FÉMINISMES : THÉORIE ET POLITIQUE
Réflexions à partir des cas allemand, canadien et québécois
Ute Gerhard et al.
L'Harmattan | Cahiers du Genre
2006/3 - HS n° 1
pages 159 à 179
ISSN 1298-6046
Article disponible en ligne à l'adresse:
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Gerhard Uteet al., « Féminismes : théorie et politique » Réflexions à partir des cas allemand, canadien et québécois,
Cahiers du Genre, 2006/3 HS n° 1, p. 159-179.
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Pour citer cet article :
Cahiers du Genre, hors-série 2006
Féminismes : théorie et politique
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Ute Gerhard et Jane Jenson
Interview par Anne-Marie Devreux et Jacqueline Heinen
Nous nous adressons à vous deux en tant que témoins historiques du développement du mouvement féministe dans vos
pays respectifs, des témoins ayant un point de vue singulier.
Toutefois, plutôt que d’adopter une trame « historique », nous
avons préféré partir des acquis et des concepts liés au féminisme
« consolidé » en sciences sociales et vous interroger sur leur
impact sur la société et sur les discours qui y sont prégnants.
Comment les théorisations et résultats des recherches féministes
ont-ils imprégné les représentations sociales communes et les catégorisations scientifiques, c’est-à-dire les représentations savantes ?
En particulier, comment ont-ils permis des corrections d’oublis
ou d’erreurs ?
Autrement dit, en quoi les acquis du féminisme et les concepts
qu’il a contribué à faire émerger en sciences sociales ont-ils influencé des changements dans la société, des changements dans
les discours, mais aussi l’évolution du féminisme lui-même ?
— Pour commencer, si vous deviez illustrer l’influence des théorisations féministes sur les représentations sociales « ordinaires »
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Réflexions à partir des cas
allemand, canadien et québécois
Ute Gerhard et Jane Jenson (interview)
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et sur les représentations savantes des problèmes sociaux touchant les femmes, quel exemple mettriez-vous d’abord en avant ?
Ute Gerhard. Avant de tenter de répondre à cette question, je
voudrais faire une observation préalable, qui me paraît très importante pour la compréhension de ce qui se joue en Allemagne.
Je ne m’exprime pas seulement en tant que personne insérée
dans un contexte géographique et politique spécifique, je le fais
aussi à un moment donné, marqué par un processus accéléré de
transformations sociales, dont on ne saurait sous-estimer le
poids. La période qui s’est ouverte en 1989 avec le tournant politique ayant conduit à la réunification des deux États allemands
constitue une césure historique, notamment pour le féminisme
et les politiques en direction des femmes, qui a profondément
modifié les discours et les priorités politiques. On est confronté
à une situation grosse de contradictions, de discontinuités et de
paradoxes : d’un côté, on note un recul dans la prise en compte
des questions de genre, de l’autre, on relève des progrès significatifs, depuis le début des années 1990, tant du point de vue
institutionnel que dans le domaine de l’enseignement supérieur,
de la formation et de la recherche. Il est difficile d’apprécier la
portée des phénomènes antinomiques qui sont à l’œuvre, et le
jugement formulé dépend autant des critères retenus que des
attentes quant à ce que l’on estime réaliste ou souhaitable. C’est
pourquoi je tiens à souligner d’emblée que je fais partie d’une
génération qui, avec le mouvement des femmes des années 1970,
aspirait à changer radicalement le monde et tout au moins les
rapports sociaux de sexe. Et je ne peux pas plus faire abstraction,
dans mon jugement politique, des objectifs que nous n’avons pas
atteints que des retours en arrière ou des barrières mentales et
structurelles faisant obstacle à l’égalité des sexes. Je constate que
le mouvement social et politique des femmes est à l’évidence
dans une impasse, et j’en déduis que nous avons encore un long
chemin à parcourir. Toutefois, en m’appuyant sur les connaissances acquises en sciences sociales, je m’efforcerai d’analyser
quelles sont les raisons d’un tel état de fait, ce qu’on peut dire
de la situation actuelle et aussi quels changements ou progrès
ont été accomplis.
La discussion sur l’égalité des sexes paraît obsolète dans la
mesure où, tant dans les représentations collectives que dans le
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discours politique, l’égalité en droit des hommes et des femmes
est posée comme nécessaire et — là réside le problème —
présentée comme allant de soi. Il s’agit d’un point de vue
« politiquement correct », affiché par tous les programmes électoraux, et qui passe plus généralement comme un signe de reconnaissance entre ceux qui défendent des positions progressistes, dans le processus de modernisation en cours. C’est la
raison pour laquelle les chercheuses féministes, conscientes de
la persistance et de la résistance des multiples inégalités qui
touchent les femmes, ne voient là qu’une rhétorique de l’égalité
(Wetterer 2003), pour ne pas dire une rhétorique tout court,
mise au goût du jour. En effet, le savoir produit par les théories
féministes quant aux différences de sexe et aux changements
intervenus dans les rapports de genre est largement sous-tendu
par l’inégalité même de ces rapports et par des pratiques différentes, selon que l’on est homme ou femme. Le postulat que les
uns et les autres sont égaux et qu’il s’agit là d’une chose naturelle bute sur l’expérience concrète des différences qui continuent
à imprégner les structures hiérarchiques et les institutions.
Néanmoins, ces fractures et ces contradictions sont masquées,
voire niées par des théories sociologiques sur l’individualisation
et par un bon sens néolibéral selon lequel chacun et chacune, en
vertu de la dissolution de liens anciens et de nouvelles libertés
de choix, serait responsable de son propre destin et forgerait son
propre bonheur.
On en veut pour preuve le maintien de la division sexuelle du
travail, tant dans la sphère privée, au quotidien, que dans la ségrégation du marché de l’emploi. C’est pourtant dans le domaine
du travail que le mouvement des femmes et la recherche féministe ont le plus marqué les esprits et révolutionné les idées. La
critique de la division traditionnelle du travail, en particulier
quant à la valeur des tâches domestiques et éducatives et quant
à leur invisibilité a été le levier de campagnes politiques et le
moteur de mobilisations sociales de femmes allant bien au-delà
du milieu académique. Le concept de travail, renouvelé et élargi
de façon à englober toutes les activités de prise en charge ou de
soins aux autres (le care), constitue à ce jour la pierre angulaire
des analyses et des politiques sociales féministes. Toutefois, les
succès sont des plus limités : les capacités de résistance et les
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obstacles au changement l’emportent dans les structures comme
dans les pratiques traditionnelles. Malgré des progrès sensibles
sur le plan éducatif et en dépit de meilleurs résultats ainsi que
de l’élévation du niveau de formation des jeunes femmes, le marché de l’emploi reste structuré selon le sexe : 70 % des cursus
professionnels relèvent de secteurs typiquement sexués, où les
femmes continuent à gagner moins et à bénéficier de moindres
chances d’avancement. En outre, le pourcentage de femmes diminue aussi de façon inversement proportionnelle avec le degré
de responsabilité. En Allemagne, cela se traduit notamment par
le fait que 94 % des postes les plus prestigieux de l’enseignement
supérieur — les fameuses chaires universitaires — sont occupés
par des hommes. Bien que les jeunes adultes des deux sexes
soient plus « égaux » que jamais, les femmes continuent à prendre en charge l’essentiel des tâches familiales et domestiques
dès qu’il y a des enfants, et tendent de ce fait à mettre en marge
leurs ambitions professionnelles, au moins pour un temps. C’est
ainsi qu’en Allemagne de l’Ouest, les congés parentaux sont pris
par les femmes dans 95 % des cas et que la plupart des mères ne
reprennent le travail qu’à temps partiel ensuite. Dans cette partie
du pays, un tiers seulement des mères actives professionnellement travaillent à temps plein. En revanche, en Allemagne de
l’Est où les femmes continuent à adhérer au modèle du travail à
temps plein, cette proportion atteint encore 70 %. Pourtant, là
aussi elles gagnent moins que leurs compagnons, et là aussi
elles assument l’essentiel du travail au sein du foyer.
Compte tenu de ces inflexions dans les trajectoires féminines
et en dépit de situations de départ identiques à celles des jeunes
hommes, les biographies professionnelles et familiales des jeunes
femmes tendent à ressembler à celles de leurs mères quant aux
implications qui en découlent : dépendance personnelle, revenus
inférieurs et surtout pauvreté bien plus grande chez les femmes
âgées. Le fait est que cette différence des sexes, à la fois nouvelle et ancienne, est très peu prise en compte, notamment dans
une optique politique, car la critique porte peu sur les rapports
sociaux à l’œuvre, qu’il s’agisse des normes masculines qui
prévalent sur le marché de l’emploi, des carences de l’infrastructure concernant la petite enfance ou du manque de soutien
concret de la part de l’entourage, à commencer par le partenaire.
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Visiblement, les arrangements respectifs au sein du couple dépendent surtout de décisions individuelles. L’aspiration à l’égalité
et le désir de se réaliser passent pour acquis dans les couples
modernes et sont hautement valorisés dans les médias, mais
l’une et l’autre continuent à se heurter à l’image traditionnelle
de la « bonne mère ».
Jane Jenson. Tout comme Ute Gerhard, je pense qu’il est utile
de faire quelques remarques préliminaires avant de répondre à
vos questions sur le féminisme canadien et québécois. La première est qu’on n’a pas affaire à un seul mouvement de femmes
ou à un seul féminisme dans le pays. Depuis les années 1960, il
existe un mouvement de femmes au Québec dont la formation a
été marquée avant tout par la principale question en jeu dans la
province, à savoir celle de l’indépendance et du rapport entre le
Québec et le Canada. Dans le reste du pays, le mouvement des
femmes a lui aussi été profondément marqué par le mouvement
nationaliste, mais il s’agissait du mouvement nationaliste canadien
et du rapport entre le Canada et les États-Unis. Les deux pans
du mouvement des femmes « canadien » ont travaillé de concert
des années 1960 jusque dans les années 1980, mais depuis la fin
des années 1980, ils ont pris des directions complètement
différentes.
La seconde remarque est qu’une bonne partie du travail académique sur le féminisme a consisté à analyser la relation entre
un mouvement et l’État. Certaines féministes ont toujours été
méfiantes à l’égard de l’État, mais je crois pouvoir affirmer sans
trop de controverse que, tant au Québec qu’au Canada, les féministes se sont montrées désireuses de travailler avec l’État et au
sein de celui-ci et qu’elles ont consacré beaucoup d’attention
aux politiques publiques ainsi qu’aux politiques électorales.
Une troisième remarque liminaire est que, à la fois au Québec
et au Canada et tout comme en Allemagne, l’influence du mouvement des femmes a profondément diminué, pour ne pas dire
que ce dernier est moribond. À l’extérieur du Québec, le déclin
a été brutal dans les années 1990, alors que le mouvement était
isolé et très critiqué et que l’État a mis fin au soutien qu’il avait
apporté jusque-là aux institutions du « féminisme d’État ». Depuis
lors, il a été virtuellement réduit au silence et la situation des
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femmes en général ne fait plus l’objet de débats publics, d’actions
ou d’attention politiques. Au Québec, le déclin est intervenu
plus tard. Mais là aussi, la visibilité du mouvement s’est fortement réduite et l’État québécois procède actuellement de son
côté au démantèlement des institutions du féminisme d’État.
Or il faut souligner que tout cela s’est passé en dépit de la
présence d’un nombre significatif de femmes — quand bien même
il est insuffisant — dans des postes de responsabilité politique,
tant dans les instances élues que dans les administrations
publiques, dans les médias et à tous les niveaux de l’économie.
Si l’on examine la production académique, notamment en
science politique et en sociologie, on voit qu’elle a été fortement
marquée par cette histoire. Les analyses concernant la participation des femmes et leur représentativité ont nourri la tradition
consistant à identifier le nombre de femmes, la place des
femmes, etc., dans chaque instance politique ainsi que dans les
administrations publiques. Les recherches ont par ailleurs soutenu les pratiques des associations ainsi que celles de l’État en
termes d’ouverture d’espaces politiques pour les femmes : sièges
garantis aux tables de concertation régionale au Québec, par
exemple, ou dans les partis politiques et syndicats.
Au cours des dernières années, l’intérêt pour la participation
active des femmes à la politique a ouvert un certain nombre de
voies de recherche. À part les études électorales traditionnelles,
une voie de recherche, plus innovante celle-là, se situe directement dans la lignée des analyses des mouvements de femmes.
C’est le cas de l’examen détaillé de la mobilisation des femmes
à l’intérieur de leurs organisations, de même que dans les organisations mixtes. Dominique Masson (2001, p. 91), par exemple,
a étudié la participation des femmes dans les institutions régionales québécoises. Elle écrit que « l’arrivée des groupes de
femmes parmi les acteurs avec qui se partage la gouverne du
développement régional a permis [...] d’élargir le système de
représentation des Conseils régionaux de développement (CRD)
à l’identité-femmes, aux intérêts qui lui sont associés et aux
actrices qui en sont les porteuses ».
Une dernière voie de recherche concerne la participation des
femmes et des féministes dans les mouvements nationalistes
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canadien et québécois. Les féministes canadiennes ont payé un
prix énorme pour leur opposition aux traités de libre échange
avec les États-Unis et le Mexique. Le mouvement des femmes
québécois, comme nous l’avons dit plus haut, a grandi dans le
sillage de la Révolution tranquille. La relation avec le mouvement nationaliste, suivie de très près par Diane Lamoureux entre
autres (2001), a été aussi compliquée que celle de tout mouvement de femmes avec ses mouvements frères, qu’il s’agisse du
mouvement ouvrier, du mouvement pour la paix ou du mouvement pour les droits civils. Lors du premier référendum, en
1980, la question du soutien des femmes au fédéralisme ou à
l’indépendance représentait un enjeu majeur en soi, et en 1995,
les enjeux genrés ont été soulevés de nouveau. Le problème est
particulièrement épineux pour les femmes francophones hors
Québec, dont la survie en tant que minorité culturelle dépend en
partie de l’existence d’un Canada prônant le bilinguisme.
Les recherches-action, promues par les organismes publics et
soutenues par les associations de la société civile ont eu également des résultats importants. Les sociologues, les politiques et
les travailleuses sociales se sont engagés dans un programme de
recherche centré sur l’action à l’intérieur des structures et des
institutions, qui a lui-même donné lieu à un corpus d’études importantes sur les stratégies poursuivies par les associations de
femmes et leurs alliés, de même que sur les intérêts de l’État et
les conséquences de ses choix politiques pour l’autonomie des
femmes.
Les conséquences du néolibéralisme pour le genre représentent un sujet de préoccupation majeure des féministes. Les
études, souvent vulgarisées dans les médias et auprès des groupesfemmes, observent que le néolibéralisme a entraîné : une perte
de légitimité des groupes mobilisés pour formuler des revendications au nom des femmes ; une perte de bons emplois pour les
employées de l’État, des coupures ayant été faites dans les dépenses publiques ; enfin, une réduction de prestations particulièrement importantes pour les femmes. En d’autres termes,
les droits de citoyenneté des femmes ont été réduits, à la fois
dans le domaine politique et dans le domaine social. On observe
également que la transformation du régime de citoyenneté
canadien dans la deuxième moitié des années 1990, s’est opérée
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— Quel est l’impact des théories et des résultats des recherches
féministes sur les choix politiques et sur les catégories soustendant ces choix (démocratie, égalité, droit…) ?
Ute Gerhard. Tant le mouvement des femmes que les recherches féministes qui l’ont accompagné ont entraîné des transformations durables en matière de conscience individuelle et
dans les rapports sociaux de sexe, qu’il s’agisse du discours sur
la sexualité, du droit à disposer de son propre corps, de la
liberté reproductive des femmes ou du scandale que constituent
les violences contre les femmes. Il en est découlé un processus
collectif d’apprentissage qui a eu des répercussions à l’échelle
mondiale grâce aux conférences mondiales des femmes de l’ONU
et qui a contribué à ce que le débat sur les droits des femmes
soit posé en termes de droits humains. Les connaissances relatives au point nodal des rapports sociaux de sexe, tout comme la
liberté beaucoup plus grande (et ressentie comme naturelle) dans
les relations sexuelles n’ont pas peu contribué à l’expression
d’un nouveau pluralisme dans les formes d’existence et passent
pour une révolution culturelle des rapports de genre. On en veut
pour preuve toutes les conquêtes légales, qui paraissaient impensables voici trente ans : depuis l’égalité des enfants nés hors
mariage jusqu’à la décriminalisation de l’homosexualité, en
passant par la réforme du divorce et la proclamation du principe
d’égalité dans le droit du mariage, sans oublier la reconnaissance
officielle de la vie commune des couples homosexuels (le
mariage « gay »), la pénalisation des violences conjugales,
l’amélioration de la protection des femmes et des jeunes filles
contre les violences, etc. En Allemagne, seule la revendication
centrale du mouvement des femmes des années 1970 — à savoir
le droit de décider librement d’interrompre une grossesse —
continue à être soumise à une réglementation très stricte et à dépendre de l’approbation des médecins. Les querelles très violentes
à ce propos, auxquelles les Églises n’ont cessé de se mêler, font
de cette question un ultime bastion symbolique du pouvoir
patriarcal.
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en mettant davantage l’accent sur les enfants que sur les besoins
des femmes ; ce qui a eu des conséquences sur la possibilité
pour les femmes d’accéder à une citoyenneté à part entière.
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Que les profondes transformations dans la compréhension des
rapports sociaux de sexe et dans les représentations quant aux
rôles assignés se heurtent aux inégalités persistantes dans les
conditions matérielles évoquées plus haut témoigne de la totale
incohérence de la politique d’égalité des sexes et désigne les
points de rupture en la matière. Ces problèmes se traduisent actuellement par le caractère explosif du débat politique concernant
le recul des naissances qui, conjointement au vieillissement de
la population, tend à bouleverser l’équilibre démographique et
mettrait ainsi la sécurité sociale en danger, en raison de la rupture du contrat de solidarité entre les générations. Il est de fait
que, face à l’impossibilité de combiner famille et travail professionnel, la réponse de nombreuses femmes ayant un bon niveau
de formation est de ne pas faire d’enfants ou de reculer l’âge à
la première naissance. La question se pose donc de savoir si le
débat sur l’avenir de notre société pourra servir de levier politique en faveur des femmes. Néanmoins, face à la complexité
des problèmes posés, qui ont en outre une dimension transnationale, les acteurs politiques susceptibles de mettre en œuvre
une politique égalitaire dans le domaine des rapports sociaux de
sexe font visiblement défaut.
— Les changements observés en politique ont-ils un lien avec le
rôle du féminisme d’État dans votre pays ou sont-ils à imputer
avant tout à la force des groupes (du mouvement) féministes ?
Jane Jenson. Les analyses féministes canadiennes et québécoises
ont évolué en rapport étroit avec les institutions et les chercheurs et chercheuses travaillant à l’intérieur de l’État.
Au Québec, l’appréciation des inégalités de genre et de
l’existence de discriminations structurées et systémiques a été
nourrie par deux sources principales. D’abord, la mobilisation
du mouvement des femmes. À partir du milieu des années 1960,
ce mouvement a rapidement engendré une analyse politique,
sociologique et historique, au sein de groupes clés comme les
groupes féministes autonomes, mais aussi au sein des syndicats et
des partis politiques, ou dans les universités. Le second facteur
auquel on doit l’essor de cette tradition d’analyse est l’acceptation précoce par des institutions intellectuelles clés (universités,
organismes financeurs et organismes de recherche gouverne-
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mentaux) de la légitimité non seulement des analyses de la condition féminine, mais aussi d’analyses politiques féministes.
La Révolution tranquille, moteur de la modernisation du
Québec, a eu pour conséquence significative une puissante
seconde vague féministe. Marie Lavigne, présidente du Conseil
du statut de la femme du Québec, a décrit les années 1960 ainsi :
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Le Canada a suivi de très près.
Cette mobilisation a eu pour effet immédiat, entre autres, que
la Fédération des femmes du Québec (FFQ, créée en 1966) a
exercé une pression sur le gouvernement du Canada, avec
l’appui d’associations et de groupes canadiens anglais, pour obtenir la création d’une commission royale mandatée pour évaluer
la condition des femmes et faire des recommandations à ce
sujet. Créée en 1967, la Commission royale d’enquête sur la
situation de la femme au Canada a rencontré, lors d’une tournée
nationale, des groupes du nouveau mouvement de libération de
la femme aussi bien que des organisations traditionnelles de
femmes. Elle a rendu son rapport en 1970 après un travail de
recherche majeur (effectué sous la direction de Monique Bégin)
appuyé par des audiences publiques.
D’autres institutions non gouvernementales ont également
réagi à la mobilisation du mouvement féministe dans les universités. Les femmes ont réclamé une reconnaissance à l’intérieur
de leurs associations disciplinaires : en science politique, à partir des années 1980, les publications évaluant la situation de ce
champ font état, en déplorant ces faits, d’une présence limitée des
femmes dans le monde universitaire, et d’un manque d’études
sur les femmes et le genre.
Ute Gerhard. Le rôle d’un féminisme d’État porté par des
actrices que l’on qualifierait de « fémocrates » est étranger au
débat allemand, ou du moins il s’agit d’un concept importé. En
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On assiste aussi à l’époque [de la Révolution tranquille] à une
renaissance du mouvement des femmes, qui s’alimente aux
grands courants du féminisme contemporain. Toute une kyrielle
de nouveaux groupes de femmes s’ajoutent alors aux grandes
associations féminines existantes. Ces années voient également
l’émergence d’une action militante des femmes à l’intérieur des
structures syndicales et politiques (Andrews, Rodgers 1997).
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revanche, le fossé séparant le mouvement des femmes dit
« autonome », à savoir indépendant de tous les partis, et les
unions traditionnelles de femmes d’Allemagne de l’Ouest, avec
leur politique de lobbying sur le thème de l’égalité, a longtemps
été présenté par les deux parties en présence comme un obstacle
insurmontable à cause de leurs divergences idéologiques. Et ce,
en un temps où les rangs du mouvement des femmes grossissaient
grâce aux sympathies suscitées dans de nouveaux regroupements
politiques tels que le mouvement de la paix, les syndicats, les
Églises, ou même dans les partis traditionnels. Le parti des
Verts jeta un premier pont au début des années 1980 en instaurant de nouveaux critères et en engageant une politique égalitaire
en matière de représentation — une direction exclusivement
féminine fut même élue au départ à la tête du parti (on parla de
« Feminat »). Parallèlement, les mesures d’égalité des chances
prises au niveau fédéral dans un premier temps — celui des
Länder — et au niveau communal dans un second temps, instaurèrent un nouveau champ d’intervention politique avec la
création de comités de l’égalité des chances, de Bureaux de
femmes et de déléguées féminines institutionnalisant tout un système administrativo-politique. À l’heure qu’il est, il existe en
Allemagne quelque 1900 Bureaux de l’égalité des chances au
sein des communes, des associations ou des institutions. Les
femmes qui se sont vu confier ces charges soit étaient des féministes de toujours, soit le sont devenues grâce à cette activité.
Enfin, le mouvement autonome des femmes a été à l’origine
de l’institutionnalisation dans les universités, sous des formes
multiples, des recherches sur les femmes — aujourd’hui, des
études de genre. Il a permis d’obtenir entre-temps une centaine de
chaires de professeur spécialement consacrées à ces recherches,
des filières universitaires spécifiques ont pu être développées, y
compris des programmes de promotion et des formations diplômantes, sans compter les centres de recherche consacrés aux
études féminines. Malgré ces réussites, on peut cependant
s’interroger sur les limites de ces recherches désormais intégrées
dans les universités. Dans quelle mesure parviennent-elles à
conserver leur caractère critique et à faire prendre en compte la
problématique du genre dans les courants dominants des diverses disciplines scientifiques ?
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En effet, au cours des années 1970, les actrices concernées
avaient tissé des liens étroits entre le mouvement des femmes,
la recherche féminine, l’action politique en faveur des femmes
et le féminisme. Une telle interdépendance ne va plus de soi :
aujourd’hui, on peut faire des recherches sur les femmes ou le
genre sans avoir une conscience féministe, voire sans s’intéresser
à la politique mise en œuvre en faveur des femmes. D’autre part,
aujourd’hui, des jeunes femmes peuvent se dire féministes sans
avoir participé à un mouvement de femmes. Leur prise de conscience est avant tout intellectuelle, elle s’est faite au travers de
lectures et de l’étude des structures inégalitaires qui, hier comme
aujourd’hui, continuent à déterminer leur propre existence. La
professionnalisation et l’institutionnalisation de la recherche sur
les femmes ou le genre ont en outre conduit à une division du
travail et à un approfondissement des différenciations dans les
divers champs de la recherche et de l’action politique. Mais elles
ont aussi un coût lorsqu’elles se traduisent non seulement par
une distanciation hautaine vis-à-vis du qualificatif « féministe »,
mais également par une nette tendance à freiner le mouvement
critique en direction du changement et des conditions sociales.
— Les recherches féministes ont-elles conduit à l’ouverture de
nouveaux « dossiers », à la « censure » de certains thèmes, à
des vulgarisations déformantes de résultats ? Quels sont les
thèmes ou les champs absents, ou trop peu travaillés, par les
chercheuses féministes de votre pays ?
Ute Gerhard. J’ai déjà évoqué les nouvelles perspectives et les
nouveaux champs d’action ouverts par la recherche féministe
(l’extension du concept de travail ; la libéralisation de la
sexualité ; la problématisation de la violence dans les relations
entre les sexes ; la modification des modes de vie, la révolution
culturelle dans les représentations de la masculinité et de la
féminité). Par contre, à mon avis, les demandes et les besoins
fondamentaux de la majorité des femmes sont négligés, voire déformés, dans les discussions très sophistiquées autour des
théories féministes, notamment autour de la déconstruction de
la catégorie de genre, dans lesquelles s’engagent avec un certain
brio les jeunes chercheuses très au fait sur le plan théorique. La
distance entre la théorisation féministe et les « laborieuses
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avancées sur le plan politique » devient abyssale lorsque des chercheuses ne parviennent plus à traduire leurs savoirs théoriques
dans la langue de l’action politique ou de la praxis quotidienne,
voire si cette médiation ne les intéresse même pas. Cet intellectualisme — d’aucuns parlent du snobisme de la théorie
féministe — peut constituer une forme de distanciation, à la fois
vis-à-vis des objectifs que ces chercheuses considèrent comme
dépassés, et vis-à-vis de l’engagement des féministes plus âgées.
De part et d’autre, cette attitude conduit à la déstabilisation et à
l’absence de communication.
Jane Jenson. Après la commission royale et dans les années
1970 et 1980, les institutions ainsi que les féministes à l’extérieur ont repris les questions d’égalité politique et économique
déjà soulevées par la commission royale ; elles ont également
rapidement étendu le champ de la recherche, analysant en détail,
par exemple, les questions de la violence conjugale et des nouvelles techniques de reproduction, domaines que la commission
royale avait presque totalement laissés de côté.
Bien sûr, dans les années 1970 et 1980, de nombreuses féministes radicales ne faisaient pas confiance à l’État. Elles craignaient
que les projets féministes (par exemple dans les domaines des
soins de santé et de la violence conjugale) qui avaient grandi de
manière autonome, ne soient récupérés par l’État et ne deviennent moins radicaux s’ils devaient être financés par des
fonds publics. Cependant, dans une évaluation de l’expérience
publiée vers la fin des années 1990, Diane Lamoureux conclut
que paradoxalement, le rôle réduit joué par l’État néolibéral et
sa réticence à s’engager dans des services nouveaux et chers ont
permis aux féministes de conserver la maîtrise de leurs programmes. Cependant, elles ont dû « répartir entre elles la
pauvreté » (Andrew, Rodgers 1997).
Les préoccupations ont récemment pris un tour nouveau.
D’abord, on examine maintenant de manière plus détaillée le
rapport entre multiculturalisme et féminisme, dans le contexte de
politiques canadiennes qui reconnaissent la diversité culturelle.
Ensuite, la montée du nationalisme chez les peuples autochtones
du Canada a suscité un certain nombre d’analyses sur les manières
dont l’égalité entre les genres et le nationalisme autochtone
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Féminismes : théorie et politique (Allemagne, Canada, Québec)
Ute Gerhard et Jane Jenson (interview)
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pouvaient entrer en conflit, de même que sur les spécificités des
revendications des femmes autochtones à l’intérieur du mouvement des femmes en général.
Un nouveau dossier peut être nommé « le mondial » ou
« l’international ». Jusqu’à récemment, l’accent était fortement
mis sur les situations canadienne et québécoise. Cet intérêt pour
la proximité s’explique en grande partie par les origines de la
recherche elle-même. L’objet de la recherche étant intimement
lié aux mouvements de femmes québécois et canadien dont il
tirait sa force, il n’est pas surprenant qu’il soit demeuré le même
et reste axé sur les comportements, les pratiques, les discours et
les conflits dans ces mouvements, dans toute leur complexité.
Depuis quelques temps cependant, un nouveau type de recherche émerge, qui reflète à la fois les préoccupations actuelles
du féminisme et le fait que la mondialisation occupe une position centrale en politique ici et ailleurs. L’analyse des femmes
et du genre se tourne vers l’extérieur. Deux exemples illustrent
ce changement.
En 2002, Chantal Maillé présente un numéro de Recherches
féministes (2002) intitulé « Migrations : femmes, mouvement et
“refondation” du féminisme ». On y relève une double optique.
Certains des six articles proposés analysent des phénomènes transnationaux, comme le trafic des femmes. D’autres, cependant,
restent consacrés au Québec, mais élaborent leur analyse du point
de vue de femmes marginalisées à l’intérieur de cette société, en
particulier les immigrantes récentes. La problématique du numéro met au défi les féministes québécoises de reconnaître leur
propre utilisation d’un « métarécit d’une société québécoise
blanche, homogène, de métissage récent, où sont venus des gens
d’ailleurs dans le dernier quart de siècle ».
D’un point de vue historique, ce métarécit est, bien sûr,
inexact. La société canadienne, comme toutes celles d’Amérique
du Nord, a toujours été une société d’immigration, qui a absorbé
un très grand nombre de nouveaux venus depuis le XVIIe siècle,
d’abord d’Europe, et récemment, d’autres continents. Le premier
métissage s’est fait avec la rencontre des peuples autochtones et
il s’est poursuivi alors que la société absorbait des vagues
d’immigration européenne. Cependant, la conscience de ce plu-
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ralisme atteint actuellement un niveau sans précédent. Le mouvement nationaliste québécois cherche à se définir en termes de
citoyenneté plurielle plutôt que s’inscrire dans une culture
nationale unique et le mouvement nationaliste canadien affiche
sa « diversité » dans une société multiculturelle. Les féministes
ont été touchées par ce processus d’élargissement sociétal, d’où
le thème de la « refondation » du féminisme.
Les recherches sur le féminisme après la Marche mondiale
des femmes de l’an 2000 fournissent une deuxième nouvelle
direction. Elle reflète une conscience de l’importance du transnational et du mondial et est particulièrement attrayante pour la
jeune génération.
La marche représentait une première expérience de mobilisation des mouvements féministes de plus de cent cinquante pays
du monde avec des revendications proprement sociales pour lutter
contre la pauvreté et la violence, adressées aux États nationaux
comme aux instances internationales. Elle était une initiative de
la Fédération des femmes du Québec, suite à sa propre marche
nationale, « Du pain et des roses », en 1995. Mobilisation
mondiale, la marche a également demandé aux féministes un travail de collaboration pour faire émerger un consensus minimum,
en particulier avec des femmes engagées dans une démarche
religieuse.
Que cette initiative transnationale particulière atteigne ou non
ses objectifs, il est important de noter que de telles recherches
constituent une nouvelle génération d’analyse féministe, génération qui regarde au-delà des frontières nationales non seulement parce que la comparaison présente un intérêt, mais aussi
parce que la réalité de notre monde force la jeune génération à
regarder vers l’extérieur.
— Comment la question des « races » et celle des « classes »
ont-elles été prises en compte par la pensée et la recherche
féministes ?
Ute Gerhard. Pendant longtemps en Allemagne le concept de
« race », ou plutôt la discussion autour du racisme, n’a été problématisée que par rapport au débat critique portant sur les
crimes nazis. C’est aussi la raison pour laquelle ce concept a été
en partie refoulé ou plutôt repoussé vers le passé. Ce n’est que
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Féminismes : théorie et politique (Allemagne, Canada, Québec)
Ute Gerhard et Jane Jenson (interview)
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progressivement qu’on s’est aperçu que la République fédérale
allemande était un pays d’immigration avec tous les problèmes
qui en découlent — problèmes que le concept de société multiculturelle ne permet pas de penser de façon simple. Le concept
de « race » a néanmoins été écarté en raison de ses connotations
politiques et, comme dans la recherche anglo-saxonne, il est remplacé par celui d’ethnicité. On présume que ce dernier renvoie
moins à la dimension biologique qu’à l’identification de l’origine
socioculturelle et géographique. De nombreuses recherches en
histoire des femmes ou en histoire du genre ont vu une génération de petites-filles de plus en plus impartiales assumer sans
ménagement la confrontation avec le nazisme, notamment à
propos de la complicité de femmes ou de l’antisémitisme des
organisations du premier mouvement de femmes. À côté de ces
travaux historiques, à partir du début des années 1990, les chercheuses féministes ont aussi participé en République fédérale à
la critique postcoloniale et poststructuraliste qui avait alors
cours dans le monde entier. Les femmes les plus jeunes, surtout,
ont participé avec un grand empressement au cultural turn
(tournant postmoderne) dans la production théorique féministe.
L’examen des conditions de vie les plus diverses, y compris
parmi les femmes, et la remise en question théorique et politique d’un « nous » féministe a conduit à des débats extrêmement véhéments, tout particulièrement entre les différentes classes
d’âge ou « générations », et, comme quelques observatrices le
pensent, à une « crise des fondements » du féminisme en tant
que théorie politique. Jusqu’à quel point la déconstruction du
sujet collectif « femmes » a-t-elle entraîné la fin, voire l’impossibilité d’un mouvement commun des femmes ? Les avis à ce
propos sont aujourd’hui très partagés.
Entre-temps, la fumée s’est un peu dissipée au-dessus de la
mêlée. Les théoriciennes féministes parlent désormais d’une
confrontation productive, assortie de contradictions et de paradoxes, dans la mesure où l’approche féministe critique concernant
les rapports sociaux de sexe et les différences entre femmes
offre un potentiel réflexif pouvant s’appliquer aux problématiques
les plus diverses. Confrontées à celle de la marginalisation, qui
a contribué à les éclairer, les féministes ont plus particulièrement appris à mesurer l’importance des divers « axes de la
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différence » (Knapp, Wetterer 2003). Dans l’ardeur de la lutte et
dans l’énumération de plus en plus ritualisée des différences structurelles et culturelles les plus visibles (race, classe, ethnicité, sexe,
âge, orientation sexuelle, conviction religieuse ou politique),
généralement suivie d’un « etc. », on a effectivement oublié à
quel point — notamment dans les années 1970, et plus précisément parmi les féministes qui prenaient leurs distances vis-à-vis
des partis de gauche — les débats furent parfois intenses et à
quel point il fut alors nécessaire de changer de perspective en
mettant l’accent sur les rapports sociaux de sexe, dans un contexte où les théories sociologiques sur l’appartenance de classe
et sur les inégalités sociales étaient hégémoniques.
À l’opposé, les théories « de l’articulation » restent aujourd’hui très indéterminées quant au poids respectif accordé à ces
« axes » : dans les recherches sur l’inégalité, y compris dans les
recherches féministes, la superposition de ces multiples différences est plutôt abordée dans le cadre d’une division par champs
(par exemple dans la recherche sur les migrations, dans les études
de sociologie des religions consacrées aux musulmanes en
Allemagne) sans pour autant rendre superflue ou inutile la distinction entre sexes comme structure centrale dans toutes les
sociétés. Ce qui fait l’originalité de la recherche féministe et
qui, en même temps, la rend suspecte aujourd’hui comme hier,
ce sont ses débats publics passionnés, dans lesquels il s’agit toujours de clarifier des positions tout en s’interrogeant sur les
conceptions de la justice.
Jane Jenson. Le concept de classe a été mobilisé par de nombreuses féministes dans les années 1960. Les féministes socialistes et marxistes appliquaient ce concept aux critiques du patriarcat ainsi qu’aux relations sociales entre les femmes. Son
usage s’est réduit au cours des dernières années, parallèlement
au déclin des analyses matérialistes et structuralistes. Le concept
de race a lui aussi été utilisé dans un très grand nombre
d’études, en particulier en anglais. Il est généralement intégré
dans le trio « classe-race-genre » visant à désigner les principaux ensembles sociétaux qui structurent la vie des femmes. La
façon dont les femmes « racisées » sont confinées dans les
emplois les plus dévalorisés et souvent employées par d’autres
femmes dans des travaux domestiques a notamment fait l’objet
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Ute Gerhard et Jane Jenson (interview)
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— Comment la relation entre division du travail et construction
du genre ou rapports sociaux de sexe est-elle actuellement
conçue ?
Ute Gerhard. J’ai déjà souligné, dans ma réponse à la première
question, le caractère central dans la recherche et l’action politique féministes du concept de travail ainsi que de l’organisation
sociale des différents travaux socialement nécessaires (le travail
professionnel comme le travail domestique et d’éducation). Je
considère qu’une organisation du travail équitable du point de
vue des sexes sociaux serait le levier décisif pour que le processus de modernisation des rapports de genre — qui est avant
tout d’ordre culturel — passe du niveau des discours à celui de
la pratique et du changement des structures sociales.
— L’antiféminisme a-t-il évolué dans votre pays ? Quelles sont,
selon vous, ses formes actuelles ? Dans quel domaine se fait-il
le plus sentir ?
Jane Jenson. Actuellement, les mouvements de femmes canadien
et québécois font face à une exclusion quasi totale de la place
publique : il sont invisibles, méprisés des médias, etc.
Dans la deuxième moitié des années 1990, le gouvernement
du Canada a éliminé toutes les instances étatiques qui représentaient « les femmes » (créées dans le sillage du rapport de la
commission royale de 1971 — voir plus haut), à part une toute
petite unité de recherche. Au Québec, le mouvement des femmes
restait présent dans les débats publics jusque dans les années
2000, mais il ne l’est plus actuellement. Puis, en 2005, le
gouvernement du Québec a proposé la disparition du Conseil du
statut de la femme par sa fusion dans un Conseil « d’égalité ».
À côté, et surtout dans le reste du Canada, les mouvements
populistes de droite, les néolibéraux, et les protestants radicaux
mettent en question les politiques d’égalité, l’investissement
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d’une très grande attention. Au Canada, les féministes considèrent comme allant de soi la nécessité de distinguer les femmes
entre elles en fonction de leurs différences et de leurs identités
— que ces distinctions aient trait à la classe, la race, l’ethnie ou
autres.
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public dans les services de garde, et ainsi de suite. Leur vision
traditionnelle de la famille l’exige.
Ute Gerhard. Dès le départ, le mouvement des femmes et ses représentantes ont dû s’affronter à l’antiféminisme. Les Françaises
ont inventé le terme féminisme vers la fin XIXe siècle et l’ont
fait connaître dans le monde via les congrès internationaux.
Dans la langue allemande, le terme féminisme a d’abord été
utilisé par les adversaires pour dénoncer le mouvement des
femmes, c’est pourquoi Hedwig Dohm écrivait dès 1902 : Les
antiféministes. Un livre en défense des femmes 1. Depuis le tournant de 1989, l’antiféminisme est redevenu bruyant, populaire
et de bon ton dans le débat politique, et pas uniquement en
Allemagne. Outre les reculs qui accompagnent toutes les histoires glorieuses, en même temps que les craintes sur la fin
annoncée depuis longtemps du mouvement des femmes, se rencontrent ici les camps les plus divers dans une alliance remarquable visant à balayer le féminisme. Cela ne vaut pas uniquement
pour les éternels conservateurs — des hommes avant tout —
qui craignent de perdre leurs privilèges de toujours ; cela concerne aussi des gens soi-disant de gauche pour qui tout cela est
allé beaucoup trop loin, politiquement et théoriquement, ou qui
dans leurs relations privées n’ont pas supporté l’émancipation
de leurs partenaires. Par ailleurs, la rencontre entre les féministes ouest-allemandes et les militantes pour les droits civiques
est-allemandes n’a pas conduit au renforcement du mouvement
féministe dans l’Allemagne réunifiée, bien au contraire. Les
malentendus se sont multipliés et les femmes est-allemandes, qui,
dans des conditions difficiles, avaient en principe obtenu depuis
longtemps l’égalité des droits, ont pris leurs distances vis-à-vis
d’un féminisme occidental perçu comme ennemi des hommes et
bien trop acerbe. Enfin, il faut compter en outre avec les filles
des militantes féministes, d’un niveau de formation élevé et bien
dans leur peau qui, jusqu’à l’entrée dans une profession ou jusqu’à ce qu’elles fondent leur propre famille, n’ont fait l’expérience
d’aucun inconvénient lié à leur appartenance sexuelle. De leur
1
« Die Antifeministen. Ein Buch zur Verteidigung ». Hedwig Dohm (18311919) est une figure importante du féminisme allemand de la seconde moitié
du XIXe siècle, elle a publié de nombreux ouvrages et défendu le droit de vote
des femmes dès 1873.
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Féminismes : théorie et politique (Allemagne, Canada, Québec)
Ute Gerhard et Jane Jenson (interview)
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point de vue, le féminisme est dépassé. Elles estiment bien entendu avoir droit à ses conquêtes, mais elles prennent leurs distances vis-à-vis des lamentations de leurs mères et exigent de
déterminer elles-mêmes — après tout, leurs aînées se sont-elles
battues pour autre chose ? — comment elles veulent mener leur
vie privée et se mêler des affaires publiques.
Un tel bilan relèverait cependant d’une généralisation inappropriée. Car le concept de la situation de génération, que
Karl Mannheim (1928/1969) a développé en référence au rôle
des mouvements sociaux dans le changement social, aide à
comprendre que les conquêtes, héritage culturel du changement
social, ne peuvent jamais être reprises telles quelles par la génération suivante qui, le plus souvent, doit se les réapproprier et
les transformer. Certes, beaucoup de ces jeunes femmes disent :
« Je ne suis pas féministe », mais elles se sentent indépendantes
en pratique et essayent de ne pas se penser d’abord en tant que
femmes, mais en tant qu’égales des hommes. Un grand nombre
d’entre elles participent à de nouvelles formes de contre-culture,
par exemple dans la culture pop, dans le milieu musical. Elles
créent leurs propres réseaux, à propos desquels elles partagent
leurs expériences, y compris dans le domaine technique, par
exemple dans les clubs informatiques, ou s’engagent dans des
associations et des initiatives qui relèvent plutôt de la société
civile que de la politique institutionnelle. Avec les offres de formation en études de genre, conquises avec peine et toujours à
défendre, validées comme unités d’enseignement et conférant
une qualification professionnelle, même les universités sont des
lieux d’exercice d’une pensée féministe critique ; en lien avec la
mobilisation politique, elles permettent une socialisation plutôt
intellectuelle et cognitive qu’émotionnelle. Comme les études
empiriques comparatives européennes le prouvent (Griffin 2004),
l’importance de ces têtes de pont universitaires ne doit pas être
sous-estimée et laisse espérer que l’histoire du féminisme, pardelà le flux et le reflux de mouvements cycliques, n’a pas dit
son dernier mot.
Traduction de Jacqueline Heinen et Roland Pfefferkorn
pour la partie allemande
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Féminismes : théorie et politique (Allemagne, Canada, Québec)
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FÉMINISME — MOUVEMENT FÉMINISTE — THÉORIE FÉMINISTE — GÉNÉRATIONS
— SECONDE VAGUE — INÉGALITES SEXUÉES
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Références