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La philosophie comme art de la raison

2002, Philosophique

Philosophique 5 | 2002 Leibniz La philosophie comme art de la raison Louis Ucciani Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosophique/195 DOI : 10.4000/philosophique.195 ISBN : 978-2-8218-1184-3 ISSN : 2259-4574 Éditeur : Éditions Kimé, Presses universitaires de Franche-Comté Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2002 Pagination : 55-73 ISBN : 9782841742660 ISSN : 0751-2902 Référence électronique Louis Ucciani, « La philosophie comme art de la raison », Philosophique [En ligne], 5 | 2002, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/195 ; DOI : 10.4000/philosophique.195 Ce document a été généré automatiquement le 3 mai 2019. © Presses universitaires de Franche-Comté La philosophie comme art de la raison La philosophie comme art de la raison Louis Ucciani 1 La formule a l’intérêt de dégager ce qui pourrait être le paradoxe du progrès et de l’optimisme, à savoir tout d’abord ceci que optimisme et progrès font bon ménage et que sur l’autre versant le meilleur des mondes s’accommode bien de ce qu’il y a damnation. D’autre part la formule illustre la proposition « qu’on trouve constamment » chez Leibniz à savoir : « le présent gros de l’avenir est chargé du passé »2. Deleuze analyse la damnation leibnizienne à partir du temps et du mouvement, contentons-nous de noter le rapport de l’optimisme au temps en mouvement, et peut être le temps et le progrès comme réparateurs. L’optimisme ainsi sérié viendrait dire l’idée d’une spirale anagogique orientée vers le mieux. Mais en même temps la question apparaît de cette résurgence de Leibniz et de l’optimisme dans le pan contemporain. De l’optimisme qu’il semblait avoir définitivement sombré philosophiquement avec Voltaire et Candide, emportant avec lui le courtisan Leibniz. En quoi la formule de Deleuze clôturant son livre sur Leibniz deviendrait pour le moins étrange : « Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui expriment notre monde ou notre texte. Nous découvrons de nouvelles manières de plier comme de nouvelles enveloppes, mais nous restons toujours leibniziens parce qu’il s’agit toujours de plier, déplier, replier »3. 2 La force de Leibniz aurait été d’avoir su décrire le mouvement de la vie, d’avoir su voir que « le labyrinthe du continu n’est pas une ligne qui se dissoudrait en points indépendants, comme le sable fluide en grains, mais comme une étoffe ou une feuille de papier qui se divise en plis à l’infini ou se décompose en mouvements courbes, chacun déterminé par l’entourage consistant ou conspirant » 4. 3 La participation de Leibniz à l’ordre du monde ne serait plus tant dans ses « modèles mathématiques » mais dans son modèle esthétique le baroque. Et le monde entre perfection réalisée et damnation se plierait à la logique du pli : « Plier-déplier ne signifie plus simplement tendre-détendre, contracter-dilater, mais envelopper-développer, involuer-évoluer »5. Philosophique, 5 | 2012 1 La philosophie comme art de la raison 4 L’optimisme, le baroque et le pli deviennent avec Deleuze des modes d’investigation « contemporains » du monde. Leibniz, par le biais de l’optimisme, certes « dialectisé » avec la damnation, accède à la position de modèle. Or, l’accroche généalogique à un moment donné du mouvement de la pensée et du monde éclaire la tonalité de l’analyse engagée. La première interrogation est alors de tenter de repenser en quoi Leibniz nourrit, à travers l’utilisation de Deleuze, les modes d’analyse du monde contemporain. A travers cela c’est peut-être la nature de la position deleuzienne qu livre une part d’ellemême. 5 Le détour schopenhauerien, qui bien évidemment, lui aussi, dessine une tonalité de lecture, est ici doublement pertinent. Tout d’abord donc parce qu’il est sans doute un des théoriciens de la lecture du monde autour d’une tonalité, et que celle-ci se développe contre Leibniz. Ensuite, dans le développement « théorique », c’est-à-dire la philosophie comme rationalité, l’opposition à Leibniz se prolonge. En quoi Schopenhauer viendrait sur deux moments de l’élaboration de la pensée, et de sa pensée propre, en opposition à Leibniz. Par-delà la dispute entre philosophes, et à partir du relais deleuzien, c’est peutêtre quelque chose de notre pensée contemporaine qui apparaît au jour. 6 Leibniz est pour Schopenhauer celui qui fait, avec Hegel, partie de ce qu’il combat de philosophie. On pourrait déterminer chez lui que l’axe d’opposition contre quoi sa philosophie prend corps, s’articule originairement chez Leibniz et contemporainement chez Hegel. Ces deux pôles personnifient les deux « illusions » fondamentales, contre quoi la philosophie a à combattre à savoir l’optimisme et le progrès. En même temps ces deux personnalités sont les représentants de ce qu’on pourrait nommer une philosophie récupérée. Et si certes Leibniz est moins présent, quantitativement, dans l’écriture schopenhaurienne que ne peut l’être son contemporain par trop gênant, ce qui lui est opposé est du même ordre. Notamment la fascination que l’un et l’autre exercent sur la caste des professeurs de philosophie : « Aujourd’hui les professeurs de philosophie s’efforcent de tous côtés de remettre sur ses pieds Leibniz avec ses sottises, bien plus, de le glorifier, et de rabaisser d’autre part Kant autant que possible et de le mettre à l’écart » 6 , aiguise la rancœur schopenhauerienne et unifie la critique. Philosophie pour professeur de philosophie, Hegel et Leibniz, sont identiquement renvoyés à être incompréhensibles (« Leibniz, dont je n’ai pas l’intention de nier les mérites philosophiques, quoique j’aie jamais réussi à pénétrer le vrai sens de la Monadologie, de l’harmonie préétablie et de l’ identitas discernibilium »), ou pour le mieux plagiaires (« ses nouveaux essais sur l’entendement ne sont qu’un extrait de l’ouvrage de Locke... »). A partir de Leibniz c’est une esquisse généalogique qui prend corps autour de ce qui serait une mécompréhensison de Kant. On a pu voir par ailleurs combien Schopenhauer était soucieux des lignages philosophiques, et combien s’inscrire, pour lui non reconnu par les institutions dont l’université, dans une lignée l’autorisait comme philosophe. Dans cette esquisse de généalogie restreinte, Leibniz représente l’origine combattue par Kant, et réactualisée, d’une certaine manière par Hegel : « la critique de la raison pure est dirigée spécialement contre cette philosophie de Leibniz-Wolf et présente avec elle un rapport de polémique, même de polémique destructive, comme avec celle de Locke et Hume celui d’une continuation et d’un développement »7. Se dévoile ici la particularité de la critique schopenhauerienne. Elle avance par relais sur le mode généalogique. L’enjeu est double, outre celui d’une authentification du discours « bien-fondé » dans ses origines, c’est celui du champ d’action et d’expression de la philosophie qui transparaît. On regarde habituellement la critique de Schopenhauer adressée aux professeurs de philosophie Philosophique, 5 | 2012 2 La philosophie comme art de la raison comme un moment anecdotique suscité par le ressentiment. Il y a vérité en cela, mais et c’est peut-être la caractéristique du philosophe ou plus généralement de l’écrivain, voire de l’artiste, ses moments de colère qui peuvent être lus comme « mesquins » débordent leur contexte immédiat. Ce que Schopenhauer dit, et qui relève d’une réalité, c’est que, dans les bagages de l’État en concrétisation se trouve le philosophe. Outre le danger pour la philosophie de devenir purement institutionnelle c’est la question des conditions de possibilité d’un énoncé philosophique non institutionnel qui se pose. Mais en même temps transparaît ce qui serait le cadre référentiel de cette philosophie : l’axe LeibnizHegel. Les critiques opposées à Leibniz et à Hegel, dépassent la simple polémique pour interroger quelque chose de plus profond qui a trait à la nature même de la philosophie institutionnelle. On entrevoit le sens de ses coups de cœur et de ses silences. 7 Si le rapport à Hegel s’énonce dans des propos dispersés et répétés qui émaillent une partie de l’œuvre de Schopenhauer, l’ensemble demeure cependant ambigu. A ce titre en effet un travail de recherche pourrait être mené montrant que derrière l’explicite de l’opposition on saurait trouver une certaine proximité. Avec Leibniz, en revanche, la rupture est radicale au sens strict. Pas d’insultes à proprement parler, pas de discrimination du propos, mais dans les dernières pages du Monde comme volonté et comme représentation, un court développement sous forme de mise au point. Radical le propos aborde le fondement à la fois ultime et objectif de toute investigation philosophique. Il pose la question du sens inhérente à toute expérience du réel : la teinture en quoi s’origine ce qui viendra de lecture du réel et du monde. Peut-être alors la proposition de Deleuze prend-elle réellement sens, ici, où l’on pourrait l’inverser et dire par exemple que le pessimisme de Schopenhauer se fonde sur l’infinité des damnés comme surface et réalité du pire des mondes. En tout cas c’est sur une optique radicalement opposée à Leibniz que Schopenhauer aborde le réel et constate le monde. Les quelques pages consacrées à la critique de l’optimisme et à Leibniz établissent un credo philosophique et dégagent la part réactive sur quoi se fonde le métier philosophique. Or nous l’avons vu Schopenhauer dit ne pas mettre en question « les mérites philosophiques » de Leibniz, ce qu’il entreprend c’est de montrer que la qualité raisonnante est indépendante du bien-fondé philosophique. Ce qu’il combat chez Leibniz et sans doute aussi chez Hegel c’est le présupposé, mais non pas en tant que présupposé. Toute philosophie s’origine en lui, et c’est lui qui lui donne sens. Sans doute alors pouvons-nous nous arrêter à voir en ce présupposé non irrationnel non réductible par la raison. Il n’en est rien. L’optimisme n’est pas l’exact opposé du pessimisme. Schopenhauer tente de montrer qu’il est déjà une construction et que cette construction est fallacieuse et erronée. En quelque sorte Leibniz traiterait par la raison ce qui lui échappe. C’est en cela que l’optimisme serait non philosophique et que le pessimisme aurait la rationalité philosophique pour lui : « En outre, un pareil tableau passerait aisément pour une pure déclamation sur notre triste destin, comme on en fait souvent ; on l’accuserait là-dessus de partialité, sous prétexte que tous les traits de la peinture seraient des faits particuliers. Au contraire, nous échappons sûrement à ce reproche et à ce soupçon, avec notre façon froide, philosophique, de découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable »8. 8 Le pessimisme s’appuie sur un ensemble de preuves et peut être restitué en raison, alors que l’optimisme est une façon de voir imposée. 9 La critique faite à Leibniz (« le fondateur de la théorie opposée, de l’optimisme systématique est Leibniz »9) fait le détour par Kant. Pour Schopenhauer le retour en Philosophique, 5 | 2012 3 La philosophie comme art de la raison vogue de Leibniz ne vient que signer la mise en disgrâce de Kant. Si Schopenhauer n’est avec Kant que dans une adhésion critique, il en est vis-à-vis de Leibniz le disciple convaincu : « La critique de la raison pure n’admet en effet qu’on fasse passer de la mythologie juive pour de la philosophie, ni qu’on parle, sans façon, de l’âme comme d’une réalité donnée d’une personne bien connue, bien accréditée, sans rendre compte de la manière dont on est arrivé à ce concept et du droit qu’on a d’en faire un usage scientifique ». Leibniz donc commettrait deux erreurs grossières, aux yeux de la critique kantienne, la première consiste à conférer au texte biblique une dimension philosophique et la seconde concerne la conception de l’âme. Regroupées ces deux critiques attaquent la définition même de la philosophie ramenée à une mythologie oublieuse du concept. Cependant en cette perspective ce n’est pas tant Leibniz qui est visé que ceux qui, après Kant, tentent une réhabilitation. Or celle-ci, due aux professeurs de philosophie, suscite un autre coup de griffe. Ce qui les fait revenir à Leibniz c’est, nous dit Schopenhauer, qu’ils « ont, pour ce faire une très bonne raison, celle du primum vivere ». Ou il faudrait comprendre qu’on gagnerait mieux sa vie à professer l’optimisme d’un Leibniz plutôt que la critique kantienne : « Mais primum vivere, deinde philosophari ! À bas Kant, et vive notre Leibniz ! ». Cela serait donc sur le mode de philosopher avant de vivre qu’on vaincrait les tentations optimistes. Pour étrange qu’elle soit appliquée en la circonstance, la formule n’en est cependant pas moins éclairante. Le pessimisme ne s’origine pas uniquement chez Shopenhauer dans une expérience de la vie, mais dans l’explication philosophique du monde. C’est ainsi que la Théodicée est renvoyée à n’être qu’un ensemble de sophismes à quoi l’on doit opposer la raison : « aux sophismes palpables employés par Leibniz pour démontrer que ce monde est le meilleur des mondes possibles, on peut opposer la preuve sérieuse et loyalement établie qu’il en est le plus mauvais »10. Sophisme contre raisonnement, tout se passe comme si Schopenhauer ne pouvait admettre qu’il y ait une once de raisonnement chez quelqu’un qui professe l’optimisme. Le rejet de la Théodicée est finalement très violent et radical ; sophisme c’est donc par l’ironie que cela se traite : « je ne puis reconnaître à la Théodicée en tant que large et méthodique exposé de l’optimisme, d’autre mérite que celui d’avoir plus tard fournie au grand Voltaire l’occasion de son immortel Candide ; vérification bien inattendue pour Leibniz de cette excuse boiteuse si souvent invoquée par lui en faveur des maux de ce monde, à savoir que le mal engendre parfois le bien ». 10 De l’ironie il va sans dire que Schopenhauer sait en user et qu’il en reconnaît la force destabilisatrice. Cependant cette « théorie » engage beaucoup plus qu’il n’y paraît. Et sur ce point Schopenhauer est en quelque sorte visionnaire, il anticipe les questions fondamentales qui se posent à notre époque. En même temps qu’il articule ces problématiques dans sa critique de l’optimisme, laisse paraître ce qui pourrait être la modernité et l’actualité de Leibniz. La préposition deleuzienne revient chargée d’un sens troublant. 11 Les renvois de l’optimisme, prennent donc dans un premier temps l’aspect ironique puisé chez Voltaire. Mais aussi la simple expression d’un bon sens né de la pratique quotidienne de la vie : « Par le nom seul de son héros, Voltaire a indiqué qu’il suffit d’être sincère pour convenir du contraire de l’optimisme ». S’esquisse qu’il y a plus qu’une simple mauvaise lecture des choses et du monde, et plus même qu’une ironie dans la profession de foi optimiste. S’appuyant sur Hume, auquel il a auparavant consacré un paragraphe, Schopenhauer opère le glissement où ce qui apparaissait contraire au bon sens devient quelque chose de l’ordre de la mauvaise foi : Philosophique, 5 | 2012 4 La philosophie comme art de la raison « En vérité, sur ce théâtre du péché, de la souffrance et de la mort, l’optimisme fait une bien étrange figure ; et c’est pour une ironie qu’il faudrait le prendre, si la source secrète de cette tendance, si plaisamment découverte par Hume, (...) c’est-àdire une flatterie hypocrite, accompagnée d’une confiance injurieuse dans son propre succès, ne nous en expliquait assez la naissance ». 12 Il y a effectivement quelque chose de l’ordre de l’arrogance chez Leibniz d’après Hume, il a nié la misère humaine « et c’est peut-être le premier qui se soit risqué à une si hardie et si paradoxale opinion, du moins le premier qui en ait fait un point essentiel de son système philosophique. Et du fait qu’il était le premier, répondit Déméa, n’eût-il pu s’apercevoir de son erreur ? (...) Quelqu’un peut-il espérer, par une simple négation — car le sujet comporte à peine de raisonnement — renverser l’unanime témoignage de l’humanité, fondé sur le sentiment et la conscience ? »11. Mais ce qui serait qu’une pure forfanterie de philosophe entraîne néanmoins plus loin. Et Schopenhauer, qui renvoie explicitement aux Dialogues sur la religion naturelle (« il expose encore en toute franchise et par des arguments très solides, quoique très différents des miens, la misérable condition de ce monde et l’impossibilité absolue de soutenir l’optimisme »12) retrouve à la suite de Hume une logique derrière l’optimisme. Pour Hume la rationalisation gagne la religion et lui confère un nouveau statut : « Quand la religion reposait entièrement sur le tempérament et l’éducation on jugeait convenable d’encourager la mélancolie (...). Mais comme les hommes ont maintenant appris à former des principes et à tirer des conséquences, il est nécessaire de changer de batteries et de faire usage d’arguments capables de supporter au moins quelque épreuve et quelque examen »13. 13 Le renversement dans la façon de voir des ecclésiastiques (« Mais en ces dernières années, les ecclésiastiques, nous le voyons, commencent à rétracter cette assertion, et soutiennent, quoique encore avec quelque hésitation, qu’il y a plus de biens que de maux, plus de plaisirs que de peines, même en cette vie »), n’atteint certes pas encore au niveau d’une argumentation, mais tout semble indiquer qu’une direction est prise. C’est dans cette même optique qu’on peut ranger l’encouragement proféré par un on déjà bien énigmatique. Se dessine quelque chose de l’ordre d’une mainmise sur les esprits, et d’une mainmise jouant sur l’inversion de ce que « le sentiment et la conscience » livrent. Faut-il voir dans l’impersonnelle action sur les esprits, autour de l’optimisme, un travail de l’ordre du dressage des consciences ? Ce qui semble transparaître c’est l’idée que la tonalité née de la résonance immédiate du monde en l’individu, défini par Schopenhauer comme sujet de connaissance, est l’objet d’une imposition. Entrer dans une lecture optimiste du monde c’est être dépossédé de cette immédiateté, de la réaction, pour entrer dans une représentation construite et imposée. Mais en même temps apparaît la question du maître de cette construction ; Schopenhauer n’en dit rien, sauf peut-être ici la place qu’y prennent activement les philosophes et les professeurs de philosophie, comme relais des ecclésiastiques chez Hume. Peut-être pouvons-nous voir ici les prémisses d’une pensée du « complot ». Le soma du meillleur des mondes de Huxley prendrait-il racine dans cette confiscation de l’immédiateté du sentiment de soi dans le monde ? Subsiste que le texte de Schopenhauer dans sa visée anti-Leibniz prend des tonalités qui résonnent en phase avec notre contemporanéité. L’argument est orienté dans deux directions, lesquelles anticipent d’un côté les préoccupations éthico-écologiques de notre époque et de l’autre la condition faite aujourd’hui à l’homme d’être de loisir, de consommation et de manque. Philosophique, 5 | 2012 5 La philosophie comme art de la raison 14 La préoccupation « écologique » s’origine dans le raisonnement opposé à Leibniz et à l’optimisme : « aux sophismes palpables employés par Leibniz pour démontrer que ce monde est le meilleur des mondes possibles, on peut opposer la preuve sérieuse et légalement établie qu’il en est le plus mauvais »14. En reconnaissant le sens du mot possible non pas référé à l’imagination mais bien à la causalité réelle (« Possible, signifie non pas ce qui peut se présenter à l’imagination rêveuse de chacun, mais ce qui peut exister et subsister d’une vie réelle »), Schopenhauer essaie d’articuler sur l’idée du pire réalisé. Le meilleur réalisé devrait être compris comme tourné vers un excès de bien, alors que notre monde serait à la limite de son propre maintien. Le monde est un équilibre tout juste assuré que bien peu de chose pourrait entraîner vers sa perte ou sa fin : « or ce monde a été disposé tel qu’il devait être pour pouvoir tout juste exister : serait-il un peu plus mauvais, qu’il ne pourrait déjà plus subsister. Par conséquent un monde pire, étant incapable de subsister, est absolument impossible, et des mondes possibles notre monde est ainsi le plus mauvais ». Par delà les optimismes et les renvois du meilleur au pire, l’intérêt de la remarque de Schopenhauer est ailleurs. Il réside dans cette idée d’équilibre tout juste atteint en risque d’être brisé. Certes Schopenhauer n’entrevoit pas ici le risque comme dépendant de la pratique humaine et d’un « progrès » non maîtrisé. Cependant apparaît une remarque, assez étonnante chez Schopenhauer, et cela d’autant plus qu’on se trouve dans son développement autour du pessimisme. Nous rejoignons ici les préoccupations théoriques de Hans Jonas et son passage du gnosticisme à la responsabilité : il semble qu’il en soit de même pour Schopenhauer. De ce monde qu’il aurait mieux valu ne jamais voir éclore, Schopenhauer ne voudrait pas qu’il sombre : « je veux pourtant espérer qu’ils ne se sont trompés dans leurs calculs, et qu’ainsi le perpetuum mobile mécanique réalisé dans notre système planétaire ne finira pas, comme tous les autres, par s’engourdir dans le repos »15. Ce qui éclaire le pessimisme de cela que définira précisément Hans Jonas, à savoir la responsabilité. Le monde est mauvais, peutêtre parce que fragile, il s’agirait de le protéger. Ce qui s’opposerait à la vision optimiste d’un équilibre toujours trouvable. Et paradoxalement donc cela serait chez les plus critiques vis-à-vis du monde et de la vie qu’on trouverait leurs plus grands défenseurs, et chez les béats de la vie et du monde les plus dangereux acteurs... 15 Schopenhauer énonce quelques-uns des dangers pouvant rompre l’équilibre et emporter le monde. Mais ceux-ci, à la différence de ce que l’on envisage aujourd’hui, sont vus comme des glissements internes possibles, plus que comme des glissement vers la rupture dus à la technique. Cela passe par un dérèglement du cours des planètes, ou par une brisure de l’écorce terrestre : « la solide écorce planétaire abrite et recouvre les forces naturelles puissantes, toutes prêtes, au moindre hasard qui leur laissera le champ libre, à anéantir et l’écorce et tous les vivants qu’elle porte ». On y trouve cette idée que la catastrophe, telle qu’on peut la connaître, Schopenhauer cite les tremblements de terre de Lisbonne et de Haïti ou encore l’ensevelissement de Pompéi « ne sont que de légères et malicieuses allusions aux catastrophes possibles ». Autant d’indications d’une volonté de la nature, et déjà quelque chose de l’ordre de ce qu’Artaud nommera la vengeance de la nature. Schopenhauer fournit comme troisième exemple les dégâts possibles dus à une altération de l’atmosphère anticipant les questions posées aujourd’hui quant à sa maîtrise. L’équilibre sur lequel la terre se meut est perçu comme relevant de trois étages, celui de la terre comme planète parmi les planètes, celui de la terre comme boule de feu contenue par l’écorce sur laquelle se meut notre monde, et celui de la terre comme enveloppée par l’atmosphère condition de l’équilibre biologique. À Leibniz il oppose cette Philosophique, 5 | 2012 6 La philosophie comme art de la raison idée d’équilibres minimaux enchevêtrés et potentiellement faillibles. Cette perspective est à elle seule un fondement à cette idée que la terre est à protéger. Quant à la vie, de l’humanité et des espèces c’est sur une même logique de l’équilibre minimum que la pense Schopenhauer : « En fait de facultés et d’organes, les animaux ont reçu tout juste le nécessaire pour soutenir leur vie et nourrir leur progéniture, et cela sous condition des plus pénibles efforts »16 : en quoi la vie, inscrite dans la condition animale et dans la condition humaine, n’est que la tendance à maintenir l’équilibre, sans cesse fuyant, d’une vie à la limite de sa possibilité, là où le progrès la pense comme tendance à la limite de ses possibilités. En ce sens, la technique ou l’ingéniosité humaine est dans l’illusion. Croyant être prolongement, alors qu’elle n’est qu’étayage des fondements : « La race humaine ellemême, quelques puissants instruments qu’elle possède dans l’intelligence et dans la raison, vit pour les neuf dixièmes dans une lutte constante contre le besoin, toujours sur le bord de l’abîme, et ne conservant l’équilibre au-dessus du gouffre qu’au prix de mille efforts ». 16 Vivre c’est tenir le point d’équilibre ; l’effort de vie n’est que tourné vers l’équilibre à partir de quoi la vie est possible. Pour Schopenhauer la vie s’offre dans une fragilité que vivre doit protéger. Il prolonge sur la dialectique de l’individu et de l’espèce en rappelant qu’au regard de la vie seul le maintien de l’espèce a quelque importance. Pas question ici de monade, mais des individus dans l’illusion de leur être portés par le destin de l’espèce : « il a fallu pouvoir, par une incroyable surabondance de germes, à ce que la destruction des individus n’entraînât pas celle des espèces, auxquelles seules la nature prend un sérieux intérêt ». Mais ici aussi, le danger de la rupture d’équilibre subsiste. En témoignent les espèces disparues : « les pétrifications de races d’animaux très différentes et qui jadis ont habité notre planète nous fournissent, à l’appui de notre calcul, les témoignages de mondes dont le maintien n’était plus possible, qui par suite étaient encore un peu plus mauvais que le pire des mondes possible ». 17 Cela serait donc essentiellement et principalement autour de la conception optimiste du monde que Schopenhauer s’oppose à Leibniz. Au meilleur des mondes possibles il oppose « un monde aussi mauvais qu’il lui est possible de l’être », étant entendu qu’il y a pu y avoir pire, à l’instar de ces mondes disparus. On a pu parler d’un optimisme de Schopenhauer, en tout cas c’est sous ce titre que Stanislas Rzewuski fait paraître en 1908, une étude. Il conclut sur un mode quelque peu étrange « l’avenir de la civilisation est là, de même que la domination du monde appartient aux hommes de pensée, aux apôtres de la joie et de la Vérité, aux philosophes, aux poètes et aux dramaturges »17. Pour aboutir à ceci : « Et parmi l’élite qui guidera l’humanité des temps à venir vers un idéal, chaque jour plus splendide et plus pur, vers les sources ignorées de joies, de renouveau et d’extase, que la doctrine pessimiste et désespérée de Schopenhauer fait jaillir quand même sous nos pas... ». On verrait en cela que toute proposition de tonalité peut entraîner sa contrelecture. Et d’une certaine façon il est vrai que le pessimisme schopenhauerien peut amener à une perspective politique de l’action. L’affirmation leibnizienne qui effectivement échappe à la démonstration (« Mais vous le devez juger avec moi ab effectu, puisque Dieu a choisi ce monde tel qu’il est »18), saurait-elle s’inverser ? Leibniz évacue toute vision pessimiste (« Quelque adversaire (...) répondra peut-être (...) par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans péché et sans souffrance : mais je nie qu’alors il aurait été meilleur »)19 et en même temps il s’oppose à tout ce qui pourrait être construction meilleure ou, disons, visée utopique : « Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles, sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire Philosophique, 5 | 2012 7 La philosophie comme art de la raison comme des romans, des Utopies, des Sévarambes ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre ». Et il est vrai, et ceci contrairement à Schopenhauer, qu’il envisage avec sérénité l’extinction du globe qui « doit être détruit et réparé par les voies naturelles »20. 18 Mais ce qui pourrait être qu’une résonance personnelle et toute individuelle au monde n’est-elle que cela ?. Les deux voient la misère et la souffrance, preuve pour le pessimiste, elle n’est pas contre-argument pour l’optimiste qui réussit à l’intégrer. On pourrait alors envisager les principes moteurs, l’harmonie chez Leibniz, le vouloir-vivre chez Schopenhauer. La différence serait alors dans l’idée dégagée par Deleuze que l’harmonie est construction alors que le vouloir-vivre est expérience. Il y aurait comme une nouvelle inversion. Dans la perception du vouloir vivre l’individu, que nous avons vu être secondaire et accessoire dans l’ordre du monde et de la nature, redevient premier. C’est par lui que passe le tiraillement d’où naît la souffrance. Quant à la monade dans la seconde approche elle cède devant la vision de l’ensemble. C’est dans le jeu des inversions que finalement la tonalité opère et ce serait ailleurs qu’il faudrait chercher que dans ce qui se présente comme métaphysique. Cependant la façon de concevoir le principe peutelle éclairer. Pour Leibniz « tout est réglé dans les choses une fois pour toutes avec autant d’ordre et de correspondance qu’il est possible »21. Certes le possible selon Leibniz pourrait nous faire lire la proposition d’une façon très relative, retenons-en le réglage et la régularité qui s’ensuivent : une mécanique. Avec Schopenhauer nous sommes ailleurs, dans ce qui échappe à la régularité, à tout réglage (sauf peut-être dans la musique), nous sommes dans les flux du désir. Un dieu architecte et législateur d’un côté, une volonté folle de l’autre. On le voit pointe le problème de la raison et donc de la causalité. Là où pour Leibniz « les âmes agissent selon les lois des causes finales »22 et les corps « selon les lois des causes efficientes », avec cette précision que « les deux règnes », des causes efficientes et des causes finales « sont harmoniques entre eux », Schopenhauer décrit le désordre du flux et le non sens absolu. C’est alors le problème de la raison qui se pose autour de son domaine d’action. L’opposition est ici encore radicale, raison étendue à l’univers et toutes ses parties d’un côté, raison réduite au monde de l’autre. 19 C’est ici qu’on peut pointer une petite particularité philosophique. Serait-elle éclairante ? Lorsque Heidegger aborde la genèse du Principe de Raison suffisante, il l’origine tout à fait normalement chez Leibniz, mais fait une impasse totale sur la thèse de Schopenhauer consacrée à ce même principe. D’autre part, quand Schopenhauer aborde dans son seul travail universitaire le principe de raison, il évacue en un court paragraphe Leibniz. Sans doute faut-il voir en ceci le mode de fonctionnement de la constitution des généalogies au sens où nous l’avons vu plus haut. Et c’est peut-être tout autant sur une question de tonalité qu’Heidegger fait l’impasse sur Schopenhauer et ce dernier Leibniz. 20 Si Schopenhauer reproche à Leibniz en la matière une trop grande simplicité, lui en revanche y montre une complexité peut être bien superflue. Le propos général de la thèse est de montrer que le principe de raison, s’il a été très tôt connu ou approché, n’a jamais été étudié dans toute sa complexité. Il s’agit en effet de restituer les conditions de possibilité du multiple : « si je réussissais à montrer que le principe qui fait l’objet de cet examen ne dérive pas d’une seule, mais tout d’abord de diverses connaissances fondamentales de notre esprit, il s’ensuivra que la nécessité de même (...) n’est pas une et partout identique, mais qu’elle est aussi multiple que les sources du principe même » 23. Et là où les prédécesseurs ont tout au plus isolé deux formes d’application du principe (« il ressort, que l’on a distingué, il est vrai, peu à peu et extraordinairement tard, non sans Philosophique, 5 | 2012 8 La philosophie comme art de la raison retomber fréquemment aussi dans des confusions et des méprises, deux emplois du principe de raison suffisante ; l’un concernant des jugements qui, pour être vrais, doivent nécessairement, toujours avoir une raison ; l’autre, les modifications d’objets réels qui, nécessairement, doivent toujours avoir une cause »24), Schopenhauer en repère quatre dont il tente la généalogie, ou selon ses termes, l’extraction de la racine. La formulation du principe est celle-ci : « il se trouve qu’entre toutes nos représentations il existe une relation soumise à une norme et pour la forme, déterminable a priori, en vertu de laquelle rien d’existant pour soi ni d’indépendant, rien non plus de singulier, ni de détaché, ne peut devenir objet pour nous. C’est cette relation qui est exprimée par le principe de raison suffisante, en son universalité »25. Cette relation s’appuie sur des rapports « qui en sont le fondement », et qui « forment donc ce que j’ai appelé la racine du principe de raison suffisante ». L’étude de ces rapports constitue le corps de l’étude de Schopenhauer qui en relève quatre expressions : « Ces rapports se répartissent, si on les considère de plus près et selon les lois de l’homogénéité et de la spécification, en espèces déterminées, très différentes les unes des autres et dont le nombre peut se ramener à quatre en se réglant suivant les quatre classes entre lesquelles se répartit tout ce qui peut devenir objet pour nous » 26 . 21 Le principe de raison suffisante devient ainsi le prisme au travers duquel le donné prend forme d’objet et de représentation. C’est ici qu’est marquée l’essentielle différence. Mais auparavant notons le caractère expéditif du renvoi. Reconnaissance tout d’abord, c’est-àdire sur laquelle Heidegger origine son cours sur le Principe : « Le premier, Leibniz a posé formellement le principe de raison comme un principe fondamental de toute connaissance et de toute science »27. Mais tout aussitôt Schopenhauer note la présomption de Leibniz : « Il le proclame très pompeusement en maints endroits de ses ouvrages, en affectant un air important et fait comme s’il venait de l’inventer ». On pourrait repérer dans la genèse du principe la particularité de l’expression. Quand Leibniz le formule pour la première fois, en 1671, dans la theoria motus abstracti, il qualifie le principe de nobillisimo : très connu, très célèbre, éminent. Dès la seconde formulation, six ans plus tard, dans les remarques concernant un disciple de Spinoza, la formule débute ainsi : « le principe que j’ai continué d’énoncer... ». Il y aurait entre les deux formulations une appropriation du principe par Leibniz. Si Heidegger envisage la progression de la formulation, et lui confère sens, Schopenhauer évacue tout intérêt à la question. Non seulement Leibniz n’invente rien, mais il ne formule rien : « Cependant il n’en sait rien dire de plus si ce n’est constamment que toute chose sans exception doit avoir une raison suffisante, pour être telle qu’elle est et non autrement, ce que sans doute le monde a bien dû savoir avant lui » 28. 22 Tout au plus lui reconnaîtra-t-il le mérite de la distinction du partage en deux sens d’application du principe : « À l’occasion, il indique bien, il est vrai, la distinction des deux sens principaux du principe, mais il ne les a pas cependant soulignés expressément et ne les a pas non lus expliqués clairement quelque part ». Au lieu d’être « inventeur » du principe, Leibniz serait en fait passé à côté du principe. Schopenhauer, termine en indiquant les occurrences principales du principe chez Leibniz : « Le passage principal se trouve dans ses Principes philosophiques, §32, et, sous une forme un peu meilleure dans la rédaction française de cet écrit intitulée Monadologie (...). Comparer avec ce passage à Théodicée §44, et la 5e lettre à Clarke §125 »29. 23 On le voit Leibniz ne trouve en rien grâce aux yeux de Schopenhauer. Fourvoyé dans l’optimisme approximatif dans ses démêlés avec le principe de raison, Leibniz serait un pli Philosophique, 5 | 2012 9 La philosophie comme art de la raison bien inutile et bien trompeur dans la genèse de l’investigation philosophique. On peut renvoyer tout cela à une divergence d’école, mais il y a certainement plus. Cela serait dans ce que Leibniz ignore du principe qu’on pourrait comprendre la profondeur de l’enjeu. Que nous dit Schopenhauer, que Leibniz aurait omis, qu’il y a quatre classes d’objets soumis au principe et en même temps constitutives de lui. Ces quatre classes peuvent être ici rapidement décrites. La première concerne les représentations intuitives, complètes et empiriques ; la seconde « les représentations abstraites ou concepts »30 ; la troisième « consiste en la partie formelle des représentations complètes, à savoir : les intuitions données a priori des formes du sens externe et du sens interne, de l’espace et du temps »31 ; enfin la quatrième, « ne comprend pour chacun qu’un seul objet à savoir l’objet immédiat du sens interne le sujet du vouloir »32. Ce que dessine ici Schopenhauer c’est le fondement de la théorie de la représentation ; or c’est que le monde « est représentation » qu’ignorerait Leibniz et c’est de l’ignorer que le principe lui aurait en fait échappé. Heidegger reçoit l’argument et note comment l’idée de représentation n’entre pas dans la perspective de Leibniz : « Pour Leibniz et pour toute la pensée moderne, le mode d’être de l’étant réside dans l’objectité des objets. Le fait pour les objets d’être représentés appartient à l’objectité de l’objet pour la représentation »33. On a vu plus haut que Heidegger « omettait » dans sa lecture du principe, l’épisode schopenhaurien. Or celui-ci peut être lu comme ce moment où le principe de raison abandonne l’objectité de l’objet pour devenir exclusivement objet de représentation. Et quand Heidegger aborde une tirade autour du principe de raison comme fondement de la science et de l’université (« sans ce principe très puissant, il n’y aurait pas de science moderne ; et sans la science moderne, il n’y aurait pas d’université moderne. L’université d’aujourd’hui repose sur le principe de raison »)34. C’est sur l’idée de représentation qu’il s’appuie. Comment le principe a acquis une telle force, est l’axe du travail mené par Heidegger. Notons cette étape : le principe de raison se ramène au principe de rendre raison (« le principium rationis est le principium reddendae rationis ») 35 et poursuit Heidegger « le reddendum, est appel à fournir la raison, s’est à présent glissé entre l’homme qui pense et son monde, pour se rendre maître, d’une façon nouvelle, de la pensée représentative de l’homme »36. Ce que l’on retiendra de ce détour par Heidegger c’est la lucidité de Schopenhauer et, disons, sa validation après coup. Subsiste le problème du rapport de Schopenhauer à Leibniz. Celui-ci se noue autour de la conception de l’objectité comme représentation. Et donc envisage le lieu de la raison. Dans l’individu chez Schopenhauer, dans l’extériorité chez Leibniz — la question se tourne alors ailleurs — vers Hegel et sa conception de la rationalité du réel. On sait comment Schopenhauer évacue cette rationalité pour laisser apparaître un monde, certes rationalisable, mais dominé et emporté par un vouloir-vivre aveugle et aveuglant. Réapparaît la distinction optimisme, pessimisme. A celui-là la rationalité. Mais par-delà cette coupure, un autre enjeu transparaît, dans lequel on saisira l’implication de Deleuze. 24 La question posée est celle du multiple. Cela apparaît dans les préliminaires de la thèse de Schopenhauer : « Si je réussissais à montrer que le principe (...) ne dérive pas immédiatement d’une seule, mais... de diverses connaissances fondamentales de notre esprit, il s’ensuivra que la nécessité de même, qu’il comporte comme principe établi a priori n’est pas une et partout identique, mais qu’elle est aussi multiple que les sources du principe même »37. Ce qu’on lira ici c’est la capacité « multiplicatrice » du principe qui s’oppose à sa vision unificatrice chez Leibniz. Ou encore entre le pessimisme schopenhauerien et l’optimisme leibnizien, se joue le problème du multiple. Dans sa réduction chez Leibniz (de la multiplicité des monades à l’unité divine), il apparaît dans Philosophique, 5 | 2012 10 La philosophie comme art de la raison son explosion chez Schopenhauer (diffraction de la volonté dans les représentations). Certes Schopenhauer n’est pas Fourier et la multiplication s’arrête précisément au rendre raison. Subsiste cette possibilité de multiplication à l’intérieur même du principe. 25 Que signifie alors ce « nous restons toujours leibniziens » de Deleuze, sinon l’adhésion à un multiple donné en opposition à un multiple en construction ; ou encore un frein mis au chaos, ce contre quoi la philosophie selon Deleuze, doit nous protéger, ce dans quoi nous vivons selon Schopenhauer. Et si paradoxalement Deleuze prolonge Schopenhauer (« pour attendre au concept, il ne suffit même pas que les phénomènes se soumettent à des principes analogues à ceux qui associent les idées, ou les choses, aux principes qui ordonnent les raisons »)38 dans une vision « éclatée » de l’application du principe de raison, c’est néanmoins pour adhérer, contre Schopenhauer, à la vision « optimiste » de Leibniz : « nous assistons à un néo-baroque, qui nous rend peut-être plus proches de Leibniz que de Voltaire »39. Certes l’adhésion est explicitée et tempérée, mais le problème n’est pas tant là que dans le nous utilisé ici par Deleuze. Comme si la pensée était entraînée à penser de l’extérieur, au gré des époques. Or, c’est sans doute ici que l’apport de Schopenhauer et son anti-Leibniz sont les plus novateurs. La monade n’est pas pour lui un donné mais sans doute un à construire. Et la dernière classe des objets du principe de raison dirige vers une réappropriation de soi de l’individu dans son contact à la volonté. Certes le fin mot est alors « miracle »40. Une boucle serait-elle nouée ? — Un pli ? — Leibniz rattraperait-il Schopenhauer ? NOTES 2. Ibid., p. 96. 3. Ibid., p. 189. 4. Ibid., p. 9. 5. Ibid., p. 13. 6. Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966, p. 1346. 7. Ibid. 8. Ibid., p. 408 9. Ibid., p. 1346 10. Ibid., p. 1347. 11. Dialogues sur la religion naturelle, 10e partie. 12. Ibid., p. 1345. 13. Op. cit., livre II. 14. Le monde..., p. 1347. 15. Ibid. 16. Ibid., p. 1348. 17. Paris, Alcan, 1908, p. 176. 18. Théodicée, 1, 7-10. 19. Ibid. 20. Monadologie, 88. 21. Principes de la nature et de la grâce, 13. Philosophique, 5 | 2012 11 La philosophie comme art de la raison 22. Monadologie, 79. 23. Quadruple racine du principe de raison suffisante, §3. 24. Ibid., §15 25. Ibid., §16. 26. Ibid. 27. Ibid., §9. 28. Ibid., §9. 29. Ibid. 30. Ibid., §26. 31. Ibid., §35. 32. Ibid., §40. 33. Le principe de raison, p. 81. 34. Ibid., p. 84. 35. Ibid., p. 83. 36. Ibid. 37. Quadruple racine..., §3. 38. Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, p. 195. 39. Pourparlers, p. 221. 40. Quadruple racine..., §42. RÉSUMÉS Quand Deleuze lit Leibniz, il dégage une ligne de cohérence qui articule l’optimisme, le baroque et le pli, qui serait celle de la contemporanéité. Le contre-modèle de Leibniz c’est Schopenhauer. Et l’on voit que dans la critique de l’optimisme propre à Leibniz, Schopenhauer articule les fondements d’une critique de la contemporanéité, qui met par exemple en place l’enjeu écologique. Cette critique part de la discussion sur le principe de raison suffisante et se diffusa sur l’ensemble de l’œuvre de Schopenhauer. Elle en constitue la trame INDEX Mots-clés : Leibniz, Deleuze, pessimisme, principe de raison, Schopenhauer Philosophique, 5 | 2012 12