobles des baudriers, des armes et des vêtements très précieux, aux inférieurs des manteaux frisons de couleur...9
Le rituel ainsi décrit, qu’il ait eu lieu ou non, reproduisait la représentation de la « société ordonnée » telle que les penseurs carolingiens l’avaient définie : le roi est le donateur suprême, il donnait à
chacun les objets symboliques de sa condition, armes et vêtements
précieux aux plus nobles, vêtements plus ordinaires aux autres. Le
terme donativa est tiré du vocabulaire classique qui désignait les largesses faites par l’empereur aux soldats et les donativa apparaissent
comme une remuneratio, qui récompense ou paie un service. Mais
Raban Maur ne manque pas de commenter le fait que la pratique du
don permet aussi de définir les mauvais rois qui, comme les fils de
Ibid.
Notker der Stammler, Gesta Karoli Magni imperatoris, éd. H. F. Haefele, Berlin, 1959 (MGH
Scriptores rer.Germ., NS, 12), p. 424 (II, 21) : In qua etiam cunctis in palatio ministrantibus et in
curte regia servientibus iuxta singulorum personas donativa largitus est, ita ut nobilioribus quibuscumque aut balteos aut fascilones preciosissimaque vestimenta a latissimo imperio perlata distribui iuberet ; inferioribus vero saga Fresonica omnimodi coloris darentur ; porro custodibus equorum pistoribusque et cocis indumenta linea cum laneis semispatiisque, prout opus habebant, proicerentur.
8
9
406
hama9.indd 406
10-12-2009 10:11:40
raban maur et les MUNERA
Samuel, pervertissent la justice par des cadeaux et des gains honteux
(muneribus turpibusque lucris10), en soulignant qu’il n’y a rien de plus
inique que de recevoir des cadeaux en justice parce que les cadeaux
pervertissent l’esprit des sages. Cette phrase est abondamment reprise
par Raban comme par les théoriciens du IXe siècle qui luttent contre
la corruption des juges au nom de la justice.
Comme les hommes de son temps, Raban distingue entre les
cadeaux légitimes et ceux qui ne le sont pas, entre les prava munera et
les sincera munera. Projetée en termes de liens sociaux, la distinction
rappelle celle de Cicéron qui oppose la vera et la falsa amicitia. La
pratique des cadeaux s’exerçait dans les domaines où les textes scripturaires comme le droit romain et les lois dérivées ou influencées par
le droit romain avaient toujours vu de la corruption. Les cadeaux aux
juges ont été dénoncés par les réformateurs carolingiens et Raban
Maur ne fait pas exception à la règle, tant dans ses commentaires
bibliques (Ecclésiastique), ses homélies que dans les assemblées qu’il
préside. En 847, il écrit dans la lettre du concile de Mayence à Louis
le Germanique :
De ceux qui pervertissent la justice en acceptant des cadeaux. Il faut admonester et fortement blâmer ceux qui pervertissent la justice en acceptant
des cadeaux des deux parties – de celui qui réclame justement ce qui lui
a été enlevé injustement et de celui qui s’en est emparé injustement –, afin
qu’ils s’excluent eux-mêmes sans résister du royaume du Christ qu’atteignent tous ceux qui agissent justement11.
Les cadeaux aux juges étaient dans leur principe acceptés par les
populations, parce qu’ils créaient entre le juge et les justiciables le
lien indispensable à l’exercice de leur fonction, parce qu’ils permettaient de reconnaître la position du juge et qu’ils produisaient les
conditions nécessaires à la pacification12. Les évêques Théodulfe d’Orléans et Leidrade de Lyon, missi de Charlemagne dans le midi de la
Gaule à la fin du VIIIe siècle, choquèrent les populations en refusant
PL 109, col 35 (Commentaria in libros IV regum, I [834], c. 8).
PL 112, col 1571 (lettre à Louis le Germanique, adressée par les pères du concile de
Mayence, présidé par Raban en 847, c. 19) : De his qui ad subvertendam justitiam munera
accipiunt. Qui vero ad subvertendam justitiam a duobus munera accipiunt, hoc est ab eo qui quod
sibi injuste ablatum est juste requirit, et ab eo qui eadem injuste invasit, admonendi sunt et fortiter
increpandi, ne regnum Christi, quod omnibus juste facientibus patet, sibi sine ulla retractatione secludant.
12
R. Le Jan, « Justice royale et pratiques sociales dans le royaume franc au IXe siècle », in
La Giustizia nell’alto medioevo (secoli IX-XI), Spolète, 1997 (Settimane di studio del centro italiano
di studi sull’alto medioevo, 44), p. 47-90, repris dans Ead., Femmes, pouvoir et société, Paris, 2001,
p. 149-170.
10
11
407
hama9.indd 407
10-12-2009 10:11:40
régine le jan
tissus d’Orient, vases précieux, cuirs et armes, et ils durent finalement
accepter, malgré leurs réticences, de menus cadeaux (des fruits, des
œufs, du vin, du pain, des fromages, des poulets) pour que se crée le
lien, gage d’une bonne justice.
Cependant, Raban ne se sert pas seulement du Livre des Rois pour
proposer aux grands de son temps et aux rois carolingiens un modèle
hiérarchique de relations politiques, mais pour transposer en termes
ecclésiaux le système de l’échange. Si le roi Salomon est offert en
modèle au roi, c’est parce que la société chrétienne doit désormais se
penser comme une ecclesia dont Dieu est finalement l’ordonnateur
suprême, au-dessus des rois13. C’est donc à lui en définitive qu’il
convient de donner : « chacun, écrit Raban dans son commentaire,
doit s’efforcer de rendre à Dieu le service (obsequium) en paroles ou
en actes, selon ce que ses forces lui permettent »14. Les munera donnés
au roi dans le Livre des Rois se transforment en obsequia dans le cadre
de l’échange avec Dieu. Les termes sont pesés, puisque, dans le De
Universo, Raban a défini les obsequia comme étant ce que les pauvres
versent (solvunt) aux riches en guise de munera. Quelle que soit leur
richesse, les hommes sont toujours pauvres devant Dieu, puisque lui
seul possède la véritable richesse. Pour le juge suprême en effet, ce
n’est pas tant l’importance du cadeau qui compte, ni la personne du
puissant, mais la dévotion et l’humilité du cœur. C’est pourquoi on
exhorte à ne pas offrir à Dieu de cadeau provenant d’un commerce
inique, mais d’un juste labeur : parce que Dieu est un juge juste, il ne
prend pas en compte la personne du riche et il ne méprise pas la
personne du pauvre15. Les commentaires bibliques conduisent donc
à condamner l’orgueil des riches et la cupidité qui conduit à l’iniquité.
La dénonciation du commerce inique nous conduit alors à aborder
une autre question, celle de la circulation des reliques.
Voir J.-P. Devroey, Puissants et misérables, Bruxelles, 2006.
PL 109, col 198 (Commentaria in libros IV regum, III, c. 10) : « Et singuli deferunt ei munera ».
Dum unusquisque secundum id quod vires sibi suppetunt, in verbo seu factis obsequium studet praestare Deo.
15
PL 109, col 1015 (Commentaire in ecclesiasticum, VII, c. 5) : « Noli offere munera parva, non
enim suscipiet illa ; et noli inspicere sacrificium injustum, quoniam Dominjus judex est, et non est
apud illam gloria personae. » Apud supernum judicem non quantitas muneris, nec persona potentis
appenditur, sed quantitas devotionis, et humilitas cordis. Ideo hortatur, ut non ex iniquo lucro offeramus munera Deo, sed ex labore justo : quoniam Dominus justus judex est, nec accipit personam divitis,
nec despicit personam pauperis.
13
14
408
hama9.indd 408
10-12-2009 10:11:41
raban maur et les MUNERA
Raban et l’échange de reliques
Dans une lettre datée des années 838-842, l’évêque de Wurtzbourg
Humbert remercie Raban pour les reliques qu’il lui a envoyées par
porteur16. Humbert est l’un des correspondants principaux de Raban17,
l’un de ses amis. Le culte des reliques, né dans l’Antiquité tardive18, a
abouti à l’époque carolingienne à une multiplication des dons de
reliques destinés à renforcer les liens d’amitié19 et l’entretien des
réseaux20, en même temps qu’à l’accroissement du prestige des églises. En tant qu’abbé de Fulda, Raban a été un grand bâtisseur, il a
reconstruit et embelli les églises de Fulda et de ses dépendances et a
rassemblé les reliques nécessaires à la consécration des lieux de culte
par l’évêque21. Le traité de Rudolf de Fulda22 atteste que Raban a
déployé une grande activité pour faire venir des reliques, de Rome en
particulier, où l’ouverture des catacombes mettait à disposition d’innombrables fragments de corps des martyrs romains.
Comment s’est-il procuré les précieux fragments de corps saints ?
Patrick Geary a démonté les mécanismes du trafic de reliques romaines qui s’est développé à l’époque carolingienne, à partir des catacombes où avaient été inhumés les martyrs23. Rudolf de Fulda fait un
récit des translations qui ont eu lieu vers Fulda entre 835 et 838, sous
l’abbatiat et sur ordre de l’abbé Raban. Il explique au début de son
récit que des reliques de nombreux saints étaient alors transférées de
Rome en Francie, certaines étant amenées par ceux qui avaient été
envoyés dans ce but à Rome par leurs seigneurs, d’autres apportées
par des clercs du saint siège apostolique et des citoyens de Rome : en
MGH, Epistolae Karolini aevi, t. 3, éd. E. Dümmler, Berlin, 1899, p. 439-440 (Hrabani
epistolae, n° 26).
17
Voir supra l’article de G. Bührer-Thierry dans ce volume.
18
Sur les reliques, P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la Chrétienté latine,
Paris, 1984 ; Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 1985 ; E. Bozóky &
A-M. Helvétius (dir.), Les Reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, 1999 (Hagiologia, 1).
19
R. Michalowski, « Le don d'amitié dans la société carolingienne et les Translationes
sanctorum », in Hagiographie, culture et sociétés, IVe-XIIe siècles, Paris 1981, p. 399-416.
20
Voir l’ouvrage essentiel de H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Sigmaringen, 2002
(Beihefte der Francia, 48), en particulier p. 140-148.
21
MGH, Scriptores, 15/1, Hannover, 1887, p. 330 (Rudolf de Fulda, Miracula sanctorum in
Fuldenses ecclesias translatorum, BHL 7044).
22
Le récit est rédigé entre 842 et 847, alors que Raban a été écarté de Fulda et avant son
accession à l’archevêché de Mayence où il succède à Otgar. Raban est le commanditaire du
récit.
23
P. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge, Furta sacra, Paris, 1993 (traduit de l’anglais).
16
409
hama9.indd 409
10-12-2009 10:11:41
régine le jan
chemin, les reliques accomplissaient de nombreux miracles24. Selon
Rudolf de Fulda, Raban envoie donc en Italie un prêtre pour demander des reliques à un puissant nommé Alabingus, sans que l’on sache
comment le prêtre de Fulda les acquiert. Mais Raban utilise surtout
les services des Romains, clercs ou laïcs. Il s’adresse en particulier à
un diacre romain nommé Deusdona qui semble avoir monté une
petite entreprise familiale avec ses deux frères laïques et leur « associé » (socius) Sabbatinus. Il fait également appel aux services du diacre
Félix. Avec les Romains, le mode d’acquisition des reliques s’inscrit
dans ce que nous appelons l’échange marchand, dissimulé sous le
vocabulaire du don. Deusdona a été approché à Mayence par un
moine de Fulda nommé Theotmar, qui se trouvait envoyé par Raban
auprès de l’archevêque Otgar. Tout laisse penser que la rencontre ne
doit rien au hasard. Theotmar propose à Deusdona de donner (donaret) à l’abbé une partie des reliques qu’il transportait, sachant « qu’il
serait bene remuneratus », au sens propre bien rémunéré. On retrouve
les deux phases de l’échange, celle du munus et celle de la remuneratio.
Rudolf explique qu’il s’agit de munuscula, de petits cadeaux, qualifiés
ensuite de munera, apportées au diacre romain par un moine de Fulda.
Même s’il n’est pas question de monnaie, il s’agit néanmoins d’un
échange marchand. Le diacre romain et son frère proposent ensuite
d’aller à Fulda pour offrir (offerre) à l’abbé le reste de leurs reliques.
Après nouvelle rémunération, le diacre et son frère repartent, promettant de revenir bientôt avec d’autres reliques. De fait, l’année
suivante, le laïc Sabbatinus, compagnon de Théodore, arrive de Rome
avec des reliques qu’il donne à l’abbé. En avril 838, Théodore et
Sabbatinus reviennent comme promis en Alémanie avec de nouvelles
reliques. Raban participe donc comme d’autres grands dignitaires
laïcs et ecclésiastiques à un trafic de reliques, dissimulé sous une opération de don / contre-don (munera / remuneratio). Rudolf ne mentionne d’ailleurs la rémunération qu’à propos des clercs romains, et
jamais à propos des laïcs. C’est que l’échange entre l’abbé Raban et
le diacre Deusdona, se fait entre deux personnes consacrées, ce qui
permet de dissimuler plus facilement et plus complètement le caractère marchand de l’échange sous le couvert du don / contre-don.
On peut s’interroger sur le procédé consistant à acheter des reliques, qui peuvent avoir été volées, alors que Raban dénonce par ailleurs dans ses commentaires exégétiques les dons à Dieu qui provien-
24
MGH, Scriptores, 15/1, op. cit., p. 329 (Rudolf, Miracula).
410
hama9.indd 410
10-12-2009 10:11:41
raban maur et les MUNERA
draient d’un commerce inique. Hedwig Röckelein propose d’appliquer
à ce type d’échange la théorie anthropologique : les reliques sont des
biens précieux et inaliénables, comme les définit Annette Weiner,
parce qu’ils viennent de Dieu, mais elles peuvent circuler, comme tous
les biens précieux, et créer du lien social. Elle applique également
aux reliques la théorie de Maurice Godelier selon laquelle tout objet
peut être transformé de simple objet de valeur en objet précieux et
retransformé d’objet précieux en simple objet de valeur, si bien que
les reliques peuvent être données, vendues et achetées puisque
l’échange marchand est neutre25, le vol représentant la forme agressive de l’échange26. Une telle opération suppose une double commutation et un moment, celui de l’échange marchand, pendant lequel
elles perdent leur valeur sacrée avant de la retrouver une fois la transaction terminée. Mais les reliques ont aussi une spécificité propre, qui
tient à leur origine, parce qu’elles sont à la fois sujet et objet, le sujet
étant présent dans l’objet27. Raban défend cette interprétation non
symbolique de la relique, celle de la présence réelle, contre Claude
de Turin28. Comme le montre Janneke Raaijmakers, il répond ainsi
au débat théologique d’une façon pragmatique, en faisant venir des
reliques de martyrs romains. La croyance selon laquelle le saint est
réellement présent dans le fragment semble courante en Germanie,
où elle s’est exprimée dans la charte de fondation de l’abbaye de Milz
en 784. La fondatrice Emhilt dédie son monastère au Christ et à la
Vierge et fait ses donations aux reliques du Christ et de la Vierge
qu’elle a acquises et placées dans l’autel29. Le Christ et la Vierge sont
donc bien présents dans les reliques. En même temps, si le saint est
présent dans la relique, celle-ci n’en est pas moins un objet, dont on
peut transmettre la possession, comme on transmet celle des églises
ou des objets de culte.
Il faut également prendre en compte l’ambiguïté de la notion de
sacré / consacré à l’époque carolingienne. Au moment où s’opèrent
des achats relativement massifs de reliques, évêques et abbés carolingiens sont engagés dans une lutte pour défendre les terres de leurs
églises, définies comme les terres d’Église, et pour faire reconnaître
H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 147.
Ibid., p. 147-152.
27
Ibid.
28
Voir la contribution de J. Raaijmakers dans ce volume.
29
E. E. Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, t. 1, Marburg, 1958, p. 227-231 (n°
154).
25
26
411
hama9.indd 411
10-12-2009 10:11:41
régine le jan
l’inaliénabilité des biens donnés à Dieu ou par Dieu, qui sont des
biens sacrés30. Raban explicite ce propos dans le De Universo quand il
traite de l’offertoire et du sacrifice eucharistique et quand il décrit le
processus de transformation qui s’opère lors de l’offrande des fidèles,
assimilable à la transformation eucharistique, en mettant en évidence
l’espace-temps liturgique de la commutation :
Voici le vocabulaire lié à l’offertoire. On appelle offrande (oblatio) ce qui
est offert et sacrifié à l’autel par les évêques. C’est la raison pour laquelle
on parle d’offertoire. L’offrande est appelée ainsi parce qu’elle est offerte.
On parle spécialement de dons pour les cadeaux divins et pour les cadeaux
des hommes. Mais on appelle services (obsequia) ce que les pauvres paient
aux riches en guise de munera. C’est pourquoi on donne un cadeau à
l’homme et un don à Dieu. À partir de là on appelle donaria les lieux où
l’on fait des dons dans les églises. On appelle munera ce qui est reçu ou
donné pour les âmes. Il y a deux sortes de munera : le don et le sacrifice.
Le don est un objet en or et en argent, ou en n’importe quelle matière.
Le sacrifice est une victime, et tout ce qui est brûlé et placé sur l’autel,
tout ce qui est donné ou dédié ou consacré à Dieu. Ce qui est dédié est
donné et désigné par des paroles. Ils se trompent donc ceux qui pensent
que la consécration vient de la dédicace. Les Anciens appelaient immolation la victime qui était immolée sur l’autel. Le sacrifice est tiré de l’immolation mais maintenant l’immolation est celle du pain et du calice. La
libation est l’offrande du calice…31
Au cours de la messe, l’offertoire est le temps réservé aux offrandes, il est associé à des lieux, les donaria, et à l’autel, donc à l’eucharistie. La commutation de l’offrande (oblatio) se fait sur l’autel, où elle
est transformée par le sacrifice eucharistique. Les dons peuvent prendre une forme matérielle (or, argent), ou sacrificielle. Raban rappelle
l’immolation, qui fait référence au sacrifice d’Abraham, puis à celui
du Christ, mais qui est commué en pain et en vin. Le rituel du dépôt
sur l’autel est attesté en Germanie à l’époque carolingienne, en par-
Thèse en cours de G. Calvet à l’université de Paris1.
PL 111, col. 130 (Raban, De Universo, XXII, c. 9) : Offertorium tali ex causa sumpsit vocabulum. Fertum enim dicitur oblatio, quae altari offertur et sacrificatur a pontificibus. A quo offertorium
nominatur, quasi propter fertur. Oblatio vocatur, quia offertur. Dona proprie dicuntur divina munera,
hominum munera. Nam dicuntur obsequia, quae pauperes divitibus loco munerum solvunt. Itaque
munus homini datur, donum Deo. Unde etiam in templis donaria dicimus. Munera autem vocantur,
quae animabus accipiuntur vel dantur. Duo sunt, quae offeruntur : donum et sacrificium. Donum
dicitur, quidquid auro argentoque aut qualibet alia specie efficitur. Sacrificium autem est victima, et
quaecunque in ara cremantur seu ponuntur. Omne autem quod Dea datur, aut dedicatur aut consecratur. Unde et errant quae consecrationem dedicatione putant significari. Immolatio ab antiquis dicta
eo quod in mole altaris posita victima caederetur. Unde et mactatio post immolationem est : nunc autem
immolatio panis et calicis convenit. Libatio autem tantummodo calicis oblatio est…
30
31
412
hama9.indd 412
10-12-2009 10:11:41
raban maur et les MUNERA
ticulier celui de la motte de terre, et prouve qu’une forme de consécration rituelle était nécessaire pour transformer l’offrande en un
bien inaliénable32.
Les reliques sont assurément dotées d’une grande sainteté, qui
tient à la présence du saint en elles et à leur pouvoir de faire des
miracles. Pour autant, étaient-elles des biens sacrés avant d’avoir été
élevées sur l’autel, commuées et consacrées ? Si la distinction entre
religieux, saint et sacré que retenait le droit romain est peu opératoire
au haut Moyen Âge, dans des sociétés où l’on distingue mal le public
du privé et le religieux du profane33, il y a un gros effort pour lier sacré
et consacré34. Les théologiens carolingiens saisirent l’importance de
la consécration des églises et s’en sont probablement servis pour
contrôler et utiliser le culte des reliques. Nul ne pouvait douter de la
grâce accumulée par les saints de leur vivant, grâce dont témoignaient
précisément les miracles de leurs reliques. Mais les rites de translation
et d’élévation indiquent que l’Église cherchait aussi, par l’intermédiaire des évêques, à imposer une double idée : premièrement, les
fragments de corps saints n’acquéraient leur pleine sacralité qu’à partir du moment où ils étaient publiquement élevés dans un autel, par
l’évêque ; deuxièmement, les reliques consacrées pouvaient faire l’objet de dons et d’échanges, mais elles ne pouvaient être vendues et
achetées. Le texte de Rudolf de Fulda suggère qu’un bon nombre de
reliques transférées à Fulda provenait des catacombes, c’est-à-dire
d’un lieu religieux, mais non consacré, ce qui autorisait l’échange
marchand. Mais certaines d’entre elles semblent provenir d’églises et
d’autels romains, ce qui nécessitait de dissimuler l’achat sous le vocabulaire du don.
Suivons maintenant le récit des translations qui suggère une commutation par degré, progressive jusqu’à l’élévation. Dès que les reliLes règnes de Louis le Pieux et de ses fils correspondent au moment où l’Église s’engage
dans une lutte pour défendre les biens d’Église et particulièrement les terres qui étaient
mises à disposition des laïcs par les rois. Cette lutte fut particulièrement vive en Francie
occidentale où se développa un discours de défense autour d’Aldric du Mans, d’Agobard
de Lyon et d’Hincmar de Reims. La lutte fut moins vive en Francie orientale, et l’on peut
se demander dans quelle mesure la ritualisation n’y était pas déjà plus forte et si elle ne
garantissait pas mieux le caractère sacré des biens donnés à l’Église. Le rituel de la motte
de terre placée sur l’autel au moment de la donation rendait publique la commutation des
biens qui s’opérait alors.
33
J.-C Schmitt, « La notion de sacré et son application à l’histoire du christianisme occidental », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 1992, 9, p. 19-30 ; M. Lauwers, Naissance
du cimetière. Lieux sacrés terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005.
34
M. Lauwers, Naissance du cimetière…, op. cit., p. 17
32
413
hama9.indd 413
10-12-2009 10:11:42
régine le jan
ques romaines ont passé les Alpes, l’abbé de Fulda envoie des messagers pour prendre en charge les reliques et organiser la translation.
Or les missi de Raban ne sont pas de simples moines, mais des moinesprêtres, qui président à une véritable procession liturgique, solennelle
et publique, comme l’a bien décrit Hedwig Röckelein35. Les reliques
sont placées dans un reliquaire et conduites au monastère au milieu
des chants, par une série d’étapes qui sont autant d’adventus où les
desservants locaux attendent le cortège avec leurs croix, leurs reliquaires et leurs chants. Le rituel de l’adventus, d’origine romaine, repris
ensuite par les rois francs, est ici interprété dans une version religieuse
et chrétienne, mais les codes de représentation sont les mêmes36 : à
travers les reliques, ce sont les saints qui sont présents et qui accomplissent les miracles, sanctifiant ainsi la familia de Fulda. Toutes les
étapes de la translation se font en effet dans des possessions de Fulda
qui ont été offertes dans les trois ou quatre décennies précédentes.
Prenons l’exemple des reliques apportées d’Italie par Sabbatinus en
836. Elles passent d’abord par la celle de Solnhofen en Bavière, qui
semble être une étape obligée37, puis par le monastère d’Holzkirchen
situé à la limite de la Bavière et de la Franconie, par celui d’Hassareoda,
par la celle d’Hammelburg, ancien domaine fiscal dans la vallée de la
Saale franque, et enfin par l’oratoire de Litolvesbah, avant d’arriver à
Fulda. L’adventus nécessite l’accord des élites locales qui soutiennent
les lieux de culte, il est donc négocié et implique la participation de
tous. À chaque étape, un même rituel est reproduit : les moines placent le reliquaire sur l’autel où les reliques accomplissent des miracles, qui suscitent aussitôt la générosité des fidèles par des offrandes.
Une fois parvenues à Fulda, elles sont publiquement élevées dans un
autel par un évêque. Les reliques de saint Venant sont solennellement
élevées dans l’abside orientale de l’église Saint-Jean-Baptiste, en présence de l’abbé Raban et du chorévêque Reginbald. Les autres reliques sont placées dans une nouvelle église construite par Raban à 12
stades du monastère, par l’autorité de l’archevêque de Mayence Otgar,
en présence du chorévêque Reginbald. Dans ce cas, l’élévation des
reliques est liée à la consécration de l’église38.
H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 358.
Travail de recherche en cours d’E. Chaumet sur ces questions.
37
Possession de Fulda où Santarat puis Gundram, neveu de Raban, ont été prévôts. Voir
B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reichskirche im Ostfränkischen Reich (826-876), Husum,
2002 (Historische Studien, 470), p. 41.
38
Sur les liens entre reliques et consécration des lieux de culte, voir M. Lauwers, Naissance
du cimetière…, op. cit., p. 56-58.
35
36
414
hama9.indd 414
10-12-2009 10:11:42
raban maur et les MUNERA
Les translations depuis les Alpes jusqu’à Fulda se font donc par
une procession stationnale, orchestrée par les moines-prêtres, avec
l’accord des élites locales. Le rituel recommencé à chaque étape renforce les liens entre les participants jusqu’à leur élévation finale à
Fulda, accomplie par l’évêque (ou le chorévêque), qui a ainsi le monopole de la consécration. Si cette hypothèse est exacte, les miracles
témoigneraient de la sainteté de la relique et de la présence réelle du
saint en elle, l’élévation et la dédicace par l’évêque opéreraient la
commutation définitive de la relique en un bien consacré, sur le
modèle de la transformation eucharistique39. La collaboration de
l’évêque et de l’abbé et de sa communauté est soulignée dans le récit
de Rudolf.
Les translations de reliques servaient en même temps à unifier
l’espace liturgique et social de Fulda comme le montre le récit des
translations de 838. Théodore et Sabbatinus ont apporté en Germanie
des reliques romaines, comme ils s’y étaient engagés. Raban ordonne
qu’une partie des reliques soit solennellement conduite au monastère
d’Holzkirchen pour y être déposée, le reste devant être conduit à
Fulda. Holzkirchen était un point d’appui bonifacien important
puisqu’en 836, des reliques y avaient été exposées sur le chemin vers
Fulda. Le monastère avait été fondé au VIIIe siècle par un des grands
de Thuringe, nommé Throand, dont la famille appartenait au tout
premier cercle bonifacien, au moment de la fondation, et donné par
lui à Fulda, la donation étant confirmée par un diplôme royal de
Charlemagne en 77540. La donation à Fulda, spontanée ou faite sur
Selon H. Röckelein, les reliques consacrées appartenaient à la communauté qui possédait le lieu de culte où se trouvait l’autel. Mais la charte de fondation de Milz en 784 atteste
des ambiguïtés qui subsistaient encore : en fondant le monastère, Emhilt fait des donations
« pour ces reliques auxquelles les servantes de Dieu, qui servent le Seigneur dans ce monastère, ont fait vœu de piété et promis de respecter la vie et la pratique monastiques et à qui
elles ont ensuite fait don de tout ce qu’elles possédaient en propre… », tout en précisant
dans la charte, souscrite par l’évêque d’Eichstätt Willibald, que les reliques de sainte Marie
lui appartiennent en propre, qu’elles les a acquises et qu’elles se trouvent dans sa propre
châsse, et dans le ciboire » et plus loin : « Que tout ce que j’ai énuméré ci-dessus revienne
vraiment, comme je l’ai dit, à ces reliques de Jésus-Christ et de sainte Marie qui m’appartiennent en propre, sans partage avec quiconque, pour lesquelles il n’y a pas de point
commun avec les reliques qui sont dans l’autel, parce que celles qui sont dans la châsse
n’appartiennent qu’à moi seule ». Voir à ce sujet, R. Le Jan, « Emhilt de Milz et la charte
de fondation de son monastère (784) », in Retour aux sources. Textes, études et documents offerts
à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 525-536. Les reliques de Milz sont des biens consacrés, mais
Emhilt en conserve la propriété et le droit d’en user.
40
MGH, Diplomata Karolinorum, t. 1, éd. E. Mühlbacher, Hanovre, 1906, p. 150-151
(n°106).
39
415
hama9.indd 415
10-12-2009 10:11:42
régine le jan
pression de Charlemagne, qui venait de prendre en main les régions
orientales après la disparition de son frère, est une des nombreuses
donations qui, en l’espace de deux décennies, firent passer la plupart
des petits monastères familiaux sous la dépendance des grands monastères royaux. Le dimanche de la Pentecôte 838, sur le chemin les
conduisant des Alpes à Fulda, les moines-prêtres laissèrent donc à
Holzkirchen les reliques des saints Janvier et Magnus, en plaçant le
reliquaire près de l’autel, au cours de la messe. En octobre, Raban se
déplaça en invitant l’évêque de Wurtzbourg Humbert à venir à Holzkirchen. Le 8 novembre, par l’autorité de l’évêque, on éleva les reliques dans l’arche de pierre de l’autel oriental. On édifia au dessus un
édifice en bois, décoré d’or et d’argent, avec une inscription de
Raban41. À la suite de quoi des miracles eurent lieu dans cinq villae,
situées non loin d’Holzkirchen, dont deux au moins dépendaient de
ce monastère ou provenaient des donations faites par les groupes
élitaires de Thuringe. L’une de ces possessions avait appartenu à
Emhilt de Milz, elle-même fondatrice d’un monastère en 784, offert
à Fulda vers 800. C’est dans un autre locus, Rasdorf, donné à Fulda
par le groupe d’Emhilt, que Raban établit aussi des moines et qu’il fit
construire une église dotée d’un trésor liturgique. Il obtint que par
son autorité, l’évêque Humbert envoie un prêtre à sa place pour élever les reliques de sainte Cécile et des saints Tiburce et Valérien dans
un sarcophage de pierre placé derrière l’autel, avec d’autres reliques,
le tout surmonté d’un édifice de bois paré d’or, d’argent et d’une
inscription42. Ces échanges liturgiques permettaient à Fulda de faire
passer sous son contrôle effectif les monastères qui lui avaient été
offerts et les réseaux qui en dépendaient. Les translations et les élévations de reliques servaient ainsi à renforcer et à structurer l’espace
social bonifacien, en le hiérarchisant. Par la liturgie qui était développée à cette occasion et par la participation du peuple aux cérémonies,
par les offrandes des fidèles sur l’autel où avait été placé le reliquaire,
les translations rassemblaient les communautés autour de saint Boniface, imposant l’idée qu’une même caritas irriguait la familia bonifacienne, et au-delà toute la société chrétienne, selon un système
d’échange généralisé43. Les translations participaient ainsi à la hiérarchisation du sacré constitutive de l’ecclesia carolingienne.
MGH, Scriptores, 15/1, op. cit., p. 337 (Rudolf, Miracula, c. 11 & 12).
Ibid., p. 338 (c. 13).
43
A. Guerreau-Jalabert, « Caritas y don en la societad medieval occidental », Hispania,
60/1 (204), 2000, p. 27-62.
41
42
416
hama9.indd 416
10-12-2009 10:11:42
raban maur et les MUNERA
Il reste une dernière lecture de ces échanges liturgiques, qui est
politique. Car si le don de reliques renforçait les liens entre Fulda et
ses dépendances et soutenait ainsi la hiérarchisation carolingienne,
impériale et ecclésiale, il s’insérait dans une compétition pour la
domination dans l’espace franc-oriental. Raban appartient au parti
qui, au début des années 830, soutenait Lothaire contre Louis le Germanique, roi de Bavière. Otgar, archevêque de Mayence depuis 826,
Humbert, d’abord chorévêque puis évêque de Wurtzbourg depuis 832
et Raban, abbé de Fulda depuis 822, étaient des partisans et des amis
de Lothaire44. Après son échec, Raban avait dû accepter l’autorité de
Louis le Germanique en 834, mais le retour de Louis le Pieux avait à
nouveau changé la donne. A la fin des années 830, l’empereur avait
accentué ses pressions contre son fils Louis, tombé en disgrâce en 838,
et l’archevêque de Mayence et ses amis l’avaient soutenu45. La compétition passait aussi par les acquisitions de reliques : en avril 834,
Louis le Germanique avait envoyé Hitto de Freising auprès du pape
pour essayer d’avoir des reliques46. Les translations de reliques d’Italie
vers Fulda, ordonnées par Raban et soutenues par l’archevêque Otgar
et les évêques dans les années 836-839, à travers la Bavière occidentale, avec les élévations solennelles à Holzkirchen et Rasdorf, aux limites de la Thuringe et de la Bavière, sont autant de pièces dans une
politique qui trouve dans l’Italie de Lothaire des appuis contre Louis
le Germanique. En butte à l’hostilité de son père, l’autorité du roi de
Bavière s’est beaucoup affaiblie en Bavière occidentale à la fin des
années 830 : il a dû choisir comme conseillers et agents des hommes
nouveaux, donc mal acceptés, qui sont issus de la Bavière orientale,
comme on le voit à l’assemblée de Ratisbonne de 837. Les translations
de reliques orchestrées par Raban en 836, 838 et 839 participent ainsi
d’une politique de réaction des cercles traditionnels du pouvoir, dans
l’espace de la Bavière occidentale et de la Franconie, qui renforce les
réseaux antiludoviciens aux confins de la Bavière47. Cette autre lecture
n’est pas moins importante que les précédentes car le choix des stations, et en particulier celles de Hammelburg et d’Holzkirchen, a été
négocié avec les réseaux locaux. Hammelburg était un fisc royal,
donné par Charlemagne à Fulda, mais qui conservait son statut public
B. Bigott, Ludwig der Deutsche…, op. cit., p. 38-40.
Ibid., p. 64 & 72-75 ; E. J. Goldberg, Struggle for Empire. Kingship and Conflict under Louis
the German, 817-876, Ithaca, Londres, 2006, p. 88-89.
46
B. Bigott, Ludwig der Deutsche…, op. cit., p.150.
47
H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 254
44
45
417
hama9.indd 417
10-12-2009 10:11:42
régine le jan
par le biais de l’immunité. L’étape à Hammelburg n’a donc pu se faire
sans l’accord de Louis le Pieux, qui l’a peut-être même suscitée, contre
Louis le Germanique. De la même manière, l’étape à Holzkirchen en
836, puis l’élévation des reliques en 838, n’ont pu se faire qu’avec le
soutien du groupe fondateur et des élites locales.
Conclusion
Comme tous les hommes de son temps, Raban utilise une grammaire de l’échange chrétien dont il connaît parfaitement les ressorts
et les subtilités. Ses écrits confirment la flexibilité des concepts de
munus / remuneratio / dona / donativa qui permettent d’intégrer le
programme carolingien dans une vision impériale et ecclésiale soutenue par le développement d’une pensée hiérarchique, unifiée par la
circulation des munera et de la grâce. En même temps, l’échange de
reliques montre la commutation des biens qui se réalise au cours des
acquisitions et translations de reliques qui sont, vues à travers le récit
de Rudolf de Fulda, une illustration concrète du « sens pratique » des
élites ecclésiastiques et des méthodes utilisées pour renforcer leur
autorité et leur pouvoir. Les translations que Raban préside et les
élévations auxquelles procèdent l’évêque de Wurtzbourg, son chorévêque ou l’archevêque de Mayence développent une organisation
hiérarchique de l’espace bonifacien, intégré à la province de Mayence
et intégrant les élites laïques. À un autre niveau, celle-ci sert les stratégies politiques de ces mêmes élites, qui sont dirigées contre Louis
le Germanique, soutenues par Louis le Pieux et appuyées par Lothaire.
Idéologie et pratiques de l’échange apparaissent ainsi comme les deux
faces d’un système complexe, qui inclut et qui hiérarchise, qui unifie
et qui oppose.
418
hama9.indd 418
10-12-2009 10:11:42