L'agonie pour la justice
Fethi Benslama
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847951394
DOI 10.3917/top.102.0071
Article disponible en ligne à l’adresse
https://www.cairn.info/revue-topique-2008-1-page-71.htm
Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...
Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.
Distribution électronique Cairn.info pour Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP).
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
Dans Topique 2008/1 (n° 102),
102) pages 71 à 82
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
Fethi Benslama
Ce titre : « L’agonie pour la justice » est une expression que j’ai empruntée
à un article d’Ernest H. Kantorowicz, paru en 1951, intitulé « Mourir pour la
patrie »1 (Pro Patria Mori). Il s’agit d’une citation qui vient vers la fin du texte,
lorsque l’auteur évoque le moment où s’opère en Occident, vers le XIIIe siècle,
une mutation dans le rapport à la guerre et à la mort, mutation par laquelle le
monde occidental chrétien passe de la guerre sainte datant des croisades, vers
une sécularisation qui touche ce point essentiel qu’indique la préposition « pour »
dans « Mourir pour la patrie ». « Pour » condense en effet, le pourquoi et le pour
qui, la cause et les fins ; bref, tout cet ordre qui appelle à fournir la raison de la
guerre, à la justifier, pour la faire apparaître comme juste. Notons que le mot
« juste » en français cumule au moins deux orientations du sens : celui qui réfère
à la justice, et celui qui se rapporte à la conformité à une règle ou/et à la réalité. Dans le premier cas, le contraire de « juste » est l’injuste ; dans le second,
ce qui est faux ou erroné. Ce n’est qu’à l’époque contemporaine que ces deux
significations se sont rapprochées, lorsque la justice en est venue à désigner la
conformité à la règle positive du droit. Il y a des langues, comme la langue arabe,
où ces deux cours de signification sont désignés par des mots différents : «’adl »
ou « insâf » pour la justice comme valeur morale, et « çahîh » ou « haq » pour la
conformité à la règle, à la réalité, ou à la vérité.
Je me suis intéressé à cet article d’Ernest H. Kantorowicz, car je cherchais
depuis plusieurs années à comprendre la mutation récente qu’a connue le monde
musulman dans son rapport à la guerre et à la mort, mutation qui a rendu possible, et à une grande échelle, ce qu’on appelle « les attentats-suicide »,
1. E H. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (1951), trad. L. Mayali, Paris, Fayard, 2004.
Topique, 2008, 102, 71-82.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
L’agonie pour la justice
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
sous-tendue par une « martyropathie » de masse, selon l’expression de Farhad
Khosrokhavar2. Plus exactement, je cherchais à identifier les mécanismes dans
l’ordre du discours qui ont autorisé qu’à un certain moment se développe ce
type d’acte désigné par l’expression « attentat-suicide ». Soulignons que cette
expression est assez problématique dans la mesure où, d’une part, il ne s’agit
pas de personnes qui se tuent pour mettre fin seulement à leur propre vie, mais
pour en emporter d’autres dans un acte de guerre. L’« autocide » a pour visée
un « hétérocide ». D’autre part, ils sont convaincus qu’ils ne meurent pas, mais
demeurent vivants au-delà de la mort physique et apparente. Peut-être qu’une
appellation telle que « auto-hétéro-mise-à-mort » serait plus exacte, bien que
compliquée. Par « mise à mort » est signifiée ici la volonté de mettre en scène
une destruction tournée vers soi et vers l’autre simultanément.
J’en suis venu à cette recherche car, bien que les causes souvent invoquées
pour expliquer le recours aux « attentats-suicide » –à savoir les situations d’oppression et d’humiliation extrêmes– ne soient pas fausses, elles me paraissaient
insuffisantes, ne serait-ce qu’au regard de situations historiques comparables.
Par exemple, le régime colonial en Algérie a pratiqué une répression féroce qui
a occasionné des dizaines de milliers de morts, qui a instauré l’humiliation des
autochtones sur une longue période, et utilisé la torture de façon systématique
au cours de la fin de son règne. Pourtant, malgré la disproportion des forces, la
branche armée du FLN n’a jamais eu recours auxdits « attentats-suicide », même
si de nombreux attentats aveugles ont été commis à son instigation. Il en est de
même lorsqu’on invoque l’islam comme corpus théologique autorisant ces actes.
La lutte de libération algérienne a été menée aussi au nom de l’islam, mais ce
nom n’a pas permis les « attentats-suicide ». C’est un fait, que d’une manière
générale, les mouvements de libération dans le monde musulman, au cours de
la première moitié du XXe siècle, n’ont pas pratiqué de tels attentats. Même si
le corpus théologique de l’islam comporte des séquences qui permettent de justifier le recours aux « attentats-suicide », il faut se demander pourquoi ce n’est
que depuis une vingtaine d’années environ qu’ils sont devenus possibles et fréquents au-delà des zones de conflits ouverts. Progressivement, j’ai été donc
conduit à faire l’hypothèse d’un changement historique dans le rapport à la mort
et à la guerre dans cette civilisation, et à essayer d’en saisir la configuration
nouvelle dans l’élément du discours, où nous trouvons souvent la trace et la
trame de tels changements.
L’intérêt de l’article d’Ernest H. Kantorowicz est qu’il emprunte une voie
semblable dans un autre contexte et nous montre les opérations langagières à
l’œuvre lors d’un changement historique, opérations dont le pivot est précisément la question du « juste ».
L’article commence par évoquer la lettre pastorale que le Cardinal Mercier,
2. F. Khosrokhavar, Les nouveaux Martyrs d’Allah, Paris, Flammarion, 2002.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
72
73
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
primat de Belgique, a adressée à ses ouailles en Noël 1914, alors que la Belgique
était occupée par les armées allemandes. La lettre portait le titre « Patriotisme
et endurance », et établit des rapports entre « patrie » et « religion », rapports qui
ont paru inacceptables pour certains de ses confrères du Sacré Collège, tel le
Cardinal Billot en France, lequel est tout aussi patriote que le Cardinal Mercier.
Dans sa lettre, celui-ci entreprend de répondre à la question qui lui fut posée de
savoir si le soldat tombé au service d’une « juste cause » était un martyr ? Il
répond d’abord, que le soldat mort en combat n’est pas un martyr, puisqu’il
meurt les armes à la main, alors que le martyr se livre aux bourreaux sans résistance. Il rappelait ce faisant le strict point de vue de la théologie chrétienne
concernant le statut du martyr. Notons ici que telle n’est pas la conception de
la théologie islamique, conforme en cela avec le texte coranique même : le soldat tombé en combattant est un martyr, désigné par le terme « chahîd ».
Cependant, une fois rappelé ce point doctrinal, le Cardinal Mercier introduit un « mais ». Il écrit : « Mais si vous me demandez ce que je pense du salut
éternel d’un homme courageux, qui donne volontairement sa vie pour défendre l’honneur de son pays et pour venger la Justice bafouée, je n’hésite pas à
répondre qu’il ne fait aucun doute que le Christ couronne la valeur militaire,
et que la mort chrétiennement acceptée assure au soldat le salut de son âme…
Le soldat qui meurt pour sauver ses frères, pour protéger les foyers et les autels
de son pays, réalise la haute forme d’amour… Nous sommes en droit d’espérer pour lui la couronne immortelle qui ceint le front des élus. Car la vertu d’un
acte d’amour parfait est telle que, d’elle-même, elle efface une vie entière de
culpabilité. D’un pêcheur, elle fait instantanément un saint.3 »
Voici l’objection que formule le Cardinal Billot, quelques mois après : « Dire
que le seul fait de mourir volontairement pour la juste cause de la patrie
“suffit pour assurer le salut” signifie que l’on substitue la Patrie à Dieu…, que
l’on oublie ce qu’est Dieu, ce qu’est le péché, ce qu’est le pardon divin.4»
En lisant cette entrée en matière de l’article d’Ernest H. Kantorowicz, j’ai
été frappé par le fait que cette divergence entre deux cardinaux au début du siècle dernier rappelle, par certains aspects, le débat qui a lieu aujourd’hui encore
entre les théologiens musulmans, sur le problème de savoir si ceux qui accomplissaient « les attentats-suicide » pouvaient êtres considérés ou non comme
« châhîd ». Inutile d’épiloguer sur l’importance de cette disputatio, puisqu’il s’agit
sur le plan général de la justification théolégale et morale de « l’auto-hétéromise-à-mort » comme acte de guerre juste, et de sa conséquence sur le plan
individuel : soit le paradis, soit l’enfer pour le candidat.
Dans le cas des cardinaux Mercier et Billot, le débat recèle tout le mouvement qui va se produire en Occident, qu’Ernest H. Kantorowicz va déplier,
3. Op.cit, p. 129.
4. Op.cit, p. 131.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
FETHI BENSLAMA – L’AGONIE POUR LA JUSTICE
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
aboutissant au passage de la guerre sainte, vers sa sécularisation. En effet, la
position du Cardinal Mercier consiste à passer de l’Église à la patrie, et à conférer au soldat mort pour l’une, la même valeur, le même statut, que pour l’autre,
c’est-à-dire le statut de martyr avec rémission des péchés, impliquant le salut
et la sainteté. Pour le Cardinal Billot, bien que la patrie soit « une juste cause »,
cela ne suffit pas à faire le salut du soldat mort pour elle, et dénonce cette substitution de la patrie à Dieu.
Mais à vrai dire, cette substitution n’est pas le seul élément significatif du
processus de sécularisation. Car le Cardinal Mercier introduit un signifiant qui
n’existait pas dans le langage théologique avant la mutation, lorsqu’il écrit : «…[le
soldat] qui donne volontairement sa vie pour défendre l’honneur de son propre pays et pour venger la Justice bafouée…» Ce signifiant est celui de « Justice »,
capitalisé dans le texte, qui va bouleverser ce qu’on entend par mourir « pour »
et par juste. En effet, dans la théologie du christianisme, le soldat qui part à la
guerre chrétienne, et ce fut le cas pour les croisades, s’en va-t-en-guerre « pour
l’amour de Dieu et de ses frères », amour qui a la valeur de Caritas. C’est la
charité qui justifie et sanctifie la guerre et la mort, et non la justice. « Je pars
mourir par amour pour mon Dieu et pour mon frère », voilà ce qui serait le mot
d’ordre intérieur du soldat chrétien, selon l’Église.
De fait, ce que montre Ernest H. Kantorowicz dans ce texte, c’est que le passage de l’Église à l’État fait passer l’humanité occidentale du juste comme
sainteté, au juste comme justice. Ce passage commence lorsque le roi devient
lui-même le saint, porteur de justice. Dès lors, « l’agonie pour la justice » de ses
sujets est l’agonie pour le souverain et son royaume. Au royaume du ciel s’est
donc substitué le royaume de la terre, c’est-à-dire le territoire. Et Kantorowicz
de noter que dans le cri de Jeanne d’Arc : « Ceux qui déclarent la guerre au
saint royaume de France déclarent la guerre au Roi Jésus », nous avons déjà
le passage de l’Église à la patrie. Mais il y a un élément plus important encore,
c’est qu’en même temps que le déplacement de Dieu à la patrie, et de la sainteté à la justice, s’opère « un transfert » (c’est le mot de l’auteur) des mêmes
valeurs émotionnelles et des mêmes « émotions morales ». Cette expression
« émotions morales » m’a longuement arrêté.
À quoi tiennent ces « émotions morales » ? Elles résident, selon l’auteur, dans
ce qu’il appelle « le corporatisme » – et l’on s’approche ici des thèses du livre
magistral d’Ernest H. Kantorowicz « Les deux corps du Roi5 », publié quelques
années plus tard– à savoir que ce qui est transféré, c’est le corps. On passe de
l’Église comme corps mystique du Christ, corps supplicié, sacrifié, qui a connu
l’agonie, au corps d’État, en passant par le corps du souverain. Il montre par
tant d’exemples comment l’État devient en effet, un corps politique, où si l’on
5. Ernest H. Kantorowicz, Les deux corps du Roi (1957), trad. J.-Ph. Genet et N. Genet,
Paris, Gallimard, 1989.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
74
75
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
veut, comment le corps d’État n’est que le Corpus Christi laïcisé. Je cite : « La
mort pour la patrie est maintenant vue dans une perspective véritablement religieuse ; elle apparaît comme un sacrifice pour le corpus mysticum de l’État,
lequel n’est pas moins réel que le corpus mysticum de l’Église…» Et il ajoute
un peu plus loin : « L’Humanisme a produit ses effets, mais les aspects quasi
religieux de la mort pour la patrie dérivent nettement de la foi chrétienne, dont
les forces furent alors engagées au service du corpus mysticum séculier de
l’État 6. »
En d’autres termes, ce qui n’a pas changé dans ce changement de la sainteté à la justice, c’est qu’il faut toujours du corps supplicié, du corps sacrifié de
quelques-uns (ou d’Un), le corps des morts pour…, pour faire le corps de la
communauté humaine. C’est là que résiderait donc le transfert des émotions
morales. Le juste peut passer de la sainteté à la justice, il reste néanmoins ancré
dans la mort, ou plus exactement dans le « mourir pour » (pro…mori). « Je meurs
pour nous », « Je meurs pour toi », « Je meurs pour l’autre », « L’autre est mort
pour moi », voilà, par-delà toutes les déclinaisons possibles, la formule de l’émotion morale qui serait à la source de la communauté et de son partage. Or, nous
sommes là devant une traversée de l’impossible, car la mort est la limite absolue au partage. Il est impossible que la mort de quelqu’un se substitue à la mort
d’un autre. L’autre, en mourant pour moi, ne peut tout au plus que différer ma
mort, ou l’inverse. Le propre, le mien, la mienneté d’une manière générale, consistent bien dans cette limite. C’est du reste, le point de vue freudien : la pulsion
de mort est appropriante et pas seulement destructrice. On se souvient du vers
populaire d’Uhland cité par Freud dans Actuelles sur la guerre et la mort :
« J’avais un camarade (…) une balle vole sur nous, est-elle pour moi ou estelle pour toi ? 7» « Toi » ou « Moi », voilà le coup de dé de la mort, son réel
séparateur, alors que « Moi pour toi », « Toi pour moi », c’est l’amour, le sacrifice et la communauté du « Nous », soit le fantasme d’une amplification libidinale
du moi. L’hyperparadoxe de la communauté serait ceci : que la mort comme
limite absolue du partage devienne le lieu du partage. L’émotion morale serait
que nous partagions l’impartageable. Qu’est-ce que cela veut dire du point de
vue de la psychanalyse ? Disons-le brièvement : nous mettons au cœur de nos
vies un mort. Cela s’appelle dans le mythe freudien « le père mort », ressort des
identifications symboliques.
Les conséquences que je tire de la lecture de ce texte éblouissant d’Ernest
H. Kantorowicz m’ont beaucoup aidé à avancer sur la question difficile de
« l’auto-hétéro-mise-à-mort » comme acte de guerre « juste » pour ceux qui le
font et pour ceux qui les soutiennent. Si je résume succinctement les précédents
développements, je dirais que le changement historique qui s’opère en Occident
6. Op.cit, p. 157.
7. S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915), OC, Paris, PUF, 1988, p. 145.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
FETHI BENSLAMA – L’AGONIE POUR LA JUSTICE
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
correspond à une double modification quant à ce qui est « juste » dans le langage et dans l’institution gardienne de la communauté : la patrie pour l’Église
et la justice pour la sainteté, avec un transfert de la même émotion morale corporatiste. Autrement dit, le même signifiant renvoie à de nouveaux signifiés,
tout en charriant le même affect religieux d’un corps pour tous. Nous savons
ce qu’un tel changement a coûté à l’Europe de la Première et de la Deuxième
Guerre mondiales.
En examinant des testaments de candidats à « l’auto-hétéro-mise-à-mort »
dans le monde musulman, j’ai été d’abord frappé de trouver dans leurs discours
une justification de leur acte qui mêle la patrie et la religion, la sainteté et la
justice ; justification que leurs familles reprenaient d’ailleurs dans les mêmes
termes, après l’acte. En soi, ce mélange bouleverse ce qu’on entendait dans la
tradition théologique par guerre sainte, désignée à travers le vocable de « jihâd »,
mais le changement le plus décisif est encore ailleurs.
Jusqu’aux années quatre-vingts, le lexique du jihâd comportait deux termes
princeps : celui de « mujâhid » de la même racine que « jihâd », qui désigne le
combattant, et celui de « chahîd » qui correspond à « martyr ». Je rappelle schématiquement que la langue arabe, langue du Coran et de la liturgie, est une langue
fondée sur des racines consonantiques que l’on décline par des voyelles pour
générer des mots. Avec six voyelles et trois consonnes, on dispose de centaines
de combinaisons potentielles, qui ne sont pas toutes exploitées, car l’usage de
la langue et les formes syntaxiques fixent à un moment donné ce qui est admis
ou pas. Par exemple, avec le radical « j.h.d », on peut générer « juhd » : l’effort,
« jîhâd » : la guerre sainte, ou bien encore « mujâhid » : le combattant (mu: est
le préfixe qui désigne l’actant), parmi d’autres mots possibles. L’image que l’on
donne en général du fonctionnement de la langue est celle d’un corps formé par
des consonnes que les voyelles animent. Ces considérations sont importantes
pour comprendre la suite de cette analyse, notamment sur le point important
qui est l’émergence d’un signifiant nouveau qui bouleverse le discours sur la
guerre et la mort, dans ce contexte.
Si le « mujâhid » est un combattant, dans le registre du guerrier, du soldat
au service de la sainte cause, le « chahîd » dont la traduction exacte est le « martyr », relève d’un autre registre. Il provient de la racine « ch.h.d » qui désigne le
fait d’observer, d’être présent à, et d’être témoin de. Elle a donné « châhid » :
le témoin ; « machhad » : la scène, le spectacle ; « muchâhid » : le spectateur ;
« chahâda » : le témoignage, l’attestation, ainsi que « chahîd » : le martyr. Il se
passe donc comme si le fait testimonial pouvait emprunter la voie de la parole
ou celle du sacrifice. Mais cette potentialité sacrificielle de l’attestation de la
vérité ne rend pas à elle seule intelligible le recours actuel aux dits « attentatssuicides ». On retrouve le même lien dans le contexte gréco-latin, puisque
« martyr » qui est emprunté au latin ecclésiastique provient du grec « marturos »
qui signifie le témoin. D’où, chez les auteurs chrétiens : [le martyr est] « celui
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
76
77
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
qui témoigne de la vérité par son sacrifice8. » Il n’y a pas donc de spécificité
islamique sur ce plan.
Dans le texte coranique, le « chahîd » désigne le musulman tombé dans le
champ de bataille, ce qui lui confère un statut exorbitant, mentionné dans plusieurs sourates, dont la plus explicite est celle-ci : « Ne croyez pas que ceux qui
sont tués en combattant dans la voie de Dieu sont morts ; au contraire, ils vivent
et sont nourris auprès de leur seigneur » (III,136). Autrement dit, le « chahîd »
n’est mort qu’en apparence, il est survivant, recevant une nourriture au même
titre que la nourriture terrestre, mais de nature paradisiaque. Il y a un passage
coranique étrange où il est dit ceci : « Ne dites pas de ceux qui sont tués dans le
chemin de Dieu : “Ils sont morts !” Non, ils sont vivants, mais vous n’en avez
pas conscience ». (II, 154). En quelque sorte, le martyr serait le lieu de l’absence de représentation de la mort dans l’inconscient. Il désignerait l’immortel
en chacun. Il faudrait ajouter alors, l’enfant qui ne meurt jamais.
Dans le discours islamique, jusqu’aux années quatre-vingts, il est clair que
les deux termes de « mujâhid » et de « chahîd » ne se recouvrent pas. Le « mujâhid » n’est pas forcément un martyr, et le martyr (chahîd) n’est pas
nécessairement un combattant (mujâhid). Le « mujâhid », en allant au combat,
est certes prêt au sacrifice (fidâ’), il peut devenir « chahîd » s’il est tué, mais le
devenir martyre n’est pas intentionnellement visé, il veut se battre et survivre.
D’ailleurs, le verbe « ch.h.d » ne peut se conjuguer que sous la forme passive,
rapporté à l’inconnu (‘ustushhida). Il n’y a pas d’acte volontaire qui corresponde
au « chahîd », c’est accidentel et imprévisible. C’est pourquoi l’usage du terme
de « chahîd » peut être employé pour quelqu’un qui meurt d’une manière accidentelle, hors combat, notamment lorsqu’il est jeune, et surtout lorsqu’il s’agit
d’un enfant. Bref, si le sujet « mujâhid » est actif, le sujet « chahîd » est passif.
Or, un événement important va se produire vers le milieu des années quatre-vingts ; un événement dans l’ordre du discours en langue arabe, auquel ni
la sociologie politique ni les analyses habituelles n’ont accordé d’attention – et
là, je dirais qu’il faut glisser une oreille analytique pour le détecter– c’est l’invention d’un nouveau terme qui n’existait pas, qui n’a jamais eu cours durant
les quatorze siècle de l’histoire de l’islam. Il s’agit de la création d’un mot, certes à partir des potentialités de la langue arabe que j’indiquais plus avant, mais
ce mot est inconnu dans l’usage de la langue, jusqu’ici. En effet, à partir de la
racine « ch.h.d » va être forgé le terme de «istichhâdî», terme construit selon la
forme qui correspond dans les canons de la langue à ce qu’on appelle « la demande
pressante d’une chose ». Il s’agit du substantif par lequel va être désigné celui
qui effectue « l’attentat-suicide ». Autrement dit, on invente à travers ce nom :
« le demandeur de martyre ». Il y a là un virage historique qui fait passer l’uni8. Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’ Alain Rey,
Paris, Dictionnaire Le Robert, 1995, t 2, p. 1198.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
FETHI BENSLAMA – L’AGONIE POUR LA JUSTICE
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
vers de signification du « chahîd » de l’ordre du sujet passif, subissant son sort
accidentellement, à celui d’un actant, en quête de la mort, sous le mode du vouloir tuer et être tué simultanément.
On comprend pourquoi les experts du terrorisme ne peuvent prendre en considération une telle invention, ou bien la mentionnent en passant comme un fait
très secondaire. Le concept de « demande » n’a pas la portée que nous lui conférons en psychanalyse, à savoir que par la demande se constitue la prise de l’Autre
sur le sujet. En rendant possible dans l’univers du discours et dans la langue
arabe, la demande pressante de martyre, s’ouvre « une niche » d’adresse mortifère vers laquelle certains sujets vont s’orienter. Mais par qui « cette niche »
fut-elle ouverte, comment devient-elle effectivement attirante ? Des mots tels
que « kamikaze », ou « attentats-suicide », avec toute l’horreur qu’ils recèlent,
ont dérobé cet événement dans la langue à travers lequel s’énonce le désir de
l’Autre comme désir de voir le sujet se tuer en tuant d’autres. C’est ce qui explique, à mon sens, qu’à un moment donné, puisse se répandre comme la peste,
la demande de martyre, et qu’apparaissent des demandeurs de martyrs partout,
même là où il n’y a ni front, ni guerre, ni situation d’oppression.
Nous savons que c’est chez le Hezbollah, en 1983, pendant l’occupation
israélienne du sud Liban, qu’apparaît le premier attentat appelé « kamikaze »,
revendiqué au nom de l’islam. Le mot « kamikaze » est intervenu en référence
au massacre de l’Aéroport Lod de Tel-Aviv, exécuté par un groupe de l’Armée
rouge japonaise le 30 mai 1972. Deux des trois terroristes se sont tués eux-mêmes
avec leurs grenades. On a pu penser que cet acte a inspiré le Hezbollah ; cependant, le mot et le geste autodestructif-destructif ont dérobé le fait le plus important,
sans lequel nous ne comprendrions pas l’extension du phénomène, à savoir que
le Hezbollah n’était pas seulement un laboratoire où étaient confectionnées de
redoutables bombes humaines, selon une technique qui va se répandre dans tout
le Moyen-Orient, mais aussi un laboratoire idéologique où fut inventée la machine
discursive infernale que je suis en train de décrire.
Pour saisir les ressorts de cette invention, il faut donner maintenant quelques éléments historiques à propos de la création du Hezbollah. Le Hezbollah
– en arabe « parti de Dieu »– a été fondé en juin 1982, c’est un mouvement politique et religieux chiite libanais disposant d’une branche armée qui est à son
origine. Elle fut créée en réaction à l’invasion israélienne du Liban. Le chiisme
est une branche minoritaire de l’islam, mais elle regroupe tout de même 15% à
20% des musulmans, par rapport à ce qu’on appelle les sunnites qui représentent la majorité orthodoxe.
Ce conflit correspond à un fait historique majeur au début de l’islam, il résulte
d’une guerre civile sanglante autour de la succession de son fondateur. En effet,
après la mort de Mahomet, une partie des musulmans considérait que la souveraineté et le pouvoir devaient rester à l’intérieur de la famille de ce dernier. Le
premier qui devait en hériter, c’était le cousin du prophète, Ali, qui était en même
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
78
79
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
temps son gendre, mari de sa fille. Une autre partie des musulmans considérait
qu’en l’absence d’indication testamentaire dans ce sens, la succession devait se
faire par la consultation des musulmans, et pas nécessairement à l’intérieur de
la filiation du prophète. Ce différend donna lieu à une guerre civile, marquée
par l’assassinat d’Ali, et surtout le supplice de son fils, Hussein. Quand je dis
supplice, cela veut dire qu’il y eut une mise en pièces du corps d’Hussein, petitfils du prophète. Il me semble que cette mise en pièces du corps d’Hussein,
compte tenu de la place qu’elle va occuper dans l’histoire du chiisme, n’est pas
étrangère à l’explosion des corps desdits « kamikazes » eux-mêmes. Le corps
d’Hussein sera en effet disloqué et dispersé par ses ennemis.
Le supplice d’Hussein constitue la scène originaire sacrificielle fondatrice
du chiisme. Elle a donné lieu à des récits dans toute la tradition de l’islam et à
des rites de commémoration impressionnants dans le chiisme, au cours desquels
les croyants s’infligent des actes d’auto-flagellation en souvenirs de ce supplice
et en signe de repentance, ce qui témoigne de l’intense sentiment de culpabilité dont les adeptes ont hérité.
Le récit qui mène au supplice et celui du supplice lui-même étaient d’une
très grande stabilité interprétative dans le chiisme, jusqu’à la révolution iranienne.
Jusqu’à 1979, c’est-à-dire pendant quatorze siècles, ce récit est presque toujours le même. En voici schématiquement les séquences principales : Hussein,
dans son combat pour récupérer la souveraineté, qui est sensé revenir dans la
filiation du prophète, reçoit des habitants d’une ville importante à l’époque, qui
s’appelle Koufa, à 170 km de Bagdad, l’assurance qu’ils seront ses alliés.
Lorsqu’il part vers eux, avec peu de partisans, il rencontre sur son chemin ses
ennemis, beaucoup plus nombreux, ce qui donne lieu à une bataille féroce et
inégale. Les habitants de cette ville ne viennent pas au secours de Hussein comme
ils l’ont promis. Il se fait massacrer. Le noyau symbolique du chiisme se constitue à partir de ce supplice et du lâchage coupable des habitants de Koufa, dont
les Chiites, jusqu’à aujourd’hui, se considèrent comme les descendants, descendants héritiers du crime. Ils ne l’ont pas tué directement, mais par leur
défection, ils ont contribué à son meurtre.
Après le massacre d’Hussein, les habitants de Koufa vont réagir et mener
ce qu’on appellera « des guerres de repentance » qui, comme l’indique l’expression, furent des guerres de vengeance et d’expiation. On retrouve tout cela dans
la commémoration de la bataille de Karbala, dans la ritualité du chiisme et dans
sa spiritualité. D’où cette foi marquée par un dolorisme qui ressemble à certains égards à ce qu’on trouve dans le christianisme, et pour cause, puisqu’il
s’agit du meurtre du fils, dont le père avait été également tué. Il y a ainsi au
cœur du chiisme toute une généalogie de martyrs, qui va se poursuivre du reste,
car beaucoup de descendants d’Hussein vont connaître un destin tragique. Mais
c’est Hussein qui aura la place prépondérante dans l’institution martyrologique, puisqu’il sera surnommé « le prince des martyrs ». Son sacrifice va occulter
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
FETHI BENSLAMA – L’AGONIE POUR LA JUSTICE
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
celui de son père, et ce point me paraît très important dans la suite des développements.
Jusqu’à la révolution iranienne, le récit sacrificiel d’Hussein s’organise autour
du schéma classique, tel que je viens de l’indiquer : Hussein est un combattant
(mujâhid) qui est tué à Karbala par ses ennemis et devient un martyr (chahîd).
Les fidèles communient autour du souvenir de son supplice, en tant que communauté coupable. Son martyre est considéré comme inimitable. Avec la
révolution iranienne, émerge une nouvelle figure du Chiite révolutionnaire, et
avec elle, une nouvelle lecture de la scène du supplice d’Hussein. Cette lecture
va provoquer une mutation décisive dont l’une des conséquences est d’ouvrir
la « niche » discursive des « attentas-suicide ». Elle se fonde sur une interprétation proposée par un intellectuel iranien, proche de Khomeiny, qui s’appelle Ali
Shariatî (1933-1977). Il s’agit d’un penseur qui a joué un rôle très important
(traducteur de F. Fanon, Docteur en sociologie de la Sorbonne, il eut une influence
telle, que les services secrets du Shah l’ont assassiné), en théorisant la rencontre entre l’islam et le marxisme. Il fut l’inventeur de ce qu’il a appelé lui-même
« le chiisme rouge » (rouge comme le sang des martyrs, rouge comme l’emblème de la révolution prolétarienne) 9. L’interprétation nouvelle qu’il va proposer
de la scène sacrificielle d’Hussein porte sur les points suivants :
1- Hussein n’est pas seulement un combattant « mujâhid » qui a rencontré
la mort, alors qu’il ne la voulait pas, mais a choisi d’y aller en connaissance de
cause. Il savait qu’il allait mourir, il y a été dans une volonté de dépassement
de soi pour la cause. Il n’est pas donc seulement un « combattant-martyr », mais
un « martyr-martyr ». C’est en ce sens qu’il était « demandeur de martyr » (« istishhâdî»).
2- Les Chiites ne sont pas seulement coupables collectivement, en tant que
communauté héritière de celle de Koufa, d’avoir abandonné Hussein à la mort,
comme le dit l’interprétation traditionnelle, ils sont individuellement et subjectivement coupables. On assiste ici à quelque chose comme une privatisation de
la névrose collective sacrificielle, comparable à celle que Freud relève pour la
névrose obsessionnelle, par rapport à la religion.
3- Cette individualisation ou privatisation implique que le sujet chiite révolutionnaire n’est plus seulement celui qui communie dans la culpabilité avec
les autres, mais doit s’identifier totalement à Hussein, en imitant sa demande
de martyre. Il n’est plus simplement un communiant se souvenant de l’événement, mais une conscience actualisante de cet événement. Autrement dit, il ne
s’agit plus de commémoration du sacrifice d’Hussein, mais de sa reproduction.
On ne se remémore pas, on répète. Le sujet doit répéter pour lui-même, comme
s’il était Hussein.
9. Voir sur ce point, mais aussi pour l’ensemble de la question des martyrs révolutionnaires
en islam, le livre de Farhad Khosrokhavar, Les nouveaux martyrs d’Allah, Op. cit.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
80
81
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
Le Hezbollah a fait fonds sur cette nouvelle interprétation de la scène sacrificielle par Ali Sharîatî. Il ne s’agit pas donc seulement d’une organisation qui
a inventé la pratique des « attentats-suicide » – et qui conditionne certains de
ses membres à « auto-hétéro-mise à mort », ce qui est possible–, mais aussi et
surtout un laboratoire dans lequel a été mis en œuvre un nouvel agencement
signifiant qui a rouvert la trappe de la scène sacrificielle originaire. Qui ne voit
à quel point ce remaniement est considérable, car il modifie le rapport du sujet
chiite à Hussein comme idéal. D’inaccessible, l’idéal est désormais ce qu’il faut
être. Hussein devient le lieu d’une incitation à venir à lui dans la mort volontaire. L’idéal appelle les Moi à s’absorber en Lui, et c’est ce qui mène à
l’autosacrifice. Chaque candidat aux attentats fait advenir le corps déchiqueté
de Hussein à même son corps, pas seulement comme martyr de la foi, mais aussi
comme révolutionnaire. L’émotion morale du corps supplicié circule désormais
entre Dieu et la révolution, et le candidat à l’attentat incarne la circulation du
corpus msyticum de l’un à l’autre.
L’hypothèse que je propose ici est la suivante : à travers le nouveau signifiant « istchhâdî», Hussein n’assure plus dans la culture la fonction de gardien
du Père mort, en prenant sur lui le sacrifice absolu qui fait la communauté. Ou
bien encore, il ne fait plus médiation (faire médiation, c’est rendre la chose nonmédiate), ne « barre plus l’Autre » selon l’idiome lacanien, ce qui ouvre la
confrontation au Père idéal. Je rappelle qu’en psychanalyse, le Père mort est un
point de l’origine inaccessible, point d’ancrage du symbolique qui tempère les
exigences du Père idéal, lequel est une figure menaçante, cruelle, persécutrice,
qui demande le sacrifice. On serait donc ici, devant un remaniement de ce que
Freud a appelé « le Surmoi de la culture », notion restée insuffisamment élaborée, qui mériterait d’être reprise pour penser, notamment, ces périodes de mutation
au cours desquelles l’obligation de donner son corps à la communauté se fait
si pressante, que le sacrifiant et le sacrifié se confondent dans d’interminables
hécatombes, comme si le coup d’arrêt donné par la substitution symbolique, au
moment de la violence fondatrice, n’est plus efficient.
Ce qui irait dans ce sens, c’est le rôle dit d’intercesseur (châfi’) qui est conféré
au « demandeur de martyr » dans ce nouvel agencement signifiant. Nous rencontrons cette appellation dans les testaments de ceux qui accomplissent les
attentats, et qui s’adressent à leur mère (prioritairement), à leur père, à leurs
frères, en leur disant : « Je pars intercéder pour vous ». Dans le discours des familles également, on attribue à ces fils le titre d’intercesseurs. Plus encore, les
autorités du Hezbollah en font un critère pour autoriser un candidat à devenir
martyr. Voici ce que dit Sayed Hussein Nasrallah, le chef du Hezbollah (dont
l’un des fils a accompli l’autosacrifice), de sa rencontre avec un candidat : « Je
lui ai demandé une seule chose, et c’est en fait la seule condition que j’impose
pour faciliter formellement l’arrivée du demandeur de martyr sur le terrain,
obtenir, avec les autres, son intercession. »
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
FETHI BENSLAMA – L’AGONIE POUR LA JUSTICE
TOPIQUE
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
Qu’est-ce donc cette intercession ? Ce terme (châfi’) provient d’une racine
en arabe qui signifie « l’amnistie » et « le pardon ». Le titre d’intercesseur est
accordé à quelqu’un qui peut s’entremettre pour obtenir le pardon pour un autre,
auprès d’un souverain, ou auprès de Dieu, quand l’intercesseur est un saint
homme. C’est donc une fonction de tiers qui allège la dette et la culpabilité d’un
sujet, lui évite la sanction. On ne saurait faire du « demandeur de martyr » un
tel intercesseur, si celui auprès duquel il s’en va n’était une figure menaçante,
capable de représailles, et si ces jeunes hommes n’étaient pas des fils qui s’envoient dans la mort circonvenir la terreur du Père idéal.
Ainsi, dans la situation actuelle de l’islam, comme naguère en Occident, la
mutation historique du rapport à la guerre et à la mort est corrélative d’un remaniement des idéaux, lequel n’est pas saisissable sans de nouveaux agencements
signifiants qui se produisent dans l’univers du discours. Le glissement d’un
vocable à un autre, le surgissement d’un mot dans un montage millénaire accompagne de nouvelles formes de mise à mort. Mourir pour la patrie, pour Dieu,
pour la révolution : on ne meurt sans doute pas que pour des mots, mais non
sans eux, c’est-à-dire sans ce qui vient « devant » la cause que représente précisément la préposition « pour » en français, ou « pro » en latin. Ce qui vient
devant la cause veut orienter le mourir, lui tracer un trajet de sens, lui donner
un site, une destination, un lieu, bref référer la mort, ce qui revient à lui donner
un nom. Or, pour ce nom, on tue, on se tue, on s’entretue, comme si le pire était
que la mort soit pour rien.
Fethi BENSLAMA
7, rue Pinel
93200 St Denis
Fethi Benslama – L’agonie pour la justice
Résumé : Ce qu’on appelle les « attentats-suicide » sont apparus au début des années
quatre-vingts au Moyen-Orient, en même temps qu’une transformation du discours sur la
guerre et la mort en islam, en corrélation avec des remaniements dans les idéaux culturels.
C’est ce que cet article tente d’approcher.
Mots-clés : Islam – Sacrifice – Martyr – Justice – Surmoi – Témoin – Mourir.
Fethi Benslama – A slow demise for Justice
Summary : What we call today ‘suicide attacks’ began in the 1980s in the Middle East
along with a profound evolution in the terms used to qualify war and death in the Islamic
world parallel to changes in the presentation of cultural ideals. This article will take a closer look at such developments.
Key-words : Islam – Sacrifice – Martyr – Justice – Superego – Witness – Die.
© Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP) | Téléchargé le 19/06/2023 sur www.cairn.info par Fethi Benslama (IP: 92.184.118.9)
82