TRAGÉDIE ET UTOPIE CHEZ KOSSI EFOUI
Virginie Soubrier
Africultures | « Africultures »
ISSN 1276-2458
ISBN 9782296546844
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Virginie Soubrier, « Tragédie et utopie chez Kossi Efoui », Africultures 2011/4 (n° 86),
p. 228-239.
DOI 10.3917/afcul.086.0228
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2011/4 n° 86 | pages 228 à 239
Tragédie et utopie chez Kossi Efoui
Par Virginie Soubrier (Université Paris IV - Sorbonne)
À L ’ ORIGINE
DE CETTE ÉTUDE SUR LE THÉÂTRE DE
K OSSI E FOUI
SE TROUVE UNE HYPOTHÈSE , FORMULÉE
À LA FIN DE MA THÈSE DE DOCTORAT (2) SUR L ’ ÉCRITURE - JAZZ DE
K OFFI K WAHULÉ . I NSPIRÉE PAR LA
L’A TLANTIQUE NOIR , LEQUEL VOIT DANS LA MUSIQUE AFRO - AMÉRICAINE
L ’ EXPRESSION SANS CESSE RÉITÉRÉE D ’ UN ESPOIR EN UN AVENIR MEILLEUR , J ’ Y SUGGÈRE QUE LES ÉCRITURES
CONTEMPORAINES DE LA DIASPORA , ET EN PARTICULIER CELLES DE LA DIASPORA NOIRE , SONT TRAVERSÉES
PAR CE QUE L ’ ON POURRAIT APPELER UN ÉLAN UTOPISTE . L’ INTENTION DE K WAHULÉ – L ’ EXIGENCE ,
IRRÉALISABLE , D ’ ÉCRIRE DU JAZZ – TOUT COMME LA POSTURE QU ’ ELLE SOUS - TEND SONT UTOPIQUES : SON
THÉÂTRE EST UNE INTERROGATION SUR LA POSSIBILITÉ D ’ UN MONDE RADICALEMENT AUTRE QUE CELUI DANS
LEQUEL NOUS VIVONS , RÉGI PAR UNE ORGANISATION ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE QUI ANNULE ET ABÎME LES
CONDITIONS D ’ UN VIVRE - ENSEMBLE : LE CAPITALISME MONDIAL .
PENSÉE DE
P AUL G ILROY
DANS
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Les consonances esthétiques, philosophiques et politiques, très fortes au
demeurant, entre les œuvres de Koffi Kwahulé et de Kossi Efoui invitent à
rechercher la présence de cet élan utopiste chez le second. Interrogation de
prime abord surprenante lorsque l’on considère le titre de sa dernière pièce :
Io (Tragédie)(3). Quel sens y a-t-il à convoquer la notion d’« utopie » pour une
œuvre présentée aussi fermement comme une tragédie ? Certes, Io est une
tragédie. Elle s’achève pourtant sur ces mots empruntés à l’un des premiers
théoriciens de l’utopie, le philosophe allemand Ernst Bloch : « L’essentiel n’est
pas la terre promise mais la promesse de la terre ». Comment, par conséquent,
concilier deux notions aussi opposées : l’utopie et la tragédie ?
Afin de contourner la charge polémique du terme d’« utopie », qui revêt
dans le langage courant le sens péjoratif de rêve impossible, et pour asseoir
notre réflexion sur sa signification première, rappelons en préambule qu’il
a été forgé à la Renaissance par Thomas More. En 1516, à l’orée de la
modernité occidentale, l’humaniste anglais emprunte au grec deux mots
(la négation « ou » et le nom « topia », soit, littéralement, le « lieu qui n’est
pas ») pour nommer une île lointaine, dont un voyageur rapporte qu’il y a
vu le meilleur des gouvernements. Le mot d’« utopie » ne désigne donc pas
d’abord un projet chimérique et illusoire, mais un non-lieu s’offrant comme
une possible alternative à la réalité. À la lumière de cette définition, pourquoi
peut-on dire que le théâtre de Kossi Efoui est une expérience utopique ? Dans
quelle mesure est-il l’illustration d’une transcendance concrète, l’expression
d’une promesse : celle d’une vie meilleure hic et nunc ? Qu’y a-t-il enfin de
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Et quand il demanda aux randonneurs de raconter
ce qu’ils avaient vu là-bas, de leur côté du voyage,
ils répondirent :
On n’a rien vu. Mais tout le monde dit que c’est droit devant.
Kossi Efoui, Volatiles(1)
politique dans l’invocation d’Efoui, répétée de pièce en pièce, d’un monde
neuf ? Avant d’apporter des éléments de réponse à ces questions, observons
comment, dans ses textes, se manifeste cet élan utopiste.
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Le Carrefour(4) avait suscité en 1989 l’étonnement des lecteurs occidentaux. Ils n’y retrouvaient rien de leurs idées préconçues sur ce que devait
être un théâtre « africain » : ni personnages noirs, ni tam-tams tonitruants
de la lointaine Afrique, ni danses exubérantes. Rien, en somme, qui puisse
cantonner cette écriture dans une définition étroite et rassurante de l’africanité. Mais sa radicalité tient avant tout à la conscience d’un monde en crise.
C’est ce qu’explique Kossi Efoui à Bernard Chenuaud dans un entretien,
intitulé « La crise de la culture et autres réflexions »(5), et publié dans le même
volume que la pièce. Trois ans plus tard, en 1992, dans le post-scriptum de
Récupérations(6), Efoui dit de la génération née pendant les indépendances
qu’elle est le produit d’une « aberration : l’aliénation ». Il évoque alors une
« crise de l’être » et une « défaite totale », selon le mot du philosophe camerounais Eboussi Boulaga. L’écriture d’Efoui est ainsi l’expression d’une
conscience tragique liée à la condition postcoloniale, mais plus largement
aussi, à la condition contemporaine. Car la malaventure, pour l’auteur
d’origine togolaise, n’est pas seulement africaine. Elle est mondiale. Depuis
Le Carrefour, titre qui suggère de manière éloquente la dissémination du
sens, et jusqu’à Io, cette conscience malheureuse s’est affermie au point que
Kossi Efoui, dans cette dernière pièce, inscrit une parenthèse en forme de
pléonasme, (Tragédie), surlignant ainsi la logique destinale dans laquelle
est enfermée son héroïne tragique, Io, la « Grande Exilée »(7), laquelle, pour
fuir le taon envoyé par la déesse Junon, jalouse de cette rivale, dut parcourir
un long chemin qui la mena de l’Europe… à l’Afrique.
Cette conscience malheureuse, Kossi Efoui la partage certes avec nombre d’auteurs contemporains. Son théâtre témoigne, comme le leur, de la
violence du monde contemporain. Le Carrefour, Que la terre vous soit légère,
La Malaventure et Le corps liquide disent l’effritement et la liquéfaction de
la subjectivité ; Io évoque le sort des enfants-soldats et le viol des « petites mères »(8), ces « oiseaux incendiés »(9), « avec leurs malaises, avec leurs
désagréments, avec leur condition, avec leurs vomissements, avec leurs
coups de pied, avec leurs élancements dans la région où ça ne trompe pas
le ventre »(10). D’où vient alors que la voix de Kossi Efoui se distingue sur
la scène contemporaine ? Dans quelle mesure la pièce Le Carrefour, à la fin
des années quatre-vingt, inaugure-t-elle un nouveau moment de l’histoire
du théâtre africain comme une nouvelle période du théâtre européen et
occidental ? C’est que la singularité du théâtre de Efoui tient à son désir
d’assumer pleinement la crise que traversent les sociétés contemporaines :
« il faut mourir à quelque chose », explique-t-il à Bernard Chenuaud. Et, à la
fin de Récupérations, il invite à une « descente aux enfers », car « l’aliénation,
écrit-il, est désormais le terreau où doit tomber le grain »(11).
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Le blues de Kossi Efoui, ou le rêve d’un corps
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Pour saisir davantage encore la radicalité de cette posture orphique, faisons
un détour par le jazz, qui est l’une des plus belles illustrations de l’art diasporique.
Dans son livre intitulé Le Jazz et l’Occident, le philosophe Christian Béthune
formule l’hypothèse selon laquelle « le jazz nous ouvrirait cette possibilité
d’un moment radicalement utopique(12), et pour tout dire inespéré, où une
seconde chance se verrait offerte à l’histoire ». Pour fonder cette hypothèse,
le philosophe montre pour quelle raison le jazz – et sans doute pourrait-on
affirmer la même chose du blues – ne sera jamais une musique « d’après
Auschwitz » : « tout dans la « solution finale », écrit-il, est agencé pour nier
l’humanité de ceux sur qui elle s’acharne. Les exploitants blancs d’Amérique
n’ont même pas eu à prendre cette peine, il n’est pas requis de nier ce qui
n’a, en fait, jamais été posé. Nul besoin donc, pour les planteurs, de traiter
leurs esclaves de sous-hommes puisque, d’emblée forclose, la question de
leur humanité n’a, historiquement, jamais été prise en compte […] En
Amérique du Nord, le Nègre asservi ne se distingue tout simplement pas
du monde des choses où il reste arbitrairement assigné. Transparente à ceux
qui le dominent, l’humanité du Nègre demeure inaperçue ; le Noir devient
homme invisible. Contrairement donc à ce qu’affirme Hegel dans sa célèbre
dialectique « maître et serviteur », l’esclave afro-américain ne renvoie pas
à une humanité niée, mais tout simplement à une humanité diaphane au
point de ne pas même pouvoir retenir la négation. Une humanité absente,
dans la mesure où celle-ci n’a jamais été en mesure d’apparaître, et donc
d’être initialement posée »(13). Christian Béthune fait alors référence, dans
son livre, à l’auteur dont il est question dans ces pages : « s’il y a – ainsi que le
remarque le dramaturge Kossi Efoui, quelque chose du marronnage dans le
jazz, c’est dans la mesure où, comme à chaque pas que fait le Nègre marron,
à chaque note jouée, le musicien de jazz pose son humanité tout entière pour
la première fois »(14) – À la lumière de cette réflexion sur le jazz, il semble
pertinent d’affirmer que le théâtre de Kossi Efoui n’est pas un théâtre d’après
Auschwitz. Alors que les auteurs contemporains, de Heiner Müller à Edward
Bond, font de cette catastrophe l’événement fondateur à partir duquel ils
écrivent – c’est ce qu’illustre l’essai de Catherine Naugrette, Paysages dévastés.
Le théâtre et le sens de l’humain(15) – Kossi Efoui écrit d’ailleurs. Habitée par
la mémoire des sombres temps de l’histoire noire, son écriture s’enracine
non dans le souvenir d’une humanité bafouée, mais dans l’expérience
d’une humanité absente, d’une dépersonnalisation absolue, illustrée dans
Le Carrefour par le rêve de Rachel – elle fait « le rêve d’un corps / Un corps
élastique / Un corps ouvert » – et par le cauchemar du Poète : « Un matin,
j’ai senti la moisissure pousser dans mes mains que personne ne serrait plus
depuis longtemps »(16). C’est de ce point aveugle et mortifère que naît l’élan
utopiste qui traverse toute son œuvre. C’est cette posture – se tenir au plus
près d’un état réifié de l’homme, du point d’indifférenciation entre l’homme
et les choses – qui rattache directement le théâtre de Kossi Efoui à la tradition
du blues et du jazz. Parce qu’il part de ce qui constitue l’expérience la plus
anti-utopique qui soit, celle d’une mort-au-monde et d’une invisibilité qui
définissent une certaine expérience diasporique et contemporaine, chacune
de ses pièces est l’affirmation d’une possible genèse, et Io, si elle est une tra-
Le théâtre comme expérience utopique
Le Carrefour, s’il constitue une rupture, n’aurait pu l’être sans l’injonction
de l’auteur congolais Sony Labou Tansi à se déprendre des modèles convenus,
africains ou occidentaux, et à faire du théâtre la parole « donnée au corps,
à l’espace et au silence »(23). Kossi Efoui témoigne d’ailleurs de l’influence
de l’auteur congolais dans un article intitulé « Vers la transcendance », et
paru dans Africultures en 1999. Rappelant que « l’acte d’écrire est un effort
toujours tendu vers la rupture d’avec le conditionnement initial », il cite
des auteurs aussi divers que José Angel Valente, Fheti Benslama, Gogol,
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gédie, celle des peuples opprimés, témoigne aussi, dans le même temps et en
raison même de cette conscience tragique, d’un engagement véritablement
prophétique : à la fin de la pièce, s’élèvent de « grands bruits de bêtes agitées,
de voix d’hommes, d’un grand envolement d’oiseau – il faut imaginer quand
parfois des volatiles se regroupent pour prophétiser(17) le lever du soleil, leur
agitation autour d’un arbre qu’ils ventilent de battements d’ailes furieux et
de langues d’oiseaux mêlées. »(18)
Sans doute existe-t-il des remèdes au tragique du monde contemporain.
La pièce Io en suggère quelques-uns : la distillerie (« Je comprends que les
hommes boivent », lit-on dans Io), la poésie, et la beauté faite d’artifices (en
particulier l’élégance vestimentaire, dont l’exposition « L’univers de la SAPE »,
présentée au Musée Dapper d’Octobre 2009 à juillet 2010, rappelle qu’elle
n’est pas de l’ordre de la simple coquetterie, mais qu’elle est une véritable
posture à l’égard de la vie et de ses embûches). Mais seul l’élan utopique
permet de penser qu’il existe un monde autre que celui que nous offrent
« la donation Norbert » ou « l’entreprise Winterbottom ». Il y a chez Efoui
une insistance à imaginer un au-delà du monde dans lequel nous vivons.
À la fin du Corps liquide, la femme parle d’un oracle « qui se cache sous la
table des généalogies, illisible dans les yeux, illisible dans le catalogue des
gestes, l’album photo de famille, les annales de l’état civil, sur le front des
astrologues… Et ça fait partout des pointillés dans le corps d’un vaste récit
qui ne sait pas finir ». Trouer le récit, faire des trouées dans la logique du
destin dans lequel nous sommes pris pour laisser à nouveau circuler le sens
de la vie, adopter la démarche syncopée de Io avec son « pied s’arrachant du
sol / pour un bond qui sait retomber juste »(19), tel est le sens du marronnage
créateur chez Kossi Efoui.
Mais cette posture utopiste n’est pas seulement intellectuelle, philosophique, ni même seulement dramaturgique – l’on pourrait citer chez les
personnages de Efoui de nombreuses paroles porteuses de cet élan utopiste
– elle est aussi une « attitude d’écriture » selon une expression de l’auteur
dans un entretien inédit avec le musicologue Emmanuel Parent(20), expression qui rappelle d’ailleurs la fameuse phrase de LeRoi Jones affirmant que
« la musique noire est essentiellement l’expression d’une attitude ou d’un
ensemble d’attitudes concernant le monde »(21). À cet égard, Io, c’est Kossi
Efoui : « On dit qu’elle a eu une attitude, la Fière »(22).
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FRÉDÉRIC LEIDGENS, ANISIA UZEYMAN, BERTRAND BINET & JEAN-LOUIS FAYOLLET DANS IO, MISE EN SCÈNE DE FRANÇOISE LEPOIX, THÉÂTRE PARIS-VILLETTE, 2006 © FRED KHIN
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Hamidou Kane, Salinger, et achève son texte sur ces mots de Labou Tansi :
« la transcendance, c’est l’art de tourner le dos à soi ». L’écriture, pour Kossi
Efoui, est donc à la fois refus véhément de l’origine et expression d’une quête.
Or, c’est ce double mouvement d’arrachement à l’origine et de recherche
sans fin qu’exprime le mot d’« improvisation » dans l’esthétique du jazz.
Que l’on songe seulement aux paroles de John Coltrane : « Je ne sais pas ce
que je recherche, quelque chose qui n’a jamais été auparavant. Je ne sais pas
ce que c’est. Mais je sais que lorsque je l’aurai trouvé, je le ressentirai. Et je
continuerai à chercher »(24). Il y a une même tension dans le geste créateur
de Kossi Efoui : sa manière très singulière de recycler des personnages, des
noms, des paroles, manifestent un refus de la fin : « réécrire, pour moi, ce
n’est pas parfaire mais entretenir l’illusion que je peux encore écrire, que
tout n’est pas dit »(25), explique-t-il à Sylvie Chalaye. Écrire l’inédit, telle est
l’ambition que Kossi Efoui partage avec Koffi Kwahulé.
Et si le théâtre de Efoui invite à une expérience utopique, c’est qu’il repose
sur une plainte, tonalité plaintive répercutée de pièce en pièce à travers les
histoires de Rachel, la danseuse aux jambes brisées, dans Le Carrefour et Que
la terre vous soit légère, à travers le récit du suicide de Kai dans Le Petit Frère
du rameur, celui du viol de Io. Le théâtre de Kossi Efoui est un théâtre du
cri – et quel cri ! - comme celui que pousse Io avec sa voix « dégrossie de
ses graves/Les ondes qui lacèrent sa voix/lâchée dans le vent comme cendres
de sorcière »(26). Mais ces récits de destinées tragiques sont inscrits dans des
formes dramatiques ouvertes, des formes où le dialogue traditionnel, reposant
sur la logique du sens, a cédé la place à une circulation erratique des voix et
à des effets vocaux suggérés, dans Io par exemple, par la typographie avec
l’alternance entre lettres minuscules et lettres capitales. Ces formes donnent
une place centrale au son. Les récits tragiques sont ainsi enserrés dans un
écrin sonore qui a valeur de dédramatisation. Dans un chapitre consacré
à la musique dans son ouvrage Le Principe espérance, Ernst Bloch dit de la
musique qu’elle est le plus utopique de tous les arts car « le son, expliquet-il, exprime aussi ce qui est encore muet dans l’homme lui-même » ; « il
est impossible, précise-t-il, de ne pas percevoir un appel dans le chant »(27),
rappelant le mythe de la nymphe Syrinx et de Pan qui, tentant d’attraper la
jeune fille dont il est éperdu, ne parvient qu’à saisir un roseau. Inspiré par
les plaintes du vent qui souffle et siffle sur le rivage, il coupe alors le roseau
en divers morceaux et, soufflant, fait jaillir de son instrument improvisé des
accents plaintifs, se consolant ainsi de la séparation d’avec sa bien-aimée. Le
théâtre de Kossi Efoui est un théâtre du deuil, mais son écriture musicale
transforme la plainte en appel, en invocation, en parole oraculaire. Quelque
chose n’est plus, quelque chose s’est brisé, quelque chose s’est cassé, mais la
dramaturgie de Kossi Efoui transmue cette fêlure en invocation vaudou. Les
riffs obsédants de Jimmy Hendrix sur lesquels s’achève Io ne seraient alors
rien d’autre qu’un appel insistant à l’à-venir. Outre les accents inouïs de la
guitare de Hendrix, il y a la très belle image sur laquelle se termine Le Petit
Frère du rameur, de Kari dansant et « flambant dans le vide, haut et fort »(28).
Alors que la catastrophe finale s’est absentée des écritures contemporaines
occidentales, comme si le monde était voué à la stagnation, cette catastro-
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phe en laquelle Aristote voyait un renversement complet de la situation
initiale, Kossi Efoui et Koffi Kwahulé, pour des raisons liées à leur histoire,
lui redonnent un sens : ils lui attribuent la capacité de retournement radical
qu’elle avait dans le théâtre antique et classique, mais là où elle était un
renversement du bonheur vers le malheur, elle acquiert chez eux un pouvoir
que Kwahulé qualifie de « révélationnaire ». La catastrophe finale n’est pas
seulement une fin, elle est aussi une ouverture, un début : c’est là, quand
tout semble fini, que tout commence. Elle est un retournement du malheur
en l’intuition d’un possible bonheur, intuition qui se trouve au cœur du
marronnage créateur. Jacques Réda parle d’ailleurs de « retournement du
pas humain en danse » que le jazz – cet autre marronnage - a produit. « En
prenant appui sur la terre lourde et hostile, écrit-il, qui fut celle des esclaves,
en la faisant malgré tout le tremplin d’une jubilation et d’un jeu, ce pas
devenu danse nous réconcilie avec elle et, en même temps, nous en délivre,
pour un instant fugace qui est la transcendance concrète du swing »(29). Il
y a ainsi chez Efoui une foi en un avenir meilleur. En d’autres termes, alors
qu’il partage avec de nombreux auteurs contemporains un même désir
d’improvisation – le refus de la pièce bien faite ou du « texte qui tienne
debout » selon l’expression du metteur en scène Nicolas Saelens-, il y a chez
lui un refus obstiné de la fin et de l’absence de sens.
Enfin, si les pièces de ce dernier convoquent d’autres arts (le cinéma
dans Le Petit Frère du rameur, la peinture, la danse et bien sûr la musique),
il semble que le théâtre soit, pour Kossi Efoui, l’art utopique par excellence.
Il insiste en effet beaucoup sur le fait que son écriture est liée à la scène,
qu’elle s’inspire du jeu, du corps et de la voix du comédien, et l’idée même
qu’un metteur en scène puisse élaguer des passages n’est pas faite pour lui
déplaire. Cette intimité de l’écriture avec la scène inscrit dans ses textes une
mouvance et une instabilité qui renouent avec les origines du théâtre, où la
scène – qui désignait à l’origine la simple baraque en bois, installée à côté
du théâtre, dans laquelle les comédiens venaient changer de costume et de
masque – est toujours provisoire, instable, en mouvement, jamais fixée ou
attachée à un endroit précis : l’on pense au chariot de Thespis, qui allait
ainsi, de ville en ville jouer ses pièces, et dont on retrouve une réminiscence
dans « l’engin de locomotion - chariot, charrette ou brouette », poussé par le
Hoochie-koochie-man dans Io, ou à espace scénique étroit dans lequel jouait
Bienvenu Bonkian dans la mise en espace, par Nicolas Saelens, de la courte
pièce d’Efoui : Enfant, je n’inventais pas d’histoire. Une telle conception du
théâtre rejoint l’idée même du marronnage : « seuls les royaumes de marrons,
écrit Françoise Vergès dans La mémoire enchaînée(30), chercheront à fonder leur
légitimité sur la sortie de la société esclavagiste, et cela pour construire une
société alternative. Mais ces royaumes n’existent pas dans toutes les sociétés
esclavagistes, et les sociétés que les marrons établissent sont le plus souvent
fluides, mouvantes, basées sur la fuite et la rapine. Dans les montagnes, les
ravines et les forêts où ils cachent leurs camps de repli, ils reconstruisent
une organisation sociale où la fuite devient une stratégie de l’affirmation
de soi. Ils laissent en héritage le désir de fuir toute contrainte. Le pouvoir
colonial leur fera une guerre féroce ». Ces lignes disent aussi la fluidité et
la mouvance des sociétés établies par les esclaves marrons qui devaient être
prêts à fuir à tout moment. L’on peut penser aussi à la petite planche en bois
– shingle – sur laquelle dansaient les comédiens du blackface(31). L’écriture
dramatique de Kossi Efoui témoigne ainsi d’une haute idée du théâtre : à
l’encontre de l’idéologie dominante, il offre un espace toujours disponible
et adaptable aux circonstances où fuir les violences du monde et penser à
d’autres possibles, d’autres avenirs, pour reprendre les mots de la femme
dans Le Carrefour : « Il y a plusieurs avenirs »(32), dit-elle.
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L’on connaît l’engagement politique de Kossi Efoui : après avoir participé
à des manifestations contestataires sous le régime d’Eyadema, il est contraint
à l’exil à la fin des années quatre-vingt. Quant à la dimension politique de
son théâtre, elle réside dans une certaine manière de poser la question de
l’identité. Nous avons dit en effet combien la pièce Le Carrefour était liée
à la conscience d’un monde en crise, crise des valeurs et de l’identité, qu’il
s’agit pour l’auteur d’affronter avec radicalité. Or il est frappant de constater
que la question de l’identité ne se pose pas, chez Efoui, en termes d’identité
ou d’origine, mais en termes topographiques. En d’autres termes, interroger
l’identité, ce n’est ni demander qui es-tu ? ni d’où viens-tu ?, mais où es-tu ? :
« Où suis-je ?, lit-on dans Le corps liquide, Le père disait que c’est la seule
vraie question, la seule, première et dernière question, celle qui reste à poser
dès qu’on a reçu un coup-de-poing à la mâchoire ou dès qu’on est sorti du
ventre de maman – l’expulsion, ça s’appelle »(33). Et il me semble que cette
manière neuve mais aussi très rare de poser la question de l’identité témoigne
d’une conscience politique très forte au sein d’un système économique et
politique qui a besoin, pour perdurer, de figer et de cibler les identités, de
saper ce que nous avons de commun. Cette posture, en libérant l’identité de
l’origine, lui confère un élément utopique : elle accorde une place au hasard,
à l’imprévu, au pouvoir constituant de l’imagination. Elle est une condition
de l’invention de soi. C’est grâce à ce refus de l’origine que Marcus, dans Le
Petit Frère du rameur, peut formuler ce merveilleux mensonge : « On raconte
qu’il y a des villes qui naissent en un seul jour, poussées par l’or sous la terre.
Je suis né sur les bas-côtés d’une veille comme celle-là où l’or sous terre fait
briller les chaussures. À l’école, j’ai appris la géographie de cette ville. Ma
grand-mère regardait mes cartes colorées : « Où on est ? Où on est sur ta
carte ? » Et je pointais un index menteur, là, au hasard ». Mais en plus de ce
processus de subjectivation qu’elle suscite, une telle posture permet de penser
un avenir politique, en Afrique d’abord : « l’Afrique suppose une définition
politique, explique-t-il à Sylvie Chalaye(34). Moi, je me dis plus volontiers
Africain que Togolais. C’est une vision utopique(35), donc politique. Quand
je me dis Africain, c’est un projet politique. Je suis citoyen d’une Afrique qui
n’existe pas encore. Me dire Africain est par conséquent un comportement
vaudou, c’est faire de l’incantation. J’aspire à une Afrique politique et non
culturaliste, racialiste. Si je suis réaliste, je me dis de nulle part, mais si je suis
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Un théâtre politique
Au sortir des sombres temps du Moyen Âge, le mouvement culturel,
politique et philosophique de la Renaissance témoignait d’une nécessité de
penser des systèmes politiques neufs. C’est dans ce contexte que Thomas
More concevait l’île d’Utopia, ou que François Rabelais imaginait l’extraordinaire abbaye de Thélème dans son Gargantua. En ce début de millénaire,
l’on assiste à une prise de conscience de plus en plus aiguë et douloureuse
des effets destructeurs du capitalisme mondial et d’aucuns, philosophes et
économistes, cherchent une alternative à ce système politique et économique.
Car il en va de l’humanité et de sa survie. Les écritures de la diaspora, et celle
de Kossi Efoui en particulier, participent d’une nouvelle Renaissance. Il n’y
est plus question d’architecture parfaite et solide. Les formes dramatiques
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dans une vision politique, je me dis Africain ». Le sens d’une pièce comme
Io s’éclaire à la lumière de ces lignes : elle est une tragédie afro-européenne
– elle engage, en effet, les deux espaces -, mais elle est aussi une « marche
vers le Levant ». Singulière manière de concevoir une tragédie en l’ouvrant
sur cette indication : « Peu avant le lever du soleil ». Io témoigne chez cet
homme de la diaspora noire d’une fidélité inébranlable à la terre africaine,
et d’une foi en un avenir possible en Afrique. Mais il est évident qu’une telle
position à l’égard de l’origine mériterait d’être écoutée en Europe.
Quelle réponse Kossi Efoui apporte-t-il à cette question : où es-tu ?, c’està-dire où te sens-tu bien ? Où aimes-tu vivre ? Il s’agit là de la question de
la culture. Pensons au jazz, cette autre manifestation de l’esprit marron, qui
constitue précisément cet espace immatériel inventé par les Noirs américains
pour survivre dans une société qui les discriminait et les rendait invisible en
leur déniant leur droit à la citoyenneté. Dans le théâtre de Kossi Efoui, les
espaces où une nouvelle culture pourrait naître sont des espaces liminaires,
improbables. Ce sont, des non-lieux : des espaces utopiques. Je pense bien
sûr au carrefour, à la chambre obscure dans laquelle se trouvent les personnages du Petit Frère du rameur, au dépotoir de Récupérations, à « l’interzone »,
l’espace insulaire de Concessions, ou encore au bazar de la fin de Io. Lieux
marginaux, donc, lieux où se trouvent ceux que l’histoire a laissés sur le côté
et meurtris et qui n’ont d’autre alternative, pour continuer à vivre, que de
« courir après leur naissance » comme l’écrit Kossi Efoui dans Concessions.
S’il y a un avenir de l’Europe, comme de l’Afrique, il viendra de ces espaces
dans lesquels le peuple s’invente, contre vents et marée, pour reprendre
l’image shakespearienne de la tempête dans Concessions : « Certaines nuits,
les océans s’agitent. / Ils ne font que ça, s’agiter. / Nous savons ça. / Nous
les avons traversés en cherchant le monde. »
Mais il est une autre dernière conséquence politique de l’aspiration utopique de Kossi Efoui. Parce qu’il s’enracine dans la mémoire des temps les
plus sombres de l’Histoire, l’élan utopique témoigne d’un refus véhément
de la répétition de l’Histoire. Accepter de se laisser porter par cette aspiration utopique, c’est ruser avec le destin et croire qu’il est encore possible que
l’histoire ne se répète pas. S’il est vrai que nous vivons à la fin d’un monde
qui naquit à la Renaissance, l’élan utopiste permet de croire, comme le dit
la femme dans Le Corps liquide, en des « fins utiles. »
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MUSÉE DAPPER, KOSSI EFOUI ET VIRGINIE SOUBRIER, 2010.
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1. Éditions Joca Seria, 2006, p. 41.
2. Virginie Soubrier, Koffi Kwahulé. une voix afro-européenne sur la scène contemporaine (1991-2005), sous la direction de Denis Guénoun,
1 vol. (392 f.), ill., 30 cm. – Thèse de doctorat : Études théâtrales, Paris 4, 2009.
3. Le Bruit des autres, 2006.
4. In Théâtres Sud, n°2, L’Harmattan, 1990, p. 69-103.
5. Ibid., p. 63-67.
6. Lansman, 1992.
7. Op. cit., p. 12.
8. Cette pièce acquiert une résonance particulière avec les événements du 28 septembre 2009 à Conakry, en Guinée : les massacres et les
viols collectifs perpétrés par les forces de sécurité.
9. Op. cit., p. 41.
10. Ibid.
11. Récupérations, p. 44.
12. Je souligne.
13. Le Jazz et l’Occident, Klincksieck, 2008, p. 15-16.
14. Ibid., p. 17.
15. Circé, coll. « Penser le théâtre », 2004.
16. Le Carrefour, p. 79.
17. Je souligne.
18. Op. cit., p. 74.
19. Op. cit., p. 19.
20. Emmanuel Parent a soutenu à l’EHESS, en 2009, une thèse sous la direction de Jean Jamin : Lore noir. Contribution à une anthropologie
du jazz et de la culture américaine depuis et à travers l’œuvre de Ralph W. Ellison.
21. In Musique noire, Paris, Éditions Buchet / Castel, 1969, p. 17.
22. Op. cit., p. 9.
23. Entretien accordé au Théâtre International de Langue Française, le 8 juillet 1985, à Brazzaville.
24. Cité dans le livret de son disque The John Coltrane Quartet plays, 1965 (Impulse IMP 12142).
25. Cf. Théâtre/Public, mars-avril 2001, n° 58, p. 81-84.
26. Op., p. 11.
27. Op. cit., p. 174.
28. Le Petit Frère du rameur, p. 54.
29. Cf. Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli, Dictionnaire du jazz Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994, p. 144-145.
30. Paris, Albin Michel, coll. Pluriel, 2006, p. 167.
31. Cf. W.T. Lhamon JR., Peaux blanches, masques noirs, Editions de L’éclat, 2008.
32. Op. cit., p. 96.
33. Le corps liquide, p. 45.
34. Cf. entretien paru dans Théâtre/Public, op. cit.
35. Je souligne.
V IRGINIE S OUBRIER : A GRÉGÉE DE L ETTRES CLASSIQUES , ELLE A SOUTENU À
P ARIS IV, EN SEPTEMBRE 2009, SOUS LA DIRECTION DU PROFESSEUR D ENIS
G UÉNOUN , UNE THÈSE INTITULÉE « K OFFI K WAHULÉ . U NE VOIX AFRO - EUROPÉENNE
SUR LA SCÈNE FRANÇAISE CONTEMPORAINE ». E LLE EST MEMBRE DU CRHT ( CENTRE
DE RECHERCHE DE L ' HISTOIRE DU THÉÂTRE ) ET EST ASSOCIÉE AU LABORATOIRE
S E F E A DE P ARIS III. P UBLICATIONS : « V ERS UNE FRATERNITÉ MYSTIQUE
UNIVERSELLE : " L ’ IMPROVISTE " DE K WAHULÉ », IN F RATRIES K WAHULÉ : S CÈNE
CONTEMPORAINE CHŒUR À CORPS , A FRICULTURES , N ° 77-78, P . 191-201 ;
« U NE PHYSIQUE DE LA VOIX », IN N OUVELLES DRAMATURGIES AFRO - CARIBÉENNES :
SONATE DES CORPS / CANTATE DES VOIX , L'E SPRIT CRÉATEUR , U NIVERSITÉ DU
M INNESOTA ; LES ARTICLES « K OFFI K WAHULÉ » ET « CHORALITÉ » DANS LA
NOUVELLE ÉDITION DU D ICTIONNAIRE ENCYCLOPÉDIQUE DU THÉÂTRE , DE M ICHEL
C ORVIN ; LA PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION DE C ETTE VIEILLE MAGIE NOIRE , DE
K OFFI K WAHULÉ (L ASMAN , 2006) ; « L E V ERBE INCARNÉ DE K WAHULÉ », SUR
LA MISE EN SCÈNE DE B LUE -S- CAT , PAR L ' AUTEUR , À LA C HAPELLE DU V ERBE
INCARNÉ (A VIGNON , 2006), PUBLIÉ LE 01/08/2006 SUR WWW . AFRICULTURES .
COM ; « P OLITIQUE ET IMPROVISATION : RÉFLEXIONS SUR LE THÉÂTRE DE K OFFI
K WAHULÉ », PUBLIÉ SUR LE SITE DU CRHT ( EXPOSÉ PRONONCÉ LORS DE LA
JOURNÉE D ' ÉTUDES « T HÉÂTRE ET POLITIQUE », ORGANISÉE EN JUIN 2005) ;
« D IONYSOS AFRICAIN : ÉTUDE SUR LE CHŒUR DANS B INTOU & F AMA , DE K OFFI
K WAHULÉ », N OUVELLES DRAMATURGIES D 'A FRIQUE NOIRE FRANCOPHONE , P RESSES
UNIVERSITAIRES DE R ENNES , COLL . P LURIAL , 2004, P . 141-149.
Théâtre de l'envol
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de ces auteurs de la diaspora noire offrent des espaces fragiles et menacés.
Mais chez Kossi Efoui, comme chez Koffi Kwahulé à partir duquel nous
avons engagé cette réflexion, il y a la ferme espérance que quelque chose de
meilleur peut advenir et se construire sur des fondations… aériennes.