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Raban Maur et les munera

régine le jan 404 bien de valeur. Maurice Godelier a repris à Annette Weiner la théorie de l'inaliénabilité des biens en intégrant l'au-delà dans le circuit de l'échange, avec pour conséquence une complexification des réseaux d'échange dans les sociétés chrétiennes 3 : premièrement, Dieu devient un partenaire obligé de l'échange, ce qui conduit à des transferts massifs de richesses vers l'Église, puisque la dette des hommes ne pourra jamais annuler le sacrifice divin. Les saints et les morts qui sont la projection des hommes dans le monde de l'au-delà, de même que les pauvres, qui représentent le Christ, deviennent à leur tour des partenaires dans l'échange avec l'au-delà. En même temps, dans les sociétés traditionnelles, l'échange est un phénomène multiforme qui inclut aussi bien le don que l'échange marchand, qu'il soit monétaire ou non. Cependant, l'échange marchand crée entre les partenaires un lien neutre, tandis que le don crée un lien qui ne peut être neutre. C'est cette grammaire de l'échange que je tente d'appliquer à Raban Maur. Les auteurs carolingiens ont en effet une riche terminologie de l'échange, qui mériterait d'être étudiée pour elle-même. Ils font la différence entre la venditio/acquisitio, le concambium, les dona et les munera, l'oblatio, la traditio. Pour étudier le phénomène du don chez Raban Maur, je suis partie du terme munus/munera qu'il utilise fréquemment. Munus est issu de la racine indo-européenne *mei-« changer, échanger », qui apparaît dans des mots servant à désigner des échanges réglés par l'usage, dont plusieurs ont une valeur juridique 4. Dans la langue latine classique, munus désignait la charge d'un magistrat, les fonctions officielles et les devoirs liés à cette charge, accessoirement mais fréquemment le présent, le cadeau que l'on fait, par opposition à celui que l'on donne. Comme l'a montré Émile Benveniste, l'unité de sens de munus se trouve donc dans la notion de devoir rendu, de service accompli, elle se ramène à ce que Faustus définit comme un donum quod officii causa datur. Celui qui accepte un munuscharge contracte l'obligation de s'acquitter de sa dette à titre public par une distribution de faveurs ou de privilèges, ou de jeux, etc. Le mot enferme donc la double valeur de charge distinctive et de prestations compensatoires. À partir de ce sens initial, le mot a donné des dérivés, comme com-munis, com-munitas, qui désignent celui qui prend part aux munera, chaque membre du groupe étant astreint à rendre pour ce qu'il a reçu, il a donné aussi re-muneratio. Benveniste écrit que

Régine Le Jan RABAN MAUR ET LES MUNERA : IDÉOLOGIE DU DON, HIÉRARCHIE ET POLITIQUE L ’anthropologie a révélé qu’en l’absence de structures étatiques fortes, le système de réciprocité qui fondait le lien social palliait les insuffisances des pouvoirs centraux. Depuis Marcel Mauss et son magistral Essai sur le don, on sait en effet que le don est l’élément essentiel et structurant d’un système de relations globales et de prestations réciproques, à la fois libres et contraignantes. La liberté du don oblige le donataire à recevoir, mais aussi à rendre, ce qui engendre une chaîne de prestations compensatoires qui, généralisée entre les individus et les groupes, entraîne la circulation des richesses à travers la société toute entière. Mauss avait déjà souligné la variabilité des formes prises par l’échange : le contre-don peut être immédiat ou différé, de même nature que le don ou de nature différente, de valeur inférieure, égale ou supérieure à la prestation, auquel cas elle hiérarchise les partenaires dans l’échange, le supérieur donnant plus ou moins selon les cas. Elle peut s’exercer entre deux partenaires en face à face ou au contraire entre de nombreux échangistes qui forment alors des réseaux complexes ou des circuits plus ou moins longs. Les correctifs et compléments qui ont été apportés à l’œuvre de Mauss permettent de mieux rendre compte de la complexité de la société médiévale. Annette Weiner a en particulier montré que tout n’était pas objet de don, que l’échange s’organisait autour de biens qu’il fallait garder, des biens inaliénables, parce qu’ils touchaient au sacré et à l’identité du groupe1. Ces biens sont ceux qui ont acquis la plus haute valeur symbolique pour un groupe, par un processus de transmutation ou de commutation, dont Pierre Bourdieu a montré toute l’importance2 : n’importe quel bien de valeur, soumis à l’échange marchand ou au troc, peut en effet être transformé en un bien précieux qui conduit à dissimuler sa valeur économique sous le couvert symbolique, et le bien précieux peut à son tour redevenir un simple 1 2 A. Weiner, Inalienable possession. The Paradox of Keeping-While-Giving, Berkeley, 1992. P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, 1980. 403 hama9.indd 403 10-12-2009 10:11:40 régine le jan bien de valeur. Maurice Godelier a repris à Annette Weiner la théorie de l’inaliénabilité des biens en intégrant l’au-delà dans le circuit de l’échange, avec pour conséquence une complexification des réseaux d’échange dans les sociétés chrétiennes3 : premièrement, Dieu devient un partenaire obligé de l’échange, ce qui conduit à des transferts massifs de richesses vers l’Église, puisque la dette des hommes ne pourra jamais annuler le sacrifice divin. Les saints et les morts qui sont la projection des hommes dans le monde de l’au-delà, de même que les pauvres, qui représentent le Christ, deviennent à leur tour des partenaires dans l’échange avec l’au-delà. En même temps, dans les sociétés traditionnelles, l’échange est un phénomène multiforme qui inclut aussi bien le don que l’échange marchand, qu’il soit monétaire ou non. Cependant, l’échange marchand crée entre les partenaires un lien neutre, tandis que le don crée un lien qui ne peut être neutre. C’est cette grammaire de l’échange que je tente d’appliquer à Raban Maur. Les auteurs carolingiens ont en effet une riche terminologie de l’échange, qui mériterait d’être étudiée pour elle-même. Ils font la différence entre la venditio/acquisitio, le concambium, les dona et les munera, l’oblatio, la traditio. Pour étudier le phénomène du don chez Raban Maur, je suis partie du terme munus/munera qu’il utilise fréquemment. Munus est issu de la racine indo-européenne *mei- « changer, échanger », qui apparaît dans des mots servant à désigner des échanges réglés par l’usage, dont plusieurs ont une valeur juridique4. Dans la langue latine classique, munus désignait la charge d’un magistrat, les fonctions officielles et les devoirs liés à cette charge, accessoirement mais fréquemment le présent, le cadeau que l’on fait, par opposition à celui que l’on donne. Comme l’a montré Émile Benveniste, l’unité de sens de munus se trouve donc dans la notion de devoir rendu, de service accompli, elle se ramène à ce que Faustus définit comme un donum quod officii causa datur. Celui qui accepte un munuscharge contracte l’obligation de s’acquitter de sa dette à titre public par une distribution de faveurs ou de privilèges, ou de jeux, etc. Le mot enferme donc la double valeur de charge distinctive et de prestations compensatoires. À partir de ce sens initial, le mot a donné des dérivés, comme com-munis, com-munitas, qui désignent celui qui prend part aux munera, chaque membre du groupe étant astreint à rendre pour ce qu’il a reçu, il a donné aussi re-muneratio. Benveniste écrit que 3 4 M. Godelier, L'énigme du don, Paris, 1996. A. Ernout & A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, 1932, p.422. 404 hama9.indd 404 10-12-2009 10:11:40 raban maur et les MUNERA « charges et privilèges sont les deux faces de la même chose, et cette alternance constitue la communauté ». La charge étant distinctive, créatrice d’honneur, le cadeau doit être généreux, donc précieux, de grande valeur, matériellement et symboliquement5. Avec les munera, nous nous situons donc en principe dans le registre du pouvoir, réservé à l’élite. Or Raban Maur est un des grands personnages de son temps, un membre de l’élite dirigeante ecclésiastique, proche du pouvoir impérial carolingien, conseiller de Lothaire et de Louis le Pieux qui lui commandent des ouvrages exégétiques. Abbé d’un des plus grands monastères royaux de Germanie, avant de devenir archevêque de Mayence, il jouit d’une autorité dont témoignent ses écrits, sa correspondance, son action. Par ses fonctions comme par ses origines aristocratiques, il est impliqué dans les réseaux de pouvoir, à la cour comme en Germanie. Il présente aussi, dans ses écrits, une vision du monde qui est celle des grands évêques de son temps. Ce qu’il dit du système de réciprocité et de l’échange de prestations peut donc éclairer la complexité et la flexibilité des conceptions ecclésiastiques en matière de société. Les munera et la construction du pouvoir L’époque carolingienne voit le développement d’une pensée hiérarchique6 et Raban Maur trouve dans les textes scripturaires et en particulier dans le Livre des Rois de quoi justifier une construction hiérarchique du pouvoir. Dans le commentaire de ce Livre qu’il écrit en 834 pour Hilduin, abbé de Saint-Denis et archichancelier de l’empereur Louis le Pieux, Raban relate comment Merodach, fils du roi de Babylone, a envoyé des ambassadeurs à Ézechiel, qui était malade, en lui faisant porter des lettres et des cadeaux (litteras et munera). Ce dernier s’en est réjoui et a montré aux envoyés les splendeurs de sa demeure et ses trésors7. Le Livre des Rois trouvait écho dans la société du IXe siècle où les dons et cadeaux (dona et munera) faisaient partie des techniques sociales obligées qui créaient les liens sociaux positifs, 5 É. Benveniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », L’Année sociologique, 3e série 1948-1949 (1951), p. 7-20, spécialement p. 15-16. 6 Voir à ce propos la 4e rencontre du programme de recherche sur les Élites au haut Moyen Âge : F. Bougard, D. Iogna-Prat & R. Le Jan (dir.), Hiérarchie et stratification sociale dans l’Occident médiéval (400-1100), Turnhout, 2008 (Haut Moyen Âge, 6) ; en particulier, cf. D. Iogna-Prat, « Penser l’Église, penser la société d’après le Pseudo-Denys l’Aréopagite », ibid., p. 55-81. 7 PL 109, col. 263-265 (Commentaria in libros IV regum, livre IV). 405 hama9.indd 405 10-12-2009 10:11:40 régine le jan sans lesquels l’ordre et la hiérarchie ne pouvaient être maintenus. Ils s’échangeaient entre égaux, mais aussi dans un type d’échange hiérarchique, entre le roi et les aristocrates, entre les aristocrates, entre les puissants et les moins puissants. La pratique du don permet à Raban de légitimer l’exercice du pouvoir royal mais aussi de définir les bons et les mauvais rois. On lit en effet dans le Livre des Rois que Salomon, de plus en plus souvent offert en modèle au roi carolingien, était un roi magnifique surclassant par ses richesses et sa sagesse tous les rois de la terre. Et toute la terre désirait voir le visage de Salomon, pour entendre la sagesse que Dieu avait mise dans son cœur. Et tous lui apportaient des munera, des vases d’argent et d’or, des vêtements et des armes pour la guerre8. L’image renvoie au roi carolingien, qui surclasse tous les grands par ses richesses et sa sagesse, celui à qui les grands et les églises apportaient chaque année leurs dona annualia lors de l’assemblée générale du royaume. Cette forme d’imposition, véritable taxation déguisée, s’insérait dans le circuit de l’échange hiérarchique qui réglait les positions de chacun et qui soutenait la domination. En retour le roi devait donner à son tour, comme le rapporte Notker le Bègue entre 884 et 887, lorsqu’il décrit le rituel par lequel, à la veille de Pâques, Louis le Pieux offrait des donativa à tous ceux qui le servaient au palais, chacun selon son rang, aux plus nobles des baudriers, des armes et des vêtements très précieux, aux inférieurs des manteaux frisons de couleur...9 Le rituel ainsi décrit, qu’il ait eu lieu ou non, reproduisait la représentation de la « société ordonnée » telle que les penseurs carolingiens l’avaient définie : le roi est le donateur suprême, il donnait à chacun les objets symboliques de sa condition, armes et vêtements précieux aux plus nobles, vêtements plus ordinaires aux autres. Le terme donativa est tiré du vocabulaire classique qui désignait les largesses faites par l’empereur aux soldats et les donativa apparaissent comme une remuneratio, qui récompense ou paie un service. Mais Raban Maur ne manque pas de commenter le fait que la pratique du don permet aussi de définir les mauvais rois qui, comme les fils de Ibid. Notker der Stammler, Gesta Karoli Magni imperatoris, éd. H. F. Haefele, Berlin, 1959 (MGH Scriptores rer.Germ., NS, 12), p. 424 (II, 21) : In qua etiam cunctis in palatio ministrantibus et in curte regia servientibus iuxta singulorum personas donativa largitus est, ita ut nobilioribus quibuscumque aut balteos aut fascilones preciosissimaque vestimenta a latissimo imperio perlata distribui iuberet ; inferioribus vero saga Fresonica omnimodi coloris darentur ; porro custodibus equorum pistoribusque et cocis indumenta linea cum laneis semispatiisque, prout opus habebant, proicerentur. 8 9 406 hama9.indd 406 10-12-2009 10:11:40 raban maur et les MUNERA Samuel, pervertissent la justice par des cadeaux et des gains honteux (muneribus turpibusque lucris10), en soulignant qu’il n’y a rien de plus inique que de recevoir des cadeaux en justice parce que les cadeaux pervertissent l’esprit des sages. Cette phrase est abondamment reprise par Raban comme par les théoriciens du IXe siècle qui luttent contre la corruption des juges au nom de la justice. Comme les hommes de son temps, Raban distingue entre les cadeaux légitimes et ceux qui ne le sont pas, entre les prava munera et les sincera munera. Projetée en termes de liens sociaux, la distinction rappelle celle de Cicéron qui oppose la vera et la falsa amicitia. La pratique des cadeaux s’exerçait dans les domaines où les textes scripturaires comme le droit romain et les lois dérivées ou influencées par le droit romain avaient toujours vu de la corruption. Les cadeaux aux juges ont été dénoncés par les réformateurs carolingiens et Raban Maur ne fait pas exception à la règle, tant dans ses commentaires bibliques (Ecclésiastique), ses homélies que dans les assemblées qu’il préside. En 847, il écrit dans la lettre du concile de Mayence à Louis le Germanique : De ceux qui pervertissent la justice en acceptant des cadeaux. Il faut admonester et fortement blâmer ceux qui pervertissent la justice en acceptant des cadeaux des deux parties – de celui qui réclame justement ce qui lui a été enlevé injustement et de celui qui s’en est emparé injustement –, afin qu’ils s’excluent eux-mêmes sans résister du royaume du Christ qu’atteignent tous ceux qui agissent justement11. Les cadeaux aux juges étaient dans leur principe acceptés par les populations, parce qu’ils créaient entre le juge et les justiciables le lien indispensable à l’exercice de leur fonction, parce qu’ils permettaient de reconnaître la position du juge et qu’ils produisaient les conditions nécessaires à la pacification12. Les évêques Théodulfe d’Orléans et Leidrade de Lyon, missi de Charlemagne dans le midi de la Gaule à la fin du VIIIe siècle, choquèrent les populations en refusant PL 109, col 35 (Commentaria in libros IV regum, I [834], c. 8). PL 112, col 1571 (lettre à Louis le Germanique, adressée par les pères du concile de Mayence, présidé par Raban en 847, c. 19) : De his qui ad subvertendam justitiam munera accipiunt. Qui vero ad subvertendam justitiam a duobus munera accipiunt, hoc est ab eo qui quod sibi injuste ablatum est juste requirit, et ab eo qui eadem injuste invasit, admonendi sunt et fortiter increpandi, ne regnum Christi, quod omnibus juste facientibus patet, sibi sine ulla retractatione secludant. 12 R. Le Jan, « Justice royale et pratiques sociales dans le royaume franc au IXe siècle », in La Giustizia nell’alto medioevo (secoli IX-XI), Spolète, 1997 (Settimane di studio del centro italiano di studi sull’alto medioevo, 44), p. 47-90, repris dans Ead., Femmes, pouvoir et société, Paris, 2001, p. 149-170. 10 11 407 hama9.indd 407 10-12-2009 10:11:40 régine le jan tissus d’Orient, vases précieux, cuirs et armes, et ils durent finalement accepter, malgré leurs réticences, de menus cadeaux (des fruits, des œufs, du vin, du pain, des fromages, des poulets) pour que se crée le lien, gage d’une bonne justice. Cependant, Raban ne se sert pas seulement du Livre des Rois pour proposer aux grands de son temps et aux rois carolingiens un modèle hiérarchique de relations politiques, mais pour transposer en termes ecclésiaux le système de l’échange. Si le roi Salomon est offert en modèle au roi, c’est parce que la société chrétienne doit désormais se penser comme une ecclesia dont Dieu est finalement l’ordonnateur suprême, au-dessus des rois13. C’est donc à lui en définitive qu’il convient de donner : « chacun, écrit Raban dans son commentaire, doit s’efforcer de rendre à Dieu le service (obsequium) en paroles ou en actes, selon ce que ses forces lui permettent »14. Les munera donnés au roi dans le Livre des Rois se transforment en obsequia dans le cadre de l’échange avec Dieu. Les termes sont pesés, puisque, dans le De Universo, Raban a défini les obsequia comme étant ce que les pauvres versent (solvunt) aux riches en guise de munera. Quelle que soit leur richesse, les hommes sont toujours pauvres devant Dieu, puisque lui seul possède la véritable richesse. Pour le juge suprême en effet, ce n’est pas tant l’importance du cadeau qui compte, ni la personne du puissant, mais la dévotion et l’humilité du cœur. C’est pourquoi on exhorte à ne pas offrir à Dieu de cadeau provenant d’un commerce inique, mais d’un juste labeur : parce que Dieu est un juge juste, il ne prend pas en compte la personne du riche et il ne méprise pas la personne du pauvre15. Les commentaires bibliques conduisent donc à condamner l’orgueil des riches et la cupidité qui conduit à l’iniquité. La dénonciation du commerce inique nous conduit alors à aborder une autre question, celle de la circulation des reliques. Voir J.-P. Devroey, Puissants et misérables, Bruxelles, 2006. PL 109, col 198 (Commentaria in libros IV regum, III, c. 10) : « Et singuli deferunt ei munera ». Dum unusquisque secundum id quod vires sibi suppetunt, in verbo seu factis obsequium studet praestare Deo. 15 PL 109, col 1015 (Commentaire in ecclesiasticum, VII, c. 5) : « Noli offere munera parva, non enim suscipiet illa ; et noli inspicere sacrificium injustum, quoniam Dominjus judex est, et non est apud illam gloria personae. » Apud supernum judicem non quantitas muneris, nec persona potentis appenditur, sed quantitas devotionis, et humilitas cordis. Ideo hortatur, ut non ex iniquo lucro offeramus munera Deo, sed ex labore justo : quoniam Dominus justus judex est, nec accipit personam divitis, nec despicit personam pauperis. 13 14 408 hama9.indd 408 10-12-2009 10:11:41 raban maur et les MUNERA Raban et l’échange de reliques Dans une lettre datée des années 838-842, l’évêque de Wurtzbourg Humbert remercie Raban pour les reliques qu’il lui a envoyées par porteur16. Humbert est l’un des correspondants principaux de Raban17, l’un de ses amis. Le culte des reliques, né dans l’Antiquité tardive18, a abouti à l’époque carolingienne à une multiplication des dons de reliques destinés à renforcer les liens d’amitié19 et l’entretien des réseaux20, en même temps qu’à l’accroissement du prestige des églises. En tant qu’abbé de Fulda, Raban a été un grand bâtisseur, il a reconstruit et embelli les églises de Fulda et de ses dépendances et a rassemblé les reliques nécessaires à la consécration des lieux de culte par l’évêque21. Le traité de Rudolf de Fulda22 atteste que Raban a déployé une grande activité pour faire venir des reliques, de Rome en particulier, où l’ouverture des catacombes mettait à disposition d’innombrables fragments de corps des martyrs romains. Comment s’est-il procuré les précieux fragments de corps saints ? Patrick Geary a démonté les mécanismes du trafic de reliques romaines qui s’est développé à l’époque carolingienne, à partir des catacombes où avaient été inhumés les martyrs23. Rudolf de Fulda fait un récit des translations qui ont eu lieu vers Fulda entre 835 et 838, sous l’abbatiat et sur ordre de l’abbé Raban. Il explique au début de son récit que des reliques de nombreux saints étaient alors transférées de Rome en Francie, certaines étant amenées par ceux qui avaient été envoyés dans ce but à Rome par leurs seigneurs, d’autres apportées par des clercs du saint siège apostolique et des citoyens de Rome : en MGH, Epistolae Karolini aevi, t. 3, éd. E. Dümmler, Berlin, 1899, p. 439-440 (Hrabani epistolae, n° 26). 17 Voir supra l’article de G. Bührer-Thierry dans ce volume. 18 Sur les reliques, P. Brown, Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la Chrétienté latine, Paris, 1984 ; Id., La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris, 1985 ; E. Bozóky & A-M. Helvétius (dir.), Les Reliques. Objets, cultes, symboles, Turnhout, 1999 (Hagiologia, 1). 19 R. Michalowski, « Le don d'amitié dans la société carolingienne et les Translationes sanctorum », in Hagiographie, culture et sociétés, IVe-XIIe siècles, Paris 1981, p. 399-416. 20 Voir l’ouvrage essentiel de H. Röckelein, Reliquientranslationen nach Sachsen im 9. Jahrhundert. Über Kommunikation, Mobilität und Öffentlichkeit im Frühmittelalter, Sigmaringen, 2002 (Beihefte der Francia, 48), en particulier p. 140-148. 21 MGH, Scriptores, 15/1, Hannover, 1887, p. 330 (Rudolf de Fulda, Miracula sanctorum in Fuldenses ecclesias translatorum, BHL 7044). 22 Le récit est rédigé entre 842 et 847, alors que Raban a été écarté de Fulda et avant son accession à l’archevêché de Mayence où il succède à Otgar. Raban est le commanditaire du récit. 23 P. Geary, Le vol des reliques au Moyen Âge, Furta sacra, Paris, 1993 (traduit de l’anglais). 16 409 hama9.indd 409 10-12-2009 10:11:41 régine le jan chemin, les reliques accomplissaient de nombreux miracles24. Selon Rudolf de Fulda, Raban envoie donc en Italie un prêtre pour demander des reliques à un puissant nommé Alabingus, sans que l’on sache comment le prêtre de Fulda les acquiert. Mais Raban utilise surtout les services des Romains, clercs ou laïcs. Il s’adresse en particulier à un diacre romain nommé Deusdona qui semble avoir monté une petite entreprise familiale avec ses deux frères laïques et leur « associé » (socius) Sabbatinus. Il fait également appel aux services du diacre Félix. Avec les Romains, le mode d’acquisition des reliques s’inscrit dans ce que nous appelons l’échange marchand, dissimulé sous le vocabulaire du don. Deusdona a été approché à Mayence par un moine de Fulda nommé Theotmar, qui se trouvait envoyé par Raban auprès de l’archevêque Otgar. Tout laisse penser que la rencontre ne doit rien au hasard. Theotmar propose à Deusdona de donner (donaret) à l’abbé une partie des reliques qu’il transportait, sachant « qu’il serait bene remuneratus », au sens propre bien rémunéré. On retrouve les deux phases de l’échange, celle du munus et celle de la remuneratio. Rudolf explique qu’il s’agit de munuscula, de petits cadeaux, qualifiés ensuite de munera, apportées au diacre romain par un moine de Fulda. Même s’il n’est pas question de monnaie, il s’agit néanmoins d’un échange marchand. Le diacre romain et son frère proposent ensuite d’aller à Fulda pour offrir (offerre) à l’abbé le reste de leurs reliques. Après nouvelle rémunération, le diacre et son frère repartent, promettant de revenir bientôt avec d’autres reliques. De fait, l’année suivante, le laïc Sabbatinus, compagnon de Théodore, arrive de Rome avec des reliques qu’il donne à l’abbé. En avril 838, Théodore et Sabbatinus reviennent comme promis en Alémanie avec de nouvelles reliques. Raban participe donc comme d’autres grands dignitaires laïcs et ecclésiastiques à un trafic de reliques, dissimulé sous une opération de don / contre-don (munera / remuneratio). Rudolf ne mentionne d’ailleurs la rémunération qu’à propos des clercs romains, et jamais à propos des laïcs. C’est que l’échange entre l’abbé Raban et le diacre Deusdona, se fait entre deux personnes consacrées, ce qui permet de dissimuler plus facilement et plus complètement le caractère marchand de l’échange sous le couvert du don / contre-don. On peut s’interroger sur le procédé consistant à acheter des reliques, qui peuvent avoir été volées, alors que Raban dénonce par ailleurs dans ses commentaires exégétiques les dons à Dieu qui provien- 24 MGH, Scriptores, 15/1, op. cit., p. 329 (Rudolf, Miracula). 410 hama9.indd 410 10-12-2009 10:11:41 raban maur et les MUNERA draient d’un commerce inique. Hedwig Röckelein propose d’appliquer à ce type d’échange la théorie anthropologique : les reliques sont des biens précieux et inaliénables, comme les définit Annette Weiner, parce qu’ils viennent de Dieu, mais elles peuvent circuler, comme tous les biens précieux, et créer du lien social. Elle applique également aux reliques la théorie de Maurice Godelier selon laquelle tout objet peut être transformé de simple objet de valeur en objet précieux et retransformé d’objet précieux en simple objet de valeur, si bien que les reliques peuvent être données, vendues et achetées puisque l’échange marchand est neutre25, le vol représentant la forme agressive de l’échange26. Une telle opération suppose une double commutation et un moment, celui de l’échange marchand, pendant lequel elles perdent leur valeur sacrée avant de la retrouver une fois la transaction terminée. Mais les reliques ont aussi une spécificité propre, qui tient à leur origine, parce qu’elles sont à la fois sujet et objet, le sujet étant présent dans l’objet27. Raban défend cette interprétation non symbolique de la relique, celle de la présence réelle, contre Claude de Turin28. Comme le montre Janneke Raaijmakers, il répond ainsi au débat théologique d’une façon pragmatique, en faisant venir des reliques de martyrs romains. La croyance selon laquelle le saint est réellement présent dans le fragment semble courante en Germanie, où elle s’est exprimée dans la charte de fondation de l’abbaye de Milz en 784. La fondatrice Emhilt dédie son monastère au Christ et à la Vierge et fait ses donations aux reliques du Christ et de la Vierge qu’elle a acquises et placées dans l’autel29. Le Christ et la Vierge sont donc bien présents dans les reliques. En même temps, si le saint est présent dans la relique, celle-ci n’en est pas moins un objet, dont on peut transmettre la possession, comme on transmet celle des églises ou des objets de culte. Il faut également prendre en compte l’ambiguïté de la notion de sacré / consacré à l’époque carolingienne. Au moment où s’opèrent des achats relativement massifs de reliques, évêques et abbés carolingiens sont engagés dans une lutte pour défendre les terres de leurs églises, définies comme les terres d’Église, et pour faire reconnaître H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 147. Ibid., p. 147-152. 27 Ibid. 28 Voir la contribution de J. Raaijmakers dans ce volume. 29 E. E. Stengel, Urkundenbuch des Klosters Fulda, t. 1, Marburg, 1958, p. 227-231 (n° 154). 25 26 411 hama9.indd 411 10-12-2009 10:11:41 régine le jan l’inaliénabilité des biens donnés à Dieu ou par Dieu, qui sont des biens sacrés30. Raban explicite ce propos dans le De Universo quand il traite de l’offertoire et du sacrifice eucharistique et quand il décrit le processus de transformation qui s’opère lors de l’offrande des fidèles, assimilable à la transformation eucharistique, en mettant en évidence l’espace-temps liturgique de la commutation : Voici le vocabulaire lié à l’offertoire. On appelle offrande (oblatio) ce qui est offert et sacrifié à l’autel par les évêques. C’est la raison pour laquelle on parle d’offertoire. L’offrande est appelée ainsi parce qu’elle est offerte. On parle spécialement de dons pour les cadeaux divins et pour les cadeaux des hommes. Mais on appelle services (obsequia) ce que les pauvres paient aux riches en guise de munera. C’est pourquoi on donne un cadeau à l’homme et un don à Dieu. À partir de là on appelle donaria les lieux où l’on fait des dons dans les églises. On appelle munera ce qui est reçu ou donné pour les âmes. Il y a deux sortes de munera : le don et le sacrifice. Le don est un objet en or et en argent, ou en n’importe quelle matière. Le sacrifice est une victime, et tout ce qui est brûlé et placé sur l’autel, tout ce qui est donné ou dédié ou consacré à Dieu. Ce qui est dédié est donné et désigné par des paroles. Ils se trompent donc ceux qui pensent que la consécration vient de la dédicace. Les Anciens appelaient immolation la victime qui était immolée sur l’autel. Le sacrifice est tiré de l’immolation mais maintenant l’immolation est celle du pain et du calice. La libation est l’offrande du calice…31 Au cours de la messe, l’offertoire est le temps réservé aux offrandes, il est associé à des lieux, les donaria, et à l’autel, donc à l’eucharistie. La commutation de l’offrande (oblatio) se fait sur l’autel, où elle est transformée par le sacrifice eucharistique. Les dons peuvent prendre une forme matérielle (or, argent), ou sacrificielle. Raban rappelle l’immolation, qui fait référence au sacrifice d’Abraham, puis à celui du Christ, mais qui est commué en pain et en vin. Le rituel du dépôt sur l’autel est attesté en Germanie à l’époque carolingienne, en par- Thèse en cours de G. Calvet à l’université de Paris1. PL 111, col. 130 (Raban, De Universo, XXII, c. 9) : Offertorium tali ex causa sumpsit vocabulum. Fertum enim dicitur oblatio, quae altari offertur et sacrificatur a pontificibus. A quo offertorium nominatur, quasi propter fertur. Oblatio vocatur, quia offertur. Dona proprie dicuntur divina munera, hominum munera. Nam dicuntur obsequia, quae pauperes divitibus loco munerum solvunt. Itaque munus homini datur, donum Deo. Unde etiam in templis donaria dicimus. Munera autem vocantur, quae animabus accipiuntur vel dantur. Duo sunt, quae offeruntur : donum et sacrificium. Donum dicitur, quidquid auro argentoque aut qualibet alia specie efficitur. Sacrificium autem est victima, et quaecunque in ara cremantur seu ponuntur. Omne autem quod Dea datur, aut dedicatur aut consecratur. Unde et errant quae consecrationem dedicatione putant significari. Immolatio ab antiquis dicta eo quod in mole altaris posita victima caederetur. Unde et mactatio post immolationem est : nunc autem immolatio panis et calicis convenit. Libatio autem tantummodo calicis oblatio est… 30 31 412 hama9.indd 412 10-12-2009 10:11:41 raban maur et les MUNERA ticulier celui de la motte de terre, et prouve qu’une forme de consécration rituelle était nécessaire pour transformer l’offrande en un bien inaliénable32. Les reliques sont assurément dotées d’une grande sainteté, qui tient à la présence du saint en elles et à leur pouvoir de faire des miracles. Pour autant, étaient-elles des biens sacrés avant d’avoir été élevées sur l’autel, commuées et consacrées ? Si la distinction entre religieux, saint et sacré que retenait le droit romain est peu opératoire au haut Moyen Âge, dans des sociétés où l’on distingue mal le public du privé et le religieux du profane33, il y a un gros effort pour lier sacré et consacré34. Les théologiens carolingiens saisirent l’importance de la consécration des églises et s’en sont probablement servis pour contrôler et utiliser le culte des reliques. Nul ne pouvait douter de la grâce accumulée par les saints de leur vivant, grâce dont témoignaient précisément les miracles de leurs reliques. Mais les rites de translation et d’élévation indiquent que l’Église cherchait aussi, par l’intermédiaire des évêques, à imposer une double idée : premièrement, les fragments de corps saints n’acquéraient leur pleine sacralité qu’à partir du moment où ils étaient publiquement élevés dans un autel, par l’évêque ; deuxièmement, les reliques consacrées pouvaient faire l’objet de dons et d’échanges, mais elles ne pouvaient être vendues et achetées. Le texte de Rudolf de Fulda suggère qu’un bon nombre de reliques transférées à Fulda provenait des catacombes, c’est-à-dire d’un lieu religieux, mais non consacré, ce qui autorisait l’échange marchand. Mais certaines d’entre elles semblent provenir d’églises et d’autels romains, ce qui nécessitait de dissimuler l’achat sous le vocabulaire du don. Suivons maintenant le récit des translations qui suggère une commutation par degré, progressive jusqu’à l’élévation. Dès que les reliLes règnes de Louis le Pieux et de ses fils correspondent au moment où l’Église s’engage dans une lutte pour défendre les biens d’Église et particulièrement les terres qui étaient mises à disposition des laïcs par les rois. Cette lutte fut particulièrement vive en Francie occidentale où se développa un discours de défense autour d’Aldric du Mans, d’Agobard de Lyon et d’Hincmar de Reims. La lutte fut moins vive en Francie orientale, et l’on peut se demander dans quelle mesure la ritualisation n’y était pas déjà plus forte et si elle ne garantissait pas mieux le caractère sacré des biens donnés à l’Église. Le rituel de la motte de terre placée sur l’autel au moment de la donation rendait publique la commutation des biens qui s’opérait alors. 33 J.-C Schmitt, « La notion de sacré et son application à l’histoire du christianisme occidental », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 1992, 9, p. 19-30 ; M. Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, 2005. 34 M. Lauwers, Naissance du cimetière…, op. cit., p. 17 32 413 hama9.indd 413 10-12-2009 10:11:42 régine le jan ques romaines ont passé les Alpes, l’abbé de Fulda envoie des messagers pour prendre en charge les reliques et organiser la translation. Or les missi de Raban ne sont pas de simples moines, mais des moinesprêtres, qui président à une véritable procession liturgique, solennelle et publique, comme l’a bien décrit Hedwig Röckelein35. Les reliques sont placées dans un reliquaire et conduites au monastère au milieu des chants, par une série d’étapes qui sont autant d’adventus où les desservants locaux attendent le cortège avec leurs croix, leurs reliquaires et leurs chants. Le rituel de l’adventus, d’origine romaine, repris ensuite par les rois francs, est ici interprété dans une version religieuse et chrétienne, mais les codes de représentation sont les mêmes36 : à travers les reliques, ce sont les saints qui sont présents et qui accomplissent les miracles, sanctifiant ainsi la familia de Fulda. Toutes les étapes de la translation se font en effet dans des possessions de Fulda qui ont été offertes dans les trois ou quatre décennies précédentes. Prenons l’exemple des reliques apportées d’Italie par Sabbatinus en 836. Elles passent d’abord par la celle de Solnhofen en Bavière, qui semble être une étape obligée37, puis par le monastère d’Holzkirchen situé à la limite de la Bavière et de la Franconie, par celui d’Hassareoda, par la celle d’Hammelburg, ancien domaine fiscal dans la vallée de la Saale franque, et enfin par l’oratoire de Litolvesbah, avant d’arriver à Fulda. L’adventus nécessite l’accord des élites locales qui soutiennent les lieux de culte, il est donc négocié et implique la participation de tous. À chaque étape, un même rituel est reproduit : les moines placent le reliquaire sur l’autel où les reliques accomplissent des miracles, qui suscitent aussitôt la générosité des fidèles par des offrandes. Une fois parvenues à Fulda, elles sont publiquement élevées dans un autel par un évêque. Les reliques de saint Venant sont solennellement élevées dans l’abside orientale de l’église Saint-Jean-Baptiste, en présence de l’abbé Raban et du chorévêque Reginbald. Les autres reliques sont placées dans une nouvelle église construite par Raban à 12 stades du monastère, par l’autorité de l’archevêque de Mayence Otgar, en présence du chorévêque Reginbald. Dans ce cas, l’élévation des reliques est liée à la consécration de l’église38. H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 358. Travail de recherche en cours d’E. Chaumet sur ces questions. 37 Possession de Fulda où Santarat puis Gundram, neveu de Raban, ont été prévôts. Voir B. Bigott, Ludwig der Deutsche und die Reichskirche im Ostfränkischen Reich (826-876), Husum, 2002 (Historische Studien, 470), p. 41. 38 Sur les liens entre reliques et consécration des lieux de culte, voir M. Lauwers, Naissance du cimetière…, op. cit., p. 56-58. 35 36 414 hama9.indd 414 10-12-2009 10:11:42 raban maur et les MUNERA Les translations depuis les Alpes jusqu’à Fulda se font donc par une procession stationnale, orchestrée par les moines-prêtres, avec l’accord des élites locales. Le rituel recommencé à chaque étape renforce les liens entre les participants jusqu’à leur élévation finale à Fulda, accomplie par l’évêque (ou le chorévêque), qui a ainsi le monopole de la consécration. Si cette hypothèse est exacte, les miracles témoigneraient de la sainteté de la relique et de la présence réelle du saint en elle, l’élévation et la dédicace par l’évêque opéreraient la commutation définitive de la relique en un bien consacré, sur le modèle de la transformation eucharistique39. La collaboration de l’évêque et de l’abbé et de sa communauté est soulignée dans le récit de Rudolf. Les translations de reliques servaient en même temps à unifier l’espace liturgique et social de Fulda comme le montre le récit des translations de 838. Théodore et Sabbatinus ont apporté en Germanie des reliques romaines, comme ils s’y étaient engagés. Raban ordonne qu’une partie des reliques soit solennellement conduite au monastère d’Holzkirchen pour y être déposée, le reste devant être conduit à Fulda. Holzkirchen était un point d’appui bonifacien important puisqu’en 836, des reliques y avaient été exposées sur le chemin vers Fulda. Le monastère avait été fondé au VIIIe siècle par un des grands de Thuringe, nommé Throand, dont la famille appartenait au tout premier cercle bonifacien, au moment de la fondation, et donné par lui à Fulda, la donation étant confirmée par un diplôme royal de Charlemagne en 77540. La donation à Fulda, spontanée ou faite sur Selon H. Röckelein, les reliques consacrées appartenaient à la communauté qui possédait le lieu de culte où se trouvait l’autel. Mais la charte de fondation de Milz en 784 atteste des ambiguïtés qui subsistaient encore : en fondant le monastère, Emhilt fait des donations « pour ces reliques auxquelles les servantes de Dieu, qui servent le Seigneur dans ce monastère, ont fait vœu de piété et promis de respecter la vie et la pratique monastiques et à qui elles ont ensuite fait don de tout ce qu’elles possédaient en propre… », tout en précisant dans la charte, souscrite par l’évêque d’Eichstätt Willibald, que les reliques de sainte Marie lui appartiennent en propre, qu’elles les a acquises et qu’elles se trouvent dans sa propre châsse, et dans le ciboire » et plus loin : « Que tout ce que j’ai énuméré ci-dessus revienne vraiment, comme je l’ai dit, à ces reliques de Jésus-Christ et de sainte Marie qui m’appartiennent en propre, sans partage avec quiconque, pour lesquelles il n’y a pas de point commun avec les reliques qui sont dans l’autel, parce que celles qui sont dans la châsse n’appartiennent qu’à moi seule ». Voir à ce sujet, R. Le Jan, « Emhilt de Milz et la charte de fondation de son monastère (784) », in Retour aux sources. Textes, études et documents offerts à Michel Parisse, Paris, 2004, p. 525-536. Les reliques de Milz sont des biens consacrés, mais Emhilt en conserve la propriété et le droit d’en user. 40 MGH, Diplomata Karolinorum, t. 1, éd. E. Mühlbacher, Hanovre, 1906, p. 150-151 (n°106). 39 415 hama9.indd 415 10-12-2009 10:11:42 régine le jan pression de Charlemagne, qui venait de prendre en main les régions orientales après la disparition de son frère, est une des nombreuses donations qui, en l’espace de deux décennies, firent passer la plupart des petits monastères familiaux sous la dépendance des grands monastères royaux. Le dimanche de la Pentecôte 838, sur le chemin les conduisant des Alpes à Fulda, les moines-prêtres laissèrent donc à Holzkirchen les reliques des saints Janvier et Magnus, en plaçant le reliquaire près de l’autel, au cours de la messe. En octobre, Raban se déplaça en invitant l’évêque de Wurtzbourg Humbert à venir à Holzkirchen. Le 8 novembre, par l’autorité de l’évêque, on éleva les reliques dans l’arche de pierre de l’autel oriental. On édifia au dessus un édifice en bois, décoré d’or et d’argent, avec une inscription de Raban41. À la suite de quoi des miracles eurent lieu dans cinq villae, situées non loin d’Holzkirchen, dont deux au moins dépendaient de ce monastère ou provenaient des donations faites par les groupes élitaires de Thuringe. L’une de ces possessions avait appartenu à Emhilt de Milz, elle-même fondatrice d’un monastère en 784, offert à Fulda vers 800. C’est dans un autre locus, Rasdorf, donné à Fulda par le groupe d’Emhilt, que Raban établit aussi des moines et qu’il fit construire une église dotée d’un trésor liturgique. Il obtint que par son autorité, l’évêque Humbert envoie un prêtre à sa place pour élever les reliques de sainte Cécile et des saints Tiburce et Valérien dans un sarcophage de pierre placé derrière l’autel, avec d’autres reliques, le tout surmonté d’un édifice de bois paré d’or, d’argent et d’une inscription42. Ces échanges liturgiques permettaient à Fulda de faire passer sous son contrôle effectif les monastères qui lui avaient été offerts et les réseaux qui en dépendaient. Les translations et les élévations de reliques servaient ainsi à renforcer et à structurer l’espace social bonifacien, en le hiérarchisant. Par la liturgie qui était développée à cette occasion et par la participation du peuple aux cérémonies, par les offrandes des fidèles sur l’autel où avait été placé le reliquaire, les translations rassemblaient les communautés autour de saint Boniface, imposant l’idée qu’une même caritas irriguait la familia bonifacienne, et au-delà toute la société chrétienne, selon un système d’échange généralisé43. Les translations participaient ainsi à la hiérarchisation du sacré constitutive de l’ecclesia carolingienne. MGH, Scriptores, 15/1, op. cit., p. 337 (Rudolf, Miracula, c. 11 & 12). Ibid., p. 338 (c. 13). 43 A. Guerreau-Jalabert, « Caritas y don en la societad medieval occidental », Hispania, 60/1 (204), 2000, p. 27-62. 41 42 416 hama9.indd 416 10-12-2009 10:11:42 raban maur et les MUNERA Il reste une dernière lecture de ces échanges liturgiques, qui est politique. Car si le don de reliques renforçait les liens entre Fulda et ses dépendances et soutenait ainsi la hiérarchisation carolingienne, impériale et ecclésiale, il s’insérait dans une compétition pour la domination dans l’espace franc-oriental. Raban appartient au parti qui, au début des années 830, soutenait Lothaire contre Louis le Germanique, roi de Bavière. Otgar, archevêque de Mayence depuis 826, Humbert, d’abord chorévêque puis évêque de Wurtzbourg depuis 832 et Raban, abbé de Fulda depuis 822, étaient des partisans et des amis de Lothaire44. Après son échec, Raban avait dû accepter l’autorité de Louis le Germanique en 834, mais le retour de Louis le Pieux avait à nouveau changé la donne. A la fin des années 830, l’empereur avait accentué ses pressions contre son fils Louis, tombé en disgrâce en 838, et l’archevêque de Mayence et ses amis l’avaient soutenu45. La compétition passait aussi par les acquisitions de reliques : en avril 834, Louis le Germanique avait envoyé Hitto de Freising auprès du pape pour essayer d’avoir des reliques46. Les translations de reliques d’Italie vers Fulda, ordonnées par Raban et soutenues par l’archevêque Otgar et les évêques dans les années 836-839, à travers la Bavière occidentale, avec les élévations solennelles à Holzkirchen et Rasdorf, aux limites de la Thuringe et de la Bavière, sont autant de pièces dans une politique qui trouve dans l’Italie de Lothaire des appuis contre Louis le Germanique. En butte à l’hostilité de son père, l’autorité du roi de Bavière s’est beaucoup affaiblie en Bavière occidentale à la fin des années 830 : il a dû choisir comme conseillers et agents des hommes nouveaux, donc mal acceptés, qui sont issus de la Bavière orientale, comme on le voit à l’assemblée de Ratisbonne de 837. Les translations de reliques orchestrées par Raban en 836, 838 et 839 participent ainsi d’une politique de réaction des cercles traditionnels du pouvoir, dans l’espace de la Bavière occidentale et de la Franconie, qui renforce les réseaux antiludoviciens aux confins de la Bavière47. Cette autre lecture n’est pas moins importante que les précédentes car le choix des stations, et en particulier celles de Hammelburg et d’Holzkirchen, a été négocié avec les réseaux locaux. Hammelburg était un fisc royal, donné par Charlemagne à Fulda, mais qui conservait son statut public B. Bigott, Ludwig der Deutsche…, op. cit., p. 38-40. Ibid., p. 64 & 72-75 ; E. J. Goldberg, Struggle for Empire. Kingship and Conflict under Louis the German, 817-876, Ithaca, Londres, 2006, p. 88-89. 46 B. Bigott, Ludwig der Deutsche…, op. cit., p.150. 47 H. Röckelein, Reliquientranslationen…, op. cit., p. 254 44 45 417 hama9.indd 417 10-12-2009 10:11:42 régine le jan par le biais de l’immunité. L’étape à Hammelburg n’a donc pu se faire sans l’accord de Louis le Pieux, qui l’a peut-être même suscitée, contre Louis le Germanique. De la même manière, l’étape à Holzkirchen en 836, puis l’élévation des reliques en 838, n’ont pu se faire qu’avec le soutien du groupe fondateur et des élites locales. Conclusion Comme tous les hommes de son temps, Raban utilise une grammaire de l’échange chrétien dont il connaît parfaitement les ressorts et les subtilités. Ses écrits confirment la flexibilité des concepts de munus / remuneratio / dona / donativa qui permettent d’intégrer le programme carolingien dans une vision impériale et ecclésiale soutenue par le développement d’une pensée hiérarchique, unifiée par la circulation des munera et de la grâce. En même temps, l’échange de reliques montre la commutation des biens qui se réalise au cours des acquisitions et translations de reliques qui sont, vues à travers le récit de Rudolf de Fulda, une illustration concrète du « sens pratique » des élites ecclésiastiques et des méthodes utilisées pour renforcer leur autorité et leur pouvoir. Les translations que Raban préside et les élévations auxquelles procèdent l’évêque de Wurtzbourg, son chorévêque ou l’archevêque de Mayence développent une organisation hiérarchique de l’espace bonifacien, intégré à la province de Mayence et intégrant les élites laïques. À un autre niveau, celle-ci sert les stratégies politiques de ces mêmes élites, qui sont dirigées contre Louis le Germanique, soutenues par Louis le Pieux et appuyées par Lothaire. Idéologie et pratiques de l’échange apparaissent ainsi comme les deux faces d’un système complexe, qui inclut et qui hiérarchise, qui unifie et qui oppose. 418 hama9.indd 418 10-12-2009 10:11:42