Sur les traces des sans-abri
Le cas exemplaire de Joan
Sophie Rouay-Lambert
Comment expliquer qu’à profil a priori semblable, certaines personnes
connaissent la « spirale de l’exclusion » conduisant à une situation extrême de
survie dans la rue et d’autres y échappent ? Cette interrogation est à l’origine
de la reconstitution de l’itinéraire de vie d’un sans-abri et de l’étude d’un
groupe composé de SDF et de sans-abri dans un quartier du 14e arrondissement
de Paris. L’enquête a révélé la nécessité de distinguer, parmi les SDF, ceux qui
dorment effectivement dans la rue (les « sans-abri ») de ceux qui logent tour
à tour dans des structures d’hébergement, à l’hôtel, dans des meublés ou
autres, car leurs rapports respectifs à l’espace urbain, à la société et aux acteurs
du milieu caritatif diffèrent (Annexe et Rouay-Lambert, 2000). Le sujet principal, surnommé Joan, et son groupe ont fait l’objet d’une enquête menée pendant plusieurs mois dans le cadre d’une thèse de doctorat, avec pour objectif
d’appréhender les pratiques quotidiennes de vie dans la rue et l’adaptation aux
situations extrêmes que cela induit. Pour y parvenir, il fut nécessaire de mettre
au point un outillage méthodologique adapté au recueil d’informations provenant directement et uniquement des personnes enquêtées.
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Outre les méthodes classiques de constitution du corpus (repérages,
observations passive et participante, entretiens individuels et en groupe, cheminements urbains, « journal de bord », photographies, etc.), deux techniques
m’aidèrent à optimiser le recueil des données. Dans un premier temps, la répétition thématique des entretiens en face-à-face, sur plusieurs séances échelonnées dans le temps, a permis de dépasser les discours préconstruits et de
distinguer, en partie, le réel du fantasme. Dans un second temps, un travail de
représentation graphique (plans et croquis) des espaces vécus par l’interlocuteur dans le quartier, ainsi que des logements préalablement habités, a permis
d’atteindre un niveau d’informations dépassant les discours reconstruits : le
langage graphique procure des informations moins filtrées et maîtrisées que le
langage oral. Ce travail permit, entre autres, de saisir le quotidien et de retracer l’histoire d’un ancien légionnaire devenu sans-abri, et de révéler les processus et les éléments déclencheurs l’ayant conduit à vivre jour et nuit dans le
quartier de la place Denfert-Rochereau durant plus d’une année.
Au-delà de la mise en lumière des cheminements ayant conduit cet
ancien légionnaire à la rue et des stratégies d’adaptation quotidiennes, « l’autopsie » de son cas pose plus largement la problématique de l’intégration
sociale. Elle remet notamment en question la place du logement et des revenus économiques considérés comme facteurs décisifs de l’intégration socioéconomique d’un individu dans la société. En effet, Joan, 54 ans, pratiquant
la manche et dormant dans la rue, s’avère être propriétaire d’un studio en
banlieue parisienne ; il perçoit une pension militaire et possède une carte de
crédit ; il n’est pas isolé, ni en rupture familiale complète : il conserve une
relation régulière et fréquente avec sa mère.
Joan dispose d’un logement personnel, de revenus fixes et de relations
familiales, ce que la société suppose communément comme étant essentiel à
une vie « normale et intégrée ». Dans ces conditions, surgit un flot d’interrogations auxquelles nous apportons un début de réponse : que fait Joan à la rue ?
à mendier à la sortie d’un supermarché ? à somnoler les nuits sur un trottoir
plutôt que dormir au chaud chez lui ? Pourquoi et comment supporte-t-il cette
situation ? Pourquoi et comment a-t-il « échoué » dans ce quartier ? Comment
y organise-t-il sa vie ? Quels enseignements peut-on tirer de son cas ?
LA FUITE EN AVANT :
UN PALLIATIF À L’AFFRONTEMENT DE SITUATIONS TRAUMATISANTES
Toujours avancer, éviter tout attachement à un lieu, aux gens qui le pratiquent, ne pas prendre conscience de sa propre présence dans ce lieu : la fuite
en avant est l’oubli de soi, de son histoire et de sa vie. Chaque nouvelle rencontre est une possibilité de renaissance, une chance de croire en une autre
existence. La fuite est une forme d’espoir, la promesse d’un lendemain diffé-
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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rent sinon meilleur. C’est envisager la possibilité de pouvoir laisser son passé
derrière soi. Prolonger la fuite est une forme de désespoir. C’est savoir que le
passé est toujours là, juste derrière. Mais la fuite reste une action. Agir prouve
que l’on a encore un pouvoir de décision. La fuite, manière d’agir, devient
façon d’être. Arrêter de fuir, de courir, c’est risquer de se laisser retomber
dans les affres de son passé et sombrer dans un perpétuel présent. Un individu peut fuir indéfiniment. Il peut perdre toute notion du temps, car il reste
dans un circuit qu’il a lui-même fermé, dans un système répétitif, un cercle
vicieux. La reconstitution de l’itinéraire de vie de Joan montre qu’il est
soumis justement à ce comportement de fuite en avant, lequel l’a conduit, à
terme, à « choisir », comme il dit, le mode de vie dans la rue. Mais, au départ,
quels sont les moteurs d’une telle fuite ?
De la légion à la rue :
de la recherche à l’élaboration d’un contexte de survie
Dans le cas de Joan, nous sommes face à un sujet qui, suite à un traumatisme et pour éviter l’autodestruction par le suicide, seule issue qui semblait s’offrir à lui, a entrepris une fuite en avant. Marinier depuis l’âge de
14 ans, Joan a un peu plus de 20 ans lorsqu’il perd sa femme et son jeune fils
et qu’il décide de tout quitter pour s’engager dans la Légion. Cet engagement
relève de l’instinct de survie : « Après ça, j’étais perdu. Il fallait que je fasse
quelque chose, sinon j’me tirais une balle. »
Le fait d’être confronté à des situations extrêmes de survie dans un
contexte de guerre l’oblige à se concentrer sur le moment présent, afin de
« sauver sa peau » ou celle de ses camarades. Obéissant à des ordres qui lui
sont extérieurs, il n’a plus réellement de décisions à prendre. Il s’est engagé
dans un environnement protégé où, même s’il met son corps en danger, blesse
ou tue, lui-même n’en prend pas la responsabilité. C’est un contrat.
Déresponsabilisé et placé dans un cadre autoritaire, Joan n’a plus à répondre
de ses actes, ce qui lui évite de se remettre en question. Or la remise en question est une forme de réappropriation de soi, un regard que l’on pose sur soi.
Et que verrait-il ? Un jeune homme, un ancien marinier, qui a perdu sa femme
et son fils par noyade. La fuite en avant, l’engagement dans la Légion,
empêche l’introspection. C’est justement pour éviter toute introspection qu’il
se fuit lui-même en se projetant dans un ailleurs.
Joan multiplie les campagnes, puis quitte la Légion après dix-neuf années
de service. Ce retour à la vie civile le confronte à son passé, devant lequel il se
sent démuni, et fuit de nouveau. Il repart, sur les routes cette fois, avec un autre
légionnaire.
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« Quand on a quitté la Légion, avec mon pote allemand, on s’est dit ben, qu’estce qu’on fait maintenant ? Alors on s’est r’gardé et on a pris les sacs à dos, et on
part à l’aventure… Alors Marseille, Lyon… »,
jusqu’à ce que ce dernier soit arrêté pour un larcin. Joan finit par rentrer vivre
chez lui, dans son studio à côté du domicile de sa mère, trouve un emploi de
gardiennage de nuit dans une grande entreprise ; bref, il s’installe dans une
situation « stable ». Mais, trois années plus tard, il est mis au chômage technique.
Après plusieurs mois, un nouvel événement réactive le processus de
fuite :
« J’allais régulièrement à l’ANPE, parc’qu’y faut prouver que vous cherchez du
travail, ben un jour, la dame au guichet m’a dit : “Monsieur, à votre âge, c’est
plus la peine de chercher du travail”. Alors là, j’ai tourné les talons et j’ai plus
rien fait. Vous savez, quand on vous dit ça… on a l’cœur gros. J’ai commencé
à travailler à 14 ans ! […] Avec tout c’que j’ai fait pour la société, hein ! […]
C’est pour ça. Comme la société m’a refusé, je refuse la société ! »
Joan reprend la route. Il devient saisonnier, fait les vendanges dans le Sud de
la France et en Espagne. Il dort à la belle étoile, hébergé dans une grange ou,
dans le meilleur des cas, chez l’habitant, jusqu’à son retour à Paris pour voir
sa mère hospitalisée. C’est à ce moment-là qu’il poursuit sa vie sans abri dans
le quartier de la place Denfert-Rochereau.
La fuite trouve ici son moteur dans le sentiment de rejet et d’exclusion.
Vingt-cinq ans plus tôt, c’est lui qui se désengageait de la société en s’engageant dans la Légion. Cette fois, il perçoit cet événement comme un désengagement de la société civile à son égard, pour une raison qui lui semble
irrecevable : son âge. Il a alors à peine 50 ans. Il fuit également ce qu’il considère comme un échec, celui de sa réinsertion dans la société civile. L’échec
dans une démarche semblant aussi simple que celle de trouver un emploi, pour
lui qui a réalisé plusieurs campagnes militaires et a été décoré, le conforte dans
l’idée qu’il n’a pas sa place dans cette société. Il part vivre en marge.
Meurtri, Joan fuit aussi le regard de sa mère : il ne l’informe pas de sa
situation, qu’il vit comme une mise au ban. Il ne supporte pas l’idée de la
décevoir du fait de n’avoir pas su garder une place « honorable » dans la
société. Il quitte son domicile, prétextant avoir retrouvé un autre emploi de
nuit et loger dans un studio à Paris, pour ne pas la déranger avec ses horaires
décalés. Il avoue sa honte de mentir à sa « propre mère », mais c’était « pour
ne pas la blesser, lui causer du souci ».
Joan vit dès lors sans abri, dans un quartier parisien. Dans cet autre
contexte de vie extrême, il se construit de nouveau une situation de survie.
Ayant « refusé la société », il dit en refuser les droits (prestations sociales
générales, tel le RMI, ou spécifiques, telle la carte Paris Santé, etc.). Il se
fabrique un contexte de contraintes qui l’oblige à se concentrer sur le présent
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et l’avenir proche : quotidiennement mendier, chaque nuit trouver un abri
contre les intempéries et les éventuelles agressions, déployer un éventail de
stratégies pour se maintenir propre.
Il est bien ici question de l’élaboration d’un contexte de survie et d’un
discours adapté. Car, bien que Joan vive effectivement sans abri avec toutes
les contraintes que ce mode de vie induit, et malgré ses propos sur le refus de
la société, il est resté affilié à la Sécurité sociale, touche une pension militaire
et possède un studio. Plus exactement, il ne conserve que ce qu’il a acquis
durant et par sa carrière militaire :
« Moi j’ai pas de RMI, j’ai rien du tout, j’ai refusé. […] Hé bien je vais vous dire
pourquoi : avec tout ce que j’ai fait pour la société… comme elle m’a rejeté…
j’en veux pas. Vous avez compris ça ? […] Avec tout ce que j’ai fait, ce que j’ai
donné, pis la finale… maintenant je me débrouille tout seul. »
La fuite en avant devient dès lors un processus qui l’enferme peu à peu dans
l’univers de la rue.
En référence au processus de désocialisation d’Alexandre Vexliard
(1950) 1, Joan oscille entre la phase de rupture avec le passé et de conflit intérieur et la phase de résignation et de valorisation de sa situation. En témoignent ses discours sur le refus de la société, la valorisation de son
appartenance au monde des routards, au détriment de celui des zonards et des
clochards, ainsi que son discours sur la préférence de son mode de vie tranquille dans un coin. Il ne cesse de parler en termes de choix de vie et d’en
revendiquer les aspects les plus positifs tels que la liberté, la soif d’aventures,
la découverte, etc.
L’avancée dans les entretiens et dans la relation avec Joan permit toutefois de dépasser le discours préconstruit : de l’autonomie financière que la
manche lui assure, il parle de la honte quotidienne qu’elle suscite ; les belles
nuits étoilées se transforment en somnolence ou en sommeil alterné lorsqu’il
faut être plusieurs pour monter la garde ; la découverte et l’aventure se résument souvent aux repas froids et aux gueules de bois, aux maux de dents et
d’estomac, aux courbatures et aux rhumatismes, parfois aux conflits et aux
altercations…
1. Étudiant les clochards parisiens, Vexliard (1950) énonce un processus de désocialisation en
quatre phases : phase agressive, ou période d’activité où l’individu tente de rétablir sa situation ; phase régressive, ou de repli, où la situation anormale qu’il vient de découvrir devient
familière ; phase de rupture avec le passé et de conflit intérieur – il prend conscience qu’il est
en marge de la société – ; phase de résignation et de valorisation de la situation, celle des « clochards philosophes », qui ont soi-disant « choisi » ce mode de vie, le principal obstacle à leur
intégration sociale étant en eux-mêmes.
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LA GESTION DES RELATIONS À LA RUE :
RECONSTRUIRE ET NÉGOCIER SON IDENTITÉ
Au-delà de la fabrication d’un contexte de survie favorable à la fuite
d’un passé insurmontable, la Légion puis la rue offrent à Joan un cadre propice à la reconstruction d’une histoire, à l’élaboration d’une identité autre, et
lui donnent la possibilité d’une projection familiale (Parazelli, 1995). Ce
contexte, qui peut paraître réconfortant à certains égards, ne renforce que
davantage la rupture avec la société.
En quête d’un paradis perdu
À l’instar des structures de type autoritaire (prisons, casernes, asiles), le
cadre de l’armée, notamment le contexte légionnaire guerrier, rapproche les
individus et tisse des liens de type fraternel.
« La Légion ça devient une famille… Ben oui, vous laissez jamais quelqu’un
derrière vous, même s’il faut l’porter, vous l’abandonnez pas ! »
Les légionnaires projettent dans ces rapports devenus fraternels (« les frères
de sang ») les relations perdues avec les leurs 2. Mais, à son terme, l’engagement dans la Légion provoque encore une nouvelle rupture :
« Le dernier jour (pleurs)… Tous sur le quai… “Ce n’est qu’un au revoir” (il
entonne la chanson)… C’était très émouvant. J’les ai jamais revus. Ben, ils
repartent tous dans leur pays. »
Joan perd de nouveau une famille avec laquelle il a vécu près de vingt
années. Le fait qu’il soit parti sur les routes avec un autre légionnaire plutôt
que de rentrer directement chez lui témoigne d’une nécessaire transition
avant de réintégrer la vie civile.
Chez Joan, comme chez tant d’autres, la quête de la famille est récurrente. Dans le cadre de la rue, Joan rencontre des individus aux itinéraires
marqués de ruptures et de traumatismes, comme lui. Il tisse des liens fraternels avec certains d’entre eux. Joan et son compagnon de rue se font appeler
« les inséparables, comme les oiseaux ». Les SDF de la même génération font
office de frères dans la camaraderie comme dans le conflit ; avec les plus
jeunes, comme avec moi-même d’ailleurs, il adopte un comportement plutôt
paternaliste ; et le respect qu’il témoigne à « la Mamie » laisse deviner l’affection qui le lie à sa mère. Des rapports particuliers se nouent également
avec certains commerçants et certains résidents devenus des habitués, notamment dans la pratique de la manche : « Ça fait comme une petite famille ! »,
répète-t-il au fil des entretiens.
2. J’apprends à ce propos que Joan a deux frères et une sœur avec lesquels il n’a plus de
contacts.
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La fin de la Légion a marqué une rupture dans les rapports humains, le
contexte de la rue n’est qu’une répétition de ruptures dans les relations
humaines éphémères. Le va-et-vient de chacun et les itinéraires respectifs
deviennent le cadre d’une perpétuelle répétition des actes répondant bien au
besoin de fuite en avant. Chacun s’enferme dans un passé idéalement reconstruit et dans un perpétuel présent.
La quête d’une considération de soi,
facteur d’installation dans un quartier
Bien que dans le contexte de survie, dans la rue, les rapports humains
relèvent de l’éphémère, ils dépassent la quête du paradis perdu et deviennent
le moteur principal des actes. C’est ce que révèlent les motifs réels de choix
de localisation dans un quartier et non dans un autre, à une place plutôt qu’à
une autre, en ce qui concerne la manche, le couchage et le reste des occupations de la journée. Selon Joan, son arrivée dans le quartier DenfertRochereau relevait du hasard. L’outillage méthodologique a montré qu’en
réalité, son installation dans ce quartier était due à une succession de rencontres. « Moi j’suis venu comme ça, par hasard… Par hasard, bon c’est-àdire par hasard… Dans le quartier, oui. Mais moi, j’suis venu, c’est pour ma
mère puisqu’elle était malade ; et puis après ben j’ai trouvé le quartier ici,
j’l’ai trouvé sympa. » Le « choix » d’un territoire de vie dépend davantage
des relations humaines et sociales qui s’y instaurent que de ses seuls aspects
fonctionnels. Dans les faits, le hasard de sa présence relève chronologiquement : de la nécessité d’être à proximité de l’hôpital Cochin pour aller voir
sa mère malade, il s’y est d’ailleurs fait soigner lui aussi pour un début de
gangrène à la jambe ; du fait d’être toléré par le gardien d’un square l’autorisant à rester dormir sur le banc ; de la rencontre avec une résidente qui, lors
de sa deuxième nuit à la rue, lui a proposé de l’aider en l’invitant à dormir
chez elle ; de la rencontre avec un jeune SDF qui lui a cédé sa place de
manche ; du fait d’être toléré par les gérants et les employés de plusieurs
magasins dont les entrées deviennent, la nuit, des emplacements de couche.
L’important n’est donc pas le lieu en tant que tel, mais bien le fait d’y
être toléré, et la tolérance permet de recouvrer une certaine considération de
soi. En somme, l’installation de Joan dans ce quartier « sympa » provient du
fait qu’il est bien accepté par les résidents et les commerçants, qu’il côtoie
des habitués qui lui demandent régulièrement de ses nouvelles, et qu’il parvient ainsi à se constituer, comme il ne cesse de le répéter, « une petite
famille » :
« C’qu’y a d’bien, heu dans l’quartier, justement, nous sommes acceptés et la
mentalité elle est très bonne. […] C’est comme ça que… Enfin je reste là, en
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attendant, qu’ça va mieux. Parç’que les gens y sont très sympa ici. Très sympathiques, très gentils. La mentalité elle est très bonne. »
Toutes ces interactions sociales nécessitent des ajustements identitaires
(Goffman) qui, s’ils permettent de s’estimer de nouveau, déstructurent la personnalité. Mais la possibilité d’entretenir de nouveau des rapports humains
avec « le reste du monde » devient une nécessité de survie, au même titre que
les besoins primaires, et motive une large part des pratiques quotidiennes.
Tout est alors mis en œuvre en fonction du maintien de l’estime de soi. Or
l’estime et la considération de soi passent également par la valorisation. La
valorisation de soi dans la situation SDF, face au « reste du monde », témoigne
d’une rupture profonde avec la société (Vexliard). On entre dans un des
cercles vicieux propres au milieu de la rue : pour survivre (moralement), l’individu doit valoriser sa situation, laquelle valorisation l’enferme de plus en
plus dans un univers autre.
Redevenir acteur de sa vie :
la négociation comme moyen de valorisation de soi
La gamme des ressources employées par Joan et le groupe dans la reconsidération de soi et de leur position face « au reste du monde » s’apparente
aux principes de la négociation. Certains rapprochements de sens s’observent
entre la « négociation » définie par Anselm Strauss (1978) et les formes
d’« adaptation » (notamment secondaires) repérées par Erving Goffman
(1968) 3. Dans ces dernières se retrouve le sens de la déviance qui n’est pas
sans rappeler une certaine forme de négociation avec les acteurs du milieu.
Dans le cadre de la rue, la négociation revêt un rôle et une signification
doubles : d’une part, du fait même de sa marginalité, l’individu est obligé de
négocier sa situation visiblement hors normes, notamment sa simple présence
en un lieu, à n’importe quel moment ; d’autre part, durant l’échange (acte et
lieu de la manche, marchandage de denrées alimentaires en fin de marché ou
à la fermeture de commerces, etc.), la négociation est également utilisée
comme un moyen de se valoriser en tant qu’acteur face à d’autres acteurs.
L’exemple de Joan illustre tout à fait la part que prend la valorisation de la
situation dans la négociation des emplacements de manche et de couchage.
Dans le cadre du partage d’un emplacement de manche avec un autre SDF, on
3. Leur terminologie est proche. Goffman : « Ces pratiques [adaptations secondaires] portent
différents noms : “connaître les ficelles”, “être à la coule”, connaître les “trucs”, les “occases”,
les “combines”, “être au parfum”. » Strauss : « Il existe de nombreux noms pour désigner la
négociation, un terme auquel renvoient de multiples synonymes : marchandage, combines,
marché, accords après des désaccords, ententes tacites, médiations, tractation, troc, échange et
collusion. »
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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parle plutôt d’arrangement, car la négociation s’effectue avec un semblable,
même s’il n’est pas rare qu’entre eux, chacun mette en avant sa technique, ce
qui revient à une forme de valorisation de soi, ne serait-ce que pour se distinguer de l’autre. Les termes de la négociation prennent tout leur sens lorsqu’ils sont employés en direction d’acteurs sociaux appartenant au « reste du
monde », dans le cadre de la justification d’un rôle, d’une place ou d’une
situation.
Au début du suivi, Joan qualifie la manche de « travail ». Il explique à
ce titre la nature des relations qu’il entretient avec les employés de la grande
surface devant laquelle il la pratique : il interprète la protection que lui offre
le gérant comme un témoignage de son honnêteté, parle des bonnes relations
qu’il entretient avec le directeur faisant figure de patron protecteur, puis
évoque sa relation de client avec la grande surface :
« Paç’que j’suis très bien avec le directeur, le gérant, même les caissières, ben y
m’connaissent. Ben oui, paç’que j’fais la manche là, d’accord, mais j’achète
toujours chez eux aussi, voyez ? C’est normal… parç’qu’y m’donnent l’autorisation de faire la manche devant, donc c’est normal qu’j’achète chez eux.
Pourquoi aller dans un autre magasin ? »
Le fruit de sa manche revenant en partie au supermarché, Joan revendique ici
une relation de type économique.
Joan justifie aussi la tolérance à son égard, dans un espace de couchage
situé devant une autre entrée de la grande surface, par le respect qu’il porte
aux personnes, aux lieux, ainsi qu’aux horaires d’entretien et d’ouverture :
« Dès qu’la lumière s’allume, c’est le ménage qui vient. Alors, dès qu’ils allument, bing ! sept heures ! Alors je m’lève. Parç’que ils nettoient l’extérieur et
tout ça, alors y faut respecter les lieux quoi. Non pis là, y m’connaissent bien !
Y disent rien au contraire : quand il arrive pour l’ménage, hop ! y sait que j’vais
m’mettre ici, ma place est toujours bien propre, lui y nettoie hein, même à l’extérieur. Alors comme ce matin, y m’dit : “Ah ! papy. J’suis v’nu nettoyer ta
place !” »
Il entretient là une relation de service (en tant que bénéficiaire) avec les
agents de surface 4.
À propos d’un autre espace de couchage, à l’entrée d’une boutique, Joan
explique l’intérêt, pour le propriétaire des lieux, que lui-même et son compagnon de rue dorment devant sa boutique, à même le paillasson :
« Au magasin “K”, y a un renfoncement… Le patron y nous a donné l’autorisation… Mais une fois la police est venue : “Y faut partir !” Le patron qui habite
au-dessus il a entendu et il est descendu : “Ils dorment ici, et en plus, c’est bon
pour surveiller le magasin la nuit !” Et il a éjecté la police, hein ! »
4. Ayant été lui-même agent de sécurité, les relations sont sans doute facilitées et Joan doit
savoir quel comportement adopter pour ne pas se faire expulser.
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Espaces et sociétés 116-117
Il revendique ici une relation de service (rendu) avec le propriétaire. Dans cet
exemple, Joan valorise sa situation aux yeux mêmes des forces de l’ordre, par
le biais de la « protection » apportée par le propriétaire, en échange du service rendu, celui de « gardien de nuit ».
La négociation fait partie des moyens utilisés pour se considérer acteur
dans une relation, malgré le quotidien de vie à la rue. Bien que ces formes de
négociation soient employées quotidiennement, les contextes permettant la
valorisation de soi demeurent rares et ne sont pas immuables. Si la valorisation de la situation apporte un semblant d’équilibre à l’individu face au
monde qui l’entoure, c’est au détriment d’un rapport réaliste et objectif avec
ce dernier : se considérer comme client régulier et honnête d’un magasin
parce qu’il y dépense le fruit de sa manche, ou encore se sentir investi d’une
mission de gardiennage contre d’éventuels cambrioleurs nocturnes alors que
la vitrine de la boutique est fermée par une devanture métallique font partie
de la réalité reconstruite dans l’univers sans abri. Sa situation n’est en rien
valorisée. Ce comportement et ce discours ne font que renforcer la conviction
de tout un chacun que l’individu s’est enfermé dans un univers autre, où il
fait tout son possible pour se recréer sans cesse un contexte valorisant. Dans
ce cadre, l’ajustement constant de son rôle déstructure sa personnalité 5.
DES PRATIQUES EFFECTIVES AU REJET QU’ELLES SUSCITENT
L’impossibilité de se projeter dans un espace privé participe également à
la déstructuration identitaire. Ne pouvant projeter leur intimité que dans l’espace public, les sans-abri doivent peu à peu faire abstraction du regard que le
« reste du monde » pose sur eux. Les postures et les pratiques impropres
qu’ils adoptent en public (toilette, repas, sommeil, étalement de leurs effets
personnels, etc.) sont communément assimilées à une appropriation « outrancière » de l’espace (Rouay-Lambert, 2001). Or, de leur point de vue, ces
usages ne sont pas vécus comme tels. L’analyse des pratiques effectives de
l’espace public du square Ledoux et des représentations que ce lieu évoque
en témoigne.
5. Les silences ou d’autres formes d’expression laissent deviner que certains ne sont pas dupes.
Ils savent encore qu’ils jouent un rôle. Et même si ce rôle est de piètre qualité, il est primordial pour eux de s’y tenir, de faire croire qu’ils croient eux-mêmes à ce qu’ils disent et à ce
qu’ils font, car ils savent qu’ils ne sont pas capables de faire face à la « réalité objective » de
leur situation : l’échec et la déchéance.
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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Le square, un espace situationnel (Goffman)
a priori favorable à l’appropriation
Le square est un espace protégé, à l’écart de l’agitation des boulevards,
un espace de retranchement. Le groupe SDF trouve dans le square et son
mobilier urbain de nombreux avantages : les bancs sont propices au repos,
seul ou en groupe, comme au déballage des affaires ; la fontaine offre de l’eau
potable pour se désaltérer, se laver, rincer les sous-vêtements avant de les
sécher sur le dossier d’un banc ; des toilettes publiques facilement accessibles
servent également de cachette pour les gros sacs ; enfin, les statues évoquent
une mémoire collective pour tous ceux qui ont fait une guerre : le lion de
Bartholdi, qui rappelle à Joan son passé militaire, suscite un attachement
symbolique au lieu.
Une partie du square, ombragée l’été, permet aux sans-abri de s’endormir sans craindre une insolation. Cette occupation, toutefois limitée aux
horaires d’ouverture, élargit leur espace d’appropriation éphémère. Installés
dans un même endroit, ils ont du temps devant eux pour se poser et s’occuper de leurs affaires. Le plus souvent, d’ailleurs, ils passent leur temps à
attendre. Attendre l’heure de la manche, attendre l’arrivée ou le retour de
leurs compagnons, attendre la fermeture des commerces d’alimentation pour
bénéficier de prix réduits, attendre l’heure de la soupe populaire, attendre
l’ouverture d’un foyer, attendre la nuit pour regagner leur couche respective.
L’appropriation, même éphémère, d’un simple banc donne lieu à différentes interprétations. Du point de vue d’un usager ordinaire, elle est perçue
comme effective, surtout dans le cas où le sans-abri s’allonge ou étale ses
affaires. Cette forme d’appropriation et l’utilisation fonctionnelle du square
en général sont considérées comme excessives, voire déviantes, du fait de la
nature publique des lieux. Cette partie du square lui étant devenue, à ses
yeux, inaccessible, l’usager ordinaire se sent désapproprié d’un espace qui,
en droit, ne lui appartient pourtant pas.
Du point de vue d’un SDF, l’appropriation du banc par un autre SDF peut
être perçue comme effective mais elle est appréhendée comme une présence
forcée. Le mode d’occupation, le comportement et l’allure générale fournissent un ensemble d’informations à celui qui connaît le milieu. Bien qu’il soit
reconnu d’emblée comme SDF, d’infimes détails le distinguent de cette appellation générique pour le situer sur « l’échelle de la désaffiliation ».
« L’observateur SDF » se positionne alors en fonction du « SDF observé »,
selon que ce dernier est plus ou moins clochardisé que lui-même, du moins
que l’idée qu’il se fait de lui-même. D’après ces données, il tente ou évite
l’interaction, en se rapprochant ou en s’installant plus loin. Quoi qu’il en soit,
du point de vue de l’usager ordinaire, tous ces détails distinctifs s’estompent
au profit d’une appréhension générale : « Des SDF s’approprient le square »,
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Espaces et sociétés 116-117
et au détriment de la spécificité de chacun. C’est ce que redoute Joan. Il ne
supporte pas l’idée d’être considéré comme un « clodo » dans un groupe de
« clodos ». Or, vu de l’extérieur, c’est bien à cela que ressemble le groupe. Et
Joan le sait.
Vivre en dénégation
Le rejet que suscite le square chez Joan n’a jamais été abordé dans le
cadre des entretiens. Ce n’est qu’au travers des représentations graphiques
que cet aspect du rapport à l’espace est apparu. Et le square n’est pas le seul
espace vécu comme tel. Paradoxalement, les informations les plus intéressantes dans ses représentations graphiques proviennent de ce qui n’y figure
pas. Un écart important apparaît dès lors entre les pratiques mentionnées oralement ou observées, et leur absence dans les représentations graphiques :
– pour conserver une bonne hygiène corporelle et laver ses vêtements, Joan
dit se rendre aux services sanitaires du dispensaire près de la place DenfertRochereau, grâce aux bons de son compagnon de rue. Or il réfute totalement
cette pratique en refusant de représenter ce lieu ;
– un des cafés près de la gare RER est spécifiquement fréquenté par des SDF.
Joan y entrepose parfois ses affaires. Or, à aucune autre reprise, il ne reparlera spontanément de ce lieu, ni ne le représentera sur les plans ;
– Joan décrit les comportements alcooliques et les conflits entre des SDF lors
des distributions de repas par les « Resto du cœur » et, bien qu’il manque de
repas chauds dans son quotidien à la rue, il refuse d’en bénéficier ;
– il établit une description très critique des comportements déviants et du
manque d’hygiène des résidents dans les foyers d’hébergement, ce qui
l’amène à représenter, de façon très détaillée, les lieux de couche où il préfère dormir.
Apparemment disparates, ces lieux sont des espaces de regroupement de
SDF. Les deux derniers renvoient une image particulièrement péjorative. Or
Joan accorde une grande importance à l’image qu’il donne à voir de sa personne et au respect d’autrui. Lorsqu’il parle du foyer ou de la scène de la
soupe populaire, il décrit un univers auquel il ne se sent pas appartenir, celui
des clochards, et des comportements déviants auxquels il n’adhère pas. Le
principe de rejet du square suit le même processus : le groupe, dont il est
d’ailleurs le membre fédérateur, donne à voir au « reste du monde » un
ensemble de SDF plus ou moins clochardisés, comme il en existe tant d’autres
dans Paris. Bien que quotidiennement fréquenté, le square renvoie à Joan
l’image péjorative de pratiques sociales forcées avec d’autres SDF. Il lui renvoie, ainsi qu’au « reste du monde », une image dégradante de sa propre personne. Malgré sa présence quotidienne dans le square durant plus d’un an,
Joan refuse d’en parler comme d’un espace pratiqué parmi d’autres et il ne le
représente pas, malgré mes relances.
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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Sur les plans du quartier, Joan ne dessine en fait que les lieux qu’il pratique
seul ou, dans une moindre mesure, avec son compagnon de rue. La rue
Daguerre, par exemple, est la mieux représentée tant dans ses proportions que
dans ses composantes. Elle est centrale. C’est là qu’il travaille en pratiquant la
manche, qu’il met en avant son personnage à travers sa posture au garde-àvous, respectueux des passants, qu’il conserve des relations sociales avec ses
clients, qu’il se constitue une petite famille avec ses habitués et obtient des dons
en nature de la part des commerçants. Mais, s’il met en avant l’espace de la
manche, puis la rue piétonnière, en les représentant en premier dans le plan du
quartier, il finit par avouer la douleur quotidienne que cette pratique lui cause :
« Hé ben on va aller travailler, enfin travailler ! si on peut dire hein… Ouais, mais
faut l’faire quand même… C’est dur… c’qu’y a… Comment j’peux vous expliquer ça… Même que j’ai mes clients qui m’connaissent, mais… mais avant de…
avant d’commencer, j’ai toujours heu… comme une sorte de honte. Voyez ?…
J’aime pas mais bon faut l’faire, y a rien à faire. […] Paç’que au début, quand on
arrive, même qu’y a des clients… J’ai honte quoi. Mais faut l’faire. Ben oui sinon
j’peux pas survivre, y faut que j’mange aussi. »
Le cas de Joan souligne un des aspects les plus importants des conditions
de vie sans abri : ils vivent la majeure partie du temps en dénégation des lieux
qu’ils pratiquent et des comportements qu’ils adoptent. Constamment en
désaccord avec eux-mêmes, sur ce qu’ils pensent, disent, font et sont, ils sont
finalement obligés, pour survivre, de valoriser leur situation, de revendiquer
leur choix de vie. En ce sens, ils vivent un paradoxe.
Le comportement adopté par Joan souligne par ailleurs l’absence de
structures adaptées à la variété des situations des SDF. Le fait que la pratique
et la présence même durable dans un espace n’induisent ni l’appropriation ni
l’attachement au dit espace explique en partie pourquoi les individus sans
abri n’utilisent pas les structures que la société met à leur disposition, au
risque d’une plus grande déchéance ; ils estiment ne pas faire partie du public
ciblé et ils refusent la solution estampillée SDF. Joan, en tant qu’individu,
désire se distinguer des autres SDF. Lui est routard. Et c’est en routard qu’il
a, un matin, repris la route.
CONCLUSION
Cette enquête, de type ethnographique, a été mise en perspective avec
des données quantitatives issues d’une enquête sociologique 6 menée auprès
d’une association caritative relogeant des SDF de plus de 50 ans (Les Petits
Frères des Pauvres). L’évaluation de la monographie de Joan par ces spécia6. Traitement statistique sur six cents dossiers individuels, en cours de suivi au moment de l’enquête, et analyse approfondie d’un échantillon « vraisemblable » de vingt-cinq cas sélectionnés avec les travailleurs sociaux (Rouay-Lambert, 2000, 3e partie).
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Espaces et sociétés 116-117
listes montre qu’une part de ses caractéristiques se retrouve dans la population prise en charge. Tout en gardant à l’esprit l’unicité de chaque histoire de
vie, on repère des constantes dans les éléments constitutifs du processus d’exclusion : la provenance d’un milieu populaire ou anciennement ouvrier ; un
traumatisme initial (pendant la petite enfance, guerre, accident, deuil, etc.) ;
une succession de ruptures familiale, professionnelle et sociale, etc.
L’approfondissement préalable d’un cas comme Joan permet de souligner les difficultés éprouvées par le public de l’association à se stabiliser
malgré leur relogement et leurs revenus réguliers 7. Le comportement de fuite
en avant d’individus à la rue est également présent chez ceux qui entament
une démarche d’insertion sociale. Sa récurrence marque les étapes des processus de sortie des situations SDF et sans-abri. Durant un certain laps de
temps, d’échelle variable (semaines, mois, années), la plupart ont du mal à se
poser et sont tentés de fuir. Les raisons ne manquent pas : fuir devant les multiples démarches et responsabilités administratives faisant resurgir le passé ;
fuir l’isolement et l’inactivité dans une chambre inhospitalière ; fuir à l’approche des dates anniversaires d’événements traumatisants ; fuir surtout son
propre regard, celui des proches ou encore celui que renvoie la société à travers des dispositifs d’aide plus ou moins stigmatisants.
La manière de fuir distingue la population étudiée, selon qu’elle a préalablement connu ou non la rue et selon la durée de cette expérience. Certains
SDF sollicitent plusieurs structures caritatives, au détriment d’un suivi d’insertion unique et efficace ; d’autres se laissent entièrement prendre en charge
et risquent de perdre toute crédibilité face à la volonté requise par le milieu
caritatif dans toute démarche d’insertion ; d’autres encore effectuent des
allers-retours incessants entre la débrouillardise et la demande d’aide, au
risque de sombrer plus avant et de se retrouver à la rue, etc. Quant aux sansabri, la plupart connaissent des rechutes qui se manifestent par un retour vers
le milieu de la rue, milieu qui leur est plus familier et avec lequel ils ne peuvent rompre subitement.
La prise en compte de ces comportements de fuite confirme l’importance
de laisser la porte ouverte aux nouvelles tentatives de démarche, car l’analyse
des prises en charge, sur le long terme, confirme que ces rechutes ne sont pas
des échecs mais des étapes nécessaires dans le processus de détachement du
milieu SDF et de la rue, avant d’intégrer celui de l’insertion (Rouay-Lambert,
2003). En bref, au terme des enquêtes, on constate trois cas de figure types.
Plus la situation SDF est de courte durée, plus la sortie est rapide ; dans ce cas,
l’individu éprouve peu de difficultés à quitter le milieu caritatif pour retrou7. Dès leur prise en charge, les accueillis de l’association sont relogés : hôtel, meublé, pension
de famille, maison de retraite, etc. ; puis leurs droits sociaux sont ouverts. Dans l’attente, l’association les prend en charge financièrement. Ils n’ont plus à se soucier des besoins primaires
liés à la nourriture, aux soins, à l’habillement, à l’urgence de trouver un abri.
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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ver une vie dite « normale ». En revanche, plus la situation SDF perdure, plus
la sortie devient laborieuse ; l’individu risque même de rester un certain
temps dépendant du réseau caritatif. Enfin, pour la plupart des sans-abri, leur
longue, voire incessante, démarche de sortie est rythmée au départ par les
rechutes à la rue, avant qu’ils ne s’inscrivent indéfiniment dans le milieu caritatif. Ne trouvant plus leur place « dans la société », ils gèrent finalement leur
situation en jonglant entre une offre caritative et sociale contraignante (règlement intérieur des hôtels, des maisons de retraite et autres foyers) et l’autonomie relative constituée à la rue.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
GOFFMAN, E. 1963. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de
Minuit.
GOFFMAN, E. 1968. Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux,
Paris, Éditions de Minuit.
GOFFMAN, E. 1973. La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public,
Paris, Éditions de Minuit.
PARAZELLI, M. 1995. « L’espace dans la formation d’un potentiel de socialisation
chez les jeunes de la rue : assises théoriques », Cahiers de géographie du
Québec, vol. 39, n° 7.
ROUAY-LAMBERT, S. 2000. Vivre à la rue et en sortir. Pratiques urbaines sans abri et
parcours d’insertion sociale par le logement, thèse de doctorat en urbanisme et
aménagement, dir. A. Bourdin, université Paris 8 (IFU).
ROUAY-LAMBERT, S. 2001. « SDF et citadins dans l’espace public », Les annales de la
recherche urbaine, n° 90.
ROUAY-LAMBERT, S. 2003. « Sortir de la rue, une voie sans issue ? », Visibles,
proches, citoyens : les SDF, actes du colloque du PUCA, décembre 2003.
STRAUSS, A. 1978. La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan.
VEXLIARD, A. 1998. Le clochard, étude de psychologie sociale, Paris, Desclée de
Brouwer (1re éd. 1957).
VEXLIARD, A. 1950. « Le clochard. Les phases de la désocialisation », L’évolution
psychiatrique, IV, p. 619-639.
Sophie Rouay-Lambert, Laboratoire théorie des mutations urbaines, CNRS
UMR 7136 et université Paris 8, chargée de cours en sociologie urbaine à la
faculté des sciences sociales et économiques, Institut catholique de Paris.
[email protected]
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ANNEXE
Composition du groupe de SDF enquêté dans le square Ledoux, Paris 14e
Joan, 54 ans, est la première personne rencontrée lors de l’enquête et c’est
avec lui que s’est fait l’ensemble des entretiens durant le suivi. C’est par son
intermédiaire que la rencontre avec le groupe, et mon acceptation, ont pu se
faire. Ancien légionnaire, Joan est « sur les routes » depuis six ans. Il est sans
abri à Paris et pratique la manche depuis un an au moment de l’enquête.
Jean-Claude, 53 ans, sans abri depuis trois ans, pratique la manche, dort
régulièrement avec Joan. Rencontré lors de la première journée de l’enquête
avec Joan, il a accompagné ce dernier lors des deux premiers entretiens formels. Ils se nomment des inséparables.
Jean-Pierre, 45 ans, depuis plusieurs années en situation SDF, pratique la
manche occasionnellement. Il dort en foyer d’hébergement et parfois à la rue.
Emmanuelle, la quarantaine, anciennement sans abri, relogée dans un foyer,
bénéficie de diverses allocations sociales. Elle est séparée et a deux enfants
placés à la DDASS. Elle est en attente d’un plus grand logement, espérant les
reprendre auprès d’elle, mais cette décision dépend surtout de son attitude à
l’égard de sa consommation massive d’alcool.
Le brocanteur, la cinquantaine, SDF occasionnel, passe parfois dans le square.
Alex, la trentaine, est un « routard » allemand, sans abri et pratique la manche.
Il est arrivé à Paris avec un autre jeune homme, à la fin du printemps 1996.
Il ne parle pas le français. Il est toujours très calme. Nous n’avons pas pu discuter sans l’aide de Joan qui traduisait.
Philippe, 31 ans, est également « routard ». Il est accompagné d’un jeune
chien. Malgré son jeune âge, il a de longue date un parcours difficile. Il vient
de Normandie. La route est une façon d’échapper à lui-même, car il craint de
faire des conneries en restant dans sa ville d’origine.
Le joueur de guitare, la trentaine, est également un « routard » allemand, sans
abri, et pratique la manche. Il est arrivé à Paris avec Alex, en voiture. Il a un
caractère plus irrégulier et extraverti que ce dernier. Nous avons pu communiquer directement en anglais.
Youssef, 53 ans, loue une chambre de bonne. Algérien, il vit en France depuis
quarante ans, où il a travaillé dans le bâtiment dès l’âge de 14 ans. Il ne
retrouve plus d’emploi, est bénéficiaire du RMI, mange à la soupe populaire
et passe ses journées dans le square. Il semble parfois dormir à la rue.
Rachid, la cinquantaine, en situation SDF est algérien, il vit en France depuis
la fin de la guerre d’Algérie. Il a travaillé trente ans dans les hôpitaux publics
Sur les traces des sans-abri. Le cas exemplaire de Joan
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comme aide-soignant. Il a des problèmes de santé suite à un choc psychologique. Il vient souvent voir les autres dans le square.
Michel, 29 ans, est sans abri depuis sept ans. Il pratique la manche à Sceaux.
Depuis qu’il s’est gravement blessé au poignet, il a été hospitalisé, placé en
maison de repos, puis s’est vu attribuer une chambre dans un hôtel meublé.
Il vient cependant régulièrement au square auprès du groupe.
« La mamie », 90 ans, est une résidente du quartier. Elle se promène quotidiennement au square où elle a rencontré Joan et le groupe avec lesquels elle
a sympathisé. Elle est devenue leur mascotte.
Rémy, 30 ans, en situation SDF, dort dans des squats, se débrouille et vit principalement de petits boulots au noir, ou autrement. Très virulent à l’égard de
tous et de la société, il dit être issu d’une famille de voyous.
Yoyo, 25 ans, se prénomme Youssef. Il a quitté sa famille, car il est persuadé
qu’elle ne veut pas d’un looser. Il a perdu sa copine et est paumé. Depuis peu
en situation SDF, il fait ses premières rencontres, découvre le milieu (rue,
consommation de psychotropes, petits trafics illégaux) avec naïveté. Malgré
les recommandations des anciens de retourner chez lui, il considère la rue
comme une expérience intéressante.
Pierre, 29 ans, sans abri « temporaire », a un logement en banlieue mais n’y
est pas retourné depuis le décès de son amie dans un accident de voiture. Il
craint d’y dormir seul, dit venir soutenir comme il peut les gens de la rue. Il
a fait cinq ans de prison et est très gravement malade.
Les « deux nouveaux », proches de la cinquantaine, complètement désorientés, Joan me les a présentés comme venant d’arriver à la rue. Une succession
de déboires les y ont conduits (chômage, ruptures, expulsion du logement,
argent bloqué à la banque, etc.).