Dire la Nature à Madagascar : des mythes contre des
cartes
Xavier Amelot
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Xavier Amelot. Dire la Nature à Madagascar : des mythes contre des cartes. Dire l’Océan Indien,
2017. hal-02359273
HAL Id: hal-02359273
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Submitted on 12 Nov 2019
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Xavier Amelot, 2017, Dire la nature à Madagascar,
in
Y. Combeau, T. Gallat et Y. Rolland, Dire l’océan Indien, volume 1,
Saint-Denis de La Réunion, OSOI/Université de La Réunion-Epica
Edition p. 32-53.
Dire la Nature à Madagascar :
des mythes contre des cartes
Xavier AMELOT*
RESUME
La nature à Madagascar est généralement représentée comme dégradée, menacée,
soumises à la déforestation et à l’érosion des sols par l’action humaine, un paradis
perdu. Cette image construite à la fin du XIXe siècle par l’administration coloniale
française est aujourd’hui toujours mobilisée pour légitimer les politiques
environnementales. Les mêmes métaphores se retrouvent dans la plupart des discours
contemporains sur l’environnement malgache. Ces discours présentent la nature
malgache comme la relique d’une immense forêt primitive qui aurait couvert
pratiquement toute l’île à une époque indéterminée ; une relique, devenue « hotspot » de
la biodiversité mondiale. La construction de ce discours sur la nature à Madagascar est
questionnée en la replaçant dans une perspective historique et spatiale permettant de
confronter les discours aux productions cartographiques.
MOTS-CLES
Madagascar, déforestation, discours sur la nature, cartographie critique, politiques
environnementales
ABSTRACT
Nature in Madagascar is typically represented as degraded, threatened, undergoing
deforestation and erosion owing to human action – a paradise lost. That image, as it was
built at the end of the 19th century by the French colonial administration, is still
mobilized nowadays to legitimize environmental policies. The same metaphors pile up
in most contemporary discourses on the Malagasy environment. These discourses
present nature in Madagascar as the relic of an immense primitive forest that supposedly
covered nearly the whole of the country at an unspecified time – a relic that has become
a global hotspot of biodiversity. We will question that discourse on nature in
34
Madagascar by replacing it in a historical and spatial perspective, and by confronting
these discourses to the production of maps.
Madagascar, deforestation, nature narratives, critical cartography, environmental
policies.
*Géographe, Passages UMR 5319 CNRS / Université Bordeaux Montaigne
INTRODUCTION
Plusieurs publications ont récemment mis en lumière de nombreuses contradictions dans
les évaluations de la surface forestière malgache et de son évolution (McConnell &
Kull, 2014 ; Dufils, 2003 ; McConnell, 2002). Alors que les questions d’environnement
et notamment celle liées à la déforestation font l’objet de toutes les attentions, tant de la
part de la communauté scientifique que des bailleurs de fonds internationaux ou des
grandes organisations de protection de la nature, cette approximation des connaissances
peut paraître surprenante. Les discours sur la déforestation déterminent pourtant en
grande partie les politiques environnementales appliquées à Madagascar. Aussi, il nous
semble nécessaire de nous interroger sur les causes et les conséquences de ces
incertitudes persistantes en questionnant par les cartes, l’évolution des représentations
de la forêt et de la déforestation dans la grande île du sud ouest de l’Océan Indien.
Depuis plus d’un siècle, un même discours est mobilisé pour justifier les politiques
publiques et les projets environnementaux mis en œuvre à Madagascar. Annonçant
l’imminence de la catastrophe, le même coupable est invariablement désigné : le paysan
(ou l’éleveur) malgache qui serait en train d’achever la destruction d’une forêt
originelle. Les pratiques «irrationnelles» des sociétés rurales et principalement la
riziculture pluviale sur défriche-brûlis, le tavy auraient conduit à la déforestation, à
l’érosion et à la stérilisation d’une terre autrefois riche et féconde. «L’Ile Verte» se
consumerai à grands feux pour se transformer en une « Ile Rouge » stérile et désolée.
A L’ORIGINE, UN DISCOURS COLONIAL SUR LA DEFORESTATION
L’idée d’une forêt originelle ayant jadis recouvert l’île entière apparaît d’abord, à la fin
du XIXe siècle (Girod-Genet, 1898), dans le discours des administrateurs forestiers
coloniaux dont la doctrine stigmatise les «ennemis permanent de la forêt, paysans et
éleveurs irresponsables» (Bergeret, 1996). Popularisé par deux spécialistes historiques
de la végétation malgache que sont H. Perrier de la Bâthie (1921) et H. Humbert (1927),
cette hypothèse, en phase avec les paradigmes et les théories de l’époque légitime
l’appropriation des ressources forestières par la puissance coloniale et la mise en œuvre
de politiques coercitives de protection de l’environnement. La diabolisation des feux
(Kull, 2000), en particulier celle de la pratique du tavy, est au cœur de cette idéologie
déployée par une puissante administration forestière et soutenue par la science coloniale
à travers des auteurs comme Auguste Chevalier (1922).
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Cette politique et la vision qui la valide se poursuivent sans défaillir jusqu’à la fin de la
période coloniale (Bertrand et Sourdat, 1998). Aux premiers temps de l’indépendance,
le discours demeure inchangé. Souvent portée par les forestiers formés à la même école
que leurs prédécesseurs et en dépit de quelques publications scientifiques qui viennent
en nuancer l’expression caricaturale (Bourgeat, 1972 ; Koechlin et al., 1974 ; Morat,
1973), l’idée d’une grande forêt disparue et de pratique paysannes destructrices
s’impose comme un véritable postulat.
Après l’isolement politique de la décennie suivante, le discours resurgit à nouveau dans
les années 1980 d’abord dans la littérature naturaliste (Oberlé, 1981) puis dans les
rapports d’expertise à destination des bailleurs de fonds venu apporter leur aide à un
pays en crise et à une nature en péril. Débarrassé des accents coloniaux et paternalistes,
le propos est souvent repris dans sa forme la plus simpliste parfois même avec des
erreurs de transcriptions reproduites de rapports en rapports. Un rapport du PNUD et de
la Banque Mondiale (ESMAP, 1995) dont les chiffres ont été maintes fois repris par la
suite, fait par exemple état d’une diminution de 75 % de la couverture forestière depuis
les années 1920 pour une surface estimée à cette date à 53 millions d’ha, soit 90 % de la
surface de l’île ! D’autres présentent des chiffres tout aussi surprenant : « Entre 85 et 90
% de la couverture forestière originelle de Madagascar ont disparu. Les quelques 10 %
qui restent de ces forêts couvrent une superficie approximative de 58.700 km2. »
(DGEF/CI, 2000, p. 7.).
La seule nouveauté dans le discours concerne les causes initiales d’une dégradation
toujours supposée exclusivement d’origine anthropique. Il ne s’agit plus désormais de
stigmatiser l’arriération et l’irrationalité des paysans mais de dénoncer la pauvreté et la
croissance démographique comme les moteurs de la dégradation de l’environnement
(Minten et al., 2000). Pour le reste, le discours qui avait justifié la politique forestière
coloniale demeure inchangé et constitue un des fondements principaux du vaste
programme de planification environnementale qui se met en place à Madagascar à partir
des années 1990 (Andriamahefazafy et Méral, 2004). Le mythe la forêt originelle, que
Chartier (2005) qualifie de « narrative édénique », détruite par les hommes, est
désormais bien installé.
« La déforestation, principalement due à l’action de l’homme, aux feux, aux
catastrophes naturelles, constitue un des principaux problèmes de
l'environnement de Madagascar. Elle est à mettre en relation avec la
croissance démographique rapide, la paupérisation généralisée des
populations […] L'accélération de la réduction du couvert forestier est
surtout attribuable à la pratique de la culture itinérante sur brûlis ("tavy")
pour assurer les besoins alimentaires d’une frange importante de la
population rurale. » (République de Madagascar, 2003, p. 5).
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Cette représentation de la forêt et de sa dégradation, culturellement construite et
historiquement datée, pourrait apparaître sans conséquence si elle ne portait en elle une
dimension normative extrêmement forte et une puissance prescriptive aboutissant à
considérer les espaces forestiers malgaches comme les reliques d’un paradis perdu du
fait des exactions des populations autochtones qu’il convient d’exclure de ces espaces
pour les protéger. L’absence de véritable remise en cause de cette vision ethnocentrée
de la « forêt vierge » tropicale apparaît surprenante dans la mesure où depuis plus une
quarantaine d’années, les avancées théoriques et les preuves empiriques se sont
accumulées pour démonter la fragilité de l’hypothèse. En outre, les contradictions
flagrantes entre les valeurs annoncées de la supposée déforestation ancestrale et les
chiffres disponibles auraient dût à minima contribuer à nuancer le discours.
DES CHIFFRES CONTRADICTOIRES
En 1927, l’administration coloniale française met en place les dix premières aires
protégées malgache sous l’impulsion du botaniste H. Humbert qui s’alarme de la
déforestation catastrophique qui selon lui n’a cessée de dévaster l’île de Madagascar
depuis l’arrivée de l’homme. L’auteur estime, dans un ouvrage au titre évocateur (« La
destruction d’une flore insulaire par les feux »), qu’il ne reste plus à cette date, de «la
forêt qui couvrait jadis l’île toute entière», que 2 à 3 millions d’hectares, soit environ
5% de sa surface initiale supposée. En 2007, une des principales organisations
intervenant dans le domaine de la protection de la nature à Madagascar présentait, à
l’appui d’un constat tout aussi alarmant, les résultats d’une analyse par télédétection de
la déforestation (Harper et al., 2007). Cette analyse évaluait la surface forestière
malgache « encore intacte» à plus de 9 millions d’hectares pour le début des années
2000 !
Les politiques de protection auraient-elles été à ce point efficaces à Madagascar que la
surface forestière ait triplé en l’espace de 80 ans ? La déforestation catastrophique
actuelle ou passée de la grande île, dénoncée depuis un siècle ne relèverait-elle que du
mythe ? En comparant les chiffres et les documents historiques disponibles avec les
études les plus récentes, toutes les interprétations semblent envisageables tant les
données apparaissent contradictoires.
Au milieu des années 1930, la superficie forestière malgache était estimée par
l’administration des Eaux et Forêts à quelques 10 millions d’hectares (Lavauden, 1931).
Cependant, à la même époque, les estimations varient considérablement selon les
auteurs en fonction des périodes et des discours qu’elles accompagnent. Pour Heim
(1935) sous-directeur du Museum National d’Histoire Naturelle envoyé en mission à
Madagascar, la forêt ne couvre que 1,4 million d’ha tandis que pour H. Perrier de la
Bâthie, reconnu comme le grand spécialiste historique de la flore malgache, la
superficie forestière qu’il évaluait à 7 millions d’ha au début des années 1920 (Perrier
de la Bâthie, 1921) recouvrait 17 millions d’ha une quinzaine d’années plus tard (Perrier
de la Bâthie, 1936).
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Les mêmes contradictions se retrouvent chez H. Humbert qui, comme nous l’avons vu
précédemment estimait l’étendue de la forêt à 2 à 3 millions ha en 1927, et dont les
travaux ultérieur (Humbert et Cours-Darne, 1965) évaluent la surface forestière à 19,5
millions ha au milieu des années 1950 ! Enfin notons qu’à partir de la photointerprétation des mêmes clichés aériens que ceux ayant servis à l’élaboration de cette
carte international du tapis végétal (période 1949-1957), d’autres auteurs parviennent à
des estimations beaucoup plus faibles. Guichon (1960) évalue la surface forestière à 12
378 000 ha pour cette même période tandis qu’une évaluation rétrospactive du Service
des Eaux et Forêts (MEFT et al, 2009) estime la surface à 16 695 000 au début des
années 1950. Nous verrons par la suite que cette estimation haute de près de 20 millions
d’hectares, manifestement largement surévaluée sera la seule reprise dans sa
formulation cartographique pour alimenter le mythe.
Avec l’avènement des techniques de télédétection spatiale durant la décennie 1970, on
aurait pu espérer disposer d’informations plus précises et moins contradictoires. Depuis
les travaux pionniers de Faramalala (1988), les estimations de la surface forestière
malgache à partir de données satellitaires se sont multipliées sans que la fourchette
d’estimation soit réduite. Qu’il s’agisse des analyses d’images à basse résolution
initialement réalisées pour l’ensemble du continent africain ou d’études portant plus
spécifiquement sur Madagascar, les chiffres demeurent extrêmement contradictoires
(McConnell & Kull, 2014 ; Dufils, 2003). Les dernières estimations produites pour les
années 2005-2010 à partir de données similaires oscillent encore entre 9 millions (ONE
et al., 2013) et près de 16 millions d’ha (Moat & Smith, 2007).
De telles contradictions et disparités dans les données devraient inciter à la prudence
quant aux interprétations qui peuvent en être faites et à la quantification de la
déforestation. Or il n’en est rien. Depuis près d’un siècle le même discours et
pratiquement les mêmes chiffres sont avancés pour dénoncer les destructions passées et
la catastrophe en cours. Sous l’action inconsidérée d’une paysannerie pyromane (Kull,
2002, 2004), les derniers lambeaux de la forêt malgache finirait de disparaître «par la
hache et par le feu» (Perrier de la Bâthie, 1921).
Cette vision catastrophiste de la déforestation à Madagascar semble encore aujourd’hui
faire la quasi-unanimité non seulement au sein des mouvements naturalistes militants
mais aussi dans de nombreuses publications «scientifiques» et dans la majorité des
documents officiels ou de projets qui alimentent les politiques et l’action en matière de
gestion de l’environnement à Madagascar. Les rares publications qui ce sont employées
à la déconstruction de ce mythe, généralement en langue anglaise (Kull, 2000 ; Klein,
2002 ; McConnell, 2002 ; Scales, 2014), semblent n’avoir eu que peu d’écho face à la
constance du discours.
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LE MYTHE FORESTIER MALGACHE, UNE HYPOTHESE CONTREDITE
PAR LES CARTES
Depuis plus d’une dizaine d’années, de nombreux travaux de palynologie (Burney et al.,
2004), d’entomologie (Fischer et Robertson, 2002) ou encore de génétique (Quéméré et
al., 2012) convergent pour attester de l’importance des changements bioclimatiques du
quaternaires récents avant l’arrivée des premiers habitants de l’île. Toutes ces études
montrent que des phases d’aridification prononcée se sont succédées durant les derniers
millénaires et en particulier autour de 6000 à 3000 BP. Ces phases sèches, parfois
accompagnées de feux d’origine naturelle, se sont traduites par des processus de
savanisation, également attestés en Afrique australe (Bond et al., 2008), de disparitions
et de différenciations d’espèces comme l’avaient déjà mis en évidence des études
paléoclimatologiques à partir des années 1960-1970 (Mahé & Sourdat, 1972 ; Petit et
Bourgeat, 1965).
En ce qui concerne la période plus récente, d’importants décalages apparaissent entre le
discours et les faits. Les premières représentations cartographiques de l’île figurant la
végétation témoignent d’une distribution des forêts au moment de la conquête coloniale
sensiblement équivalente à la situation actuelle contredisant ainsi les discours
catastrophistes contemporains. Les estimations les plus « optimistes » de la couverture
forestière au début du XXe siècle ne dépassent pas 12 millions d’ha. Or dans tous des
textes officiels nationaux ou internationaux, le taux annuel de déforestation annoncé
pour la fin du XXe siècle est de l’ordre de 200 000 à 400 000 ha (ESMAP, 1995).
Si les dégradations avaient été telles, sur le siècle écoulé (avec une estimation haute de
12 millions d’hectares au début du XXe siècle), la forêt malgache aurait déjà
entièrement disparue. Exception faite des formations de basse altitude de l’est du pays
qui ont vraisemblablement été détruites très progressivement durant les derniers siècles
(Serpantié et al., 2007), le couvert forestier apparaît relativement stable au regard des
documents cartographiques disponibles.
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la connaissance de la végétation malgache comme
d’ailleurs de l’île en général, est encore extrêmement lacunaire et en partie mythique. La
principale ébauche de connaissance naturaliste et cartographique repose essentiellement
sur les écrits de deux auteurs français : Etienne de Flacourt et Philibert Commerson.
Le premier, envoyé en 1648 par la compagnie des Indes Orientales pour mettre de
l’ordre dans l’embryon de colonie française établie dans la région de Fort Dauphin,
rédigera la première monographie de l’île (Flacourt, 1661) qui restera pendant plus de
deux siècles la principale (et quasiment unique) référence considérée comme sérieuse
(Grandidier, 1885 ; Malte-Brun, 1810). Si l’œuvre de Flacourt est remarquable par bien
des aspects, elle n’est pas d’un grand secours pour nous renseigner sur la nature et
l’étendue des formations végétales. Les rares explorations conduites dans l’intérieur des
terres ne concernent que l’extrême sud et, à l’instar des quelques expéditions menées le
long des côte, elles donnent surtout lieu à des inventaires plus ou moins pittoresques
plus qu’à des relevés scientifiques systématiques. Y sont décrits aussi bien
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l’emblématique arbre du voyageur (Ravenala madagascariensis) et quelques espèces de
lémuriens que les rhinocéros (inconnu à Madagascar) voire les licornes et autres
animaux mythiques (figure 1).
Figure 1 : E. de Flacourt, 1661, Isle de Madagascar (BNF, Gallica)
Un siècle après De Flacourt, Philibert Commerson, naturaliste de l’expédition
Bougainville, aborde la côte est de Madagascar. Son séjour sera bref mais, muni d’une
copie de l’ouvrage de son devancier, il s’émerveille de la richesse et de l’exceptionnelle
endémicité de la faune et de la flore malgache. Reprises en exergue de nombreuses
publications, ces quelques lignes laissées par Commerson posent les jalons de ce qui
deviendra le mythe du paradis naturaliste malgache :
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«C’est à Madagascar que je puis annoncer aux naturalistes qu’est la véritable
terre promise pour eux. C’est là que la nature semble s’être retirée dans un
sanctuaire particulier pour y travailler sur d’autres modèles que ceux auxquels
elle s’est asservie ailleurs. Les formes les plus insolites et les plus
merveilleuses s’y rencontrent à chaque pas. » (Philibert Commerson, 1771,
cité par Oberlé, 1981, p1).
La connaissance et la cartographie de l’île et de sa végétation vont connaître des progrès
importants à partir des années 1860 grâce aux explorations de deux naturalistes, l’un
français, Alfred Grandidier (1885), et l’autre britannique, James Sibree (1879). Ces
auteurs produisent des cartes qui permettent d’apprécier la représentation que pouvait
avoir ces explorateurs de la couverture forestière malgache (figures 2 et 3).
Figure 2 : A. Grandidier, 1872, Carte de Madagascar (BNF, Gallica)
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Fig. 3 : Madagascar par J. Sibree, Encyclopaedia Britannica (1889)
La figuration de la forêt apparaît très schématique et prend la forme d’une fine ceinture
entourant l’île. Cette représentation va prévaloir jusqu’aux premiers relevés
scientifiques établis par E.F. Gautier (1902) qui, dans sa thèse, propose la première carte
de végétation de l’île (figure 4).
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Figure 4 : Carte de la végétation de Madagascar (Gautier, 1902)
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La ceinture forestière de l’île est désormais interrompue et cette carte, en partie établie
lors de relevés sur le terrain et pas uniquement par extrapolation à partir d’itinéraires,
comme dans la période précédente, montre une répartition de la végétation forestière (et
même de « steppe aride » autour de la capitale) singulièrement proche de la situation
observée au début du XXIe siècle (figure 5).
Figure 5 : Carte des zones forestières sensibles de Madagascar (ONE, 2005)
43
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Dans l’intervalle, les cartes produites sont pratiquement toutes du même type (figures 6
et 7) et ne rendent pas compte d’une hypothétique grande forêt couvrant la quasiintégralité de l’île ni une tendance marquée à la déforestation, alors que les auteurs ou
les commanditaires de ces cartes, les services forestiers de la puissance coloniale
(Lavauden, 1931), l’affirment pourtant.
Figure 6 et 7 : A gauche, la végétation sur une carte topographique du Service
Géographique de Madagascar en 1919 (SCD Université Bordeaux Montaigne (1886.ubordeaux3.fr), à Gauche une carte forestière dans un Atlas de 1934 établie par le chef
des services forestiers de Madagascar, Louis Lavauden (Centre de Documentation
REGARDS/ADESS http://www.regards.cnrs.fr).
Les cartes produites depuis cette période ne présentent pas de changement notable et
jusque dans les représentations les plus récentes, on retrouve cette répartition
dissymétrique de la forêt malgache, sous la forme d’une bande, s’élargissant vers le
nord pour atteindre sa largeur maximale au niveau de la péninsule de Masoala (figure
8).
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Figure 8 : La carte de la végétation de Madagascar selon un récent atlas (Moat & Smith,
2007).
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Dans ces conditions et alors que ces cartes sont aujourd’hui, pour la plupart d’entre
elles, aisément consultables sur Internet, pourquoi le mythe d’une forêt récemment
détruite par les hommes persiste-t-il ?
Si au cours de l’histoire récente, la déforestation est loin d’avoir atteint l’ampleur
annoncée, elle n’en demeure pas moins préoccupante. Elle apparaît finalement comme
un phénomène très mal connu tant dans son ampleur que dans ses modalités. Ses causes
sont multiples et complexes. Pour la période récente, elle concerne principalement les
zones de forêts sèches du sud ouest du pays et les forêts semi-décidues du nord-ouest
(région de Mahajanga) et finalement très peu les forêts tropicales humides de l’est du
pays, région où est pratiquée le tavy (ONE et al., 2013).
Aussi, plutôt qu’un fait ancien, la déforestation apparaît-elle comme une phénomène
contemporain dont les causes semblent différentes de celles généralement annoncées
dans le discours dominant. Quant à la hiérarchisation des causes de la déforestation, la
conversion des terres pour les cultures de rente, l’exploitation du charbons de bois le
long des axes de communication et autour de villes en plein essor, les coupes illicites de
bois d’œuvre (y compris dans les aires protégées) ou les dégradations liées au
développement du secteur minier, apparaissent au moins aussi importantes que les
pratiques agricoles et pastorales traditionnelles dont l’impact sur la forêt, sans être
négligeable, apparaît secondaire et en grande partie réversible (Elmqvist et al., 2007).
On est bien loin de l’image d’Épinal de la forêt tropicale humide dévastée par les tavy
ressassée dans les mêmes termes depuis un siècle.
En définitive, la conception édénique et virginale de la forêt tropicale, en contradiction
avec les avancées théoriques et empiriques des recherches contemporaines, inhibe toute
possibilité de penser les relations sociétés/environnement autrement qu’en terme de
dégradation. Ainsi, des idées d’évolution progressive de la forêt ou de co-évolution
homme/forêt sont purement et simplement écartées des représentations de la dynamique
forestière et de sa conservation. Or, la présence de l’homme n’exclut pas nécessairement
celle de la forêt. Plusieurs études montrent en effet que la majorité des forêts malgaches
sont des forêts secondaires âgées (Lowry II et al., 1997 ; Carrière et al., 2007), de
longue date exploitées et parcourues par les hommes (Moreau, 2002). Enfin la forêt
malgache contrairement aux poncifs les plus sévères est capable, comme la plupart des
forêts, de se régénérer. Même s’ils demeurent rares, les exemples de régénération
forestière existent (Carrière et al., 2007 ; Elmqvist et al., 2007 ; Casse et al, 2004 ;
Lowry II et al., 1997 ; Morat, 1973 ; Quéméré et al., 2012) et il serait peut-être opportun
de s’en inspirer.
La difficulté à reconnaître le caractère secondaire de la majorité des forêts malgaches,
comme de la plupart des forêts tropicales (Smouts, 2001 ; Michon, 2003), tient
également au fait que la biodiversité est souvent pensée de façon simpliste comme étant
présente uniquement dans les forêts «primaires» (Chartier, 2005). Privée d’un tel
adjectif, les forêts malgaches ne pourraient certainement pas autant susciter l’intérêt du
public et des bailleurs de fonds et risquerai de remettre en cause des notions comme
celle de « hotspot » de la biodiversité pour la conservation.
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DU HOTSPOT A L’ECOREGION : UNE AUTOJUSTIFICATION DES
PRIORITES DE CONSERVATION
La notion de hospot de la biodiversité, proposée par le naturaliste britannique Norman
Myers à la fin des années 1980 (Myers, 1988), puis popularisée par un article de la
revue Nature (Myers et al., 2000) entend définir les priorités de conservation à l’échelon
mondial. Cosigné par des professionnels de la conservation dont le président de
l’organisation Conservation International, R. Mittermeier, cet article recommande de
focaliser les actions de conservation sur des surfaces limitées qui concentrent la plus
grande partie de la diversité spécifique mondiale et enregistreraient une dégradation
importante des habitats écologiques (figure 9).
Figure 9 : Les 25 points chauds prioritaires pour la conservation de la biodiversité
(Myers et al., 2000)
A partir du cas de Madagascar présenté comme l’un des « hottest hotspots », nous
pouvons nous interroger sur les fondements théoriques qui président à l’élaboration de
cette nomenclature et sur ses effets en tant que production d’un discours et d’une norme.
La doctrine de base apparaît des plus simples dans la mesure où elle reprend l’idéal-type
d’une nature sauvage (wilderness), considérée comme vierge, primaire (Dupuy & Moat,
1998), et devant être soustraite à l’impact nécessairement destructeur des activités
humaines.
Les deux critères mobilisés pour attribuer le label « hotspot » sont révélateurs. L’espace
retenu (de dimension indéfinie)1, doit se caractériser par au moins 1500 espèces
1
Les 25 hotspot initiaux sont devenus 34 à partir de 2003 (Mittermeier & al., 2004).
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floristiques endémiques et une perte de plus de 70 % de la « végétation primaire ». Avec
environ 12 000 espèces végétales endémiques recensées, Madagascar satisfait sans
difficulté au premier critère. En revanche, le second critère pose la question de la
définition d’un état de référence qui s’inscrit dans une vision fixiste des dynamiques
écologiques, aujourd’hui largement remis en cause (Blondel, 1988). D’une part les
récents travaux d’écologie démontrent que les forêts à Madagascar comme ailleurs, sont
souvent anciennes, abusivement qualifiées de « primaires », et ont fait l’objet de
remaniements complexes, en partie d’origine anthropiques (Carrière et Méral, 2008) ;
d’autre part, rien n’indique que les 2/3 ou 90 % de cette végétation forestière ait disparu.
Si l’on considère la totalité des forêts actuelles (environ 9 millions d’hectares pour les
estimations les plus faibles), le principe du hotspot supposerait qu’à une époque
indéterminée, l’île ait compté près de 35 millions d’hectares de forêts. Aucune étude
scientifique ne s’est jamais aventurée à avancer de tels chiffres. Au contraire, de
nombreux travaux (Bertrand et et Ratsimbarison, 2004 ; Klein, 2002 ; McConnell,
2002 ; Kull, 2000) ont mis en évidence la vacuité de ce mythe forestier malgache
construit à dessein à l’époque coloniale.
Pourtant, ce label de hotspot est repris à Madagascar dans la majorité des textes officiels
et notamment dans les documents stratégiques justifiant la création d’aires protégées
(Amelot et al., 2012). Il vrai que c’est sur la base de ce zonage de niveau mondial que
Conservation International et dans son sillage de nombreuses autres organisations, ont
choisi de concentrer leurs moyens.
Le même recours à un argumentaire « scientifique » autoréférentiel se retrouve au sein
de l’ONG WWF qui propose son propre découpage de la planète en 867 « écorégions »
(Olson et al., 2001) dont 200 ont été retenues comme prioritaires en terme de
conservation (Olson & Dinerstein, 2002). Réalisé en théorie selon des critères de
diversité spécifique ou de taux d’endémisme élevés, de particularités écologiques et de
représentativité des grands biomes, ce découpage s’appuie sur des bases parfois
discutables au regard des connaissances actuelles. Surtout, ces bases sont l’objet de
simplifications et de réinterprétations particulièrement spécieuses.
Les cinq « écorégions » de Madagascar proposées par WWF résultent par exemple
d'une simplification et d'une réinterprétation d’une carte bioclimatique initialement
établie par Cornet (1974), uniquement à partir d’indicateurs climatiques (température,
précipitation, évapotranspiration) (figure10a). Une première version simplifiée de cette
carte, réduisant à 5 grands types les 29 bioclimats de Cornet, avait d’abord été réalisée
pour les besoins d’une étude sur l’endémicité des ligneux malgaches (Schatz, 2000). Les
délimitations de cette carte simplifiée ont ensuite été reprises telles quelles par WWF,
substituant en légende le terme d’écorégion à celui de bioclimat (figure 10b). La carte
des écorégions malgaches était née. Mais la réinterprétation et le glissement sémantique
ne s’arrêtent pas là ; dans plusieurs publications ultérieures, ce qui était initialement une
zone bioclimatique (puis une écorégion) subhumide couvrant les hautes terres
malgaches apparaît regroupée avec la zone orientale voisine pour former une vaste
« écorégion forêt humide ». Enfin, ce dernier regroupement est parfois lui-même
48
49
réutilisé pour délimiter une « zone forestière humide » (figure 10c) en particulier dans
certaines publications de Conservation International (Harper et al., 2007).
a - Les 29 bioclimats de
Cornet (1974)
b - Les 5 écorégions du
WWF (2001)
c- Les 3 «zones forestières» de
Madagascar selon Harper & al. (2007)
Figure 2 - Du zonage bioclimatique à l’écorégion et la forêt disparue (Cornet, 1974 ;
WWF, 2001 ; Harper et al., 2007)
Le mythe de la forêt vierge disparue trouve ainsi une illustration «scientifique», et les
politiques environnementales des critères de «priorisation» pour l’établissement de
nouvelles aires protégées visant à préserver ces sanctuaires du supposé paradis perdu.
CONCLUSION
Cette analyse met en évidence le rôle déterminant que jouent les représentations (en
particulier cartographiques) et les discours dans la production connaissance sur la forêt
et la déforestation à Madagascar. Dans ces conditions, les acteurs qui ont la maitrise de
ces connaissances et de leur diffusion sont amenés à jouer un rôle décisif dans la
construction du savoir, sa diffusion et son utilisation. Une approche critique et
historique de la cartographie, dans ces modes de production comme dans ses usages,
nous semble particulièrement nécessaire pour contribuer à la déconstruction des mythes
et pour établir un diagnostic qui puisse être partagé par les différentes parties prenantes
de la gestion forestière.
Cette approche critique permet également de révéler différents modes de représentation
de la nature qui, à Madagascar, semblent opposer paysanneries et protecteurs de
l’environnement (Keller, 2008). L’examen des cartographies forestières démystifiées
devrait inciter les acteurs à plus de nuance dans les analyses et surtout initier d’autres
études car l’ampleur des enjeux et la complexité des processus mériterait une attention
renouvelée.
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