David et Salomon étaient des personnages fictifs dans
un récit décrivant un âge d’or imaginaire
Yigal Bin-Nun
Après la conquête du Royaume d'Israël par l'Assyrie, la nécessité s'imposa de présenter aux
habitants de Juda, à partir du règne de Manassé, une version plus glorieuse de l'histoire de leur
pays. C'est ainsi que naquit l'idée de concevoir un royaume fictif qui, de manière surprenante,
demeura sans nom. Des récits furent élaborés sur des époques lointaines que nul ne pouvait se
remémorer, mettant en scène de grands monarques régnant à Jérusalem sur un territoire
autrefois partagé entre deux royaumes distincts, aujourd'hui unifiés sous le règne de Manassé.
L'objectif était de restaurer le prestige glorieux de ce royaume et de considérer le Royaume
d'Israël comme faisant initialement partie de Juda.
Souvent, l'opinion publique attribue à l'archéologie le pouvoir de confirmer solidement la
véracité des récits bibliques, mais ce désir demeure insatisfait. De nombreux événements ne
laissent aucune trace archéologique, ce qui ne remet cependant pas en question leur existence.
Parallèlement, des sites archéologiques impressionnants demeurent énigmatiques à nos yeux.
Ainsi, le débat entre archéologues sur l'hypothèse de l’existence d'un "Royaume unifié" ne
saurait être résolu par des débats sur la datation de couches archéologiques. À mon sens, la
solution réside dans une lecture critique du texte biblique, analysé au moyen de méthodes de
recherche en philologie, épigraphie, et surtout dans l'étude des genres littéraires. L'analyse
diachronique des textes, basée sur l'estimation de leurs dates de rédaction, permettra d'éclairer
le mystère entourant les règnes de Saül, David, et Salomon.
Deux inscriptions extrabibliques attestent de l'existence d'une dynastie se référant au roi David.
L'inscription de Mesha, roi de Moab (ligne 31), et l'inscription de Tel Dan attribuée à Hazael,
roi d'Aram (ligne 9), témoignent de l'existence d'un royaume appelé "Maison de David".
Cependant, aucune information de ce genre n'est disponible sur les rois Saül et Salomon en
dehors des récits bibliques. Ceci remet en question l'existence même d'un royaume unique
composé d'Israël et de Juda, avec Jérusalem comme capitale.
Le style des textes bibliques sur ces trois rois diffère des récits mythiques où figurent des
divinités, des miracles, et des légendes décrivant des patriarches, des juges-sauveurs, ou des
légendes sur la vie de prophètes comme ceux d'Élisée et Élie. Le genre littéraire des récits sur
Saül, David et Salomon laisse penser qu'ils n'ont pas été transmis aux rédacteurs par voie orale
de génération en génération. En effet, dans les récits oraux, les noms de personnes et les détails
des événements s'estompent avec le temps, alors que les règnes de ces trois rois sont riches en
détails, donnant l'apparence d'événements historiques indubitables. Les auteurs semblent avoir
vécu ces événements et sont capables d'en rendre compte de manière détaillée.
Dans une première analyse de ces textes, j'ai recensé 221 patronymes et 183 toponymes. Aucun
autre genre littéraire biblique n'atteint un niveau de détail aussi élevé. Paradoxalement, les
livres de Samuel et des Rois consacrent 57 chapitres aux trois rois du Xe siècle av. J.-C.,
comparés à seulement 37 chapitres dédiés à l'ensemble des rois d'Israël et de Juda. Alors que
tous les souverains des deux royaumes totalisent 40 rois de 931 à 587, seulement 3 d'entre eux
concernent le Xe siècle. Dans un deuxième calcul, les textes sur les trois rois comprennent
29 927 mots, tandis que les textes sur des rois importants tels qu'Omri et Achab, qui ont vécu
cent ans plus tard, n'en comptent que 3 875. Toutes nos informations sur le roi Omri, qui figure
dans les inscriptions assyriennes, ne lui consacrent que 6 phrases et 238 mots. De plus, l'un des
premiers rois d'Israël, Jéroboam, fils de Joas (753-793), ne bénéficie que de 7 phrases. Cette
disproportion soulève des interrogations qui exigent des éclaircissements.
Si l'on suppose que les scribes de la cour de ces rois ont rédigé avec précision les événements
de leur époque, une question s'impose : l'usage de l'écriture était-il aussi répandu au Xe siècle
av. J.-C. au royaume de Juda, au point de permettre l'émergence d'œuvres historiographiques
aussi élaborées en volume et en complexité ? Trouve-t-on des exemples similaires dans les
royaumes voisins ou même dans la littérature impériale de la région ? Un examen diachronique
des découvertes épigraphiques de l’Ouest asiatique révèle une tout autre réalité.
Actuellement, les données épigraphiques de la région nous offrent une vision fiable de la
capacité de lecture et d'écriture de textes narratifs à différentes époques, ainsi que de leur
diffusion au sein de diverses strates sociales. Jusqu'au début du VIIIe siècle av. J.-C., aucune
inscription littéraire ou administrative détaillée n'a émergé en Israël et en Juda, à l'exception de
très brèves inscriptions à Sarabit el-Khadim au Sinaï, à Izbet Sartah (Even haEzer), à Khirbet
Qeiyafa, à Tel esSafi (Gat), Beit Shemesh, Gezer et à Tel Zayit. Cette faible niveau
épigraphique remet en question l'idée d'une grande profusion de textes élaborés au Xe siècle
de notre ère.
Environ trois siècles après les règnes présumés de Saül, David et Salomon, une évolution
significative de l'usage de l'écriture s'amorce au deuxième tiers du VIIe siècle. Les inscriptions
de la forteresse de Hashavyahu et de Hoshayahu à Lakish attestent une propagation de l'écriture
au-delà de l'administration royale, touchant des strates plus larges de la société. Cela explique
le début de la floraison d'œuvres littéraires élaborées, celles des premiers prophètes de l’écrit
tels qu'Amos, Osée, Michée et Isaïe ben-Amotz, vivant déjà au sein d'une communauté capable
de lire leurs textes transcrits sur des parchemins.
Bien que la littérature mythologique d’Ougarit, au nord de la Syrie, date déjà du XIVe siècle
avant notre ère, elle ne contient pas de textes historiographiques élaborés ou des récits détaillés
sur la vie de cours de royaumes. Juda ne devient un royaume relativement évolué qu'avec le
règne d'Achaz, grâce à la politique économique de la globalisation de Tiglath-Piléser III (727-
745 av. J.-C.), roi d'Assyrie. La situation au Xe siècle était bien éloignée de cette réalité
culturelle. Ainsi, l'idée que les récits impressionnants des livres de Samuel et des Rois aient été
rédigés au Xe siècle semble peu plausible, étant donné la situation socio-culturelle de l'époque.
Même en supposant que les scribes de la cour de David et Salomon possédaient une
connaissance suffisamment avancée pour produire de tels textes, une question demeure :
comment cette connaissance a-t-elle disparu sous les rois qui leur ont succédés ? Pourquoi leurs
successeurs n’avaient pas de scribes capables de fournir des détails sur les événements cruciaux
intervenus sous les règnes de Jéroboam et Roboam à la fin du Xe siècle ? Pourquoi n'ont-ils
transmis que des légendes prophétiques par voie orale, et qui plus est, n’ont été rédigés que
bien plus tard ? L'absence d'informations détaillées sur l’expédition de Sheshonk roi d'Égypte
après le règne de Salomon, alors que les guerres de David contre les Philistins sont
abondamment rapportées, suscite également des interrogations. A la bataille de Qarqar (853)
sur l’Oronte en Syrie, participa une coalition de 12 royaumes conduite par Adad Idri de Damas
et Irhuleni de Hama contre Salmanazar III l’empereur Assyrien. A cette bataille participa entre
autres le roi Achab d’Israël à la tête d’un contingent de 1à 10 000 soldats et de 2 000 chars.
Comment se fait-il que cette célèbre bataille n'a laissé aucune trace dans le livre des Rois ? Un
évènement de ce genre ne nous est parvenu que grâce à des sources externes, malgré son
importance cruciale pour Israël.
Quels événements dramatiques survenu au IXe siècle pourraient justifier la perte de l’usage de
l'écriture et de sa diffusion par rapport au siècle précédant ? Même sur les rois Ézéchias et
Josias au VIIIe et VIIe siècle, vénérés par les rédacteurs du livre des Rois, ne nous n’avons pas
reçu des descriptions d'envergure similaire à celles de David et Salomon du Xe siècle. De plus,
la durée symbolique de leurs règnes de "quarante ans" démontre que les auteurs ignoraient la
durée exacte de leurs règnes, contrairement à l'habitude du livre des Rois, qui spécifie les durées
exactes de tous les rois à partir de Jéroboam et Roboam. Les règnes de Saül, David et Salomon
ne comportent pas non plus la formule conventionnelle orientant le lecteur vers la source
d'information sur les rois d'Israël ou de Juda : "Et les autres actes de [tel roi] ne sont-ils pas
écrits dans le Livre des Chroniques des rois d'Israël/Juda."
Le récit des événements du Xe siècle dans la Bible peut dérouter le chercheur moderne et lui
susciter des doutes. D'où les auteurs tiraient-ils la connaissance précise sur des temps si
lointains ? Comment pouvaient-ils connaître les pensées et les réflexions des rois ? La réponse
est inévitable : les événements des premiers rois de la lignée de David n'ont pas été écrits de
leur vivant, mais furent composés plus d’une centaine d'années plus tard. Dans ce contexte,
seuls des faits sélectifs pouvaient subsister dans la mémoire collective qur les événements
dramatiques de l'histoire. Cela ne signifie pas que ces auteurs ultérieurs n'ont pas incorporé
dans leurs œuvres quelques-unes des traditions anciennes afin de conférer à leurs récits une
apparence fiable et authentique. Par exemple, ils ont veillé à intégrer, avec quelques
modifications, des récits héroïques transmis par voie orale, tels que la lutte entre Goliath le
Philistin et Elhanan Ben Yaari de Bethlehem, en l’attribuant au jeune David (2 Samuel 21:19).
Cependant, il est essentiel de ne pas interpréter ces récits comme de simples divertissements
littéraires ni comme de l'art pour l'art. Les auteurs servaient un but politique qui s'est consolidé
après la conquête du royaume d'Israël par l'Assyrie. Leur objectif était de fournir aux habitants
de Juda, à partir du règne de Manassé, une version glorieuse de l'histoire de leur royaume,
principalement axée sur le prestige du royaume israélite. Selon cette vision, dans des temps
immémoriaux, de grands rois ont régné à Jérusalem sur le territoire des deux royaumes réunis,
qui n’était en fait qu’un seul royaume, puissant et glorieux. Cette politique visait à restaurer les
temps glorieux du royaume d'Israël d'antan mais désormais comme faisant partie de Juda. Ainsi
naquit le terme du "Royaume Unifié", une construction littéraire qui captiva l'imagination de
nombreuses générations, alors que les scribes de la Bible ne lui avaient même pas attribué de
nom.
Pour rédiger des récits aussi précis sur la grande épopée de Saül, David et Salomon, les auteurs
devaient connaître parfaitement le mode de vie de la cour d’un royaume, ses routines et ses
rouages. Le règne qui, à mon avis, a servi de modèle à l’élaboration de ces récits ne peut être
que celui du règne de Manassé (697-643 av. J.-C.). Selon mes estimations, cette cour d'origine
israélite constituait l’aristocratie de Jérusalem et ses scribes ont précédé leurs rivaux
réformistes du clan de Shaphan ben Azaliah, scribe de Josias. Il n'est guère surprenant que
parmi les vingt chapitres consacrés à David le Judéen dans les livres de Samuel et des Rois,
seulement six lui attribuent une appréciation positive par rapport à Saül l'Israélite (2 Samuel
5:1-5). Dans d’autres chapitres, une critique sévère, subtile, à peine voilée, est dirigée contre
David. Il est difficile d'imaginer qu'un scribe vivant dans la cour d’un roi de cette dynastie
aurait osé écrire des propos aussi offensants contre le fondateur de la dynastie. Par conséquent,
les récits critiques envers David ont probablement été rédigés par des scribes israélites, tandis
que ceux peu flatteurs sur Saül ont été écrits par des scribes judéens.
La composition de ces textes est avant tout liée à des motivations politiques qui ont engendré
en fin de compte l'idée d'un royaume englobant Israël et Juda sous l’égide de rois judéens à
Jérusalem. L'histoire de ces deux royaumes révèle que Juda, moins étendu et moins développé,
a longtemps vécu sous l'influence politique d'Israël surtout dans sa culture. La conquête d'Israël
par l'Assyrie n'a pas effacé ses avantages, et ses trésors culturels remarquables ont perduré bien
après son annexion à l’empire. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la masse de sa
population est restée sur place, bénéficiant ainsi du système de globalisation assyrien. Elle a
même profité de l’apport d’une nouvelle population de différentes régions de l’empire qui s'est
jointe à sa population et a adopté le culte de Yahvé-El.
Dans l'ensemble des livres de la Bible, aucune référence ne semble établir l'existence tangible
des rois Saul, David, ou Salomon. L'absence de preuves extrabibliques concernant ces rois
suscite des interrogations. Toutefois, il n'y a aucune raison de nier l'existence de David comme
fondateur d’une première dynastie. Néanmoins, des incertitudes persistent quant à la réalité de
la figure de Salomon. Présenté dans les Livres des Rois comme l'archétype du roi idéal,
Salomon incarne le symbole de la paix, de la justice, de la sagesse, et possédant une richesse
légendaire, attirant l'admiration de souverains étrangers. Cette glorification a hissé Salomon au
rang d'emblème du souverain le plus magnifique au monde. Son nom, "Solomon", crée un lien
avec la ville de Shalem, où il érigea la première demeure pour Yahvé. Les descriptions de sa
personnalité et de son règne s'apparentent davantage à la figure du roi achéménide Cyrus qu'à
celle d'un roi judéen du Xe siècle av. n.e. Les récits sur son harem de mille femmes évoquent
plutôt les contes des Mille et Une Nuits, remettant ainsi en question l'existence historique de
ce personnage et le reléguant au domaine littéraire. Plus tard, d'autres rédacteurs ont voulu
ternir cette figure artificielle. D’un souverain glorieux d’un empire s'étendant de la ville de
Lebo dans la vallée du Liban jusqu’au fleuve d'Égypte (1 Rois 4:45) il devint un usurpateur du
trône qui revenait de droit à son frère Adoniah.
Les récits de propagande de la politique pan-israélite peuvent être qualifiés de nouvelles
apologétiques à caractère historique, décrivant un passé national glorieux. Avec le temps, Juda
adopta le prestigieux nom "Israël" et a tissé une nouvelle narration pour son propre royaume,
incorporant quasiment toutes les traditions israélites. Ainsi naquirent les récits des Patriarches,
transformant l'Israélite Jacob en petit-fils d'Abraham le Judéen. Cette nouvelle a aussi associé
à Moïse l'Israélite un frère aîné, Aaron, l'ancêtre des prêtres judéens. L'intégration des
intellectuels israélites n'a pas été sans heurts, et ces rivalités avec les traditions judéennes
traversent les récits bibliques, en particulier dans les livres de l'Exode et de la Genèse. Ces
rivalités, parfois difficiles à discerner, se manifestent à travers des versions parallèles
entretenant des polémiques masquées ou perceptibles, tout en négligeant les contradictions
résultantes. L'animosité judéenne envers Israël apparaît de manière évidente dans la rivalité
entre David et Saül.
Sous l'influence de la politique de Manassé, et conformément à l'idéologie considérant Juda
comme héritière d'Israël, les rédacteurs ont forgé une œuvre de propagande sophistiquée
conçue comme idéologie pan-israélienne sur l'existence d'un âge d'or sous le règne des rois
judéens. la narration venge en quelque sorte Juda de sa soumission politique à Israël en
s’emparant de son héritage. Ce genre de roman ou de nouvelles historiques véhicule un
message idéologique et politique qui a évolué par la suite et qu’on retrouve dans les livres de
Ruth et d’Esther, ainsi que le récit de Joseph l'Israélite devenu vice-roi d’Égypte.