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Doctorales 2023

2024, Philonsorbonne

Philonsorbonne 18 | 2024 Année 2023-2024 Doctorales 2023 Résumés des Doctorales de Philosophie (2023) Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/3326 DOI : 10.4000/11r07 ISSN : 2270-7336 Éditeur Publications de la Sorbonne Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2024 Pagination : 71-84 ISSN : 1961-4829 Référence électronique « Doctorales 2023 », Philonsorbonne [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 08 mai 2024, consulté le 11 juillet 2024. URL : http://journals.openedition.org/philonsorbonne/3326 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/11r07 Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire. Doctorales 2023 * Le malebranchiste François Lamy et la première réfutation officielle de Spinoza Kyriakos FYTAKIS 73 Béatitude parfaite et imparfaite : Albert le Grand vs Thomas d’Aquin Clémence MASSON 74 Penser l’action dans l’Anthropocène Mathieu TRICHET 74 Le micro-environnement tumoral et la question de la causalité Andreas BIKFALVI 75 Quelques réflexions initiales sur la médecine cartésienne et la nouvelle définition de « moi » : le corps propre en tant qu’homme Beatriz LAPORTA Hobbes actionnaire des compagnies de Virginie et des Bermudes Sébastien BAUER 76 76 Bilinguisme, colonialisme et fractures identitaires : le concept de « bilangue » dans le roman Amour bilingue d’Abdelkébir Khatibi Soubattra DANASSÉGARANE 77 Plaisir et connaissance dans la Critique de la faculté de juger : la portée intuitive des Idées esthétiques Clara ZIMMERMANN 77 Comment les formes font-elles sens ? Le programme des esthétiques morphologiques Justine JANVIER 77 L’anaturalisme de Sartre Cristina STOIANOVICI 78 (*). Dans cette rubrique sont publiés les résumés des interventions ayant eu lieu lors des Doctorales de Philosophie organisées à la Sorbonne les 5, 6, 7 et 8 juin 2023, par les doctorants : Dimitri CUNTY, Frédéric DABIRE, Théo FAVRE-ROCHEX, Rachel FRENETTE, Yanling LUO, Arthur MAGNIER et Junior THIERRY TATSI TSIFO, avec le soutient de l’École doctorale de Philosophie (ED280). 72/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 Une épistémologie du futur : analyse des méthodes de prospective créatives et collectives Juliette GROSSMANN 79 Quelle raison suffisante ? Note sur la notion de l’incompossible chez Deleuze Masatoshi IINO 79 Dans quelles conditions la littérature peut-elle être dite disponible pour la philosophie ? Grégory POSSOZ 80 L’utilité de l’amitié chez Aristote et dans l’épicurisme antique Dimitra DARDAGANI 80 La critique transcendantale chez Kant Samir BELKFIF 81 La quête politique de Rousseau : l’expérience de la vie comme méthode Yanqing MA L’actualité de la théorie durkheimienne de la solidarité Amelle DJEMEL 82 83 Doctorales 2023 73/231 Kyriakos FYTAKIS ‒ Le malebranchiste François Lamy et la première réfutation officielle de Spinoza La diffusion de la philosophie cartésienne est une affaire complexe à la fin du XVIIe siècle ; les travaux de Nicolas Malebranche renouvellent les discussions sur des points-clefs de cette philosophie et donnent naissance à une branche proprement « malebranchiste » du cartésianisme. Aux côtés d’Yves-Marie André, d’Henri Lelevel ou même de Pierre Bayle, François Lamy est l’un des défenseurs les plus fidèles à cette philosophie malebranchiste. Il défend dans son ouvrage De la connaissance de soimême (1694-1698) des doctrines caractéristiques de la philosophie de Malebranche, comme par exemple la Vision en Dieu, l’obscurité de l’âme à elle-même ou l’occasionnalisme. Pendant la rédaction de cet ouvrage, Lamy prépare cependant un autre ouvrage qui est moins connu que ses écrits malebranchistes : l’Athéisme Renversé ou réfutation du système de Spinoza (1696). Empêchée pendant des années par les censeurs, cette réfutation est l’ouvrage le plus polémique de Lamy et en même temps, la première réfutation du spinozisme à obtenir finalement une approbation officielle. L’hésitation des censeurs était justifiée ; Lamy y commet l’irréparable : il expose en français une partie de la philosophie spinoziste, afin de la réfuter systématiquement. Dans notre intervention, nous présenterons la proximité entre Lamy et Nicolas Malebranche en nous focalisant sur les concepts-clefs du malebranchisme qu’il adopte dans le De la connaissance de soi-même ; nous précisons ensuite les éléments inspirés par les ouvrages publiés de Malebranche mais aussi par ses écrits polémiques, rédigés pendant la controverse avec Antoine Arnauld dans les années 1680. Nous examinerons enfin les différentes méthodes employées dans l’Athéisme Renversé pour réfuter la philosophie spinoziste, afin de mettre en évidence les difficultés mais aussi la proximité avec la philosophie de Malebranche, l’objectif étant de montrer dans quelle mesure la première réfutation officielle de Spinoza en France est un ouvrage d’inspiration malebranchiste. 74/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 Clémence MASSON ‒ Béatitude parfaite et imparfaite : Albert le Grand vs Thomas d’Aquin Dans un article consacré aux commentaires de l’Éthique à Nicomaque au XIIIe siècle, R.-A. Gauthier notait que le célèbre concept thomiste de « béatitude imparfaite » était en réalité d’origine albertienne. Une vingtaine d’années avant que Thomas d’Aquin ne s’en empare, Albert le Grand, alors jeune professeur de théologie, avait en effet distingué entre, d’un côté, une béatitude accessible en cette vie et compatible avec l’état de « misère » de l’homme – la béatitude imparfaite – et, de l’autre, une béatitude sans défaut, comblant tout le désir, uniquement accessible après la mort du corps, lorsque l’homme reposera en Dieu – la béatitude parfaite. Partant, R.-A. Gauthier en déduisait que Thomas n’avait fait que continuer, en l’enrichissant, la doctrine de celui qui fut son maître. En relisant les deux concepts dans leur contexte respectif, nous voudrions faire apparaître ce qui nous semble au contraire être une franche opposition entre nos deux auteurs. D’une part, chez Albert, la « béatitude imparfaite » n’a jamais été utilisée contre des philosophes, comme elle le sera chez Thomas, mais contre certains théologiens – Augustin, Bernard de Clairvaux – qui, au nom du péché originel, refusaient à l’homme toute possibilité d’être heureux en cette vie ; il s’agissait alors de réhabiliter l’ordre manifeste dans la nature. D’autre part, lorsque Thomas réactive le concept, il sait qu’Albert a pris le parti avec les péripatéticiens d’affirmer la possibilité d’une parfaite félicité philosophique en cette vie, proportionnée aux capacités de l’homme. Mais ce qui se joue alors pour Thomas, ce n’est pas seulement l’accord entre le donné révélé et l’expérience de la « misère », c’est plus encore l’affirmation de la liberté humaine : comment l’homme pourrait-il s’autodéterminer s’il existait un bien capable de le combler dès cette vie ? À terme, nous voudrions montrer que c’est en réélaborant la « béatitude imparfaite » que Thomas mène l’expérience de cette liberté, expérience indissociable de celle de l’insatisfaction, expériences qu’il était impossible de mener dans la pensée albertienne. Mathieu TRICHET ‒ Penser l’action dans l’Anthropocène Nous proposons de poser directement la question de l’action écologique, au lieu de la faire déduire d’une analyse théorique de la « catastrophe écologique » (terme à préférer à celui de « crise », car aucun retour à la « normale » de l’Holocène n’est désormais possible), comme si l’adage « réfléchir avant d’agir » allait de soi. Cet adage mobilise au contraire un dualisme entre réflexion et action, théorie et pratique, que bien des pensées de l’Anthropocène appellent à dépasser. En ce sens, celles-ci ne seraient pas à la hauteur des enjeux qu’elles pointent si leurs propositions n’étaient en même temps déjà des événements politiques. S’inspirant de la distinction aristotélicienne entre poïésis et praxis, nous définirons l’action visant à lutter contre les causes et à s’adapter aux effets du dérèglement écologique comme Doctorales 2023 75/231 relevant (devant relever) principalement de l’éthique et de la politique, et non de la technique. De son côté, le concept d’Anthropocène, trop massif et n’offrant pas de prise à cette action, devra être abandonné au profit de celui de milieu. En effet, une fois conscience prise de la gravité et de la réalité de la catastrophe, il est ensuite impossible d’agir indépendamment des circonstances et des particularités, et sans possibilité de mesurer les effets de cette action sur des territoires précis. Nous serons conduits à mobiliser la mésologie d’Augustin Berque (et son modèle de la trajection), l’étude des conditions de changements structurels d’ontologie ébauchée par Philippe Descola (évolution des schèmes de l’identification et de la relation) et la diplomatie éthico-politique développée par Baptiste Morizot qui élargit le champ de la politique à l’ensemble des êtres vivants d’un milieu. Nous présumons que les concepts de temps et d’histoire apparaîtront finalement comme centraux et déterminants. Nous envisageons de proposer des développements concernant le rôle de la poésie et, plus généralement, de l’art, comme témoin et catalyseur des sociétés écologiques dont les éclosions protéiformes sont si urgentes et nécessaires en cette époque excitante et catastrophique. Andreas B IKFALVI ‒ Le micro-environnement tumoral et la question de la causalité Judah Pearl définit trois degrés sur l’échelle de causalité : Association (voir), Intervention (faire) et Contrefactuel (imaginer). L’association est représentée par les approches de statistique classique (Pearson, Fischer) et correspond à l’approche fréquentiste, l’intervention par l’approche bayésienne, et le contrefactuel par l’imagination de situations potentielles autres et leurs conséquences dans des conditions données. L’approche « fréquentiste » à elle seule ne tient pas compte de la causalité, car elle est uniquement basée sur des corrélations dont le sens n’est pas déterminé. Elle répond seulement à la question du « Comment » (« How ») et non à la question du « Pourquoi » (« Why »). L’approche bayésienne introduit seulement une probabilité estimée (supposée) qui peut être raffinée en confrontant celle-ci à la réalité. Cependant, le problème de causalité peut seulement être résolu par introduction du contrefactuel. Les philosophes se sont penchés depuis plusieurs années, non seulement sur différents domaines de la biologie comme l’évolution, mais aussi sur différents aspects de la recherche biomédicale. Plus récemment, le cancer a fait l’objet d’une attention particulière de la part des philosophes. Cependant, les scientifiques et les médecins ne sont que très peu concernés et familiers avec ces travaux qui n’ont pratiquement aucun impact sur la recherche sur le cancer. Ceci s’explique, d’une part, par le fait que les philosophes ont souvent seulement une connaissance abstraite de la recherche sur le cancer, et d’autre part, au fait que les scientifiques et les médecins n’ont pas de notions de philosophie de sciences et sont très peu familier avec ses concepts. 76/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 Ma recherche philosophique vise justement à combler les lacunes existantes et rapprocher les deux mondes, médecine/science et philosophie. Ce travail a pour ambition d’apporter une contribution véritable à la philosophie des sciences et à la biologie et la médecine. Je me place donc résolument à l’interface entre ces deux mondes. Les objectifs généraux de mes travaux sont les suivants : (1) confronter les perspectives « biologiques » de causalité du cancer avec les théories et concepts de causalité issus de la philosophie ; (2) conceptualiser et redéfinir les relations causales en tenant compte du micro-environnement tumoral et en utilisant des outils adaptés (« Causal path diagrams », « path coefficient estimation », etc.) ; (3) évaluer l’impact de ces analyses sur l’oncologie et la pratique médicale. Beatriz L APORTA ‒ Quelques réflexions initiales sur la médecine cartésienne et la nouvelle définition de « moi » : le corps propre en tant qu’homme Cette communication porte sur les attentes et quelques réflexions faites dans la première année de doctorat sur ma présente recherche. À partir du débat sur le thème de la médecine chez René Descartes, je cherche à voir comment la notion de corps propre apparue après l’union substantielle peut être interprétée comme un renouvellement de ce que l’on comprend par le « moi » cartésien. Aussi, en lien avec les investigations sur la théorie des passions, et plus précisément sur le rôle de la mélancolie à partir de la Correspondance avec Elisabeth, j’analyse la pertinence que le développement des études médicales, l’une des branches de l’arbre de la Sagesse, a attribuée à l’homme concret (de l’expérience) et qui actualise la compréhension que le sujet a de lui-même dans le système cartésien. Par là, l’objectif est de préciser, en se basant sur l’interprétation selon laquelle les champs de connaissance de la théorie cartésienne étaient planifiés comme un ensemble et que l’étude des conditions de vie humaine était mise au centre par le philosophe, pourquoi, avec la proposition d’une médecine de l’homme, le « moi » ne peut plus associer son existence uniquement au fait de penser. Sébastien B AUER ‒ Hobbes actionnaire des compagnies de Virginie et des Bermudes Quelle fut la participation réelle de Hobbes au capital et aux travaux de la Virginia Company et de la Somers Isles Company ? État de la question (N. Malcolm, P. Springborg, A. Fitzmaurice, C. Warren) et discussion de leurs conclusions à partir d’un relevé exhaustif des comptes-rendus d’assemblées de juin 1622 à juin 1624. Doctorales 2023 77/231 Soubattra DANASSÉGARANE ‒ Bilinguisme, colonialisme et fractures identitaires : le concept de « bilangue » dans le roman Amour bilingue d’Abdelkébir Khatibi L’intervention propose de réfléchir au bilinguisme, au prisme du concept de « bilangue » dans le texte Amour bilingue, d’Abdelkébir Khatibi. Poète marocain mais écrivant entièrement en français, ses écrits sont largement commentés par Derrida sur le rapport colonial aux langues. Ce texte de Khatibi est l’histoire d’une rupture entre deux êtres, mais surtout entre deux langues inégales, et plus précisément de la diglossie : c’est-à-dire d’un rapport asymétrique entre deux langues (ici le français et l’arabe) que l’on maîtrise pourtant – un bilinguisme, mais avec une langue ayant un statut socialement plus valorisé que l’autre. Khatibi l’explore en mettant au jour les fragilités, insécurités linguistiques mais aussi les fractures heureuses qu’elle crée chez un individu dans un roman-essai hybride (lui-même un peu double) qui n’a pas de véritable intrigue, ni de personnages à proprement parler. Sur la personne qu’il est, cela créera une forme d’exil à l’intérieur de ses langues, une errance. À l’intersection de cette identité fragmentée, il inventera alors un espace linguistique de consolation qu’il nommera la « bilangue » : une langue structurellement double quelle qu’elle soit, s’appliquant même aux monolinguismes, comme pour dire que tout langue est toujours double. Et, loin d’être une tension strictement individuelle elle semble plutôt relever d’enjeux de domination politique. On cherchera à définir et distinguer plus précisément le concept de « bilangue » face à celui de bilinguisme. Le choix d’étudier cette œuvre littéraire et poétique n’est pas non plus anodin : on se demandera pourquoi c’est finalement une forme artistique et romanesque qui permet le mieux de saisir les enjeux de fractures et blessures sur l’individu que la diglossie peut produire, et expliquer ainsi en partie l’absence de réflexion sur ces sujets. Enfin, la bilangue est aussi, par son hybridité, l’espace d’une créativité, d’une liberté dans l’identité que ce roman, et ses personnages performent. Clara Z IMMERMANN ‒ Plaisir et connaissance dans la Critique de la faculté de juger : la portée intuitive des Idées esthétiques Voir son article dans le présent numéro, à la rubrique « Contributions des doctorants » (p. 49). Justine JANVIER ‒ Comment les formes font-elles sens ? Le programme des esthétiques morphologiques À rebours d’une interprétation transcendante et idéalisante du sens des œuvres d’art, les esthétiques morphologiques, dont la première formulation aboutie se cristallise sous la plume goethéenne, défendent la thèse d’une génération immanente du sens à partir de la saisie de formes. Elles 78/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 permettent de penser l’œuvre d’art comme déploiement dynamique d’une loi organisatrice interne, qui garantit à la fois la possibilité de sa production et celle de son interprétation, et tracent le sillon d’une esthétique qui rend compte de la nécessité des œuvres tout en ouvrant droit à la liberté et à l’inventivité. À partir de l’analyse goethéenne, cette intervention rendra compte du développement des esthétiques morphologiques, et retracera la généalogie qui articule la pensée de Goethe, de Paul Valéry et de Luigi Pareyson. Elle mettra en évidence l’intérêt de la morphologie naturelle dans la définition même des œuvres, qui sont pensées sur le modèle des organismes biologique. On pourra ainsi montrer comment les esthétiques morphologiques s’emparent du concept de vivant pour penser la perfection esthétique. Cristina STOIANOVICI ‒ L’anaturalisme de Sartre La crise écologique qui constitue l’horizon et le tissu de notre histoire renouvelle l’intérêt philosophique pour la notion de Nature, au moment précis où la naturalité des phénomènes et des êtres se dérobe, le développement technologique ayant rendu inopérant le net partage du naturel et de l’artificiel, du biologique et de l’historique. À cet égard, la Critique de la raison dialectique mérite une attention particulière. Sartre y déploie une philosophie anaturaliste, qui ménage une place à l’idée de Nature tout en faisant droit aux critiques que l’antinaturalisme adresse au réalisme naïf et aux effets de légitimation des normes sociales que les invocations du naturel permettent. Nous montrerons d’abord que la Nature apparaît principalement dans le corpus sartrien en tant que concept des autres (notamment dans les biographies de Baudelaire, Mallarmé et Genet). Dans un deuxième temps, nous évoquerons la méfiance de Sartre à l’égard de ce concept : dans L’Être et le Néant, il a refusé de thématiser la spécificité de la réalité humaine en termes de nature, du fait de la normativité a priori qu’il impute à cette conceptualité. Il a en outre été sensible aux sédimentations que ce terme charrie, comme le montrent les analyses consacrées à Sade, dont la pensée aurait été piégée par le mot « Nature ». Malgré tout cela, et en dépit de l’élaboration d’un concept de matière qui lui permettrait de s’affranchir de toute référence à la Nature, celle-ci subsiste, créant une sorte de seconde couche conceptuelle qui se superpose à celle de la « matérialité environnante ». Cette résilience conceptuelle témoigne de la nécessité de prendre en charge la Nature en tant référent symbolique de l’altérité et permet d’exprimer de manière lumineuse l’aliénation de l’homme, qui subit les effets de sa praxis et comme s’ils étaient la manifestation d’une puissance non humaine auto-productrice. Doctorales 2023 79/231 Juliette G ROSSMANN ‒ Une épistémologie du futur : analyse des méthodes de prospective créatives et collectives Pour de nombreux penseurs et acteurs, le renouvellement des imaginaires collectifs est la pierre de touche de la transformation écologique et sociale. Ceux-ci étant profondément enracinés, indissociables des formes sociales instituées (Castoriadis), comment un tel renouvellement pourrait-il s’opérer, et à quelles conditions épistémologiques ? La crise environnementale nous oblige à regarder ce qui est à venir comme déjà là, déstabilisant notre rapport aux possibles et au temps (Latour). Privés de futur, nous sommes amenés à remettre en question la vision linéaire et stable de nos systèmes (y compris de production de connaissance) au profit de l’incertitude radicale. Au-delà de l’idéal progressiste qui s’essouffle et des imaginaires catastrophistes infertiles, peut-on encore rêver du futur ? Pour explorer cette question, je m’appuie sur une enquête de terrain menée avec l’association Plurality University sur des approches de prospective créative et collective menées en France et à l’étranger par des acteurs divers (institutions, associations, collectifs artistiques, militants). Ces approches mobilisent des formes artistiques pour explorer des futurs alternatifs en associant les parties prenantes. Dans quelle mesure les méthodes de prospective collectives et créatives peuvent-elles participer à rétablir la capacité collective à imaginer un futur ? Je présenterai cette thèse de recherche-action qui vise à documenter ces approches et ces méthodes, et à les mettre en perspective, grâce à la philosophie, avec une vision critique de notre rapport au temps et à l’imagination. Masatoshi I INO ‒ Quelle raison suffisante ? Note sur la notion de l’incompossible chez Deleuze Dans Différence et répétition, Deleuze présente son système cosmologique en contraste avec celui de Leibniz. Tandis que l’univers leibnizien fut sélectionné parmi d’innombrables autres possibles pour exister en tant que le meilleur, l’univers deleuzien, non plus fondé ni replié sur la compossibilité des choses, embrasse, on le sait bien, des incompossibles. Autrement dit, la raison suffisante arrive à se répartir sur des événements non constitutifs de ce monde où nous sommes. Cela dit, cette célèbre reconnaissance de l’incompossibilité, qui se traduit aussi par l’admission de « déraison », de « raison multiple », de « sans fond » ou d’« effondement », ne va pas sans augmenter la nébulosité lexicale et conceptuelle. Il est ici question d’une profusion de raisons ou d’une cohabitation d’incompatibles. Mais en quel sens philosophique doit-on alors appréhender cette synthèse disjonctive des contraires (A et non-A), s’il ne s’agit pas seulement d’une chimère littéraire ? À quoi le néologisme équivoque effondement, qualifié ni de fondement, ni d’effondrement, renvoie-t-il exactement ? Ou encore, on se douterait que l’affirmation de l’incompossibilité se ramène à une certaine réhabilitation des événements qui auraient pu se réaliser par le passé. Afin 80/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 d’aborder ce questionnement qui tourne autour de la nouvelle figure de la raison suffisante, nous commençons par mettre en lumière une confrontation implicite de Deleuze avec de grands commentateurs sur la question du statut de l’incompossible, avant de faire ressortir une refonte tacite qu’il fait subir à son acception. Le paradoxe de la coexistence des incompossibles ne sera pas résolu, à moins que l’on n’en finisse avec un retour sur des contingences contrefactuelles, telle Adam non pécheur. Nous avons affaire au contraire à un mouvement orienté du présent vers le futur, réglé sur un dualisme renouvelé de facto et de jure ou sur des alternatives de détermination et d’indéterminé. Grégory P OSSOZ ‒ Dans quelles conditions la littérature peut-elle être dite disponible pour la philosophie ? Si certaines œuvres littéraires paraissent se ménager un accès direct aux thèses de la philosophie (Proust ou Musil en fournissent un bon exemple), il est tout autant légitime est de poser en retour la question préalable de la disponibilité des œuvres littéraires pour la philosophie. Celle-ci peutelle viser sans précautions des textes comme des objets immédiatement disponibles, sous le prétexte qu’elle a « quelque chose à en dire » ? Nous voudrions tenter d’examiner comment le texte littéraire « se comporte » sur le plan éthique, en portant une attention à ses structures mêmes. Cela nous conduit en particulier à réinterroger l’usage que nous pourrions faire des outils de la narratologie, à un moment où l’esprit de la critique revendique un rôle « réparateur » de l’œuvre littéraire, réhabilite la référence directe (au monde, à l’expérience) dans l’œuvre, contre l’autoréférentialité longtemps hégémonique. Ou bien l’on ressaisit les enjeux éthiques du texte littéraire à partir d’une thèse éthique substantielle, et dans ce cas, la philosophie est habilitée à chercher immédiatement dans l’œuvre littéraire une illustration d’une thèse morale, en délaissant tout « formalisme ». Ou bien l’on reconnaît au texte littéraire une forme d’autonomie, on saisit l’efficace éthique à partir de la matérialité du texte lui-même, et alors l’attention à ses structures demeure indispensable. Ainsi, consacrer le retour de la référence dans la compréhension des œuvres littéraires, au nom d’une exigence profonde et actuelle, ce ne serait pas forcément renoncer à l’apport des études littéraires, mobilisées dans une perspective philosophique. Lorsque Wittgenstein, dans sa Conférence sur l’éthique, envisage une éthique qui se manifeste solidairement à la forme, et non comme proposition, il pourrait bien ouvrir la voie à une ressaisie des outils narratologiques pour explorer l’efficace éthique des œuvres. Dimitra DARDAGANI ‒ L’utilité de l’amitié chez Aristote et dans l’épicurisme antique L’amitié occupe une place prépondérante dans les pensées aristotélicienne et épicurienne. L’objectif de notre intervention sera Doctorales 2023 81/231 d’esquisser une comparaison entre les deux conceptions de l’amitié. La distinction qu’opère Aristote entre amitié vertueuse, utile et plaisante n’a pas d’équivalent dans l’épicurisme. L’utilité des liens amicaux est, toutefois, indubitable au sein du Jardin ; ils constituent un rempart contre l’adversité. Peut-on établir une comparaison entre l’amitié utile chez Aristote et l’utilité de l’amitié dans l’épicurisme antique ? L’amitié utile appartient aux amitiés secondaires, selon Aristote ; elle se distingue de l’amitié éminente, celle nouée entre les personnes vertueuses. Des différences existent également entre les deux types d’amitiés imparfaites. L’amitié d’agrément semble, aux yeux d’Aristote, plus spontanée, généreuse et durable que l’amitié utile. Par ces caractéristiques, elle s’approche davantage de l’amitié éminente, celle des âmes vertueuses. L’épicurien est écartelé entre la centralité du plaisir personnel, qui constitue le bien, et les exigences d’une relation privilégiée. Le secours amical est indispensable pour parer aux accidents de la vie. Toutefois, l’amitié ne peut pas se réduire à un échange de services. Elle requiert, afin de perdurer, de la générosité et une réciprocité non calculée. La comparaison entre la conception aristotélicienne et épicurienne de l’amitié montrera que, malgré leurs divergences, les deux conceptions s’accordent sur l’importance de la réciprocité et de la générosité. Samir B ELKFIF ‒ La critique transcendantale chez Kant La philosophie kantienne s’établit sur deux éléments essentiels, premièrement la spécificité du mot critique, et deuxièmement la spécificité du mot transcendantal. Pour le premier concept, la critique chez Kant, prend une nouvelle signification : il ne s’agit pas de critiquer l’histoire de la philosophie et de ses doctrines, mais c’est une critique qui vise la raison humaine en elle-même, c’est-dire la détermination de ses limites. « Je n’entends pas par là une critique des livres et des systèmes, mais celle du pouvoir de la raison en général […] par suite la décision sur la possibilité ou l’impossibilité d’une métaphysique en général » (Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 728). En effet, la critique s’intègre dans la philosophie kantienne non comme un caractère mais comme un agent créatif. Pour le deuxième concept, le transcendantal porte chez Kant un nouveau sens tout différent du sens de transcendant, terme déjà utilisé avant Kant, et qui signifie dépassement, « qui situe par-delà toute connaissance empirique » (Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, II, 1038). En revanche, le transcendantal kantien indique une méthode de recherche a priori : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori » (Kant, CRP, 776). En fait, cette méthode s’applique a priori dans la Critique de la raison pure pour examiner la légitimité de la raison spéculative, et dans la Critique de la raison pratique pour examiner le pouvoir pratique de la raison. Et enfin pour examiner toute possibilité qui peut relier entre la raison pure théorique et la raison pure pratique, dans la Critique de la faculté de juger. 82/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 Yanqing MA ‒ La quête politique de Rousseau : l’expérience de la vie comme méthode La découverte la plus cruciale de la philosophie politique moderne réside dans la mise en exergue de la vie en tant que pivot central de la sphère politique. Le champ de la vie politique se caractérise par une séquence d’événements interactifs impliquant les individus, les populations et les groupes. Notre article se propose de revisiter la réflexion de Rousseau concernant les mécanismes du pouvoir, en adoptant une approche qui consiste en une révision du concept du « moi », ou pour être plus précis, une exploration de l’expérience de la vie. Le point de départ de l’exploration de Michel Foucault concernant la politique de la vie réside dans son examen approfondi de la manière dont la nature humaine devient soudainement discernable au sein d’un contexte politique caractérisé par des dynamiques de pouvoir. L’objectif sous-jacent de cette perspective sur la politique de la vie est à scruter la rationalité politique inhérente aux multiples mécanismes de pouvoir qui orchestrent, règlent et gouvernent ce domaine particulier, dans des contextes spatiaux et temporels spécifiques. De ce fait, au nom de la société axée sur la sécurité, la politique du vivant tend à se concentrer fréquemment sur une vision politico-technique de la régulation et de l’intervention visant à résoudre les problématiques environnementales. Mais comment le mécanisme du biopouvoir, qui constitue le socle biologique essentiel de l’humanité, s’intègre-t-il alors dans les stratégies politiques et, de manière plus générale, dans l’exercice du pouvoir ? Cela se traduit par une nouvelle incarnation de la citoyenneté, dans laquelle les êtres vivants deviennent des acteurs politiques à part entière. Si l’on repense les fondements de la philosophie de la « quasi-nature » à l’intersection de la philosophie et de l’anthropologie, il est aisé de voir que ce mécanisme découle de la réappropriation de l’héritage de la sensibilité des Lumières. Plus précisément, l’expérience de l’incarnation de la vie (Erleben) et l’initiation du glissement vers le pouvoir proviennent de la méthode de révision du « moi » de Rousseau : révéler par sa propre expérience les liens de vie inhérents au monde objectif de l’environnement. Rousseau rappelle que le but d’une union politique est « la survie et la prospérité de ses membres ». En d’autres termes, pour déterminer si un système politique ou un gouvernement est bon ou mauvais, il n’est pas nécessaire de se quereller sur la recherche de ses propres normes, mais plutôt de voir s’il peut réellement garantir la sécurité et le bonheur de chaque membre de la communauté politique et la vie de la société dans son ensemble. Pour révéler la nature de l’homme et de sa société, Rousseau s’est souvent appuyé sur un instantané de sa propre expérience de vie et sur un reflet vivant de la société moderne à laquelle il était confronté et qui venait de naître. Lorsqu’on lui reproche l’incohérence de son discours politique, Rousseau souligne que tous ses écrits politiques « forment un tout ». Le cœur de ce « tout », comme il l’indique dans la préface de ses Confessions, est une double Doctorales 2023 83/231 compréhension de l’homme intérieur et de sa vie sociale. C’est peut-être la première preuve d’une perspective phénoménologique empiriste sur la vie dans l’œuvre de Rousseau. Amelle DJEMEL ‒ L’actualité de la théorie durkheimienne de la solidarité L’objectif clairement annoncé par Durkheim, dans La Division du travail social (1893), est de résoudre la contradiction entre autonomie et solidarité au sein des sociétés modernes. La solidarité y est définie comme le lien social qui unit les individus au sein des sociétés selon une communauté d’intérêts et d’obligations, et correspond à la manière dont celle-ci organise la relation d’aide à autrui. Ce concept a été politisé et a pris un sens polysémique dans les débats contemporains, tantôt assimilé à de l’altruisme, voire à de la charité, tantôt amalgamé à de l’assistanat, faisant fi de sa valeur de principe juridique. Ces dérivations sémantiques illustrent le processus d’anomie en ce qu’elles nous parlent des difficultés rencontrées par les membres d’une communauté à faire société lorsque les solidarités existantes cessent de fonctionner. Or en même temps que l’individu acquiert une plus grande liberté individuelle, la division du travail engendrée par les sociétés modernes produit un nouveau type de solidarité que Durkheim appelle solidarité organique, en opposition avec la solidarité mécanique. La première décrit les similitudes partagées par les individus au sein d’une communauté ; la seconde est ce qui les relie malgré leurs différences dans une relation d’interdépendance marquée. Dès lors, comment faire en sorte que tout en permettant à la personnalité individuelle de s’épanouir, les sociétés modernes puissent préserver la solidarité comme expression d’une conscience collective ? Durkheim propose une théorie de la solidarité qui s’apparente à une éthique de l’individu dont il cherche à préserver les liens sociaux. Dans des sociétés où les croyances et comportements partagés s’affaiblissent, comment maintenir non seulement le sentiment de solidarité, mais aussi comment faire en sorte que le principe de solidarité soit opérant ? Revenir aux fondements de la théorie de la solidarité de Durkheim, c’est s’interroger sur ce qui fait société et ce qui lui permet de durer en surmontant le choc des antagonismes.