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Le « contexte », un intrus dans l’histoire littéraire

2019, Littérature

Le « contexte », un intrus dans l'histoire littéraire. Textes et contextes. Il faut commencer par un truisme. Bien entendu, la notion de « contexte » appelle immédiatement celle de « texte », avec laquelle elle forme un attelage conceptuel cohérent et heuristiquement fécond. « Textes et contextes » : dans les années quatre-vingt, ce fut le nom d'une collection de manuels scolaires qui, sous la signature de Christian Biet, Jean-Paul Brighelli et Jean-Luc Rispail, a fait date aux éditions Magnard ; en ajoutant aux commentaire des « grands textes » du Panthéon scolaire une ensemble de lectures complémentaires, elle voulait concurrencer la célèbre collection des « Lagarde et Michard », qui jouissait alors d'un monopole de fait dans l'enseignement secondaire et qui se contentait de présenter une sélection étroite d'extraits choisis dans les oeuvres des auteurs canoniques. À la même époque, Henri Mitterand, aux éditions Nathan, lançait d'ailleurs une collection comparable, sous l'intitulé « textes et documents »-la différence entre les mots « textes » et « documents » servant ici à marquer clairement la frontière qui continuait à séparer le canonique et le non-canonique. « Textes et contextes » : c'est enfin le titre d'une revue qui, à l'université de Bourgogne, réunit les spécialistes de langues, littératures et civilisation étrangères, dans une perspective résolument pluridisciplinaire. Car la notion de contexte est la notion à laquelle on recourt spontanément chaque fois qu'il s'agit d'historiciser la lecture des textes, de sortir le texte de son splendide isolement et d'opérer une brèche dans sa clôture sacrée. Mais on oublie le plus souvent que cet usage lexical, qui nous est devenu si naturel, résulte d'un véritable détournement de sens. En effet, le « contexte » désigne traditionnellement, selon le dictionnaire de l'Académie dont je cite ici la sixième édition (1835), « le texte d'un acte public ou sous seing privé » et, plus précisément, « l'ensemble que forment par leur liaison mutuelle les différentes dispositions ou clauses dont un acte est composé ». À la suite, le dictionnaire propose une définition élargie : « Il se dit, par extension, d'un texte quelconque, considéré surtout par rapport à l'ensemble d'idées qu'il présente, ou au sens que certains passages empruntent de ce qui les précède ou de ce qui les suit ». On notera donc, d'une part que le « contexte » renvoie plutôt au domaine du droit (où il est nécessaire de comprendre l'esprit qui se cache derrière la lettre du texte juridique), d'autre part que le contexte n'est rien d'autre que le texte, considéré comme l'ensemble concaténé des éléments textuels, dont il importe de comprendre la signification globale. Le Littré, dans ses deux éditions de 1872 et de 1877, ne connaît toujours pas d'autre signification : le « contexte » y est défini soit comme « l'ensemble d'un acte par rapport à l'enchaînement des dispositions et des clauses », soit comme « l'enchaînement d'idées qu'un texte présente ». Et la 8 ème édition du Dictionnaire de l'Académie, en 1932, ne voit toujours dans le « contexte » que l'« ensemble que forment, par leur liaison naturelle, les différentes parties d'un texte ». Cependant, le TLF enregistre une nouvelle signification, apparue selon ses relevés en 1869 à la faveur d'une traduction de Kant où figure le mot allemand « context » et confirmée par une citation du Côté de Guermantes (1920) : le « contexte » désigne cette fois, selon la définition proposée par le TLF,

Le “ contexte ”, un intrus dans l’histoire littéraire Alain Vaillant To cite this version: Alain Vaillant. Le “ contexte ”, un intrus dans l’histoire littéraire. Littérature, 2019, N°194 (2), pp.105-115. ฀10.3917/litt.194.0105฀. ฀hal-03593613฀ HAL Id: hal-03593613 https://hal.parisnanterre.fr/hal-03593613 Submitted on 9 Mar 2022 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Le « contexte », un intrus dans l’histoire littéraire. Textes et contextes. Il faut commencer par un truisme. Bien entendu, la notion de « contexte » appelle immédiatement celle de « texte », avec laquelle elle forme un attelage conceptuel cohérent et heuristiquement fécond. « Textes et contextes » : dans les années quatre-vingt, ce fut le nom d’une collection de manuels scolaires qui, sous la signature de Christian Biet, Jean-Paul Brighelli et Jean-Luc Rispail, a fait date aux éditions Magnard ; en ajoutant aux commentaire des « grands textes » du Panthéon scolaire une ensemble de lectures complémentaires, elle voulait concurrencer la célèbre collection des « Lagarde et Michard », qui jouissait alors d’un monopole de fait dans l’enseignement secondaire et qui se contentait de présenter une sélection étroite d’extraits choisis dans les œuvres des auteurs canoniques. À la même époque, Henri Mitterand, aux éditions Nathan, lançait d’ailleurs une collection comparable, sous l’intitulé « textes et documents » – la différence entre les mots « textes » et « documents » servant ici à marquer clairement la frontière qui continuait à séparer le canonique et le non-canonique. « Textes et contextes » : c’est enfin le titre d’une revue qui, à l’université de Bourgogne, réunit les spécialistes de langues, littératures et civilisation étrangères, dans une perspective résolument pluridisciplinaire. Car la notion de contexte est la notion à laquelle on recourt spontanément chaque fois qu’il s’agit d’historiciser la lecture des textes, de sortir le texte de son splendide isolement et d’opérer une brèche dans sa clôture sacrée. Mais on oublie le plus souvent que cet usage lexical, qui nous est devenu si naturel, résulte d’un véritable détournement de sens. En effet, le « contexte » désigne traditionnellement, selon le dictionnaire de l’Académie dont je cite ici la sixième édition (1835), « le texte d'un acte public ou sous seing privé » et, plus précisément, « l'ensemble que forment par leur liaison mutuelle les différentes dispositions ou clauses dont un acte est composé ». À la suite, le dictionnaire propose une définition élargie : « Il se dit, par extension, d'un texte quelconque, considéré surtout par rapport à l'ensemble d'idées qu'il présente, ou au sens que certains passages empruntent de ce qui les précède ou de ce qui les suit ». On notera donc, d’une part que le « contexte » renvoie plutôt au domaine du droit (où il est nécessaire de comprendre l’esprit qui se cache derrière la lettre du texte juridique), d’autre part que le contexte n’est rien d’autre que le texte, considéré comme l’ensemble concaténé des éléments textuels, dont il importe de comprendre la signification globale. Le Littré, dans ses deux éditions de 1872 et de 1877, ne connaît toujours pas d’autre signification : le « contexte » y est défini soit comme « l’ensemble d’un acte par rapport à l’enchaînement des dispositions et des clauses », soit comme « l’enchaînement d’idées qu’un texte présente ». Et la 8ème édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1932, ne voit toujours dans le « contexte » que l’« ensemble que forment, par leur liaison naturelle, les différentes parties d’un texte ». Cependant, le TLF enregistre une nouvelle signification, apparue selon ses relevés en 1869 à la faveur d’une traduction de Kant où figure le mot allemand « context » et confirmée par une citation du Côté de Guermantes (1920) : le « contexte » désigne cette fois, selon la définition proposée par le TLF, l’« ensemble de circonstances liées, [la] situation où un phénomène apparaît, un événement se produit ». Pour le TLF, il est probable que l’influence du mot allemand a joué un rôle décisif, mais peu importe ici. L’essentiel est de noter que, vers la fin du 19ème siècle, le mot de « contexte » change radicalement de sens : alors qu’il était, depuis des siècles, un synonyme du mot « texte », prenant en compte la nature complexe de sa « contexture » – le tissage de mots qui constitue in fine sa signification –, il désigne désormais tout ce qui, au contraire, est à l’extérieur du texte, l’environnement dont la connaissance peut, d’une manière ou d’une autre, aider à sa juste interprétation. Au fond, il ne s’agira ici, dans ces quelques pages, que de rechercher les raisons de ce changement sémantique et d’en examiner les conséquences sur l’histoire littéraire. Revenons au truisme initial. Le « contexte » appelle donc le texte (soit pour se confondre avec lui, soit pour s’y adosser). Or, le recours au texte fausse d’emblée toute théorie de la littérature1. Il n’est pas question de ressusciter le vieux débat des sixties entre le structuralisme textualiste et l’historicisme marxiste, mais de pointer une de ces fausses évidences qui, presque toujours acceptées sans examen, font immanquablement dérailler d’entrée la réflexion. Il est en effet admis par tous que le texte constitue 1 Je reprends, résume ou prolonge des propositions théoriques qu’on retrouvera dans : Alain Vaillant, L’Histoire littéraire, Paris, Dunod, 2 éd., 2016 (2010). ème l’unité élémentaire, neutre et non discutable, de la littérature. Il est entendu que la littérature est faite de textes : cette formule minimale est celle sur laquelle s’entendent tous les théoriciens, quelles que soient les divergences ultérieures qui naissent à partir d’elle. Il faut donc rappeler avec force un autre fait lexical : le texte n’est pas une notion littéraire. Avant le 20ème siècle, on ne trouvera pas d’écrivain disant ou écrivant « j’ai terminé mon texte » ou « j’ai écrit un beau texte » : les écrivains font des livres, des romans, des poèmes, des œuvres, mais jamais de textes. Le « texte » est un mot d’origine religieuse et scolastique. Il désigne, au moyen âge, l’extrait des écritures saintes que le prédicateur commente en chaire ou le passage des Pères de l’Église que les scoliastes glosent : on appelle alors « livre à texte » un livre où le texte est écrit puis imprimé avec un grand interlignage ou avec de grandes marges – pour laisser la place aux notes infra-linéaires ou juxtalinéaires. Par extension, lorsque la culture se laïcise, à partir de la Renaissance, le texte en arrive à signifier, selon la définition de la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694), « les propres paroles d’un Autheur, considérées par rapport aux notes, aux commentaires, aux gloses qu’on a faits dessus ». Ces deux sens, religieux et profane, sont encore ceux que retiennent le Littré en 1872 et l’Académie en 1932 : dans les deux cas, c’est l’acte de commenter, la relation entre un glosateur et l’écrit soumis à son interprétation, qui constitue le texte comme texte. Le texte n’appartient pas au vocabulaire de l’écrivain, mais à celui du professeur. On devine donc ce qui s’est passé : au moment où l’explication de texte, sous la Troisième République, se substitue dans l’enseignement du français à la maîtrise des pratiques rhétoriques, le « texte » est intronisé, en lieu et place du « discours » qui, en latin ou en français, régnait dans la pédagogie héritée des jésuites. Et comme l’explication de texte sert ultimement à inculquer la connaissance admirative du Panthéon littéraire national, elle amène avec elle l’histoire littéraire, telle que rénovée par Gustave Lanson, c’est-à-dire reposant sur une connaissance fine de ce qu’on nommera désormais le « contexte ». À cet égard, il est très frappant que le TLF, avalisant sans le savoir cette évolution, propose pour le mot « texte » deux définitions qui, l’une et l’autre, gomment toute référence au commentaire, c’est-à-dire à son référent originel : soit « suite de signes linguistiques constituant un écrit ou une œuvre », soit « œuvre littéraire, œuvre ou document authentique considéré comme référence ou servant de base à un culture ou une discipline ». À dire vrai, on devine vaguement que l’idée du commentaire est sous-entendue dans cette dernière définition, très alambiquée, mais de manière si confuse, de surcroît au détour d’une explication annexe de la notion d’« œuvre littéraire », qu’elle en devient incompréhensible. Contextualisation et herméneutique. J’en tire, pour ma propre pratique de spécialiste de littérature, une première conclusion. La connaissance du contexte d’une œuvre littéraire, qu’il soit textuel ou factuel, fait partie des instruments utiles et légitimes que nous pouvons utiliser pour notre travail d’herméneutique textuelle. Elle contribue à nous mettre sur les pistes interprétatives dont le repérage constitue l’une des étapes les plus excitantes de l’explication de texte. Nous sommes alors comme des enquêteurs, à la recherche d’indices à décrypter, en nous aidant de nos connaissances acquises sur l’époque où a été écrit le texte. En voici deux exemples, empruntés à ma propre pratique de dix-neuviémiste. Dans son poème « Les Corbeaux », Rimbaud esquisse un paysage hivernal, où des corbeaux survolent la campagne désolée – à la recherche, croit-on deviner, de cadavres de soldats enfouis dans la terre. Or, pour qui a tant soit peu fréquenté la presse satirique de l’époque (notamment ses caricatures) et qui est familier de l’anticléricalisme virulent qui suscite ou envenime la plupart des conflits idéologiques du 19ème siècle , l’identification des corbeaux et des prêtres (à cause de leur soutane noire) est immédiate, d’autant que Rimbaud y ajoute des indices ironiquement disposés à la surface du texte : ainsi ce corbeau étrangement présenté comme « le crieur du devoir » (le corbeau croasse, il crie « croa/crois2 »). Parce que l’assimilation entre le corbeau et le prêtre ne nous est pas aussi automatique (les temps ont changé, l’Église a perdu de son influence et les prêtres ne portent plus de soutane), non seulement le lecteur ne voit plus l’anticléricalisme du poème mais encore, même lorsqu’il l’a repéré, il n’est plus sensible au caractère d’évidence qu’il avait dans les années 1871 ou 1872. Mon deuxième exemple est balzacien. Sur cette interprétation des Corbeaux, voir Alain Vaillant, « Principes d’herméneutique rimbaldienne : gloses en marge de “Chant de guerre parisien” », Parade sauvage, numéro spécial, Hommage à Steve Murphy, octobre 2008, p. 137-154. 2 Dans son roman Les Employés, Balzac raconte la destinée malheureuse du chef de bureau Rabourdin, qui a conçu un projet génial de réforme administrative, dont l’ambition est aiguillonnée par sa « femme supérieure » d’épouse mais que son collègue Dutocq (chef du bureau concurrent) finira par abattre. Or les thèses politiques de Rabourdin, qui visent à alléger l’État de sa routine bureaucratique tout en améliorant son efficacité en s’appuyant sur une petite élite de hauts fonctionnaires, sont exactement celles de Girardin, le créateur du journal La Presse où Balzac a justement publié en 1836 La Vieille Fille, considérée comme le prototype du roman-feuilleton : Rabourdin et Girardin ne font pas que rimer ensemble. Quant à la femme supérieure, elle est de façon transparente Delphine de Girardin née Gay, égérie de la littérature romantique de l’époque et épouse d’Émile de Girardin. Enfin, Dutocq est, encore plus évidemment, la déformation comique de Dutacq (un Dutacq en toc !), l’associé de Girardin. Dutacq avait participé à la mise au point du journal La Presse dont la formule devait révolutionner le journalisme de l’époque mais était devenu l’adversaire de Girardin pour avoir lancé, le jour même de la naissance de La Presse, un journal concurrent (Le Siècle) reposant sur les mêmes principes. Le jour même, soit le 1er juillet 1836 : c’est la raison pour laquelle le roman est fictivement daté de « juillet 1836 », alors qu’il a été écrit seulement en 1837 et publié en 1838. Cette triple clé (Girardin, Delphine, Dutacq) explique le ton de blague gouailleuse qui règne dans les bureaux décrits dans le récit : en fait, non seulement Les Employés donnent à lire moins une réflexion sérieuse sur la politique administrative qu’une une vision satirique et burlesque de la sphère médiatique de la monarchie de Juillet, dont Balzac était l’un des principaux protagonistes. Pour la clarté et la rapidité de la démonstration, je m’en suis tenu à des exemples très simples, à des détails qui fonctionnent comme des clés herméneutiques très localisées ; d’autres textes, dont il aurait été trop long de développer l’analyse, auraient permis de mettre au jour des phénomènes d’une bien plus grande ampleur. Il va de soi que, plus le contexte est vaste (jusqu’aux dimensions pour ainsi dire infinies de ce que Marc Angenot appelle le « discours social3 »), plus le travail de contextualisation a des chances d’être instructif et pertinent. Mais, dans tous les cas, il est décisif. Ne disons pas qu’il donne accès à la signification du texte : chaque lecteur est libre de sa lecture et, d’ailleurs, à côté du petit nombre de textes décryptés, il en existe sans doute infiniment plus dont la clé nous est définitivement perdue, sans que cette perte nous gêne en quoi que ce soit dans notre lecture – puisque nous en ignorons même l’existence. En revanche, il me paraît incontestable qu’une telle contextualisation permet de faire des hypothèses probantes sur l’intention auctoriale qui a déterminé la production du texte et, en conséquence, sur la signification que l’auteur voulait lui donner et qu’une partie au moins de ses contemporains comprenait sans effort. Pour autant, cette herméneutique historicisée, informée par la connaissance de diverses données culturelles, ne relève pas à mes yeux de l’histoire littéraire et, pour ma part, je fais clairement le partage entre mon travail d’herméneute et ma recherche historique – même lorsque je suis amené à mobiliser mes connaissances d’historien de la littérature au service de mes exercices d’interprétation. L’histoire ne saurait se confondre avec la collecte de données annexes ni avec la contextualisation du texte – tout simplement parce que, du point de vue historique, les concepts de texte et de contexte n’ont pas de validité épistémologique et ne concernent, je le répète, que la sphère du commentaire. L’historien ne saurait admettre que la réalité historique constitue seulement une couche périphérique, venant aider à la compréhension de « textes » qui, du fait de leur singularité, jouirait d’un statut d’exterritorialité historique – de même que la chair d’un fruit protège et nourrit la graine ou les pépins qui sont en son centre. Pour lui, le fait littéraire se présente par définition comme un acte de communication sociale, qui est de nature spécifique et prend des formes très diverses selon les différents modes d’organisation sociale. Dans cette perspective historique, on peut s’entendre sur une définition simple, à la fois restrictive et englobante, de la littérature : la notion de littérature englobe l’ensemble des discours mis en circulation dans l’espace public et n’ayant pas de fonction pratique immédiate – ce qui n’empêche pas toutes sortes d’effets pragmatiques secondaires. Les deux critères sont d’ailleurs liés : parce que le discours littéraire ne vise pas exclusivement un destinataire particulier (comme le fait par exemple une lettre), il ne peut être pensé ni construit selon l’usage que celui-ci en ferait. D’autre part, l’absence de visée pratique confère au discours littéraire une fonction sociale spécifique, distincte du rôle purement Voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Montréal/Longueuil, éditions du Préambule, 1989 (consultable en ligne sur le site de Médias 19 : http://www.medias19.org/). 3 communicationnel qui est dévolu au langage ordinaire. Sa fonction est d’apporter du plaisir : c’est ce plaisir, de nature très variable selon les époques ou les publics, que désigne depuis le 18ème siècle la notion d’esthétique littéraire. Considérée de la façon la plus générale, la littérature peut donc se définir comme la formalisation esthétique d’un type particulier de communication, comme le résultat d’un processus d’artialisation4, ou de textualisation, du discours. Car il y a bien de la textualité en littérature, mais celle-ci doit toujours être comprise et analysée dans son rapport dialectique avec la nature communicationnelle qui, même sous les apparences les plus intransitives, reste par définition la sienne : autrement dit, on le verra dans quelques instants, c’est la notion de texte qui doit être elle-même historicisée. Cependant, cette communication – ou mise en circulation dans l’espace public – peut se faire selon des modalités très variées : il peut s’agir d’une lecture poétique faite dans un salon de l’Ancien Régime, de manuscrits circulant à travers des réseaux élitaires, d’une représentation théâtrale à la Cour du Roi ou dans une salle publique, de livres imprimés, de chroniques publiés dans des journaux, etc. Chacune de ces modalités induit un type particulier d’organisation historique (social, économique, politique) et, en retour, ce type influe directement sur les formes textuelles qui en découlent. Dans cette perspective, l’histoire littéraire se confond avec ce que je nomme l’histoire de la communication littéraire qui doit, d’une part, se penser à l’intérieur d’une histoire globale et multimédiale de la communication sociale, d’autre part, prendre en compte toutes les réalités historiques qui déterminent les conditions de sa mise en œuvre. In fine, cette histoire de la communication littéraire trouve à la fois son aboutissement et la preuve de sa validité dans la constitution d’une poétique historique des formes et des genres, se donnant pour objet les évolutions du faire littéraire, la naissance ou la mutation des formes, des procédés, des styles, des pratiques d’écriture, des genres. Mais on voit bien déjà que, parce que le concept de communication ouvre sur le monde et l’inclut fonctionnellement, l’idée même d’une séparation entre le texte et son « contexte » n’a strictement pas de sens et que, dans la pratique, c’est le plus souvent lorsque on se croit le plus éloigné du terrain textuel qu’on touche aux intuitions historiques littérairement les plus pertinentes. Il ne peut donc y avoir de solution de continuité entre l’examen historique de toutes les réalités sociales qui contribuent à la communication littéraire et les phénomènes formels qui leur sont corrélés. La véritable histoire de la modernité. J’ai bien conscience de ce que ces considérations théoriques, écrites en marge de la pratique historienne qui est la mienne depuis quelques décennies, peuvent avoir de terriblement abstrait. Je vais donc terminer par deux exemples, qui illustreront, je l’espère, ce que j’essaie de formuler. Ils touchent aux deux phénomènes que je considère comme les mutations majeures de l’esthétique littéraire moderne, du moins à l’échelle occidentale et qui, pourtant, concernent des données qu’on pourrait dire contextuelles. Le premier concerne, selon les notions que j’ai employées pour le nommer, le passage de la « littérature-discours » à la « littérature-texte ». Pendant plus de deux millénaires (de l’Antiquité jusqu’au début du 19ème siècle, pour la France), la littérature avait été considérée comme la mise en forme esthétique d’un discours, c’est-à-dire d’une parole virtuellement adressée à un destinataire (selon le double modèle de la rhétorique antique et de la culture aristocratique d’Ancien Régime). Mais, à la faveur de ce que les historiens nomment la « révolution de la lecture5 », elle est désormais essentiellement définie comme texte, texte donné à lire à un public indifférencié, par le bais des nouvelles structures de diffusion de l’imprimé public (périodique et non périodique), qui s’arrogent alors la fonction médiatrice traditionnellement dévolue à la communication littéraire. C’est précisément à la faveur de ce processus, historiquement datable et explicable, que le livre est placé au centre du système littéraire, avec les deux notions qui lui sont corrélées de texte et de public : cette évolution est en effet exactement parallèle à celle qui substitue la littérature-texte à la littérature-discours. L’œuvre On sait que le concept d’artialisation a été inventé par Alain Roger pour caractériser le processus d’esthétisation du paysage naturel (Alain Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997). Je l’emploie ici dans un sens équivalent, pour désigner l’esthétisation de la faculté, naturelle à l’homme, de la communication linguistique. Voir notamment : Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 2001 ; Steven R. Fischer, A History of Reading, London, Reaktion Books, 2003. 4 5 littéraire n’est plus considérée comme le résultat textuel d’un acte de communication, assurant un rôle de médiation dans les sociétés humaines, mais comme un produit culturel, lui-même médiatisé par les circuits du livre. C’est de cette brusque rupture, elle-même engendrée par une évolution sociale majeure (pour le dire vite, l’émergence des sociétés bourgeoises libérales, dans le monde occidental), que naît notre rapport moderne à la littérature, et aux textes qui sont censés la constituer. L’histoire littéraire entre alors dans l’âge du livre, même si cette domination nouvelle est accompagnée et masquée par toutes sortes d’idéologies compensatoires (celles du fragment, du non finito, de l’écriture, etc.). C’est de cette mutation de la communication littéraire que procèdent à la fois la crise de l’expression poétique, structurellement liée à l’art de la parole, et l’extraordinaire expansion du roman à la 3ème personne, c’està-dire de la fiction sans narrateur. Car le roman, qui par nature échappe à l’ordre rhétorique traditionnel, est parfaitement adapté au nouveau paysage culturel, à la condition qu’un conteur-narrateur ne vienne s’interposer entre le lecteur et le livre, comme il le faisait jusque-là. Cependant, l’effacement de l’auteur ne signifie pas sa disparition. Car la discursivité ne se caractérise pas nécessairement par des marques rhétoriques explicites, mais par la présence, latente ou manifeste, d’une subjectivité à l’œuvre derrière les mots du texte, chargée de cristalliser la pensée ou la parole de l’auteur. Or, dans cette évolution de la littérature-discours à la littérature-texte, tout se passe comme la subjectivité de l’écriture était transférée de la figure d’un locuteur (énonciateur de son propre texte) à celle de l’auteur (dissimulé dans les plis de son texte ou plutôt faisant corps avec eux), en sorte que, moins le « je » écrivant est visible à la surface de la trame discursive, plus il est profondément enfoui au cœur du texte. L’écrivain, s’il veut persister à tenir le discours à l’intérieur du texte et à faire entendre sa voix – or l’écrivain reste par vocation un homme de parole –, doit donc trouver les moyens d’inscrire sa présence auctoriale et, pour ainsi dire, de faire entendre sa voix dans le texte même. En fait, tout se passe comme si le sujet, interdit d’apparaître sur le plan énonciatif, se trouvait disséminé et clandestinement logé dans tous les plis de l’énoncé, si bien que sa présence en devient à la fois invisible mais immensément amplifiée. Confronté à la logique moderne de la littérature-texte, l’écrivain découvre qu’il lui faut, pour persister à parler en son nom propre, le faire de façon seconde et indirecte. Se constitue une véritable rhétorique de l’indirection6, qui est la marque la plus visible et la plus reconnaissable de la nouvelle esthétique de l’écriture. De là, cette faute impersonnalité qui caractérise le roman flaubertien ou la résurrection de la poésie versifiée sous la forme du lyrisme moderne : dans un monde voué à la prose de l’imprimé, la pratique du vers cesse en effet d’être l’instrument plus ou moins habilement manié d’une éloquence métrifiée pour manifester la présence persistante de l’écrivain, grâce à la maîtrise artistique du matériau poétique et, surtout, grâce à l’opacification systématique du poème à laquelle nous sommes maintenant habitués mais qui est si spectaculaire à partir de Baudelaire. La deuxième innovation communicationnelle, au moins aussi considérable que la première, est l’entrée dans l’ère médiatique, qui date également du 19ème siècle. À son origine, la publication périodique concerne directement la littérature. Le journal, qui permet la diffusion régulière et standardisée de l’imprimé, n’est rien d’autre qu’une forme particulièrement rationalisée de communication au sein de l’espace public, requise par la complexité et la densité de nos sociétés modernes. Le média journalistique hérite pour l’essentiel de la fonction médiatrice que remplissait de façon ponctuelle ou artisanale la communication littéraire à l’âge classique – avant que celle-ci ne soit concurrencée par la presse. Mais, en se plaçant au cœur de la littérature, il en transforme à son tour la forme. Le média est d’abord périodique et relève de ce que nous appelons la « culture de flot ». Désormais, le rythme de l'écriture ne reflète plus le jeu de forces individuelles, mais une réalité sociale : le tempo de la création est donné de l'extérieur. Le journal est ensuite collectif. Tout texte de presse est, d'origine et par destination, pluriel et collectif – ou, du moins, inséré dans un complexe et polyphonique système d'interlocution ; ce n’est sans doute pas un hasard si, au même moment, l’effacement de l’individu dans le groupe (qui, dans l’univers pittoresque de la petite presse parisienne du 19e siècle, s’appelle la « bohème ») a comme contrepartie précaire et illusoire la sacralisation esthétique de la singularité auctoriale. Enfin et surtout, le journal est médiatique : parce qu’il est médiation, il a pour fonction primordiale de s’interposer entre les lecteurs et le réel, de représenter le réel. Or, jusqu’alors, la littérature était toujours la mise en forme d’un discours, d’une parole adressée à un destinataire et manifestant une pensée individuelle dont il s’agissait de convaincre le public par les voies de l’argumentation ; le réel n’y était représenté que de façon accessoire, avec une visée d’embellissement 6 Sur cette modernité de l’écriture indirecte, ou oblique, voir Philippe HAMON, L'Ironie, Paris, Hachette, 1996. poétique, en fonction des besoins de la persuasion oratoire ou pour agrémenter avec un décor minimal (et souvent très conventionnel) les fables de la fiction. Au contraire, le rôle social de la presse est de représenter le monde, d’offrir, jour après jour, ce récit polyphonique du réel qu’édifie progressivement et continûment la culture médiatique. S’interposant entre les lecteurs et le réel, qu’il a charge de leur représenter le plus commodément et le plus agréablement possible, le journal inaugure le règne de la représentation généralisée ; et c’est de lui que procèdera également, au terme d’une longue évolution, cette « littérature du réel » dont on s’accorde à faire la forme littéraire dominante dans nos sociétés démocratiques modernes. Lanson toujours actuel ? Arrêtons ici la démonstration. J’ai voulu seulement suggérer avec elle, en résumant de façon aussi concise que possible les résultats de quelques-unes de mes recherches, que c’est en allant au bout de l’enquête historique et en prenant en compte des réalités sociales sans rapport apparent avec l’esthétique littéraire, qu’on arrive, au prix de très longs détours, au plus près de la poétique de l’écriture. Et c’est pourquoi, du moins tel que je conçois et pratique l’histoire littéraire, le couple texte/contexte me paraît, non seulement contestable sur le plan théorique, puisqu’il semble donner corps à deux notions abstraites, mais aussi, et c’est encore pire, contre-productif du point de vue de la recherche concrète. Ajoutons deux mots de conclusion. Tout ce qui vient d’être dit sur la communication littéraire était déjà en germe dans les intuitions géniales des deux principaux historiens de la littérature française sous la Troisième République. D’abord Gustave Lanson, avec lequel on est très injuste, alors que ses propositions épistémologiques sont toujours d’une impeccable subtilité. Dans son grand article de 1904 sur « L’histoire littéraire et la sociologie7 », Lanson ose déjà assimiler, sans aucune ambiguïté, la littérature et la communication : « Il est impossible […] de méconnaître que toute œuvre littéraire est un phénomène social. C’est un acte individuel, mais un acte social de l’individu. Le caractère essentiel, fondamental de l’œuvre littéraire, c’est d’être la communication d’un individu et d’un public. […] Dans un livre, il y a toujours deux hommes : l’auteur – et cela chacun le sait –, mais aussi le lecteur, un lecteur qui, sauf des cas exceptionnels, n’est pas un individu, mais un être collectif, un public ». Mais on le voit aussi dans cette dernière phrase : Lanson, figure tutélaire de l’École républicaine qui vient de consacrer le Panthéon des chefs-d’œuvre à admirer, des textes à expliquer et des livres à lire, ne conçoit pas d’autre forme de communication que le livre imprimé, publié et lu par le public des librairies – c’est-àdire pas d’autre forme que celle de son époque –, limitant ainsi d’emblée par un anachronisme involontaire la portée historique de son intuition. Il faut donc compléter son point de vue avec la vision, cette fois planétaire et plurimillénaire, de son principal concurrent et contradicteur, Albert Thibaudet, qui, dès 1923, avait tout compris du lien consubstantiel entre la littérature et les médias et surtout, plus généralement, entre l’esthétique littéraire et les formes de communication : « Il suffit d’une occasion pour faire discuter passionnément cette question : le journalisme est-il de la littérature ? […] Nos petites observations critiques sur le style et l’esprit des journalistes resteraient bien inopérantes si nous ne considérions d’abord, d’un point de vue planétaire, que la forme actuelle de la presse représente, dans les années mêmes que nous vivons, une révolution d’outillage humain analogue à l’invention des hiéroglyphes et des cunéiformes, à celle de l’écriture alphabétique, à l’exportations du papyrus égyptien dans le monde grec, à l’éviction du papyrus par le parchemin au IVe siècle après J.-C., à l’invention de l’imprimerie. Ces cinq révolutions d’outillage commandent des révolutions littéraires capitales. Il serait facile de le montrer pour les trois dernières, et on peut évidemment le supposer pour les deux autres. Depuis cinquante ans nous assistons au règne du journal écrit ; depuis quinze ou vingt ans nous lui avons vu mettre la rallonge du journal parlé. Le conflit entre le livre et le journal, même lorsqu’il s’agit de discussions de style, est ainsi pris dans un procès non plus de cuisiniers et de rôtisseurs, mais d’outillage, analogue à celui qui existe entre le chemin de fer, le bateau, le dirigeable et l’avion.8 » Gustave Lanson, « L’histoire littéraire et la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, 1904-4, p. 621-642. Albert THIBAUDET, « Lettres et journaux », NRF, 1 juin 1923 (cité d’après : Réflexions sur la littérature, Paris, Gallimard, « Quarto », 2007, pp. 791-793). 7 8 er Lanson ou Thibaudet, peu importe. On pourrait d’ailleurs en citer d’autres (Péguy, par exemple). Avec les outils conceptuels de l’époque, on savait décidément faire de la bonne histoire littéraire, au début du 20ème siècle. Mais c’est que la littérature était sûre d’elle, elle dominait la vie culturelle et, avec confiance, elle pouvait avoir la générosité de s’ouvrir au monde, de regarder hors d’elle, de s’intéresser par exemple aux formes médiatiques dont elle devinait l’essor sans les craindre encore (la presse, le cinéma, la photographie et les techniques de l’image, bientôt la radio). Les temps ont changé et la littérature, concurrencée par de nouvelles habitudes culturelles et par des technologies de la communication aux potentialités inouïes, risque d’être tentée par une sorte de repli identitaire. Il est frappant de constater que, depuis quelques années, l’histoire littéraire est de plus en plus faite par des historiens, des sociologues, voire des philosophes, et que les spécialistes de littérature, après avoir laissé l’étude fine des phénomènes textuels à la stylistique et aux sciences du langage, pourraient également abandonner le terrain de l’histoire – pour se cantonner à leur domaine traditionnel, le commentaire et la critique des textes, contextualisés ou non. Ce serait très regrettable : on aura compris que, à travers l’analyse critique du concept de « contexte », mon véritable objectif était de prononcer un plaidoyer en faveur de l’histoire littéraire, bien comprise. Alain Vaillant CSLF, université Paris Nanterre