Le “ contexte ”, un intrus dans l’histoire littéraire
Alain Vaillant
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Alain Vaillant. Le “ contexte ”, un intrus dans l’histoire littéraire. Littérature, 2019, N°194 (2),
pp.105-115. 10.3917/litt.194.0105. hal-03593613
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Le « contexte », un intrus dans l’histoire littéraire.
Textes et contextes.
Il faut commencer par un truisme. Bien entendu, la notion de « contexte » appelle immédiatement celle
de « texte », avec laquelle elle forme un attelage conceptuel cohérent et heuristiquement fécond.
« Textes et contextes » : dans les années quatre-vingt, ce fut le nom d’une collection de manuels scolaires
qui, sous la signature de Christian Biet, Jean-Paul Brighelli et Jean-Luc Rispail, a fait date aux éditions
Magnard ; en ajoutant aux commentaire des « grands textes » du Panthéon scolaire une ensemble de
lectures complémentaires, elle voulait concurrencer la célèbre collection des « Lagarde et Michard », qui
jouissait alors d’un monopole de fait dans l’enseignement secondaire et qui se contentait de présenter
une sélection étroite d’extraits choisis dans les œuvres des auteurs canoniques. À la même époque,
Henri Mitterand, aux éditions Nathan, lançait d’ailleurs une collection comparable, sous l’intitulé
« textes et documents » – la différence entre les mots « textes » et « documents » servant ici à marquer
clairement la frontière qui continuait à séparer le canonique et le non-canonique. « Textes et
contextes » : c’est enfin le titre d’une revue qui, à l’université de Bourgogne, réunit les spécialistes de
langues, littératures et civilisation étrangères, dans une perspective résolument pluridisciplinaire.
Car la notion de contexte est la notion à laquelle on recourt spontanément chaque fois qu’il s’agit
d’historiciser la lecture des textes, de sortir le texte de son splendide isolement et d’opérer une brèche
dans sa clôture sacrée. Mais on oublie le plus souvent que cet usage lexical, qui nous est devenu si
naturel, résulte d’un véritable détournement de sens. En effet, le « contexte » désigne traditionnellement,
selon le dictionnaire de l’Académie dont je cite ici la sixième édition (1835), « le texte d'un acte public
ou sous seing privé » et, plus précisément, « l'ensemble que forment par leur liaison mutuelle les
différentes dispositions ou clauses dont un acte est composé ». À la suite, le dictionnaire propose une
définition élargie : « Il se dit, par extension, d'un texte quelconque, considéré surtout par rapport à
l'ensemble d'idées qu'il présente, ou au sens que certains passages empruntent de ce qui les précède ou
de ce qui les suit ». On notera donc, d’une part que le « contexte » renvoie plutôt au domaine du droit
(où il est nécessaire de comprendre l’esprit qui se cache derrière la lettre du texte juridique), d’autre part
que le contexte n’est rien d’autre que le texte, considéré comme l’ensemble concaténé des éléments
textuels, dont il importe de comprendre la signification globale. Le Littré, dans ses deux éditions de
1872 et de 1877, ne connaît toujours pas d’autre signification : le « contexte » y est défini soit comme
« l’ensemble d’un acte par rapport à l’enchaînement des dispositions et des clauses », soit comme
« l’enchaînement d’idées qu’un texte présente ». Et la 8ème édition du Dictionnaire de l’Académie, en
1932, ne voit toujours dans le « contexte » que l’« ensemble que forment, par leur liaison naturelle, les
différentes parties d’un texte ».
Cependant, le TLF enregistre une nouvelle signification, apparue selon ses relevés en 1869 à la faveur
d’une traduction de Kant où figure le mot allemand « context » et confirmée par une citation du Côté de
Guermantes (1920) : le « contexte » désigne cette fois, selon la définition proposée par le TLF,
l’« ensemble de circonstances liées, [la] situation où un phénomène apparaît, un événement se produit ».
Pour le TLF, il est probable que l’influence du mot allemand a joué un rôle décisif, mais peu importe
ici. L’essentiel est de noter que, vers la fin du 19ème siècle, le mot de « contexte » change radicalement de
sens : alors qu’il était, depuis des siècles, un synonyme du mot « texte », prenant en compte la nature
complexe de sa « contexture » – le tissage de mots qui constitue in fine sa signification –, il désigne
désormais tout ce qui, au contraire, est à l’extérieur du texte, l’environnement dont la connaissance peut,
d’une manière ou d’une autre, aider à sa juste interprétation. Au fond, il ne s’agira ici, dans ces quelques
pages, que de rechercher les raisons de ce changement sémantique et d’en examiner les conséquences
sur l’histoire littéraire.
Revenons au truisme initial. Le « contexte » appelle donc le texte (soit pour se confondre avec lui, soit
pour s’y adosser). Or, le recours au texte fausse d’emblée toute théorie de la littérature1. Il n’est pas
question de ressusciter le vieux débat des sixties entre le structuralisme textualiste et l’historicisme
marxiste, mais de pointer une de ces fausses évidences qui, presque toujours acceptées sans examen,
font immanquablement dérailler d’entrée la réflexion. Il est en effet admis par tous que le texte constitue
1
Je reprends, résume ou prolonge des propositions théoriques qu’on retrouvera dans : Alain Vaillant, L’Histoire
littéraire, Paris, Dunod, 2 éd., 2016 (2010).
ème
l’unité élémentaire, neutre et non discutable, de la littérature. Il est entendu que la littérature est faite de
textes : cette formule minimale est celle sur laquelle s’entendent tous les théoriciens, quelles que soient
les divergences ultérieures qui naissent à partir d’elle. Il faut donc rappeler avec force un autre fait
lexical : le texte n’est pas une notion littéraire. Avant le 20ème siècle, on ne trouvera pas d’écrivain disant
ou écrivant « j’ai terminé mon texte » ou « j’ai écrit un beau texte » : les écrivains font des livres, des
romans, des poèmes, des œuvres, mais jamais de textes. Le « texte » est un mot d’origine religieuse et
scolastique. Il désigne, au moyen âge, l’extrait des écritures saintes que le prédicateur commente en
chaire ou le passage des Pères de l’Église que les scoliastes glosent : on appelle alors « livre à texte » un
livre où le texte est écrit puis imprimé avec un grand interlignage ou avec de grandes marges – pour
laisser la place aux notes infra-linéaires ou juxtalinéaires.
Par extension, lorsque la culture se laïcise, à partir de la Renaissance, le texte en arrive à signifier, selon
la définition de la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694), « les propres paroles d’un
Autheur, considérées par rapport aux notes, aux commentaires, aux gloses qu’on a faits dessus ». Ces
deux sens, religieux et profane, sont encore ceux que retiennent le Littré en 1872 et l’Académie en
1932 : dans les deux cas, c’est l’acte de commenter, la relation entre un glosateur et l’écrit soumis à son
interprétation, qui constitue le texte comme texte. Le texte n’appartient pas au vocabulaire de l’écrivain,
mais à celui du professeur. On devine donc ce qui s’est passé : au moment où l’explication de texte, sous
la Troisième République, se substitue dans l’enseignement du français à la maîtrise des pratiques
rhétoriques, le « texte » est intronisé, en lieu et place du « discours » qui, en latin ou en français, régnait
dans la pédagogie héritée des jésuites. Et comme l’explication de texte sert ultimement à inculquer la
connaissance admirative du Panthéon littéraire national, elle amène avec elle l’histoire littéraire, telle que
rénovée par Gustave Lanson, c’est-à-dire reposant sur une connaissance fine de ce qu’on nommera
désormais le « contexte ». À cet égard, il est très frappant que le TLF, avalisant sans le savoir cette
évolution, propose pour le mot « texte » deux définitions qui, l’une et l’autre, gomment toute référence
au commentaire, c’est-à-dire à son référent originel : soit « suite de signes linguistiques constituant un
écrit ou une œuvre », soit « œuvre littéraire, œuvre ou document authentique considéré comme
référence ou servant de base à un culture ou une discipline ». À dire vrai, on devine vaguement que
l’idée du commentaire est sous-entendue dans cette dernière définition, très alambiquée, mais de
manière si confuse, de surcroît au détour d’une explication annexe de la notion d’« œuvre littéraire »,
qu’elle en devient incompréhensible.
Contextualisation et herméneutique.
J’en tire, pour ma propre pratique de spécialiste de littérature, une première conclusion. La
connaissance du contexte d’une œuvre littéraire, qu’il soit textuel ou factuel, fait partie des instruments
utiles et légitimes que nous pouvons utiliser pour notre travail d’herméneutique textuelle. Elle contribue
à nous mettre sur les pistes interprétatives dont le repérage constitue l’une des étapes les plus excitantes
de l’explication de texte. Nous sommes alors comme des enquêteurs, à la recherche d’indices à
décrypter, en nous aidant de nos connaissances acquises sur l’époque où a été écrit le texte. En voici
deux exemples, empruntés à ma propre pratique de dix-neuviémiste. Dans son poème « Les
Corbeaux », Rimbaud esquisse un paysage hivernal, où des corbeaux survolent la campagne désolée – à
la recherche, croit-on deviner, de cadavres de soldats enfouis dans la terre. Or, pour qui a tant soit peu
fréquenté la presse satirique de l’époque (notamment ses caricatures) et qui est familier de
l’anticléricalisme virulent qui suscite ou envenime la plupart des conflits idéologiques du 19ème siècle ,
l’identification des corbeaux et des prêtres (à cause de leur soutane noire) est immédiate, d’autant que
Rimbaud y ajoute des indices ironiquement disposés à la surface du texte : ainsi ce corbeau étrangement
présenté comme « le crieur du devoir » (le corbeau croasse, il crie « croa/crois2 »). Parce que
l’assimilation entre le corbeau et le prêtre ne nous est pas aussi automatique (les temps ont changé,
l’Église a perdu de son influence et les prêtres ne portent plus de soutane), non seulement le lecteur ne
voit plus l’anticléricalisme du poème mais encore, même lorsqu’il l’a repéré, il n’est plus sensible au
caractère d’évidence qu’il avait dans les années 1871 ou 1872. Mon deuxième exemple est balzacien.
Sur cette interprétation des Corbeaux, voir Alain Vaillant, « Principes d’herméneutique rimbaldienne : gloses en
marge de “Chant de guerre parisien” », Parade sauvage, numéro spécial, Hommage à Steve Murphy, octobre 2008,
p. 137-154.
2
Dans son roman Les Employés, Balzac raconte la destinée malheureuse du chef de bureau Rabourdin,
qui a conçu un projet génial de réforme administrative, dont l’ambition est aiguillonnée par sa « femme
supérieure » d’épouse mais que son collègue Dutocq (chef du bureau concurrent) finira par abattre. Or
les thèses politiques de Rabourdin, qui visent à alléger l’État de sa routine bureaucratique tout en
améliorant son efficacité en s’appuyant sur une petite élite de hauts fonctionnaires, sont exactement
celles de Girardin, le créateur du journal La Presse où Balzac a justement publié en 1836 La Vieille
Fille, considérée comme le prototype du roman-feuilleton : Rabourdin et Girardin ne font pas que rimer
ensemble. Quant à la femme supérieure, elle est de façon transparente Delphine de Girardin née Gay,
égérie de la littérature romantique de l’époque et épouse d’Émile de Girardin. Enfin, Dutocq est, encore
plus évidemment, la déformation comique de Dutacq (un Dutacq en toc !), l’associé de Girardin.
Dutacq avait participé à la mise au point du journal La Presse dont la formule devait révolutionner le
journalisme de l’époque mais était devenu l’adversaire de Girardin pour avoir lancé, le jour même de la
naissance de La Presse, un journal concurrent (Le Siècle) reposant sur les mêmes principes. Le jour
même, soit le 1er juillet 1836 : c’est la raison pour laquelle le roman est fictivement daté de « juillet
1836 », alors qu’il a été écrit seulement en 1837 et publié en 1838. Cette triple clé (Girardin, Delphine,
Dutacq) explique le ton de blague gouailleuse qui règne dans les bureaux décrits dans le récit : en fait,
non seulement Les Employés donnent à lire moins une réflexion sérieuse sur la politique administrative
qu’une une vision satirique et burlesque de la sphère médiatique de la monarchie de Juillet, dont Balzac
était l’un des principaux protagonistes.
Pour la clarté et la rapidité de la démonstration, je m’en suis tenu à des exemples très simples, à des
détails qui fonctionnent comme des clés herméneutiques très localisées ; d’autres textes, dont il aurait
été trop long de développer l’analyse, auraient permis de mettre au jour des phénomènes d’une bien
plus grande ampleur. Il va de soi que, plus le contexte est vaste (jusqu’aux dimensions pour ainsi dire
infinies de ce que Marc Angenot appelle le « discours social3 »), plus le travail de contextualisation a des
chances d’être instructif et pertinent. Mais, dans tous les cas, il est décisif. Ne disons pas qu’il donne
accès à la signification du texte : chaque lecteur est libre de sa lecture et, d’ailleurs, à côté du petit
nombre de textes décryptés, il en existe sans doute infiniment plus dont la clé nous est définitivement
perdue, sans que cette perte nous gêne en quoi que ce soit dans notre lecture – puisque nous en
ignorons même l’existence. En revanche, il me paraît incontestable qu’une telle contextualisation permet
de faire des hypothèses probantes sur l’intention auctoriale qui a déterminé la production du texte et, en
conséquence, sur la signification que l’auteur voulait lui donner et qu’une partie au moins de ses
contemporains comprenait sans effort.
Pour autant, cette herméneutique historicisée, informée par la connaissance de diverses données
culturelles, ne relève pas à mes yeux de l’histoire littéraire et, pour ma part, je fais clairement le partage
entre mon travail d’herméneute et ma recherche historique – même lorsque je suis amené à mobiliser
mes connaissances d’historien de la littérature au service de mes exercices d’interprétation. L’histoire ne
saurait se confondre avec la collecte de données annexes ni avec la contextualisation du texte – tout
simplement parce que, du point de vue historique, les concepts de texte et de contexte n’ont pas de
validité épistémologique et ne concernent, je le répète, que la sphère du commentaire. L’historien ne
saurait admettre que la réalité historique constitue seulement une couche périphérique, venant aider à la
compréhension de « textes » qui, du fait de leur singularité, jouirait d’un statut d’exterritorialité
historique – de même que la chair d’un fruit protège et nourrit la graine ou les pépins qui sont en son
centre. Pour lui, le fait littéraire se présente par définition comme un acte de communication sociale, qui
est de nature spécifique et prend des formes très diverses selon les différents modes d’organisation
sociale.
Dans cette perspective historique, on peut s’entendre sur une définition simple, à la fois restrictive et
englobante, de la littérature : la notion de littérature englobe l’ensemble des discours mis en circulation
dans l’espace public et n’ayant pas de fonction pratique immédiate – ce qui n’empêche pas toutes sortes
d’effets pragmatiques secondaires. Les deux critères sont d’ailleurs liés : parce que le discours littéraire
ne vise pas exclusivement un destinataire particulier (comme le fait par exemple une lettre), il ne peut
être pensé ni construit selon l’usage que celui-ci en ferait. D’autre part, l’absence de visée pratique
confère au discours littéraire une fonction sociale spécifique, distincte du rôle purement
Voir Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Montréal/Longueuil, éditions du Préambule, 1989
(consultable en ligne sur le site de Médias 19 : http://www.medias19.org/).
3
communicationnel qui est dévolu au langage ordinaire. Sa fonction est d’apporter du plaisir : c’est ce
plaisir, de nature très variable selon les époques ou les publics, que désigne depuis le 18ème siècle la
notion d’esthétique littéraire. Considérée de la façon la plus générale, la littérature peut donc se définir
comme la formalisation esthétique d’un type particulier de communication, comme le résultat d’un
processus d’artialisation4, ou de textualisation, du discours. Car il y a bien de la textualité en littérature,
mais celle-ci doit toujours être comprise et analysée dans son rapport dialectique avec la nature
communicationnelle qui, même sous les apparences les plus intransitives, reste par définition la sienne :
autrement dit, on le verra dans quelques instants, c’est la notion de texte qui doit être elle-même
historicisée.
Cependant, cette communication – ou mise en circulation dans l’espace public – peut se faire selon des
modalités très variées : il peut s’agir d’une lecture poétique faite dans un salon de l’Ancien Régime, de
manuscrits circulant à travers des réseaux élitaires, d’une représentation théâtrale à la Cour du Roi ou
dans une salle publique, de livres imprimés, de chroniques publiés dans des journaux, etc. Chacune de
ces modalités induit un type particulier d’organisation historique (social, économique, politique) et, en
retour, ce type influe directement sur les formes textuelles qui en découlent. Dans cette perspective,
l’histoire littéraire se confond avec ce que je nomme l’histoire de la communication littéraire qui doit,
d’une part, se penser à l’intérieur d’une histoire globale et multimédiale de la communication sociale,
d’autre part, prendre en compte toutes les réalités historiques qui déterminent les conditions de sa mise
en œuvre. In fine, cette histoire de la communication littéraire trouve à la fois son aboutissement et la
preuve de sa validité dans la constitution d’une poétique historique des formes et des genres, se donnant
pour objet les évolutions du faire littéraire, la naissance ou la mutation des formes, des procédés, des
styles, des pratiques d’écriture, des genres. Mais on voit bien déjà que, parce que le concept de
communication ouvre sur le monde et l’inclut fonctionnellement, l’idée même d’une séparation entre le
texte et son « contexte » n’a strictement pas de sens et que, dans la pratique, c’est le plus souvent lorsque
on se croit le plus éloigné du terrain textuel qu’on touche aux intuitions historiques littérairement les
plus pertinentes. Il ne peut donc y avoir de solution de continuité entre l’examen historique de toutes les
réalités sociales qui contribuent à la communication littéraire et les phénomènes formels qui leur sont
corrélés.
La véritable histoire de la modernité.
J’ai bien conscience de ce que ces considérations théoriques, écrites en marge de la pratique historienne
qui est la mienne depuis quelques décennies, peuvent avoir de terriblement abstrait. Je vais donc
terminer par deux exemples, qui illustreront, je l’espère, ce que j’essaie de formuler. Ils touchent aux
deux phénomènes que je considère comme les mutations majeures de l’esthétique littéraire moderne,
du moins à l’échelle occidentale et qui, pourtant, concernent des données qu’on pourrait dire
contextuelles.
Le premier concerne, selon les notions que j’ai employées pour le nommer, le passage de la
« littérature-discours » à la « littérature-texte ». Pendant plus de deux millénaires (de l’Antiquité jusqu’au
début du 19ème siècle, pour la France), la littérature avait été considérée comme la mise en forme
esthétique d’un discours, c’est-à-dire d’une parole virtuellement adressée à un destinataire (selon le
double modèle de la rhétorique antique et de la culture aristocratique d’Ancien Régime). Mais, à la
faveur de ce que les historiens nomment la « révolution de la lecture5 », elle est désormais
essentiellement définie comme texte, texte donné à lire à un public indifférencié, par le bais des
nouvelles structures de diffusion de l’imprimé public (périodique et non périodique), qui s’arrogent
alors la fonction médiatrice traditionnellement dévolue à la communication littéraire. C’est précisément
à la faveur de ce processus, historiquement datable et explicable, que le livre est placé au centre du
système littéraire, avec les deux notions qui lui sont corrélées de texte et de public : cette évolution est en
effet exactement parallèle à celle qui substitue la littérature-texte à la littérature-discours. L’œuvre
On sait que le concept d’artialisation a été inventé par Alain Roger pour caractériser le processus d’esthétisation
du paysage naturel (Alain Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997). Je l’emploie ici dans un sens
équivalent, pour désigner l’esthétisation de la faculté, naturelle à l’homme, de la communication linguistique.
Voir notamment : Guglielmo Cavallo et Roger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental,
Paris, Seuil, 2001 ; Steven R. Fischer, A History of Reading, London, Reaktion Books, 2003.
4
5
littéraire n’est plus considérée comme le résultat textuel d’un acte de communication, assurant un rôle
de médiation dans les sociétés humaines, mais comme un produit culturel, lui-même médiatisé par les
circuits du livre. C’est de cette brusque rupture, elle-même engendrée par une évolution sociale majeure
(pour le dire vite, l’émergence des sociétés bourgeoises libérales, dans le monde occidental), que naît
notre rapport moderne à la littérature, et aux textes qui sont censés la constituer. L’histoire littéraire
entre alors dans l’âge du livre, même si cette domination nouvelle est accompagnée et masquée par
toutes sortes d’idéologies compensatoires (celles du fragment, du non finito, de l’écriture, etc.). C’est de
cette mutation de la communication littéraire que procèdent à la fois la crise de l’expression poétique,
structurellement liée à l’art de la parole, et l’extraordinaire expansion du roman à la 3ème personne, c’està-dire de la fiction sans narrateur. Car le roman, qui par nature échappe à l’ordre rhétorique
traditionnel, est parfaitement adapté au nouveau paysage culturel, à la condition qu’un conteur-narrateur
ne vienne s’interposer entre le lecteur et le livre, comme il le faisait jusque-là.
Cependant, l’effacement de l’auteur ne signifie pas sa disparition. Car la discursivité ne se
caractérise pas nécessairement par des marques rhétoriques explicites, mais par la présence, latente ou
manifeste, d’une subjectivité à l’œuvre derrière les mots du texte, chargée de cristalliser la pensée ou la
parole de l’auteur. Or, dans cette évolution de la littérature-discours à la littérature-texte, tout se passe
comme la subjectivité de l’écriture était transférée de la figure d’un locuteur (énonciateur de son propre
texte) à celle de l’auteur (dissimulé dans les plis de son texte ou plutôt faisant corps avec eux), en sorte
que, moins le « je » écrivant est visible à la surface de la trame discursive, plus il est profondément enfoui
au cœur du texte. L’écrivain, s’il veut persister à tenir le discours à l’intérieur du texte et à faire entendre
sa voix – or l’écrivain reste par vocation un homme de parole –, doit donc trouver les moyens d’inscrire
sa présence auctoriale et, pour ainsi dire, de faire entendre sa voix dans le texte même. En fait, tout se
passe comme si le sujet, interdit d’apparaître sur le plan énonciatif, se trouvait disséminé et
clandestinement logé dans tous les plis de l’énoncé, si bien que sa présence en devient à la fois invisible
mais immensément amplifiée. Confronté à la logique moderne de la littérature-texte, l’écrivain découvre
qu’il lui faut, pour persister à parler en son nom propre, le faire de façon seconde et indirecte. Se
constitue une véritable rhétorique de l’indirection6, qui est la marque la plus visible et la plus
reconnaissable de la nouvelle esthétique de l’écriture. De là, cette faute impersonnalité qui caractérise le
roman flaubertien ou la résurrection de la poésie versifiée sous la forme du lyrisme moderne : dans un
monde voué à la prose de l’imprimé, la pratique du vers cesse en effet d’être l’instrument plus ou moins
habilement manié d’une éloquence métrifiée pour manifester la présence persistante de l’écrivain, grâce
à la maîtrise artistique du matériau poétique et, surtout, grâce à l’opacification systématique du poème à
laquelle nous sommes maintenant habitués mais qui est si spectaculaire à partir de Baudelaire.
La deuxième innovation communicationnelle, au moins aussi considérable que la première,
est l’entrée dans l’ère médiatique, qui date également du 19ème siècle. À son origine, la publication
périodique concerne directement la littérature. Le journal, qui permet la diffusion régulière et
standardisée de l’imprimé, n’est rien d’autre qu’une forme particulièrement rationalisée de
communication au sein de l’espace public, requise par la complexité et la densité de nos sociétés
modernes. Le média journalistique hérite pour l’essentiel de la fonction médiatrice que remplissait de
façon ponctuelle ou artisanale la communication littéraire à l’âge classique – avant que celle-ci ne soit
concurrencée par la presse. Mais, en se plaçant au cœur de la littérature, il en transforme à son tour la
forme. Le média est d’abord périodique et relève de ce que nous appelons la « culture de flot ».
Désormais, le rythme de l'écriture ne reflète plus le jeu de forces individuelles, mais une réalité sociale :
le tempo de la création est donné de l'extérieur. Le journal est ensuite collectif. Tout texte de presse est,
d'origine et par destination, pluriel et collectif – ou, du moins, inséré dans un complexe et polyphonique
système d'interlocution ; ce n’est sans doute pas un hasard si, au même moment, l’effacement de
l’individu dans le groupe (qui, dans l’univers pittoresque de la petite presse parisienne du 19e siècle,
s’appelle la « bohème ») a comme contrepartie précaire et illusoire la sacralisation esthétique de la
singularité auctoriale. Enfin et surtout, le journal est médiatique : parce qu’il est médiation, il a pour
fonction primordiale de s’interposer entre les lecteurs et le réel, de représenter le réel. Or, jusqu’alors, la
littérature était toujours la mise en forme d’un discours, d’une parole adressée à un destinataire et
manifestant une pensée individuelle dont il s’agissait de convaincre le public par les voies de
l’argumentation ; le réel n’y était représenté que de façon accessoire, avec une visée d’embellissement
6
Sur cette modernité de l’écriture indirecte, ou oblique, voir Philippe HAMON, L'Ironie, Paris, Hachette, 1996.
poétique, en fonction des besoins de la persuasion oratoire ou pour agrémenter avec un décor minimal
(et souvent très conventionnel) les fables de la fiction. Au contraire, le rôle social de la presse est de
représenter le monde, d’offrir, jour après jour, ce récit polyphonique du réel qu’édifie progressivement
et continûment la culture médiatique. S’interposant entre les lecteurs et le réel, qu’il a charge de leur
représenter le plus commodément et le plus agréablement possible, le journal inaugure le règne de la
représentation généralisée ; et c’est de lui que procèdera également, au terme d’une longue évolution,
cette « littérature du réel » dont on s’accorde à faire la forme littéraire dominante dans nos sociétés
démocratiques modernes.
Lanson toujours actuel ?
Arrêtons ici la démonstration. J’ai voulu seulement suggérer avec elle, en résumant de façon
aussi concise que possible les résultats de quelques-unes de mes recherches, que c’est en allant au bout
de l’enquête historique et en prenant en compte des réalités sociales sans rapport apparent avec
l’esthétique littéraire, qu’on arrive, au prix de très longs détours, au plus près de la poétique de l’écriture.
Et c’est pourquoi, du moins tel que je conçois et pratique l’histoire littéraire, le couple texte/contexte me
paraît, non seulement contestable sur le plan théorique, puisqu’il semble donner corps à deux notions
abstraites, mais aussi, et c’est encore pire, contre-productif du point de vue de la recherche concrète.
Ajoutons deux mots de conclusion. Tout ce qui vient d’être dit sur la communication littéraire était déjà
en germe dans les intuitions géniales des deux principaux historiens de la littérature française sous la
Troisième République. D’abord Gustave Lanson, avec lequel on est très injuste, alors que ses
propositions épistémologiques sont toujours d’une impeccable subtilité. Dans son grand article de 1904
sur « L’histoire littéraire et la sociologie7 », Lanson ose déjà assimiler, sans aucune ambiguïté, la
littérature et la communication : « Il est impossible […] de méconnaître que toute œuvre littéraire est un
phénomène social. C’est un acte individuel, mais un acte social de l’individu. Le caractère essentiel,
fondamental de l’œuvre littéraire, c’est d’être la communication d’un individu et d’un public. […] Dans
un livre, il y a toujours deux hommes : l’auteur – et cela chacun le sait –, mais aussi le lecteur, un lecteur
qui, sauf des cas exceptionnels, n’est pas un individu, mais un être collectif, un public ». Mais on le voit
aussi dans cette dernière phrase : Lanson, figure tutélaire de l’École républicaine qui vient de consacrer
le Panthéon des chefs-d’œuvre à admirer, des textes à expliquer et des livres à lire, ne conçoit pas
d’autre forme de communication que le livre imprimé, publié et lu par le public des librairies – c’est-àdire pas d’autre forme que celle de son époque –, limitant ainsi d’emblée par un anachronisme
involontaire la portée historique de son intuition. Il faut donc compléter son point de vue avec la vision,
cette fois planétaire et plurimillénaire, de son principal concurrent et contradicteur, Albert Thibaudet,
qui, dès 1923, avait tout compris du lien consubstantiel entre la littérature et les médias et surtout, plus
généralement, entre l’esthétique littéraire et les formes de communication :
« Il suffit d’une occasion pour faire discuter passionnément cette question : le journalisme est-il
de la littérature ? […] Nos petites observations critiques sur le style et l’esprit des journalistes resteraient
bien inopérantes si nous ne considérions d’abord, d’un point de vue planétaire, que la forme actuelle de
la presse représente, dans les années mêmes que nous vivons, une révolution d’outillage humain
analogue à l’invention des hiéroglyphes et des cunéiformes, à celle de l’écriture alphabétique, à
l’exportations du papyrus égyptien dans le monde grec, à l’éviction du papyrus par le parchemin au IVe
siècle après J.-C., à l’invention de l’imprimerie. Ces cinq révolutions d’outillage commandent des
révolutions littéraires capitales. Il serait facile de le montrer pour les trois dernières, et on peut
évidemment le supposer pour les deux autres. Depuis cinquante ans nous assistons au règne du journal
écrit ; depuis quinze ou vingt ans nous lui avons vu mettre la rallonge du journal parlé. Le conflit entre le
livre et le journal, même lorsqu’il s’agit de discussions de style, est ainsi pris dans un procès non plus de
cuisiniers et de rôtisseurs, mais d’outillage, analogue à celui qui existe entre le chemin de fer, le bateau,
le dirigeable et l’avion.8 »
Gustave Lanson, « L’histoire littéraire et la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, 1904-4, p. 621-642.
Albert THIBAUDET, « Lettres et journaux », NRF, 1 juin 1923 (cité d’après : Réflexions sur la littérature, Paris,
Gallimard, « Quarto », 2007, pp. 791-793).
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Lanson ou Thibaudet, peu importe. On pourrait d’ailleurs en citer d’autres (Péguy, par
exemple). Avec les outils conceptuels de l’époque, on savait décidément faire de la bonne histoire
littéraire, au début du 20ème siècle. Mais c’est que la littérature était sûre d’elle, elle dominait la vie
culturelle et, avec confiance, elle pouvait avoir la générosité de s’ouvrir au monde, de regarder hors
d’elle, de s’intéresser par exemple aux formes médiatiques dont elle devinait l’essor sans les craindre
encore (la presse, le cinéma, la photographie et les techniques de l’image, bientôt la radio). Les temps
ont changé et la littérature, concurrencée par de nouvelles habitudes culturelles et par des technologies
de la communication aux potentialités inouïes, risque d’être tentée par une sorte de repli identitaire. Il
est frappant de constater que, depuis quelques années, l’histoire littéraire est de plus en plus faite par des
historiens, des sociologues, voire des philosophes, et que les spécialistes de littérature, après avoir laissé
l’étude fine des phénomènes textuels à la stylistique et aux sciences du langage, pourraient également
abandonner le terrain de l’histoire – pour se cantonner à leur domaine traditionnel, le commentaire et la
critique des textes, contextualisés ou non. Ce serait très regrettable : on aura compris que, à travers
l’analyse critique du concept de « contexte », mon véritable objectif était de prononcer un plaidoyer en
faveur de l’histoire littéraire, bien comprise.
Alain Vaillant
CSLF, université Paris Nanterre