Religions, violence et résolution de conflit
Jean-Nicolas Bitter
Facteurs religieux et facteurs politiques s’entremêlent dans bon nombre de conflits contemporains, les rendant particulièrement violents et difficiles à résoudre. L’actualité nous suggère des exemples immédiats, comme ceux de l’Afghanistan, de l’Irak ou du conflit israélo-arabe. Les théories de la résolution des conflits peinent cependant souvent à prendre en compte cet enchevêtrement. Une idée répandue est qu’une médiation n’est possible qu’à condition de s’en tenir au strict terrain politique, aux « intérêts » en présence, en laissant le religieux de côté. S’axer sur les causes sous-jacentes des conflits, celles qui se cachent sous le discours des acteurs, voilà ce que recommandent généralement les spécialistes de la médiation (voir encadré).
Pourtant, lorsque les conflits mettent en scène des groupes revendiquant des appartenances religieuses différentes, ce qui est en jeu, c’est la rencontre entre des « mondes » distincts. Ces « mondes » (ou « religions ») constituent des systèmes de construction de la réalité. Loin d’être neutres, ils interfèrent avec la définition des intérêts et dès lors contribuent à structurer les différents. Il importe donc, pour la théorie de la résolution de conflit, de penser la dynamique d'interaction entre le religieux et le politique. C’est à cette condition qu’elle pourra contribuer à trouver une issue à des affrontements marqués par une telle interaction.
Les travaux du théoriciens de la théologie George Lindbeck peuvent être d’une grande utilité dans cette tâche. Nous avons proposé ailleurs
Jean-Nicolas Bitter, Les Dieux embusqués. Une approche pragmatique de la dimension religieuse des conflits, Paris/Genève, Librairie Droz, 2003 un modèle qui s’en inspire et dont nous présentons ici quelques jalons. Les rapports de notre monde occidental avec différents mouvements islamiques contemporains illustreront le propos, mais la description de la rencontre entre d'autres mondes, produits de l'Occident ou d'ailleurs le démontre tout aussi bien.
G. Lindbeck montre comment des positions doctrinales qui étaient autrefois contradictoires peuvent ne plus l’être aujourd’hui. Selon lui, les doctrines, tout comme les valeurs peuvent se révéler à la fois fermes et flexible, de sorte que des mondes attachés à des valeurs incommensurables peuvent cohabiter pacifiquement.
Pour cet auteur, la religion est avant tout une cadre culturel et linguistique, « une sorte de médiation qui façonne la vie et la pensée en leur totalité ». Bien qu’elle soit aussi « un éventail de croyances au sujet du vrai et du bien », elle « ressemble plutôt à un idiome qui rend possible la description des réalités, la formulation de croyances et l’expérience d’attitudes et de sentiments intérieurs »
George A. Lindbeck, La nature des doctrines. Religion et théologie à l'âge du postlibéralisme, Paris, Van Dieren Editeur, 2002; traduit par Mireille Hébert.. Tout comme une langue, une religion peut ainsi être vue comme un medium de construction de la réalité dont la grammaire – respectivement les dogmes ou les valeurs – régulent la pratique. Ces règles sont des réalités d’un ordre second dont le rôle est d’interdire certaines pratiques ou actions et d’en permettre d’autres, sans spécifier positivement et sans prescrire ce qui est à croire ou à faire dans l’ordre du jeu lui-même. L’effet d’une règle, ce n’est ni d’indiquer ni de prescrire, mais d’encadrer l’action, de lui servir de guide. Selon cette conception la rencontre entre deux systèmes de règles (dogmes ou valeurs) différents voire contradictoires n’implique pas nécessairement qu’ils s’excluent mutuellement. Tout dépend des contextes dans lesquelles leur rencontre intervient.
Ainsi, pour nombre de penseurs islamistes (notamment dans le courant des Frères Musulmans), la sharia (ou loi islamique, pour faire court) n'est pas un décalque éternel à appliquer quelque soit le contexte. La fidélité à la sharia se mesurera plutôt à l'adaptation d'une même règle à un contexte changeant. Cette fidélité exige un effort d'interprétation (ijtihâd) de la part du savant musulman, un travail de réflexion et d'analyse pour appliquer les règles coraniques à la situation présente. Par exemple, la règle de la lapidation comme châtiment en cas d'adultère a été accompagnée à ses débuts par des conditions d'application extrêmement restrictives. Les savants (ulemas) en ont déduit que l'objectif de cette règle était préventif. Dans le contexte contemporain cependant, nombre d' ulemas reconnaîtront que la lapidation ne saurait réaliser cet objectif, et en concluent que la règle ne saurait dès lors être appliquée. Pour eux l'objectif de prévention de l'adultère devra être poursuivi par d'autres moyens plus adaptés à l'époque présente.
L’évolution de la pratique d’une religion n’implique pas une dénaturation de son essence. Les changements sont plutôt le résultat de l’«absorption» des circonstances nouvelles dans une matrice qui demeure fidèle à elle-même. Ainsi une religion, tout comme une langue, s’adapte aux mondes en mutation en donnant sens aux circonstances nouvelles à partir de ses règles de pratique, d’interprétation et de vie.
La théorie de la résolution de conflit peut dériver trois principes essentiels de ces considérations. 1. La reconnaissance de la dimension ferme et fidèle de la doctrine et de la religion, ce qui permet le respect des valeurs des protagonistes et, partant, de leur identité. 2. L'identification d’une possibilité de flexibilité des règles au sein du contexte étudié, ce qui ouvre un espace de négociation possible. 3. La neutralité de l'approche adoptée, tant sur le plan cognitif que pratique, dans la recherche d'une solution.
Ce principe de neutralité implique d’aborder les différents "mondes" comme on lirait une carte de géographie, sans que l’on ait à se prononcer pour ou contre les enseignements communautaires qui font autorité pour des corps religieux particuliers. Neutralité ne signifie pas absence d'engagement ni renonciation à ses propres valeurs. Il s'agit d'un instrument au service du processus de résolution de conflit. Or dans un tel processus, tous les ingrédients – dont la grille de lecture utilisée – doivent pouvoir être acceptés par les parties impliquées.
L’islam politique nous fournit une nouvelle illustration des potentialités de cette méthode d’analyse. Mettre cette dernière à profit pourrait, à notre sens, contribuer à transformer le conflit existant aujourd’hui, autant au sein du monde arabe qu'en occident, entre les sécularistes et les islamistes, au sujet de la démocratie.
Certaines autorités dans le mouvement des Frères Musulmans acceptent les mécanismes de la démocratie (élections, pluralisme, rotation du pouvoir et séparation des pouvoirs) tout en rejetant ce qu'elles désignent comme les "valeurs de la modernité ou de l'Occident". Elles justifient cette position en considérant que les mécanismes démocratiques peuvent être légitimement déduits des valeurs islamiques. Pour les sécularistes, cette position est rigoureusement intenable. Il est, à leurs yeux, impossible de dissocier ces mécanismes politiques des valeurs occidentales. Pire, les intentions politiques des islamistes leur paraît des plus suspectes : comment les frères musulmans pourraient-ils déduire les mécanismes démocratiques de leur doctrine, alors que les lois islamistes sont pour eux des règles immuables ? Or, comme nous l’avons montré plus haut, la fermeté de la doctrine s’accommode avec une certaine flexibilité selon le contexte. Une orthodoxie religieuse peut dès lors se concilier avec des options politiques démocratiques. Si les sécularistes pouvaient admettre un tel principe, le malentendu pourrait être levé.
Lorsque l’on aborde un conflit marqué par le religieux, il importe également de comprendre que la religion constitue un système d’orientation pour ceux qui s’y reconnaissent. Bousculer ce « système fiduciaire », selon l’expression de K. Polanyi, c’est menacer la sécurité du groupe. "Comme le langage ou des instruments qui aident à la vision, observe G.Lindbeck, [ces mondes] augmentent plutôt que restreignent notre capacité à nous débrouiller avec le monde. Ce sont les instruments qui permettent aux êtres humains d’interpréter et d’organiser la matière brute de la vie sociale, personnelle et intellectuelle. Ils fournissent les principes d’ordre avec lesquels nous bâtissons un cosmos à partir du chaos; ainsi surmontons-nous la pure confusion et l’absence d’orientation qui, de toutes les menaces pesant sur la vie et la dignité humaines est la plus grande de toute."
LINDBECK, G., «Theological revolutions and the present crisis», Theology Digest, (1975) 23, p P. 312..
On peut ainsi comprendre qu’une attaque contre un tel «système fiduciaire» puisse être vécu comme une forme de violence extrême. C’est au fond ce que traduit l’interdiction du colonialisme dans la déclaration islamique des droits de l’homme. Selon Oscar Nudler, l’imposition d’un monde serait l’une des pires forme d’oppression qui soit; on peut s’en rendre compte par la violence des réactions qu’elle provoque
NUDLER, O., «On Conflicts and Metaphors», in: J. Burton (éd.), Conflict: Human Needs Theory, New York, St Martin’s Press, 1990, p.188..
On trouve un exemple typique d’une situation génératrice de violence, telle que la conçoit O. Nudler, dans les propos suivants du dirigeant serbe Radovan Karadzic, à propos des musulmans de Bosnie. «Il est clair, déclarait R.Karadzic, que la voie du salut, pour les Serbes de religion musulmane, réside dans le retour à l’orthodoxie. (…) je pense que le peuple serbe ne sera rétabli d’une manière totale et dans son ensemble que lorsque la plus grande partie, ou la totalité, des Serbes de confession islamique auront guéri leur âme et retrouvé la plénitude de leur être»
KARADZIC, R., L’éveil de l’âme repliée. Entretien avec M. Radovan Karadzic, président de la République serbe, Lausanne, l’Age d’Homme, 1995, p.4.. La guerre en Bosnie, de fait, s'est nourrie de ce type d'affirmations qui ont divisé les communautés.
Si le « système fiduciaire » fonde la sécurité du groupe, c’est aussi parce qu’il recèle les mécanismes de résolution de conflit de la communauté. Ces processus, qui varient
Cela constitue un champ d'étude distinct, l'ethnologie des conflits ou "ethnoconflict theory". Cf. par ex. AVRUCH, K.; P. BLACK, «The Culture Question and Conflict Resolution». Peace and Change, 16 (1991) 1, ou NADER, L.; H. T. TODD (éd.), The Disputing Process – Law in Ten Societies, New York, Columbia University Press, 1978. d’un monde à un autre, sont les moyens par lesquels la cohésion interne de la communauté est assurée. Il n’est pas besoin d’aller bien loin pour trouver des exemples de différences essentielles, de « différends » comme les appelle Jean-François Lyotard
LYOTARD, J.-F., Le Différend, Paris, Editions de Minuit, 1983., entre de tels systèmes. Il suffit en effet de contraster les processus judiciaires américains et français : chacun trouvera certains aspects du système de l’autre fondamentalement dissonants. On comprend, dès lors, que l’on puisse analyser la confrontation entre deux communautés comme résultant de la rencontre entre deux «systèmes de sécurité». Un «conflit» entre deux groupes peut en fait être décrit comme le résultat d’un désaccord entre les deux parties quant aux mécanismes même de résolution de conflit.
On sent se dessiner la méthode à suivre pour mener une négociation lorsque le conflit s’inscrit dans la confrontation entre des « mondes » différents. Il est essentiel de prendre acte de la présence de deux systèmes de construction de la réalité : cela implique qu’une démarche donnée ne sera pas comprise de la même manière par les communautés en présence. Tout la difficulté d’une telle négociation consiste à identifier une ou des actions compatibles dans les deux mondes, sans que ces actions revêtent nécessairement le même sens – ou la même utilité – pour les uns et les autres.
Pour y parvenir, il importe de considérer les personnes impliquées et leur langue comme des ressources pour la création d’une solution conjointe, et non plus comme des récepteurs passifs d’une solution analysée ou décidée ailleurs et par d’autres. La participation au processus se mesurera à la possibilité dont disposera chaque partie pour mettre en oeuvre ses propres ressources linguistiques et narratives. Il s’agira d’un travail en équipe, faisant appel à la créativité et à l’innovation spécifique aux règles de développement et d’adaptation de chaque monde.
Une histoire qui s’est déroulée en Afghanistan, alors gouverné par les Taliban, illustre parfaitement la pertinence de cette méthode. L’exclusion des femmes des hôpitaux de Kaboul, en tant que soignantes ou patientes, avait déclenché une vive polémique relayée par les médias. Le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) a entrepris en 1997 une négociation pragmatique avec les Taliban, dans un esprit qu’on pourrait qualifier de «confrontation bienveillante». Le délégué du CICR et le ministre de la santé des Taliban ont parcouru l’ensemble des dispensaires, seules structures médicales auxquelles les femmes avaient accès. Ils ont pu constater ensemble que les femmes n’y recevaient pas les mêmes soins que ceux prodigués dans les hôpitaux, en raison du manque d’équipements. Le délégué a appris à cette occasion que l’interdiction de l’accès à l’hôpital ne tenait pas à une règle défavorisant les femmes par rapport aux hommes en matière de soins médicaux (ce qui contreviendrait aux Droits de l’Homme), mais résultait de la nécessité de satisfaire à la règle de la séparation des sexes. Dans un contexte de guerre, la priorité des soins allait aux militaires blessés. Comme il n’y avait qu’un seul endroit où l’on pouvait trouver cette qualité de soins, et qu’il fallait respecter la règle de la séparation des sexes, les femmes n’avaient pas accès à l’hôpital. Ils ont alors trouvé ensemble une solution ad hoc, celle de diviser l’hôpital par un mur, avec deux entrées séparées. De la sorte, les hommes et les femmes reçurent la même qualité de soins, en satisfaisant à l’exigence de séparation des sexes autant pour les patients que pour le personnel soignant.
Comment rendre à César ce qui est à César, et à Dieu, ce qui est à Dieu? Penser le rapport entre le religieux et le politique et le gérer en pratique est un vieux problème. L’approche dominante tend à le nier, en considérant que, dans un processus politique, l’invocation du religieux est toujours instrumentalisée dans un jeu de pouvoir. Dans la pratique, une telle position s’avère souvent inopérante, voire contre-productive. Le négociateur qui s’obstine à appréhender le conflit en stricts enjeux politiques ignore toute une partie de ce qui est échangé lors de ses interactions avec des interlocuteurs issus d’une autre «monde».
Une autre approche, selon nous plus prometteuse, est de reconnaître l'importance du problème et d'identifier un espace de négociation alors même que les mondes en présence paraissent incommensurables. Une telle démarche comprendra que la laïcité n'est pas un fondement universel, une position antérieure au religieux ou un a priori. Elle serait plutôt un espace neutre, résultat d'un travail que l'on pourrait décrire comme interne aux religions; un espace indépendant, mais non séparé du religieux.