Philonsorbonne
18 | 2024
Année 2023-2024
Doctorales 2023
Résumés des Doctorales de Philosophie (2023)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/3326
DOI : 10.4000/11r07
ISSN : 2270-7336
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2024
Pagination : 71-84
ISSN : 1961-4829
Référence électronique
« Doctorales 2023 », Philonsorbonne [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 08 mai 2024, consulté le 11
juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/3326 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/11r07
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés »,
sauf mention contraire.
Doctorales 2023 *
Le malebranchiste François Lamy
et la première réfutation officielle de Spinoza
Kyriakos FYTAKIS
73
Béatitude parfaite et imparfaite :
Albert le Grand vs Thomas d’Aquin
Clémence MASSON
74
Penser l’action dans l’Anthropocène
Mathieu TRICHET
74
Le micro-environnement tumoral et la question de la causalité
Andreas BIKFALVI
75
Quelques réflexions initiales sur la médecine cartésienne
et la nouvelle définition de « moi » : le corps propre en tant qu’homme
Beatriz LAPORTA
Hobbes actionnaire des compagnies de Virginie et des Bermudes
Sébastien BAUER
76
76
Bilinguisme, colonialisme et fractures identitaires :
le concept de « bilangue » dans le roman Amour bilingue
d’Abdelkébir Khatibi
Soubattra DANASSÉGARANE
77
Plaisir et connaissance dans la Critique de la faculté de juger :
la portée intuitive des Idées esthétiques
Clara ZIMMERMANN
77
Comment les formes font-elles sens ?
Le programme des esthétiques morphologiques
Justine JANVIER
77
L’anaturalisme de Sartre
Cristina STOIANOVICI
78
(*). Dans cette rubrique sont publiés les résumés des interventions ayant eu lieu lors
des Doctorales de Philosophie organisées à la Sorbonne les 5, 6, 7 et 8 juin 2023, par
les doctorants : Dimitri CUNTY, Frédéric DABIRE, Théo FAVRE-ROCHEX, Rachel FRENETTE,
Yanling LUO, Arthur MAGNIER et Junior THIERRY TATSI TSIFO, avec le soutient de l’École
doctorale de Philosophie (ED280).
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PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24
Une épistémologie du futur :
analyse des méthodes de prospective créatives et collectives
Juliette GROSSMANN
79
Quelle raison suffisante ?
Note sur la notion de l’incompossible chez Deleuze
Masatoshi IINO
79
Dans quelles conditions la littérature
peut-elle être dite disponible pour la philosophie ?
Grégory POSSOZ
80
L’utilité de l’amitié chez Aristote et dans l’épicurisme antique
Dimitra DARDAGANI
80
La critique transcendantale chez Kant
Samir BELKFIF
81
La quête politique de Rousseau :
l’expérience de la vie comme méthode
Yanqing MA
L’actualité de la théorie durkheimienne de la solidarité
Amelle DJEMEL
82
83
Doctorales 2023
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Kyriakos FYTAKIS ‒ Le malebranchiste François Lamy et la première
réfutation officielle de Spinoza
La diffusion de la philosophie cartésienne est une affaire complexe à
la fin du XVIIe siècle ; les travaux de Nicolas Malebranche renouvellent les
discussions sur des points-clefs de cette philosophie et donnent naissance
à une branche proprement « malebranchiste » du cartésianisme. Aux côtés
d’Yves-Marie André, d’Henri Lelevel ou même de Pierre Bayle,
François Lamy est l’un des défenseurs les plus fidèles à cette philosophie
malebranchiste. Il défend dans son ouvrage De la connaissance de soimême (1694-1698) des doctrines caractéristiques de la philosophie de
Malebranche, comme par exemple la Vision en Dieu, l’obscurité de l’âme à
elle-même ou l’occasionnalisme. Pendant la rédaction de cet ouvrage, Lamy
prépare cependant un autre ouvrage qui est moins connu que ses écrits
malebranchistes : l’Athéisme Renversé ou réfutation du système de Spinoza
(1696). Empêchée pendant des années par les censeurs, cette réfutation est
l’ouvrage le plus polémique de Lamy et en même temps, la première
réfutation du spinozisme à obtenir finalement une approbation officielle.
L’hésitation des censeurs était justifiée ; Lamy y commet l’irréparable : il
expose en français une partie de la philosophie spinoziste, afin de la réfuter
systématiquement. Dans notre intervention, nous présenterons la proximité
entre Lamy et Nicolas Malebranche en nous focalisant sur les concepts-clefs
du malebranchisme qu’il adopte dans le De la connaissance de soi-même ;
nous précisons ensuite les éléments inspirés par les ouvrages publiés
de Malebranche mais aussi par ses écrits polémiques, rédigés pendant la
controverse avec Antoine Arnauld dans les années 1680. Nous examinerons
enfin les différentes méthodes employées dans l’Athéisme Renversé pour
réfuter la philosophie spinoziste, afin de mettre en évidence les difficultés
mais aussi la proximité avec la philosophie de Malebranche, l’objectif étant
de montrer dans quelle mesure la première réfutation officielle de Spinoza
en France est un ouvrage d’inspiration malebranchiste.
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PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24
Clémence MASSON ‒ Béatitude parfaite et imparfaite : Albert le Grand
vs Thomas d’Aquin
Dans un article consacré aux commentaires de l’Éthique à Nicomaque
au XIIIe siècle, R.-A. Gauthier notait que le célèbre concept thomiste de
« béatitude imparfaite » était en réalité d’origine albertienne. Une vingtaine
d’années avant que Thomas d’Aquin ne s’en empare, Albert le Grand, alors
jeune professeur de théologie, avait en effet distingué entre, d’un côté, une
béatitude accessible en cette vie et compatible avec l’état de « misère » de
l’homme – la béatitude imparfaite – et, de l’autre, une béatitude sans défaut,
comblant tout le désir, uniquement accessible après la mort du corps, lorsque
l’homme reposera en Dieu – la béatitude parfaite. Partant, R.-A. Gauthier
en déduisait que Thomas n’avait fait que continuer, en l’enrichissant, la
doctrine de celui qui fut son maître. En relisant les deux concepts dans leur
contexte respectif, nous voudrions faire apparaître ce qui nous semble au
contraire être une franche opposition entre nos deux auteurs. D’une part,
chez Albert, la « béatitude imparfaite » n’a jamais été utilisée contre
des philosophes, comme elle le sera chez Thomas, mais contre certains
théologiens – Augustin, Bernard de Clairvaux – qui, au nom du péché
originel, refusaient à l’homme toute possibilité d’être heureux en cette vie ; il
s’agissait alors de réhabiliter l’ordre manifeste dans la nature. D’autre part,
lorsque Thomas réactive le concept, il sait qu’Albert a pris le parti avec les
péripatéticiens d’affirmer la possibilité d’une parfaite félicité philosophique
en cette vie, proportionnée aux capacités de l’homme. Mais ce qui se joue
alors pour Thomas, ce n’est pas seulement l’accord entre le donné révélé et
l’expérience de la « misère », c’est plus encore l’affirmation de la liberté
humaine : comment l’homme pourrait-il s’autodéterminer s’il existait un
bien capable de le combler dès cette vie ? À terme, nous voudrions
montrer que c’est en réélaborant la « béatitude imparfaite » que Thomas
mène l’expérience de cette liberté, expérience indissociable de celle de
l’insatisfaction, expériences qu’il était impossible de mener dans la pensée
albertienne.
Mathieu TRICHET ‒ Penser l’action dans l’Anthropocène
Nous proposons de poser directement la question de l’action écologique,
au lieu de la faire déduire d’une analyse théorique de la « catastrophe
écologique » (terme à préférer à celui de « crise », car aucun retour à la
« normale » de l’Holocène n’est désormais possible), comme si l’adage
« réfléchir avant d’agir » allait de soi. Cet adage mobilise au contraire un
dualisme entre réflexion et action, théorie et pratique, que bien des pensées
de l’Anthropocène appellent à dépasser. En ce sens, celles-ci ne seraient pas
à la hauteur des enjeux qu’elles pointent si leurs propositions n’étaient en
même temps déjà des événements politiques. S’inspirant de la distinction
aristotélicienne entre poïésis et praxis, nous définirons l’action visant à lutter
contre les causes et à s’adapter aux effets du dérèglement écologique comme
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relevant (devant relever) principalement de l’éthique et de la politique, et
non de la technique. De son côté, le concept d’Anthropocène, trop massif et
n’offrant pas de prise à cette action, devra être abandonné au profit de celui
de milieu. En effet, une fois conscience prise de la gravité et de la réalité
de la catastrophe, il est ensuite impossible d’agir indépendamment des
circonstances et des particularités, et sans possibilité de mesurer les effets de
cette action sur des territoires précis. Nous serons conduits à mobiliser la
mésologie d’Augustin Berque (et son modèle de la trajection), l’étude des
conditions de changements structurels d’ontologie ébauchée par Philippe
Descola (évolution des schèmes de l’identification et de la relation) et la
diplomatie éthico-politique développée par Baptiste Morizot qui élargit
le champ de la politique à l’ensemble des êtres vivants d’un milieu. Nous
présumons que les concepts de temps et d’histoire apparaîtront finalement
comme centraux et déterminants. Nous envisageons de proposer des
développements concernant le rôle de la poésie et, plus généralement, de
l’art, comme témoin et catalyseur des sociétés écologiques dont les éclosions
protéiformes sont si urgentes et nécessaires en cette époque excitante et
catastrophique.
Andreas B IKFALVI ‒ Le micro-environnement tumoral et la question
de la causalité
Judah Pearl définit trois degrés sur l’échelle de causalité : Association
(voir), Intervention (faire) et Contrefactuel (imaginer). L’association est
représentée par les approches de statistique classique (Pearson, Fischer)
et correspond à l’approche fréquentiste, l’intervention par l’approche
bayésienne, et le contrefactuel par l’imagination de situations potentielles
autres et leurs conséquences dans des conditions données. L’approche
« fréquentiste » à elle seule ne tient pas compte de la causalité, car elle est
uniquement basée sur des corrélations dont le sens n’est pas déterminé. Elle
répond seulement à la question du « Comment » (« How ») et non à la
question du « Pourquoi » (« Why »). L’approche bayésienne introduit
seulement une probabilité estimée (supposée) qui peut être raffinée en
confrontant celle-ci à la réalité. Cependant, le problème de causalité peut
seulement être résolu par introduction du contrefactuel.
Les philosophes se sont penchés depuis plusieurs années, non seulement
sur différents domaines de la biologie comme l’évolution, mais aussi sur
différents aspects de la recherche biomédicale. Plus récemment, le cancer a
fait l’objet d’une attention particulière de la part des philosophes. Cependant,
les scientifiques et les médecins ne sont que très peu concernés et familiers
avec ces travaux qui n’ont pratiquement aucun impact sur la recherche sur le
cancer. Ceci s’explique, d’une part, par le fait que les philosophes ont
souvent seulement une connaissance abstraite de la recherche sur le cancer,
et d’autre part, au fait que les scientifiques et les médecins n’ont pas de
notions de philosophie de sciences et sont très peu familier avec ses
concepts.
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Ma recherche philosophique vise justement à combler les lacunes
existantes et rapprocher les deux mondes, médecine/science et philosophie.
Ce travail a pour ambition d’apporter une contribution véritable à la
philosophie des sciences et à la biologie et la médecine. Je me place donc
résolument à l’interface entre ces deux mondes.
Les objectifs généraux de mes travaux sont les suivants :
(1) confronter les perspectives « biologiques » de causalité du cancer
avec les théories et concepts de causalité issus de la philosophie ;
(2) conceptualiser et redéfinir les relations causales en tenant compte du
micro-environnement tumoral et en utilisant des outils adaptés (« Causal
path diagrams », « path coefficient estimation », etc.) ;
(3) évaluer l’impact de ces analyses sur l’oncologie et la pratique
médicale.
Beatriz L APORTA ‒ Quelques réflexions initiales sur la médecine
cartésienne et la nouvelle définition de « moi » : le corps propre en
tant qu’homme
Cette communication porte sur les attentes et quelques réflexions faites
dans la première année de doctorat sur ma présente recherche. À partir du
débat sur le thème de la médecine chez René Descartes, je cherche à voir
comment la notion de corps propre apparue après l’union substantielle peut
être interprétée comme un renouvellement de ce que l’on comprend par
le « moi » cartésien. Aussi, en lien avec les investigations sur la théorie
des passions, et plus précisément sur le rôle de la mélancolie à partir
de la Correspondance avec Elisabeth, j’analyse la pertinence que le
développement des études médicales, l’une des branches de l’arbre de la
Sagesse, a attribuée à l’homme concret (de l’expérience) et qui actualise la
compréhension que le sujet a de lui-même dans le système cartésien. Par là,
l’objectif est de préciser, en se basant sur l’interprétation selon laquelle les
champs de connaissance de la théorie cartésienne étaient planifiés comme
un ensemble et que l’étude des conditions de vie humaine était mise au
centre par le philosophe, pourquoi, avec la proposition d’une médecine
de l’homme, le « moi » ne peut plus associer son existence uniquement
au fait de penser.
Sébastien B AUER ‒ Hobbes actionnaire des compagnies de Virginie
et des Bermudes
Quelle fut la participation réelle de Hobbes au capital et aux travaux de
la Virginia Company et de la Somers Isles Company ? État de la question
(N. Malcolm, P. Springborg, A. Fitzmaurice, C. Warren) et discussion
de leurs conclusions à partir d’un relevé exhaustif des comptes-rendus
d’assemblées de juin 1622 à juin 1624.
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Soubattra DANASSÉGARANE ‒ Bilinguisme, colonialisme et fractures
identitaires : le concept de « bilangue » dans le roman Amour bilingue
d’Abdelkébir Khatibi
L’intervention propose de réfléchir au bilinguisme, au prisme du
concept de « bilangue » dans le texte Amour bilingue, d’Abdelkébir Khatibi.
Poète marocain mais écrivant entièrement en français, ses écrits sont
largement commentés par Derrida sur le rapport colonial aux langues. Ce
texte de Khatibi est l’histoire d’une rupture entre deux êtres, mais surtout
entre deux langues inégales, et plus précisément de la diglossie : c’est-à-dire
d’un rapport asymétrique entre deux langues (ici le français et l’arabe) que
l’on maîtrise pourtant – un bilinguisme, mais avec une langue ayant un statut
socialement plus valorisé que l’autre. Khatibi l’explore en mettant au jour les
fragilités, insécurités linguistiques mais aussi les fractures heureuses qu’elle
crée chez un individu dans un roman-essai hybride (lui-même un peu
double) qui n’a pas de véritable intrigue, ni de personnages à proprement
parler. Sur la personne qu’il est, cela créera une forme d’exil à l’intérieur
de ses langues, une errance. À l’intersection de cette identité fragmentée,
il inventera alors un espace linguistique de consolation qu’il nommera
la « bilangue » : une langue structurellement double quelle qu’elle soit,
s’appliquant même aux monolinguismes, comme pour dire que tout langue
est toujours double. Et, loin d’être une tension strictement individuelle elle
semble plutôt relever d’enjeux de domination politique. On cherchera à
définir et distinguer plus précisément le concept de « bilangue » face à celui
de bilinguisme. Le choix d’étudier cette œuvre littéraire et poétique n’est pas
non plus anodin : on se demandera pourquoi c’est finalement une forme
artistique et romanesque qui permet le mieux de saisir les enjeux de fractures
et blessures sur l’individu que la diglossie peut produire, et expliquer ainsi
en partie l’absence de réflexion sur ces sujets. Enfin, la bilangue est aussi,
par son hybridité, l’espace d’une créativité, d’une liberté dans l’identité que
ce roman, et ses personnages performent.
Clara Z IMMERMANN ‒ Plaisir et connaissance dans la Critique de
la faculté de juger : la portée intuitive des Idées esthétiques
Voir son article dans le présent numéro, à la rubrique « Contributions
des doctorants » (p. 49).
Justine JANVIER ‒ Comment les formes font-elles sens ? Le programme
des esthétiques morphologiques
À rebours d’une interprétation transcendante et idéalisante du sens des
œuvres d’art, les esthétiques morphologiques, dont la première formulation
aboutie se cristallise sous la plume goethéenne, défendent la thèse d’une
génération immanente du sens à partir de la saisie de formes. Elles
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permettent de penser l’œuvre d’art comme déploiement dynamique d’une loi
organisatrice interne, qui garantit à la fois la possibilité de sa production
et celle de son interprétation, et tracent le sillon d’une esthétique qui
rend compte de la nécessité des œuvres tout en ouvrant droit à la liberté
et à l’inventivité. À partir de l’analyse goethéenne, cette intervention rendra
compte du développement des esthétiques morphologiques, et retracera
la généalogie qui articule la pensée de Goethe, de Paul Valéry et de Luigi
Pareyson. Elle mettra en évidence l’intérêt de la morphologie naturelle
dans la définition même des œuvres, qui sont pensées sur le modèle des
organismes biologique. On pourra ainsi montrer comment les esthétiques
morphologiques s’emparent du concept de vivant pour penser la perfection
esthétique.
Cristina STOIANOVICI ‒ L’anaturalisme de Sartre
La crise écologique qui constitue l’horizon et le tissu de notre histoire
renouvelle l’intérêt philosophique pour la notion de Nature, au moment
précis où la naturalité des phénomènes et des êtres se dérobe, le
développement technologique ayant rendu inopérant le net partage du
naturel et de l’artificiel, du biologique et de l’historique.
À cet égard, la Critique de la raison dialectique mérite une attention
particulière. Sartre y déploie une philosophie anaturaliste, qui ménage
une place à l’idée de Nature tout en faisant droit aux critiques que
l’antinaturalisme adresse au réalisme naïf et aux effets de légitimation des
normes sociales que les invocations du naturel permettent.
Nous montrerons d’abord que la Nature apparaît principalement dans
le corpus sartrien en tant que concept des autres (notamment dans les
biographies de Baudelaire, Mallarmé et Genet). Dans un deuxième temps,
nous évoquerons la méfiance de Sartre à l’égard de ce concept : dans L’Être
et le Néant, il a refusé de thématiser la spécificité de la réalité humaine en
termes de nature, du fait de la normativité a priori qu’il impute à cette
conceptualité. Il a en outre été sensible aux sédimentations que ce terme
charrie, comme le montrent les analyses consacrées à Sade, dont la pensée
aurait été piégée par le mot « Nature ».
Malgré tout cela, et en dépit de l’élaboration d’un concept de matière
qui lui permettrait de s’affranchir de toute référence à la Nature, celle-ci
subsiste, créant une sorte de seconde couche conceptuelle qui se superpose
à celle de la « matérialité environnante ». Cette résilience conceptuelle
témoigne de la nécessité de prendre en charge la Nature en tant référent
symbolique de l’altérité et permet d’exprimer de manière lumineuse
l’aliénation de l’homme, qui subit les effets de sa praxis et comme s’ils
étaient la manifestation d’une puissance non humaine auto-productrice.
Doctorales 2023
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Juliette G ROSSMANN ‒ Une épistémologie du futur : analyse des
méthodes de prospective créatives et collectives
Pour de nombreux penseurs et acteurs, le renouvellement des
imaginaires collectifs est la pierre de touche de la transformation écologique
et sociale. Ceux-ci étant profondément enracinés, indissociables des
formes sociales instituées (Castoriadis), comment un tel renouvellement
pourrait-il s’opérer, et à quelles conditions épistémologiques ? La crise
environnementale nous oblige à regarder ce qui est à venir comme déjà là,
déstabilisant notre rapport aux possibles et au temps (Latour). Privés de
futur, nous sommes amenés à remettre en question la vision linéaire et stable
de nos systèmes (y compris de production de connaissance) au profit de
l’incertitude radicale. Au-delà de l’idéal progressiste qui s’essouffle et des
imaginaires catastrophistes infertiles, peut-on encore rêver du futur ? Pour
explorer cette question, je m’appuie sur une enquête de terrain menée avec
l’association Plurality University sur des approches de prospective créative
et collective menées en France et à l’étranger par des acteurs divers
(institutions, associations, collectifs artistiques, militants). Ces approches
mobilisent des formes artistiques pour explorer des futurs alternatifs en
associant les parties prenantes. Dans quelle mesure les méthodes de
prospective collectives et créatives peuvent-elles participer à rétablir la
capacité collective à imaginer un futur ? Je présenterai cette thèse de
recherche-action qui vise à documenter ces approches et ces méthodes, et à
les mettre en perspective, grâce à la philosophie, avec une vision critique
de notre rapport au temps et à l’imagination.
Masatoshi I INO ‒ Quelle raison suffisante ? Note sur la notion
de l’incompossible chez Deleuze
Dans Différence et répétition, Deleuze présente son système
cosmologique en contraste avec celui de Leibniz. Tandis que l’univers
leibnizien fut sélectionné parmi d’innombrables autres possibles pour exister
en tant que le meilleur, l’univers deleuzien, non plus fondé ni replié sur la
compossibilité des choses, embrasse, on le sait bien, des incompossibles.
Autrement dit, la raison suffisante arrive à se répartir sur des événements
non constitutifs de ce monde où nous sommes. Cela dit, cette célèbre
reconnaissance de l’incompossibilité, qui se traduit aussi par l’admission de
« déraison », de « raison multiple », de « sans fond » ou d’« effondement »,
ne va pas sans augmenter la nébulosité lexicale et conceptuelle. Il est ici
question d’une profusion de raisons ou d’une cohabitation d’incompatibles.
Mais en quel sens philosophique doit-on alors appréhender cette synthèse
disjonctive des contraires (A et non-A), s’il ne s’agit pas seulement d’une
chimère littéraire ? À quoi le néologisme équivoque effondement, qualifié ni
de fondement, ni d’effondrement, renvoie-t-il exactement ? Ou encore, on se
douterait que l’affirmation de l’incompossibilité se ramène à une certaine
réhabilitation des événements qui auraient pu se réaliser par le passé. Afin
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d’aborder ce questionnement qui tourne autour de la nouvelle figure de la
raison suffisante, nous commençons par mettre en lumière une confrontation
implicite de Deleuze avec de grands commentateurs sur la question du statut
de l’incompossible, avant de faire ressortir une refonte tacite qu’il fait subir à
son acception. Le paradoxe de la coexistence des incompossibles ne sera pas
résolu, à moins que l’on n’en finisse avec un retour sur des contingences
contrefactuelles, telle Adam non pécheur. Nous avons affaire au contraire
à un mouvement orienté du présent vers le futur, réglé sur un dualisme
renouvelé de facto et de jure ou sur des alternatives de détermination et
d’indéterminé.
Grégory P OSSOZ ‒ Dans quelles conditions la littérature peut-elle
être dite disponible pour la philosophie ?
Si certaines œuvres littéraires paraissent se ménager un accès direct aux
thèses de la philosophie (Proust ou Musil en fournissent un bon exemple),
il est tout autant légitime est de poser en retour la question préalable
de la disponibilité des œuvres littéraires pour la philosophie. Celle-ci peutelle viser sans précautions des textes comme des objets immédiatement
disponibles, sous le prétexte qu’elle a « quelque chose à en dire » ? Nous
voudrions tenter d’examiner comment le texte littéraire « se comporte » sur
le plan éthique, en portant une attention à ses structures mêmes. Cela nous
conduit en particulier à réinterroger l’usage que nous pourrions faire des
outils de la narratologie, à un moment où l’esprit de la critique revendique
un rôle « réparateur » de l’œuvre littéraire, réhabilite la référence directe (au
monde, à l’expérience) dans l’œuvre, contre l’autoréférentialité longtemps
hégémonique. Ou bien l’on ressaisit les enjeux éthiques du texte littéraire
à partir d’une thèse éthique substantielle, et dans ce cas, la philosophie est
habilitée à chercher immédiatement dans l’œuvre littéraire une illustration
d’une thèse morale, en délaissant tout « formalisme ». Ou bien l’on reconnaît
au texte littéraire une forme d’autonomie, on saisit l’efficace éthique à partir
de la matérialité du texte lui-même, et alors l’attention à ses structures
demeure indispensable. Ainsi, consacrer le retour de la référence dans la
compréhension des œuvres littéraires, au nom d’une exigence profonde et
actuelle, ce ne serait pas forcément renoncer à l’apport des études littéraires,
mobilisées dans une perspective philosophique. Lorsque Wittgenstein,
dans sa Conférence sur l’éthique, envisage une éthique qui se manifeste
solidairement à la forme, et non comme proposition, il pourrait bien ouvrir
la voie à une ressaisie des outils narratologiques pour explorer l’efficace
éthique des œuvres.
Dimitra DARDAGANI ‒ L’utilité de l’amitié chez Aristote et dans
l’épicurisme antique
L’amitié occupe une place prépondérante dans les pensées
aristotélicienne et épicurienne. L’objectif de notre intervention sera
Doctorales 2023
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d’esquisser une comparaison entre les deux conceptions de l’amitié. La
distinction qu’opère Aristote entre amitié vertueuse, utile et plaisante n’a pas
d’équivalent dans l’épicurisme. L’utilité des liens amicaux est, toutefois,
indubitable au sein du Jardin ; ils constituent un rempart contre l’adversité.
Peut-on établir une comparaison entre l’amitié utile chez Aristote et l’utilité
de l’amitié dans l’épicurisme antique ? L’amitié utile appartient aux amitiés
secondaires, selon Aristote ; elle se distingue de l’amitié éminente, celle
nouée entre les personnes vertueuses. Des différences existent également
entre les deux types d’amitiés imparfaites. L’amitié d’agrément semble, aux
yeux d’Aristote, plus spontanée, généreuse et durable que l’amitié utile. Par
ces caractéristiques, elle s’approche davantage de l’amitié éminente, celle
des âmes vertueuses. L’épicurien est écartelé entre la centralité du plaisir
personnel, qui constitue le bien, et les exigences d’une relation privilégiée.
Le secours amical est indispensable pour parer aux accidents de la vie.
Toutefois, l’amitié ne peut pas se réduire à un échange de services. Elle
requiert, afin de perdurer, de la générosité et une réciprocité non calculée. La
comparaison entre la conception aristotélicienne et épicurienne de l’amitié
montrera que, malgré leurs divergences, les deux conceptions s’accordent
sur l’importance de la réciprocité et de la générosité.
Samir B ELKFIF ‒ La critique transcendantale chez Kant
La philosophie kantienne s’établit sur deux éléments essentiels,
premièrement la spécificité du mot critique, et deuxièmement la spécificité
du mot transcendantal. Pour le premier concept, la critique chez Kant,
prend une nouvelle signification : il ne s’agit pas de critiquer l’histoire de la
philosophie et de ses doctrines, mais c’est une critique qui vise la raison
humaine en elle-même, c’est-dire la détermination de ses limites. « Je
n’entends pas par là une critique des livres et des systèmes, mais celle du
pouvoir de la raison en général […] par suite la décision sur la possibilité ou
l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Emmanuel Kant, Critique
de la raison pure, 728). En effet, la critique s’intègre dans la philosophie
kantienne non comme un caractère mais comme un agent créatif. Pour le
deuxième concept, le transcendantal porte chez Kant un nouveau sens tout
différent du sens de transcendant, terme déjà utilisé avant Kant, et qui
signifie dépassement, « qui situe par-delà toute connaissance empirique »
(Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, II, 1038).
En revanche, le transcendantal kantien indique une méthode de
recherche a priori : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui ne
porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître,
en tant que cela est possible a priori » (Kant, CRP, 776). En fait, cette
méthode s’applique a priori dans la Critique de la raison pure pour
examiner la légitimité de la raison spéculative, et dans la Critique de la
raison pratique pour examiner le pouvoir pratique de la raison. Et enfin pour
examiner toute possibilité qui peut relier entre la raison pure théorique et
la raison pure pratique, dans la Critique de la faculté de juger.
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Yanqing MA ‒ La quête politique de Rousseau : l’expérience de la vie
comme méthode
La découverte la plus cruciale de la philosophie politique moderne
réside dans la mise en exergue de la vie en tant que pivot central de la sphère
politique. Le champ de la vie politique se caractérise par une séquence
d’événements interactifs impliquant les individus, les populations et les
groupes. Notre article se propose de revisiter la réflexion de Rousseau
concernant les mécanismes du pouvoir, en adoptant une approche qui
consiste en une révision du concept du « moi », ou pour être plus précis,
une exploration de l’expérience de la vie.
Le point de départ de l’exploration de Michel Foucault concernant la
politique de la vie réside dans son examen approfondi de la manière dont la
nature humaine devient soudainement discernable au sein d’un contexte
politique caractérisé par des dynamiques de pouvoir. L’objectif sous-jacent
de cette perspective sur la politique de la vie est à scruter la rationalité
politique inhérente aux multiples mécanismes de pouvoir qui orchestrent,
règlent et gouvernent ce domaine particulier, dans des contextes spatiaux
et temporels spécifiques. De ce fait, au nom de la société axée sur la sécurité,
la politique du vivant tend à se concentrer fréquemment sur une vision
politico-technique de la régulation et de l’intervention visant à résoudre
les problématiques environnementales. Mais comment le mécanisme du
biopouvoir, qui constitue le socle biologique essentiel de l’humanité,
s’intègre-t-il alors dans les stratégies politiques et, de manière plus générale,
dans l’exercice du pouvoir ? Cela se traduit par une nouvelle incarnation
de la citoyenneté, dans laquelle les êtres vivants deviennent des acteurs
politiques à part entière.
Si l’on repense les fondements de la philosophie de la « quasi-nature » à
l’intersection de la philosophie et de l’anthropologie, il est aisé de voir que
ce mécanisme découle de la réappropriation de l’héritage de la sensibilité des
Lumières. Plus précisément, l’expérience de l’incarnation de la vie (Erleben)
et l’initiation du glissement vers le pouvoir proviennent de la méthode de
révision du « moi » de Rousseau : révéler par sa propre expérience les liens
de vie inhérents au monde objectif de l’environnement. Rousseau rappelle
que le but d’une union politique est « la survie et la prospérité de ses
membres ». En d’autres termes, pour déterminer si un système politique
ou un gouvernement est bon ou mauvais, il n’est pas nécessaire de se
quereller sur la recherche de ses propres normes, mais plutôt de voir s’il peut
réellement garantir la sécurité et le bonheur de chaque membre de la
communauté politique et la vie de la société dans son ensemble. Pour révéler
la nature de l’homme et de sa société, Rousseau s’est souvent appuyé sur un
instantané de sa propre expérience de vie et sur un reflet vivant de la société
moderne à laquelle il était confronté et qui venait de naître. Lorsqu’on
lui reproche l’incohérence de son discours politique, Rousseau souligne
que tous ses écrits politiques « forment un tout ». Le cœur de ce « tout »,
comme il l’indique dans la préface de ses Confessions, est une double
Doctorales 2023
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compréhension de l’homme intérieur et de sa vie sociale. C’est peut-être la
première preuve d’une perspective phénoménologique empiriste sur la vie
dans l’œuvre de Rousseau.
Amelle DJEMEL ‒ L’actualité de la théorie durkheimienne de la solidarité
L’objectif clairement annoncé par Durkheim, dans La Division du
travail social (1893), est de résoudre la contradiction entre autonomie et
solidarité au sein des sociétés modernes. La solidarité y est définie comme le
lien social qui unit les individus au sein des sociétés selon une communauté
d’intérêts et d’obligations, et correspond à la manière dont celle-ci organise
la relation d’aide à autrui. Ce concept a été politisé et a pris un sens
polysémique dans les débats contemporains, tantôt assimilé à de l’altruisme,
voire à de la charité, tantôt amalgamé à de l’assistanat, faisant fi de sa valeur
de principe juridique. Ces dérivations sémantiques illustrent le processus
d’anomie en ce qu’elles nous parlent des difficultés rencontrées par les
membres d’une communauté à faire société lorsque les solidarités existantes
cessent de fonctionner. Or en même temps que l’individu acquiert une plus
grande liberté individuelle, la division du travail engendrée par les sociétés
modernes produit un nouveau type de solidarité que Durkheim appelle
solidarité organique, en opposition avec la solidarité mécanique. La
première décrit les similitudes partagées par les individus au sein d’une
communauté ; la seconde est ce qui les relie malgré leurs différences dans
une relation d’interdépendance marquée. Dès lors, comment faire en sorte
que tout en permettant à la personnalité individuelle de s’épanouir, les
sociétés modernes puissent préserver la solidarité comme expression d’une
conscience collective ? Durkheim propose une théorie de la solidarité
qui s’apparente à une éthique de l’individu dont il cherche à préserver les
liens sociaux. Dans des sociétés où les croyances et comportements partagés
s’affaiblissent, comment maintenir non seulement le sentiment de solidarité,
mais aussi comment faire en sorte que le principe de solidarité soit opérant ?
Revenir aux fondements de la théorie de la solidarité de Durkheim, c’est
s’interroger sur ce qui fait société et ce qui lui permet de durer en surmontant
le choc des antagonismes.