Sociologie de l’action et émotions
Les émotions dans l’expérience du déni de
citoyenneté chez les jeunes de banlieue
Jean-Pierre Zirotti
Les émotions dans la sociologie contemporaine
Les grands paradigmes des sciences humaines ont été constitués, au fil
de l’histoire, par l’éviction progressive de la dimension affective des objets
et méthodes scientifiques.
Après un long désintérêt, pour partie dû à la préoccupation de
l’objectivation des phénomènes retenus par l’analyse sociologique, mais
aussi à l’hypostase du social, qui a trouvé notamment chez Durkheim un
accomplissement encore plus accentué que dans la plupart des conceptions holistes, la question des émotions est l’objet d’une reprise dans la
sociologie contemporaine. À l’exemple d’une orientation de la philosophie
morale (Canto-Sperber, 1994) qui minimise l’impact de la rationalité et
réévalue celui de l’affectivité, le renouveau des théories de l’action porte
une attention croissante à la relation entre émotions, motivation et explication du comportement.
Nombre des pères fondateurs de la discipline avaient abordé sommairement la question. Pour Durkheim l’émotion participe du sentiment
religieux ; Weber la constitue en dimension de l’efficacité de l’autorité
charismatique, mais aussi comme fondement de la « communalisation »
constituée par le sentiment d’appartenir à une même communauté ;
Simmel lui reconnaît sa part dans les interactions sociales ; Pareto
l’identifie comme ce qui, des conduites sociales, ne relève pas de la
rationalité ; Tarde l’inscrit dans les phénomènes d’imitation ; Mauss enfin,
attribue au « mana » – notion qui, selon sa définition, « subsume une foule
d’idées que nous désignerons par les mots de : pouvoir de sorcier, qualité
magique d’une chose, chose magique, etc. » – la caractéristique de susciter
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JEAN-PIERRE ZIROTTI
l’émotion. Mais c’est sous l’angle d’une simple fonction affective générale
que tous l’abordent.
Les nouvelles approches, identifiées ici par quelques références
partielles mais représentatives (Boltanski, 1990, 1993 ; Livet et Thévenot,
1993, Paperman et Ogien, 1995) refusent de réduire ce qui est par habitude appelé « émotions » (peur, colère ; honte, fierté ; haine, amour ; pitié,
indignation ; etc.), à de simples sensations, réactions, pulsions. Ce qui
ouvre à la reprise critique des certaines dichotomies traditionnelles, qui
opposent action à passion, raison à sentiment, sensation à cognition, avec
pour conséquence la révision des analyses des mécanismes de l’action
humaine, de l’action sociale, des justifications des grands systèmes
moraux.
Dans le cadre du renouveau des théories générales des émotions, on
peut observer la remise en question de certaines explications, évaluées
comme trop simplistes, qui tendent à placer les émotions à l’origine de
phénomènes comme la xénophobie ou le conflit ethnique, objets de la
sociologie contemporaine. Je me propose toutefois de reprendre ce thème,
en seconde partie, en tentant de tirer profit des approfondissements
récents.
La position la plus radicale soutient que les émotions ne relèveraient
pas d’entités réelles ou naturelles, mais seraient des objets socialement
construits, donc ne joueraient pas causalement. L’invalidation partielle de
cette thèse, apportée par l’enquête, ne doit pas pour autant conduire à
sous-estimer, ni le caractère social de certaines émotions, ni leur dimension évaluative, et donc cognitive.
1. Approches cognitives
Le schéma explicatif traditionnel, selon lequel l’action serait orientée
par les passions et réglées par la raison, est questionné dès lors que les
émotions changent de statut, et rejoignent pensées et jugements, dès lors
que leur est attribuée une valeur cognitive. Si est ainsi reconsidérée la part
de l’émotion dans la motivation de l’action, il demeure cependant que sa
contribution à l’action et à la constitution de l’action sociale reste à
expliciter.
La contribution de Laurent Thévenot (1995) au volume de « Raisons
pratiques » précité, explicite quelques-unes des caractéristiques de ce
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renouvellement, et identifie certains des principaux auteurs inscrits dans
une orientation cognitiviste. L’intégration émotion-jugement est abordée
par un courant important de travaux qui relient la sensation physique,
propre à l’émotion, à un mouvement d’interprétation et d’évaluation
(Dewey, 1929 ; Plutchik, 1980 ; Lazarus, Kanner, Folkman, 1980). Attribuer une portée évaluative aux émotions est une hypothèse assez largement partagée et qui n’a pas pour particularité d’être récente. Elle est
particulièrement développée dans les travaux qui portent sur l’intégration
émotion-jugement. Ils attribuent à des traits pertinents de la situation la
détermination de l’émotion ressentie à partir d’un même symptôme
physique. On y retrouve une correspondance avec la conception phénoménologique développée par Schutz (1974), selon laquelle le système
d’intérêts (Schutz, 1970) du sujet construit la pertinence, pour l’ego, de
certains éléments d’une même situation, pour engendrer, par exemple, le
rouge de la colère, le rouge de la honte ou le rouge du plaisir. Lazarus s’est
attaché à l’analyse de l’articulation entre la sensation physique et l’appréciation cognitive.
1.1. Les émotions comme jugements évaluatifs
Solomon (1976) définit les émotions en termes de jugements évaluatifs
et traite la colère comme exemplaire de ceux-ci ; on sait qu’Aristote
soulignait déjà, dans la Rhétorique, que la colère inclut la perception de
l’offense. Pour Solomon (1984), la colère n’est pas interprétation d’une
sensation, mais interprétation du monde. On pressent tout le parti qui
pourra en être tiré, dans la relecture comme formes expressives d’une juste
colère, de comportements et d’actions le plus souvent catégorisés comme
attestations d’incivilité, ou de défaut de socialisation.
Mais les approches cognitives travaillent sur un ordre d’évaluation plus
collectif que celui des émotions de base. Aborder la question de l’évaluation conduit aux catégories cognitives communes et pose en conséquence
la question de leur ancrage culturel (Levy, 1984).
L’attention portée aux variations culturelles n’entre pas en contradiction avec la recherche d’universaux, tant que le rattachement à des
catégories cognitives « ancrées » est abordé comme un détour incontournable de la constitution de ces affects universaux. Il est la condition de
leur expression et de leur « efficacité » au sein d’une culture.
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L’association entre jugement et évaluation connaît comme limite la
dérive constructiviste, sur le modèle du constructivisme social de Berger et
Luckman (1986). Elle est atteinte lorsque l’émotion est traitée comme un
rôle social de circonstance. Mais Averill (1980) lui-même reconnaît que
toutes les émotions ne peuvent relever du registre des jeux de rôles, à
l’exemple de la surprise ou de l’anxiété.
1.2. Retour à l’affectif
La spécificité de l’émotion repose sur son inscription dans un corps
qu’elle affecte. Par là elle se distingue d’une connaissance ou d’un mode
général d’évaluation. Cela conduit à porter l’analyse sur les différents
niveaux de constitution des affects, selon les pragmatiques d’articulation à
un environnement dans lequel ils s’inscrivent. Cette articulation se déploie
depuis la concordance avec un environnement familier et spécifique,
jusqu’à l’inscription dans des régimes collectifs conventionnalisés, selon les
termes de Boltanski et Thévenot.
Livet et Thévenot (1994) ont amorcé l’analyse de la dynamique de ces
coordinations, et celle de l’articulation des différents niveaux. Leur
approche des jugements de valeur et des régimes de coordination a le
mérite de s’affranchir d’hypothèses trop fortes portant sur des normes et
des êtres collectifs. Ils ont tenté de déplier la complexité de l’association
entre émotion et évaluation, depuis les évaluations positives ou négatives
portées par des affects primaires, jusqu’à celles qui le sont par des formes
expressives plus articulées et conventionnelles.
1.3. Émotions et liens collectifs
L’argument de Thévenot est que « puisque les émotions s’apprennent à
l’occasion d’échanges d’expressions, il semble assez naturel que ces
émotions aient un rôle dans l’établissement de liens collectifs » (1995,
p. 148). Toutes les situations collectives qui demandent une coordination
des intentions, plus particulièrement les discussions collectives, les actions
qui visent à la mobilisation collective, les conflits collectifs paraissent
largement reposer sur l’expression d’émotions.
Après avoir proposé, avec Boltanski (1991), une typologie des ordres de
grandeur légitimes mobilisés par les acteurs sociaux pour construire
critiques et justifications dans les argumentations publiques, Thévenot a
élargi cette approche en y incluant une dimension pragmatique. Il se
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propose ainsi de rendre compte des exigences pratiques de la coordination
des actions. Ses travaux sur les dispositifs de coordination dans des
espaces localisés attestent le caractère composite de cette coordination.
L’association entre régimes collectifs d’argumentation et mouvements
émotionnels apparaît clairement dans l’analyse d’une discussion publique
argumentée ; en l’occurrence, celle d’un comité européen chargé l’élaborer
un projet de normes de sécurité sur des produits de puériculture. Si le rôle
des émotions est souligné dans la clôture des conflits – quand la résolution
suit la tension paroxystique – il apparaît surtout qu’elles contribuent
particulièrement au maintien de l’intentionnalité de la discussion, de la
négociation, du conflit.
C’est par référence à ce dernier point que nous tenterons de rendre
compte de la genèse de comportements sociaux critiques portés par une
catégorie sociale particulière, composée de jeunes gens issus de l’immigration, et, par extension, de proposer une analyse de la « révolte des
banlieues françaises » dont la forme la plus aiguë à ce jour a été observée
en novembre 2005.
2. Émotions et acteurs sociaux critiques
Dans le cadre des recherches conduites de longue date (Erlich et
Zirotti, 1976) sur les conditions et les effets de la scolarisation des élèves
appartenant à des minorités, puis plus particulièrement issus des familles
appartenant à l’immigration, notamment maghrébine, les données empiriques m’ont conduit à réviser mes a priori théoriques. Mes hypothèses sur
les effets d’une double domination sociale et culturelle, dont je décrivais
les modalités propres au processus scolaire, furent en partie infirmées.
Alors que j’attendais des formes de soumission aliénante à une logique de
reproduction sociale des positions inscrites dans les inégalités socioéconomiques, je relevais, auprès des jeunes maghrébins, des expressions
témoignant d’une capacité réflexive critique sur certaines dimensions de
leur situation sociale, aussi bien auprès d’élèves scolarisés que, quelques
années plus tard, auprès de jeunes adultes en situation post-scolaire
(Zirotti, 2006).
Les entretiens et les observations sociologiques, conduits de façon
comparative avec des groupes d’élèves et de jeunes « autochtones » de
position sociale proche, attestèrent une singularité particulièrement portée
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JEAN-PIERRE ZIROTTI
par les jeunes maghrébins, même si ce n’était le fait que d’une minorité
d’entre eux.
Se distinguant de leurs homologues des milieux populaires, français
« d’origine », les élèves ou jeunes maghrébins se révélèrent comme particulièrement porteurs de points de vue argumentés, des raisonnements
sociologiques pratiques, notamment sur divers thèmes relatifs à l’univers
scolaire. Les catégories organisatrices de leurs propos renvoient notamment à deux contextes.
Le premier, marqué par une forte spécificité, est constitué du cadre
social de leur vie quotidienne dans l’espace familial, y compris ses réseaux
(Katuszewski et Ogien, 1978 ; Tarrius, 2000), et dans l’espace du quartier.
La plupart font l’expérience d’une communauté d’habitat, produit de la
discrimination socio-spatiale de nombre de familles immigrées. Sur la base
d’émotions et d’expériences partagées, de ressources interprétatives et
argumentatives communes, ce contexte contribue à constituer un sens
commun aisément mobilisable pour comprendre des situations sociales et
des faits ordinaires et extraordinaires de la vie quotidienne. L’effet de
différenciation entre les groupes d’élèves, « français » et « immigrés », est
important, même quand ils partagent une origine familiale populaire, car
les communautés d’habitat et les clôtures dans des espaces culturels et
nationaux, par le jeu des assignations et des revendications identitaires,
sont à l’origine d’expériences sociales et de ressources cognitives, y
compris d’émotions partagées, pour partie spécifiques.
Le second contexte, commun à tous les élèves et anciens élèves, est
composé des organisations propres à l’institution scolaire : l’école dans la
diversité de ses cycles, filières et établissements. Dans ce cas les expériences communes sont moins fragmentées en origines nationales ou en
quartiers d’habitat, et davantage en classes et établissements fréquentés,
qui ne sont pas tous des « ghettos scolaires ». Même si la sectorisation du
recrutement scolaire et l’inscription de certains établissements au recrutement populaire dans des zones d’éducation prioritaire (ZEP) participent
d’un tri social qui tend à concentrer les élèves des familles les plus
touchées par les inégalités socio-économiques dans les établissements les
plus dévalorisés (Felouzis, 2003). Il reste qu’une certaine mixité sociale
demeure, et que les élèves de l’immigration partagent avec d’autres, à des
degrés divers, un univers scolaire aux formes d’organisation et aux
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objectifs spécifiques. Ils y acquièrent d’autres ressources cognitives, qui ne
se limitent pas aux connaissances scolaires, mais prennent appui sur les
principes organisateurs de l’univers scolaire, aussi bien sur ceux de justice,
qui fondent son idéologie méritocratique, que sur ceux qui président aux
divisions en classes et filières, aux procédures d’orientation et d’évaluation,
à l’enseignement de la citoyenneté, entre autres dans les cours d’éducation
civique et d’histoire.
Critiquer l’école et son fonctionnement, mettre en question les procédures d’évaluation, d’orientation, le style pédagogique et relationnel de
certains enseignants, dénoncer la violation de la valeur d’égalité, interroger
la relation entre les conditions de la scolarisation et les modalités futures
de l’insertion socio-professionnelle, c’est s’inscrire dans une posture qui
n’a été observée avec une certaine régularité, au cours de nos enquêtes, et
dans une forme argumentée, que chez des filles et des garçons issus de
l’immigration maghrébine.
Au contraire des présuppositions développées par Bourdieu, d’ajustement des chances objectives et des chances subjectives et de la naturalisation, par l’habitus, des contraintes objectives qui auraient dû laisser ces
acteurs sociaux sans parole, en tout cas sans discours critique, ils attestent
la capacité de s’inscrire dans une réflexivité de crise, qui les conduit à
expliciter certaines des propriétés du social pour construire leurs raisonnements pratiques. Acteurs sociaux critiques, certains d’entre eux élaborent, par la mobilisation des ressources sociales du langage naturel, les
expériences et les points de vue dont ils témoignent. Au contraire des
craintes de dissolution du social dans une myriade inarticulée de situations,
interactions, expériences personnelles (Bourdieu, 1987), l’origine sociale
des dispositifs catégoriels mobilisés rend compte à la fois de la singularité
de ces expériences et de leur inscription dans des cadres historiques et
sociaux en tant que « faits naturels de la vie ».
2.1. Totalisation des expériences sociales et genèse d’une posture
revendicative
La posture revendicative dont témoignent plus particulièrement des
élèves maghrébins est à la fois une donnée de l’enquête sociologique, et
aussi, pour ce qui est de la focalisation sur ce groupe social, une
conséquence de ses limites. Si, dans une démarche comparative avec des
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élèves et jeunes gens non issus de l’immigration, c’est bien là une
singularité qui les distingue, ce n’est pas pour autant qu’ils en auraient le
monopole au sein des groupes sociaux issus de l’immigration, et confrontés à des processus de domination économique, sociale et culturelle
semblables. La participation remarquée à la révolte des banlieues d’octobre
2005, de jeunes gens appartenant aux immigrations d’Afrique subsaharienne, ou de jeunes français originaires des Antilles (les « blacks ») en
apporte la confirmation.
Quand une expérience scolaire négative est fortement partagée, par les
pratiques de regroupement dans des établissement et/ou dans des classes
et filières dévaluées, et qu’elle entre en résonance avec d’autres expériences
propres à d’autres sphères de la vie sociale, où s’expriment aussi, sous
d’autres formes, l’inégalité sociale, souvent articulée à la stigmatisation
d’une identité sociale, comme c’est le cas pour ces jeunes maghrébins,
alors la possibilité est ouverte de points de vue et de comportements
spécifiques. C’est quand ils sont engagés, par exemple, dans des étapes
décisives de leur parcours scolaire, préoccupés d’obtenir des affectations
dans des filières conformes à leurs projets, et avertis, par le partage de
cette connaissance quasi-objective au sein du groupe d’appartenance, du
fort risque de relégation vers des voies sans issues valorisées, que
s’exprime le plus fréquemment cette posture revendicative. La durée
d’études plus longue des jeunes d’origine algérienne, constatée par Tribalat
(1995), pourrait être la conséquence de cette attitude.
Les « raisons données » s’inscrivent dans des réactions conscientes aux
traitements sociaux et scolaires qui leur apparaissent comme injustes, car
inégaux et porteurs d’une discrimination sociale qu’ils combattent. Cette
résistance n’est pas délimitée par leurs réactions à des situations scolaires,
même si ce cadre social est favorable à son expression. Pour maintenir un
niveau d’aspiration sociale élevé, par exemple, avoir l’ambition de l’accès à
une formation de bon niveau, ces élèves doivent combattre le poids des
catégorisations propres à l’univers scolaire, qui tendent à produire des
automatismes, et des régularités, qui leur sont défavorables dans les
appréciations et les décisions d’orientation. Fréquemment porteurs de
parcours scolaires et de performances éloignés de l’excellence scolaire,
assignés à la catégorie d’élèves « faibles », « en difficulté », ils opposent à ce
marquage l’affirmation que certaines évaluations sont contestables, que les
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compétences ne sont pas pertinemment traduites par les performances
scolaires, que leurs capacités n’ont pas encore trouvé le cadre propice à
leur expression. En réclamant une orientation scolaire favorable, ils
réclament le droit à une insertion socio-professionnelle digne, contestent
que les performances passées puissent instruire le procès d’orientation et
interdire sans appel l’accès à certaines filières de formation. Ils prennent à
ses propres mots l’école de la promotion sociale, ne demandent pas
l’instauration d’une discrimination positive, mais la correction des inégalités sociales qui les frappent. Par là ils se distinguent des autres élèves des
milieux populaires.
On observe la mise en œuvre d’une compétence constituée aussi hors
de l’école, dans d’autres contextes sociaux. « Arabes », ils y ont acquis
l’expérience de la lutte contre les catégorisations dévalorisantes. La revendication, comme l’insolence, sont des réflexes de combattants rompus à la
lutte pour le maintien d’une définition acceptable d’eux-mêmes. Les
ressources de ce combat trouvent leur origine dans le groupe social, qui
délimite un espace de totalisation dans lequel se constitue, pour beaucoup,
l’expérience collective, y compris des émotions qui y sont associées, de
l’inégalité, de la stigmatisation, de la relégation dans l’espace urbain, dans
les établissements scolaires, dans les classes et filières de formation.
Aucune attestation d’intégration dans une classe populaire au destin
partagé n’est relevée. Au contraire la constante confrontation, soit
éprouvée directement dans des situations sociales soit indirectement dans
l’espace public médiatique, à une différenciation dévalorisante, articulée à
l’ethnicisation des rapports sociaux, s’oppose à la constitution d’une
identité de classe. La positivité de « la multitude » annoncée par Hardt et
Négri (2004, p. 131), pour qui « l’éclatement des identités modernes
n’empêche pas pour autant les singularités d’agir collectivement », ne peut
pas être confirmée par nos données d’enquête.
2.2. Assignation et revendication identitaires. Des conséquences du
recadrage de l’expérience individuelle en expérience commune
Ces points de vue critiques sont articulés autour de ressources argumentatives dégagées de diverses expériences sociales identifiables, dont
l’unité est associée à la constitution d’une altérité toujours menacée de
dévalorisation. Ces jeunes maghrébins relèvent d’un groupe social
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JEAN-PIERRE ZIROTTI
constitué par une double clôture, conséquence de la combinaison de deux
dispositifs de catégorisation sociale, dont l’un est interne au groupe, et
l’autre extérieur.
Les assignations identitaires auxquelles ils sont exposés, aujourd’hui,
dans toutes les dimensions de la vie sociale et quel que soit le sentiment
identitaire individuel, les renvoient à une « arabité » – et le plus souvent
aussi à une « islamité » – essentialisée et souvent dévalorisée. Le développement des conflits internationaux actuels, le succès médiatique de
l’interrogation de Huntington (1996) sur le choc des civilisations qui
opposerait l’Occident au reste du monde, n’ont pu que renforcer et
renouveler la stigmatisation héritée du passé colonial de la France et des
guerres d’indépendance (Amselle, 1996), et donc accroître la force des
assignations.
Le groupe lui-même, par le dynamisme des mobilités et des réseaux
sociaux propres à l’immigration, qu’ils soient familiaux, nationaux, internationaux, offre les ressources de la fermeture sur une identité civilisationnelle, culturelle, nationale, religieuse, en la construisant positivement,
et éventuellement en opposition et en réaction, sans exclure le rappel à
l’ordre des « transfuges identitaires », quand une communauté d’habitat ou
le maintien des liens sociaux le permettent. « Prendre la nationalité
française, c’est trahir ! » est une expression fréquemment recueillie, qui
illustre la prégnance de la question.
Ce processus de double clôture, qui ne peut être connu que par une
minorité nationale ou un groupe immigré, ouvre la possibilité de rapporter
à un traitement dévalorisant de l’altérité tout événement discutable de la
vie sociale, c’est-à-dire tout événement produit sur le mode du conflit ou
de la contestation, dans la vie scolaire notamment. Ainsi est socialement
construit le rapport particulier des élèves maghrébins aux conditions de
leur scolarité en France.
Le décalage structural entre les titres scolaires et les postes du marché
de l’emploi, dans lequel Bourdieu (1978) identifiait les causes d’une
délégitimation de l’institution scolaire, et, par extension, des autres institutions de la société, propre à la « culture jeune » de la fin des années 60,
ne saurait suffire à rendre compte de ce processus. On ne peut toutefois
soutenir que les difficultés rencontrées par les aînés des familles dans
l’accès à l’emploi soient sans lien avec la posture critique des plus jeunes
SOCIOLOGIE DE L’ACTION ET ÉMOTIONS…
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encore scolarisés, tant le chômage des jeunes de moins de 25 ans, les
moins qualifiés, en conséquence appartenant aux milieux populaires, est
élevé en France : autour de 25 % pour la France métropolitaine, avec des
pics à 39,5 % dans certains quartiers d’habitat populaire, classés en zones
urbaines sensibles (Le Toqueux, 2002). On a affaire, dans ce cas, à un
surinvestissement dans les effets sociaux de la scolarité. Cette institution
est identifiée comme devant réaliser un idéal de justice par un traitement
égal de tous les élèves : « ne pas manquer de respect » disent-ils ; et par
l’offre d’une chance égale d’inscription dans la société : permettre
d’« échapper à la rue », disent-ils encore.
La critique de l’école pourrait relever de ce que Habermas (1978) décrit
comme une tension entre légalité et légitimité. Dès lors qu’une décision ou
une proposition, quelle qu’elle soit, relative au déroulement du cursus
scolaire ou à un aspect précis de la scolarité – au-delà de son rapport à un
individu dans sa singularité, selon les canons de la responsabilité individuelle, et de l’idéal méritocratique sur lequel prétend reposer l’ordre
scolaire – peut être rapportée à son identité sociale, et par là être identifiée
comme une attestation de la désignation et du traitement discriminatoire
d’une altérité, alors sont libérées et confortées, souvent avec une forte
charge émotive, les ressources d’une posture critique. Qu’importe qu’une
décision d’orientation ou une évaluation soit construite de manière
réglementaire, si elle a pour conséquence de renforcer, par exemple, le
confinement visible, connu de tous, d’élèves maghrébins dans la filière la
moins valorisée, ou de constater une lacune dans les compétences sans y
apporter de remède. Elle s’expose alors à perdre toute légitimité.
La constitution en collectif est la condition nécessaire pour permettre le
recadrage, au sens où l’entend Goffman (1991), de l’expérience individuelle – liée à une dimension idiosyncrasique ou à un événement
atypique – en expérience commune, associée à une identité sociale et à
« un cas de la chose connue ». Elle permet la mobilisation d’un réseau de
significations et de savoirs, attaché à une autre catégorie descriptive
(Conein, 2001). Inscrits dans un collectif, ces jeunes maghrébins partagent
un champ d’expériences traversé par le travail de la stigmatisation, et un
horizon d’attente (Koselleck, 1990) qui, dans leur articulation, génèrent
certaines formes d’action, marquées par la critique, la revendication,
l’émotion partagée. Elles peuvent prendre pour cible n’importe quelle
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JEAN-PIERRE ZIROTTI
contrainte systémique de l’organisation scolaire. À la légalité de celle-ci ils
opposent la légitimité de leurs aspirations, de leurs projets scolaires et
professionnels, la légitimité d’une revendication d’égalité de traitement, et
d’égalité de statut social à venir, que l’école, ainsi instrumentalisée, se doit
de leur assurer.
2.3. Des effets de l’humiliation
Il n’y aurait aucune pertinence sociologique à soutenir que l’ensemble
des processus qui participent à la scolarisation des élèves issus de
l’immigration recherchent l’humiliation, ni même l’engendrent systématiquement. Pour être révélé, le jeu discret des régulations scolaires, dans
leurs articulations aux inégalités sociales, demande habituellement la
mobilisation des compétences des professionnels de la sociologie de
l’appareil scolaire.
Mais, quand les effets de regroupements dans des établissements,
filières ou classes dévalués – conséquences, entre autres, d’un processus
d’orientation discriminatoire – s’associent à une stigmatisation qui est
renforcée par la mise en échec scolaire d’élèves dont certaines caractéristiques sociales sont, par ailleurs, dévaluées, alors est mise en évidence
l’aptitude de l’institution à humilier, au sens défini par Margalit : « […] il y
a humiliation chaque fois qu’un comportement ou une situation donne à
quelqu’un, homme ou femme, une raison valable de penser qu’il a été
atteint dans le respect qu’il a de lui-même. » (1999, p. 22).
Le cadre particulier d’un établissement, d’une classe ou d’un groupe de
pairs, ou encore l’expérience ponctuelle d’une réaction émotionnelle
partagée, d’une action collective ou de marques de solidarité, sinon même
de dénonciations de la discrimination dans le rappel des valeurs d’égalité et
de fraternité, sont autant d’occasions d’expériences positives de l’école. Et
les élèves ne manquent pas d’en faire état. Il reste que, même si nous
avons pu observer de tels moments positifs ou s’ils ont été rapportés, ce
fut toujours sur un arrière-plan d’humiliation, directe ou indirecte, de
l’individu ou du groupe dont il partage la caractéristique saillante, laquelle
est le plus souvent « d’être arabe ». Le fonctionnement de l’École, dans ses
procédures et son organisation, dans ses routines professionnelles, est
porteur d’une humiliation potentielle qui ne s’accomplit que quand les
diverses modalités d’atteinte à l’honneur social peuvent être indexées à un
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maître, un professeur, un chef d’établissement, si ce n’est à des pairs,
comme le souligne Margalit : « […] non seulement des comportements et
des conditions de vie, mais des situations ne sont humiliants que s’ils sont
le résultat d’actes ou d’omissions imputables à des êtres humains. » (Id.,
ibid., p. 22).
Les conséquences de cette humiliation sont d’autant plus fortes qu’elle
s’articule au processus de double clôture qui institue le groupe d’appartenance au sein duquel peut être totalisée l’expérience collective de la
relégation, et engagée la délégitimation de ce qui est expérimenté comme
domination illégitime. En prenant pour cible les traits identitaires, imposés
ou mobilisés, qui sont constitutifs de ces groupes d’appartenance,
l’humiliation atteint sa forme sociale la plus intense et la plus courante.
Bénéficiant de la citoyenneté civile, donc des droits liés au statut de
l’individu et, pour les plus âgés, de la citoyenneté politique, ces jeunes
n’ont pas toujours le sentiment de bénéficier de la citoyenneté sociale, qui
devrait assurer notamment l’accès à l’éducation et à l’emploi. La relégation
scolaire et la discrimination à l’embauche (Aubert, Tripier, Vourc’h, 1997),
attestent ainsi qu’ils ne sont pas « respectés dans leurs droits » et que
beaucoup connaissent un « déficit de citoyenneté » (Castel, 2006). L’articulation des deux dimensions du phénomène – la double épreuve de ces
exclusions, et sa régularité – amènent la prise de conscience d’une injustice
(Renault, 2004), d’autant plus aiguë qu’elle est liée au caractère collectif de
l’émotion suscitée par la confrontation au mépris social. À la réserve près
que la condition de totalisation des expériences au sein d’un groupe
d’inclusion soit satisfaite, nos observations sont compatibles avec la
proposition de Honneth selon laquelle : « l’expérience du mépris est à
l’origine d’une prise de conscience, affectivement marquée, d’où naissent
les mouvements de résistance sociale et les soulèvements collectifs »
(Honneth, 2002, p. 171). Nos enquêtes sociologiques confirment que « les
émotions négatives qui accompagnent l’expérience du mépris pourraient
en effet constituer la motivation affective dans laquelle s’enracine la lutte
pour la reconnaissance. » (Id., ibid., p. 166).
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JEAN-PIERRE ZIROTTI
Ouvrages cités
AMSELLE J. L., Vers un multiculturalisme français, Paris, Aubier, 1996.
AUBERT F., TRIPIER M. et VOURC’H F. (dir.), Jeunes issus de l’immigration. De
l’École à l’emploi, Paris, L’Harmattan, 1997.
AVERILL J. R., « A Constructivist View of Emotion », dans R. Plutchik et
H. Kellerman (éd.), Emotion. Theory, Research and Experience, Londres San Diego, Academic Press, vol. 1, 1980.
BERGER P. et LUCKMANN T, La construction sociale de la réalité, Paris,
Méridiens Klinscsieck, 1986.
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