Réviser le passé/revisiter le présent
Gabrielle Spiegel
Dans Littérature 2010/3 (n° 159),
159) pages 3 à 25
Éditions Armand Colin
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ISSN 0047-4800
ISBN 9782200926519
DOI 10.3917/litt.159.0003
GABRIELLE SPIEGEL,
JOHNS HOPKINS UNIVERSITY
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Examiner la nature et le rôle de la révision (revision) en histoire
apparaîtra comme une entreprise curieuse puisqu’il semble qu’il s’agisse
d’aborder en cela l’aspect le plus banal du travail historiographique
depuis les commencements de cette discipline sous sa forme actuelle au
XIXe siècle, et que le sujet manque manifestement de dimensions théoriques. La recherche la plus sommaire d’une définition courante de revisionism sur Google fait apparaître un flot apparemment ininterrompu de
références à un mouvement consacré au déni de la réalité du génocide des
juifs d’Europe, qui semble s’être emparé du terme pour son propre usage
(déplaçant du même coup le lien fort qui existait précédemment, avec le
révisionnisme marxiste compris, dans la tradition d’Eduard Bernstein,
comme la tendance récurrente au sein de la pensée communiste, « à
réviser la théorie marxiste de manière à fournir une justification à un repli
d’une position révolutionnaire à une position réformiste 2 »). Le « révisionnisme », auquel les Français donnent aussi le nom incommode, mais
plus juste, de « négationnisme », apparaît comme un phénomène qui, aussi
envahissant soit-il, se manifeste largement en dehors des limites de l’activité historique normale.
LE CONCEPT DE « RÉVISION » EN HISTOIRE
Dès lors, qu’est-ce qui justifie cet examen du concept de révision en
histoire, de sa nature, de sa signification, de sa fréquence et de sa portée ?
Après tout, la révision, dans son sens le plus anodin de correction de
l’erreur est au cœur de toute pratique historiographique depuis l’avènement de l’historicisme et du positivisme rankéens. Comme on le sait,
l’historicisme classique du début du XIXe siècle s’opposait aux conceptions philosophiques des Lumières selon lesquelles le comportement et le
1. Traduit et publié avec l’aimable autorisation de History and Theory, Theme Issue 46
(December 2007), p. 1-19. Titre original : « Revising the Past/Revisiting the Present. How
Change Happens in Historiography » (version en ligne : http://dx.doi.org/10.1111/j.14682303.2007.00425.x.). Copyright © 2007 Wesleyan University.
2. The American Heritage Dictionary of the English Language, 4e éd., 2000 : « to revise
Marxist theory in such a way as to provide justification for a retreat from a revolutionary to
a reformist position ». Je tiens à remercier Robert Stein et David Bell pour les suggestions
et les critiques extrêmement utiles dont ils m’ont fait part à la lecture de cet article. Je précise qu’ils ne partagent pas entièrement le point de vue défendu ici sur les « causes » de
l’émergence du poststructuralisme et du postmodernisme.
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Réviser le passé/revisiter
le présent 1
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développement humains obéissaient à des lois universelles et observables
à partir desquelles on pouvait déduire leur vérité. Rejetant à la fois la
métaphysique de la philosophie des Lumières et le positivisme sociologique de penseurs comme Comte, convaincus également que le comportement humain était régi par des lois, les historicistes affirmaient que les
événements et les êtres humains devaient être compris en relation non pas
à des principes métaphysiques extra-temporels ou à des lois naturelles,
mais à leur être historique particulier. La recherche historique devait donc
viser à décrire la particularité du comportement humain passé, lui-même
explicable en tenant compte de l’ensemble de la nature d’une période historique donnée, quelle que soit la manière de la définir.
Dans son ouvrage classique sur la naissance de l’historicisme, Friedrich Meinecke décrivait l’essence de l’historicisme comme la « substitution d’un processus d’observation individualisante à une perspective
généralisante sur les forces humaines dans l’histoire 3 ». L’historicisme
conjuguait ainsi une attention particulière à la spécificité des phénomènes
historiques avec l’idée que cette spécificité était conditionnée par une succession d’événements et de « régularités » et qu’elle ne pouvait être comprise qu’en ces termes. Ces régularités, toutefois, étaient historiques, non
régies par des lois, et supposaient donc une méthode de recherche différente de celle qui préside aux sciences naturelles, une méthode adaptée
aux « sciences humaines ». Inévitablement, cela signifiait que la quête de
connaissances nouvelles sur ces particularités était la tâche centrale de
l’historien. L’accroissement du fonds de la connaissance de l’histoire et la
correction de l’erreur étaient au cœur de ce qui faisait de l’histoire une
« science » au XIXe siècle, marquant dans le même temps le progrès de la
connaissance et le progrès de la société. La révision graduelle de la documentation historique était le dérivé normal de cette activité ; à la fois
attendue et bienvenue, elle justifiait dans une large mesure l’entreprise en
tant que telle. Assurément, comme l’a si bien montré Peter Novick 4, la
plupart des historiens ont pris leurs distances depuis longtemps avec la
poursuite de ce « noble rêve » d’un fondement positiviste, objectif, de
l’investigation historique, quel que soit le respect et l’attention qu’on
porte au fondement empirique de toute investigation historique. Mais
dans la mesure où l’on croit toujours à la fonction documentaire de la
recherche historique, la « révision » en tant que catégorie analytique ne
semble guère mériter d’être explorée.
Si l’on considère que la « révision » renvoie à un changement plus
général dans la nature de la pratique historique et de ses fondements
conceptuels, sans pour autant systématiser le terme dans son triste usage
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3. Friedrich Meinecke, Die Entstehung des Historismus, Munich, R. Oldenbourg Verlag,
1959 [1936].
4. Peter Novick, That Noble Dream : The « Objectivity Question » and the American Historical Profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
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ÉCRIRE L’HISTOIRE
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courant, celui du négationnisme, les raisons qui peuvent justifier un
examen de sa signification deviennent plus compréhensibles. Qu’est-ce
qui constitue la « révision » dans ce sens plus large ? Quelles activités
doivent être en jeu pour qu’on parle de révision ? Se produit-elle naturellement dans le cadre des processus normaux de l’activité de l’historien ou
est-elle stimulée par de vastes changements dans les modèles de recrutement social dans la profession qui permettent à de nouveaux champs et à
de nouvelles formes de recherche de découvrir les racines historiques de
préoccupations actuelles, qu’elles soient d’ordre social ou intellectuel ?
Est-elle imposée de l’extérieur aux historiens par l’évolution d’autres disciplines ou, plus généralement, par l’évolution du monde dans lequel ils
vivent, ou se produit-elle à la suite de changements psychologiques
internes à certains historiens dont les travaux, par leur excellence et leur
caractère irréfutable, gagnent par la suite un statut d’exemplarité et sont
largement imités ? À partir de quand la révision relève-t-elle du « changement de paradigme », pour reprendre la terminologie de Kuhn appliquée
aux pratiques scientifiques, histoire comprise 5 ? Dans la mesure où l’on
peut supposer que tous ces éléments sont présents dans la profession la
plupart du temps, qu’est-ce qui explique que certaines périodes semblent
s’accommoder d’un travail dans les cadres normaux que la socialisation
professionnelle inculque chez les historiens tandis que d’autres sont
témoins d’une vaste révolte contre ce qui apparaît comme des limitations
imposées par les normes conceptuelles et disciplinaires en usage, quelles
qu’elles soient ?
Ce sont quelques-unes des questions que soulève ce sens plus large
de « révision » dès lors que la notion se rapproche de celle de changement
de paradigme, et quiconque a vécu les évolutions de la pratique historiographique au cours des quatre dernières décennies appréciera la nécessité
de s’interroger sur la façon dont a pu se produire une transformation si
profonde de la nature et de la compréhension du travail historique, en pratique comme en théorie. Ce qui justifie de le faire maintenant, c’est que
nous sentons tous, me semble-t-il, que ce changement profond, qui s’est
produit sous la bannière du « tournant linguistique », du « poststructuralisme » ou du « postmodernisme », a suivi son cours, apporté tous les
changements que la discipline pouvait absorber — tout en en rejetant
beaucoup d’autres — et est maintenant bel et bien arrivé à son terme. Si
la question de savoir s’il a représenté une « crise épistémologique » dans
l’histoire, comme l’ont dit certains historiens 6, demeure ouverte, il est
incontestable que ce changement a donné lieu à une révision d’ensemble
5. Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983
[Laure Meyer, trad. de The Structure of Scientific Revolutions, 1962].
6. Voir, par exemple, l’allocution de Joyce Appleby, présidente de l’American Historical
Association, « The Power of History », prononcée lors du congrès de l’association à Seattle
le 9 janvier 1997, publiée in American Historical Review, 103, 1, février 1998, p. 1-17.
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RÉVISER LE PASSÉ/REVISITER LE PRÉSENT
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de la façon dont les historiens concevaient la nature de leur activité, les
outils conceptuels et techniques jugés appropriés pour l’écriture de l’histoire et la recherche, et le but et la signification du travail ainsi produit.
Une piste possible pour l’examen de la « révision » en tant que procédure
historiographique passe donc par une explication des modalités et des
causes de ce changement dans l’histoire, et de ce qui a gouverné les
rythmes de son acceptation, de sa dissémination et de son déclin 7. Une
évaluation des éléments constitutifs déterminants de ce cas relativement
extrême de révision historique pourrait nous éclairer sur les types de
révision plus communs et moins généraux qui accompagnent le travail
historique en toute période. Mais avant d’aborder la question de la
« cause » — qui reste, en un sens, à découvrir — de l’essor de l’historiographie du « tournant linguistique », on aurait intérêt à examiner de
manière plus générale en quoi consiste la pratique historique, puisque tout
changement dans les pratiques, y compris dans le cas d’un changement
aussi frappant et radical que le tournant linguistique, se produit nécessairement dans un premier temps dans les limites de la « science normale »,
pour reprendre une expression de Kuhn, et doit donc être considéré dans
le contexte des usages en vigueur.
L’une des caractéristiques les plus significatives de la pratique
contemporaine de l’histoire, particulièrement importante dans le cadre de
ma démonstration, est la conséquence du paradoxe au cœur de l’écriture
de l’histoire telle que Michel de Certeau l’a analysée. Selon de Certeau,
l’histoire occidentale moderne commence avec la stricte différenciation
entre le présent et le passé. Comme la médecine moderne, dont la naissance est contemporaine de celle de l’historiographie moderne, la pratique
de l’histoire ne devient possible qu’à partir du moment où un cadavre est
ouvert pour être examiné, rendu lisible et donc traduisible en ce qui peut
s’écrire dans un espace de langage. Les historiens doivent tracer une ligne
entre ce qui est mort (le passé) et ce qui ne l’est pas, et ils posent donc la
mort comme un fait social total, contrairement à la tradition, qui représente un corps vécu de savoir traditionnel, transmis par les gestes, les
habitudes, les souvenirs non-dits mais bien réels que portent les sociétés
vivantes. Pour de Certeau, l’âge moderne entretient un rapport obsessionnel avec la mort, et le discours sur le passé a comme condition de
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7. Je dois reconnaître que l’ampleur de l’adoption du « tournant linguistique » dans
l’ensemble de la profession est sans doute exagérée ici, même si je pense que la popularité
des études sur le « discours », la diffusion du concept féministe de gender et l’essor de l’histoire et de la théorie postcoloniales témoignent du fait que ses effets sont bien plus importants que ne pourrait le laisser penser un simple examen du travail des historiens directement
engagés dans le débat « théorique » ou l’histoire intellectuelle. Mais il est vrai que le
nombre d’historiens engagés activement sur ce terrain est sans doute demeuré relativement
limité par rapport à la profession dans son ensemble. Il reste qu’il a bel et bien représenté un
défi considérable aux façons traditionnelles de concevoir l’histoire et qu’il a eu des effets
manifestes sur la nature des vérités et de l’objectivité épistémologique que les historiens
pouvaient postuler sans difficulté.
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ÉCRIRE L’HISTOIRE
RÉVISER LE PASSÉ/REVISITER LE PRÉSENT
possibilité d’être un discours sur les morts, un discours avec lequel l’historien remplit le vide entre passé et présent créé par le geste de rupture qui
fonde l’histoire 8. En ce sens, le postulat de l’historiographie moderne est
bien l’éviction du passé hors du présent, le mouvement de sa visibilité à
son invisibilité. La tâche de l’historien devient ce que Hofmannsthal a
défini comme « lire ce qui n’a jamais été écrit 9 ». C’est en cet instant que
le passé est sauvé, « non en étant ramené à ce qui existait auparavant,
mais au contraire en étant transformé en quelque chose qui n’a jamais été,
en étant “lu comme ce qui n’a jamais été écrit 10” ». Dans cette perspective, le principal rapport de l’historien au passé est une confrontation à
l’absence.
En même temps, le travail spécifique de l’historien est de remplir
l’espace du vide créé par la division entre le présent et le passé avec des
mots, du langage (du discours) généré à partir et à l’intérieur de la place
présente de l’historien. Comme l’écrit de Certeau,
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Cette procédure paradoxale est précisément ce que de Certeau entend par
« écriture », un acte qui « substitue aux représentations traditionnelles qui
autorisaient le présent un travail représentatif qui articule en un même
espace l’absence et la production 12 ». Le concept crucial est ici celui de
« lieu de production », qui constitue pour de Certeau le principe d’explication quasi-universel de l’historiographie puisque, affirme-t-il, « la
recherche historienne saisit tout document comme le symptôme de ce qui
l’a produit 13 » et le représente à travers son propre travail d’écriture.
L’écriture de l’histoire s’accomplit donc dans et par un mouvement
paradoxal constant entre absence et présence — la présence de la place
présente dont le passé a été exclu par le geste de rupture définitoire qui
le constitue, et le lieu à partir duquel le passé sera recréé. La conséquence de ce double mouvement entre passé et présent, absence et présence, c’est la réécriture constante du passé dans les termes du présent,
puisque
8. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 9-12.
9. La formule de Hofmannsthal est citée par Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, Rolf
Tiedemann et Hermann Schweppenhäuser (éd.), Francfort, Suhrkamp, 1972-1989, t. I, 3,
p. 1238. Merci à Daniel Heller-Roazen pour cette référence.
10. Voir le commentaire de ce passage dans l’introduction de Daniel Heller-Roazen à
Giorgio Agamben, Potentialities, Daniel Heller-Roazen (éd. et trad.), Stanford, Stanford
University Press, 1999, p. 1.
11. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, p. 12.
12. Ibid., p. 12.
13. Ibid., p. 19.
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L’historiographie tend à prouver que le lieu où elle se produit est capable de
comprendre le passé : étrange procédure, qui pose la mort, coupure partout
répétée dans le discours, et qui dénie la perte, en affectant au présent le privilège de récapituler le passé dans un savoir. Travail de la mort et travail contre
la mort 11.
ÉCRIRE L’HISTOIRE
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Ce que de Certeau suggère ici, c’est que la révision est la condition
nécessaire de l’écriture de l’histoire, non pas dans le sens de l’accroissement de la documentation historique par l’apport de connaissances nouvelles, comme l’historicisme classique le pensait, mais parce que la distance
entre le passé et le présent exige une innovation continuelle pour produire
les objets de la connaissance historique, qui n’ont pas d’existence en dehors
de leur identification par l’historien. L’histoire se joue donc « sur ces bords
qui articulent une société avec son passé et l’acte de s’en distinguer15 ».
Comme l’indique de Certeau dans le passage précédent, le fait que
les historiens doivent construire les objets de leur recherche ne signifie
pas qu’ils puissent s’affranchir du passé ou que les résultats de leurs
recherches ne soient que des postulats factices. Les historiens n’échappent
ni à la survie des anciennes structures, ni au poids d’un passé infiniment
présent — une « inertie » que les traditionalistes appelaient autrefois
« continuité ». Mais cela signifie que dans l’historiographie contemporaine, l’enseigne de l’histoire est désormais moins le réel que l’intelligible, une intelligibilité à laquelle on parvient par la production d’un
discours historiographique conforme à des principes narrativistes, et donc
flirtant toujours avec le « fictionnel » qui découle nécessairement de
l’opération de narrativité. Dans ce processus, le « référent » historique (ce
qu’on appelait autrefois le « réel », le « vrai », le « fait ») n’est pas tant
aboli que déplacé. Il n’est plus une « donnée » du passé qui s’offre au
regard de l’historien mais l’objet d’une recréation constante dans le mouvement pendulaire entre passé et présent, en changement continuel à
mesure que ce rapport est modifié dans le présent.
En outre, en tant qu’opération du présent sur le passé, l’écriture de
l’histoire est toujours affectée par des déterminismes de divers ordres,
puisqu’elle dépend « du lieu où elle s’effectue dans une société, et [est]
spécifiée par un problème, des méthodes et une fonction propres 16 ».
Selon de Certeau, envisager l’histoire comme une opération revient
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14. Ibid., p. 48.
15. Ibid., p. 49.
16. Ibid., p. 49.
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fondée sur la coupure entre un passé, qui est son objet, et un présent, qui est
le lieu de sa pratique, l’histoire ne cesse de retrouver le présent dans son objet,
et le passé dans ses pratiques. Elle est habitée par l’étrangeté qu’elle cherche,
et elle impose sa loi aux régions lointaines qu’elle conquiert en croyant leur
rendre la vie.
Un incessant travail de différenciation (entre événements, entre périodes,
entre données ou entre séries, etc.) est, en histoire, la condition de toute mise
en relation des éléments distingués, et donc de leur compréhension. Mais il
s’appuie sur la différence entre un présent et un passé. Il suppose partout
l’acte qui pose une nouveauté en se détachant d’une tradition pour la considérer comme un objet de connaissance14.
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L’HISTORIOGRAPHIE
DU « TOURNANT LINGUISTIQUE »
Tout ceci laisse penser que l’écriture de l’histoire ne peut pas être
entièrement dissociée de la psychologie des historiens en tant qu’individus, quelle que soit la mesure dans laquelle cette psychologie est déterminée par les courants intellectuels (c’est-à-dire idéologiques 18) du monde
dans lequel ils vivent ou orientée par des modes d’expression professionnels. Si l’on considère l’histoire comme le produit des images mentales
contemporaines du passé absent, porteuses d’une forte empreinte idéologique et/ou politique — et il est peu probable qu’un historien
d’aujourd’hui s’oppose à une telle caractérisation, qu’on la formule en
termes de discours, de situation sociale ou de toute autre forme de conditionnement de l’historien — il semble aberrant de nier l’effet des forces
psychologiques individuelles sur le codage et le décodage de ces normes
17. Ibid., p. 64.
18. « Idéologique » doit ici être compris en termes althusseriens comme « une “représentation” du rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence », une définition qui rend compte de la relation asymétrique entre les cadres conceptuels ou les images
et les objets vers lesquels ils sont dirigés, contrairement aux notions plus mécaniques de
« reflet », de « correspondance » ou aux diverses formes de la transparence. C’est en ce sens
que, pour Althusser, « [l]’idéologie est […] le système des idées, des représentations qui
domine l’esprit d’un homme ou d’un groupe social. » Voir Louis Althusser, « Idéologie et
appareils idéologiques d’État. (Notes pour une recherche) », in Positions (1964-1975), Paris,
Les Éditions sociales, 1976, p. 67-125.
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d’ailleurs à la comprendre comme « le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature 17) ». Ce rapport
triangulaire entre place, procédures et texte (ou production) signifie que
les origines des déterminations qui affectent la fabrication de l’histoire
sont hétérogènes et incluent un certain nombre de contraintes qui délimitent l’activité des historiens en tant qu’individus, en dehors desquelles ils
ne peuvent pas opérer. Qu’on y voie le produit d’une formation discursive
(dans un sens foucaldien) des historiens, de leur ancrage social dans un
lieu et dans une époque, ou des protocoles de la pratique professionnelle
en un temps donné, cela suggère dans tous les cas qu’une véritable révision du type de celle qu’a représenté le tournant linguistique pour l’historiographie ces dernières décennies est en principe extraordinairement
difficile à accomplir, puisque les impulsions qui sont à son origine doivent naître de et s’accorder avec des besoins et des désirs variés d’ordre à
la fois social, professionnel et personnel. Il faut peut-être qu’un changement se produise dans ces trois domaines à la fois pour que se produise
une transformation des conditions systémiques dans lesquelles l’opération
historique s’accomplit — un « changement de paradigme », dans le sens
de Kuhn.
ÉCRIRE L’HISTOIRE
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19. Sur une tentative récente de réhabilitation de la notion d’intentionnalité individuelle,
voir Mark Bevir, « How to Be an Intentionalist », History and Theory, 41, 2002, p. 209-217,
ainsi que la discussion plus développée dans son ouvrage The Logic of the History of Ideas,
Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
20. Pour un aperçu plus général de cette évolution, voir Elizabet Deeds Ermath, « Agency
in the Discursive Condition », History and Theory, 40, 2001, p. 34-58, et l’essai désormais
classique de Joan Scott, « The Evidence of Experience », réédité in The Historic Turn in the
Human Sciences, Terrence J. McDonald (éd.), Ann Arbor, University of Michigan Press,
1996, p. 379-406. Voir aussi David Gary Shaw, « Happy in Our Chains ? Agency and Language in the Postmodern Age », History and Theory, 40, 2001, p. 1-9, qui sert d’introduction à ce recueil d’essais extrêmement utile sur la notion de puissance d’agir (agency) en
histoire. On peut noter en passant que pour Fredric Jameson, l’opposition que l’on pose
habituellement entre puissance d’agir et « système » (linguistique) est une fausse opposition,
« et il ne serait pas moins satisfaisant de dire que ces deux positions sont correctes ; le sujet
crucial, c’est le dilemme théorique qui se retrouve à l’identique dans les deux, celui d’un
choix apparemment explicatif au sein de l’alternative entre la puissance d’agir et le système.
Cependant, en réalité, ce choix n’existe pas, et les deux explications, ou modèles, — absolument incompatibles entre elles — sont également incomparables et doivent être rigoureusement séparées en même temps que, parallèlement, elles sont utilisées. Voir Le
Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-arts de Paris,
2007 [Florence Nevoltry, trad. de Postmodernism, or, The Cultural Logic of Late Capitalism, 1991], p. 453. Pour cette raison peut-être, la plupart des révisions actuelles de la théorisation du sujet et de sa capacité d’action s’efforcent de conserver la force systématique des
régimes discursifs tout en en modifiant les effets totalisants sur le comportement et la conscience des individus. Voir mon développement sur ce point plus loin.
21. Pour un développement plus approfondi sur ce point, voir Gabrielle M. Spiegel, « History, Historicism, and the Social Logic of the Text », Speculum, 65, 1990, p. 58-96, réédité
in idem, The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval Historiography, Baltimore
et Londres, Johns Hopkins University Press, 1997, p. 21.
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et de ces discours générés socialement, bien que la mesure dans laquelle
la motivation individuelle (ou ce qu’on a longtemps désigné sous les catégories de conscience et d’intentionnalité) opère « librement » demeure
sujette à discussion 19.
En affirmant ainsi l’existence de racines psychiques de la pratique de
l’historien, j’ai parfaitement conscience que l’un des principes fondateurs
du poststructuralisme claironne précisément la « mort de l’auteur » et substitue à l’ancien concept humaniste de « sujet » individuel, ou tout simplement d’individu, la notion de « positions du sujet », malléables et en
changement continuel, constituées dans et par le discours — dans un renversement, caractéristique du poststructuralisme, de la profondeur (ici, la
profondeur psychologique) par les relations spatiales (ou « positions20 »).
Mais cet effacement de l’individu en tant que sujet conscient — en tant que
psyché, en tant qu’agent et en tant qu’interprète historique — m’a toujours
semblé l’aspect le plus problématique de la critique poststructuraliste du
« sujet humaniste ». En se concentrant sur la constitution discursive du
sujet, le poststructuralisme avait tendance à perdre de vue toute idée de
puissance d’agir sociale, le fait que les hommes et les femmes luttent contre
les contingences et les complexités de leurs vies, en fonction du sort que
leur réserve l’histoire et de leurs manières de transformer les mondes dont
ils héritent et qu’ils transmettent aux générations suivantes21.
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Dès lors, il n’est guère surprenant que les débats actuels sur l’historiographie du poststructuralisme et du tournant linguistique aient pour
objet l’idée d’une nature linguistiquement construite de la subjectivité, un
aspect de cette lecture « révisée » de la catégorie fondamentale de discours qui insiste moins sur la nature structurelle de ses constructions linguistiques que sur la pragmatique de leur usage. Pratique et signification
ont ainsi été détachées, au moins partiellement, des mécanismes impersonnels des régimes discursifs, et rapprochées des intentions actives
d’agents humains ancrés dans des mondes sociaux. Selon ce point de vue,
les acteurs historiques — à la fois passés et présents — ne sont plus gouvernés par des codes sémiotiques impersonnels mais ils prennent part à un
infléchissement des constituants sémiotiques (les signes) qui façonnent
leur lecture de la réalité de façon à forger une expérience de ce monde
dans les termes d’une sociologie situationnelle de la signification, ou de
ce qu’on pourrait appeler une sémantique sociale 22. Ce changement de
point de vue par lequel on est passé de la sémiotique à la sémantique, du
donné des structures sémiotiques à l’interprétation individuelle et sociale
de signes, en bref, de la culture en tant que discours à la culture en tant
que pratique, suppose un retour de l’acteur historique en tant qu’agent
intentionnel (sinon pleinement conscient) et remet donc au premier plan
la question de la motivation et du comportement individuels 23.
Ce qui me ramène enfin à l’examen des causes possibles de l’émergence de l’historiographie du « tournant linguistique » dans le cadre de ce
qu’on désigne plus généralement sous le terme de « postmodernisme » et
de son acceptation croissante par la profession au cours des quatre dernières décennies, à des degrés divers toutefois selon les domaines de la
recherche historique 24.
Il n’y a pas lieu d’énumérer ici les caractéristiques du tournant linguistique pour l’écriture de l’histoire, ou plus généralement du postmodernisme,
22. Le terme de « sémantique » en ce sens ne relèverait pas uniquement de la « signification » en tant que telle mais inclurait le rapport entre des propositions et la réalité.
23. Pour une discussion plus approfondie de ce mouvement actuel de « révision » dans
l’historiographie du tournant linguistique, voir mon « Introduction » à Practicing History :
New Directions in Historical Writing after the Linguistic Turn, New York et Londres, Routedge, 2005, p. 1-31.
24. Je parle ici en connaissance de cause, en tant qu’historienne du Moyen Âge, un champ
de recherche où les principes fondamentaux du poststructuralisme ont été accueillis de façon
extrêmement variable, bien qu’on puisse affirmer que la conception médiévale du langage et
son caractère et sa signification opaques soient plus proches d’un point de vue poststructuraliste que de la croyance moderne dans le caractère transparent et rationnel des actes linguistiques, une observation formulée très vite et très souvent par des médiévistes comme
Eugene Vance, Nancy Partner, Robert Stein et d’autres. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Hayden White, dont le Metahistory, publié en 1973, marqua un moment important
de l’introduction des perspectives poststructuralistes, commença sa carrière comme historien
du Moyen Âge. Cet accueil a sans doute été tout aussi variable dans l’ensemble de la profession, bien qu’il me semble qu’on puisse affirmer que parmi les générations plus récentes
d’historiens, l’acceptation de l’importance de concepts comme celui de « discours » est
devenue à peu près automatique.
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RÉVISER LE PASSÉ/REVISITER LE PRÉSENT
ÉCRIRE L’HISTOIRE
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les postmodernistes sont des intellectuels profondément désabusés qui
dénoncent en bloc le marxisme et l’humanisme progressiste, le communisme
et le capitalisme, et tous les espoirs de libération. Ils soutiennent que toutes
les idéologies régnantes sont fondamentalement identiques puisqu’elles sont
gouvernées par le désir de discipliner et de contrôler la population au nom de
la science et de la vérité. Aucune forme de libération ne peut échapper à ces
éléments de contrôle.
Le post-modernisme est donc à bien des égards une vision du monde ironique,
désespérante même peut-être, et qui, dans ses formes extrêmes, n’offre guère
de rôle à l’histoire telle qu’on la connaissait jusqu’alors26.
Ce passage est intéressant pour son insistance sur le tempérament à
la fois individuel et idéologiquement conditionné des tenants du postmodernisme, mais il ne nous permet pas d’aller très loin dans la compréhension des racines du désabusement dont se teinte, selon les auteurs,
l’approche postmoderniste du monde et de l’histoire. Il ne précise pas non
plus la place à partir de laquelle cette perception ironique a pu être
générée. Si l’on admet avec de Certeau l’importance du lieu de produc-
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25. Pour LaCapra, l’histoire est « toujours en transit, même si les périodes, les lieux ou les
professions accèdent parfois à une relative stabilisation. C’est la signification même de l’historicité. Et les disciplines qui étudient l’histoire […] sont aussi à des degrés divers en transit,
et les définitions et les frontières dont elles se dotent n’accèdent jamais à la fixité ou à une
identité incontestées ». Dominick LaCapra, History in Transit : Experience, Identity, Critical Theory, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2004, p. 1. Si l’on accepte cette
formulation, la révision est conçue, comme chez de Certeau quoique sur des fondements différents, comme intrinsèque à l’histoire, à une conception de l’historicité, et aux pratiques qui
la créent et qui l’étudient.
26. Joyce Appleby, Lynn Hunt, Margaret C. Jacob, Telling the Truth about History, New
York et Londres, Norton, 1994, p. 206, p. 207.
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compris comme le phénomène global à l’intérieur duquel se sont produits les
changements dans l’historiographie. Il est difficile d’imaginer qu’il n’existe
pas aujourd’hui une idée commune de ce qu’on entend par ces termes, même
si des désaccords considérables persistent quant à leur importance et leur utilité pour l’historiographie. En outre, dans la mesure où ce tournant dans la
pratique historiographique est considéré ici comme un simple exemple, celui
d’un processus de révision en cours dans le travail historique — ce que
LaCapra appelle dans son dernier livre « l’histoire en transit25 » — les éléments précis qui constituent le tournant linguistique, le poststructuralisme et
le postmodernisme sont peut-être moins importants que le profond changement dans la conception et dans la manière de faire de l’histoire qu’ils ont
impliqué.
Il est vrai en revanche qu’il n’y a guère de consensus sur les causes
et les motivations à l’origine de ces phénomènes. L’évaluation la plus
négative des sources et du prestige actuel du postmodernisme dans le
monde universitaire se trouve peut-être dans Telling the Truth about History, l’ouvrage collectif de Joyce Appleby, Lynn Hunt et Margaret Jacob,
où elles affirment que
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tion de l’histoire, en incluant là les discours dominants aussi bien que les
conditions sociales que les discours construisent et subissent dans le
même temps, il nous faut donc chercher ailleurs les raisons de l’émergence du postmodernisme et de l’attrait qu’il a exercé.
Je voudrais commencer par ce que j’ai présenté ailleurs comme les
racines psychologiques du poststructuralisme, et notamment de la déconstruction de Derrida (dans laquelle je vois l’énonciation fondamentale des
principes les plus importants du poststructuralisme 27). Il y a quelque légitimité, me semble-t-il, à poser comme trait distinctif de la déconstruction
(et donc du poststructuralisme) un nouveau rapport profondément contreintuitif entre le langage et la réalité, contre-intuitif dans le sens où la
conception déconstructiviste de ce rapport interpose tant de couches de
médiation — au point de n’offrir, de fait, que des médiations — qu’on se
trouve enfermé dans un monde linguistique qui n’a plus de prise sur la
réalité. Par ailleurs, la déconstruction met en avant une instabilité intrinsèque du langage par laquelle la détermination de la signification finit par
se situer hors de notre portée, puisque tous les textes, dans le sens large
que la déconstruction donne à ce terme, s’abîment sur le fond de leur
propre indétermination, leur aporie, « l’impasse au-delà de toute transaction possible, comme la définit Derrida, qui est liée à la multiplicité de
significations attachée à l’unicité de l’inscription textuelle 28 ». La déstabilisation psychique produite par une telle problématisation du rapport entre
res et verba, qui s’accompagne d’un décentrement du langage et donc,
nécessairement, de ses auteurs et de ceux qui l’autorisent, laisse penser
que la déconstruction représente non seulement une rupture dans les
traditions de la philosophie et de l’histoire occidentales, mais aussi une
réponse psychique à ces traditions qui se fonde elle-même dans la
rupture 29.
27. Voir « Orations of the Dead/Silences of the Living : The Sociology of the Linguistic
Turn », in Gabrielle M. Spiegel, The Past as Text : The Theory and Practice of Medieval
Historiography, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1997, p. 29-43.
28. Jacques Derrida, « Shibboleth » in Midrash and Literature, Geoffrey Hartman et Sandford Budick (éds.), New Haven, Yale University Press, 1986, p. 323. [Ce texte est la traduction d’une conférence sur Paul Celan prononcée en français à l’University of Washington à
Seattle en octobre 1984. Derrida publia deux ans plus tard Schibboleth, pour Paul Celan
(Paris, Galilée, 1986) mais le texte de cette conférence semble être resté inédit en français.
NdT.]
29. Comme Derrida lui-même l’a constaté, la déconstruction met en avant l’idée d’une
« structure décentrée », c’est-à-dire une structure dont le décentrement est le résultat de
« [l’]événement de rupture, la disruption [qui] se serait peut-être produite au moment où la
structuralité de la structure a dû commencer à être pensée ». Voir « La structure, le signe et
le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’Écriture et la Différence, Paris, Éditions du Seuil, 1967, p. 411. Mais Derrida ne spécifie pas « l’événement » qu’il désigne
comme une rupture. Il ne fait que le présenter — de manière quelque peu tautologique —
comme un effet de l’émergence d’une conscience de la structuralité, ou de la nature construite, de la structure. On est tenté de voir là un exemple frappant de déplacement intellectuel d’un phénomène psychologique.
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RÉVISER LE PASSÉ/REVISITER LE PRÉSENT
ÉCRIRE L’HISTOIRE
Je suis persuadée que Derrida a transmué en philosophie une psyché
profondément marquée par le génocide des Juifs d’Europe — bien qu’il ne
fasse partie de son domaine d’expériences — où le génocide représente
cette origine absente dont la théorisation doit tant à Derrida lui-même.
J’entends rappeler par là que, vivant en un temps écrasé par la conscience
inévitable du génocide, Derrida est apparu dans l’histoire de la philosophie
en tant que théoricien du « jeu » linguistique, et soutenir que l’énonciation
du « jeu » est centrale dans ce processus de transmutation qui rend l’écriture « après Auschwitz » (pour reprendre l’expression d’Adorno 30) possible. De fait, sous une forme remarquablement déplacée, c’est
précisément le point de départ de sa critique de ce qu’il appelle la « thématique structuraliste de l’immédiateté rompue » :
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Pour Derrida, la reconnaissance de la « structuralité de la structure »
est « le moment où le langage envahit le champ problématique universel,
[…] le moment où, en l’absence de centre ou d’origine, tout devient
discours 32 ».
Par sa naissance et par identification volontaire, Derrida appartenait
à cette « deuxième génération » du monde d’après le génocide dont la
psyché a été marquée de manière indélébile par un événement à laquelle
elle n’a pas pris part, mais qui constitue néanmoins un récit fondateur
pour la vie de ses membres 33. Leur monde était d’abord et avant tout un
monde de silence, un « silence » qui, comme le dit la psychologue française Nadine Fresco dans sa brillante évocation de la psychologie de la
deuxième génération, « a englouti le passé, tout le passé 34 ». Les parents
de ces enfants
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30. La première formulation de la fameuse phrase d’Adorno était la suivante : « écrire un
poème après Auschwitz est barbare ». Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et
société » (1949), in Prismes, Paris, Payot, 1986 [Geneviève et Rainer Rochlitz, trad. de
Prismen, 1955], p. 26.
31. Derrida, « La structure, le signe et le jeu », p. 427.
32. Ibid., p. 411.
33. Né en 1930, Derrida était un peu trop âgé, pratiquement, pour être classé parmi les
membres de la deuxième génération. En 1942, il fut expulsé de son école suite à l’abaissement à sept pour cent du numerus clausus pour l’admission d’enfants juifs. Jusqu’à la fin de
la guerre, il a donc étudié dans une école tenue par des Juifs à Alger, et en ce sens, il a bien
fait l’expérience de la guerre et de l’antisémitisme du régime de Pétain. Toutefois, par rapport au génocide et aux expériences des Juifs d’Europe, il me semble que l’enfance de Derrida à Alger se trouve dans une position de marginalité et de retardement comparable à celle
qui marque la psyché de la deuxième génération.
34. Nadine Fresco, « Remembering the Unknown », International Review of Psychoanalysis, 11, 1984, p. 419.
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cette thématique structuraliste de l’immédiateté rompue est donc la face triste,
négative, nostalgique, coupable, rousseauiste, de la pensée du jeu dont l’affirmation nietzschéenne, l’affirmation joyeuse du jeu du monde et de l’innocence
du devenir, l’affirmation d’un monde de signes sans faute, sans vérité, sans origine, offert à une interprétation active, serait l’autre face. Cette affirmation
détermine alors le non-centre autrement que comme perte du centre31.
RÉVISER LE PASSÉ/REVISITER LE PRÉSENT
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Ils se sentent comme des « Juifs déportés de la signification, leurs
permis de séjours retirés, expulsés d’un paradis perdu, abolis dans une
mort à son tour évanouie, dissipée […], déportés d’un soi qui aurait dû
être celui d’un autre. La mort n’est qu’une question de substitution 36 ».
Des parents, cette génération n’a reçu qu’« un héritage en forme
d’absences », pour reprendre les termes d’Erika Apfelbaum 37. Ellen Fine
a montré qu’à cette idée d’absence font écho chez les écrivains français de
la deuxième génération les évocations répétées du vide, du manque, du
blanc, du fossé et de l’abîme. « La mémoire absente », dans les romans de
Henri Raczymow, est « la mémoire trouée 38 ».
Le plus frappant dans l’œuvre de ces écrivains est le sens de l’inadéquation absolue du langage. « Le monde d’Auschwitz, selon la célèbre
remarque de George Steiner, réside hors discours car il réside hors
raison 39. » Le langage « après Auschwitz » est dans un état de diminution
et de déclin grave et nul n’a exposé avec plus de force que Steiner la corruption — et de fait, la ruine — du langage comme résultat de la « bestialité politique de notre temps 40 ». Et pourtant, pour ceux qui viennent
après, il n’y a que le langage. Comme le dit le personnage du roman
d’Elie Wiesel, Le Cinquième Fils : « Né après la guerre, j’endure ses
effets. Je souffre d’un Événement dont je n’ai même pas fait l’expérience.
[…] D’un passé qui a fait trembler l’Histoire, je n’ai retenu que des
mots 41. » Pour ceux qui y ont survécu comme pour ceux qui sont venus
après, le génocide semble excéder la puissance de représentation du langage, et donc jeter un doute sur la capacité des mots à porter la réalité 42.
35. Ibid., p. 420-421.
36. Ibid., p. 420-423.
37. Citée par Ellen S. Fine, « The Absent Memory : The Act of Writing in Post-Holocaust
French Literature », in Writing and the Holocaust, Berel Lang (éd.), Ithaca, Cornell University Press, 1988, p. 44.
38. Ibid., 45.
39. George Steiner, Langage et Silence, Paris, 10-18, 1999 [Lucienne Lotringer, Guy
Durand, Lise et Denis Roche, Jean-Pierre Faye et Jean Fauchette, trad. de Language and
Silence : Essays on Language, Literature, and the Inhuman, 1967], p. 147.
40. Ibid., p. 19.
41. Cité in Fine, « The Absent Memory », p. 41.
42. La nature « irreprésentable » du génocide fait l’objet d’une quantité considérable de travaux, à commencer par les essais réunis par Saul Friedländer, Probing the Limits of Representation : Nazism and the « Final Solution », Cambridge, Harvard University Press, 1992.
Voir aussi son Memory, History, and the Extermination of the Jews of Europe, Bloomington, Indiana University Press, 1993 ; ainsi que Writing and the Holocaust, Berel Lang
(éd.), New York, Holmes and Meyer, 1988, et Dominick LaCapra, Representing the Holocaust : History, Theory, Trauma, Ithaca, Cornell University Press, 1994.
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n’ont transmis que les blessures à leurs enfants, à qui la mémoire avait été
refusée et qui ont grandi dans le monde compact de l’indicible, dans les litanies du silence. […] Ce que les Nazis avaient anéanti au-delà et au-dessus des
individus, c’était la substance même d’un monde, d’une culture, d’une histoire, d’un mode de vie. […] La vie était désormais la trace, moulée par la
mort. […] Le passé s’était entièrement consumé au centre de leurs vies35.
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Et, pour la deuxième génération, la question n’est même pas de savoir
comment parler mais, plus profondément, de savoir si on a le droit de parler
— une délégitimation du moi parlant qui, une fois renversée, met en question l’autorité, le privilège de tout discours. Ce qui, bien sûr, est précisément
ce que font Derrida et la déconstruction en s’attaquant au logocentrisme.
Par ailleurs, le « modèle Auschwitz », conclut Jean-François Lyotard,
désigne une expérience de langage qui porte un coup d’arrêt au discours
spéculatif, qui ne peut plus être visé « “après Auschwitz”43 ». Ainsi, étroitement liée à la paralysie du langage, il y a la mort de la métaphysique
— elle-même peut-être le signe déplacé de la mort de Dieu dans « l’univers
concentrationnaire ». Selon Steiner, ce que le génocide a accompli, c’est
« la “sortie de Dieu” du langage44 ». Dans le poème de Paul Celan, Psaume,
Dieu est apostrophé sous le nom de « Personne ». « Personne ne bénira
notre poussière » [dans la traduction de Martine Broda, 1979].
Il n’est pas difficile de voir les parallèles entre cette psyché de la
« deuxième génération » et les grands principes du poststructuralisme (et/
ou du postmodernisme) : le sentiment de la vie comme une trace, hantée
par une présence absente ; le sens de l’indétermination ; la croyance en
l’indécidabilité du langage (son aporie, dans le sens de Derrida) ; les différentes formes de transgression du savoir et de l’autorité ; et, le plus
important peut-être, la conviction que le langage est par nature intransitif,
auto-référentiel, et qu’il semble avoir perdu son pouvoir de représenter
quoi que ce soit, et donc, en dernière analyse, sa capacité de signifier.
Dans son attachement profond à une conception fracturée, fragmentée et
infiniment différée, et donc déplacée, du langage et des (im) possibilités
de la signification, le poststructuralisme partage avec la « deuxième génération » l’angoisse du retardement, les cicatrices de la mémoire absente et
l’héritage du silence.
DESTIN AMÉRICAIN DU « POSTMODERNISME »
Si dans leurs impulsions psychiques, la déconstruction, le poststructuralisme et certains types de postmodernisme mettent en œuvre, comme
je l’ai affirmé, une philosophie de la rupture et du déplacement, des questions particulièrement vives pour la « deuxième génération » de l’aprèsguerre, on doit se demander pourquoi celle-ci résonna si puissamment
dans la génération arrivée à maturité dans les années 1960 et 1970, non
seulement en Europe mais aussi aux États-Unis. Comme Derrida l’a
reconnu lui-même,
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43. Jean-François Lyotard, « Discussions, ou : phraser “après Auschwitz” », in Les Fins de
l’homme : à partir du travail de Jacques Derrida, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc
Nancy (éds), Paris, Galilée, 1981, p. 286.
44. George Steiner, « La Longue vie de la métaphore — Une approche de la Shoah »,
L’Écrit du temps, 14-15, été-automne 1987 [Marie Moscovici, trad. de « The Long Life of
Metaphor » in Encounter, 67, février 1987], p. 18.
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ÉCRIRE L’HISTOIRE
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François Cusset a d’ailleurs suggéré récemment que la véritable destinée et, selon lui, la création même de la « théorie française » de cette
époque, la French Theory, se sont en réalité accomplies aux États-Unis 47.
Mais, comme je vais essayer de le montrer, il n’est pas évident d’expliquer pourquoi une telle « américanisation » de la déconstruction a pu se
produire et les conditions qui ont pu favoriser la traduction de la « théorie
française » de ce côté-ci de l’Atlantique.
Il ne suffit sans doute pas d’affirmer, comme je l’ai fait ailleurs 48,
que la figure emblématique du monde postmoderne est celle du déplacé
ou que la réceptivité au poststructuralisme et au postmodernisme est pour
une part le reflet d’un recrutement plus important de Juifs (dont nombre
d’enfants de réfugiés) dans les universités américaines. Car l’intérêt que
suscite le postmodernisme aux États-Unis, sa capacité à résonner à travers de vastes secteurs du monde universitaire américain bien plus
qu’ailleurs, et notamment bien plus qu’en France, d’où tant de ses éléments fondamentaux furent pourtant importés, suggère une raison plus
profonde, structurelle même. Si le poststructuralisme et le postmodernisme n’étaient que l’expression de réactions psychologiques au génocide
des Juifs ou à la Seconde guerre mondiale en général, il est peu probable
qu’ils en soient venus à exercer une telle emprise sur la vie intellectuelle
américaine, puisqu’on peut dire que l’Amérique a été affectée moins
directement par les horreurs de la guerre 49 et, plus généralement, qu’elle
était moins tributaire de la « haute culture » des Lumières européennes
qui a subi les attaques du postmodernisme. Si le poststructuralisme et le
45. La date de 1966 renvoie au colloque « The Structuralist Controversy », qui s’est tenu à
la Johns Hopkins University, et dont les actes furent publiés plus tard dans The Languages
of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy, Richard Macksey et
Eugenio Donato (éds.), Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1970. Cette date marque
certainement l’introduction du poststructuralisme en Amérique. Il est intéressant que pour
Derrida lui-même, cette date ait représenté la naissance de la déconstruction en tant que
configuration philosophique identifiable qui, tout en devant beaucoup au mouvement structuraliste pour son usage de la linguistique saussurienne, définissait sa propre place à partir
d’une critique du structuralisme et de révisions de Saussure.
46. Jacques Derrida, « Deconstructions : The Im-possible » in French Theory in America,
Sylvère Lotringer et Sande Cohen (éds.), New York et Londres, Routledge, 2001, p. 18. [Il
s’agit là aussi de la traduction, par Michael Taormina, d’une conférence en français à la
New York University. Le texte ne semble pas avoir été publié en français. NdT.]
47. François Cusset, « French Theory » : Foucault, Derrida, Deleuze & cie et les mutations
de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2003.
48. Voir « Orations of the Dead/Silences of the Living », p. 42.
49. C’est ce que Peter Novick a démontré avec force à propos des Juifs américains et du
génocide. Voir son The Holocaust in American Life, Boston, Houghton Mifflin, 1999, même
s’il ne tient pas vraiment compte dans le livre de la communauté des réfugiés en Amérique
et de leur descendance.
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Dès le commencement (196645), il y a eu une certaine américanisation d’une
certaine déconstruction. Par américanisation, j’entends une appropriation,
une domestication, une institutionnalisation, universitaire surtout, qui se sont
également produites ailleurs sous d’autres formes, mais ici [aux États-Unis]
sous une forme extrêmement visible46.
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postmodernisme représentent, comme je le crois, un déplacement de la
réponse psychologique aux conséquences du génocide, de la guerre et des
désillusions quant aux principes et aux objectifs des Lumières qui les ont
accompagnés — dans une conscience psychique de la perte, de l’absence
et donc en ce sens, une non-place (pour revenir à de Certeau) — quelle
place, quel lieu social peut expliquer une réception si étonnamment favorable en Amérique du Nord ? Mon postulat ici est que, même profondément ancrées dans la psychologie de ceux qui engagent ces changements,
de telles révisions dans l’historiographie n’auraient aucunes conséquences si elles ne coïncidaient pas avec une situation ou une structure
sociale dont elles énoncent d’une façon ou d’une autre la nature, bien que
sous des formes éminemment déplacées et indirectes. Il nous faut donc
examiner les évolutions sociales qui peuvent expliquer comment une si
large révision des bases conceptuelles et méthodologiques de l’historiographie contemporaine a pu ainsi prendre racine.
Toute « explication sociale » d’un phénomène aussi complexe et
protéiforme que le postmodernisme semblera désespérément réductrice à
la plupart des historiens, dans la mesure où, en érigeant les forces
sociales, économiques ou démographiques à l’œuvre en « causes » des
transformations de la vie intellectuelle, on contourne nécessairement les
divers niveaux de médiation entre le social et le culturel que l’historiographie du tournant linguistique nous a appris à explorer. En outre, les événements ne sont pas nécessairement plus logiques, moins lestés de
contradictions et d’intentions cachées que la parole et l’écrit. On ne peut
donc pas postuler une correspondance simple et directe entre la « cause »
sociale et l’« effet » intellectuel 50. Mais si, comme beaucoup d’historiens,
on est convaincu que le langage — ou la textualité dans le sens très large
postulé par le postmodernisme — n’acquiert signification que sur le fond
de son contexte social, ce que j’ai appelé la « logique sociale du texte »,
que des exemples spécifiques d’usage du langage ou de textualité incorporent des structures aussi bien sociales que linguistiques, et que la nature
esthétique et intellectuelle de toute énonciation est intimement liée à la
nature sociale de l’environnement dans lequel elle apparaît, alors une
recherche des racines sociales du changement intellectuel semble non seulement possible mais impérative.
L’un des exposés les plus complets et convaincants sur les origines
sociales et économiques du postmodernisme se trouve dans Le Postmodernisme ou la logique cuturelle du capitalisme tardif51. Comme le titre le suggère, Jameson défend l’idée que le postmodernisme en tant que désignation
socioculturelle, avec les expressions littéraires, esthétiques, culturelles et
historiographiques qui l’accompagnent, représente la « logique du capita-
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50. Merci à David Bell pour ses remarques à ce sujet.
51. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique cuturelle du capitalisme tardif (voir note 19).
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la production de personnes postmodernes capables de fonctionner dans un
monde socio-économique très particulier, un monde dont les structures,
les caractères objectifs et les exigences — si nous en avions une analyse
correcte — constitueraient la situation ayant le « postmodernisme » pour
réponse et aboutiraient à quelque chose d’un peu plus décisif qu’une simple
théorie du postmodernisme55.
Il va presque sans dire que dans la conception de l’histoire de
Jameson, marquée par le marxisme, une des pré-conditions de l’émergence culturelle du « postmodernisme » fut la perte de confiance dans le
marxisme classique, qui s’est accompagnée, dans le domaine de la pratique historique, d’un passage de l’histoire sociale à l’histoire culturelle,
en particulier chez les historiens de gauche. C’est ici que les expériences
de la génération venue à la politique et parvenue à la maturité professionnelle pendant les années 1960 sont déterminantes en tant que préparation,
voire que pré-condition, de l’émergence par la suite de la théorie postmoderne en Europe et en Amérique.
Deux livres récents de chercheurs en histoire sociale bien connus
confirment ce point fondamental : il s’agit de A Crooked Line : From
Cultural History to the History of Society, l’ouvrage semi-autobiographique
52. Ibid., p. 28. Pour sa conceptualisation du « capitalisme tardif », Jameson s’appuie sur
l’ouvrage d’Ernest Mandel, Le Troisième Âge du capitalisme [Der Spätkapitalismus, 1972].
53. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique cuturelle du capitalisme tardif, p. 29.
54. Ibid., p. 22.
55. Ibid., p. 22-23.
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lisme tardif ». Par « capitalisme tardif », Jameson indique le mode d’expansion du capitalisme, depuis l’après-guerre, à l’échelle transnationale, puis
mondiale, qui a remplacé l’ancien stade « monopolistique » du capitalisme
associé à l’ère de l’impérialisme européen, supplanté à mesure que les
monopoles impériaux (coloniaux) étaient abandonnés après la guerre, sans
constituer pour autant une discontinuité dans l’expansion du capitalisme luimême. Pour cela, Jameson préfère l’appellation de « capitalisme tardif »
« pour marquer sa continuité avec ce qui l’a précédé plus que la coupure, la
rupture et la mutation que des concepts comme la “société postindustrielle”
cherchent à souligner52 ». L’avènement du « capitalisme tardif » eut pour
conséquences, affirme-t-il, « de réorganiser les relations internationales,
décoloniser les colonies, et préparer le terrain de l’émergence d’un nouveau
système économique mondial53 », ce qu’on en est venu à reconnaître relativement récemment comme l’économie mondialisée. Selon Jameson, la
tâche idéologique fondamentale du concept de postmodernisme « doit rester
celle de coordonner de nouvelles formes de pratiques, d’habitudes sociales
et mentales […] avec les nouvelles formes de production et d’organisation
économiques provoquées par la modification du capitalisme ces dernières
années — la nouvelle division mondiale du travail54 ». Il faut donc voir la
tâche du « postmoderne » comme
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En tant que rebelles des années 1960, nous [les historiens de gauche qui ont
commencé leur carrière pendant les années 1960 et 1970] avions l’impression
de nous élever contre le système figé et oppressant des déterminations
sociales qui dominait cette Amérique des grandes entreprises. […] La plupart
d’entre nous aurait sans doute été d’accord avec Jürgen Habermas pour dire
que dans la société contemporaine, la possibilité de la liberté humaine était
progressivement menacée par « l’escalade sans fin du contrôle de la nature
par la technique et une administration toujours plus perfectionnée des êtres
humains et des rapports entre les êtres humains à travers l’organisation
sociale. » […] Quand, quelques années plus tard, nous nous sommes révoltés
contre les stratégies de recherche positivistes de l’histoire sociale en nous
engageant dans l’étude de la construction culturelle du monde social, je pense
qu’il nous semblait obscurément que nous étions alors en train de libérer la
recherche historique […] d’un déterminisme social et économique silencieux
qui était incapable de reconnaître la créativité humaine. […] Avec l’histoire
culturelle, nous fracassions la porte des déterminations sociales fordistes au
moment où ces déterminismes […] étaient en train de s’écrouler57.
En outre, affirme Sewell, le passage du capitalisme fordiste ou étatique
(le capitalisme monopolistique, en termes jamesoniens) au capitalisme
mondialisé (ou « capitalisme tardif ») du néolibéralisme fut « caractérisé
dans l’ensemble des sciences humaines par un flottement épistémologi-
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56. Geoff Eley, A Crooked Line : From Cultural History to the History of Society, Ann
Arbor, University of Michigan Press, 2005 ; William H. Sewell Jr., The Logics of History :
Social Theory and Social Transformation, Chicago, University of Chicago Press, 2005,
p. 22-80. L’expression political unconscious chez Sewell renvoie à un précédent livre de
Jameson, The Political Unconscious : Narrative as a Socially Symbolic Act, Ithaca, Cornell
University Press, 1981.
57. Sewell, The Logics of History : Social Theory and Social Transformation, p. 60-61.
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de Geoff Eley et The Logics of History : Social Theory and Social Transformation de William H. Sewell Jr., en particulier le chapitre sur « l’inconscient politique de l’histoire sociale » (« The Political Unconscious of Social
History56 »). Tous deux sont plutôt de gauche, voire ouvertement marxistes
comme Jameson, mais il est intéressant de constater qu’on pourrait trouver
une lecture assez similaire du rapport entre postmodernisme et capitalisme
dans l’allocution présidentielle de Joyce Appleby citée plus haut (sans la
critique du capitalisme implicite chez les trois autres auteurs).
Comme Jameson, Sewell met en rapport l’essor de l’histoire culturelle avec les changements fondamentaux dans l’ordre économique, et en
particulier les transformations du capitalisme à l’échelle mondiale.
Cependant, contrairement à Jameson, Sewell considère que les expériences de la génération des années 1960 qui furent responsables du
« tournant culturel », puis du « tournant linguistique », dans l’écriture de
l’histoire doivent être situées « dans l’effondrement de l’ordre fordiste,
pas dans le nouvel ordre émergent de l’accumulation globalisée et
flexible. » Comme il l’explique :
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que généralisé — un flottement qui n’est pas sans affinités électives
avec la “flexibilité” accrue qui est l’un des traits distinctifs du nouvel
ordre économique mondial. » En histoire, ce flottement « a pris la forme
du tournant culturel, des flirts avec le poststructuralisme et de la fascination pour la micro-histoire et la subjectivité 58 ».
Eley signale également le passage décisif de la centralité de l’histoire
sociale à celle de l’histoire culturelle qui s’est produit, selon lui, vers 1980,
un phénomène qu’il attribue à l’abandon par les tenants de l’histoire
sociale marxiste de la conviction que « les rapports de classe [étaient]
l’élément constitutif fondamental dans l’histoire des États capitalistes
industrialisés, le vœu axiomatique de l’histoire sociale marxiste 59 ». Selon
sa démonstration, cette perte de confiance dans la classe comme foyer de
la causalité historique était avant tout la conséquence de l’affaiblissement
de son pouvoir explicatif en histoire sociale, et il serait sans doute d’accord
pour affirmer — même s’il ne le dit pas explicitement — que cet affaiblissement était lui-même le résultat des changements dans l’ordre économique britannique et européen. Même si sa portée est plus limitée, du fait
de la dimension autobiographique, l’argumentation d’Eley reste compatible avec celles de Jameson et Sewell dans sa manière d’établir un lien
entre les révisions dans la pratique historiographique et les changements
économiques et sociaux et leurs conséquences idéologiques et politiques.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur la pertinence de ces descriptions des changements économiques globaux de la fin de la deuxième
guerre mondiale à nos jours, elles me semblent constituer dans l’ensemble,
surtout quand on les lit intégralement et malgré des orientations relativement
différentes, des exposés plausibles. Toutefois, selon moi, en tant qu’explications de la révision historique généralisée produite par le tournant linguistique, elles ne sont certes pas fausses mais incomplètes. Si une discussion
plus approfondie des différentes argumentations nous permettrait d’établir
des parallèles entre la « flexibilité » qui caractérise le nouvel ordre économique et l’idée de « positions du sujet » déstabilisées, entre l’expansion du
consumérisme et la domination de la culture, conjointement à « une culture
absolument nouvelle de l’image ou du simulacre60 » et à un affaiblissement
du sens de l’historicité et du rapport au monde des objets, reste le problème
de la spécificité intellectuelle et philosophique des théories poststructuralistes et postmodernes, avec leur insistance sur l’absence, la fragmentation et
la perte de la certitude métaphysique et épistémologique qui a accompagné
la conscience croissante de la nature linguistiquement déterminée de la
perception, de la cognition et de l’imagination. Je ne vois pas comment les
58. La citation est extraite d’une recension de A Crooked Line de Geoff Eley par William
H. Sewell, Jr, « Crooked Lines », AHR Forum, The American Historical Review, 113,
avril 2008, p. 402.
59. Eley, A Crooked Line, p. 110-111.
60. Jameson, Le Postmodernisme ou la logique cuturelle du capitalisme tardif, passim.
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changements du capitalisme ont pu mener à ces évolutions — et en particulier à la dématérialisation de l’histoire qui est au cœur de la pensée poststructuraliste — même si, si tant est que l’on puisse défendre une telle
position, Jameson est sans doute celui qui s’en est approché le plus61.
Pour moi, l’explication la plus convaincante du développement du
poststructuralisme par la génération venue à maturité pendant les
années 1960 et 1970 demeure celle qui le conçoit comme une réponse psychologique déplacée au génocide et à ses conséquences, au sens où s’est
produit alors une prise de conscience croissante, et quelque peu tardive,
qu’il était devenu impossible de croire dans le caractère éclairé et progressiste de la civilisation européenne, une évolution qu’est venue renforcer par
la suite l’émergence de la théorie postcoloniale, qui a mis à nu les aspects
brutaux et déshumanisants des entreprises impériales européennes. Après
tout, la « French Theory » est bel et bien née en France chez des penseurs
français qui travaillaient sur les œuvres de philosophes allemands, et sur
leur révision. S’il peut sembler à certains que la destinée de la « French
Theory » est américaine, notamment dans sa version relativement domestiquée (comme le notait Derrida plus haut) généralement désignée sous le
nom de postmodernisme, le tournant linguistique dans l’écriture de l’histoire en Amérique du Nord est impensable sans l’influence de Foucault,
Derrida, Lyotard et tous les autres, dont la pensée et les écrits incarnent ce
tournant révisionniste. Ils furent les premiers à articuler ce sens de la rupture, de la perte et de l’absence, qu’il ait pris la forme de la déconstruction
chez Derrida, de la conception du postmodernisme comme fin des « métarécits » chez Lyotard, ou du refus généalogique des origines et des essences
chez Foucault. Leur capacité initiale à donner une forme philosophique à
une réponse à la guerre qui n’était en rien exclusivement européenne fut
essentielle au développement des formulations et des outils conceptuels
généralisés par la suite dans ce qu’on pense sous les noms de poststructuralisme et de postmodernisme. Que des changements importants dans
l’économie et la société américaine (sans parler des désillusions à l’égard
de l’« impérialisme » américain pendant la guerre du Vietnam) aient été le
terreau d’une sensibilité et d’une réceptivité remarquables à ces développements intellectuels européens — sous des formes éminemment déplacées et
indirectes bien sûr — peut en effet expliquer leur implantation aux États-
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61. La réponse de Jameson à cette critique serait sans doute que l’un des traits distinctifs du
postmodernisme est la colonisation de la nature par la culture. Pour Jameson, « [l] e postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et
que la nature s’en est allée pour de bon. C’est un monde plus pleinement humain que
l’ancien, mais un monde dans lequel la “culture” est devenue une véritable “seconde
nature”. » Le postmoderne représente « une acculturation du Réel immense et historiquement originale, un grand saut dans ce que Benjamin appelait “l’esthétisation” de la réalité »
(ibid., p. 15-16). De même, à aucun moment Jameson, Eley ou Sewell, ne contestent les
concepts de puissance d’agir ou de sujet humain ou psychologique (que le dernier ouvrage
de Sewell s’efforce d’ailleurs de réhabiliter). Mais la force de leurs argumentations s’appuie
avant tout sur les mécanismes de l’économie et leurs ramifications sociales.
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Unis par la suite. Mais il faut prendre en compte les deux phénomènes si
l’on veut comprendre la nature de la révision de la pensée historique et les
circonstances de sa dissémination aux États-Unis.
On pourrait objecter que cet argument ne fonctionne que si l’on
identifie, comme j’ai eu tendance à le faire dans les paragraphes précédents, le poststructuralisme et le postmodernisme, mais je pense qu’à
l’époque de leur introduction aux États-Unis, on aurait eu beaucoup de
difficultés à les différencier. Ce n’est que plus tard qu’on a pris pleinement conscience des fondements conceptuels et sociaux qui les distinguaient. Quelle que soit la manière dont on conçoit aujourd’hui ces
phénomènes, il semble évident que toute explication de l’essor de l’historiographie du tournant linguistique devra prendre en considération les
deux côtés de l’Atlantique, et donc les deux aspects de la question.
À cet ensemble de causes, il faut certainement ajouter les changements dans le recrutement des historiens après les années 1960. Pendant
les années 1960, lorsque la conjonction des forces du mouvement des
droits civiques, du mouvement anti-guerre, des débuts du féminisme et de
la critique utopiste de la culture américaine représentée par la montée de
la contre-culture était à son comble, l’expérience acquise dans ces différents groupes fut évidemment déterminante. Il est facile de voir comment
une génération qui avait pris conscience de sa place dans l’histoire dans
cette atmosphère d’optimisme historique (déçu par la suite) sur l’égalité
entre les races et la justice sociale, mais aussi d’ambivalence profonde à
l’égard de l’autorité et du pouvoir, à la fois politique et culturel, a pu,
lorsqu’elle en est venue à développer sa propre vision du passé, l’envisager avec cette suspicion à l’égard de l’ordre, de la hiérarchie, de l’autorité et du patriarcat qui avait caractérisé quelques années auparavant son
engagement dans le monde contemporain. Et les Américains ne furent pas
les seuls à connaître cette tendance, même si l’ouverture remarquable du
monde universitaire américain aux nouveaux groupes et aux nouvelles
idées a peut-être contribué à la rapidité et à la généralisation de leur
acceptation, en comparaison avec l’Europe 62.
62. De ce point de vue, on pourrait affirmer, comme me l’a suggéré David Bell, que le postmodernisme représente une forme d’abandon de l’engagement politique de la part des intellectuels, puisque les initiatives de ces intellectuels pour agir sur la politique pendant les
campagnes contre le colonialisme, contre la bombe atomique et contre le Goulag se sont
toutes brutalement effondrées, après 1968 en France et un peu plus tard en Amérique. Selon
lui, le postmodernisme désigne un ensemble d’idées « qui inversent ou nient le rapport entre
les idées et l’histoire que les générations d’intellectuels précédentes avaient revendiqué si
fièrement, en niant la fixité de la signification, la stabilité des textes, etc. Cela semble expliquer les échecs des générations d’intellectuels précédentes, en affirmant que l’échec était
inévitable de par les propriétés mêmes du langage » (correspondance privée). Ma résistance
à un tel point de vue tient au fait que Foucault, Derrida, Lyotard, Blanchot, Deleuze, etc.,
considéraient que leurs efforts, quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur leur efficacité, étaient de nature politique, un point sur lequel Derrida ne cessa de revenir dans ses
écrits les plus tardifs.
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Ainsi, sans surprise, nous sommes arrivés au motif explicatif triangulaire, suggéré à l’origine par de Certeau, dessiné par la « place » (le
recrutement social, et donc le monde social dans lequel les historiens sont
recrutés), les « procédures » (la discipline de l’histoire en tant que profession et ses ressources conceptuelles) et le « texte » (les révisions du discours historiographique produites par le tournant linguistique à mesure
qu’il se faisait sentir à des degrés divers à la suite de la prise de conscience poststructuraliste et postmoderne d’une perte de confiance épistémologique généralisée dans les anciens paradigmes de l’histoire, tout
particulièrement l’objectivisme). Il est intéressant de noter que ces transformations semblent liées aux expériences d’une seule génération. À son
tour, ce fait contribue à expliquer pourquoi le prestige de l’historiographie
du « tournant linguistique » semble aujourd’hui sur le déclin, déclin qui
s’accompagne d’une insatisfaction croissante quant à ses explications trop
systématiques du fonctionnement du langage dans tous les domaines de
l’activité humaine et d’une tentative évidente de réhabilitation de l’histoire sociale 63.
Il faut s’attendre à ce que, à mesure que s’accroît notre conscience
de la pénétration du capitalisme mondialisé et de ses effets sur toutes les
formes de formations sociales, l’écriture de l’histoire subisse l’influence
croissante des préoccupations intellectuelles produites par ce développement et crée donc de nouveaux objets de recherche. On le voit déjà à
l’intérêt grandissant pour les questions de diaspora, de migration et
d’immigration. On le voit aussi au rapide développement du champ de
l’histoire transnationale, avec son attention à ce que Françoise Lionnet a
appelé les « cultures minoritaires » (minority cultures), une approche de
l’histoire qui met en œuvre un point de vue mondial pour souligner
l’hybridité fondamentale des cultures mondiales dans le monde postcolonial et postmoderne, à travers laquelle les notions de foyer, de communauté, d’allégeance et d’identité sont constamment révisées 64. En partant
du principe de l’hybridité des sociétés et des cultures mondiales, les travaux de ce type cherchent à la mettre au cœur de leur analyse intellectuelle et généreront très certainement de nouveaux paradigmes pour
l’étude de l’histoire qui non seulement influeront sur notre compréhension
des évolutions contemporaines mais nourriront aussi nos analyses du
passé.
Il n’est guère surprenant que le champ du « transnationalisme »,
défendu notamment par des groupes de chercheurs entrés récemment dans
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63. Sur ce point, voir mon introduction à Practicing History et Sewell, The Logics of History, ainsi que Beyond the Cultural Turn, Victoria E. Bonnell et Lynn Hunt (éds.), Berkeley,
University of California Press, 1999, p. 1-32, et l’article de Andreas Reckwitz, « Toward a
Theory of Social Practices : A Development in Culturalist Theorizing », European Journal
of Social Theory, 5, 2, 2002, p. 243-263.
64. Voir Minor Transnationalism, Françoise Lionnet et Shu-mei Shih (éds.), Durham, Duke
University Press, 2005.
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(Traduit par Étienne Dobenesque)
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la profession — et qui pour nombre d’entre eux, appartiennent à la
deuxième génération de familles d’immigrants — apparaisse comme le
signe de ce changement. C’est l’un des déterminants sociaux du processus
de réorientation et de révision dans l’historiographie actuelle. Sans doute
est-il donc pertinent également de s’interroger sur les épreuves psychologiques vécues dans les phénomènes d’exil, de migration et de mouvement
diasporique. Cela permettrait de remettre en cause et de nuancer le ton
relativement triomphaliste des recherches actuelles sur le transnationalisme, qui célèbrent la fluidité et l’hybridité, en s’interrogeant sur le sens
de la perte de l’identité culturelle qui accompagne souvent la perte du
pays, de la langue et de la culture d’origine. À la lumière de quoi on pourrait se demander si l’hybridité culturelle est un bien en soi et si son expansion au monde entier n’a pas un coût caché, en termes d’identités
personnelles comme de production culturelle.
Les réponses à ces questions viendront très certainement. En tout
état de cause, elles ne relèvent pas d’une réflexion sur la nature et le rôle
de la révision en histoire, si ce n’est dans la mesure où, comme le tournant linguistique, elles montrent la nature surdéterminée de ce phénomène
historiographique de révision, un phénomène à la fois psychologique,
social et professionnel dans ses éléments constitutifs.